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05.03.2024 à 15:00

« Seuls les marxistes aiment le Passé »

Fabrizio Tribuzio-Bugatti
L’amour de Pier Paolo Pasolini pour la « force révolutionnaire du Passé » n’est plus à refaire tant elle innerve son œuvre et sa pensée, mais quelle dialectique recouvre-t-elle réellement ? Le […]

Texte intégral 2096 mots

L’amour de Pier Paolo Pasolini pour la « force révolutionnaire du Passé » n’est plus à refaire tant elle innerve son œuvre et sa pensée, mais quelle dialectique recouvre-t-elle réellement ? Le poète n’a eu de cesse de rappeler que « seuls les marxistes aiment le passé », en opposition frontale avec la bourgeoisie. Dans son dernier livre à jamais inachevé qu’est Pétrole, Pasolini allait jusqu’à clamer qu’à défaut de s’appuyer sur le Passé, nous ne pourrions nous empêcher de dériver vers un nihilisme débridé dont le seul moteur serait la société de consommation. Dans ses Lettres Luthériennes, il déplorait également un « vide du pouvoir », qualifiant les politiciens de marionnettes moulées au gré d’un « nouveau pouvoir » évoluant loin d’eux, débarrassé des vieilles lubies qu’étaient l’Eglise, la Patrie ou la Famille au profit d’une dissolution complète des valeurs engendrant des névroses sociales dont les zélateurs les plus férocement critiqués par Pasolini furent les enfants de cette génération dite du « baby boom ».

Le passé pour Pasolini n’induisait pas une attitude réactionnaire de sa part, comme il put se l’entendre dire déjà de son vivant par des intellectuels français ou italiens. « Il me faut rompre les barrières naturelles (et innocentes) des classes, défoncer les murs de l’Italietta [l’Italie d’avant le fascisme] et donc me mouvoir dans un autre monde : le monde paysan, le monde sous-prolétarien, le monde ouvrier. […] C’est ce monde paysan éclairé, prénational et pré-industriel, qui a survécu jusque-là il y a quelques années, que je regrette », écrivait-il dans ses Écrits corsaires.

Le passé, aux yeux de Pasolini, renvoyait à une époque pré-capitaliste, paysanne et frugale qui s’opposait diamétralement à la génération des « baby boomers » séduits par les sirènes de la société de consommation. « Le monde paysan avait perdu ses valeurs traditionnelles et réelles, en même temps que les conventionnelles imposées par la religion officielle », déplorait-il dans Pétrole, au profit de nouvelles valeurs hédonistes, « les valeurs du superflu, chose qui rendait superflues, et donc désespérées, les vies ». Une position qu’il savait évidemment ouverte aux critiques faciles et autres procès en blasphème : « J’entends déjà leurs argumentations : est passéiste, réactionnaire, ennemi du peuple, quiconque ne sait pas comprendre les éléments de nouveauté, même dramatiques, qu’il y a dans les fils. »

Plus avant, cette « force révolutionnaire du Passé » s’incarnerait toujours dans les vestiges qui survivent aux évolutions du pouvoir, qu’il soit politique ou autre. Mieux même, Pasolini opposait volontiers le sacré qu’il liait étroitement au passé à ce « type de vie prêché par ce pouvoir (chaque jour, chaque heure, chaque moment de la vie) [qui] était complètement irreligieux ». Si tout n’est plus que parade et société du spectacle, le passé est là pour nous rappeler qu’il n’en a pas toujours été ainsi : il est le témoin d’une humanité qui éprouvait un amour réel de la vie. La puissance de la nostalgie exprime précisément cet amour selon Pasolini, car il induit une volonté d’évasion d’un monde désenchanté : « La plus grande attraction en chacun d’entre nous / Est vers le Passé, car il est l’unique chose / Que nous connaissions et aimons vraiment / Tant que nous le confondons avec la vie. »

Les églises, pour citer cet exemple, ne sont ainsi pas simplement les témoins d’une époque où le sacré était une expérience cultuelle aux yeux de Pasolini ; elles sont également un héritage patrimonial qu’il interprète, à sa façon certes, avec un matérialisme dialectique certain : elles sont le fruit du travail de nos ancêtres, le fruit de l’effort physique des pauvres, d’autant qu’en chacun de nous se trouvent « deux mille ans de christianisme ». Ces églises sont donc « dans leur contenu et dans leur style » notre patrimoine commun qu’il serait déraisonnable d’abandonner, en particulier aux prêtres puisque cela signifierait avant tout leur laisser le « monopole du Bien », chose impensable pour un marxiste, même hétérodoxe, comme Pasolini. Justement, « la bourgeoisie n’aime pas la vie : elle la possède », tandis qu’à l’opposé, « seul le marxisme peut sauver la tradition », non pas une tradition dans le sens étroit et étriqué des réactionnaires ou identitaires en tous genres, mais « la grande tradition : l’histoire des styles ».

En quoi le Passé est-il révolutionnaire alors ? S’il est possible d’entendre l’articulation marxienne que fait Pasolini du passé avec un monde paysan qui s’oppose avec le monde consumériste moderne, c’est précisément qu’il incarnera à jamais une résistance contre cette modernité absurde, puisqu’il a eu lieu, et que rien ne pourra jamais l’altérer dans son essence. « Il me semble que l’unique force vraiment contestataire du présent soit le passé. Il n’y a rien qui puisse faire écrouler le présent comme le passé.» Chose impensable pour le bourgeois rationaliste qui « possède la vie », Pasolini voyait en lui un vampire, qui homologue toute chose à son image : un être laid et vide, apathique. « Pour celui qui est crucifié à sa rationalité navrante,/ Macéré dans le puritanisme, il n’a plus de sens/ Qu’un aristocrate, et ah ! impopulaire opposition./ La Révolution n’est plus qu’un sentiment. »

Le lien entre marxisme et tradition se noue chez Pasolini au sujet d’un amour pour la vie issu d’une époque pré-capitaliste où les pauvres menaient une vie pastorale, loin de l’embourgeoisement devenu fou par le consumérisme qui a distillé une fausse égalité à des masses névrosées considérant la consommation de biens superflus comme un acte existentiel. Les classes sociales correspondaient à cette époque à la définition qu’en fait le marxisme : distinctes les unes des autres grâce à des intérêts économiques qui étaient propres à chacune d’entre elles et, fatalement, divergentes économiquement mais aussi — et surtout pour Pasolini — culturellement. Sous l’ère de la société de consommation, Pasolini a estimé que ces différences étaient abolies culturellement, quand bien même les divergences économiques pouvaient persister. C’est précisément cela cette « fausse égalité » qu’il récriait dans ses articles. Comme les bourgeois avant eux, les prolétaires se sont également mis à confondre amour et possession.

En réalité, Pasolini ne concevait pas que le monde paysan ait jamais pu coexister avec le monde industriel ; l’existence de l’un signifiant nécessairement la mort de l’autre selon lui. La disparition de ce monde paysan qui lui était cher, pastoral, pauvre et, in fine, différencié a signifié pour lui l’entrée dans ce qu’un Gramsci appellerait « l’interrègne morbide d’où surgissent les monstres ». Pasolini a d’ailleurs arrêté la fin de ce monde pré-capitaliste et paysan avec la fin du fascisme. Finis les pauvres, les classes sociales qui se distinguaient encore culturellement, ou encore la culture bourgeoise fondée sur la culture populaire. Tout est désormais uniformisé dans un moule où les hommes sont façonnés « dans une cire malodorante ».

L’autre aspect révolutionnaire du passé réside dans l’idée qu’il doit servir, selon Pasolini, à préparer l’avenir. « Le passéiste célèbre les cicatrices, le révolutionnaire les rouvre pour guérir l’avenir », écrivait-il. Il ne sert à rien de le vénérer s’il n’aide pas à bâtir l’avenir. Le Passé est au contraire un « mystère à revivre », comme il l’écrivait dans Pétrole. « Si nous ne nous faisions pas l’illusion de refaire les mêmes expériences existentielles que nos pères, nous serions pris par une intolérable angoisse, nous perdrions le sens de nous-mêmes, l’idée de nous-mêmes ; et notre désorientation serait absolue. »

Il est alors plus facile de comprendre la signification de ces vers issus du recueil Poésie en forme de rose : « Je suis une force du Passé/Tout mon amour va à la tradition/Je viens des ruines, des églises,/des retables d’autel, des bourgs/oubliés des Apennin et des Préalpes/où mes frères ont vécu. » Les frères perdus de Pasolini étaient ces paysans d’une époque pré-industrielle, consommateurs uniquement de biens de première nécessité et non pas de biens superflus, en opposition à la jeune génération issue du « baby boom » : « c’est sans doute cela qui rendait leur vie pauvre et précaire extrêmement nécessaire, tandis qu’il est clair que les biens superflus rendent la vie superflue. »

Pasolini se faisait toutefois une idée apocalyptique de l’avenir. Affirmant que l’espoir était une création des partis politiques afin de disposer d’électeurs, il voyait aussi en ses contemporains des « automates laids et stupides » qui avaient délaissé les schémas traditionnels qu’il chérissait tant : « La tolérance, nécessaire à l’idéologie hédoniste de la consommation, posait de nouveaux devoirs : ceux d’être au niveau des nouvelles libertés qui d’en haut, et sans avis, étaient concédées. Raison inévitable de névrose. » 

Les nouvelles générations, biberonnées au consumérisme, ont ainsi brouillés les cartes. Enrégimentées à l’insu de leur plein gré dans cette aventure totalitaire qu’est le fascisme de la société de consommation, le Passé devient à leurs yeux une chose caduque, dépassée. «Quand Gramsci parlait d’une œuvre nationale populaire, il avait sous les yeux, objectivement, des gens pour qui cette réflexion pouvait avoir un sens, c’est-à-dire la classe ouvrière en tant que telle, en tant que classe nationale populaire. Il n’y a plus aujourd’hui de classe ouvrière comme celle-là, en Italie. » Or, un pays sans mémoire est un pays en voie de sortir de l’Histoire, si tant est qu’il n’en est pas déjà sorti.. Un peuple dépourvu de conscience historique finit par faire de ses vagues souvenirs perdus « dans l’oubli de l’éther télévisuel » des contorsions, certes accommodantes pour justifier sa passivité, mais qui le rendent inapte à appréhender le moment historique qu’il traverse. Les individus ne sont alors plus que l’extension moderne de ces « gorilles apprivoisés » dépeints par Gramsci en son temps : éduqués et adaptés à une nouvelle civilisation et aux nouvelles formes de consommation comme de production qui a brisé les liens psycho-physiques de l’intelligence, de l’imagination ou encore de l’esprit d’initiative. Or, « être laïcs, libéraux, n’a aucun sens lorsqu’on manque de cette force morale qui seule peut réussir à vaincre la tentation de participer à un monde qui semble fonctionner de façon normale, avec ses lois séduisantes et cruelles ».

Article publié initialement dans la revue Socialisme pour les temps nouveaux.

05.03.2022 à 14:10

Le Mythe comme réalité

Fabrizio Tribuzio-Bugatti
L’attachement au sacré est l’une des spécificités pasoliniennes les plus singulières. Plus qu’aucun autre intellectuel ou littérateur, Pasolini insistait pour affirmer le mythe comme partie intégrante de la réalité. Reprenant […]

Texte intégral 2703 mots

L’attachement au sacré est l’une des spécificités pasoliniennes les plus singulières. Plus qu’aucun autre intellectuel ou littérateur, Pasolini insistait pour affirmer le mythe comme partie intégrante de la réalité. Reprenant le concept de hiérophanie à Mircea Eliade – soit la manifestation du sacré dans le réel, manifestation perçue subjectivement bien sûr – il le traduisit cinématographiquement, dans Médée entre autre, mais aussi dans sa propre lutte contre la société de consommation. Ainsi, « seul celui qui est mythique est réaliste et seul celui qui est réaliste est mythique. » Toutefois, Pasolini ne s’y trompait pas : « Par sa nature même le cinéma ne peut pas représenter le passé. Le cinéma représente la réalité à travers la réalité : un homme à travers un homme ; un objet à travers un objet. » Il faut appréhender ses films comme Médée ou Œdipe Roi, par exemple, comme des métaphores du temps présent. Il ne faut pas oublier qu’en tant que marxiste, même hétérodoxe, Pasolini conserve une certaine démarche historiciste dans ses œuvres cinématographiques, l’Histoire est donc toujours contemporaine. Ou, à l’inverse, « la réalité ne fait pas partie de notre vie – en tout cas telle qu’elle se présente à nos yeux –, c’est  en fait un plan-séquence infini. […] Le cinéma n’est rien d’autre qu’une caméra capable de saisir ce mouvement continu. » Bref, « Le cinéma n’est rien d’autre que la réalité. Disons-le ainsi : le cinéma est la langue écrite de la réalité. »

« Seul celui qui est mythique est réaliste et seul celui qui est réaliste est mythique »

Une autre des distinctions importantes de la pensée pasolinienne est incontestablement celle qu’il posa entre l’idée de Dieu et de sacré. Laïc, agnostique et athée, comme il se définissait lui-même, Pasolini croyait cependant au divin, à la hiérophanie plus exactement. Dans son entrevue enregistrée à New-York en 1969, le poète répondit en ces termes au journaliste qui l’interrogeait : « Je suis persuadé de cela : l’homme d’autrefois, l’homme pré-industriel, l’homme qui vivait dans une civilisation paysanne, pouvait percevoir la présence du sacré, dans chaque objet, quel que soit l’évènement, à chaque instant de sa vie. » Bref, « n’importe quelle apparition terrestre, à n’importe quel moment de sa vie, pouvait être une hiérophanie. » C’est un point sur lequel Pasolini diverge grandement de Gramsci. Si ce dernier reconnaissait que le paysan fait partie d’un monde de superstitions et de crainte envers ce que Pasolini nommait la hiérophanie, c’est pour illustrer la nécessité de l’école obligatoire afin d’en faire un citoyen éclairé et rationnel. À l’inverse, Pasolini désavouait l’école obligatoire en ce qu’elle pourvoit un enseignement unique, lequel ne serait rien d’autre, selon lui, que la première étape de l’enrégimentement des masses par le « nouveau Pouvoir ». Ce qu’il appelait justement « les petites patries » à l’intérieur de la grande, se caractérisaient non seulement par leurs idiomes et leurs cultures, mais aussi par leur réalité paysanne, réalité dont le paradigme mythique lui était indissociable jusqu’à la fin du second conflit mondial.

Or, le propre de la société de consommation et la culture de masse qu’elle produit selon Pasolini est l’anéantissement des anciennes valeurs. C’est un vase clos, « qui a des lois internes et une autosuffisance idéologique capables de créer automatiquement un pouvoir qui ne sait plus que faire de l’Église, de la Patrie, de la Famille et autres semblables lubies », comme il l’écrit dans ses Écrits Corsaires. Ainsi, son film L’Évangile selon Saint Matthieu ne correspond pas à une ode au christianisme ecclésiastique, mais à la mystique chrétienne originelle, à la force poétique de l’Évangile, et donc à cette société précapitaliste qu’il chérissait tant. Malgré son anticléricalisme, Pasolini distinguait la dimension cultuelle du christianisme de sa dimension culturelle, et admettait volontiers : «Il me semble qu’il soit ingénu, superficiel, factieux d’en nier ou d’en ignorer l’existence. […]  Je serais fou de renier une puissante force pareille qui est en moi. » Néanmoins, l’Évangile demeure une œuvre artistique avant tout : « C’est une œuvre de poésie que je veux faire. Pas une œuvre religieuse au sens courant du terme, ni une œuvre idéologique de quelque manière que ce soit. » Cette ambivalence est illustrée dans cette seule citation : « Peut-être est-ce parce que je suis si peu catholique que je pus apprécier l’Évangile et en faire un film. » Nonobstant cela, L’Évangile demeure tout de même l’œuvre où Pasolini illustrait cette hiérophanie qui lui semblait si importante et caractéristique de l’ancien monde. Si de son point de vue il n’était pas question d’aborder le Christ comme fils de Dieu, il n’en dépouilla pas pour autant le Fils de l’Homme de sa nature divine. Dans Sept poésies et deux lettres se trouve un éclaircissement de la part du poète qui exprimait ainsi sa projection de Jésus : « En des termes plus simples : je ne crois pas que le Christ fut le fils de Dieu, parce que je ne suis pas croyant, au moins consciemment. Mais je crois que le Christ fut divin, parce que ce fut en lui que l’humanité fut si haute, rigoureuse, idéale, d’aller au-delà des lieux communs de l’humanité. » Sa vision de la figure du Christ ne dérogeait donc absolument pas à son paradigme de la hiérophanie.

Cette ambivalence lui fut souvent reprochée, notamment à la suite de la présentation de L’Évangile à Paris en 1964, où Pasolini fut violemment apostrophé par la caste intellectuelle de la gauche française, qui lui reprochait au mieux une certaine schizophrénie, au pire de n’être qu’un sombre fumiste. L’article « Cristo e Marxismo » paru dans la presse italienne quelques jours plus tard relata les rapports houleux entre Pasolini et ses détracteurs, notamment le cas d’un journaliste du Nouvel Observateur qui lui lança : « C’est un film fait par un prêtre pour les prêtres », avant de quitter la salle en refusant de « serrer la main d’un hypocrite. » Cet affrontement, qui confirma le surnom d’« hérétique » de Pasolini vis-à-vis d’une certaine gauche, nous offrit cependant l’une des réparties les plus cinglantes du poète envers le dogme de la Raison cultivé en France : « Je vois clairement le danger qui court en France : il est laborieux pour l’intellectuel français de reconnaître l’irrationnel, le moment de la faim, du sous-prolétariat. Sa surdité, qu’il justifie de toutes les façons possibles, l’a aujourd’hui mis en dehors de la réalité historique du monde entier. » Il enfoncera le clou dans son film Des oiseaux, petits et gros, dont le corbeau symbolisa les milieux parisiens marxistes et rationalistes. C’est cependant dans l’entrevue new-yorkaise que Pasolini explicite le mieux cette ambivalence. Si le monde paysan sacral n’existait plus, il en était cependant issu, et malgré lui, « cependant, et c’est là la contradiction, la réalité est toujours une hiérophanie. » Dès lors, comment concilier le sacré sans la croyance en Dieu, soit sans théophanie, alors que l’ancien monde croyait parfois voir l’ombre de Dieu dans la manifestation du sacré, pour un athée comme Pasolini ? Ce dernier offrit une réponse légèrement tirée à quatre épingles : « ma religion est une forme d’immanentisme ; la réalité est hiérophanie ; mais puisque je ne crois pas en un dieu transcendant – et que d’autre part la réalité est hiérophanie – cela signifie que la réalité même est Dieu. Autrement dit, la réalité est une théophanie. Autrement dit, il s’agit bien d’une forme d’immanence ; énoncées aussi simplement, toutes les contradictions se résolvent. »

Pasolini procéda par syllogisme pour résoudre ce paradoxe personnel, chose assez paradoxale étant donné que son objet est irrationnel. Il traita la question, laquelle échappe à la raison, par un raisonnement logique. Bref, en conférant une justification rationnelle à un objet irrationnel. En creusant philosophiquement et même théologiquement la question, il est possible s’interroger sur l’hypothèse qu’ici Pasolini esquissa prudemment – et peut-être inconsciemment –  les contours d’une mystique païenne, dont sa région d’origine, le Frioul, garda longtemps des survivances.

Dès lors, on comprend mieux le cinéma pasolinien, tout du moins on saisit mieux ce qui semblait nous échapper en visionnant Médée ou Œdipe Roi. Pasolini y conjugua nombre d’éléments de sa culture personnelle ; de l’historicisme à la hiérophanie en passant par la confrontation entre l’ancien monde sacral et le nouveau monde rationnel.

« Le cinéma représente la réalité à travers la réalité […] : c’est-à-dire en représentant un temps moderne, en quelque sorte analogue au temps passé »

En tout état de cause, le péplum de Pasolini n’est pour ainsi dire pas celui qu’on s’imagine. Lorsqu’il tourna Médée ou Œdipe Roi, Pasolini rompit les habitudes cinématographiques auxquelles le public fut habitué par la machine hollywoodienne. Les costumes et décors représentent toujours la réussite de Pasolini à réinventer l’Antiquité, loin des toiles de la Renaissance ou de la peinture d’histoire du XIXe siècle : l’antiquité pasolinienne est visuellement barbare et sacrée, comme le note Olivier Maillart dans son entrée sur Pasolini du Dictionnaire du Cinéma Italien. Quant à la question du choix du mythe de Médée, là encore, on peut lire dans Poesie e pagine ritrovate que Pasolini y voyait la représentation manifeste de la hiérophanie, et son choix s’arrêta sur La Callas pour une raison bien spécifique : « Cette barbarie qui est profondément en elle, qui s’échappe de ses yeux, dans ses linéaments, mais ne se manifeste pas directement, au contraire la surface est presque lisse. » Malgré la « déréalisation » des corps qu’exerçait déjà la société de consommation, c’est encore vers eux, au moment de Médée, que Pasolini se tournait. Réalisé avant sa Trilogie de la Vie, le corps incarnait encore, à ce moment-là, la résistance au nouveau Pouvoir selon le poète. Le dualisme pasolinien entre l’ancien monde sacral et le nouveau monde rationnel y est perceptible. Pasolini décrivit en effet Médée  comme: « la confrontation de l’univers archaïque, hiératique, clérical, avec le monde de Jason, monde au contraire rationnel et pragmatique. Le drame entier repose sur ce contraste réciproque de deux « cultures », sur l’irréductibilité réciproque de deux civilisations. »  Le monologue du Centaure que Jason retrouve une fois adulte nous éclaire bien sur ce contraste ; apparaissant sous des traits totalement humains, il reprend sa forme mythique lorsque Jason lui demande pourquoi il lui apparaît ainsi. L’explication du Centaure est alors d’une logique des plus brutales : sa forme mythique n’existait que parce que Jason croyait le percevoir ainsi, sans que cela ne fût réel. La hiérophanie se retrouva ainsi rationnalisée par le monde moderne de Jason. Pasolini reprit ici totalement la thèse d’Eliade dans Le sacrée et le profane : « L’homme areligieux descend de l’homo religiosus et, qu’il le veuille ou non, il est aussi son œuvre […]. Il se constitue par une série de négations et de refus, mais il continue encore à être hanté par les réalités qu’il a abjurées. »

Dans son Essai sur la littérature et sur l’Art où l’on retrouve quelques déclarations et entrevues, Pasolini précisa bien que, selon lui, « le cinéma représente la réalité à travers la réalité », « par sa nature même le cinéma ne peut pas représenter le passé ».  Son cinéma est pour ainsi dire analogique. Médée, par exemple, fut tourné parce qu’il entrait en écho avec l’époque de Pasolini, comme il l’explicitait lui-même : « dans mes films historiques, je n’ai jamais eu l’ambition de représenter un temps qui n’est plus ; si j’ai tenté de le faire, je l’ai fait à travers l’analogie : c’est-à-dire en représentant un temps moderne, en quelque sorte analogue au temps passé. » Les plans sur le monde de Médée, brutal, archaïque, mais hiérophane, sont donc l’illustration des propos de Pasolini : « Il existe encore des lieux du Tiers Monde où sont pratiqués des sacrifices humains ; et il existe encore des tragédies d’inadaptation d’une personne du Tiers Monde au monde moderne ; c’est cette persistance du passé dans le présent que l’on peut représenter objectivement. » Le procédé cinématographique de Médée repose donc entièrement sur la métaphore, et pour qu’icelle ait une force poétique irrésistible, son cadre nous apparaît intemporel, inactuel, en un lieu qui pourrait aussi bien se trouver en Anatolie qu’au Maghreb alors que le mythe se déroule en Grèce. Cela découle de la volonté de Pasolini d’universaliser le génocide culturel perpétré par le consumérisme. Comme il l’affirma lui-même dans Le rêve du Centaure : «Ce pourrait être aussi bien l’histoire d’un peuple du Tiers-monde, d’un peuple africain, par exemple, qui connaîtrait la même catastrophe au contact de la civilisation occidentale matérialiste. »

05.03.2022 à 12:00

La Force révolutionnaire du Passé

Fabrizio Tribuzio-Bugatti
Le passé selon Pasolini se caractérise par le sacré, et réciproquement. L’importance que Pasolini attachait au passé n’était nullement conservatrice ou réactionnaire ; c’est une notion qu’il oppose à la modernité […]

Texte intégral 3526 mots

Le passé selon Pasolini se caractérise par le sacré, et réciproquement. L’importance que Pasolini attachait au passé n’était nullement conservatrice ou réactionnaire ; c’est une notion qu’il oppose à la modernité et la société de consommation pour en illustrer le désenchantement. Il ne s’agit pas d’une nostalgie nourrie envers une époque à laquelle il rêvait de retourner, comme il s’en expliquera par ailleurs, mais avant tout un repère pour désigner la dérive qu’a pris la notion de progrès en se confondant avec celle de développement.

« Le passéiste célèbre les cicatrices, le révolutionnaire les rouvre pour guérir l’avenir »

Le passé chez Pasolini peut se rapprocher de l’appréhension qu’en avait Simone Weil. Il est non seulement la source de toute révolution, mais surtout sa matrice : une révolution qui ne s’inscrit pas dans la sauvegarde du passé n’en est pas une. Pasolini rejoignait cette vision où la fonction revivifiante du passé est la caractéristique de toute révolution, qui n’a aucunement pour but d’incarner une tabula rasa des anciennes valeurs au profit de celles homologuées par le Progrès. Les fameux vers tirés de Poésies Mondaines du recueil Poésie en forme de rose en sont l’illustration la plus connue : « Je suis une force du Passé/Tout mon amour va à la tradition/Je viens des ruines, des églises,/des retables d’autel, des bourgs/oubliés des Apennin et des Préalpes/où mes frères ont vécu. » La conclusion du poème laisse cependant entrevoir la véritable originalité de Pasolini : « Et moi je rôde, fœtus adulte,/plus moderne que n’importe quel moderne/pour chercher des frères qui ne sont plus. »

Cette « modernité pasolinienne » est caractéristique de l’ambivalence qu’aimait manier le poète en se jouant des acceptions nouvelles que prenait le langage lors du « miracle économique italien », où le champ du moderne recouvrit indifféremment le progrès, le développement, et la notion même de modernité, qui prirent tous un sens uniforme tandis que Pasolini s’acharnait à rétablir les distinctions conceptuelles de chacun de ces termes. En affirmant être « une force du Passé » amoureux de la tradition, Pasolini ne se posait absolument pas en coreligionnaire de Julius Evola, mais en véritable moderne. L’idée d’une modernité qui se prétend vertueuse en rompant avec l’Histoire est un contresens, une sortie de l’Histoire irrémédiable entraînant la société dans un cycle nihiliste que Pasolini qualifiait de « post-histoire ». Selon lui, ce sont les valeurs authentiques du passé, précapitaliste et paysan, qui doivent incarner une boussole pour l’avenir ; le progrès ne serait jamais rien d’autre qu’une tautologie, une espèce d’immanence purement sémantique mais fallacieuse ; le progrès ne peut valoir, selon lui, uniquement pour lui-même, mais en reposant sur des valeurs populaires. Au contraire, le passé pour Pasolini est synonyme de vie, comme on le voit dans les vers de Pilade : « La plus grande attraction de chacun d’entre nous/ Est vers le Passé, parce qu’il est l’unique chose/ Que nous connaissons et aimons vraiment./Tant que nous le confondons avec la vie. » Il y a donc, pour Pasolini, un lien direct entre le passé et la vie, l’amour du passé et la sacralité de la vie sont les deux faces d’une même médaille. La nostalgie n’est pour lui qu’un instinct normal chez l’individu. Or, le vers « Tant que nous le confondons avec la vie » dévoile un élément important ; c’est lorsque le Passé devient un symbole méprisable que la vie est à son tour méprisée, et avec elle tout ce qui touche au monde sensible, annihilant ainsi toute volonté de révolution. Les dénonciations de Pasolini envers l’objectivation du corps, de l’uniformisation d’iceux, ou encore de l’annulation de la personnalité de chacun, en découlent directement. Ce processus, selon Pasolini, est typique de la modernité et de sa fausse tolérance, qui ne tolère en réalité rien d’autre qu’elle-même, comme il le dit si bien dans ses Lettres Luthériennes : « J’entends déjà leurs argumentations : est passéiste, réactionnaire, ennemi du peuple, quiconque ne sait pas comprendre les éléments de nouveauté, même dramatiques, qu’il y a dans les fils. »

Les procès en nostalgie envers Pasolini furent le florilège de la presse italienne ; notamment de la part d’Italo Calvino qui, comme le disait Pasolini, affirmait la même chose que lui mais refusait de lui donner raison parce qu’il ne le disait pas de la même manière. Pasolini fût ainsi contraint de consacrer un article entier à démentir sa nostalgie pour « l’Italietta », surnom désignant l’Italie des années d’après-guerre qui se caractérisait certes par son miracle économique, mais surtout par la toute-puissance de ce que Pasolini nommait le « clérical-fascisme », phase politique où le pouvoir italien dominé par la Démocratie Chrétienne qui entretenait une relation politique forte avec le Vatican dans la manière de gouverner la péninsule, notamment dans les domaines sociaux et culturels. Le film Cinema Paradiso de Tornatore mettant en scène la censure du curé du village qui visionnait les films avant leur sortie était l’une des traductions quotidiennes des plus banales.

Donc, Pasolini, dans sa réponse à Italo Calvino dans un article du 8 Juillet 1974 titré « Étroitesse de l’histoire et immensité du monde paysan » dans les Écrits Corsaires mais parut originellement dans Paese Sera (sous le titre de « Lettre ouverte à Italo Calvino : Pasolini : ce que je regrette »), eut à répondre des accusations d’une nostalgie déplacée pour l’« Italietta ». « Tout le monde dit que je regrette quelque chose, en faisant de ce regret une valeur négative, et donc une cible facile. Ce que je regrette (si tant est que l’on puisse parler de regret), je l’ai dit clairement, et même en vers. Que d’autres aient fait semblant de ne pas comprendre, c’est naturel, mais je m’étonne que tu n’aies pas voulu comprendre, toi qui n’a aucune raison pour cela. »

Il est déjà possible de saisir dans ce début de réponse une caractéristique de la rhétorique pasolinienne ; celle de prendre ses détracteurs à parti – comme ici Calvino – pour les mettre face à leur autisme envers Pasolini lui-même plus qu’envers son propos. Tout est affaire de langage chez Pasolini, et même si de temps à autre cela put lui nuire, il s’en expliqua à chaque fois qu’il l’estimait nécessaire. Par ailleurs, ces lignes nous donnent un autre élément représentatif de son attachement au passé mais aussi au symbolisme. Pasolini s’étonnait que le regret, et la nostalgie – ou sa nostalgie –  plus généralement, pussent recouvrir une valeur négative. Le propre de Pasolini lorsqu’il interrogeait la pertinence des arguments ou des préjugés inhérents au discours « progressiste » demeurait justement en sa volonté d’interroger avant tout l’origine et la légitimité des valeurs que le Progrès impose. Ainsi, si Pasolini admettait bien qu’il regrettait, sa rhétorique ne consistait pas à défendre la notion de regret, mais la valeur qui lui est attribuée à l’aune des temps modernes, contre-argument qui la plupart du temps laissait ses contradicteurs dans l’embarras d’être pris au piège avec leurs propres… contradictions.

« Moi, regretter l’Italietta ? Mais alors tu n’as pas lu un seul vers des Cendres de Gramsci, ou de Calderon, tu n’as pas lu une seule ligne de mes romans, tu n’as pas vu une seule photo de mes films, tu ne sais rien de moi ! Car tout ce que j’ai fait, tout ce que je suis, exclut de par sa nature même que je puisse regretter l’Italietta. »

En raillant Calvino de la sorte, Pasolini laissait entendre plusieurs choses. La première concerne l’attaque infondée de Calvino en tant qu’intellectuel qui émit un procès d’intention envers Pasolini comme s’il le découvrait pour la première fois. Or, en tant qu’intellectuel, Calvino n’avait pas l’excuse de ne pas connaître l’une ou l’autre œuvre de Pasolini, au contraire. De plus, l’affirmation « tout ce que je suis, exclut de par sa nature même que je puisse regretter l’Italietta » nous livre deux niveaux de lecture. Le premier, plus simple, concerne l’activité artistique de Pasolini, c’est donc l’artiste lui-même, de par ses choix, ses œuvres, qui exclut tout regret. Le second concerne Pasolini en tant que personne, avec sa culture personnelle et ses mœurs. Or, la vie de Pasolini fut ponctuée par les procès d’atteintes aux bonnes mœurs, mais aussi par son homosexualité revendiquée et méprisée par ce pouvoir clérical-fasciste. Ce sont ces deux dimensions, artistiques et personnelles, qui font que Pasolini ne pouvait qu’incarner une résistance vivante face à un régime dont il affirmait la continuité fidèle avec le ventennio. Pasolini opérait une véritable distinction entre le passé qu’il chérissait et celui des mœurs policée qu’il méprisait et qui le persécutait. Si certains font l’amalgame entre l’amour du passé et la réaction, la rhétorique de Pasolini permet de couper court à pareilles arguties : « il me faut rompre les barrières naturelles (et innocentes) des classes, défoncer les murs de l’Italietta, et donc me mouvoir dans un autre monde : le monde paysan, le monde sous-prolétarien, le monde ouvrier. […] C’est ce monde paysan éclairé, prénational et pré-industriel, qui a survécu jusque-là il y a quelques années, que je regrette ». Ce n’est pas un âge d’or que regrettait Pasolini, au contraire : « les hommes qui peuplaient cet univers ne vivaient pas un « âge d’or », parce qu’ils n’étaient pas liés, sinon formellement, à l’Italietta. Ils vivaient ce que Chilanti a appelé l’âge du pain, c’est-à-dire qu’ils étaient consommateurs de bien de toute première nécessité. »

Cette dichotomie est primordiale pour comprendre la nostalgie pasolinienne. Ce que le poète aimait dans la société précapitaliste, c’était cette proéminence de l’abondance frugale, en opposition avec la société de consommation, « c’est sans doute cela qui rendait leur vie pauvre et précaire extrêmement nécessaire, tandis qu’il est clair que les biens superflus rendent la vie superflue (cela dit pour être très élémentaire, et en finir avec cet argument.) » Son amour du passé était « de toute façon [son] affaire », comme il l’ajoutait lui-même, puisque cette nostalgie, en lui permettant de se détacher de la société de consommation, lui permettait justement de la critiquer lucidement. Pasolini tient beaucoup du stoïcisme en cela ; ses fuites aux Tiers-Monde, et notamment en Inde, pour satisfaire son plaisir coupable de plonger dans des sociétés encore préservées du monde consumériste et moderne (mais, comme il le relevait, déjà en train de pénétrer dans « l’orbite du soi-disant développement » au fil des années 1970) ne sont rien d’autre que le retrait du sage dans la contemplation, pour mieux se réinvestir dans la vie de la cité.

Enfin, Pasolini, en bon gramscien, était historiciste. L’Histoire est contemporaine, et la rupture avec le Passé entraînait pour lui une sortie irrémédiable de l’Histoire : « Où je regarde les crépuscules, les matins/ Sur Rome, sur la Ciociaria, sur le monde,/ Comme les premiers actes de la post-histoire,/ À laquelle j’assiste, par privilège d’anagraphe ». C’est toutefois dans La Rabbia qu’il exprimera le plus clairement sa fureur contre le nihilisme consumériste, et pourquoi la Révolution, si elle ne sauve pas le passé, n’en est pas une : « Mais seule la révolution sauve le passé. Quand il ne restera plus rien du monde classique, quand tous les paysans et les artisans seront morts, quand l’industrie aura fait tourner sans répit le cycle de la production et de la consommation, alors notre histoire sera finie. » Dans le poème Projet d’œuvres futures qui clôt Poésie en forme de rose, Pasolini affirme en effet que : « Pour celui qui est crucifié à sa rationalité navrante,/ Macéré dans le puritanisme, il n’a plus de sens/ Qu’un aristocrate, et ah ! impopulaire opposition./ La Révolution n’est plus qu’un sentiment. »

« Je suis en ce moment apocalyptique »

À la fin de sa vie, dès le début des années 1970, Pasolini changea cependant son point de vue. Déchiré par la mutation provoquée par l’italien comme langue nationale issue non pas d’une base populaire mais du monde des entreprises, atterré par les jacqueries estudiantines de Mai 1968, et finissant par abjurer sa Trilogie de la Vie au moment de tourner Salò, le poète amplifia sa dimension de Cassandre. C’est justement dès 1969, dans son poème Patmos où il exprima son pessimisme vis-à-vis de l’oppression culturelle due au consumérisme en recourant largement aux versets de l’Apocalypse qu’il inséra entre ses vers, se faisant l’apôtre annonçant le fameux « génocide culturel ».

Ce n’est pas tant que Pasolini renia ce que nous avons évoqué plus haut, bien au contraire. Comme il l’affirma lui-même dans Rinascita, le 27 Septembre 1974: « Ma vision est une vision apocalyptique. Mais si à côté d’elle et de l’angoisse qu’elle produit il n’y avait aucun élément d’optimisme en moi, l’idée que la possibilité de lutter existe contre tout cela, je ne serais tout simplement pas ici, parmi vous, en train de parler. » Pasolini crut plus que jamais à la révolution comme seule solution pour sauver le passé, et c’est justement parce que la révolution incarnait à ses yeux un impératif qu’il connut un désarroi intellectuel face aux phénomènes mentionnés. Il faut bien comprendre que, pour Pasolini, sans poésie innervant les âmes, une révolution ne peut qu’échouer. Lorsque les contestations n’expriment plus que des insatisfactions égoïstes et hédonistiques, elles ne sont en rien révolutionnaires. C’est ce qui le poussera à dire sur le plateau télévisuel d’Enzo Biagi que : « Pour un certain temps, jeune, j’ai cru à la révolution comme y croient les jeunes d’aujourd’hui. Aujourd’hui je commence à croire un peu moins à cette palingénésie. Je suis en ce moment apocalyptique, je vois devant moi un monde douloureux et toujours plus laid. Je n’ai pas d’espoir, donc je n’imagine même pas de monde futur. »

Les années 1970 sont une gradation « apocalyptique » pour Pasolini. Désillusionné par le monde moderne, affirmant qu’il serait désormais incapable de tourner Accattone parce que « le consumérisme a bouffé la réalité » et ayant même déjà dû renoncer à tourner L’Évangile en Palestine à cause de la colonisation du « développement », le poète empruntera définitivement la voie du cinéma comme lanceur d’alerte, seul langage selon lui qui puisse résister à l’homologation du « nouveau Pouvoir » consumériste. Bien que tournant la Trilogie de la Vie entre temps, la réalisation de Salò, adaptation des 120 Journées du divin marquis, affirmera sa rupture complète avec l’alliance du pessimisme de la raison et de l’optimisme de la volonté. Bien que reniant tout « qualunquisme» (équivalent du poujadisme en Italie), on ne peut que constater le désespoir de Pasolini envers l’évolution de l’Italie et du monde. Cette rupture sera consacrée dans le fameux article dit « La disparition des Lucioles », titré originellement « Le vide du pouvoir en Italie », où Pasolini fit poétiquement coïncider la mort définitive de l’ancien monde avec la disparition de la dernière luciole. Comme il l’écrivit en 1973 dans le journal Il Tempo : « Ce n’est pas un changement d’époque que nous vivons mais une tragédie. Ce qui nous bouleverse, ce n’est pas la difficulté de nous adapter à une époque nouvelle, mais une inguérissable douleur semblable à celle qu’ont dû éprouver les mères qui voyaient leur fils partir pour émigrer en sachant qu’elles ne le reverraient jamais plus. La réalité nous lance un regard de victoire, intolérable : son verdict est que tout ce que nous avons aimé nous est enlevé à jamais. »

Salò, ou les 120 Journées de Sodome couronnèrent ainsi le combat pasolinien, avec son roman Pétrole, inachevé et dont plusieurs chapitres auraient mystérieusement disparus après son assassinat. Véritable brûlot contre la société de consommation et contre la réification du corps humain, il fait toujours partie des films les plus sulfureux qui soient au début du XXIe siècle. En adaptant le Marquis de Sade, mais surtout en actualisant le propos sadien avec la corrélation du « fascisme fasciste » et du fascisme consumériste, Pasolini est allé au-delà de ce que tout système politique, philosophique et cinématographique pourrait appréhender. Comme il le disait lui-même, le cinéma restait selon lui le dernier langage pouvant échapper à la « normalité », Salò constitue à ce titre le summum du langage cinématographique pasolinien, ce qui empêche encore de nombreux critiques et chroniqueurs d’appréhender ce film du fait qu’il n’entre dans aucune grille de lecture préconçue.

Cette vision apocalyptique de Pasolini n’était toutefois pas seulement due au seul désamour du Passé, mais aussi à la nature sacrée qui était, selon lui, inhérente au Passé, ou plus exactement sa hiérophanie, terme qu’il emprunta à Mircea Eliade. Le Passé se caractérisait socialement par un paradigme où le sacré se manifestait directement dans la réalité ; c’est l’absence de sacré du monde consumériste qui lui permet d’engendrer ces « étranges machines qui se cognent les unes contre les autres. » Bref, « Plus personne ne te demande de la poésie/ Et : « Il est passé ton temps de poète/ Les années cinquante sont finies dans le monde ! »/ tu jaunis avec les Cendres de Gramsci,/ et tout ce qui fut la vie te fait mal/ comme une blessure qui se rouvre et se donne la mort. »

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