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17.05.2024 à 01:04

Les Amazones ont-elles vraiment existé ? Les hypothèses des philosophes, de Platon à Beauvoir

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Les Amazones ont-elles vraiment existé ? Les hypothèses des philosophes, de Platon à Beauvoir hschlegel

L’historienne anglaise Bettany Hughes pense avoir découvert, en Azerbaïdjan, des sépultures d’« Amazones » vieilles de quatre millénaires. L’occasion de revenir sur le mythe de ces femmes guerrières associées en sociétés matriarcales qui imprègne les imaginaires et inspire parfois le féminisme contemporain.

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Platon (428-348 av. J.-C.) : “Des femmes maniant l’arc et des autres armes tout comme le font les hommes”

Reprenant les récits rapportés par l’historien Hérodote, Platon est sans doute le premier philosophe à évoquer les Amazones, par la bouche de l’« Athénien », qui considère les Sauromatides avec sympathie et promeut un égalitarisme sexuel. Platon lui-même, comme souvent, ne partage sans doute pas l’opinion du protagoniste qu’il met en scène – il n’est pas connu pour sa gynophilie, en témoigne la place qu’il donne aux femmes dans sa cité idéale. Mais il prend tout de même la peine de donner à entendre ce son de cloche un peu différent !

“Je ferais la même loi pour les femmes et je les obligerais à faire exactement tous les exercices des hommes, et je ne crains pas que l’on m’objecte que l’équitation et à la gymnastique, si elles conviennent aux hommes, ne conviennent pas aux femmes. Je suis persuadé du contraire par des faits anciens que j’ai entendu rapporter, et je puis dire que je sais qu’aujourd’hui même il y a autour du Pont des milliers et des milliers de femmes, appelées Sauromatides, qui, suivant les prescriptions de la loi, s’exercent non seulement à l’équitation, mais encore au maniement de l’arc et des autres armes, tout comme le font les hommes. En outre, voici là-dessus la réflexion que je fais : je dis que si la chose est possible, il n’y a rien de plus insensé que l’usage actuellement reçu dans nos pays, où les hommes ne pratiquent pas tous unanimement les mêmes exercices que les femmes ; car on peut dire qu’il n’y a pas d’État qui ne soit ou ne devienne la moitié de ce qu’il serait, si toute sa population participait aux mêmes charges et aux mêmes travaux. C’est là une faute énorme de la part du législateur”

Platon, Les Lois

 

Johann Jakob Bachofen (1815-1887) : “L’amazonisme a d’abord été un pas vers une forme de vie plus pure”

Le sociologue suisse Bachofen est l’un des premiers à s’interroger sur l’existence de matriarcats dans les sociétés primitives. À ses yeux, ces sociétés sont marquées par une prééminence du droit maternel : les lignées mères-filles structurent originellement le pouvoir politique. Mais la gynocratie est traversée par des dynamiques contraires : d’un côté, le démétérisme (lié à la déesse agricole Déméter), qui s’efforcer de stabiliser les relations sexuelles et l’effusion érotique sous la forme du mariage monogame, et tend donc progressivement au nivellement des relations homme-femme ; de l’autre, l’hétaïrisme [les hétaïres étaient des prostituées de haut rang en Grèce antique], qui exacerbe au contraire, en même temps que la supériorité féminine, la liberté sexuelle parfois la plus débridée et l’hédonisme charnel. D’un côté, les hommes sont peu à peu valorisés ; de l’autre, ils sont rabaissés. Le démétérisme finira par l’emporter. Mais il n’aurait été possible sans un hétaïrisme primordial qui a servi de fondement à son émergence. L’amazonisme est le souvenir de ce lointain passé de l’humanité.

“Nous trouvons un mode de vie gynocratique principalement chez les peuples considérés comme des races plus anciennes par les Grecs. Le mode de vie gynocratique est l’élément essentiel de la culture primordiale. La maternité façonne l’identité des sociétés les plus anciennes tandis que la paternité façonne l’identité de l’hellénisme. […] Une période sauvage d’hétaïrisme [de sexualité sans restriction] précède une gynocratie déméterienne ordonnée. [...] Le tellurisme primordial sauvage et naturel est en contradiction avec les règles de la maternité déméterienne. La production sauvage de la végétation de notre mère la Terre est particulièrement visible dans la vie luxuriante des marais. L’hétaïrisme s’inspire de la vie dans les marais, tandis que le mariage déméterien s’inspire de la pratique de l’agriculture. […] La bravoure des hommes allait de pair avec la gynocratie déméterienne, tandis que la gynocratie dionysienne affaiblissait et dégradait les hommes, de sorte que les femmes en venaient à les mépriser. Bien qu’il s’agisse d’une aberration, l’amazonisme [identifié à l’hétaïrisme] marque une avancée significative dans la civilisation humaine. L’amazonisme a d’abord été un pas vers une forme de vie plus pure. Il s’agissait non seulement d’une étape nécessaire dans le développement humain, mais aussi d’une étape bénéfique en soi. L’amazonisme reconnaissait le droit supérieur de la maternité par rapport aux exigences sensuelles de la nature. L’amazonisme a conduit à la gynocratie et à la vie civile. L’amazonisme est apparu avant la gynocratie conjugale et en a préparé les bases”

Johann Jakob Bachofen, Le Droit Maternel, recherche sur la gynocratie de l’Antiquité dans sa nature religieuse et juridique (1861)

 

Simone de Beauvoir (1908-1986) : “Les hommes avaient le privilège de la force physique”

Les femmes du fond des âges étaient-elles aussi fortes que les hommes ? Pouvaient-elles rivaliser avec eux ? Peut-être. Peut-être est-ce seulement l’avènement du patriarcat et la relégation des femmes qui a transformé leur corps et fait d’elle des créatures physiquement plus faibles. Mais, s’il est certain pour Simone de Beauvoir que les femmes des temps premiers participaient parfois à la guerre, la vie d’une combattante devait impliquer alors le renoncement à ce qui constitue, pour la philosophe, un handicap considérable en même temps qu’une condition naturelle pour les femmes : la maternité. Pour preuve symbolique de ce renoncement : les Amazones mutilaient leurs seins. 

“On ne sait même pas si dans des conditions de vie si différentes de celles d’aujourd’hui la musculature de la femme, son appareil respiratoire, n’étaient pas aussi développés que chez l’homme. De durs travaux lui étaient confiés et en particulier, c’est elle qui portait les fardeaux ; cependant, ce dernier fait est ambigu : probablement si cette fonction lui était assignée, c’est que dans les convois, l’homme gardait les mains libres afin de se défendre contre les agresseurs possibles, bêtes ou gens ; son rôle était donc le plus dangereux et celui qui demandait le plus de vigueur. Il semble néanmoins qu’en de nombreux cas, les femmes étaient assez robustes et assez résistantes pour participer aux expéditions des guerriers. D’après les récits d’Hérodote, d’après les traditions concernant les Amazones du Dahomey et beaucoup d’autres témoignages antiques ou modernes, il est arrivé que des femmes prennent part à des guerres ou des vendettas sanglantes […] En tout cas, si robustes que fussent alors les femmes, dans la lutte contre le monde hostile, les servitudes de la reproduction représentaient pour elles un terrible handicap : on raconte que les Amazones mutilaient leurs seins, ce qui signifie que du moins pendant la période de leur vie guerrière elles refusaient la maternité”

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, I (1949)

 

Monique Wittig (1935-2003) : “Elles ont appris à compter sur leurs propres forces”

Dans son roman emblématique, l’écrivaine-philosophe Monique Wittig imagine une communauté de femmes qui, ayant décidé de vivre entre elles, luttent armes à la main pour leur liberté contre les hommes qui veulent les asservir. Elles revendiquent, dans le monde contemporain, l’héritage des antiques Amazones, modèle d’une sororité guerrière qui rompt avec l’image « paisible », non violente, qui a été imposée à la femme pour mieux la soumettre. 

“Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent ce qu’ensemble elles signifient. Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. Elles disent, que celles qui veulent transformer le monde s’emparent avant tout des fusils. Elles disent qu’elles partent de zéro. Elles disent que c’est un monde nouveau qui commence. À Hippolyte [reine des Amazones dont Hercule dut dérober la ceinture], on a envoyé le lion de la triple nuit. Elles disent qu’il a fallu trois nuits pour engendrer un monstre à figure humaine qui soit capable de vaincre la reine des Amazones. Quel dur combat elle a mené avec l’arc et les flèches, combien acharnée a été sa résistance quand elle l’a eu entraîné loin dans les montagnes pour ne pas compromettre la vie de ses proches, elles disent qu’elles ne le savent pas, que l’histoire n’en a pas été écrite. Elles disent qu’à ce jour elles ont toujours été vaincues”

Monique Wittig, Les Guerillères (1969)

 

Françoise d’Eaubonne (1920-2005) : “Revenir sur l’énigme qu’était pour l’homme, à cette époque lointaine, le processus de la fécondité”

Pour Françoise d’Eaubonne, les Amazones ne sont pas un mythe. La philosophe s’efforce de reconstituer le surgissement historique d’une guerre des sexes qui s’est terminée par la victoire des hommes. La révérence primitive pour les femmes, dépositaires de la fécondité, se prolonge, à l’aube de l’agriculture, par le pouvoir exclusif des femmes sur la fertilité. Le monde humain se scinde en deux sociétés parallèles : celle des femmes cultivatrices, celle des hommes chasseurs-éleveurs. D’Eaubonne parle de « ségrégation des sexes », qui caractérise à ses yeux pour elle l’amazonat primitif. Mais le monopole des femmes sur l’ensemencement de la terre éveille bientôt la convoitise masculine. Les hommes tentent de s’emparer de cette puissance, par l’invention de nouvelles techniques agricoles et par la soumission des femmes. La lutte éclate. Les Amazones prennent les armes… mais sont défaites.

“L’hypothèse (encore plus rageusement contestée que celle du matriarcat), aujourd’hui de plus en plus probante, d’un amazonat, indique peut-être le trouble le plus significatif du passage des plus anciennes cultures de prépondérance féminine aux premiers patriarcats […] Au paléolithique, nous venons de trouver une culture empreinte du respect de l’élément féminin. Comment cela fut-il possible ? Nous devons en revenir à l’énigme qu’était pour l’homme, à cette époque lointaine, le processus de la fécondité ; [le] pouvoir sur la fertilité (agriculture à la houe), complét[a], selon toute probabilité, cette déférence du mâle d’antan pour sa mystérieuse et puissante compagne. Déférence qui ne pouvait survivre, bien entendu, à la maîtrise de l’agriculture et à son développement (grâce à la charrue phallique), à la découverte […] de la paternité. […] On envisagera à loisir l’hypothèse d’un Amazonat qui a pu correspondre […] à une ségrégation possible des sexes et des techniques : l’agriculture aux femmes, la chasse et le pastorat aux hommes. […] Il fallait y regarder de plus près après avoir admis la possibilité d’une ségrégation sexuelle peut-être locale, selon la technique de production (aux hommes le pastorat, aux femmes l’agriculture) […] si l’on veut déterminer l’époque approximative, en Occident, d’une lutte des sexes que conclurait leur alliance, puis la synthèse des deux alimentations (la végétarienne et la carnée); puis l’apparition de la famille semi-patriarcale d’une société destinée toujours à évoluer vers le patriarcat absolu. […] Nous avons donc affaire à un cycle culturel […] Ce cycle se termine […] avec l’agriculture à la charrue signalant la mainmise masculine sur cette technique, puis, beaucoup plus tard, à l’âge des métaux, coup définitif porté à l’ancienne importance féminine ! L’homme découvre en effet que c’est lui et non quelque divinité qui féconde la femme, à l’instar du mâle de son bétail engrossant la femelle ; et il s’attribue immédiatement le rôle primordial, celui du jeteur de grain dans un terreau inerte”

Françoise d’Eaubonne, Les Femmes avant le patriarcat (1976)

 

Françoise Héritier (1933-2017) : “Le mythe présente une image inversée du réel”

Le mythe antique des Amazones n’est pas, pour l’anthropologue Françoise Héritier, une utopie : c’est au contraire un dispositif narratif qui, percolant dans les imaginaires, a dans l’Antiquité servi à disqualifier l’idée d’un matriarcat et de légitimer, par contraste, le patriarcat. La société des Amazones, telle que la représentent les auteurs anciens, n’est pas un modèle : c’est au contraire un repoussoir, qui atteste de l’incapacité des femmes à diriger.

“Il existe, il est vrai, des mythes affirmant que, dans les temps anciens, les femmes détenaient le pouvoir. Mais ces mythes racontent aussi qu’elles savaient si mal s’en servir et qu’elles étaient si injustes que les hommes ont été obligés de se révolter, de massacrer et de prendre le pouvoir. […] Les Amazones sont un mythe du même ordre. Il est fondé sur des faits réels – l’existence de combattantes féminines chez les “Barbares” comme il y a eu chez les Gaulois –, mais il a débouché, chez les Grecs, sur l’idée qu’il existait des peuples de femmes guerrières qui asservissaient les hommes. Dans tous les cas, le mythe présente une image inversée du réel. Sa fonction est d’expliquer à tous les auditeurs la profonde injustice du système matriarcal et de fonder ainsi la légitimité du patriarcat. Car le propre du mythe est d’expliquer pourquoi le monde fonctionne comme il le fait. Et la meilleure manière est de l’expliquer par le renversement d’un ordre antérieur mauvais, injuste et même maléfique. Le monde radicalement mauvais est celui, dans le temps du mythe, où les femmes avaient le pouvoir et dominaient les hommes”

Françoise Héritier, Une Pensée en mouvement (2009)

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17.05.2024 à 00:09

La “cape d’invisibilité” : pourquoi nous en rêvons… et pourquoi c’est dangereux

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La “cape d’invisibilité” : pourquoi nous en rêvons… et pourquoi c’est dangereux hschlegel

Le scientifique chinois Chu Junhao a récemment mis au point une « cape d’invisibilité » bluffante. Une invention qui suscite un vif intérêt du côté des militaires. L’invisibilité est un avantage tactique de choix, sur un champ de bataille. Mais c’est également un fantasme très puissant… et dangereux. Pourquoi ? Explications avec Sartre et Levinas.

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Voir sans être vu : tel est sans doute, en son cœur, le fantasme de l’invisibilité. Nous désirons secrètement voir l’autre, car la vision offre un pouvoir – sans prendre le risque qu’étant nous-mêmes vus, nous tombions dans les rets de ce pouvoir scopique.

Je suis vu, donc je suis

Quel est donc ce pouvoir qui émane du regard ? Jean-Paul Sartre en donne l’indice dans L’Être et le Néant (1943). C’est, pour le dire en deux mots, un pouvoir d’objectivation et de maîtrise. « Je ne puis être objet pour moi-même » : je suis, pour moi-même, un « pour-soi », une liberté radicalement indéterminée, un néant conscient du monde. Je ne peux me réduire par moi-même à un « en-soi », à une chose déterminée du monde. J’en rêve sans doute parfois, pour me délier de la responsabilité d’assumer ma liberté. Mais « c’est seulement au moment où l’autre me regarde que je deviens un moi, un certain homme. » Autrui force cette conversion, son regard s’impose à moi comme une « aliénation », dit Sartre. Pour moi-même, je ne suis rien de figé, je suis un néant ; mais par autrui, je deviens tel ou tel. « Autrui est d’abord pour moi l’être pour qui je suis objet, c’est-à-dire l’être par qui je gagne mon objectité. […] Mes possibilités sont présentes à ma conscience irréfléchie en tant que l’autre me guette. » Ma transcendance est dévorée par la transcendance de l’autre qui pèse sur moi. Je ne suis plus moi-même qu’une chose du monde, abandonnée à un regard insaisissable, d’au-delà du monde. Autrui « est donné non comme être de mon univers, mais comme sujet pur », en position de maîtrise. « Autrui vient me chercher pour me constituer à une certaine distance de lui. […] Dans l’expérience même de ma distance aux choses et à autrui, j’éprouve la présence sans distance d’autrui à moi » – la « présence immédiate et brûlante du regard d’autrui » qui m’aliène.

Sartre précise que c’est mon rapport au monde lui-même qui est bouleversé par le regard de l’autre sur moi : « Je suis vu comme assis sur cette chaise en tant que je ne la vois point, en tant qu’il est impossible que je la voie, en tant qu’elle m’échappe pour s’organiser, avec d’autres rapports et d’autres distances, au milieu d’autres objets qui, pareillement, ont pour moi une face secrète. » Je ne vois pas tout de ce monde où je prends place ; mais précisément, de l’extérieur, autrui voit ce que je ne vois pas. Il domine, à distance, la configuration de mon monde et condamne mes possibilités de fuite.

Œil pour œil

Je voudrais fuir. Mais tout ce que je pourrais entreprendre pour échapper à l’autre est ébranlé par ce que celui-ci pourra faire de ce que je fais, depuis le surplomb d’où il embrasse du regard ce qui du monde m’échappe. « Cette tendance à m’enfuir, qui me domine et m’entraîne et que je suis, je la lis dans ce regard guetteur et dans cet autre regard : l’arme braquée sur moi. L’autre me l’apprend, en tant qu’il l’a prévue et qu’il y a déjà paré. Il me l’apprend en tant qu’il la dépasse et la désarme. Mais je ne saisis pas ce dépassement même, je saisis simplement la mort de ma possibilité. » Sartre poursuit : « Ma possibilité de me cacher dans l’encoignure devient ce qu’autrui peut dépasser vers sa possibilité de me démasquer, de m’identifier, de m’appréhender. Pour autrui, elle est à la fois un obstacle et un moyen comme tous les ustensiles. Obstacle, car elle l’obligera à certains actes nouveaux (avancer vers moi, allumer sa lampe de poche). Moyen, car une fois découvert dans le cul-de-sac, je “suis pris”. Autrement dit, tout acte fait contre autrui peut, par principe, être pour autrui un instrument qui le servira contre moi. […] Je saisis précisément autrui, non pas dans la claire vision de ce qu’il peut faire de mon acte, mais dans une peur qui vit toutes mes possibilités comme ambivalentes. » Il n’est nulle part où se cacher entièrement. Le regard de l’autre me poursuit. Non pas forcément le regard d’un sujet réel, concret, que je peux identifier, mais un regard anonyme, indéterminé – la simple possibilité d’un regard. L’« être-pour-autrui » est une structure de mon existence qui me suit comme mon ombre.

Le vocabulaire – celui des armes et de la violence – n’est sans doute pas anodin. La paranoïa du sujet vu a quelque chose de traumatique pour Sartre : elle me place dans une situation de vulnérabilité où, dépouillé de ma transcendance, je risque de n’être plus pour l’autre qu’une chose sur laquelle il peut exprimer sans restriction sa force. Les choses n’en restent pourtant pas là. Car « la structure du monde implique que nous ne pouvons voir sans être visibles ». Celui qui me voit, je peux le voir aussi. Je peux répliquer, opposer mon regard à son regard – peut-être faire à l’autre ce qu’il me fait subir. Aucun regard ne me met à l’abri d’un retour scopique.

Sartre évoque longuement le cas du voyeur qui, épiant en secret par le trou de la serrure, est pris la main dans le sac. Mais à vrai dire, même si personne ne me surprend réellement, concrètement, je sais que ce renversement du regard est toujours possible. L’« être pour autrui », même lorsqu’il ne se réalise pas concrètement en un être présent, traverse en permanence notre existence. « Loin qu’autrui ait disparu avec ma première alerte, il est partout à présent, en dessous de moi, au-dessus de moi, dans les chambres voisines, et je continue à sentir profondément mon être-pour-autrui ; […] Je ne cesse plus d’éprouver mon être-pour-autrui ; mes possibilités ne cessent pas de “mourir”, ni les distances de se déplier vers moi à partir de l’escalier où quelqu’un “pourrait” être, à partir de ce coin sombre où une présence humaine “pourrait” se cacher. Mieux encore, si je tressaille au moindre bruit, si chaque craquement m’annonce un regard, c’est que je suis déjà en état d’être-regardé ». Sartre parle encore de « la présence immense et invisible ».

L’invisibilité, une destruction de l’être

C’est précisément la libération de cette angoisse latente que promet la cape d’invisibilité : elle offre dans le monde une possibilité absolue, indépassable, de voir sans être vu. On objectera : dans la mesure où je suis invisible sous ma cape, l’autre ignore qu’il est regardé… et n’en subit donc pas le poids. Mais c’est méconnaître les contextes où la cape d’invisibilité viendra sans doute à être utilisée – par exemple sur les champs de bataille. Au cœur de la guerre, il n’est nul besoin de voir l’autre pour savoir qu’il me regarde, qu’il m’observe, qu’il m’épie, qu’il traque mes moindres mouvements. La tactique militaire est affaire de connaissance, et cette (re)connaissance passe en premier lieu par la vision. Invisible, l’autre qui me regarde maîtrise la situation, prend possession du terrain et me dépossède de moi-même. Une conscience réelle, concrète, située mais insituable, devient l’incarnation effective de cette « présence immense et invisible » en quoi consiste la structure du « pour-autrui ». Je n’ai pas simplement conscience que l’autre peut surgir, qu’il est peut-être là sans que je l’aperçoive ; je sais qu’il est là, sans être capable de déceler sa présence, de regarder les yeux qui me regardent moi. S’en dégage presque inéluctablement un sentiment de terreur, comme le suggère Wells dans L’Homme invisible (1897) : « On sait, comme nous le savons nous-mêmes, qu’il existe un homme invisible, et cet homme invisible […] doit établir maintenant le règne de la terreur. Oui, sans doute, cela fait frémir ; mais je dis bien : le règne de la terreur. »

Quelque chose de plus profond semble brisé dans cette invisibilité. Dans la vie réelle et quotidienne, il n’est pas toujours besoin que je m’engage dans une lutte des regards avec l’autre pour briser la domination qu’il exerce sur moi. Ma simple présence charnelle peut suffire à arrêter cette violence. Emmanuel Levinas dira bien comment cet appel invisible qui sourd dans la vulnérabilité charnelle de l’autre suspend et enraye le mouvement d’appropriation scopique. Ma simple fragilité est une entrave qui n’a pas besoin d’en passer par le regard. Un « nuque » ce qui, précisément, m’échappe comme « côté obscur » de mon corps – peut « faire visage », peut-être même plus efficacement que le faciès dans la mesure où elle est entièrement désarmée, dépouillée de tout pouvoir de vision. C’est cet entrelacs des vulnérabilités qui paraît entièrement brisé dans l’asymétrie de la cape militaire d’invisibilité. L’absolu du camouflage bouleverse, dissout la structure existentielle du « pour-autrui ». L’invisible, échappant à la réinscription de son néant dans l’être, perd le sens de la chair vulnérable. N’est-ce pas la porte ouverte sur le mal ? C’est ce que suggère le mythe de l’anneau de Gygès rapporté par Platon dans La République : continuerions-nous à bien agir si un anneau magique nous procurait l’invisibilité ? Non, pour Glaucon. Socrate le conteste. Difficile, pourtant, de s’ôter l’idée que – dans l’impunité de l’invisibilité – un vertige de toute-puissance désincarnée s’empare du voyeur. Wells parle, en épilogue, de « l’expérience, non moins bizarre que criminelle, de l’homme invisible » qui se rêvera maître d’un empire. Pouvait-il en être autrement ? Le personnage de Griffin finira lynché, et son cadavre retrouvera sa visibilité perdue, comme le rappel post-mortem d’une vulnérabilité qui, paradoxalement occultée par le voile invisible, demeure notre lot commun.

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16.05.2024 à 23:34

Passion poterie

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Passion poterie hschlegel

Stages d’initiation, cours, festivals, clubs, ateliers, tutoriels en ligne, etc. : depuis quelques années, la poterie connaît un vif regain d’intérêt. Explications avec Mircea Eliade et Martin Heidegger.

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  • Comment expliquer l’actuel retour en grâce de la poterie ? Pour le comprendre, peut-être faut-il revenir au miracle qu’a pu représenter, pour nos ancêtres du fond des âges, la découverte de cette antique technique : la possibilité d’imprimer hors de soi, dans le monde, par l’entremise de la main qui en est l’extrémité charnelle, la marque d’une individualité et d’une intériorité. La céramique est, comme le dit Guillaume Lurson dans son article « L’esthétique inquiète de la céramique » (2022), « la forme d’art la plus quotidienne et la plus humble, puisqu’elle est aussi la plus terrestre et la plus matérielle ». Malléable, souple, l’argile dont se sert le potier se plie immédiatement à la volonté et à l’imagination avec une puissante évidence. Au contraire du marbre qu’il faut tailler à grand renfort d’outils, ou des métaux qu’il faut fondre dans des fours sophistiqués et manipuler avec des instruments spécifiques, la poterie a quelque chose d’immédiat : le contact charnel avec la terre invite de lui-même au façonnement. Il suffit de l’humidifier, de lui apporter l’eau, cet élément qui, dans sa fluidité, reflète celle de la conscience, pour lui conférer une fascinante plasticité. « Matière première donc, voire matière primitive, l’argile possède la vertu d’être un moyen d’expression et d’action transhistorique. » Le matériau humide ne résiste pas ; il épouse spontanément les mouvements de la main. Il ne se tient pas d’emblée par lui-même, et réclame la main humaine pour prendre forme.

  • L’argile est la matrice de toutes les formes mais n’en a aucune. Comme la χώρα (chôra) – la terre, le lieu, l’espace, le territoire – dans le Timée de Platon : « Les quatre éléments se changent sans cesse l’un dans l’autre ; mais ce en quoi chacun d’eux naît et apparaît successivement pour s’évanouir ensuite, c’est quelque chose qui demeure identique […] qui reçoit toutes choses, sans revêtir elle-même une seule forme semblable à celles qui entrent en elle. » Indéterminée, la terre du potier est un réservoir infini de possibilités. Elle est tout et rien. Un blanc, comme le suggère en dépit de l’aberration colorimétrique l’étymologie de l’argile, qui dérive d’ἀργής (argês, « brillant », « blanc »). Si l’argile peut tout devenir, c’est qu’elle est elle-même tout : une boue où se mêlent les particules pulvérisées d’une multiplicité d’être. La céramique procède du κεράω (kéraô), du « mélanger ». Comme le dira le philosophe François Dagognet, « l’argile que le potier travaille, elle raconte les inondations, l’ancienne présence de la mer, la sécheresse, les parcours des populations ». Réduites en cendres, les formes qui en ont émergé retournent à la matrice originelle.

  • Les céramiques, dans leur précarité, dans leur « esthétique inquiète » (Lurson), demeurent tout de même un temps sous la forme passagère que leur a conféré le geste du potier. Le miracle de la poterie n’est pas seulement miracle d’une expression qui trouve à se déployer dans la terre : il procède aussi de la possibilité de figer cette expression de soi dans la matière. La technique de séchage de la terre fait des potiers les premiers avatars des alchimistes, pour l’anthropologue Mircea Eliade : « L’alchimiste, comme le forgeron, comme, avant lui, le potier, est un “maître du feu”. C’est par le feu qu’il opère le passage de la matière d’un état à un autre. Le potier qui, le premier, réussit, grâce à la braise, à durcir considérablement les “formes” qu’il avait données à l’argile, dut sentir l’ivresse d’un démiurge : il venait de découvrir un agent de transmutation. Ce que la chaleur “naturelle” – celle du Soleil ou du Ventre de la Terre – mûrissait lentement, le feu le faisait dans un tempo insoupçonné » (Forgerons et Alchimistes, 1956). Transmutation et métamorphose participent également de la fascination pour la poterie telle qu’on la trouve dans l’Éloge de la main (1934) d’Henri Focillon : avec la technique, les matières premières semblent « changer d’essence et de substance, comme si la forme qu’elles recevaient les travaillait jusqu’au fond de leur être aveugle et dans leurs particules élémentaires ».

  • Pénétrant ce secret de la nature, le potier conjugue, selon son désir, les quatre éléments. La terre qui sert de substrat à son œuvre. L’eau qui humidifie la glaise. L’air, car tout le travail du potier, comme celui du tailleur de marbre, est d’éviter le bloc informe de matière pour y creuser des vides qui dessinent, par contraste, la forme. Le feu, enfin, qui permet de fixer la forme. Mais c’est un autre quatuor, plus profond, plus mystérieux, que manifeste pour Heidegger l’œuvre du potier, comme il le dit dans « La Chose » (Essais et Conférences). La « cruche » fait venir à nous la matérialité close, le renfermement de la Terre sur elle-même. Mais elle convoque également, au même instant, l’ouverture du Ciel : « [Le potier] donne seulement forme à l’argile. Que dis-je ? Il donne forme au vide. C’est pour le vide, c’est en lui et à partir de lui qu’il façonne l’argile pour en faire une chose qui a forme. Le potier saisit d’abord et saisit toujours l’insaisissable du vide, il le produit comme un contenant et lui donne la forme d’un vase. Le vide de la cruche détermine tous les gestes de la production. Ce qui fait du vase une chose ne réside aucunement dans la matière qui le constitue, mais dans le “vide qui contient”. » Terre et Ciel sont convoqués non seulement dans le façonnement de la cruche, mais dans son usage – son « versement ». « Dans l’eau versée la source s’attarde. Dans la source les roches demeurent présentes, et en celles-ci le lourd sommeil de la terre, qui reçoit du ciel la pluie et la rosée […] Dans l’être de la cruche la terre et le ciel demeurent présents. »

  • Ce premier couple en croise un autre, celui des Mortels – les hommes – et des Divins. « Ce qu’on verse, ce qu’on offre est la boisson destinée aux mortels. Elle apaise leur soif. Elle anime leurs loisirs. Elle égaie leurs réunions. » Mais la cruche ne verse pas seulement son liquide pour les hommes. « Parfois aussi, ce que verse la cruche est offert en consécration. Si le versement est offert en consécration, il n’apaise aucune soif. […] La libation est le breuvage offert aux dieux immortels. » Ainsi, « les mortels à leur manière demeurent présents dans le versement qui offre une boisson. Dans le versement qui offre un breuvage, les divins à leur manière demeurent présents, ils reçoivent en retour, comme versement de la libation, le don qu’ils avaient fait du versement ». Dans sa simplicité, la poterie est, on le voit, au carrefour de l’existence. Elle est pour l’homme une manière de dire son insertion dans un monde de sens et de significations. Au contraire des arts picturaux, qui représentent les choses comme à distance, la poterie invente des formes qui, répondant à des besoins, ouvrent de nouvelles possibilités d’usage et reconfigurent la trame de la vie quotidienne.

  • On comprend mieux son retour en grâce. Accessible à tous ou presque, la poterie n’a jamais perdu de son actualité. Sans doute a-t-elle été un peu oubliée à la faveur d’un délaissement des arts modestes du maniement – noyée sous une profusion de biens tout prêts offerts à la consommation. Sans doute avons-nous un peu mis de côté la capacité à faire quelque chose de nos mains. Mais cette exigence, dans la poterie et ailleurs, renaît aujourd’hui. Nous renouons avec l’éternelle jeunesse des pratiques manuelles. Focillon célébrait déjà ce mouvement de retour : « L’artiste qui coupe son bois, bat son métal, pétrit son argile, taille son bloc de pierre, maintient jusqu’à nous un passé de l’homme, un homme ancien, sans lequel nous ne serions pas. N’est-il pas admirable de voir debout parmi nous, dans l’âge mécanique, ce survivant acharné des âges de la main ? Les siècles ont passé sur lui sans altérer sa vie profonde, sans le faire renoncer à ses antiques façons de découvrir le monde et de l’inventer. La nature est toujours pour lui un réceptacle de secrets et de merveilles. […] Ainsi recommence, perpétuellement, un formidable autrefois. »

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16.05.2024 à 17:32

Malentendu, malvu, bévu, turlututu, chapeau pointu

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Malentendu, malvu, bévu, turlututu, chapeau pointu hschlegel

« Faut-il l’avouer, j’ai conservé de mon enfance un goût discutable pour les potacheries, grimaces et pitreries, lointain héritage de ma lecture assidue du sapeur Camember : que saint Christophe, patron des bédéistes, en soit loué. “C’est ma façon à moi, dit l’Ismaël de Moby-Dick, de chasser le cafard et de purger le sang.” Parfois cela provoque des quiproquos, malentendus et autres méprises. Je vous explique.

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Hier, tandis que je quittais le boulevard pour bifurquer vers la rue où est situé mon domicile, j’ai aperçu la silhouette de ma fille aînée à une trentaine de mètres sur le trottoir d’en face. Elle avançait dans ma direction, pas pressé et mine soucieuse, aveugle à ma présence, perdue dans ses pensées. Normal, me suis-je dit in petto, elle est en pleine période d’examens qui n’ont rien à envier aux épreuves féroces des lettrés confucéens ; bref, j’ai voulu la dérider. Aussitôt dit, aussitôt fait. Interrompant ma marche, j’ai attendu qu’elle traverse, fièrement campé sur mes jambes avec une légère flexion des cuisses à faire pâlir Achille (Talon) d’envie, cou et crâne tendus vers l’avant comme une tortue bougonne, regard fixe et bras écartés en pince. Vous l’avez compris, j’ai mimé, imparfaitement j’en conviens, le cérémonial du lutteur de sumo. Au moment où j’entamais un mouvement de balancier qui (je crois) fait partie du rituel (la jambe droite se lève en équerre puis le pied retombe comme une masse), j’ai malheureusement constaté qu’il ne s’agissait pas de ma fille mais d’une inconnue, pas si ressemblante à la vérité, mais la vingtaine elle aussi, qui m’observait les yeux légèrement paniqués. Je me suis immédiatemment redressé, l’air dégagé, sourire d’évangéliste et tentant de masquer ma confusion en contemplant avec un intérêt très vif le ciel puis mes lacets. Au moment de la croiser, j’ai tout de même voulu expliquer : “Vous allez rire, c’est un malentendu, je vous ai pris pour ma fille.” Hélas, sans demander son reste, elle a brutalement changé de direction non sans jeter un regard inquiet par dessus son épaule, sans doute pour vérifier que je ne la suivais pas. Je suppose qu’elle s’est jurée d’éviter le quartier et j’en suis navré. Message personnel : si vous vous reconnaissez, sachez-le, je l’affirme haut et fort, j’ai pris mon quid pour un quo, et plus qu’un mal-entendu, c’était un mal-vu regrettable et regretté. “On croit ce qu’on désire et on entend ce qu’on croit”, écrit Vladimir Jankélevitch. Et parfois on le voit.

Je suis coutumier de ce genre de choses. Rarement de façon aussi soulignée néanmoins, mais de temps en temps. Et n’allez pas dire – je vous vois venir – c’est normal, sa vue baisse, son ouïe à l’avenant, et son cerveau lent plane au ras des pâquerettes : halte-là, j’étais le même il y a un demi-siècle. À la réflexion, le fait est que nos vies, comme dans Les Bijoux de la Castafiore, sont pétries de ces incompréhensions et erreurs pneumatiques, méprises et distorsions, quiproquos et bugs de communication qui transforment une rutilante chaîne d’informations en serpent à plumes. Et heureusement. Le monde, écrit Charles Baudelaire dans Mon cœur mis à nu, “ne marche que par le malentendu. C’est par le malentendu universel que tout le monde s’accorde. Car si, par malheur, on se comprenait, on ne pourrait jamais s’accorder”.

Dans un genre légèrement décalé et bouffon, mais non moins pertinent, le psychanalyste Jacques Lacan ne dit rien d’autre aux disciples rassemblés pour son séminaire du 10 juin 1980, un an avant sa mort : “Tous autant que vous êtes, qu’êtes-vous d’autre que des malentendus ?”

Et moi, je suis un quiproquo. »

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16.05.2024 à 17:00

Le tournant cosmologique de l’écologie

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Le tournant cosmologique de l’écologie hschlegel

Si l’écologie est un enjeu fondamental de notre temps, on se demande parfois quelle contribution la philosophie peut y apporter. L’angle de la cosmologie, c’est-à-dire de la vision du cosmos qui sous-tend la crise… et permet d’entrevoir son dépassement, est peut-être le bon.

Trois ouvrages récents attestent de cette approche : L’Écologie-monde du capitalisme (Éditions Amsterdam) de l’historien-géographe américain Jason W. Moore ; Le Perspectivisme cosmologique (Éditions Dehors) de l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro, et Les Cosmologies brisées du jeune philosophe français Valentin Husson (Kimé). Nous les avons lus pour vous. Ils dessinent les contours d’un tournant de la pensée écologique.

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L’“acosmisme” actuel, une perte de notre ancrage au monde

« La beauté sauvera le monde » : le philosophe Valentin Husson s’emploie à donner sens à cette formule aussi célèbre que mystérieuse de Dostoïevski dans son nouvel essai Les Cosmologies brisées (Éditions Kimé, 2024). L’entreprise est aussi ambitieuse que stimulante. Elle s’adosse à une histoire – la traversée des quatre grandes époques cosmologiques, des quatre représentations de l’ordre du monde qui nous ont précédé. Comme le relève Husson, « les quatre grandes hégémonies cosmologiques ont donné lieu à des régimes politiques bien précis. Le kosmos grec a donné lieu à la démocratie athénienne, où l’intérêt de chacun est puissamment tendu vers l’intérêt du tout ; la nature légiférante des Latins a permis l’Empire, soumis à une magistrature puissante ; l’orbe des médiévaux a ouvert le champ à la Monarchie de droit divin ; et l’harmonie des Modernes a rendu possible l’État libéral, où le Droit figure la structure universelle de l’Un composant avec le différent ». L’essence du politique, de ce point de vue, « est peut-être bien cosmologique ». Toutes ces cosmologies, à leur manière, surdéterminaient « un bel ordonnancement des choses », une « cosmétique ». Mais elles reconduisaient cette articulation, cette harmonie superficielle des êtres à un principe plus profond « justifiant à chaque fois, de manière singulière, l’existence de toute chose, et du tout contenant ces choses ». Le multiple de la nature fut toujours comme repris dans une unité.

Toujours, sauf aujourd’hui. À tous points de vue, souligne Husson, nous vivons à l’ère de l’« anarchie », de la contingence, de l’épuisement des principes absolus et éternels susceptibles de structurer l’ordre figé du monde. La « nature des lois de la nature » nous échappe, emportée dans un « devenir » qui n’a, pour soubassement, que le « chaos ». « La nature est une croissance constante, une poussée : elle n’a rien d’immobile ou de fixe, rien d’immuable » qui pourrait servir de « fondement ». Le monde est un branle infini d’où émerge un ordre toujours précaire, fragile. Notre errance politique fait écho à un « acosmisme » radical. « Notre époque [est] anarchique au sens où elle ne [répond] plus d’aucune hégémonie, d’aucun grand récit ou de représentation transcendante justifiant notre existence et l’existence en général. » Nous avons, ce faisant, perdu le monde : « Nous pensons désormais de façon individuelle ou particulière à défaut de […] penser mondialement ou universellement. » Privés de notre béquille cosmologique, nous avons oublié comment restituer, à chaque être qui tisse par son existence modeste la trame entrelacée du monde, sa place. Nous sommes devenus négligents, au sens étymologique de l’oubli des liens. L’attention aux choses s’est évanouie, évincée par une entreprise totale d’appropriation. Comme le remarque Husson dans la continuité de L’Écologique de l’histoire (Les Presses du Réel, 2021), l’écologie, étymologiquement, est affaire d’appropriation ; mais « s’approprier n’a pas d’abord voulu signifier : aliéner, arraisonner, exploiter, posséder ; non, il a bien plutôt indiqué le fait de laisser être une chose en propre selon ce qui est approprié pour elle », permettant ainsi « la reconduction du vivant et l’harmonie du Tout ». Cette compréhension de l’appropriation a été oblitérée : « Nous sommes passés à un projet d’aliénation de la nature, réduisant celle-ci à une manne financière » indifférenciée, que nous nous efforçons d’accumuler dans un mouvement de compétition et de destruction. Si « l’humanité s’est approprié la Terre de la manière dont elle s’est représentée le Ciel », l’acosmisme ouvre sur un déchaînement de la frénésie extractiviste et prédatrice. 

La disparition de la transcendance, une rupture économique et anthropologique

Sur ce point, L’Écologie-monde du capitalisme (Éditions Amsterdam, trad. fr. N. Vieillescazes, 2024), de Jason W. Moore, offre de précieux éclairages. Moore souligne que l’avènement de la machine techno-capitaliste est irréductible à un phénomène économique : il est indissociable d’une certaine vision du monde qui se nourrit du déploiement du capitalisme autant qu’elle l’entretient. On se risquera peut-être à dire les choses en ces termes : si les grandes cosmologies articulaient harmonieusement l’Un métaphysique et le multiple physique, le capitalisme s’épanouit dans un acosmisme évidé de transcendance où émerge un paradigme nouveau, celui du « dualisme », d’un grand partage des substances, des êtres terrestres. Si Moore inscrit ce partage dans le sillage de Descartes, il s’agit en fait beaucoup moins du dualisme de l’âme et du corps que de celui de la nature et de la société. Plus précisément, il s’agirait de caractériser ce partage comme clivage entre ce qui possède une valeur morale parce qu’il produit une valeur économique – le travail humain valorisé et rémunéré – et ce qui est privé de toute valeur parce que, réduit à un don gratuit, n’en produit aucune : la nature inerte (forces vivantes et énergies physiques), objectivée comme une substance anonyme extérieure à la société, purement offerte à l’homme, mais également le travail humain reproductif longtemps dévolu aux femmes. Le partage est évidemment de la mystification pour Moore. « Toutes les espèces travaillent, à leur manière », même si leur travail n’est pas reconnu comme tel : toutes participent en particulier, dans leur intime intrication, à l’élaboration des conditions d’habitabilité de la terre et le soubassement de ce qui est élevé, étroitement, à la dignité du travail. Les habitants humains et non humains de la planète forment en même temps les pierres, les murs de cette maison commune vivante. Tous les vivants, inextricablement enchevêtrés, sont des « faiseurs de mondes » entrelacés. Moore souligne « les capacités créatrices de la vie, toujours relationnelles et multidimensionnelles ». Mais cette activité de la vie est oblitérée : la nature est réduite à un stock inerte de ressources commensurées par leur réduction au statut de marchandises quantifiées, mesurées, évaluées, interchangeables sur le marché. Moore parle de « nature sociale abstraite ». 

Si le capitalisme cherche, dans son entreprise accumulative, à tirer toujours davantage de profit, il opère, d’un domaine à l’autre, différemment pour capter le travail dont il se nourrit. La force de travail est exploitée et rémunérée seulement partiellement. La nature – entendre les dynamiques reproductives, les denrées vivantes et les puissances élémentaires – est appropriée. Le capitalisme n’aurait pu se développer sans cette entreprise d’appropriation prédatrice. Tout son effort consiste à « maximiser la productivité du travail par l’appropriation des natures biophysiques et humaines ». Il puise, dans cette nature, d’innombrables ressources pour un coût quasi-nul, qu’il exploite sans modération, jusqu’à l’épuisement – puisqu’aucune valeur morale ne vient entraver sa marche prédatrice. Le voilà bientôt confronté à un dilemme : investir davantage pour accéder à des ressources plus difficiles d’accès, ce qui réduit d’autant son profit ; ou bien déplacer les frontières de son espace extractif, qui prolongera l’accès à la « Nature bon marché » dont l’accumulation capitaliste se nourrit. La seconde option, plus rentable, est évidemment privilégiée. Et le capitalisme épouse très rapidement le visage de l’impérialisme colonial. Il s’approprie les forêts, les terres, les mines au-delà des mers ; il s’approprie, aussi, les natures corporelles des travailleurs indigènes, dont on dénie précisément, en même temps que l’humanité, la qualité de travailleurs. Il ruine bientôt ces nouveaux territoires par la pression sans limite qu’il leur fait subir, et passe à d’autres. C’est en raison de ce caractère foncièrement expansif de l’appropriation qu’il faut parler d’une « écologie-monde du capitalisme ». Depuis ses origines, le capitalisme accumulatif s’élance par un horizon écocidaire mondial. Son déploiement contribue en tout cas largement à la formation d’un « système-monde » où l’ensemble des phénomènes sociaux mais également naturels sont interconnectés. À des milliers de kilomètres, les écosystèmes sont mis en relation par la même main de l’homme qui les a d’emblée transformés. Il n’y a pas de capitalisme sans l’adossement à cet autre, la nature. Mais il n’y a pas plus de nature éternelle qui ne serait transformée diversement dans un processus d’intégration au capitalisme. Il n’y a pas une Nature mais des natures historiques. Moore parle à ce titre de « double internalité » et développe la notion d’oikeios (οἰκεῖος) pour penser le « procès d’ensemble de la production capitaliste » : « La totalité englobante du capitalisme et du tissu de la vie, des tendances écocidaires du capital et de l’habitabilité des faiseurs de monde humains et extra-humains », comme le formule le préfacier Paul Guillibert. Pour enrayer cette marche à la destruction, Moore plaide pour la réaffirmation d’une ontologie moniste, d’une « cosmologie non dualiste » qui, plutôt que de séparer pour mieux accaparer et dominer indistinctement, permettrait au contraire de reconnaître la communauté des vivants sans pour autant les indifférencier, en insistant sur la multiplication des relations créatives qui les lient. 

Rendre au monde son unité… faite d’inextricables diversités

On retrouve une approche non dualiste comparable sous la plume de l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro. Son Perspectivisme cosmologique. Quatre lecons d’anthropologie multinaturaliste (Éditions Dehors, 2024) reprend la critique désormais célèbre du « grand partage » entre culture et nature opérée par Philippe Descola. Ce dernier insiste tout particulièrement, parmi l’ensemble des modèles ontologiques, sur la prééminence de celui qui, avec la domination occidentale du monde, s’est imposé : le naturalisme. Dans cette vision du monde, tous les corps, toutes les « extériorités » relèvent d’un régime d’identité, sont faits de la même matière. Cependant, du point de vue de leur « intériorité », les hommes se différencient radicalement de tous les autres êtres. Ils sont des êtres de culture, façonnant le monde au gré de leur volonté. Ils sont doublés d’une intériorité refusée aux autres êtres, ce qui fonde leur solitaire supériorité. Le naturalisme porte alors tout à la fois en lui un sentiment exacerbé d’esseulement de l’homme, le clivage douloureux entre sa subjectivité spirituelle et son objectivité corporelle, naturelle, ainsi qu’un élan potentiel de domination, de maîtrise du monde dont la radicalité contrebalance le vide existentiel précisément laissé par l’arrachement de l’homme du tissu des êtres.

Avec la perspective animiste (différence des extériorités, identité des intériorités) qu’explore Viveros de Castro, c’est un tout autre genre d’existence qui émerge. On passe de la « simplicité » d’une vision du monde appauvrie à une « richesse » ontologique. Solidaires par leurs intériorités, les êtres, à travers des corps différenciés, offrent des perspectives différentes mais complémentaires. « Les animaux voient de la même manière que nous des choses distinctes de ce que nous voyons parce que leurs corps sont différents des nôtres. […] Le corps est ce qui fait la différence » dans tous les sens du terme – au contraire du naturalisme où, précisément, le corps n’importe pas et devient ce que l’intériorité doit maîtriser, justement afin de maîtriser une nature extérieure de même substance. Dans le perspectivisme de Viveiros de Castro, les hommes perçoivent les animaux comme des hommes ; mais réciproquement, les animaux perçoivent les hommes comme des animaux. La discontinuité des extériorités permet la prolifération des points de vue sur la trame physique du monde. L’extériorité visible d’une être perçu par l’âme à travers son corps lui renvoie un regard différent qui pluralise le champ du visible. On a beaucoup insisté, dans l’animisme, sur la communauté des âmes ; mais il faut au moins autant insister sur la discontinuité des corps, parures resplendissantes revêtues par les esprits, interface de leur ouverture au monde qui, au lieu d’être absorbés dans la masse grise, univoque et indistincte de la « ressource » à exploiter, participent au contraire, dans la pluralité des points de vues qu’ils rendent possibles, à l’effeuillaison du visible par des êtres entrelacés, sujets et objets les uns des autres. Un point de vue unique demeure toujours incomplet, lacunaire – incapable de recueillir la totalité du monde.

La brisure des cosmologies anciennes et l’économie-monde du capitalisme n’est donc peut-être pas le denier mot de l’histoire. Aux marges de l’hégémonie occidentale, d’autres cosmologies demeurent qui peuvent essaimer. Mais surtout, du cœur même d’un monde voué à l’« immonde » par l’abolition des transcendances qui ordonnançaient le cosmos, demeure pour Husson comme la possibilité d’un nouveau commencement. Nous n’avons pas perdu à jamais la capacité à tenir aux choses, la capacité à les faire importer. Et une harmonie de fait, évolutive, se dessine encore dans le tissu des relations vivantes qui composent le monde, si du moins nous sommes capables d’y prêter attention. Pour Husson, c’est là le sens de la beauté. Celle-ci ne se réduit pas au beau, quoiqu’elle y affleure sans cesse : « harmonie s’établissant d’elle-même librement », « coappartenance harmonieuse […] à un même plan ou milieu concourrant à la vie », « interdépendance des phénomènes naturels », « forme symbiotique donné à l’épars ». La beauté dévoile le monde « comme art créateur sans Créateur ». Elle est la manifestation d’un élan vital qui, parcourant l’ensemble des vivants, engendre de lui-même un ordre : « Mouvement […] de l’évolution créatrice du monde, mouvement capricieux d’une nature inventive créant au fur et à mesure de son déploiement les propres normes de son équilibre et de sa perpétuation. » Cette beauté exprime « la façon dont la nature garantit, selon ses propres règles, l’harmonie reliant les vivants entre eux et assurant la pérennité de la vie terrestre ». La nature n’est pas un disparate anomique : elle se donne à elle-même sa propre loi. Tel est le sens de l’« élégance », dérivée du latin legere : « lier », « élire » et « loi ». Devient alors possible, à l’aune de cette loi, de voir dans la cosmétique qui tisse le monde une « cosméthique » qui s’attache à ménager et arranger « la place que chaque vivant a à occuper dans l’harmonie terrestre ». Au cœur des sens, la beauté donne sens. Elle donne le sens d’une justice, pour autant que la justice attribue à chacun, humain comme non humain, la part qui lui revient. Elle ouvre sur un soin, une attention prévoyante, un « respect de la vie dans sa multiplicité » qui, pour Husson, doit se concrétiser dans « l’invention de droits de la nature ».

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