En Polynésie, « la grandeur de la France, je la porte avec ma leucémie »
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Hinamoeura Morgant-Cross est militante indépendantiste et anti-nucléaire, membre de l’Assemblée de Polynésie. Elle est la lauréate 2023 du « Prix pour un futur sans nucléaire (Nuclear Free Futur Awards) ».
Entretien réalisé par Naïké Desquesnes et Léna Silberzahn.
Depuis plusieurs années, tu milites pour faire reconnaître la dette de la France vis-à-vis de la population polynésienne, dont les îles ont subi 193 essais nucléaires entre 1966 et 1996. Peux-tu nous raconter comment ton enfance a été marquée par cette question et ce qui t’a poussée à t’engager dans ce combat ?
J’avais sept ans lorsque le président français Jacques Chirac annonce l’arrêt des expérimentations nucléaires, mais je ne me souviens pas de ce moment ! À l’école, c’était un non-sujet. Enfant, une des seules choses qui m’a marquée en lien avec le nucléaire, ce sont les émeutes de 1995 à Papeete, la capitale de Tahiti, où j’ai grandi. Je me rappelle de mon inquiétude face aux images des barricades enflammées par des émeutiers pour protester contre la reprise des essais [voir encadré n°4].
Pendant notre adolescence, ma sœur et moi faisions régulièrement surveiller notre thyroïde : de ma grand-mère à ma tante, les femmes de ma famille ont beaucoup de problèmes. À 24 ans, un an après avoir accouché de mon premier enfant en 2012, j’apprends de manière fortuite après une prise de sang que je suis atteinte d’une leucémie dite myéloïde chronique, un type de cancer du sang qui s’attaque à ma moelle épinière. L’hématologue balaye d’un revers de main l’hypothèse d’un lien avec les expérimentations nucléaires, affirmant que ça n’a rien à voir. Grâce à un traitement à vie, ma maladie est aujourd’hui stabilisée, mais j’ai des crampes qui sont très dures à supporter et des moments de grande fatigue.
Je n’ai fait le rapprochement avec les essais nucléaires que beaucoup plus tard : en 2018, Oscar Temaru, le président du parti indépendantiste, annonce qu’il va porter plainte contre la France pour crime contre l’humanité, pour les 193 bombes nucléaires lancées de 1966 à 1996 sur notre territoire. À l’époque, je croyais qu’il n’y avait eu que trois ou quatre essais en Polynésie… et je découvre qu’il y en a eu 193 ! Je tombe de haut : comment ai-je pu passer à côté de ça, en ayant fait des études supérieures ? Je me sens soudain terriblement inculte.
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Pourtant, sur le moment, je trouve cette histoire de « crime contre l’humanité » exagérée : après tout, ce ne sont que des « essais ». Mais dans la foulée, je prends connaissance de la liste des 23 maladies radio-induites reconnues par l’État français depuis la loi Morin de 2010, et j’y trouve les cancers de la thyroïde et du sein, qui touchent de nombreuses femmes de ma famille, ainsi que la leucémie dont je suis atteinte. De nouveau, je tombe de haut. Je me documente sur internet, je lis les témoignages des Polynésien·nes qui vivaient autour de Moruroa [l’atoll où se sont déroulés la majorité des essais, nde]. Toutes ces personnes à qui on a dit qu’en cas de pluie radioactive, il fallait juste se cacher sous les bananiers, puis poursuivre sa vie normalement. C’est proprement criminel, d’autant plus que les gens buvaient l’eau de pluie.

Un autre déclic me vient de la lecture d’un livre, « La Vieille dame d’Hiroshima – éducation à la paix1 » où je découvre les irradiations et leurs conséquences à Hiroshima et Nagasaki, qui sont les mêmes chez nous. Je prends conscience qu’il faut arrêter de parler d’« essais » nucléaires et désigner les choses par leur nom : en l’occurrence, des bombes à des fins expérimentales. Chez nous, ce sont des bombes qui ont explosé, comme à Hiroshima et Nagasaki, même s’il n’y avait pas de villes ou de millions d’humains directement en dessous. Le terme « essai » est terriblement minimisant et vise à cacher la réalité. Les mots sont importants. C’est comme si tu avais subi un viol et qu’on te disait « il t’a juste caressé la cuisse ».
Toutes ces découvertes me blessent autant qu’elles me révoltent, et je commence à militer dans les associations locales. Je me dis qu’il y a du travail : si moi, 30 ans et des études supérieures derrière moi, je n’étais pas au courant, quid de toute la population ?
Encadré 1. La colonisation de la Polynésie par la France
La Polynésie, qui compte 118 îles – dont 76 habitées – dans cinq archipels (Société, Tuamotu, Marquises, Gambier et Australes, cf carte), s’étend sur un espace océanique grand comme l’Europe. Elle est traversée par les explorateurs européens depuis le 16e siècle. À la fin du 18e, l’influence anglaise prend le dessus : les Anglais implantent des missions protestantes à Moorea, l’une des îles principales, et fournissent des armes à feu au chef Tu, qui fonde le royaume de Tahiti en 1788. Son fils, Pōmare II, se convertit au christianisme et impose un système monarchiste de type européen avec l’aide des missionnaires britanniques, affaiblissant ainsi les autres structures de pouvoir autochtones tahitiennes. Au même moment, alors que le premier empire français s’est effondré, la France envoie des officiers de marine dans les archipels de Polynésie. Le Pacifique est alors devenu espace stratégique pour accroître les échanges commerciaux entre les côtes. La France annexe les îles Marquises en 1842. La reine tahitienne Pōmare résiste à la France, ce qui lui vaut d’être destituée en 1843 ; elle est contrainte de se réfugier au consulat britannique. Les Tahitiens tentent de s’opposer à l’annexion des îles : la guerre franco-tahitienne éclate et s’étend de 1844 à 1847, marquée par plusieurs batailles et par une guérilla dans les vallées fortifiées de l’arrière-pays tahitien. Les Tahitiens sont vaincus et la reine revient de son exil au début de l’année 1847 pour finalement régner sous protectorat français. En 1880, Tahiti est officiellement cédé à la France par le roi Pōmare V et les archipels sont annexés les uns après les autres au cours de la décennie suivante. Un gouverneur est installé à la capitale et doté des pleins pouvoirs afin de conduire une politique assimilatrice qui impose sa langue, son éducation nationale et son mode de propriété. Ce dernier contredit le principe d’indivision jusque-là en vigueur sur les îles, provoquant un grand nombre de litiges fonciers.
On sait que certains cancers se déclarent sur les générations suivantes, et que les maladies ne s’arrêtent pas au décès des personnes présentes lors des essais nucléaires. Pour toi qui souffres d’une maladie radio-induite et qui as des enfants, qu’est-ce que cela provoque ?
Quand je me présente, je dis d’abord que je suis maman. Pour moi, une maman, c’est quelqu’un qui a une source d’énergie inépuisable : pour nos enfants, on peut vaincre n’importe qui. Mes deux enfants ont donné une dimension incroyable à ce combat et je ne les remercierai jamais assez pour ça. Quand j’ai appris que j’étais malade, mon premier garçon avait un an et demi. Le premier diagnostic était très mauvais, c’était la fin du monde pour moi.
« La question n’est pas de savoir si mes enfants vont tomber malades, mais à quel moment de leur vie ils vont tomber malades. »
Tina Cordova, victime des essais nucléaires américains au Nouveau-Mexique
Autour de moi, certaines personnes ne veulent pas d’enfants car il y a trop de malades dans leur famille. C’est une réalité partagée par toutes les victimes du nucléaire, comme en atteste la lutte de Tina Cordova2 par exemple. Cette femme incroyable, originaire du Nouveau Mexique, que j’ai rencontrée lors d’une conférence sur le traité d’interdiction des armes nucléaires à New-York en 2023, a fait pleurer toute la salle quand elle a évoqué le nombre de maladies de sa famille, jusqu’aux enfants. Ça m’a glacé le sang. Et elle a dit cette phrase, qui est restée gravée dans ma mémoire : la question n’est pas de savoir si mes enfants vont tomber malades, mais à quel moment de leur vie ils vont tomber malades.

En ce qui me concerne, la chimiothérapie a très bien marché, alors j’ai eu le désir d’un deuxième enfant. Mais mon mari a perdu deux oncles de maladies radio-induites, donc bien sûr qu’on a eu beaucoup de doutes. Grâce à un accompagnement médical très poussé, on a pu se lancer. Quand ma maladie a été stabilisée, j’ai pu arrêter mon traitement durant un an et demi, le temps de la conception et de la grossesse. J’ai été suivie de très près par l’hôpital, avec des échographies tous les mois pour vérifier la bonne santé de mon bébé. Ce traitement VIP, j’aimerais qu’il soit accessible à toutes les femmes polynésiennes, qui ont grandi ici, qui ont des parents qui ont grandi ici, et qui devraient pouvoir avoir accès aux soins pour ne pas avoir de complications de grossesses et d’enfants malades.
Malgré l’accompagnement, j’ai quand même eu peur. Et la maladie fait de moi une maman dure : j’ai besoin de savoir que mon enfant peut s’en sortir sans moi. Par exemple, au début de la vie de mon aîné, il était devant moi avec un paquet de biscuits qu’il n’arrivait pas à ouvrir et je ne faisais pas ce que font d’habitude les mamans, à savoir se précipiter pour faire à la place. Il me disait : « aide-moi ! », et je répondais : « tu vas te débrouiller ». Il n’y a pas que la souffrance physique de la chimio qui nous traverse, mais aussi des transformations psychiques, des bouleversements familiaux, éducatifs. C’est un aspect essentiel de notre parcours de victimes, que le Comité d’indemnisation [le CIVEN, Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires, nde] doit absolument prendre en compte.
Encadré 2. Le choix de la Polynésie pour effectuer des expérimentations nucléaires
En 1962, la Polynésie est choisie par les autorités françaises comme territoire d’« essais » nucléaires, après que les Vosges, la Corse ou les îles Kerguelen aient été envisagées puis écartées. Ni le gouvernement polynésien, ni son assemblée, ni sa population n’ont été consulté·es dans le choix des atolls. Comme l’explique l’historien Renaud Metz, « la faveur pour la Polynésie s’explique par la balance entre l’exigence sanitaire (faiblesse démographique) et politique (éloignement de puissance étrangère), et la qualité des mesures, mais aussi pour des motifs implicites difficiles à évaluer ». Parmi ces motifs, on peut invoquer le racisme, qui contribue à ignorer ou réprimer les populations, mais aussi le sexisme et l’exotisation des femmes polynésiennes. Roger Baléras, responsable du diagnostic nucléaire et futur DAM [Direction des Applications Militaires, nde], souligne ainsi que Tahiti et son côté « aventureux » séduit davantage les militaires que les îles Kerguelen. Or, au-delà de la géographie des îles et de leurs paysages, Tahiti est depuis longtemps réputé pour le « charme » de ses vahinés, que l’explorateur Bougainville ou le peintre Gauguin ont imprimé dans l’imaginaire colonial occidental. La brochure destinée aux officiers qui servent au Centre d’expérimentation du Pacifique contient ainsi son lot de clichés publicitaires et sexistes : la beauté de ce que la légende annonce comme « la baie de Paopao » se laisse à peine voir, le premier plan étant occupé par une jeune fille en paréo. L’immense portrait d’une « Tahitienne » au sourire aguicheur, quelques pages plus loin, n’a pas d’équivalent masculin.
Grâce à l’ouverture récente des documents classifiés secret-défense, à des travaux comme ceux du lanceur d’alerte Bruno Barrillot ou aux modélisations du chercheur Sébastien Philippe et du journaliste Tomas Statius, on sait que l’État a sciemment minimisé, voire caché les risques à la population et aux travailleurs du nucléaire, déployant en parallèle une propagande pro-essais atomiques. Dans quels domaines cette architecture du silence a-t-elle été déployée en Polynésie, et à quel point subsiste-t-elle encore ? Quels moyens devraient selon toi être mis en place pour que la population accède à une information fiable et véritable ?
Je n’ai jamais étudié ce sujet à l’école, mais j’ai entendu pendant toute mon enfance que grâce au nucléaire, on avait des routes, une voiture et la télé. Que c’était ce boom économique qui nous avait permis d’évoluer. Durant près d’un demi-siècle, on nous a toujours affirmé que les essais français étaient « propres » et on a invisibilisé la contamination due aux expérimentations nucléaires. C’était tabou d’en parler, et ça l’est encore aujourd’hui, dans une certaine mesure : dans les campagnes de prévention sur les cancers, dans les prospectus à l’hôpital, on parle du Polynésien qui fume, qui boit de l’alcool ; certaines études vont jusqu’à imputer le nombre de cancers de la thyroïde en Polynésie à notre consommation de poisson. J’ai moi-même longtemps cru à ces arguments – effectivement, on mange du poisson à tous les repas. Jusqu’au jour où je me suis documentée au sujet de l’explosion de cancers de la thyroïde à Tchernobyl : je me suis fait la réflexion qu’à Tchernobyl, il y a peu de probabilité qu’ils mangent « trop de poisson ». Le travail de sensibilisation et d’éducation à initier pour contrer cette infrastructure de diversions et de minimisations est immense. Il faudrait a minima une vraie mobilisation de la part de notre ministre de la Santé, et que dans chaque cabinet médical, dans chaque clinique, dans chaque hôpital du pays, il y ait une affiche d’information sur les 23 maladies radio-induites.

La France n’est pas prête à nous donner la vérité ; elle veut plutôt nous faire oublier, nous faire tourner la page. En mars 2024, en visite à Moruroa, je me suis encore retrouvée devant une officielle de l’Armée qui m’a affirmé que toutes les précautions ont été prises pour les déchets nucléaires sous-marins, car ils ont tous été bétonnés. Quelques mois plus tard, je découvre une vidéo d’époque filmée sans autorisation dans le documentaire Les oubliés de l’atome (Suliane Favennec, 2023), où l’on voit un militaire en train de balancer des tonneaux et de la ferraille radioactive dans la mer. L’État français continue à nous prendre pour des imbéciles.
Le processus colonial s’immisce dans l’intime et détruit jusqu’à l’estime de soi. La décolonisation des esprits est urgente: on a besoin d’enlever le casque colonial vissé sur nos têtes.
Les mensonges sont d’autant plus difficiles à contredire que nous sommes un peuple de colonisé·es et que beaucoup ont intériorisé le stigmate colonial et raciste de notre infériorité : inconsciemment, on suppose que les blancs sont plus intelligents que nous, et que, s’ils affirment quelque chose, c’est forcément vrai. Ainsi, quand j’entends le représentant du président de la République, Mr Dominique Sorain, dire qu’il n’y a pas de corrélation entre les essais nucléaires et les cancers dans le contexte de la sortie du livre Toxique. Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie en 2021, même moi, pendant plusieurs secondes, je vais le croire, avoir des doutes sur ma lutte et me sentir idiote. Cette anecdote met en lumière à quel point le processus colonial s’immisce dans l’intime et détruit jusqu’à l’estime de soi. C’est pourquoi la décolonisation des esprits est si urgente. On a d’abord besoin d’enlever le casque colonial vissé sur nos têtes.
Au cours de ton parcours de militante, qu’est-ce qui t’a permis de te défaire de ce « casque colonial » ?
Depuis que je suis jeune, je baigne dans des discussions assez critiques vis à vis de l’État Français, puisque mes parents sont tous les deux proches ou membres du parti indépendantiste. Mon père est avocat et conseiller d’Oscar Temaru, le président du parti indépendantiste Tavini [majoritaire à l’assemblée territoriale depuis avril 2023]. Ma mère en est membre également et a été élue à l’assemblée de la Polynésie française – elle n’est plus élue depuis 2023. Mais je restais très captive de la vision de l’État français selon laquelle c’est nous, les victimes, qui avons la charge de la preuve du lien de causalité précis entre nos maladies et leurs expérimentations. En fin de compte, ce sont mes rencontres lors de conférences internationales, avec les communautés affectées, originaires d’Hiroshima, de Nagasaki, du Nevada, du Kazakhstan, qui m’ont permis de réaliser que j’ai le droit de dire que je suis malade à cause de la bombe. Ces personnes m’ont confortée dans le fait de croire en nos expériences et nos vécus, même en l’absence d’une causalité absolue et scientifiquement établie, qui est de fait inatteignable quand on parle de cancers. Ils et elles me disaient : « Oui, Hina, tu n’es pas physicienne, mais les maladies qui touchent ton pays, ce sont les mêmes qui touchent nos territoires. Nous sommes malades à cause des expérimentations nucléaires ». Après ces rencontres déterminantes, je suis rentrée chez moi convaincue, mais en bataille avec mon propre peuple : ce lien de cause à effet n’est pas du tout une évidence chez nous.
Encadré 3. 1974 : L’île de Tahiti irradiée à l’insu de ses habitant·es
En analysant l’énorme somme de documents déclassifiés de l’armée, le chercheur Sébastien Philippe et le journaliste Tomas Statius ont démontré que la contamination de la population civile par les retombées radioactives au sol ont été très largement minorées. Dans leur livre Toxique : Enquête sur les essais nucléaires français en Polynésie, paru en 2021, ils estiment par exemple que la bombe Centaure, dernier « essai » atmosphérique de Polynésie réalisé en 1974, a fait 110 000 potentielles victimes. En modélisant le nuage grâce aux documents de l’armée, ils dévoilent comment les poussières radioactives sont transportées par le vent vers Tahiti, 48 heures après l’explosion. L’armée, qui voit le nuage partir dans le mauvais sens, décide de garder le silence, alors même qu’elle connaît les risques encourus par la population. Ces nouveaux résultats pourraient amener à reconsidérer radicalement l’indemnité que l’État doit aux victimes : « presque toute la population de Tahiti, soit près de 90 000 personnes, aurait reçu plus de 1 mSv en 1974, le seuil imposé par le Comité d’indemnisation pour être reconnu en tant que victime. Toute personne présente sur l’île ce jour-là pourrait potentiellement être indemnisée, dans le cas où elle développerait l’une des vingt-trois maladies reconnues par la loi ».
Tu mènes cette lutte depuis le parti indépendantiste. Quels liens fais-tu entre la question de l’indépendance et celle des réparations des conséquences des expérimentations nucléaires, et pourquoi as-tu intégré ce parti ?
En octobre 2019, je m’inscris pour prendre la parole à New York aux côtés de membres du parti indépendantiste, devant la Commission des Nations Unies qui concerne la décolonisation des pays non-autonomes. À ce moment-là, je ne projette pas de me lancer en politique, je viens « seulement » en tant que personne concernée, et je n’ai que quatre minutes pour témoigner. Puis je participe à la 1ère réunion des États parties du Traité d’interdiction des armes nucléaires aux Nations Unies de Vienne. Là encore, en tant que personne représentante de la société civile, je n’ai deux minutes trente de temps de parole, et c’est extrêmement frustrant. J’envie les personnalités politiques à qui on accorde beaucoup plus d’écoute, et qui ont accès à des réunions auxquelles je ne suis pas invitée. Je me dis qu’il faut que je me lance en politique, pour avoir plus de temps de parole, plus d’écoute, plus d’outils. Et c’est plus facile pour moi que pour d’autres, sachant que mes parents avaient déjà les pieds dedans.
La colonisation est indissociable du fait nucléaire. Et les deux luttes vont de pair. Ça a été dur pour moi de l’admettre, mais on a été contaminé·es sciemment, pour faire des expérimentations sur nous et notre territoire, considéré comme un océan sans habitants : pendant 30 ans, nous avons été les souris de laboratoire de l’État français. La dissuasion nucléaire a permis la grandeur de la France, et c’est cette « grandeur » que je porte dans mes gènes, comme des milliers d’autres, au travers de la leucémie dont je suis atteinte depuis maintenant onze ans.

Si on n’avait pas été une colonie, on n’aurait pas été choisi, après que l’État français a procédé à ses premiers tirs atmosphériques dans une autre colonie, l’Algérie, entre 1960 et 1961. La guerre d’indépendance a empêché de continuer les essais là-bas, et c’est chez nous que la France a continué de faire exploser ses bombes. Cette décision de construire le Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP) et de mener les expérimentations nucléaires a été imposée par Paris, sans que la population n’ait son mot à dire. La situation coloniale de la Polynésie française a permis à la France de mener les essais nucléaires avec une quasi-impunité, profitant de l’absence de contrôle local et international, et le contexte colonial a permis de poursuivre ces expérimentations pendant 30 ans, jusqu’en 1996. Notre éloignement de tout n’a pas non plus aidé.
Chaque année, le 2 juillet, je participe à la commémoration de l’anniversaire du premier tir, connu sous le nom d’Aldébaran. Mais bon, avec l’ambiance musicale, nos chants tahitiens, le ukulélé… J’ai l’impression d’être à l’anniversaire de ma grand-mère ! Ce n’est pas comme ça que j’imagine un rapport de force face à l’État français. Ils doivent bien rigoler…
Les associations de soutien aux victimes des essais nucléaires ne souhaitent pas être identifiées comme indépendantistes. Comment réussissez-vous à tisser des alliances malgré certaines différences politiques ?
Aujourd’hui, j’en viens à la conclusion que paradoxalement, le lien historique entre la question des réparations et celle de l’indépendance nous a desservi politiquement, même si l’imbrication de ces problèmes est une évidence. Ainsi, Oscar Temaru, leader indépendantiste, portait une critique radicale de la France et de la bombe atomique qui entrait en conflit avec les discours des associations de victimes, celles des anciens combattants ou des travailleur·ses du nucléaire. En fait, beaucoup ne remettent pas en question le nucléaire et sa politique de prolifération : leur priorité est de monter des dossiers d’indemnisation, de soutenir les gens dans cette démarche, et d’obtenir une reconnaissance équivalente à celle des vétérans de guerre. Certain·es sont même fier·es d’avoir participé à la dissuasion nucléaire et à la défense de la Nation française. Ils et elles ne veulent surtout pas être vu·es comme politiques ou être assimilé·es à l’indépendance. Mais nous devons développer une stratégie qui nous rassemble, c’est pourquoi je pense que la question nucléaire ne doit pas être cantonnée au parti indépendantiste.
Encadré 4. 1995 : Manifestations planétaires et émeutes populaires contre la France nucléaire
Juin 1995. Alors que le président Jacques Chirac annonce la reprise des essais nucléaires pour une « ultime campagne », les protestations reprennent aux quatre coins de la planète, et particulièrement parmi les populations d’Océanie. Le gouvernement néo-zélandais déplore l’arrogance de la France3, l’Australie publie dans la presse française les arguments s’opposant à la décision et des manifestations de pacifistes ont lieu quotidiennement dans ces deux pays pendant deux mois. Le 17 juin, le consulat de France à Perth est incendié. Phénomène anecdotique mais révélateur, les ventes de voitures françaises, de vin et de cognac diminuent de 34% en Nouvelle Zélande4. Le 1er essai de la dernière campagne de tirs français a lieu le 5 septembre 1995. Le syndicat majoritaire de Polynésie appelle aussitôt à une grève générale. L’aéroport de Tahiti est assiégé par les manifestant·es. Deux jours durant, des commerces sont pillés et des voitures incendiées, jusqu’à ce que l’homme politique indépendantiste Oscar Temaru accepte d’appeler au calme : « C’est l’indépendance de ce pays qui pourra arrêter les essais nucléaires, ce n’est pas cette violence ». Le dernier essai nucléaire français en Polynésie a lieu le 27 janvier 1996, 6e tir d’une campagne qui en prévoyait initialement huit. Au mois de mars, Gaston Flosse, alors président du gouvernement polynésien, signe au nom de la France le traité de Rarotonga, qui entérine l’arrêt des essais nucléaires dans le Pacifique sud.
Je dis souvent que la maladie n’a pas de couleur politique. Les élu·es entendent ma volonté que l’on travaille ensemble et que cette question ne reste pas la chasse gardée du parti Tavini. À titre d’exemple, la résolution que j’ai déposée en 2024 pour soutenir le traité d’interdiction des armes nucléaires a été votée à l’unanimité à l’Assemblée de la Polynésie française. C’est un geste fort, car même si nous ne pouvons pas ratifier ce traité [puisque la France s’y oppose, nde], nous le soutenons et nous nous dissocions ensemble de la position officielle française au sein de la communauté internationale.
Pour quelles formes de réparation vous battez-vous aujourd’hui ?
Beaucoup demandent des excuses officielles, du pardon. Certains voudraient qu’Emmanuel Macron présente ses excuses au nom de la France. Il y a beaucoup de chrétiens en Polynésie, et le pardon, c’est énorme. Moi, personnellement, je préférerais des actions concrètes, notamment en termes de soin.
La loi Morin, qui date de 2010 et prévoit un dispositif d’indemnisation financière pour les personnes malades d’une des 23 maladies radio-induites reconnues par l’État, a le mérite d’exister. Mais elle laisse trop de Polynésien·nes de côté. C’est David contre Goliath. Il faut constituer un dossier de demande d’indemnisation, beaucoup n’arrivent pas à retrouver les preuves médicales de leur contamination, d’autres ne maîtrisent pas suffisamment le français. C’est pour cela qu’il y a aujourd’hui plus de métropolitain·es indemnisé·es que de Polynésien·nes [les vétérans des essais nucléaires, nde]. Aujourd’hui, nous réclamons un véritable accompagnement médical financé par l’État français pour toutes les personnes atteintes d’une maladie radio-induite. Cela comprend les soins pour nos enfants malades, car les maladies peuvent se transmettre de génération en génération, vu que notre ADN atteint par l’irradiation provoque des malformations dans la descendance.

Les compétences de santé ont été transférées de l’État français à l’assemblée de la Polynésie en 19775. Depuis cette date, nous assurons l’organisation, la gestion et le financement de notre système de santé. On pourrait penser que c’est une avancée mais c’est évidemment un cadeau empoisonné : l’État français s’affranchit par là même du coût financier de tous les cancers qu’il a lui-même créés.
Notre société est très malade et les cotisations sociales ne suffisent évidemment pas : nous n’avons pas la médecine à la hauteur du préjudice qu’on a subi. À titre d’exemple, en métropole il y a 200 établissements de médecine nucléaire ; ici, on en a zéro ! Nous avons des possibilités de radiothérapies mais pas de Tep Scan par exemple. Si vous avez un cancer en Polynésie, on va faire avec les moyens du bord. Il y a moins d’un mois encore, un médecin m’a parlé d’une jeune fille de 25 ans atteinte d’un cancer du sein, qui va être bombardée de chimiothérapie et charcutée faute de moyens pour des interventions plus fines et ciblées. Les fonctionnaires d’État ont la possibilité de se faire soigner en France et certain·es Polynésien·nes également, mais c’est au cas par cas. C’est très dur pour un·e Polynésien·ne, venu·e d’une île éloignée, de se retrouver à Paris, en hôpital. Quand je vois les milliards d’euros que la France injecte dans son arsenal militaire alors que je demande juste 5 millions d’euros pour un centre de médecine nucléaire en Polynésie, ça me rend dingue.
Les illustrations de cet article sont de Taina Calissi, artiste peintre tahitienne. Retrouvez-les sur sa page Instagram.

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Notes
- Rédigé en 2005 en japonais par le docteur Nanao Kamada, qui a soigné les hibakusha, les victimes des bombardements atomiques au Japon (Hiroshima le 6 août 1945, Nagasaki le 9 août de la même année). Le livre a été traduit en français puis offert à la Polynésie en 2018 par l’intermédiaire de Bruno Barrillot, lanceur d’alerte et ancien délégué pour le suivi des conséquences des essais nucléaires, décédé en mars 2017.
- Survivante au cancer de la thyroïde, Tina Cordova est la 4e génération de sa famille à avoir contracté un cancer depuis 1945, date des premiers essais américains conduits à Tularosa, dans le sud du Nouveau-Mexique, dont elle est originaire. Elle a depuis co-fondé le Tularosa Basin Downwinders Consortium (TBDC), dont l’objectif est de mettre en lumière les conséquences physiques des essais nucléaires sur plusieurs générations.
- Don McKinnon, ministre néo-zélandais des Affaires étrangères, déclare que par cette décision, Jacques Chirac fait montre de « l’arrogance napoléonienne de De Gaulle » (Renaud Meltz, Alexis Vrignon (dir.), Des bombes en Polynésie. Les essais nucléaires français dans le Pacifique, Éditions Vendémiaire, 2022, p.467.).
- Chiffre mentionné dans l’ouvrage Des bombes en Polynésie (op. cit.), tiré du Rapport d’information n°290 du Sénat : Mission en Australie et en Nouvelle-Zélande du 7 au 16 février 1997, Commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, 1997.
- Depuis 1946, la Polynésie appartient à la catégorie statutaire des territoires d’outre-mer (TOM), confirmée par les Polynésiens lors du référendum constitutionnel de septembre 1958. Un mois plus tard, Pouvanaa Oopa, chef de file du mouvement anti-colonialiste RDPT, partisan du « non » au référendum, est arrêté, accusé d’avoir tenté d’incendier Papeete. Une répression qui permet à De Gaulle, alors président de la République, de réduire l’autonomie de gestion, de quoi faciliter aussi l’installation du Centre d’expérimentation du Pacifique, quelques années plus tard. En 1977, la Polynésie reçoit finalement un nouveau statut, dit « d’autonomie de gestion », pour lequel des compétences auparavant réservées à la France lui sont désormais concédées : travaux publics, enseignement primaire, santé, prisons, taxes douanières et portuaires. Le gouvernement central conserve de vastes compétences, telles que la défense, les affaires étrangères, l’ordre public, la politique monétaire, certains pans de l’enseignement supérieur et la recherche. En 1984, le statut évolue encore. Les conseillers de gouvernement deviennent ministres. La Polynésie est désormais dirigée par un Président du gouvernement, ce qui parachève le statut semi-autonome du territoire. En 2003, elle devient « collectivité d’outre-mer ».
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La puissance du moindre geste : écopolitiques de la danse
Texte intégral (9312 mots)
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À propos de Mouvementements. Écopolitiques de la danse d’Emma Bigé, paru en 2023 aux éditions La Découverte dans la collection « Terrains philosophiques ».

Emma Bigé, l’autrice de cet ouvrage conçu comme une « enquête », a écrit six ans plus tôt une thèse consacrée à la phénoménologie du mouvement depuis le contact improvisation1. Il s’agit d’une pratique somatique qui s’intéresse au corps vivant et vécu dans sa totalité et que l’on retrouve en filigrane dans l’ouvrage. Par ailleurs, Emma Bigé est commissaire d’exposition, anime des ateliers de contact improvisation, enseigne la philosophie, écrit et traduit des articles pour les revues Trou noir, lundi matin ou Multitude avec Yves Citton. Enfin, elle partage ses textes sur son site Internet2 avec un enthousiasme viral, consacrés aux théories pratiques TPG (transpédégouines), queer féministes, décoloniales, et plus récemment, crip3.
L’ouvrage, composé de cinq courts chapitres, est proliférant : d’exemples, de références, de thématiques, tissés autour du fil conducteur des « mouvementements » dont il crépite, résonne et fourmille. Le choix du terme de mouvementement a deux origines. D’une part, il renvoie à un travail précédent d’études en danse, proposé par Alice Godfroy4, chercheuse en danse et en littérature qui emprunte à un philosophe et phénoménologue, Jean Clam, le terme de mouvementements : ce sont les mouvements qui animent un être vivant et désirant. Le terme permet de « dire l’incessante mobilité intérieure » comme extérieure5. D’autre part, le terme permet à l’autrice de nommer cette dualité bougeant-e/bougé·e qu’elle tente de dépasser dans son enquête.
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Ainsi, les « mouvementements » désignent tous ces « mouvements en soi qui ne sont pas de soi », qui constituent une occasion et une puissance de transformation, d’autant plus si l’on est capable de les constater et de se laisser affecter par eux. L’autrice prend l’exemple de l’écoute de la musique : « loin d’avoir à me mettre au pas de la musique, tout va se passer comme si, enveloppée par les sons, j’allais me laisser bouger par eux plutôt que de bouger « sur » eux » (p. 58). Il s’agit aussi des micro-mouvements qui nous agitent, nous déséquilibrent ou nous permettent de nous ajuster, sous l’effet de la gravité, lorsque nous sommes debout et immobiles. Bref, ce sont tous les mouvements internes qui ne se décrètent pas mais se constatent, s’activent en nous si on les laisse faire, sans résulter d’une décision motrice pour autant, et qui héritent de forces extérieures (telles que la gravité) ou intérieures (la respiration) et peuvent conduire au geste. En effet, « nous sommes mouvementées par des gestualités autres qu’humaines » (p. 32).
Les mouvementements sont tous les mouvements internes qui ne se décrètent pas mais se constatent, s’activent en nous si on les laisse faire, sans résulter d’une décision motrice (respiration, posture…).
Le paradoxe qui mène à l’ouvrage est le suivant : nous, habitant·es des sociétés occidentales, sommes aussi des créatures terrestres, mais nous détruisons notre sol et nous ne savons ni où ni comment « atterrir6 ». Cependant certaines d’entre nous, notamment danseuses et activistes, ont appris à survivre dans/avec la perspective de la chute, et des sols mouvants avec lesquels elle dialogue. Le pari de l’ouvrage est donc le suivant : comment sentir et penser ces mouvementements et comment agir voire subvertir l’ordre existant, grâce à eux ?
Je partirai des approches relationnelles qui étaient le propos l’ouvrage, celui-ci cherchant à frayer un chemin alternatif au dualisme pour problématiser notre appartenance terrestre. Ensuite, seront synthétisées quelques propositions de l’autrice quant aux manières de se sentir mouvementées, grâce aux danses et aux œuvres qui associent la critique sociopolitique à la critique esthétique. Enfin, je proposerai trois éléments critiques pour prolonger les discussions auxquelles cet ouvrage nous invite.

« Des mouvements qui ne sont pas de moi »
L’avant-propos présente synthétiquement et successivement le projet de l’autrice, à la fois son objet d’étude et sa stratégie. Il s’agit d’une « enquête » sur et avec les « mouvementements », c’est-à-dire « les mouvements qui ne sont pas de moi, des mouvements qui me précèdent et dont certains m’instituent », tels que la respiration, la circulation sanguine, le maintien de la posture érigée, etc. « Sans cesse je suis mouvementée, du dedans comme du dehors, par d’autres mouvements que les miens. » (p. 13). L’autrice allie plusieurs sources, des praticiennes et/ou penseuses en danse contemporaine et des philosophies activistes. « Quelles mobilisations pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseuses ? » (p. 15). Cette alliance est profondément « écologique », au sens de la philosophe Isabelle Stengers : en effet, Emma Bigé se place du côté d’une écologie des solidarités, plutôt que de la prédation7. L’enquête repose sur l’étude d’une série de relations coopératives entre différentes communautés de pratiques auxquelles appartient l’autrice et à travers lesquelles elle se situe, notamment du côté des milieux activistes queer, de la danse et d’autres pratiques somatiques8.
« Quelles mobilisations pouvons-nous trouver dans les leçons-en-mouvement dont s’arment les danseuses ? »
Emma Bigé
D’autre part, l’approche qu’elle mobilise, relationnelle, s’inspire largement d’une relationnalité « écosomatique », envisagée par la chercheuse écologue et danseuse Joanne Clavel9. L’écosomatique consiste en une « philosophie du soma, qui en plongeant dans le corps-vivant-vécu, y découvre l’eco, la maison-Terre qui l’entoure et avec laquelle il vit » (p. 31). Plus précisément, « Mouvementements est une enquête sur ces danses « composthumanistes », c’est-à-dire sur la manière dont certaines pratiques chorégraphiques peuvent nous aider à aiguiser les sentis de nos solidarités avec d’autres entités, humaines et pas qu’humaines » (p. 14), en s’inspirant de la philosophe Donna Haraway10.
L’hypothèse de travail est la suivante : la danse contemporaine, lorsqu’elle s’articule aux philosophies activistes (notamment critiques : féministes, queer, décoloniales, antivalidistes, etc) et que l’on prend le temps de lui consacrer une enquête, d’en décrire les pratiques, est riche d’une intelligence et d’un enseignement qui peut contribuer aux activismes. Cette intelligence est sensible, c’est-à-dire qu’elle repose sur un apprentissage créatif de notre capacité à sentir, à porter notre attention sur ce à travers quoi nous vivons incarné·es, et même à reconnaître ce qu’il y a, dans notre aptitude attentionnelle, d’incarné et de vivant. L’avant-propos présente rapidement la manière dont chaque partie du livre s’organise et se déploie autour de ce fil conducteur.
La dimension politique de l’esthétique
L’introduction et le premier chapitre clarifient deux postulats principaux qui guident la réflexion de l’autrice. Le premier, général, concerne l’ontologie, c’est-à-dire les croyances relatives à la réalité concrète. L’autrice revendique une « ontologie relationnelle », où ce qui existe ne consiste pas d’abord en des entités à l’identité préconstituée qui peuvent interagir, mais en des relations multiples qui fondent des existences aux identités évolutives. Le second postulat, particulier, découle du premier : si le fait d’exister procède avant tout de relations, alors la définition traditionnelle du corps, notamment humain, comme entité première, évidente, ne tient plus. « L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. » (p. 40).
Ce pari se nourrit notamment de la pensée de la philosophe du « danser » et danseuse Erin Manning, qui contourne l’essentialisation à laquelle mène le plus souvent le substantif du « corps » au profit d’une activation que permet l’anglais par le suffixe –ing. Erin Manning affirme un « refus du corps comme unité descriptive dernière des évènements dynamiques […], refus à la faveur duquel on trouve plutôt ce qu’elle appelle des « bodyings », « encorporations » ou « corps-en-train-de-se-faire » (p. 48). Le pari se fonde et se comprend également sur une proposition plus logique, celle de la « voie médiane » (p. 55-66), qui désigne dans certaines langues, la possibilité d’articuler les voix active et passive (par exemple en grec, haptomai signifie autant « toucher » qu’« être touché »).
Lire aussi sur Terrestres : Baro d’evel et Barbara Métais-Chastanier, « Les beaux gestes », juillet 2024.
L’autrice entremêle tout au long de l’ouvrage les références nourries par les approches relationnelles, qui excèdent largement la question ontologique. D’une part, les références théoriques issues des travaux en épistémologie – l’étude des conditions de validité des énoncés scientifiques – se nourrissent des approches critiques, qui s’intéressent aux rapports sociaux de domination, et des théories phénoménologiques, qui s’intéressent à la connaissance issue de l’expérience et de sa description de celle-ci. Certaines de ces références sont elles-mêmes à la croisée des épistémologies critiques et phénoménologiques. C’est le cas de la Queer Phenomenology (2006) de Sara Ahmed, qui est aussi décoloniale, ou encore de Frantz Fanon dans Peau noire, masques blancs (1952) pour qui la souffrance issue de l’oppression coloniale se traduit dans la posture corporelle, et aussi de celleux qui en héritent comme Fred Moten, qui s’intéresse en retour aux potentialités du soin et du soutien intra-communautaire, à travers une autre forme de contact11.
« L’anatomie moderne ne coupe pas que dans les chairs : elle coupe aussi et surtout entre le corps et l’environnement au sein duquel il se tient. »
Emma Bigé
D’autre part, du côté des pratiques chorégraphiques, on retrouve une tendance à articuler les préoccupations politiques et esthétiques. Les théories répondent aux pratiques en les formalisant, et réciproquement : les pratiques (esthétiques) permettent d’incarner concrètement ce que les théories formalisent. Ce faisant, l’ouvrage insiste sur une version particulière de la notion d’esthétique, qui renvoie moins au regard distancié du/de la spectatrice, qui apprécie sensiblement mais de l’extérieur ce qui lui est donné à voir, qu’à une version de l’esthétique qui insiste sur la manifestation voire la création de sentis « haptiques », liés au contact (tactile, mais également au mouvement, au soutien d’autrui). C’est là que se loge en partie la dimension politique de l’esthétique : notre capacité à sentir, à sentir nos relations à nous-mêmes, aux autres et à autrui dépendent directement de la définition du corps, et de ce à quoi les corps sont autorisés ou non par la société dans laquelle ils s’activent. Ces perspectives « écosomatiques », relationnelles et critiques se traduisent dans les pratiques somatiques et chorégraphiques, grâce à l’étude de divers « savoir-sentir » (chapitres 2 à 5), empruntée à Isabelle Launay : il s’agit « du mixte d’habitudes sensorielles et motrices qui se développent au travers d’une pratique et en particulier de la répétition de certains gestes ou de certaines attitudes » (p. 31).
Trois gestes intimes et politiques pour sentir autrement
Avec la gravité
Le premier chapitre de l’ouvrage dédié aux savoir-sentir concerne la chute, telle qu’elle est pratiquée en danse. L’autrice convoque les pensées et pratiques héritées du contact improvisation. Le transfert de poids peut en effet être considéré comme une forme de chute horizontale, en ce qu’il suppose le déséquilibre et permet d’apprendre à sentir le déplacement de ses propres appuis, à même le sol, et ceux de l’autre. Ce transfert peut s’expérimenter seul·e, à travers la méditation de la « petite danse » proposée par le gymnaste et danseur Steve Paxton, pour se rendre disponible et se préparer à la chute, tout en restant debout12. Il peut également s’exercer dans le cadre du duo de contact, qui met alors en exergue un agencement tout à fait singulier : il s’agit en fait davantage d’un « quartet », plus que d’un duo, dans la mesure où, selon Steve Paxton, on danse toujours en relation avec son propre sol (avec la gravité qui nous y relie), cette relation étant elle-même articulée à la danse du partenaire avec son propre sol à lui. Cela signifie que le duo de contact improvisation permet de se sentir concerné·e par la Terre, et par sa relation avec l’autre, autrement dit de faire place au senti gravitaire et à sa puissance.

Contre ou avec autrui
La question politique articulée aux pratiques somatiques, à tout mouvement en tant qu’il est vécu et senti, traverse l’ensemble de l’ouvrage, parfois explicitement, parfois davantage en filigrane.
D’une part, les pratiques écosomatiques, chorégraphiques, artistiques décrites sont appréhendées dans leur capacité à souligner et créer de nouvelles relations à son corps et celui d’autrui, plus généralement à la Terre, offrant ce faisant un horizon de résistance non frontale aux oppressions qui structurent le monde moderne occidental (violence et répression policière, racisme et néo-colonialisme, capitalisme racial et patriarcal, qui exploitent les corps des personnes les plus précaires, réduits à un outil de travail productif).
D’autre part, ce sont précisément les oppressions systémiques (race, genre, validisme, etc.) qui sont remises en question par certaines praticien·nes somatiques. Celleux-ci constatent que les oppressions se renouvellent au sein même des communautés de pratique somatiques et chorégraphiques, alors même que ces communautés se pensent non concernées voire émancipées de certaines formes d’oppression. Des propositions de certain·es praticien·nes cherchent précisément à mettre en exergue ces oppressions internes, et à les réduire. C’est le cas, par exemple, des danseurs noirs de contact improvisation Ishmael Houston-Jones et Fred Holland, qui soulignent les normes blanches du contact improvisation et ont proposé dans les années 1980 Le Manifeste du contact de travers, afin de « jouer le rôle de rabat-joie : ils vont pratiquer une « mauvaise sorte » de contact improvisation, « et le flux pourra bien aller se faire foutre » » (p. 105). Concrètement, dans les jams ou dans les ateliers de contact improvisation, les agressions racistes et sexistes13 ne sont pas rares, tout comme les agressions validistes. Il apparaît que le monde des pratiques somatiques et chorégraphiques est un microcosme qui n’échappe pas aux structures sociopolitiques plus générales, mais qui cherche des marges de manœuvre afin d’en réduire les effets délétères.

Avec soi-même : « ne-pas-faire »
Le senti de la relation à soi-même traverse les chapitres dédiés aux quatre exemples de « senti » développés par l’autrice : se sentir vulnérables et puissantes vis-à-vis de la Terre et de la gravité qui constitue notre première condition, à nous vivant·es humain·es, comme à tous·tes les autres vivant·es ; ou se sentir vulnérables, et puissant·es, en relation avec d’autres prenant soin de nous, avec tendresse. Cela dit, l’autrice insiste à juste titre sur la spécificité de la relation à soi-même, grâce à une exploration de plusieurs pratiques somatiques et chorégraphiques. C’est le cas de la « sieste PEP (Pour en profiter) » proposée par Catherine Contour (p. 184), qui invite chacun·e à s’octroyer, lorsque l’envie se manifeste, quelques minutes de relâchement, sans forcément sombrer dans le sommeil, mais en prêtant attention à ce que fait notre corps, notre « corps-en-train-de-se-faire », lorsque plus rien ne lui est demandé d’autre que de constater ce qui le mouvemente, immobile.
Selon Emma Bigé, alors que la notion de performance a souvent servi de métaphore en sciences sociales, c’est moins le cas pour la danse. Elle se propose d’y remédier au moyen de la notion de « mobilisation » qui permet de comprendre les mouvements sociaux en termes de contagion, de viralité. Emma Bigé cite également l’anthropologue brésilien André Lepecki (2013) qui envisage pour sa part la danse comme possibilité de « reconnaître dans toute situation son potentiel de mouvement » (p. 203) mais aussi ce qui, dans les politiques répressives policières, relève d’un contrôle des corps et des mouvements. En somme, les savoirs des danseuses et praticien·nes somatiques pourraient outiller l’étude des luttes sociales, précisément à partir de leur dimension somatique. L’implication de cette proposition est pragmatique : l’autrice se tourne alors vers l’essai poétique d’Alexis Pauline Gumbs (dans Underdrowned. Black Feminist Lessons from Marine Mammals, 2020, traduit en français aux éditions Burn~Août/Les liens qui libèrent en 2024), qui trace, elle, un chemin possible pour accueillir parmi les gestes des humain·es ce qui pourrait les relier à d’autres qu’elleux-mêmes telles que les « mammifères marines14 » (écouter, respirer profondément, etc.).

Une autre « politique du moindre geste »
La multiplicité des axes par lesquels l’autrice aborde la question politique est intéressante. Le premier axe est en quelque sorte pré-politique (chapitre 1 et 2) : il s’agit de proposer une approche permettant de rompre avec les ontologies/épistémologies humanistes de la « modernité/colonialité » (p. 17) occidentale, qui séparent radicalement corps et matière, esprit et corps, etc., et dont l’organisation capitaliste de l’économie conduit à une écologie de la prédation qui exploite les corps humains comme non humains et les sols qui les soutiennent. Selon l’autrice, la danse permet de faire l’expérience sensible d’une autre écologie, celle des relations (corps-matière, espèce humaine et non-humaine, etc.), et plus précisément des relations de coopération, de soutien mutuel.
Deuxièmement, l’autrice évoque un autre axe qui concerne l’existence des oppressions sociales (chapitre 3), considérées à la fois à l’échelle macro et micropolitique (échelle des communautés de pratiques somatiques). Le chapitre suivant (chapitre 4) explore les stratégies « obliques » permettant non pas de combattre de front des groupes ou des systèmes dans une logique oppositionnelle mais de trouver des chemins de traverse ou des interstices pour faire des pratiques somatiques une ressource de l’émancipation, notamment corporelle, psychique et sociale. Par exemple, Black Power Naps est une installation de 2018, d’artistes également activistes qui proposent à la spectatrice (notamment sexisée et racisée) de prendre soin d’elle en trouvant le repos dans la sieste, considérant celle-ci comme une revendication d’un droit au sommeil tout à fait politique. Le dernier chapitre renseigne moins clairement sur sa dimension politique, si ce n’est qu’il met en exergue l’engagement (somatique) que génère paradoxalement le « non-agir ».
La danse permet de faire l’expérience sensible d’une autre écologie, celle des relations (corps-matière, espèce humaine et non-humaine, etc.), et plus précisément des relations de coopération, de soutien mutuel.
Enfin, un dernier axe politique est esquissé dans la conclusion : il s’agit de considérer la participation « choréopolitique », des pratiques somatiques aux luttes et activismes qu’ils soient écologiques, et/ou antiracistes, queer, etc.
L’autrice rappelle à travers ces trois axes la pluralité des articulations entre sensibilité, pratique somatique et écopolitique. Elle s’intéresse, via la création artistique, chorégraphique et somatique à une autre forme de « politique du moindre geste »15.

Toutefois, le traitement de ces questions politiques est inégal. D’une part, on peut s’étonner de l’absence de la question, à la fois transversale et spécifique, de la classe sociale : est-ce qu’aucune pratique « somactiviste » ne vient par exemples de milieux prolétaires ? Les pratiques somatiques ne sont ici jamais situées comme un privilège des groupes les plus aisés (ou des plus aisées parmi les plus précaires) : celleux qui ont le choix de pratiquer la danse comme un métier, celleux qui trouvent le temps et l’énergie pour cultiver leur plaisir esthétique, celleux qui ont les ressources nécessaires et suffisantes pour se rendre sensibles à de telles pratiques.
D’autre part, plus généralement, la matérialité économique des pratiques somatiques et chorégraphiques n’est jamais évoquée. Cela n’est certes pas le cœur de l’ouvrage, mais on peut s’interroger sur le fait qu’il n’en soit pas fait mention dans le corps du texte de l’ouvrage ou dans ses notes. Comment et à quelles conditions ces praticiennes (et/ou les spectatrices) sont-elles concrètement en mesure de s’organiser collectivement ?
Enfin, un dernier élément peut surprendre : le troisième axe politique évoqué, qui concerne l’articulation des luttes et des pratiques somatiques, n’est traité qu’en conclusion, en forme d’ouverture de l’ouvrage, et consacré principalement à l’étude des « mobilisations » sociales au prisme des savoirs de la danse. Un chapitre aurait pourtant pu être dédié à l’articulation des luttes et des pratiques somatiques, afin d’analyser leur potentiel heuristique. À tout le moins, un passage aurait pu expliquer le choix délibéré de ne pas creuser cette question, quand d’autres s’y attèlent : on peut penser à la récente parution de la revue Communications, « Danser en lutte », co-dirigé par Marie Glon et Bianca Maurmayr, où Emma Bigé a d’ailleurs écrit un article, ou encore au travail du groupe Soma & po16. Ce troisième axe est d’autant plus intéressant qu’il irrigue plus ou moins implicitement une part des débats dans le champ militant/activiste : quelle place faut-il laisser au corps, à la sensibilité, à l’écoute, au soin par et pour le groupe dans les luttes ? Les luttes oppositionnelles, frontales, peuvent-elles se soustraire à la prise en compte les besoins fondamentaux de celleux qui consacrent de leur temps à cette lutte17 ?
Lire aussi sur Terrestres : Ariel Salleh, « Pour une politique écoféministe », mai 2024.
Esthétique et ontologie relationnelle
La proposition esthétique qui sous-tend tout l’ouvrage est pertinente. Il s’agit en effet de se tourner du côté d’un certain nombre de pratiques artistiques, chorégraphiques, somatiques, qui n’ont pas pour enjeu premier leur mise en spectacle – quoi que cela puisse être un moyen pour faire connaître ces pratiques. Ce n’est pas ici le regard et l’imagination qui contribuent seulement au plaisir esthétique, reposant sur l’action d’autrui, ou sur un paysage, mais bien une invitation à se laisser mobiliser soi-même afin d’éprouver autrement le monde. C’est une sorte de petite révolution, au sens d’un tour sur soi-même : plutôt que de projeter au-devant et en-dehors de soi ses aptitudes sensorielles, il s’agit de les retourner vers soi-même afin de faire une expérience alternative du monde et d’autrui.
Emma Bigé décrit de nombreuses facettes de cette proposition qu’elle connaît fort bien, étant elle-même praticienne de la danse, des somatiques, et philosophe du mouvement vécu-senti. Le concept d’« hapticalité », qui désigne la double capacité à toucher/être touchée dans un contact peau à peau, mais aussi par le regard ou l’écoute, est repris et employé par l’autrice à travers une approche décoloniale (comme celle des textes de Suely Rolnik et Fred Moten).
Il s’agit de se tourner vers des pratiques artistiques, chorégraphiques ou somatiques qui n’ont pas pour enjeu premier leur mise en spectacle, pour se laisser mobiliser soi-même afin d’éprouver autrement le monde.
Toutefois, l’une des matrices de ce concept est aussi la psychanalyse transitionnelle qui s’intéresse à la construction du sujet en relation avec son environnement (Winnicott18 ou Didier Anzieu), et notamment à l’importance du care, du soutien de l’environnement (par exemple des parents) au sujet. Cette approche psychanalytique, que certains travaux d’études en danse mobilisent, n’est jamais mentionnée dans le livre. Cela se comprend dans la mesure où l’enquête cherche à articuler les références activistes, critiques et somatiques, mais cela interroge aussi, car la dimension esthétique et éthique de l’hapticalité est développée du côté de la psychanalyse, et pourrait tout à fait soutenir l’argumentaire de l’autrice.
La proposition d’ontologie relationnelle, notamment inspirée d’Erin Manning, opère avec une certaine efficacité. Non seulement cette proposition est conceptualisée depuis la danse et à propos de la danse, mais en outre les illustrations choisies par l’autrice permettent d’imaginer leurs traductions somatiques et chorégraphiques (par exemple avec l’invitation à la Petite danse). Le principe relationnel selon lequel la relation préexiste aux entités et surtout aux identités devient donc concret. Les mouvementements prennent corps dans l’écriture comme à la lecture.

Cela dit, sur le plan conceptuel, la proposition ontologique n’est que partiellement développée et articulée à d’autres pensées relationnelles écologiques (qu’elles traitent d’art, de politique ou de sciences), pourtant nombreuses chez les philosophes actuel·les. Par exemple, en philosophie esthétique, Arnold Berleant propose à travers l’« esthétique environnementale » une approche singulière : défaisant l’articulation fréquente entre l’art et l’objet d’art, il s’intéresse à la relation sensible que tout sujet peut déployer avec son environnement. Du côté de la philosophie d’Isabelle Stengers, la relationnalité est particulièrement abordée dans l’un de ses derniers ouvrages consacrés à la métaphysique de Whitehead (Réactiver le sens commun). Elle y traite de l’usage possible de la voie médiane (moyenne) dans différentes formes d’associations et de la co-transformation des êtres concernés qui peut s’en suivre. Par exemple, dans le cadre d’une enquête en sciences sociales, quelles sont les alliances mises en place et comment fonctionnent-elles ? Comment est-ce que les groupes de pratiques artistiques s’organisent concrètement entre eux ? Autant de questions que l’on a envie de poser à Emma Bigé : comment a-t-elle concrètement mené son enquête, à travers quels modes de relations ? Et comment les danseuses et praticiennes somatiques à propos desquelles/depuis lesquelles elle mène sa réflexion s’organisent-elles matériellement, symboliquement, pour constituer cette forme de vie particulière qui articule l’art et l’activisme ?
On peut enfin penser au géographe et philosophe Augustin Berque qui depuis les années 1980 travaille sur une articulation non dualiste de la subjectivité et de l’objectivité, de la phénoménologie et de l’écologie. Il s‘intéresse notamment à la possibilité pour l’environnement d’être prédiqué (interprété) par le sujet percevant, et les sociétés dont il est issu, sans effacer sa base terrestre, dans une spirale dite « trajective ». Il fait pour cela une place de choix aux logiques non occidentales et aux ontologies associées.
La quasi absence de référence aux travaux de Berleant, Stengers et de Berque peut étonner, dans la mesure où ces auteur·ices évoquent à la fois des questions esthétiques, écologiques, et politiques.
Lire aussi sur Terrestres : Ana Minski, « La buveuse d’ombre », octobre 2019.
Une phénoménologie pratique
Les Mouvementements ne laissent pas indemnes, ils invitent à s’émouvoir autant qu’à explorer de nouveaux gestes. L’écriture généreuse permet de plonger, parfois presque en pratique, dans quelques expérimentations somatiques, comme lorsqu’Emma Bigé cite le texte de la « Petite Danse » ou encore la « pratique de deuil » proposée par la danseuse Olive Bieringa, « DECOMPOSITION A CIEL OUVERT19 […] ». L’écriture elle-même semble portée par la voie médiane, et rend la lectrice bougeuse/bougée. Les références nombreuses, issues de courants de pensées/pratiques fort différents, font l’objet d’un agencement original et donnent matière à repenser notre rapport au mouvement dans ses dimensions écopolitiques. En outre, bien que l’écriture soit fluide, et emprunte parfois le ton du récit, la méthode structure bel et bien toute l’enquête. Socialisée aux épistémologies phénoménologiques par ses études philosophiques, l’autrice s’emploie en effet clairement à une phénoménologie pratique. Elle cherche 1) à suspendre les préjugés habituels quant au mouvement, 2) en s’attachant à la description de pratiques de danses relativement marginales, et 3) en « pistant » ce qui favorise l’affleurement des « mouvementements » à travers chaque proposition somatique étudiée. Ces trois traits de la méthode font également écho à l’appel de Nathalie Depraz, pour une « pratique concrète de la phénoménologie20 ».
Toutefois, la méthode phénoménologique s’est depuis quelques années déployée hors de la philosophie : la psycho-phénoménologie en est un exemple. Développée par Pierre Vermersch et le GREX (Groupe de recherche en explicitation), cette dernière permet d’opérer un passage de la philosophie à l’enquête en sciences sociales, grâce à l’entretien d’explicitation. C’est un dispositif relationnel d’entretien qui permet de soutenir l’évocation puis la verbalisation descriptive du vécu. À quoi pourraient ressembler les descriptions singulières de mouvementements vécus ? On peut déjà goûter à quelques descriptions grâce à l’enquête initiée par les danseuses-chercheuses Catherine Kych et Matthieu Gaudeau21, qui s’intéressent tant aux mots choisis par les membres d’un duo quant à leur vécu de contact improvisation, qu’aux modalités attentionnelles, somatiques issues du contact improvisation qui pourraient faciliter en retour l’entretien d’explicitation. Une enquête par entretiens pourrait tout à fait être menée auprès des praticiennes somactivistes, ou des praticiennes somatiques engagées dans diverses luttes, pour pister autrement les effets de leurs « leçons-en-mouvements ».

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Notes
- Le contact improvisation consiste en un jeu improvisé, souvent en duo, de transfert de poids opérant de manière continue et souvent jusqu’au déséquilibre à partir d’un point de contact mouvant. Voir R. Bigé, Le partage du mouvement. Une philosophie des gestes avec le Contact Improvisation, thèse en philosophie, Université Paris sciences et lettres, 2017.
- Voir https://cargocollective.com/sharingmovement (avec des articles pour une grande majorité d’entre eux accessibles directement depuis son site).
- « Le mouvement Crip part des acquis du modèle social, et se développe dans les années 2000 surtout aux États-Unis. C’est un mouvement qui critique le premier mouvement des personnes handicapées car il est jugé trop masculin, trop blanc, etc. C’est un mouvement qui cherche à croiser les oppressions, lancé par des femmes, des personnes racisées ou qui ont une sexualité jugée différente de la norme. » : Charlotte Puiseux, « Chacun-e est à la fois valide et handicapé-e à des degrés divers ». Entretien avec Charlotte Puiseux, Contretemps, revue de critique communiste, 2019.
- A. Godfroy, Prendre corps et langue : étude pour une dansité de l’écriture poétique, Paris, Ganse arts et lettres, 2015, cité par Emma Bigé.
- Cette recension a été rédigée en partie suite à la présentation de l’ouvrage par l’autrice au printemps 2024 à la librairie des Modernes à Grenoble. Certaines citations, si elles ne sont pas référencées, proviennent de cette présentation publique.
- B. Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, 2017. Cité par Emma Bigé.
- I. Stengers, Apprendre à bien parler des sciences: la Vierge et le neutrino, Paris, La Découverte, 2023.
- Les pratiques somatiques renvoient au corps vivant et vécu, et désignent également un certain nombre de pratiques développées au cours du 20e siècle avec pour enjeu celui d’appréhender le corps et la santé depuis le ressenti, notamment celui du mouvement, afin de rendre à celleux qui souffrent une autonomie dans la guérison, mais également plus généralement afin d’apprendre à connaître son corps autrement.
- M. Bardet, J. Clavel et I. Ginot, Écosomatiques: penser l’écologie depuis le geste, Montpellier, Éditions Deuxième époque, 2019. Cité par Emma Bigé.
- D. J. Haraway, Vivre avec le trouble, traduction Vivien García, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2020. Cité par Emma Bigé.
- F. Moten, In the break: the aesthetics of the Black radical tradition, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2003.
- « Tu nages dans la pesanteur depuis le jour où tu es née. Toutes les cellules de ton corps savent où se trouvent le bas. On l’oublie vite. Ta masse et la masse de la Terre s’attirent l’une l’autre. »
- À ce sujet, l’article « Ce qui nous rient de nous toucher » (2021) de Myriam Rabah-Konaté, co-écrit avec Emma Bigé, est tout à fait éclairant.
- L’accord au féminin est généralisé dans l’ouvrage, et explicité au début de ce dernier : toutes les formes d’écriture inclusives sont les bienvenues, tant qu’elles « font bégayer la langue » et la grammaire sexiste qui l’irrigue.
- La « politique du moindre geste » est une expression de la sociologue ethnographe Geneviève Pruvost qui s’intéresse à la dimension politique de la subsistance notamment agricole. (Voir par exemple G. Pruvost, « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, vol. 57, no1, 2015, p. 81-103).
- Écosomatiques, op. cit.
- Voir par exemple l’émission du podcast Avis de tempête consacrée aux groupes affinitaires : « Audioblog – S3 – Épisode Hors série #5 – Former des groupes affinitaires pour les mobilisations à venir – Pour les bassines et au-delà… » (2024), ou bien la prise de position quant aux violences perpétrées lors de la répression à Sainte-Soline en 2023 : Collectif, « Sainte Soline : repenser nos stratégies de lutte depuis une logique d’autonomie et de soin », Terrestres (2023).
- Voir à ce sujet les travaux d’Anne Volvey (2013) en géographie de l’art, ainsi que ceux de C. Leroy et A. P. Preljocaj, Phénoménologie de la danse : de la chair à l’éthique, Paris, Hermann, 2021.
- « Dans les premières heures après ta mort, ton corps, vu du dehors, paraît inchangé. Mais à l’intérieur, tout change. Ton corps commence à refroidir immédiatement. Il n’y a plus de fluide en mouvement pour générer de la chaleur. C’est Algor Mortis. Ta température corporelle chute de deux degrés par heure jusqu’à prendre la même température que l’environnement. Ton corps est une démonstration de la seconde loi de la thermodynamique. Ton sang commence à coaguler. Suivant la loi de la gravité, il tombe en direction du sol, il se dépose dans les cellules qui sont à son contact. […] » (en italique dans le texte).
- N. Depraz, Comprendre la phénoménologie: une pratique concrète, Paris, Armand Colin, 2012.
- M. Gaudeau et C. Kych, « Aller-retours entre Entretien d’Explicitation et Contact Improvisation », Expliciter, no119, 2018.
L’article La puissance du moindre geste : écopolitiques de la danse est apparu en premier sur Terrestres.
Fragments de zad : récits croisés de Notre-Dame-des-Landes
Texte intégral (10999 mots)
Temps de lecture : 27 minutes
Ces textes sont extraits d’un livre écrit à huit et paru en 2022 sous le titre « Fragments de zad. Récits croisés d’allers et retours à Notre-Dame-des-Landes (2011-2018)1 ». L’ouvrage est signé du Collectif les Navettes, en référence aux navettes aller et retour entre la zad et le dehors de ses auteurices, qui ont été régulièrement à Notre-Dame-des-Landes ou y ont habité.
Les histoires qui suivent s’étendent sur huit années et racontent la zad depuis la première arrivée sur place de chacun·e jusqu’aux expulsions de 2018. Véritable archive décalée de l’occupation depuis le point de vue de celleux qui passent, les récits situés (et féministes) qui la composent racontent la zone comme un lieu de transformations, de vies qui bifurquent, d’apprentissages mais aussi de manques. Alors que des zads ne cessent d’ouvrir des brèches et des luttes, faisant face à une répression toujours plus dure, nous partageons ces histoires parfois trébuchantes, pour nourrir les récits de ce qui s’y trame et se donner la force de continuer.
Les mêmes questions nous étaient posées chaque fois que nous revenions de la zad de Notre-Dame-des-Landes : « Et ça ressemble exactement à quoi ? », « N’importe qui peut vraiment débarquer sans prévenir ? », « Mais qu’est-ce que vous avez bien pu faire de vos journées ? » Nous n’avons pas cherché à simplifier les réponses à ces questions. Ce récit n’est ni une zad-mode d’emploi, ni un voyage enchanté en terre promise. Dans ce texte, nos personnages trébuchent, glissent, planent, résistent, se laissent aspirer, happer – jusqu’à faire corps, pour certain·es d’entre nous, avec la zone.
Nous n’habitons pas ou plus à la zad aujourd’hui, et pourtant cet espace n’a cessé de nous absorber. Rendre compte de ces mouvements entre l’intérieur et l’extérieur de la zone, c’est montrer que la zad dont il est question ici (entre 2011 et 2018) n’était pas un espace clos : à travers les nombreuses « navettes » qui y circulaient, et dont nous n’étions qu’une infime partie, la zad produisait des effets qui ne s’arrêtaient pas brutalement une fois passé le bourg de Notre-Dame-des-Landes.
C’est peut-être cela que signifie l’énigmatique formule « zad partout ».
On aurait pu raconter cette histoire selon les codes habituels des sciences sociales, puisque c’est autour de la pratique des sciences sociales que nous nous sommes rencontré·es. Mais la zad nous a métamorphosé·es et cette expérience nous a intimé de changer de méthode et de format.
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ARRIVER
Facette n°2
Arriver sans se perdre.
Arriver à poser son sac à dos au sec.
Arriver à se donner une contenance avec sa mine toute fraîche.
Arriver à surmonter l’épreuve cinglante de ne rien comprendre.
Arriver à saisir (sans se décourager) qu’on n’est en fait pas du tout arrivé et que la zone de la zone, où on pensait enfin se poser, est un cran plus loin ou plus bas.
Arriver à revenir, arriver à rester, à repasser sans rester, c’est encore d’autres étapes.
Il y a quelque chose d’élastique ou de tout simplement adhésif dans cette zone.
On n’en finit pas d’arriver, parce que la zone a mille facettes. C’est irritant, absurde ou merveilleux, selon son humeur, sa plus ou moins connaissance des lieux, son histoire militante, ses contraintes hors zone.
Dans tous les cas, arriver, c’est plonger dans le lagenn2.

Voyage en terre inconnue – Audrey, vendredi 29 mars 2013
Je pars un vendredi matin en covoiturage pour Nantes. Nous sommes cinq personnes entassées dans une petite voiture. Je n’aurais pas dû dire où je vais passer mon week-end : le conducteur me sermonne sur les nombreux emplois que générerait selon lui la construction de l’aéroport. Je bafouille que j’y vais justement pour me faire une idée par moi-même de ce qui s’y passe. Et c’est vrai que je ne connais pas grand-chose de la zad et de son univers, ni d’ailleurs d’aucun milieu militant. À 29 ans, ma récente reprise d’études en master de socio me pousse à m’interroger de façon plus globale qu’avant sur le monde qui m’entoure, sur mon pouvoir d’agir dans la société dans laquelle je vis, sur les rapports de pouvoir et la politique. Ma réflexion et mon engagement sont en pleine construction.
Je vais rejoindre un ami de longue date, Tom, qui vit sur la zone depuis quelques mois. Il est clair que je ne me serais jamais aventurée toute seule dans cet endroit, dont je ne connais que l’aspect « lutte environnementale », si je n’avais pas connu quelqu’un sur place. Le fait que Tom habite ici éveille ma curiosité et me rend l’idée de venir plus accessible. C’est l’occasion d’aller rendre visite à mon pote, de me la jouer révolutionnaire du dimanche, et de confronter un peu mes idéaux à la réalité.
La réalité, là maintenant, c’est qu’il fait gris, froid, et qu’il pleut. Super. Et dire que j’ai une copine qui vit à Nantes, dans une vraie maison chauffée où je pourrais passer le week-end bien confortablement. Dans quoi je me suis embarquée ?
Descendue du car au village de La Paquelais, je remonte une route toute défoncée. Sous le ciel hivernal, les barricades en matériaux de récupe, les inscriptions sur le bitume, les tours de garde font une synthèse étrange entre une zone de guerre et le village des enfants perdus de Peter Pan. Aucune voiture. Je croise juste une fille, à pied, vêtue d’un imperméable et de bottes en caoutchouc. Je lui dis bonjour, elle me répond « salut ».

Je retrouve Tom qui m’amène dans le lieu où il vit, les Cent Noms. Dans le champ, je découvre une yourte, et un cabanon en planches attenant, dans lequel je pose mon sac. Derrière, une cuisine/salle à manger ouverte sur l’extérieur, construite en bois et matériaux récupérés. Il y a une grande table et des bancs, des décorations hétéroclites, telles que des affiches Wanted avec les portraits de François Hollande ou Jean-Marc Ayrault. Sur une façade en plexiglas est affiché un planning de tâches à accomplir avec des noms. Un peu plus loin dans le champ, il y a une sorte de petit poêle bricolé avec une bouteille de gaz vide et qui sert de cuisinière (j’apprendrai plus tard que ça s’appelle un rocket-stove). Il est protégé de la pluie par un auvent. Tom me dit que c’est hyper pratique parce que ça consomme très peu de bois. À un autre endroit du champ se trouve le « bloc sanitaire », en bois et panneaux d’OSB (des lamelles de bois liées par de la résine), composé de deux cabines de toilettes sèches fermant par un rideau ou une porte battante en bois (c’est la première fois que je vois des toilettes sèches), et d’une petite salle de douche, reliée à un tuyau d’eau (froide, évidemment). À l’extérieur, il y a un lavabo (non relié à un réseau d’eau), mais en cette période de fin d’hiver, il faut casser la glace le matin dans un seau d’eau pour se laver le visage… Ça ne me fait pas rêver. Le champ comprend aussi des parties aménagées en potager, avec plusieurs tunnels.
Avant toute chose, nous allons au Sabot pour me chercher une paire de bottes. Là-bas, il y a un freeshop.
– Si on trouve pas ta taille ici, on ira en chercher à celui de la Chateigne, me dit Tom.
Finalement, je trouve chaussures à mon pied. On m’explique que la cabane du Sabot existait déjà avant l’installation des Cent Noms : elle a été construite et occupée par des personnes qui étaient impliquées dans la lutte contre l’aéroport avant 2012. C’est un lieu emblématique de la zone car c’est l’un des premiers potagers collectifs et squattés : le jour de l’« ouverture », en mai 2011, fut l’occasion d’une manif-défrichage organisée conjointement par des habitant·es de la zone et le réseau Reclaim the Fields. C’est un réseau né dans les années 1990 au Royaume-Uni qui réunit des paysan·nes en devenir et des sans-terre qui militent pour la réappropriation de la production alimentaire – en français on dit Ramène Ta Fourche. Après la destruction des cultures et des installations à l’automne 2012, la plupart de ses occupant·es sont parti·es, traumatisé·es par l’intervention policière.
La réalité, là maintenant, c’est qu’il fait gris, froid, et qu’il pleut. Super. Et dire que j’ai une copine qui vit à Nantes, dans une vraie maison chauffée où je pourrais passer le week-end bien confortablement. Dans quoi je me suis embarquée ?
Nous retournons ensuite aux Cent Noms, où je sors le gâteau aux noix que j’ai apporté. Je m’étais un peu questionnée avant de venir sur le genre de choses que je pouvais apporter pour ne pas venir les mains vides et, pensant naïvement que les zadistes étaient forcément des écolos, j’avais fait un gâteau avec tous les produits bio que j’avais chez moi. Les quelques mecs qui sont là l’engloutissent sans demander la liste des ingrédients. Ça discute. Il est question de récupérer des semences et des poules à une association locale. Ils préparent aussi la manifestation qui aura lieu dans deux semaines : Sème ta zad. Ce sera une manif un peu particulière : les habitant·es appellent à venir cultiver les terres de la zone collectivement, en proposant de participer à divers chantiers agricoles3.
En fait, je ne comprends pas grand-chose à ce qu’ils racontent. J’ai l’impression qu’ils parlent une langue étrangère, et je n’ose pas les interrompre pour leur demander de traduire. Je me sens un peu mal à l’aise, une sorte d’intruse un peu potiche, au milieu de ce groupe qui se connaît bien et vit un quotidien commun, très éloigné du mien et dont je ne possède pas les codes.
Pendant ce temps, nous voyons par moment des hélicoptères survoler la zone. Cela n’a pas du tout l’air de perturber les habitant·es.
Pour dormir le soir, il y a le choix entre le Sabot et la yourte qui, à mes yeux, comporte l’avantage – non négligeable – d’être chauffée par un petit poêle, ce qui me tente pas mal. On est six ou sept à y dormir en rond. En fait, la yourte n’est pas si confortable, il n’y a que des couvertures au sol mais pas de matelas donc j’ai mal au dos et, s’il y fait très chaud lorsque nous nous endormons, il fait très froid quelques heures plus tard. Il me faut une force surhumaine pour m’extirper de mon duvet et chausser des bottes pour aller pisser au milieu de la nuit.

CHANTIER
La cabane féministe : la force de frappe – Sélène, mardi 28 mai 2013
Arrivées sur le chantier, Bass et moi, on cherche des yeux celle qui nous paraît « diriger » les opérations – en silence : demander qui est la « boss » du moment, ça nous aurait semblé comme prononcer une insanité politique. Notre investigation ne dure pas longtemps : on voit bien qu’il y a des meufs qui savent où sont les outils, comment les faire marcher et quoi faire exactement avec, à ce moment précis de l’avancement des travaux. Et la personne qui semble la plus informée de l’après-midi, c’est Béatrice – celle qui a fait l’annonce sur le fonctionnement du repas et la passation de consignes. Elle propose à Bass et moi de faire un banc ou une table. Elle nous montre le matériel dont on aura besoin pour construire ces meubles.
Manon nous propose une visite des lieux. Le chantier a commencé il y a une semaine, nous dit-elle, et il y a eu « dix jours de prépa ». Prépa ? Préparation du chantier : recherche du matériel, mise en place des toilettes sèches, de la cuisine extérieure au Gourbi, formation à l’usage des instruments. Les toilettes sèches ont été le premier gros chantier lancé, avec un bétonnage du sol. Manon nous y conduit pour qu’on admire le résultat. Une meuf avec une petite caméra et un micro nous demande si ça nous dérange pas qu’elle nous suive : elle veut faire une vidéo pour un site féministe (elle ne filmera que nos pieds). On accepte. Je suis heureuse de voir que la vidéaste n’est pas éjectée du site, qu’elle est bien accueillie. J’ai vu des personnes se faire insulter pour avoir pris des photos, même sans personne dessus.
Manon nous montre ensuite les fondations de la cabane : des poteaux de bois brûlés pour que cela ne pourrisse pas.
– Les meufs qui ont fait les plans ne sont pas là sur le chantier, nous explique-t-elle. Mais on est en contact avec elles à distance.
Elles ont fait les plans en fonction du matériel disponible. Les fondations et le sol sont faits de palettes rembourrées de terre-paille, le mur nord va bientôt être posé. La mezzanine est en cours de fabrication. Reste le mur sud à faire.
Tout semble très bien organisé. Il y a même les plans de la future cabane, scotchés sur une porte vitrée.
Manon clôt la visite en nous montrant les étagères où sont entreposés les outils, sous des bâches qui délimitent un espace d’une trentaine de mètres carrés, avec des bancs et des chaises à l’abri. Avec la pluie qu’il peut tomber ici, c’est nécessaire d’avoir un endroit sec.
Des bruits courent que toute la zad sera détruite en juillet et qu’il y aura une nouvelle vague d’expulsions. Mon diaphragme se contracte de rage : j’ai été harponnée par cette lutte.
Manon nous prévient qu’il y a une petite démotivation, en ce moment dans le chantier : il y a des bruits qui courent que toute la zad sera détruite en juillet et qu’il y aura une nouvelle vague d’expulsions. Je suis affectée par cette nouvelle, j’avais le sentiment que la partie était gagnée pour un an de plus.
Froissement intérieur. Mon diaphragme se contracte de rage : j’ai été harponnée par cette lutte.
– De toute manière, la zad est IM-PRE-NABLE : aussitôt détruite, aussitôt reconstruite, m’empressai-je d’ajouter.
À la mine prudente de mes interlocutrices, je vois bien que cette parole bravache est un peu ridicule, mais ça m’est venu sans réfléchir : cette petite phrase, je l’ai martelée tant de fois comme une formule magique auprès de personnes dubitatives (hors zad) que c’est devenu un leitmotiv – une croyance non-négociable.
Deux Italiennes font un mélange terre-paille. Des meufs expérimentées coupent du bois à la scie radiale, d’autres plantent des clous sur des planches destinées à faire une cabine de douche. D’autres encore rentrent d’une opération récupe avec des étagères, dépitées de n’avoir trouvé rien d’autre en guise de matériel de construction. Francine est au téléphone pour prendre rendez-vous avec quelqu’un·e qui donne un plancher. Le chantier fourmille de meufs autonomes, concentrées sur leur ouvrage. C’est jubilatoire.
[…]

Chercher les bons clous, trouver les bons marteaux prend un temps certain. Francine qui nous voit tourner en rond nous rassure : au moins, aujourd’hui, il y a assez d’outils pour tout le monde, parce qu’il y a eu des jours où il y avait trop de personnes volontaires pour le matériel disponible.
Comme on travaille en binôme, on a le temps de lever les yeux et de regarder autour de nous les à-côtés de ce chantier champêtre. Le soleil, caché par des nuages de plus en plus épais, devient intermittent. Deux meufs jouent de la musique (accordéon et djembé). Édith, qui s’est occupée du repas du midi au Gourbi, lézarde un peu. Elle cause avec Régine. Béatrice discute avec Arsène, une meuf du groupe féministe de la zad. Manue (une autre meuf du groupe féministe) arrive comme un bolide pour annoncer qu’à 17h, il y a une réunion sur la fonction de la cabane féministe et qu’elle n’en sera pas, parce qu’elle a une autre réu’. Son absence déçoit d’autres meufs – signe que sa présence est importante.
L’échelle terminée, on la place contre un arbre, on la fait tester à Francine qui peut monter sans problème. On n’est pas peu fières.
L’avantage d’être nombreuses sur d’infimes tâches, c’est que mises bout à bout, ça finit par faire une cabane habitable, avec le loisir de faire des pauses, puisqu’il n’y a pas de pénurie de main-d’œuvre. Bass et moi, on se met au repos.
Ambre arrive. Elle fait un tour sur le chantier, en nous faisant un petit signe de reconnaissance. On avait discuté longuement avec elle en mars. Une autre meuf se lance dans la construction d’une table – pas une table basique, mais avec des pieds encastrés dans des poutres. Elle utilise le ciseau à bois. Anne la rejoint, voyant qu’on n’est pas motivées pour faire les étagères. Bass et moi, on décide d’aller gonfler notre matelas. Ça va, ça vient. Ça usine, ça procrastine.

Une fille, habillée chic pour la zad (avec une veste en cuir cintrée, toute neuve) passe pour déposer le Zad News – sous la forme de feuillets A4, transmis de la main à la main sur la zone avec le planning des activités de la semaine 4. Elle fait la bise à Francine et Édith, qui loge le journal sous le bras et place les deux doigts dans la bouche pour siffler de joie.
– Le Coin a droit à sa première distribution de Zad News !
Le Coin. C’est la première fois que j’entends le nom de la cabane en situation. Nous voici donc en train de construire la cabane du Coin.
Une meuf arrive, pieds nus, avec un enfant sur les épaules et s’assied sur un banc avec Francine et Édith. Elle reste une heure et s’en va.
La présence de cet enfant me fait penser à l’absence des miens – au fait que je n’ai pas envisagé de les emmener, que rien sur l’annonce de ce chantier sur le site zad.nadir ne laissait pas penser qu’on pouvait venir avec des enfants. J’aimerais bien pouvoir parler du fait que j’ai des enfants, que j’aurais bien aimé venir avec eux, que ce n’est pas rien pour moi, de partir et de les laisser, mais quelque chose me retient. Je me sens soudainement d’une normalité coupable.
Lire aussi sur Terrestres : Christophe Bonneuil, « Comment la ZAD nous apprend à devenir terrestres », mai 2018.
Béatrice (qui a participé à la conception de la charpente) lance un appel général pour aider au levage du mur nord. Il est terminé et tout le monde doit venir aider à le porter pour pouvoir l’installer sur le plancher de la cabane et le clouer. Il faut des personnes pour lever, deux personnes pour vérifier les niveaux, et quatre personnes pour clouer au plancher la poutre du bas du mur. Je me porte volontaire pour clouer. J’aime bien clouer. Dix filles sont mobilisées autour de Béatrice pour porter la structure en poutres. Cette structure sera ensuite comblée avec des palettes et de la paille, si j’ai bien compris, puis couverte d’un bardage en bois, récupéré d’une scierie. Manue se porte volontaire pour le fil à plomb en disant qu’elle ne sait pas s’en servir. Il faut être nombreuses pour porter la structure car il ne faut pas que les poutres ploient. Donc il faut tout porter ensemble à la même vitesse, à la même hauteur. L’opération de levage est réussie. On pose la structure au ras du plancher. Avec le niveau, on vérifie que c’est droit et on cloue.
Le levage du mur nord sera le seul moment de l’après-midi où tout le chantier sera mobilisé. Nous sommes une vingtaine. C’est un moment collectif fort qui me plonge dans l’imagination des chantiers d’antan où tout le village venait donner un coup de main. L’absence de machines obligeait alors toutes les forces disponibles et valides, quelles que soient leur force, à coopérer. En ce mois de mai 2013, nous sommes une vingtaine de meufs (grandes, petites, habiles, malhabiles) et on a une sacrée puissance d’agir.

DEAMBULER
Holstein #1 – Sandhi, jeudi 17 novembre 2011
Il est tôt. Fañch va partir pour la journée, il a deux ou trois réunions à la suite. La vie de révolutionnaire anti-aéroport n’est pas de tout repos. Comme il devait avoir mauvaise conscience de me laisser toute seule avec son poster des 24h du Mans, il m’a rencardée avec Jakez, un vieux copain à nous qui habite dans un autre squat de la zone. Vieux, tout est relatif : j’ai 23 ans et eux, pas plus de 30.
Avant d’enfourcher son vélo pour partir à sa réunion n°1, Fañch me fourre une carte de la zone dans les mains et m’indique vaguement le chemin.
– On est là, qu’il me montre, à la Pointe. Ici c’est les voisines de la Maison Rose. Toi tu vas là-bas, au Rosier.
Bien. Très bien. J’ai même droit à un vélo. Encore mieux. Une chicorée soluble et je pars pour le Rosier au guidon du vieux vélo de route sans freins et trop grand pour moi. Au bout d’un kilomètre, j’ai déjà failli me casser la gueule quatre fois et je me rends compte que le pneu arrière n’est pas du tout gonflé. Ça commence mal. J’abandonne le vélo dans un fossé.
En vrai, c’est loin. Je sais pas si c’est la carte qui est pas à jour ou moi qui suis nulle en orientation – ou les deux – mais je traverse plusieurs ronciers qui avaient pourtant l’air d’être des chemins. Je patauge dans de nombreuses flaques. Les champs sont grands mais pas immenses, entourés de talus, entrecoupés de bois. C’est assez joli.
C’est drôle parce que, d’un côté c’est bêtement la campagne – des champs, des maisons en parpaings, de la boue, des tracteurs et des Holstein – et d’un autre côté, je croise des gens de moins de 80 ans, à pied ou à vélo, qui se parlent. Sur la route, les voitures passent lentement. C’est très perturbant. C’est comme la campagne, mais une campagne vraiment habitée, où il y aurait des gens. Qui ne font pas que passer, je veux dire.
Je ne sais pas combien de temps je marche. Peut-être deux heures. Jakez n’est pas du tout étonné de me voir arriver si tard, mais beaucoup plus que je sois venue à pied. Il nous fait une chicorée. Je fais sécher mes chaussures de rando à côté du poêle. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas vu·es. On parle de sa vie sur la zad. De cette maison, qui a été la première de la zone à être squattée. De la lutte en cours et des menaces d’expulsions. Des citoyennistes qui s’offusquent à chaque œuf de peinture lancé sur une façade de bâtiment public. Des assemblées générales interminables.
Sur la route, les voitures passent lentement. C’est très perturbant. C’est comme la campagne, mais une campagne vraiment habitée, où il y aurait des gens.
– C’est fou comme on a changé nos manières de réfléchir certaines choses, il m’explique. Quand on s’oppose aux carottages qu’ils font pour analyser le sol et voir par où ils commencent leurs travaux, on cale nos rendez-vous en fonction de l’heure de la traite, pour que les paysan·nes puissent participer. Moi comment dire, jusqu’à y a pas longtemps, l’heure de la traite des vaches c’était pas vraiment un truc qui m’intéressait dans la vie, alors m’organiser en fonction de ça…
Euh… oui, en effet l’heure de la traite c’est pas un truc auquel je pense moi non plus quand j’organise une manif. On pèle des châtaignes pour faire de la crème de marrons. Ça prend des plombes. On se refait une chicorée.

Facette n°16
Visiter des lieux de vie, à la vitesse de l’escargot, en glissant d’un champ à l’autre, plutôt que de converger dans un lieu centripète, c’est un geste politique très singulier : la déambulation peut se muer en micro-assemblée nomade – impromptue – qui tâte avec les pieds, la bouche et les yeux des particules de vie radicalement différentes. C’est promener son ignorance, échanger des nouvelles, intercepter une idée, régler un malentendu, transborder un objet et repartir avec des bouts de voisinage dans l’estomac. L’air de rien, ça crée une sorte de liant (visqueux et scintillant) dont il devient difficile de se défaire.
Facette n° 17
Les identités que l’on a l’habitude de coller hâtivement aux dégaines que l’on croise dans la rue pour savoir comment interagir, volent en éclat sur zone. Déduire en un coup d’œil de la tête aux pieds le pedigree d’une personne qui déambule (D’où vient-elle ? Que fait- elle ?), c’est une opération franchement hasardeuse et énergiquement contestée. Il y a pourtant bien des codes militants assez visibles, qui se lisent dans les manières de parler et le choix de son lieu de vie, mais il y a ici tant de passages et de turn-over, tant d’exceptions qui confirment la règle, tant d’événements qui agrègent des profils hétéroclites, que le jeu des catégorisations est très fortement perturbé : la zone est mouvante.
Lire aussi sur Terrestres : Earth First, « Une décennie de ZAD en Angleterre », juin 2020.
KAFETA
Facette n° 19
Kafeta [kaˈfeːta] (vb. intransitif). En breton : boire le café, à plusieurs. Par extension : discuter de façon interminable, raconter sa vie, colporter des rumeurs, faire une pause dans sa journée de travail pour aller voir la voisine.
Facette n° 20
Ici, pas de bar, pas de kebab au coin de la rue. Même pas de rue, en fait. Mais des volontaires motivé·es pour convoyer du matériel par tous les temps, sans assurance de branchement électrique et de raccordement à l’eau, nourri·es d’une forte expérience de banquets-concerts-teufs-festoù-noz dansants. Toutes les luttes n’ont pas la chance d’allier les forces du monde paysan, du monde des squats, de l’autonomie, du bien-vivre écolo et bricolo, et l’amour du dancefloor.
Facette n° 21
Loin de nous l’idée de faire des festivités à la zad uniquement des parties de plaisir où les rapports de pouvoir, comme les conflits politiques ou interpersonnels, seraient suspendus et disparaîtraient comme par magie. L’alcool peut rapidement devenir un enjeu de lutte (Qui en achète ? Comment se le procurer ? Comment le répartir ? Vendu à prix fixe ou à prix libre ?), avec son lot de déboires.

« Dormir, c’est lutter » – Luce, lundi 28 janvier 2013
Il est 5h du mat’. On a promis avec un copain du Port qu’on prendrait la relève à la barricade Sud (ou Bison futé) à 5h30. Merde, il pleut encore. Je cherche à tâtons mes affaires : formidable, elles sont encore trempées de la veille. Le temps de remplir un thermos de tisane brûlante et on s’aventure sur les chemins boueux et encore givrés. Quand on arrive sur la D281, le ciel commence à se découvrir. On arpente la route plutôt que de stagner quelque part : il fait trop froid.
Le jour se lève au rythme de nos pas et des gorgées de tisane. Vers 8h30, quelques fourgons de flics stationnent au niveau du Bois Rignoux (à environ 500 mètres de Bison Futé). Ils semblent venir dans notre direction. Ils s’approchent puis repartent. Manœuvre incompréhensible, s’il en est. Est-ce qu’ils veulent juste nous montrer qu’ils sont là et maintenir la pression ? Est-ce qu’ils cherchent des brèches ? Un copain nous dit qu’ils sont venus détruire certaines barricades vers 4h du matin.
On rentre en fin de matinée au Port. Le soleil nous fait grâce de quelques-uns de ses rayons qui réchauffent un peu la cabane. On se fait des tartines, qu’on trempe dans du café en écoutant Radio Klaxon. On entend passer la chanson de Jean-Jacques Goldman « Encore un matin, un matin pour rien […], un matin ça ne sert à rien ». Je ne sais pas si c’est la fatigue, mais je n’arrive plus à m’arrêter de rigoler.
Toutes les luttes n’ont pas la chance d’allier les forces du monde paysan, du monde des squats, de l’autonomie, du bien-vivre écolo et bricolo, et l’amour du dancefloor.
Myrtille se réveille tout juste, elle ouvre un œil, nous voit, replonge sa tête dans le matelas en grommelant :
– J’ai pas envie de faire la guerre.
Le copain avec qui j’ai passé la matinée remonte se coucher pour bouquiner. Mathieu se met à cuisiner le poisson de la récupe pour les chiens. Inna fait bouillir de l’eau pour faire la vaisselle. Myrtille traîne au lit. Elle est descendue chercher une tartine puis remontée pour écrire dans un cahier où il y a marqué « Rêves » dessus. Aïmti passe pour prendre un peu de tabac.
Je demande à Myrtille ce qu’elle pense faire aujourd’hui. Elle me dit qu’elle veut aller sur le chantier de l’Observatoire, mais pas tout de suite. Elle descend et s’affale sur le canapé :
– Dormir, c’est lutter.

« Boom ! » féministe à la No-TAVerne – Gio, samedi 16 mars 2013
The-place-to-be, ce soir, c’est la No-TAVerne.
Derrière le comptoir, deux filles servent des bières et du vin chaud à qui le demande. Tout est à prix libre, à déposer dans la tirelire sur la table. On est vite à l’étroit dans cette petite cabane. Ambiance chalet de montagne sur zone humide.
Au fond, il y a « le groupe des barricades », assis sur un banc. Il n’y a là que des mecs, sauf une fille qu’on avait aperçue avant. Le contraste est frappant, entre ce groupe de mecs assis au fond et toutes les filles qui sont debout autour du bar.
Pour le reste, c’est une vraie boum comme on les aime qui commence. Au-dessus de nos têtes, il y a la boule à facette fabriquée par les Suisses, faite de bouts de miroirs. On la fait tourner à la main pendant qu’on danse. Les petites enceintes crachent un mix éclectique de musiques plus ou moins engagées et dansantes. S’y retrouvent pêle-mêle du Casey, M.I.A, La Gale, Le Tigre.
Les petits groupes se font et se défont : on trinque, on chante, on échange, on danse. Édith, qu’on a pas mal croisée ces derniers jours, notamment la veille au Gourbi, parle avec Bass autour de la table du fond. Elle a la cinquantaine bien tassée et porte une grosse parka contre le froid. Un mec l’interpelle.
– Tu ne vois pas que tu nous interromps ? J’étais en train de parler.
Son ton est sec, mais pas méchant et même si le type a l’air complètement saoul, il encaisse la réprimande sans broncher. Édith parle des barricades :
– Qui doit s’occuper des barricades ? Est-ce qu’on provoque ou pas les flics ? Ça devrait être décidé collectivement. C’est un problème qu’on puisse identifier un groupe des barricades, ça devrait tourner, il faut pas qu’il y ait des spécialistes des barricades.
Édith n’a pas vraiment d’endroit fixe. On est assez admiratif·ves de cette capacité à vivre sans un vrai chez soi, un endroit où tu peux te retrouver seul·e. Elle nous rétorque qu’elle marche beaucoup toute seule dans la journée, que ça lui suffit.
Je croise d’autres gens, des Norvégien·nes qui passaient par là et ont un discours très idéalisant sur la zad.
– That’s crazy! You have built cabins on a very big area and it works! Imagine if we could do this everywhere! If we would do this in Norway… C’est dingue ! Vous avez construit des cabanes sur un territoire hyper large et ça marche ! Imaginez si on pouvait faire ça partout ! Si on faisait ça en Norvège…
On parle également d’une lutte contre un projet de mine là-bas. Ielles ont essayé d’occuper le terrain aussi mais c’était beaucoup plus petit et ça n’a pas fonctionné.
À l’inverse de cette binarité construite médiatiquement entre les « zadistes » et les « gens normaux », il y a ces navettes, ces circulations, ces lignes de crêtes sur lesquelles on apprend à déceler des marges.
Plus tard dans la soirée, une embrouille éclate lorsqu’un jeune mec parle du patriarcat. Il dit que les hommes aussi sont opprimés dans cette société et que, quand même, ça va mieux maintenant : les inégalités ne sont pas aussi violentes qu’avant. Un autre homme s’emporte : il ne supporte pas ce genre de discours qui minimise l’oppression des femmes. Il se casse. Débute une longue discussion avec Édith sur la place de la pédagogie dans le militantisme féministe. Mon avis c’était que les mecs doivent faire de l’éducation avec les relous, plutôt que de faire des sorties spectaculaires. Elle, au contraire, pense que c’est important de porter le conflit : il vaut mieux leur gueuler dessus un bon coup, histoire de leur passer l’envie de dire n’importe quoi.
Facette n°27
À l’inverse de cette binarité construite médiatiquement entre, d’un côté, les « zadistes5 » boueux·ses et hargneux·ses qui vivent du RSA au fond de la forêt, et de l’autre, les « gens normaux » qui travaillent et s’insèrent dans la société, il y a ces navettes, ces circulations, ces lignes de crêtes sur lesquelles on apprend à déceler des marges. Des couloirs, des brèches, de vastes parcelles. L’idée, c’est moins de créer des zones, avec un dedans et un dehors, que de multiplier les canaux et les courants qui se croisent, brassent. Nous revendiquons la joie de voyager entre les mondes, d’être multiples, plurilingues et incohérents. Nous refusons de choisir si nous en sommes ou pas : nous en sommes, c’est tout.

EXPULSIONS
Facette n°39
Ce chapitre n’était pas prévu. Le 12 avril 2018, nous avions rendez-vous pour avancer sur ce livre. On a bien été obligé·es d’annuler : l’opération d’expulsion de la zone a commencée le lundi 9 avril à 3h du matin et à partir de là, tout a basculé : nous nous sommes retrouvé·es à défendre la zad, sur place ou ailleurs, comme on pouvait. Le travail de rédaction a été suspendu durant quatre mois avec un accord tacite : il faut finir ce livre. Et une évidence : on ne peut pas ne pas raconter comment nous, ici et là-bas, on a vécu la violence de ces expulsions.
C’est moins léger, c’est plus intense.
On n’a pas cherché à polir les bords trop rugueux de certaines formules pour emboîter nos points de vue. Il est fort probable que le lissage de nos différences de perception soit impossible ni même souhaitable. Il est à la source même de cet assemblage.
C’est rare d’écrire à plusieurs bords et de tenir le pari de l’entre-bords jusqu’à la dernière ligne. On espère que ces récits en stimuleront d’autres pour que l’histoire s’écrive à mille voix.

Êtres expulsé·es – Yael, lundi 9 avril 2018
Il est 2h55 quand mon réveil sonne. J’allume le talkie, sors le téléphone de son silence. Des dizaines de textos, les flics sont partout. Ils quadrillent, encadrent, nassent la zone de leurs centaines de fourgons, de leurs trois blindés et de leurs chiens de garde. J’enfile un pull et la voix des ami·es aux entrées est de la zone :
– Ils nous ont allumé le spot dans la gueule, on enflamme la première barricade !
Cœur qui court après ses battements. Ma cohabitante et moi, on sort en catastrophe de notre cabane. L’hélicoptère est juste au-dessus de nos têtes et un faisceau brillant nous douche de son indiscrétion. Je les hais déjà.
3h02, la deuxième. Puis quelques minutes plus tard, la troisième barricade de la D281 est allumée. L’angoisse dans la voix des copaines derrière les talkies. La route est vite envahie de flics. Ielles sont si peu sur place, à donner l’alerte, à déclencher les premières étapes de la résistance. 3h10 peut-être, ce message surréaliste :
– Le blindé traverse la troisième barricade enflammée.
Tout va déjà trop vite. De tous les scénarios que l’on a ruminés pendant des années, c’est celui du blitzkrieg qu’ils semblent avoir adopté.
Et boum, boum, boum font les premières grenades.
Un instant je suis perdue, au milieu de la cour de la ferme où je vis depuis plus de deux ans. Ce n’est pourtant pas faute de connaître ma mission, de l’avoir préparée depuis l’automne 2016, avec les groupes dans lesquels je m’organise. Je sais bien ce que j’ai à faire dans ces premières heures de guerre. Mais mon cerveau rame, après la pauvre sieste d’une heure qui m’a servie de nuit. Et sous mes côtes, ça respire difficilement.
Ces voix que je reconnais derrière les appels talkie : c’est l’image de mes ami·es qui surgit violemment devant mes yeux. Ielles se feront peut-être arrêter dans les minutes, les heures, les jours à venir. C’est plus que de la panique, c’est être submergé·e par un tsunami de répression. Tout ça pour une poignée d’hectares et quelques irréductibles optimistes qui pensent que le monde est encore rattrapable.
De l’art de la proportion en territoire français.
Le téléphone dans une main et le talkie dans l’autre, mon regard jongle et je retransmets instantanément ce que j’y entends à ma cohabitante, qui semble elle aussi être rentré dans un moment de flottement. Elle va d’un hangar à un autre, en passant par son véhicule. Pendant quelques minutes, elle tourne en carré. Elle s’active finalement pour aller faire une marmite de café. Rappel au devoir, mes neurones se reconnectent. J’ai, moi aussi, des missions, un rôle à tenir.
On s’embrasse, on se souhaite bon courage. Quelque chose se tord à l’intérieur de moi, quand je pense que je ne sais pas quand je la reverrai.
Boum, boum, boum, continuent les grenades. Les détonations sont tantôt assez légères (lacrymos) tantôt incroyablement fortes (GLI-F4, assourdissantes, désencerclantes), au point de résonner sous mes pas. Il doit être 3h15, 3h20 au maximum. La nuit est chargée d’un noir épais, on ne voit pas à quelques mètres, même à la frontale. J’avance mécaniquement, relayant tout ce que je peux au talkie. Je pense à mes ami·es proches, dont je n’entends pas la voix, nulle part. J’ai peur pour tout le monde, d’un coup. J’ai peur que la nuit les emporte loin, dans un fourgon bleu marine peuplé de truands de la démocratie, de brutes assoiffées de vengeance. J’ai peur de ce qui peut arriver à tout le monde, sauf peut-être à moi.

Tous les dessins sont de Milo.
Certains de ces textes et bien d’autres sont à retrouver sur le site internet de Fragments de zad.

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Notes
- Éditions PETRA, collection « Textes en contexte ». Une partie des textes sont disponibles sur le site internet de Fragments de zad.
- Lagenn (n.f.) [ˈlaɢɛnː]. En breton : cloaque, bourbier, endroit humide et collant dont on n’arrive pas à se dépêtrer. « Être dans le lagenn » : par extension, en français local de Basse-Bretagne, être en mauvaise posture, être dans le pétrin.
- Voir l’appel pour cette première édition de Sème ta zad qui se déroulera le 13 avril 2013 (y est fait référence à la manif d’occupation potagère de la ferme maraîchère du Sabot de mai 2011 dans la lignée de laquelle Sème ta zad s’inscrit).
- D’abord pas plus élaboré qu’une feuille A4 pliée en deux bien souvent écrite à la main, et fort, quelques années plus tard, de dizaines de pages imprimées à plus de quatre-vingts exemplaires et distribuées sur quelque quatre-vingt-dix lieux de vie, le ZN, c’était le canard hebdomadaire local de référence pour qui vivait ou passait sur la zone. Souvent critiqué pour son contenu (qui n’a jamais eu vocation à être consensuel, puisque la politique était de publier tout ce qui était soumis), c’était à la fois un outil d’information interne (avec un agenda, des annonces, des comptes rendus de réunions, des articles concernant des luttes camarades…) mais aussi de « dialogues » contradictoires (voire franchement de règlements de comptes). Les Unes étaient souvent la production d’artistes locales·aux discret·es ou de sessions collectives de dessin. Le contenu était récupéré grâce à une boîte mail ainsi que des boîtes aux lettres physiques. Le lundi après-midi, des facteur·ices éphémères allaient se perdre, carte en main, à travers le bocage et distribuaient la feuille de chou attendue, en l’échange parfois d’un café et de quelques explications contextuelles des embrouilles et enjeux en cours.
- « À la base, le mot “zadiste” était revendiqué par certains occupants et il s’est répandu à partir de 2012. Au moment où a fleuri le slogan “ZAD partout”. C’est un truc d’identification qui donne de la force. Mais assez vite, on se dit que ça peut aussi être piégeux. Après la mort de Rémi Fraisse, tout le monde parle de la ZAD. Se crée alors une identité figée du “zadiste”. La force de la composition du mouvement contre l’aéroport, c’est de bouleverser les identités de chaque composante : paysans, riverains, squatteurs et de les mélanger. À des moments, l’identification est une force d’affirmation et à d’autres, elle te fige dans un folklore. Au moment où il se diffuse le plus largement, l’usage par les médias et les politiques du mot “zadiste” devient plus hostile ». (source : « La ZAD, ça marche, ça palabre, c’est pas triste », Jade Lindgaard, Médiapart, 15 avril 2017). En 2016, le Petit Robert crée une case pour ranger les habitant·es de la zad : « Militant qui occupe une ZAD pour s’opposer à un projet d’aménagement qui porterait préjudice à l’environnement ».
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