23.07.2025 à 17:00
Pétition contre la loi Duplomb : retour sur le sens d’un acte citoyen
Alors que la pétition contre la loi Duplomb a dépassé le seuil symbolique des 1 million de signatures, et devrait certainement atteindre les 2 millions, la question se pose plus que jamais du sens et du poids politique que peut acquérir ce geste citoyen. Octave Larmagnac-Matheron revient sur la portée, ambivalente, et la place discrète mais remuante des pétitions dans l’histoire longue de France.
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Qu’est-ce qu’une pétition ? En son sens minimal, la pétition est définie par Daniel Hochedez comme un « acte par lequel une personne s’adresse aux pouvoirs publics pour formuler une plainte ou une suggestion ». Mais tout au long de l’histoire, ce geste est habité par une tension, tiraillé entre la « plainte ou la doléance » et « la prière ou la supplique » (Marcel Richard, Le Droit de pétition, 1932), entre la requête privée et la requête d’intérêt général (Marie de Cazals, « Les (r)évolutions du droit de pétition », 2005), entre la réclamation face à la violation d’un droit et la participation citoyenne à la vie publique, entre la démarche individuelle et la démarche collective (Yann-Arzel Durelle-Marc, « Le droit de pétition. Le paradoxe d’une prérogative du citoyen en régime représentatif », 2022).
“Le droit de pétition présuppose une démocratie représentative ; il appartient au simple citoyen, et il porte sur un objet d’intérêt général”
Pour Durelle-Marc, la pétition se range dans la catégorie très large de l’« adresse au pouvoir, c’est-à-dire qu’au sein d’une société politique, un ou plusieurs individus font connaître à un ou plusieurs autres, investis d’une autorité et/ou d’une puissance quelconque, une demande ou proposition (la nuance est, à ce point, sans importance) ; il appartient ensuite aux destinataires d’y répondre, fût-ce par le silence ». Cependant, dans la mesure où « l’adresse aux pouvoirs, si naturelle, si immédiate et vitale à la cité politique, est un phénomène inhérent, constaté de tous temps et en tous lieux », cette caractérisation paraît insuffisante pour définir la pétition. Le droit de pétition, en son sens moderne, est pour Durelle-Marc une demande caractérisée par trois aspects : « 1) Il présuppose le cadre d’une démocratie représentative ; 2) Il appartient au simple citoyen, en tant que membre du souverain ; 3) Il porte sur un objet d’intérêt général. »
D’où vient la pétition ?
Étymologiquement, la petitio signifie d’abord demande, plainte. Ces adresses au pouvoir politique sont anciennes. Au Ve siècle, Dioscore d’Aphrodité livre ainsi « requête et supplique de vos très pitoyables serviteurs, les misérables petits propriétaires et habitants du très misérable village d’Aphrodité ». La pétition peut se faire au nom d’un groupe (une corporation par exemple), mais elle est souvent une demande individuelle. Ses mécaniques se développent au cours du Moyen Âge. C’est notamment le cas en Angleterre, où les pétitionnaires adressent leurs doléances au roi pour obtenir la réparation d’un tort. Les demandes sont essentiellement d’ordre privé : exemptions fiscales, aides, demandes de grâce, etc. En 1689, la Charte des droits établit explicitement le « droit des sujets de présenter des pétitions au roi », et consacre que « tout emprisonnement et poursuite à raison de ces pétitionnements sont illégaux ». La pétition gagne, selon Durelle-Marc, un « caractère politique ». Marie de Cazals parle, elle, de l’émergence de la « pétition à caractère public, […] dans laquelle une participation plus ou moins directe à la prise de décision peut être envisagée ». Dans une Angleterre qui découvre la monarchie parlementaire, la pétition est un « moyen d’action de l’opinion publique sur le Parlement » qui permet « au peuple anglais [...] d’exprimer son opinion sur la plupart des grandes questions du moment ».
“Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut en aucun cas être interdit, suspendu ni limité”
Rien de tel dans la France d’Ancien Régime. Les cahiers de doléances remplissent certes, en un sens, le rôle de la pétition outre-Manche. Mais ces cahiers ne sont pas des adresses spontanées au pouvoir politique : le pouvoir royal est à l’initiative de la procédure. En un sens, l’épisode récent des Gilets jaunes rejouait cette histoire séculaire : c’est la pétition pour « une baisse des prix du carburant à la pompe » lancée par la militante Priscillia Ludosky qui avait catalysé le mouvement, et c’est par le Grand Débat national et les cahiers de doléances que le pouvoir politique y répondit. Sarah Durieux considère, dans le collectif Réveiller la démocratie (2022), que « l’objectif à peine masqué » était de « faire rentrer cette énergie citoyenne “dans les clous” du projet gouvernemental. Celle-ci a été savamment organisée autour de thèmes définis, avec des questions qui, censées guider les citoyennes et les citoyens dans leur réflexion, ont été critiquées car elles les influençaient sur les changements à opérer sur le plan social et environnemental ». Durieux poursuit : « La consultation citoyenne est devenue un nouvel outil pour repousser certaines décisions politiques quand le consensus populaire, scientifique et politique est parfois là depuis bien longtemps. »
La Révolution française et le droit de pétition
La pétition s’installe tardivement dans l’histoire politique française. Les choses changent avec la Révolution. La première pétition française est émise le 8 décembre 1788, à l’approche des états généraux : la « Pétition des citoyens domiciliés à Paris » de Joseph-Ignace Guillotin, adressée au roi. On y lit : « Appliquons ces principes. La loi, l’usage, la raison devraient présider à la formation des états généraux. » L’enjeu, on le voit, n’est pas simplement une affaire privée : il s’agit de donner son avis sur l’organisation d’une procédure politique. Le droit de pétition, qui concerne non seulement l’intérêt privé mais la « chose commune », sera, innovation politique, consacré par la France révolutionnaire. Comme le résume Marie de Cazals :
“Le droit de pétition est perçu comme un correctif au système représentatif et au suffrage restreint. Les représentants de la nation ont une indépendance qui les éloigne des citoyens reléguant ceux-ci au rôle unique d’électeur. […] Dès lors, la pétition est une voie offerte aux citoyens pour qu’ils puissent s’exprimer sans pour autant mettre à mal l’esprit de la souveraineté nationale. Elle fut également présentée comme un moyen pour tout individu de participer aux décisions du pouvoir malgré le suffrage censitaire et donc d’apporter une réponse satisfaisante à cette injustice”
Marie de Cazals, « Les (r)évolutions du droit de pétition », 2005
Le droit de pétition est tout particulièrement utile aux citoyens non actifs, dépourvus du droit de vote en raison du suffrage censitaire. Tous les révolutionnaires ne s’entendent pas sur l’ouverture de ce droit aux citoyens non actifs. Isaac Le Chapelier par exemple, qui considère que la pétition est « une espèce d’initiative de la loi par laquelle le citoyen prend part au gouvernement de la société », juge qu’il doit être réservé aux citoyens actifs, puisqu’il s’agit de prendre part aux décisions politiques. Le décret du 14 décembre 1789 précise, dans cette veine, que « les citoyens actifs ont le droit de se réunir [...] pour rédiger des adresses et des pétitions soit au corps municipal, soit aux administrations des départements et des districts, soit au corps législatif, soit au roi ». Mais la loi de mai 1791 affirmera que le « droit de pétition appartient à tout individu ». À propos de cette loi, Robespierre s’exclame : « Plus un homme est faible et malheureux, plus il a le droit de pétition […] C’est le droit imprescriptible de tout être intelligent et sensible. » Le principe est repris dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 24 juin 1793 : « Le droit de présenter des pétitions aux dépositaires de l’autorité publique ne peut en aucun cas être interdit, suspendu ni limité. »
Désamour démocratique
L’engouement pour le droit de pétition déclinera pourtant rapidement. Avec l’émergence du suffrage universel, la pétition devient moins indispensable : elle n’est plus l’instrument par excellence des citoyens non actifs. De plus en plus, le droit de pétition apparaît moins comme une manière pour les citoyens de faire entendre leur voix que comme un outil bien utile à l’équilibrage des pouvoirs. Sous la Restauration, « les parlementaires purent avoir connaissance des abus de l’exécutif en discutant des pétitions qui leur étaient adressées. Les pétitions vont servir de moyen de contrôle ». Du côté de la société civile, les citoyens tendent de plus en plus à préférer d’autres « moyens d’expression collectifs autres tels que les syndicats, les partis politiques ou encore les associations ». Ce désamour est-il lié à l’inefficacité de la pétition, qui n’est évidemment pas contraignante pour le pouvoir politique auquel elle est adressée ?
“La perte de sens de la pétition est ancienne, et elle est suivie de désamour”
Pour De Cazals, le problème tient plutôt au fait que le droit de pétition a été « vidé de son contenu politique » – la « participation des citoyens à la sphère publique » – et réorienté vers le « recours individuel » et la « défense des intérêts privés ». En 1820, le ministre Étienne-Denis Pasquier lance ainsi : « Tant qu’une pétition n’est que l’expression d’une doléance, d’un déni de justice, d’une infraction aux lois, elle est sacrée à nos yeux. [...] Ce n’est qu’un intérêt privé, mais sa plainte a l’accent de la vérité. » La portée proprement politique du droit de pétition, levier d’une inédite « démocratisation », suscite rapidement des méfiances, dès lors qu’il « fut utilisé non pas individuellement mais collectivement ». La pétition apparaît comme un « danger » : « La crainte d’une pression possible sur le corps législatif entraîna un encadrement plus strict de ce droit. Les pétitions collectives vont être interdites de même que l’autorisation de les apporter à la barre des Assemblées. »
Peu à peu, la pétition est de plus en plus marginalisée. Les lois constitutionnelles de 1875 ne lui confèrent plus le statut de droit constitutionnel. La perte de sens de la pétition est ancienne, et elle est suivie de désamour. « Le nombre de pétitions adressées à la Chambre des députés de 1815 à 1830 était de 1336 par an », et « ce nombre restant stable - autour de 1370 - jusqu’en 1835 » (rapport sénatorial de 2017), avant de décliner. La tendance s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. « L’Assemblée nationale n’a reçu au cours de la XIIIe législature (2007-2012) que 34 pétitions. » Bref, la pétition connaît une éclipse. Le droit de pétition est de plus en plus considéré comme « obsolète, périmé, ou encore désuet », juge De Cazals, qui cite un texte de 1900 de Jules Perrier : alors que le droit de pétition devait « être l’arme qui défendrait toutes les libertés, ce n’est plus guère qu’un hochet, un de ces droits que nous sommes très fiers de posséder mais que nous n’exerçons pas parce que nous savons qu’il est frappé d’impuissance ».
“Le droit de pétition n’est plus guère qu’un hochet, un de ces droits que nous sommes très fiers de posséder mais que nous n’exerçons pas parce que nous savons qu’il est frappé d’impuissance”
C’est à cette même période qu’émerge cependant une forme nouvelle de pétition : le « manifeste », signé par différents intellectuels dans la presse. Le premier manifeste de ce genre, souligne Jean-François Sirinelli dans Intellectuels et Passions françaises. Manifestes et pétitions au XXe siècle, est un manifeste des « écrivains, peintres, sculpteurs, architectes et amateurs passionnés de la beauté jusqu’ici intacte de Paris » édité en 1887. Le 14 janvier 1889 paraît dans L’Aurore un « manifeste des intellectuels » dreyfusards. D’autres manifestes sont publiés entre les deux guerres, et surtout après la Seconde Guerre mondiale : le « Manifeste des 121 » contre la guerre d’Algérie (signé par Sartre, Beauvoir, Blanchot, etc.) ou encore le « Manifeste des 343 » rédigé par Beauvoir pour la légalisation de l’avortement. C’est l’époque des « intellectuels engagés », qui parfois s’égarent – en témoigne la tribune-pétition du 26 janvier 1977 « défendant les relations sexuelles entre adultes et enfants » dans Le Monde, signée par Deleuze, Barthes, etc. La forme du manifeste relève d’une logique un peu différente des pétitions traditionnelles : l’objectif n’est pas seulement d’influence le pouvoir politique mais également l’opinion publique. Les textes ne sont en général pas adressés directement à une autorité (une assemblée, un ministère, le président). À l’opposé des nombreuses pétitions d’intérêts particuliers, ces textes collectifs s’engagent plus volontiers sur de grands enjeux collectifs, sur les terrains des valeurs et des principes – souvent dans la défense de tiers au nom de la justice. Reste qu’ils n’ont guère de débouchés institutionnalisés. Sous la Ve République, le droit de pétition « ne fait pas partie des droits que la Constitution reconnaît », souligne De Cazals.
Évolution récentes
Certaines inflexions récentes doivent cependant être relevées, qui s’efforcent de revitaliser le droit de pétition en lui donnant des débouchés « officiels », alors que les pétitions en ligne et leur liste ouverte de signataires se multiplient :
- Un droit de pétition est inscrit dans la loi constitutionnelle relative à l’organisation décentralisée de la République de 2003. Il s’agit cependant d’un droit local, non national. L’article 72-1 affirme : « La loi fixe les conditions dans lesquelles les électeurs de chaque collectivité territoriale peuvent, par l’exercice du droit de pétition, demander l’inscription à l’ordre du jour de l’assemblée délibérante de cette collectivité d’une question relevant de sa compétence. » Mais ce droit demeure limité, comme le note De Cazals : c’est un « droit mis entre les mains des électeurs mais entièrement maîtrisé par les élus locaux […] Le droit de pétition local ne contient aucune obligation de faire droit à cette demande ni de lui donner suite. […] Les électeurs ne pourront que demander, et non plus obtenir, une telle inscription. » D’autre part, « seuls les électeurs pourront en user, une personne déchue de ses droits civils et politiques ne pourra y recourir ».
- Depuis la loi constitutionnelle de 2008, le Conseil économique, social et environnemental (CESE), troisième assemblée constituante de France qui assure une représentation socio-professionnelle nationale et remplit une fonction consultative, peut être saisi par voie de pétition. Le seuil des 500 000 signataires pour être pris en compte est ajouté par la loi organique 2010-704 du 28 juin 2010, puis abaissé à 150 000 signataires par la loi organique 2021-27 du 15 janvier 2021. Par ailleurs, depuis 2017, le CESE assure une veille des pétitions en ligne qui connaissent un succès croissant. Il labellise trois plateformes de pétitions numériques : Avaaz, Change.org et MesOpinions.com.
- Au niveau de l’Union européenne également, le droit de pétition est reconnu par l’article 227 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne : « Tout citoyen de l’Union, ainsi que toute personne physique ou morale résidant ou ayant son siège statutaire dans un État membre, a le droit de présenter, à titre individuel ou en association avec d’autres citoyens ou personnes, une pétition au Parlement européen sur un sujet relevant des domaines d’activité de l’Union et qui le ou la concerne directement. » Les pétitions (sans seuil de pétitionnaires) sont examinées par la Commission des pétitions du Parlement européen – qui peut demander des explications à la Commission européenne, organiser des auditions publiques, ou transmettre la pétition à d’autres institutions compétentes.
- Enfin, en janvier et en octobre 2020 à la suite des travaux parlementaires, le Sénat et l’Assemblée nationale se sont aussi dotés de plateformes de pétitions en ligne (petitions.senat.fr et petitions.assemblee-nationale.fr) Ces pétitions officielles peuvent être signées par toute personne inscrite dans le registre national d’identification des personnes physiques de l’Insee. À partir de 100 000 signatures, les pétitions sont mises en ligne sur le site de l’Assemblée nationale ou du Sénat, et une commission nomme un rapporteur, qui choisit soit de classer la pétition, soit de l’examiner et de faire un rapport. À partir de 500 000 signatures d’individus de 30 départements différents, les pétitions peuvent conduire à l’organisation d’un débat à l’Assemblée.
Revitaliser la démocratie ?
L’ensemble de ces mesures vont dans le sens d’une réintégration de la pétition dans la vie publique démocratique. Pour De Cazals, l’enrichissement et l’amélioration du droit de pétition peuvent en faire « une solution possible au désintérêt grandissant des citoyens pour la vie politique » dans les démocraties représentatives, où les citoyens « n’ont à leur disposition aucun moyen d’intervention direct pour influencer les décisions des organes politiques ». « Le droit de pétition pourrait ouvrir aux citoyens la voie vers une maîtrise retrouvée du monde politique. Il pourrait revitaliser la démocratie représentative, mais cela passe aussi par une refonte du droit de pétition, dès lors compris comme un élément d’une démocratie participative complémentaire. » Pour que les citoyens s’emparent de cet outil, encore faut-il qu’il ait des conséquences palpables. Le « manque de certitude quant à son aboutissement » et « l’absence de toute contrainte » sont des obstacles tout au long de l’histoire du droit de pétition, de même que la non-transparence quant à la manière dont il est pris en compte. « La recevabilité des pétitions pourrait être revue pour qu’elle soit plus efficace. »
Les évolutions récentes semblent aller plutôt dans le bon sens. Certains, pourtant, les regardent avec méfiance. Comme l’écrit Sarah Durieux, si les pétitions, portées par le numérique, sont devenues « centrales dans le champ politique » ces dernières années, comme moyen d’expression spontanée, « le pouvoir politique tente d’accaparer les outils d’auto-organisation populaire au lieu de se poser la question de comment intégrer l’expression existante dans ses travaux ». Les plateformes de l’Assemblée et du Sénat participent, aux yeux de Durieux, à cette logique de canalisation des mobilisations populaires. « Beaucoup de ces initiatives sont lancées en faisant fi du travail déjà réalisé et des revendications déjà formulées par des citoyennes et citoyens engagés, des associations, des syndicats, des entrepreneurs sociaux qui, depuis des années, imaginent des solutions pour l’avenir. » Pour la militante féministe, il faut plutôt s’efforcer de « développer non seulement une ingénierie pour prendre en compte la multiplicité des expressions citoyennes, mais aussi un véritable droit de pétition qui donnerait à ces initiatives ce dont elles manquent réellement : un débouché politique contraignant qui ne permettrait pas aux autorités d’ignorer les mobilisations massives ». Indéniablement, la pétition n’a pas dit son dernier mot.

23.07.2025 à 13:01
Michael Walzer : “Il ne faut jamais donner libre cours à la vengeance dans la guerre”
Alors que de plus en plus de témoignages et d’analyses font état de soldats israéliens ouvrant le feu, avec des armes lourdes, sur les civils palestiniens venant chercher de quoi se nourrir dans les rares postes de livraison alimentaire encore ouverts à Gaza, nous vous invitons à relire l’entretien que le philosophe américain Michael Walzer nous accordait, au lendemain du 7 octobre 2023. Il redoutait déjà que la vengeance ne conduise l’armée israélienne à un siège total et criminel de Gaza.

22.07.2025 à 17:00
Faut-il réaliser ses rêves d’enfant ?
Enfants, certains rêvent de devenir riches et célèbres, d’autres de partir à l’autre bout du monde ou sur la Lune, d’autres encore de devenir ingénieur ou danseur. Devenus adultes, ils peuvent essayer de réaliser ces projets, y renoncer ou même les oublier. Pour la philosophe Audrey Jougla, les rêves d’enfant attestent d’une aspiration profonde à changer le monde avec laquelle les adultes, si raisonnables soient-ils, devraient garder le contact.
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Imaginez : l’enfant que vous étiez à six ou sept ans découvre soudainement votre vie d’adulte établi. Qu’en penserait-il ? Serait-il déçu, satisfait ou même surpris ? Cette expérience de pensée a fourni le ressort de plusieurs fictions, comme dans le film Quand je serai petit de Jean-Paul Rouve (2012), le premier épisode de la saison 2 de la série Bref de Kyan Khojandi (2025), ou encore dans le roman 7 de Tristan Garcia (Gallimard, 2015). Dans celui-ci, la partie consacrée à « l’hélicéenne » évoque une nouvelle drogue qui permet, le temps où elle fait effet, de faire réintégrer dans son corps présent l’identité d’un soi passé, celui-ci découvrant alors son futur. Derrière ces scénarios se trame la même question : entretient-on un rapport fidèle à l’enfant que l’on a été ? Ou bien s’est-on transformé au point de n’avoir plus grand-chose en commun avec lui ?
Les rêves forgés pendant l’enfance apparaissent alors comme des mesures de cet écart, d’autant plus qu’au moment où ils étaient formulés, le temps et la liberté que nous avions face à nous semblaient vertigineux. Mais que signifie vraiment réaliser ses rêves d’enfant ?
Saisir l’essence d’un rêve
Un rêve d’enfant est par nature inatteignable car il projette sur une vie d’adulte lointaine un désir correspondant à un présent d’enfant. L’imaginaire fait fi des changements de désirs, de l’inflexion liée aux expériences vécues ou encore de l’époque, qui sera bien différente. L’autre méprise est le manque de confrontation au réel : on peut rêver d’être astronaute, jusqu’à comprendre qu’un astronaute ne réalise que quelques missions spatiales au cours de sa carrière, passant le reste de celle-ci au sol. Se rêver acteur peut traduire davantage un désir de notoriété qu’une passion pour le jeu de comédien. Sans réajustement, la réalisation de certains souhaits pourrait même s’avérer décevante. La forme du rêve exprimée cache ainsi une aspiration profonde, et réaliser ses rêves d’enfant reviendrait plus à découvrir cette dernière.
“Un rêve d’enfant est par nature inatteignable car il projette sur une vie d’adulte lointaine un désir correspondant à un présent d’enfant”
Il y a donc les rêves d’enfant qui se sont transformés, qui ont évolué. Une fois adulte, il ne s’agit pas de réaliser coûte que coûte un rêve qui avait l’apparence d’un métier, d’un lieu de résidence ou d’une famille, mais de chercher à comprendre ce qui nous séduisait dans cette idée telle qu’on se la représentait alors. Ce travail d’interprétation revient à se faire son propre exégète, pour saisir ce que l’on mettait derrière tel ou tel rêve. Osons le parallèle avec les rêves nocturnes : dans L’Interprétation du rêve (1900), Freud introduit le concept de contenu manifeste (ce qui est visible), et celui de contenu latent (la signification), que l’on saisit par la verbalisation. Plus récemment, le psychiatre Tobie Nathan souligne que le rêve n’a pas d’autre signification que son interprétation.
Peut-être que ce l’on voyait enfant dans le mariage n’était pas l’union formalisée mais bien plus l’amour réciproque et son intensité, et peut-être que le souhait d’habiter à l’autre bout du monde disait un désir d’éloignement urbain ou familial, que l’on peut trouver dans son pays natal. La fidélité au rêve d’enfant tiendrait donc plus à l’interprétation qu’on en fait, laquelle reste tributaire de notre propre regard sur nous-mêmes. Une sorte d’herméneutique des rêves d’enfant qui consiste à relire, avec notre analyse actuelle, ce qui nous touchait avec la simplicité de notre regard d’alors. Il ne s’agit pas d’accomplir des rêves prêts à l’emploi, mais d’avoir su laisser leur nature profonde évoluer et prendre d’autres formes, acceptant leur métamorphose. Pourtant, une exception persiste : celle de la vocation.
Intégrer le monde
Elle ne se décide pas, elle s’impose : la vocation est un appel (du latin vocare, appeler) qui peut s’exprimer très tôt pour un domaine, une discipline ou un métier, et désigne aussi l’appel de Dieu que connaîtraient les religieux. Appel des profondeurs de soi ou de l’extérieur, elle apparaît comme déterminée, autant au sens du déterminisme que de la volonté qu’elle va susciter pour se mettre en œuvre. La vocation illustre les rêves qui ont tenu bon, qui ont résisté aux difficultés comme aux assauts des changements, ceux qui valaient la peine que l’on persévère. Pas de doute : nous sommes faits pour ça et le savons dès l’enfance, comme si une place nous attendait.
“La fidélité au rêve d’enfant tient à l’interprétation qu’on en fait : une fois adulte, il s’agit de chercher à comprendre ce qui nous séduisait dans telle ou telle idée, de saisir ce qu’il y avait derrière”
Or l’enfant se trouve empêché : il n’a pas la possibilité de faire davantage pour sa vocation sinon grandir, même s’il continue à s’exercer dans son activité si elle le permet (une possibilité pour les carrières artistiques ou sportives, moins pour celles de médecin ou d’architecte). Enfant, je voulais devenir écrivain – mais j’avais bien saisi que, malgré l’accueil enthousiaste de mes productions par mes enseignants, il me faudrait attendre que les années passent, et écrire le plus possible pendant ce temps.
La vocation nous permet de considérer l’enfance non comme un paradis perdu mais bien comme un terrain d’exercice – ou une antichambre, pleine de potentialités. La plupart des rêves d’enfant restent conditionnés à des actions et des choix qui ne pourront se faire que bien plus tard, et ils disent tous la volonté d’entrer pleinement dans le monde des adultes.
Selon Hannah Arendt, c’est justement le monde humain dans sa globalité que l’enfant doit s’approprier, et non pas grandir dans un monde d’enfants, distinct. Dans son article « La crise de l’éducation » (1958), elle déplore que l’on puisse cantonner les enfants à un monde propre, alors que tout l’enjeu de l’éducation est de les introduire dans notre monde. « Sous prétexte de respecter l’indépendance de l’enfant, on l’exclut du monde des adultes pour le maintenir artificiellement dans le sien », écrit-elle. C’est précisément ce dont ont hâte les enfants ayant ressenti une vocation : quitter leur périmètre trop étroit pour jouer un rôle dans le monde qui les attend. C’est aussi ce qui fait l’excitation de tous les rêves d’enfant : se confronter au monde humain, qu’on leur présente comme étant celui des adultes, pour se risquer, se lancer.
“La vocation illustre les rêves qui ont tenu bon, qui ont résisté aux difficultés comme aux assauts des changements, ceux qui valaient la peine que l’on persévère”
Or une troisième catégorie de rêves d’enfant est celle des rêves qui n’ont pas abouti. Si certains de nos rêves ne se sont pas réalisés, ou pas de la manière que l’on avait imaginée, ils ne sont pas forcément l’aveu d’un échec pour autant. Le propre du rêve est son absence de limites, là où la réalité n’est constituée que de cela. La seule tentative de réalisation est donc une sortie de l’enfance, une intégration dans le monde, qui vaut mieux que toutes les projections. Justement parce que la liberté d’accomplir a le prix de l’abandon, du choix et du discernement, et que s’accrocher à un rêve de manière déraisonnée (pour son seul statut de rêve ou de fidélité à l’enfance) serait insensé.
Quels que soient les rêves d’enfant (qu’il s’agisse d’une vocation comme du fait d’avoir un chien), ce n’est pas tant la réalisation effective qui importe que les choix qui ont été faits librement à l’épreuve du monde.
Toutefois, il est une dernière catégorie de rêves formulés par les enfants, communs à tous, que bien souvent, nous n’avons pas même entrepris de réaliser.
Changer ce qui mérite de l’être
Les rêves que nous avons énoncés, enfant, s’adressaient-ils uniquement à nous ? Nous voulions peut-être nous rassurer, y voyant des prophéties autoréalisatrices, ou bien indiquer aux adultes qu’avec nous, le monde changerait.
“Sous prétexte de respecter l’indépendance de l’enfant, on l’exclut du monde des adultes pour le maintenir artificiellement dans le sien”
Dans son spectacle « Corps sonores juniors », le chorégraphe Massimo Fusco invite les spectateurs à s’allonger sur un parterre de coussins en forme de galets, casque audio sur les oreilles : la représentation se clôt par l’écoute de souhaits que formulent des enfants. Ce qui les révolte, ce qu’ils ne comprennent pas du monde, ce qu’ils aimeraient changer une fois devenus grands. Pauvreté, exclusion, injustice, malheur, maladie… La bienveillance de tous ces enfants est plus lucide qu’elle n’y paraît. Elle ne manque pas d’interroger l’adulte : que deviennent tous ces vœux que nous avions nous aussi formulés à l’égard du monde ? Pourquoi, pour l’immense majorité d’entre nous, une fois adultes et donc capables d’agir, ne faisons-nous rien de ce que nous avions prévu – ou si peu ?
Les rêves d’enfant sont aussi habités par une forte indignation envers le monde qu’on leur présente, mais cette colère s’étiole-t-elle vraiment à mesure qu’elle est confrontée au réel ?
Lucrèce interprète le premier cri du nourrisson comme un cri de protestation : non, le monde n’est pas une belle harmonie accueillante, partout la douleur, les maux, la méchanceté, existent et perdurent. « De ses plaintes lugubres il remplit l’espace, comme il est juste à qui la vie réserve encore tant de maux à traverser », écrit-il dans De la nature (Livre V). La perception d’un monde qui va mal serait déjà révoltante pour les nouveaux-nés. « Le premier cri de l’enfant n’est donc pas simplement une douleur corporelle, mais peut-être aussi une souffrance psychique. Cette souffrance naît d’un jugement porté sur le monde, certes encore un peu confus, mais juste et vrai. L’enfant crie parce qu’il juge », analyse le philosophe Laurent Bachler à ce propos dans La Philo au berceau (Érès, 2021).
Il y a donc une perspective morale dans les rêves d’enfant : nous voulions nous aussi un monde meilleur, différent, et ne comprenions pas l’inertie ou l’inaction des adultes, mais aujourd’hui, que faisons-nous concrètement ?
“Le propre du rêve est son absence de limites, là où la réalité n’est constituée que de cela. La seule tentative de réalisation est donc déjà une sortie de l’enfance, une intégration dans le monde – et la liberté d’accomplir a le prix de l’abandon”
Loin de n’être que des rêves égoïstes ou des cases à cocher, les rêves d’enfant nous invitent à agir, quel que soit notre âge ou notre position dans la vie. Dans son Traité de pédagogie (1803), Kant explique que c’est l’un des buts à poursuivre pour les parents : non pas que leurs enfants s’adaptent au monde tel qu’il est, mais qu’ils l’améliorent. Il ne s’agit pas seulement de lien avec notre propre enfance mais avec toute l’enfance, car les premiers à souligner les défaillances de notre monde sont ceux qui n’ont pas le regard érodé par les conventions ou la lassitude. Et face à cela, la bonne nouvelle, c’est qu’il est toujours temps de se mettre à l’œuvre.
Qu’ils aient mué, qu’ils aient résisté, qu’ils n’aient pas abouti ou qu’on les ait laissés en chemin, nos rêves d’enfant ne nous renseignent pas seulement sur notre identité profonde. Ils confèrent aussi un moteur à l’action et une prise sur le réel.
Dans Un bruit de balançoire (2017), Christian Bobin écrit : « Le grincement d’une balançoire vide résonne jusqu’à la fin du monde. » Plus que des rêves, c’est sans doute cette énergie et cette volonté de l’enfant que nous étions, qui nous manquent parfois.

22.07.2025 à 12:00
La “Fortuna” chez Machiavel, c’est quoi ?
Longtemps associée à une puissance destinale, qui, telle la roue du même nom, distribue aléatoirement succès et échecs, la fortune (Fortuna) acquiert une nouvelle résonance avec Machiavel. Le Florentin circonscrit son pouvoir sans l’effacer et promet qu’elle sourira davantage aux audacieux qu’aux timorés. Nicolas Tenaillon détaille le sens de cette réinvention machiavélienne.
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La puissance du sort
La Fortuna (issu du latin fors : le sort) désigne originellement le hasard, la contingence. Dans la culture antique, elle est représentée par une roue, ou souvent par une divinité portant une corne d’abondance, car lorsqu’elle est bonne, la fortune est synonyme de chance. Mais qu’est-ce qui peut la rendre bonne ? C’est à cette question que répond Machiavel (1469-1527) lorsqu’il s’empare de cette notion pour en faire un concept central de sa philosophie politique.
De la fortune antique, il retient surtout l’idée de puissance, mais pas celle de providence. Cette dernière, essentielle au stoïcisme, assimilée par les chrétiens à un plan divin, oblige à accepter avec résignation le monde comme il va. Et certes, Machiavel admet dans Le Prince (1532) que la puissance de la fortune semble irrépressible…
“Je compare la fortune à un de ces fleuves impétueux qui, lorsqu’ils s’irritent, inondent les plaines, renversent les arbres et les maisons, enlèvent la terre de cette contrée pour la porter ailleurs : tout le monde fuit devant eux, tout cède à leur fureur, sans pouvoir y mettre obstacle”
Machiavel, Le Prince, XXV
…mais il estime aussi que, parce qu’elle est changeante, la fortune peut servir celui qui sait saisir le moment favorable pour agir. Faisant sien l’adage latin selon lequel « la fortune sourit aux audacieux » (Audaces fortuna juvat), Machiavel n’hésite pas à écrire : « Je crois bien qu’il est préférable d’être impétueux que circonspect, car la fortune est femme ; et pour la maîtriser, il faut la battre et la frapper » (ibid.). La fortune n’est donc pas désarmante car, l’homme étant libre et non pas entièrement contraint par la nécessité, « la fortune est maîtresse de la moitié de nos œuvres mais elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié » (ibid.). Ce qui distingue l’homme d’État, c’est alors ce coup d’œil qui lui permet de voir à quel moment il peut acquérir et conserver le pouvoir, et à quel moment, au contraire, il doit se garder d’agir. Ce n’est d’ailleurs pas sans raison que Machiavel dédicace Le Prince à « sa Magnificence Laurent de Médicis » en lui disant « l’extrême désir qu[’il a] qu’Elle parvienne à la grandeur que la fortune et ses autres qualités lui promettent ». Car il estime que l’occasion est venue à Florence de renverser le pouvoir tenu par les autres membres de la famille Médicis, qui se révèlent incapables de gérer la cité assujettie aux influences étrangères. Ainsi, de même qu’il fallait que les Hébreux soient esclaves des Égyptiens pour que Moïse les convainque de le suivre jusqu’au Sinaï, ou que les Perses soient lassés de la dynastie des Nabuchodonosor pour ouvrir les portes de Babylone à l’empereur assyrien Cyrus, de même, estime Machiavel, la situation florentine est propice à un coup d’État que Laurent de Médicis serait bien inspiré de fomenter (ce qu’il ne fera pas !).
Gare aux revers de fortune
Toutefois, la Fortuna n’offre pas uniquement l’opportunité de prendre le pouvoir : elle exige aussi de savoir s’adapter pour le conserver. Tel ne fut pas le cas du frère dominicain Savonarole, qui institua à Florence une république chrétienne : n’ayant pas su recourir à la force pour se maintenir au pouvoir, il fut renversé, emprisonné, torturé et exécuté en 1498. Sa fin tragique vérifiait que « ceux qui ne changent pas de conduite avec le temps seront, avec la fortune, ruinés ». Reste que Machiavel ne nie pas que le Prince le plus rusé ne peut rien contre les revers de fortune. Ainsi de son modèle César Borgia : « Si les moyens qu’il employa ne lui profitèrent point, ce ne fut pas par sa faute, mais par une extraordinaire et extrême malignité de la fortune » (ibid., VII).
“Comme la roue tournant continuellement passe nécessairement par tous ses crans, la fortune présente tôt ou tard aux hommes son aspect le plus bénéfique comme le plus maléfique”
Il y a donc un paradoxe de la fortune chez Machiavel, car bien qu’imprévisible, il apparaît que, comme la roue tournant continuellement passe nécessairement par tous ses crans, elle présente tôt ou tard aux hommes son aspect le plus bénéfique comme le plus maléfique. C’est pourquoi si elle suscite l’initiative politique et fait la gloire des princes, elle empêche aussi toute paix perpétuelle et reste une menace permanente pour la stabilité des républiques. Machiavel observe en ce sens dans son Discours sur la première décade de Tite-Live (1517) que « dans toutes les cités, les temps de calme engendrent la corruption, et la fortune veille à ramener la guerre pour corriger les excès » (I, 6).
Que celui qui gouverne puisse au mieux retarder les coups de la fortune ou provoquer le retour transitoire de la paix dans les temps de malheur, telle pourrait bien être la grande leçon de réalisme que nous propose le fondateur de la pensée politique moderne en méditant sur Fortuna.
