La bananisation des Antilles, histoire d’une colonisation agricole
Texte intégral (8131 mots)
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Cet extrait est tiré de l’ouvrage de Malcom Ferdinand, S’aimer la Terre. Défaire l’habiter colonial, paru dans la collection “Ecocène” des éditions du Seuil en 2024.
Pòyò
Pou suiv an fantaz kolonial
Ki ni moun ki méyè paskè lapo-yo pli klè
Ki ni péyi-wa épi limiè lakonésans
Ek ni péyi-san-listwa épi mizè liniorans
Kapitaliz bétjé, fizi épi lasians
Tounen lé Zantiy ek laforè L’Afrik
Adan an sel bitasion bannann pòyò La Frans.
La banane impériale française : une colonisation agricole
Pour la France, la banane ne représente pas seulement un chiffre d’affaires de quelque 300 millions de francs par an, mais encore possède une importance de tout premier ordre dans le développement de la colonisation africaine.
Désiré Kervégant, ingénieur d’agronomie coloniale, 1935.1
Pourquoi et comment les Antilles françaises sont-elles devenues des îles à bananes ? Bien que les quelques livres existants sur l’histoire de la banane aux Antilles apportent des informations utiles, ils restent invariablement mus par la perspective d’une célébration de cette culture2. Les bananeraies sont présentées comme les récits épiques d’une victoire coloniale et scientifique sur la nature, en particulier sur la plante, l’histoire d’un domptage politique et technique des êtres humains, des écosystèmes ainsi que des conditions topologiques et climatiques des colonies. Comme cela a déjà été fait pour les bananeraies des Amériques ainsi que d’autres cultures telles que le coton et le sucre, il reste à écrire une histoire critique de la banane antillaise articulée à l’histoire coloniale qui aborde notamment ses conséquences sociales et environnementales3. Ce chapitre n’est qu’une courte contribution à cette histoire en suggérant quelques jalons.
Si le développement de la banane est bien un phénomène global, initié par quelques entreprises étatsuniennes dans la deuxième moitié du xixe siècle en Amérique centrale dont la fameuse United Fruits Company, suivi par les Anglais, avec des exportations de bananes à partir de la Jamaïque et de l’Amérique du Sud dès 1866 puis des îles Canaries dès 1884, il existe bel et bien une spécificité de l’industrie bananière française.
Le développement de l’industrie bananière en France au tournant du xxe siècle fit partie intégrante d’un projet colonial de l’Empire français présenté comme une « colonisation agricole4 » visant à renouveler l’exploitation des colonies françaises en Amérique, en Afrique, en Asie et en Océanie à travers « la mise en valeur du sol5 ». Comme le déclare en 1935 l’ingénieur d’agronomie coloniale basé en Martinique Désiré Kervégant, le développement de ces cultures coloniales dont la banane eut pour objectif premier le renforcement de l’Empire français.
Aussi l’histoire de la bananisation des Antilles est-elle inséparable de l’histoire du projet colonial de l’Empire français. Cette bananisation est un processus complexe, faisant intervenir au moins dix éléments présentés dans le schéma suivant.
Le premier élément et le point de départ de la bananisation est sans doute la revigoration de l’idéologie coloniale française. La défaite de la guerre franco-prussienne (1870-1871) inflige une blessure à l’égo collectif français – notamment la défaite de Sedan –, c’est-à-dire une difficulté à réconcilier le fantasme d’une identité de la nation française à l’image d’un conquérant supérieur, puissant et dominant, et la réalité sensible d’une défaite face à l’autre européen-allemand.
Face à cette humiliation, les colonies françaises apparaissent comme les terrains de jeu où il serait à nouveau possible de faire ressurgir cette identité fantasmée, ce soi national, ce soi qui ne pense pouvoir exister qu’à travers l’infériorisation d’un autre. Aussi l’appel à une « mise en valeur » des colonies françaises n’est-il rien d’autre que la tentative perverse de renouer avec l’image déchue de ce soi national fantasmé à travers l’imposition de violences et de rapports de domination aux tissus du vivant et aux peuples colonisés.
L’autre n’existe qu’en tant qu’il met en valeur le soi colonial, comme en témoigne le botaniste Charles Naudin en 1897 :
La France a un glorieux passé, et elle a montré sa puissance colonisatrice sous l’ancienne monarchie. […] Elle comprend mieux aujourd’hui sa mission providentielle, et, renonçant à s’agrandir en Europe, elle tourne sagement ses vues sur son domaine colonial, plus vaste actuellement qu’il ne l’a jamais été. C’est qu’effectivement ses véritables intérêts sont de ce côté, on pourrait dire son avenir, peut-être même son existence comme nation, […] et ceux qui tiennent dans leurs mains les destinées du pays comprennent la suprême importance de notre exploitation coloniale, par l’agriculture, le commerce, l’industrie et aussi par l’éducation des populations autochtones qu’il faut conquérir à notre civilisation et à nos mœurs. Les franciser, si on me permet d’employer ce terme, est un des premiers buts à atteindre.7
Tout aussi perverse, la forme de cette mise en valeur en tant que partie intégrante de l’idéologie coloniale fut celle d’un productivisme compulsif. Dans un rapport au ministre des Colonies sur les jardins d’essai en 1899, il est précisé que ces jardins auront « un double but : améliorer et accroître sans cesse la production agricole de la colonie8.
Les colonies sont présentées à la fois comme des espaces où produire « sans cesse », mais aussi comme ces espaces où il sera sans cesse possible de réaffirmer violemment l’être colonial français. Ainsi, loin du seul objectif d’approvisionnement du marché métropolitain, le développement des plantations de bananes dans la première moitié du xxe siècle avait aussi pour but de rétablir la grandeur coloniale de la France et d’accomplir sa mission civilisatrice auprès de peuples jugés primitifs.
Le deuxième élément est la poursuite de la colonisation en tant que telle, à savoir la poursuite de l’accaparement de terres, d’un contrôle militaire, juridique, économique et politique de peuples entiers et de territoires. Peuples et territoires entiers soumis à l’autorité impériale, soumis à l’habiter colonial. Cette colonisation première reste la condition de la colonisation politique et environnementale, de la colonisation agricole, des déforestations et de l’installation des plantations.
Le troisième élément est celui de la consommation de la banane en France métropolitaine/hexagonale, à savoir l’appétence des Métropolitains pour ce fruit. Importée en France métropolitaine au début du xxe siècle depuis les Amériques via les entreprises étatsuniennes, et depuis les Canaries par l’Angleterre, la banane connaîtra un véritable succès auprès des palais des Métropolitains.
Lire aussi sur Terrestres : Anna Tsing et Donna Harraway, « L’ère de la standardisation: conversation sur la Plantation », février 2024.
Le quatrième élément a trait à la gestion du marché métropolitain de la banane qui était jusqu’aux années 1930 majoritairement dépendant des importations étrangères. Le développement d’une production de bananes à partir des colonies françaises d’Afrique et des Amériques fut mis en place en vue de maîtriser l’approvisionnement d’un marché métropolitain français.
Dès lors, cinquième élément, un protectionnisme (post)colonial et capitaliste fut instauré par l’État visant à garantir une place de choix sur le marché métropolitain à la production des colonies françaises assurée par des entreprises, durant la période coloniale, après les indépendances et les départementalisations, au moyen de plusieurs comités interbananiers, de droits tarifaires favorables, de primes à l’installation et de subventions.
Ce rapport privilégié du marché hexagonal français avec ses anciennes colonies fut maintenu au sein même de l’Union européenne. Malgré l’arrivée sur le marché de bananes du Costa Rica et de Saint-Domingue, la France hexagonale garantit un approvisionnement à partir des bananeraies des ex-colonies françaises, à savoir la Martinique, la Guadeloupe, la Guinée, le Cameroun et la Côte d’Ivoire.
Le sixième élément, marquant la différence avec les précédents mouvements d’expansion coloniale du xviie siècle, est la place prépondérante des sciences appelées « sciences coloniales ». La transformation des colonies françaises en plantations fut aussi et surtout un projet scientifique comprenant la création d’institutions et de connaissances scientifiques ayant pour finalité le projet colonial.
Le septième élément désigne la longue formation et organisation d’une filière coloniale française de la banane. Cette filière débuta par la formation d’agents au sein d’instituts de sciences coloniales, qui furent nommés dans toutes les colonies pour mener à bien la transformation des paysages autochtones en plantations d’exportation. S’est ensuivie la création d’entreprises en charge de toutes les phases nécessaires au circuit acheminant les bananes des colonies aux étals de la Métropole/Hexagone.
Cela comprend des entreprises en charge de la plantation de bananiers, de leur culture, de la récolte et de l’emballage des bananes, de leur transport des plantations aux ports des colonies, de leur importation via le transport maritime des colonies et des anciennes colonies aux ports de la Métropole/Hexagone (notamment Dieppe, Nantes, Bordeaux, Marseille), du transport des ports vers les mûrisseries, et enfin leur transport aux commerces de la Métropole/Hexagone.
Cela comprend aussi des entreprises en charge de la fabrication des équipements nécessaires aux circuits de commercialisation de la banane (et d’autres fruits coloniaux). On y trouve des entreprises spécialisées dans la mécanisation de l’agriculture (tracteurs/camions), l’irrigation, la production de pesticides, la fabrication d’engins de pulvérisation de pesticides, la fabrication des matériaux d’emballage des bananes (bois, papier, plastique), la réfrigération des navires et les procédés physico-chimiques du mûrissement artificiel.
Enfin se déploie aussi un travail d’organisation de la filière à travers la création de différents groupements de producteurs, des comités interprofessionnels bananiers, des comités de propagande de la banane ayant pour but de coordonner tous ces différents acteurs en fonction des évolutions du marché et des aléas cycloniques ou volcaniques affectant la production.
Les deux prochains éléments essentiels à la bananisation des colonies et des anciennes colonies françaises concernent les moyens. Il y va, en huitième élément, du développement d’infrastructures et de technologies permettant d’acheminer le fruit de son lieu de production dans une région d’une colonie à la bouche d’un consommateur métropolitain, tout en respectant ses désirs en termes de saveur, de texture, de consistance et d’esthétique.
Cela comprend les infrastructures lourdes telles que la création d’un réseau de transports des terres intérieures des colonies aux côtes, allant de la construction de routes, de rails, de l’achat de véhicules et de locomotives, aux aménagements de ports avec des entrepôts réfrigérés dans les colonies et en Métropole ainsi qu’à l’aménagement de cales réfrigérées dans les navires et leur conteneurisation. Cela comprend aussi le développement technologique relatif aux procédés d’emballement, aux méthodes de réfrigération et aux méthodes de mûrissement artificiel.
Lire aussi sur Terrestres : Malcom Ferdinand, « Anthropocènes noirs. Décoloniser la géologie pour faire monde avec la Terre », juin 2020.
Il y va surtout, neuvième élément, des « moyens » humains. Le développement de la production de bananes impliqua l’exploitation de peuples colonisés à la fois dans la conduite des plantations de bananes mais aussi dans la construction des infrastructures telles que les chemins de fer et les ports, dans des conditions de travail exécrables où le travail forcé et le travail non rémunéré de milliers d’enfants, d’hommes et de femmes adultes étaient légalisés sous la Troisième République.
L’extrait de la communication d’Yves Henry, directeur de l’agriculture en Afrique-Occidentale française, lors du Congrès colonial de Marseille en 1906, illustre l’imbrication du développement de la banane avec l’exploitation déshumanisante des peuples de Guinée :
Il ne fait de doute pour aucune des personnes qui connaissent cette colonie qu’un exploitant y trouvera aisément toute la main-d’œuvre nécessaire, qu’elle appartienne aux races Soussous ou à la race Bambara. À la condition de les surveiller et de ne pas les traiter durement, on obtient un fonctionnement normal des équipes dressées à un travail particulier. […] Dans les débuts, il sera sans doute nécessaire de les payer 1 franc par jour, mais, par la suite, on arrivera facilement à créer de petits villages de culture, dont les travailleurs se contenteront de 0 fr. 75. Indépendamment du travail fourni par les hommes, on peut utiliser avec profit les femmes et les enfants, pour les petits travaux de nettoyage.
Henry y vante de manière raciste l’abondance d’une main-d’œuvre locale, lesdites « races Soussous et Bambara » qui, tels des animaux sauvages, pourraient être « dressés » à un fonctionnement normal, ainsi que la possibilité d’exploiter avec profit les femmes et les enfants.
Enfin, le dixième élément concerne le renforcement d’un imaginaire colonial à travers plusieurs stratégies, dont les campagnes publicitaires et les expositions coloniales. Ces collections d’images, de discours et d’expositions autour de l’industrie de la banane contribuent à asseoir une représentation coloniale du monde, de son fonctionnement et des connaissances, structurée autour d’une hiérarchie de valeurs où les rapports de domination hommes/femmes, colons/colonisés, Blancs/non-Blancs, Métropole/colonies, sont présentés comme naturels.
Ainsi, manger la banane en France métropolitaine (puis hexagonale) est dépeint comme l’adhésion à ce projet colonial, comme le renforcement de cette hiérarchie de valeurs qui dessine des terres lointaines et des corps racisés comme les serviteurs naturels de la Métropole et de sa population majoritairement Blanche. Ces dix éléments ont constitué les piliers de l’émergence d’une banane française.
Les sciences au service de la colonisation
Étudions pour chaque province le climat, le régime des eaux, la direction des vents, les variations de température, la composition du sol ; sachons ce que le soleil et la pluie et la terre nous permettent de tenter avec profit ; ayons des jardins d’essai, des laboratoires d’analyse et de bactériologie ; ayons une direction de l’agriculture. Jardins d’essai, laboratoires et direction de l’agriculture, que tout cela soit réuni aux mains d’hommes compétents, qui peut-être n’auront pas encore la science, mais qui du moins auront le sens de ce qu’il convient d’apprendre et des méthodes de travail. Ces hommes, des savants doublés d’administrateurs, seront les poseurs de jalons, les pionniers, comme on dit ; ils recueilleront les observations, constitueront les essais, enregistreront les résultats et, le jour où les colons arriveront dans le pays, seront à même de les conseiller, rien qu’en leur ouvrant le trésor de leur expérience.
Joseph Chailley-Bert, directeur de l’Union coloniale française, 1897.9
L’un des éléments clés de cette colonisation agricole dont relevait l’industrie de la banane fut le rôle central joué par la science. Le soutien et le développement d’une science coloniale eut deux fonctions principales : déterminer les types de cultures possibles dans les colonies et leurs méthodes favorisant les plus grands profits, et former les colons et futurs agents coloniaux aux techniques nécessaires pour mettre en place cette exploitation.
Ainsi, au tournant du xxe siècle, une alliance fut réactivée entre domination coloniale et recherche scientifique au service de l’habiter colonial de la Terre. Alliance réactivée car il s’agit d’une situation bien différente des astronomes, des géographes et des botanistes qui profitaient des expéditions coloniales européennes pour mener à bien leurs recherches sur les plantes, les animaux et les étoiles dès la fin du xve siècle. Là, la colonisation et la quête du profit dans les Amériques, en Afrique, en Asie et en Océanie étaient les conditions de voyage du développement d’études scientifiques. Ici, un type de science, celle de l’exploitation capitaliste coloniale, devient la condition du projet de colonisation agricole.
Loin d’une science de la rencontre, dont la visée serait la connaissance des écosystèmes, leurs rythmes et leurs chemins, la science coloniale est bel et bien une science de la maîtrise de la nature forçant ses mouvements en vue de son exploitation et de l’accumulation capitaliste10. Tel fut le vœu illustré par Chailley-Bert : les sciences devront mettre la Terre au service du projet colonial.
Cette alliance entre sciences et projet colonial de l’Empire français s’est traduite par la création d’institutions et de centres d’expérimentations scientifiques distincts des institutions académiques existantes et entièrement dédiés à la colonisation. Furent alors créés – ou parfois réorganisés – au début du xxe siècle des jardins d’essai dans les colonies, chapeautés par le Jardin colonial situé à Nogent-sur-Marne qui orchestrait les échanges de plants et d’outils, une école d’agronomie coloniale formant les agents coloniaux, plusieurs revues dont la Revue des cultures coloniales, L’Agriculture pratique des pays chauds, L’Agronomie coloniale, la Revue de botanique appliquée et d’agriculture coloniale, facilitant les échanges de savoirs et de connaissances pratiques entre les colonies françaises.
Ainsi, à côté de la partie émergée du dispositif extractiviste, symbolisé par la plantation avec ses champs, ses hangars et ses entrepôts, ses cases et ses corps humains, se déploient en profondeur des institutions, des laboratoires, des centres de formation et des réseaux de circulation des savoirs qui rendent possible la plantation coloniale.
À ces institutions nationales des sciences coloniales, dont les sièges furent situés en Métropole/Hexagone, furent rattachés dans chaque colonie des jardins d’essai, des laboratoires de chimie agricole et des écoles agricoles, dirigés par des « agents de culture » sous le contrôle du gouverneur de la colonie, le tout afin de mener à bien ce projet colonial. Par exemple, en Martinique, l’arrêté du 25 août 1910 stipule, entre autres, que le laboratoire de chimie agricole aura la charge de
l’étude des produits coloniaux, de la détermination de leur valeur et de leurs emplois commerciaux et industriels, de l’analyse des matières premières, de l’étude des falsifications, de la détermination et des essais de semences, des analyses de terres et engrais, et de toutes les questions pouvant intéresser la chimie et la technologie agricole et industrielle.12
La cavendishisation du monde
C’est à partir de ce système scientifico-colonial que l’Empire français put mener cette colonisation agricole dans ses colonies au cours de la première moitié du xxe siècle, transformant des paysages humains et non humains de la Terre en plantations. Aussi, à côté de la colonisation agricole de la banane est-il nécessaire de retracer les développements scientifiques qui ont facilité cette colonisation. L’essor de cette industrie a été possible via trois principaux champs de recherche sur le bananier concernant ses usages, la sélection des variétés, et les pathologies de la plante et les insectes faisant obstacle au projet plantationnaire.
Concernant les usages, si, aujourd’hui, il va de soi que le bananier sert à la production de la banane dessert d’exportation, celle retrouvée dans toutes les épiceries des pays du Nord, cela n’a pas été toujours le cas. L’impératif de mise en valeur des sols coloniaux n’était pas conditionné à une forme précise. Cette plante originaire d’Asie du Sud-Est est connue depuis plus de deux mille ans. Le bananier est une herbe géante appartenant au genre Musa, contenant plus de mille variétés13. Les plus connues, celles produisant des fruits comestibles, appartiennent au genre Musa sapientum. Si certaines espèces de bananiers ont été utilisées pour leurs différents fruits à déguster crus, ceux-ci ont connu et connaissent encore d’autres usages. Sans doute l’un des usages les plus répandus au monde est la consommation de banane à cuire qui rentre dans la composition de l’alimentation quotidienne de nombreux peuples de la Terre, notamment en Ouganda et en Inde. Le bananier était aussi utilisé comme plante d’ombrage aux caféiers et cacaoyers.
Au-delà de la banane dessert sous forme crue, séchée ou en farine, il s’est agi de déterminer les usages du bananier et des bananes qui pourraient fournir les plus importants profits. Des recherches furent menées pour déterminer la rentabilité du bananier pour la production de boissons alcoolisées (cidre, bière ou vin), pour la fabrication de cordages, de chapeaux, de tissus et de vêtements à partir des pseudo-troncs des espèces Musa textilis ou abaca (le chanvre de Manille), des Musa tikap, Musa basjoo, Musa ensete et Musa ulugurensis, Musa livingstonia, pour la production de papier à partir de la cellulose du bananier, pour la potasse, des teintures ou du raffinage de sucre14.
Lire aussi sur Terrestres : Sophie Chao, « La plantation comme monde: l’ère des monocultures », novembre 2023.
Face à la multiplicité d’espèces de bananiers et de variétés de bananes, les travaux d’agronomie coloniale sur la banane soutenant le projet colonial français ont déterminé que les meilleurs profits seraient obtenus par l’exploitation du bananier dans les colonies françaises en vue de produire une banane dessert à exporter et écouler dans le marché métropolitain, au sein de plantations monoculturales. En 1935, Kervégant détaille les tentatives d’association de cultures dans les plantations de bananes, comme des pommes de terre dans les Canaries, des choux caraïbes aux Antilles françaises, des aubergines au Bengale, du maïs ou du riz aux Philippines, mais il les déconseille au motif qu’elles « retardent le développement de la plante principale15. Au principe d’une plantation qui favoriserait une alimentation pour les habitants autour des bananeraies, il fut opposé le principe d’un profit le plus rapide possible pour une seule denrée d’exportation.
Dès lors, la majorité des recherches agronomiques sur la banane coloniale française eurent pour but le perfectionnement des plantations. Outre la détermination des meilleures conditions climatiques, topographiques, pédologiques et chimiques, celles du niveau d’irrigation, des rythmes de plantations et de récoltes, des techniques de coupe, d’emballement et de mécanisation, des modes de transport, du processus de réfrigération et des méthodes de mûrisserie en Métropole, je souhaite attirer l’attention sur deux points clés : la sélection des espèces de bananiers et des variétés de bananes à cultiver, et le développement des techniques de lutte contre les parasites, les maladies et les insectes qui font obstacle au projet colonial.
Les débuts de l’exportation en 1870 se firent en Jamaïque et sur la côte atlantique de l’Amérique centrale à partir de la variété connue sous le nom de « Gros Michel », tandis que dans les Canaries, où la culture était déjà plus intensive du fait du climat plus sec et des sols plus pauvres, ce fut la variété « Petite naine » (bananier de Chine ou Musa sinensis). La variété « Gros Michel » fut fortement impactée par un champignon nommé fusarium qui tue la plante. Remarquée rapidement au début du xxe siècle au Panama, elle fut nommée « maladie de Panama ». « Gros Michel » fut remplacé par la variété Cavendish (pòyò), qui reste la banane majoritairement exportée à travers le monde.
Le développement de monocultures intensives et la standardisation des plants entraînèrent aussi des ruptures biodiversitaires16 perturbant les équilibres écosystémiques, ruptures qui facilitent la propagation de certaines maladies causées par des champignons et l’accroissement de certaines populations de nématodes et d’insectes.
Afin d’assurer la plus grande productivité des cultures coloniales, des recherches en pathologie des plantes et entomologie au sein de ces sciences coloniales furent menées, visant à déterminer les moyens techniques et technologiques de lutte contre ces dits « nuisibles ». C’est dans ce cadre que la lutte contre le charançon du bananier se développa dès les débuts du développement des bananeraies coloniales françaises. Aujourd’hui encore, la production de bananes des Antilles est soutenue par des rapports étroits avec le Cirad (anciennement Institut des fruits et agrumes coloniaux), ainsi que par un institut scientifique privé.
En somme, la bananisation des Antilles, ou plus exactement sa cavendishisation, fit partie intégrante d’un projet impérial français, pensant ensemble les colonies des Amériques et de l’Afrique, dans le but de valoriser l’être colonial français. La banane française ainsi produite à travers les déforestations et les déshumanisations des peuples de part et d’autre de l’Atlantique eut pour fonction de transformer la Terre à l’image du fantasme de toute-puissance d’un soi colonial français, narcissique et toxique, un moyen de cultiver un imaginaire colonial de la France et de la Terre.
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Notes
- Kervégant, Désiré, Le Bananier et son exploitation, Paris, Société d’éditions géographiques, maritimes et coloniales, 1935, p. 427.
- Voir Lassoudière, André, Histoire bananière des Antilles. Facteur d’intégration sociale et de développement, Saint-Pierre d’Exideuil, The Book edition, 2014 ; Id., Le Bananier. Un siècle d’innovation technique, Versailles, Quæ, 2012.
- Voir Soluri, John, Banana Cultures : Agriculture, Consumption, and Environmental Change in Honduras and the United States, Austin, University of Texas Press, 2005 ; Striffler, Steve, In the Shadows of State and Capital : The United Fruit Company, Popular Struggle, and Agrarian Restructuring in Ecuador, 1900-1995, Durham, Duke University Press, 2002 ; Striffler, Steve, & Moberg, Mark (dir.), Banana Wars : Power, Production, and History in the Americas, Durham, Duke University Press, 2003 ; Williams, Brian Scott, Cotton, Chemicals, and the Political Ecologies of Racial Capitalism, mémoire, University of Georgia, 2018 ; Walvin, James, Histoire du sucre, histoire du monde, trad. Philippe Pignarre, Paris, La Découverte, 2022 ; Ross, Corey, Ecology and Power in the Age of Empire : Europe and the Transformation of the Tropical World, Oxford, Oxford University Press, 2017.
- Chailley-Bert, Joseph, « Les cultures tropicales et l’avenir des colonies françaises », Revue des cultures coloniales, t. i, no 5, octobre 1897, p. 157.
- Milhe-Poutingon, Albert, « La renaissance des cultures coloniales », Revue des cultures coloniales, t. i, no 1, juin 1897, p. 1-3.
- Conception par l’auteur.
- Naudin, Charles, « La colonisation », Revue des cultures coloniales, t. i, no 1, juin 1897, p. 7-8.
- « Rapport au ministre des Colonies », Journal officiel des colonies, 31 janvier 1899, p. 757.
- Chailley-Bert, Joseph, « Les cultures tropicales et l’avenir des colonies françaises », op. cit., p. 161-162 (je souligne).
- Bonneuil, Christophe, Kleiche-Dray, Mina, Du jardin d’essais colonial à la station expérimentale 1880-1930. Éléments pour une histoire du CIRAD, Paris, Cirad, 1993, p. 73 ; voir aussi Blais, Hélène, L’Empire de la nature. Une histoire des jardins botaniques coloniaux (fin xviiie siècle-années 1930), Ceyzérieu, Champ Vallon, 2023.
- Élaboré à partir de Volper, Serge, et Bichat, Hervé, « Des jardins d’essai au Cirad : une épopée scientifique française », Histoire de la recherche contemporaine, t. iii, no 2, 2014, p.113-124 ; Bonneuil, Christophe, Kleiche-Dray, Mina, Du jardin d’essais colonial à la station expérimentale, op. cit.
- « Arrêté portant réorganisation de l’agriculture », L’Agriculture pratique des pays chauds. Bulletin du Jardin colonial, 1910, p. 2-67.
- Lassois, Ludivine, et al., « La banane : de son origine à sa commercialisation », BASE, vol. 13, no 4, 2009, p. 575-586.
- Kervégant, Désiré, Le Bananier et son exploitation, op. cit., p. 491-501.
- Ibid., p. 269.
- Ferdinand, Malcom, Une écologie décoloniale, op. cit., p. 75-78.
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Désamorcer la rage, différer la révolte
Texte intégral (6348 mots)
Temps de lecture : 12 minutes
Ce texte a été écrit par des personnes qui ont participé à la lutte contre le barrage de Sivens et d’autres qui n’y étaient pas, mais qui ont travaillé à reconstituer le fil précis de la bataille qui s’est menée dans les médias pour faire connaître la vérité sur cet assassinat. Les témoignages des unes et des autres sont mêlés dans un « nous » unique et fictif.
Il est suivi d’un court extrait de la pièce “M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle”, écrite et mise en scène par Joséphine Serre.
2014.
Suite à un appel très large, un « grand rassemblement » se tient le samedi 25 octobre sur le lieu-dit du Testet dans la forêt de Sivens. Au programme : prises de parole, spectacles, manifestation et conférences. Il s’agit de l’ultime tentative pour enrayer le projet de construction d’un barrage d’irrigation dans une vallée relativement préservée du département du Tarn. Depuis le 1er septembre, les travaux d’abattage des arbres ont repris malgré une intense mobilisation locale et l’occupation de la forêt, lancée un an plus tôt pour empêcher le démarrage du chantier. Lequel avance désormais à marche forcée, dans un climat de violences policières quotidiennes – comme ce sera le cas dix ans plus tard, à l’automne 2024, sur le chantier de l’A69 dans ce même département du Tarn.
C’est alors que la lutte contre le barrage de Sivens, qui n’avait jusque-là qu’un faible écho régional, va être propulsée sur la scène médiatique nationale1.
Enquête autour d’une mystérieuse « découverte » policière
Le lendemain matin de cette grande mobilisation, alors qu’il reste beaucoup de monde sur le site, la radio annonce : « le corps d’un homme a été découvert dans la nuit de samedi à dimanche sur le site du barrage contesté de Sivens ».
L’information provient d’un communiqué que la préfecture du Tarn a diffusé le matin même2. À ce moment-là, nous n’avons aucune idée de ce dont il s’agit, ni de qui il s’agit. Est-ce qu’une personne a fait un arrêt cardiaque ? S’est-il passé quelque chose pendant les échauffourées de la veille ?
Pendant une partie de la journée, il y avait eu des affrontements avec les gendarmes postés dans la « base de vie », qui avaient repris au cours de la nuit. La « base de vie » est le nom attribué à l’enclos grillagé et entouré d’un fossé qui avait été construit pour mettre à l’abri les machines de chantier. Celles-ci avaient bien sûr été évacuées la veille du rassemblement : dès le vendredi soir, le peu qu’il restait avait été brûlé par les manifestant·es. Après quoi les gendarmes s’étaient installés dans l’enclos, se retrouvant ainsi positionnés à quelques encablures du rassemblement.
On fait le tour de la zone, pour demander aux groupes et aux gens si quelqu’un manque à l’appel.
Une jeune femme nous dit que son petit ami, Rémi, a disparu.
Elle nous explique que la veille, un peu avant 2 heures du matin, elle était avec lui et quelques amis autour d’un feu lorsque des cris ont retenti. Rémi est allé voir ce qu’il se passait et il n’a pas été revu depuis. À partir de ce moment-là, on envisage que ce Rémi soit la personne dont il est question dans le communiqué. Sa copine nous fournit quelques informations sur lui, notamment qu’il est botaniste et que c’est la première manifestation à laquelle il participe.
On s’organise pour faire le tour des personnes encore présentes sur place et tenter de récolter davantage d’éléments sur ce qui a pu se passer. Un groupe de jeunes gens nous décrit la scène étrange à laquelle ils ont assisté pendant la nuit. Vers 2 heures, peu de temps avant la fin des affrontements, une poignée de gendarmes sont sortis de la base de vie, s’enfonçant dans les nuages de gaz lacrymogène sans raison apparente, puis en sont ressortis avant de retourner à la base, en tirant quelque chose derrière eux. Une demi-heure plus tard, un fourgon de pompier est arrivé sur place. Puis gendarmes et pompiers ont quitté les lieux, abandonnant la base de vie, pourtant jalousement gardée jusque-là.
Il ne faudra pas longtemps pour comprendre ce qu’il s’est passé. Une femme, épouse d’un gendarme, a contacté une amie opposante au barrage, pour l’alerter : hier, les gendarmes ont ramené de Sivens le corps d’un homme mort.
Nous comprenons alors que cet homme est mort sous leur yeux et, très certainement, de leur fait.
Récit contre récit
La gravité de la situation nous dépasse. Nous appelons des amis avocats pour leur demander conseil. Ils nous recommandent de publier le plus rapidement possible notre version des faits, en tout cas avant la publication des résultats de l’autopsie, annoncée pour le mardi après-midi.
Il nous faut trouver des preuves et des témoignages, afin d’empêcher le ministère de l’Intérieur d’imposer son propre récit manipulant si besoin les résultats de l’autopsie. Un texte doit donc être publié avant mardi. C’est dimanche, nous sommes en fin d’après-midi, et c’est une course contre la montre qui s’engage.
Dès le dimanche soir, alors qu’un rassemblement spontané à Gaillac est dissout par les forces de l’ordre, la machine communicationnelle du pouvoir se met en branle. Le procureur d’Albi et le ministère de l’Intérieur laissent entendre que le corps a été découvert par les gendarmes plus ou moins par hasard3.
Le lendemain, le narratif du pouvoir commence à se dessiner à travers de multiple contre-feux. À 10 heures, un communiqué de presse du directeur général de la gendarmerie nationale pose le décor en décrivant le contexte dans lequel le corps a été découvert : des attaques visant des gendarmes « à coup de cocktails molotov, d’engins explosifs et de projectiles »4, tout en précisant que, pour l’heure, « aucune hypothèse n’est privilégiée » dans l’enquête. De son côté, la préfecture du Tarn avance en off qu’« une seule grenade offensive »5 aurait été lancée par les gendarmes, alors que le bilan officiel en dénombrera plus tard 42.
Gendarmes et policiers affirment que le sac à dos que portait Rémi contenait peut-être un engin incendiaire ou explosif, qui l’aurait tué.
À 17 heures, lors d’une conférence de presse, le procureur distribue un communiqué annonçant des éléments de l’autopsie, notamment qu’« aucune trace de particule métallique et de plastique n’a été retrouvée dans la plaie »6.
Ce communiqué est distribué aux journalistes dans un format insolite : une feuille blanche anonyme, sans en-tête ni date, ce qui permet à une journaliste d’en déduire qu’il n’y a « pour l’instant aucune base juridique pour apprécier la réalité des faits »7. Le procureur en profite pour glisser que, sur le site, ont été retrouvés « des lambeaux de son sac à dos, ainsi que des débris d’une bouteille plastique et d’une bouteille de verre »8. Le journal Le Monde sera le plus explicite : « D’après nos informations, une analyse du sac à dos de la victime serait également en cours afin de déterminer si son contenu pourrait être de nature explosive »9.
L’analyse de l’avocat que nous avions consulté se trouve confirmée par ces « éléments de langage » disséminés dans une avalanche d’articles produits par la presse française en quelques heures.
Lire aussi sur Terrestres : Christophe Bonneuil, « Prêt à tuer pour un tas de terre », mars 2023.
Le lundi matin, quelques membres de la coordination ayant organisé le grand rassemblement du samedi se retrouvent pour rédiger ensemble un communiqué et l’envoyer tous azimuts aux médias (comme l’avait été l’appel à rassemblement). Ils et elles y dénoncent un meurtre qui n’est pas le fruit du hasard : « À l’heure où tous les mensonges et conflits d’intérêts dénoncés par les opposants depuis des mois ont été confirmés par les investigations des journalistes et le rapport des experts ministériels (…), le président du conseil général et le préfet du Tarn n’ont plus aucun argument en faveur du barrage, si ce n’est de monter en épingle la prétendue violence des opposants. Ils avaient donc besoin de violence samedi. Ils l’ont provoquée. »10.
La stratégie de tension décidée par le pouvoir, voilà ce qui a coûté sa vie à Rémi.
Divers journaux prennent très vite contact avec nous, dont Le Monde, qui se dit intéressé par notre récit, mais pas sous la forme d’un communiqué collectif (il n’en publie jamais) : vu la gravité des accusations portées, il faudrait une tribune signée nominativement. Deux d’entre nous acceptent d’y apposer leur nom et ainsi supporter le risque juridique – et policier : quelques jours plus tard, deux hommes étaient surpris en train de bidouiller le tableau téléphonique du village de l’un des signataires…
Finalement, Le Monde nous fait faux bond : la tribune ne pourra être publiée que dans l’édition du mercredi. Entre-temps, Libération nous avait aussi contacté et se dit prêt à mettre le texte en ligne sur le site du journal dès le mardi matin. Notre texte est publié mardi 28 octobre à 13h22, avant l’annonce des résultats de l’autopsie et des analyses11.
L’annonce a lieu mardi en fin de journée. Le procureur d’Albi y explique que des traces de TNT, éléments présents dans les grenades offensives des gendarmes, ont été découvertes sur le corps de la victime5.
Dès lors, le narratif du pouvoir évolue. Puisque ça ne peut et ne doit pas être la faute des gendarmes, l’hypothèse de la combinaison d’une grenade et d’un cocktail molotov est avancée à la presse par des sources policières et autres spécialistes du maintien de l’ordre12. À longueur d’articles, on répète qu’une grenade offensive seule ne peut tuer, sauf en cas de combinaison avec un autre élément comme par exemple « un fumigène, un réchaud à gaz, un explosif maison, genre bombe agricole ou même peut-être un aérosol »3.
Lire aussi sur Terrestres : Collectif, « Autoroute A69: enterrons ce projet zombi! », juin 2024.
Finalement, ce n’est que le vendredi 31 octobre en début de soirée, soit plus de cinq jours après le décès de Rémi, que des sources proches de l’enquête confirment à la presse que les analyses réalisées sur le sac à dos ne mettent en évidence aucune substance, sinon la TNT présente dans la grenade utilisée par la gendarmerie13.
L’explosion de la grenade est bien l’unique cause de la mort de Rémi.
« Il est décédé, le mec… Là, c’est vachement grave… Faut pas qu’ils le sachent… »
Moins d’une semaine après cette conclusion, une fuite confirme ce que nous soupçonnions dès dimanche : les autorités policières et politiques savaient depuis le début et ont sciemment menti.
Le Monde et Médiapart se sont procuré des documents issus du dossier de l’instruction ouverte suite au décès de Rémi, dont un procès-verbal qui retranscrit les propos tenus par les gendarmes cette nuit-là. À 2h03, l’un d’entre eux s’écrie, exprimant clairement la première réaction du pouvoir dans ce genre de situation : « Il est décédé, le mec… Là, c’est vachement grave… Faut pas qu’ils le sachent… »14.
Nous sommes mis au courant de ces révélations par des journalistes du Monde avant leur publication, et ils nous proposent de publier une tribune réagissant à chaud à ces révélations. Ce qu’il s’agit de révéler cette fois, ce n’est pas un meurtre, mais un mensonge d’État. Pourquoi cet appel du pied de la part d’un média comme Le Monde ? Dans quel jeu politique veut-on nous engager ? Dans le doute, seul l’un d’entre nous est prêt à rédiger une tribune avec d’autres personnes extérieures, estimant important de dénoncer les exactions de l’État10.
Mais ces révélations resteront sans effet : bien que pris en flagrant délit de mensonge, aucun responsable ne sera sérieusement mis en difficulté, ni le préfet, ni le ministre de l’Intérieur.
Quant au gendarme qui a lancé la grenade, il bénéficiera d’un non-lieu, confirmé en appel et en cassation.
Les mensonges en série de la part de la préfecture et du ministère nous rappellent que le maintien de l’ordre ne repose pas seulement sur l’arsenal répressif, mais aussi sur la manipulation de l’opinion publique.
Pendant plus d’un mois après l’annonce de la mort de Rémi, des rassemblements se sont tenus dans des dizaines de villes partout en France, des manifestations sauvages et des émeutes ont eu lieu dans la moitié d’entre elles.
Pour conjurer la révolte, les autorités ont employé tous les moyens possibles. Répression policière : des rassemblements ont été interdits, la faculté de Rennes a été fermée pour empêcher une assemblée générale, des manifestant·es ont été arrêté·es préventivement15. Manipulation médiatique : nier l’évidence, entretenir le flou, brouiller les pistes, créer des « causes alternatives », multiplier les insinuations, etc. Tout est bon pour diluer l’annonce de la vérité dans le temps afin d’éviter que sa révélation brutale n’entraîne un embrasement.
Samedi 26 octobre, tous et toutes à Sivens !
Le passage qui suit est extrait de la pièce de théâtre “M.A.D ! Je te promets la forêt rebelle”, écrite et mise en scène par Joséphine Serre et publié aux Éditions Théâtrales. Il s’agit d’une fiction librement inspirée de l’histoire de Rémi Fraisse. L’autrice a choisi d’imaginer la présence d’une sœur au moment de la mort, sur une ZAD, d’un jeune étudiant en botanique.
FRÈRE – Berce-moi avec des noms de plantes, s’il te plaît,
SŒUR – Aubépine, argousier, lavande, mûriers, ronciers, liserons, coquelicots, sureau, pavot, santoline, bluets, soucis, peigne de loups, baignoire de Vénus,
INFIRMIER.E.2 – Il part, il part !
SŒUR – Grand plantain, corne de cerf, langue de vache, iris, violette, chardon, pâquerette, herbe aux ânes, hellébores, barbe de chèvre, trèfle, roseau à balai, ronce des champs, reine des prés,
INFIRMIER.E.1 – On l’a perdu.
SŒUR – Prêle, armoise commune, cheveux de Vénus, roseau, églantines, fougères, grande cigüe, verveine, nénuphar, lentilles d’eau, renoncule flammette, adonis d’été, menthe poivrée, anémones, angéliques, campanules à feuilles de pêchers, douce-amère, bourreau des arbres, impatiente, dompte-venin, tremble, sanguinaire, buisson ardent, plante à feu, dent de chien, griffe de chat, gueule de loup, amonide goutte-de-sang, fleurs incendiaires, orchis guerrier, liane de feu, plante cobra, casque de Jupiter,
fleurs de la fureur.
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Notes
- Sur la lutte contre le barrage de Sivens, voir le recueil de textes : Sivens sans retenue. Feuilles d’automne 2014, La Lenteur (2015), ainsi que Grégoire Souchay et Marc Laimé, Sivens, le barrage de trop, Seuil (2015), et le n° 9 de la revue Z. Revue itinérante d’enquête et de critique sociale (2015-2016, n° spécial « Toulouse »), dans la partie « Des vues sur la terre », autour de Sivens (p. 140-181).
- Stéphane Alliès, Michel Deléan, Louise Fessard, Jade Lindgaard et Mathieu Magnaudeix, « Comment le pouvoir a réécrit la mort de Rémi Fraisse », Mediapart, 14/11/2014.
- Idem.
- Communiqué de presse du directeur général de la gendarmerie nationale, 27/10/2014.
- Patricia Tourancheau, « Sivens : “Là, c’est vachement grave…” », Libération, 12/11/2014.
- Le communiqué du procureur suite à l’autopsie.
- Camille Martin, « Testet : les résultats de l’autopsie, selon le procureur », Reporterre, 27/10/2014.
- Le communiqué du procureur suite à l’autopsie.
- Matthieu Suc, « Barrage de Sivens : la famille de Rémi Fraisse va déposer plainte pour homicide volontaire », Le Monde, 26/10/2014.
- Christophe Goby, Emmanuel Barot et Aurélien Berlan, « Sivens : violences et mensonges d’Etat au service de l’ordre et de la croissance », Le Monde, 13/11/2014.
- Victoria Xardel et Aurélien Berlan, « À Sivens, après les arbres, un homme », Libération, 28/10/2014.
- Le Monde avec AFP, « Bernard Cazeneuve: “Il ne s’agit pas d’une bavure” », Le Monde, 28/10/2014.
- Le Nouvel Obs avec AFP, « Mort de Rémi Fraisse : la thèse de la grenade offensive confirmée », L’Obs, 31/10/2014.
- Voir les révélations successives publiées dans trois articles les 6 et 12 novembre 2014 : Michel Deléan, « Sivens: la faute des gendarmes, le mensonge de l’Etat », Mediapart, 06/11/2014 ; Michel Deléan, « Mort de Rémi Fraisse: le récit des gendarmes place l’Intérieur dos au mur », Mediapart, 12/11/2014 ; Olivier Faye et Matthieu Suc, « Révélations sur les conversations des gendarmes lors de la mort de Rémi Fraisse », Le Monde, 12/11/2014.
- 20 Minutes et Agence France Presse, « Mort de Rémi Fraisse: Plusieurs manifestations interdites », 20 Minutes, 08/11/2014 ; Le Monde et Agence France Presse, « L’université Rennes-II fermée pour empêcher une AG sur la mort de Rémi Fraisse », Le Monde, 11/11/2014.
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Vivre autrement : enquête sur les alternatives rurales
Texte intégral (10149 mots)
Temps de lecture : 22 minutes
À propos de La subsistance au quotidien. Conter ce qui compte, Geneviève Pruvost, La Découverte, collection « L’horizon des possibles », 2024.
Alors que la société de consommation-production caractéristique de la vie moderne exerce une domination écrasante, celle-ci comporte encore de rares îlots de subsistance. En France, dans certaines campagnes, les alternatives rurales néopaysannes et néoartisanes radicales forment un archipel qui dessinent des manières de vivre autrement. Une population minoritaire réussit, avec peu de moyens et beaucoup d’huile de coude, à vivre en prise directe avec son milieu de vie, au prix d’un travail de subsistance quotidien et prenant.
L’ouvrage de Geneviève Pruvost La subsistance au quotidien. Conter ce qui compte (La Découverte, 2024, 492 p.), nous immerge dans le monde de Myriam et Florian, et de leur petite fille Lola, un couple de paysan·nes-boulanger·es qui vit dans une yourte-ferme-fournil, enfouie quelque part dans une campagne dont le nom est tu. Un livre qui, comme les haies de l’épais bocage marécageux où il prend place, résiste à l’effort de synthèse tant il foisonne de récits, de détails, de concepts, de références et de figures humaines et non-humaines.
Sociologue du travail et du genre au Centre d’étude des mouvements sociaux (EHESS), et désormais diplômée de permaculture, G. Pruvost n’en est pas à son premier coup d’essai. Ses recherches sur les alternatives rurales ont rencontré un large écho dans les milieux scientifiques et militants. Et ce notamment auprès de celles et ceux qui ont franchi le pas de l’installation paysanne, de la vie en habitat léger, ou qui s’apprêtent à bifurquer. Un premier tome avait été publié chez le même éditeur, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance (2021, 394 p.).
Entièrement dédié à une enquête théorique autour d’ouvrages qui « articulent l’écologie, le féminisme et la subsistance » (2021, p. 28), issus de traditions politiques pragmatistes, anarchistes, socialistes, marxistes, écoféministes, d’écologie politique et sociale, ce livre avait posé un jalon majeur dans le réencastrement de la question de la quotidienneté dans le milieu de vie. Un nombre considérable de textes était passé « au crible des alternatives paysannes » (2021, p. 29), faisant dialoguer les travaux de Françoise d’Eaubonne, Maria Mies, Claudia von Werlhof, Veronika Bennholdt, Gibson-Graham, Vandana Shiva ou Silvia Federici avec ceux de Henry David Thoreau, Ivan Illich, Henri Lefebvre ou Murray Bookchin, pour ne citer que quelques un·es des théoricien·nes qu’elle discute. Au détour de cette colossale entreprise de relecture et d’analyse tressée autour de l’idée d’une « quotidienneté ancrée » (2021, p. 7) – c’est-à-dire « arrimée à un lieu et un temps donnés, à un milieu de vie peuplé d’êtres humains et non humains » (ibid.) – quelques paragraphes annonçaient l’enquête empirique sans la déflorer. Elle restait en arrière-plan, réservée pour un volume alors à paraître et qui vient justement de sortir.
Dans ce deuxième tome, le·a lecteur·ice accède au récit de dix années d’une enquête à la fois ethnographique, ethnocomptable et sociologique. Sans en perdre une miette, on est plongé·es dans le quotidien de la vie en yourte des paysan·nes-boulanger·es : de la miche de pain sur la table au chevreau qui vient de naître, du prix de la parcelle aux kilos de farine achetés, chaque détail « compte » pour « conter ce qui compte ».
Lire aussi sur Terrestres : Geneviève Azam, « Penser et agir depuis la subsistance : une perspective écoféministe », mai 2023.
Après avoir enquêté sur les femmes dans la police, G. Pruvost a fait un « virage conceptuel, politique et pratique du côté de la ruralité » (2021, p. 17) et part en 2010 en quête d’alternatives rurales. Elle en tire une enquête multisituée et longitudinale dans différentes régions de France auprès de celles et ceux qui pratiquent des « luttes feutrées » (p. 12)1. Elles et ils s’implantent dans des régions où le foncier n’est pas cher, réduisent radicalement leurs pratiques consuméristes, accroissent leur autonomie et participent à des dynamiques d’entraide et de commerce local, sans être forcément directement impliqué·es dans les « luttes frontales » (p. 12) sujettes à la répression de l’État.
G. Pruvost en ressort avec 112 entretiens, plusieurs centaines de pages d’observation ethnographique, une soixantaine de tableaux d’ethnocomptabilité et des schémas cartographiques très éclairants. Ce kaléidoscope méthodologique rend compte de la formidable ampleur de l’entreprise empirique, de sa robustesse, mais aussi de son caractère furieusement méticuleux. C’est à cet aune-là qu’est structuré l’ouvrage : le récit ethnographique de neuf jours dans la vie des paysan·nes-boulanger·es Florian et Myriam (Première partie), les tableaux ethnocomptables de leur maisonnée (Deuxième partie) et l’analyse sociologique du réseau d’alternatifs qui gravitent auteur d’eux (Troisième partie).
Immersion dans le quotidien des « baba speed »
La première partie, intitulée « Neuf jours dans la vie de boulangers-paysans du XXIe siècle », se lit presque comme un roman naturaliste du XIXe siècle : G. Pruvost promène son miroir sur les chemins de l’exploitation-lieu de vie. Avec force détails, qui témoignent d’un souci presque déraisonnable de l’exhaustivité, cette partie donne l’impression de vouloir épuiser le réel.
On passe neuf jours en compagnie de ce couple de trentenaires attachants qui se définissent eux-mêmes non pas comme des « baba cool » mais comme des « baba speed » (p. 18), tellement leur quotidien est chargé de tâches multiples et chronophages pour maintenir leur maisonnée à flot. Traite des animaux, tronçonnage du bois, préparation des repas, confection du pain, discussion au sein du couple, moments d’éducation : tant le « travail de subsistance » (p. 7) que le « parlement ménager » (p. 430) – soit le temps passé au sein du ménage à échanger et arbitrer des choix – sont restitués minute par minute, à la manière d’un scenario documentaire.
Chaque jour, G. Pruvost consigne tout depuis sa position d’enquêtrice, avec son carnet, son crayon et sa montre, dormant dans une roulotte à quelques encablures de la yourte.
Cette minutie, attentive aux menus détails comme aux minutes passées au sein d’une maisonnée constituée de « Florian et Myriam (38 et 37 ans), deux vaches, deux chèvres, six brebis, douze ruches, une cinquantaine de poules, un panneau solaire, un vieux tracteur, une machine à coudre, des centaines d’outils, 9 hectares de friches et de bois et quatre hectares de prairie qu’on leur prête » (p. 13), est bien plus qu’une lubie d’une chercheuse en quête de totalité. Le choix de la monographie répond à une entreprise théorique : témoigner d’un mode de vie fortement ancré dans la (re)production de la subsistance qui n’est que très peu renseignée. Le choix du récit journalier est ancré dans la restitution du quotidien, car « c’est dans la quotidienneté que s’éprouve la crédibilité politique des alternatives » (p. 17). La journée a donc été choisie comme l’unité d’observation la plus ajustée pour rendre compte de l’enchevêtrement – ou plutôt de l’accumulation démentielle – des tâches.
L’accès aux enquêté·es est rendu possible par la connaissance du terrain par G. Pruvost, par une « culture commune » (p. 15) et des affinités. Mais Florian et Myriam ont des exigences qui leur permettent de passer un contrat tacite avec la chercheuse, en la sommant de « mettre au jour les rouages de leur installation, sans enchantement ni misérabilisme » au prisme d’une « justice descriptive » (p. 15).
G. Pruvost leur propose de les suivre comme leur ombre, pour ne rien manquer de la multiplicité de leur micro-gestes. Elle se fait « scribe de leur labeur quotidien » (p. 17) en prenant des notes sur le vif, du lever au coucher, jusqu’à l’épuisement, plusieurs jours d’affilée : une sorte d’« ethnographie intensive » (p. 18) des alternatives néopaysannes extensives.
De l’aveu même de l’auteure, cette « expérience graphomaniaque » nous met « au ras des événements » (p. 18). Il ne s’agit pas seulement d’une observation méticuleuse consignée dans un journal d’enquête publié in extenso, mais d’un carnet de terrain réécrit et étoffé à plusieurs reprises : ajout de détails et de liant, restitution des émotions palpables des autres et de son intériorité…
Cette mise en récit vétilleuse happe pourtant le·a lecteur·ice. Le talent de conteuse de G. Pruvost est au service des enquêté·es-personnages et des lieux-décors : il nous fait partager une tranche de vie et le goût des tranches de pain. Son art de la narration mêle un savoir-faire de diariste – l’art du journal intime – et la méthode de la « description dense »2 (p. 19). Il se limite aux choses dites et vues conformément aux méthodes qu’elle a choisies au sein des sciences sociales, mais s’étoffe grâce à une plume et un style qui ont la capacité de tisser finement les mots les uns aux autres.
On finit ces pages avec la démonstration en acte que ce type d’expérimentations déjoue les stéréotypes qui lui sont accolés : un mode de vie ancré dans le quotidien mais politique ; dans lequel la poly–activité est chronophage et nécessite de jongler entre de multiples tâches et savoir-faire ; dans lequel le bricolage, la débrouille et l’entraide relèvent plus de l’interdépendance que de l’autonomie ; et dans lequel il fait bon vivre malgré des revenus considérés par l’INSEE comme faibles.
Des chiffres et des lettres : quantifier la vie des paysan·nes-artisan·es
La deuxième partie, intitulée « Kaléidoscope ethnocomptable de la maisonnée » est peut-être la plus déroutante, mais aussi la plus originale. Elle n’est constituée que de tableaux : 61 tableaux ethnocomptables font l’inventaire des ressources, des charges, des relations et des temporalités de Florian et Myriam pour l’année 2013.
Liant habilement le récit (conter) à l’ethnocomptabilité (compter), cette partie a pour finalité de « donner de la consistance scientifique et politique à des expériences méconnues à cette échelle » (p. 22) à travers des opérations de quantification. Elle utilise la passionnante méthode de l’ethnocomptabilité, forgée par l’historien et sociologue Alain Cottereau dans la lignée d’enquêtes – alors pionnières en sciences sociales et désormais accessibles en ligne3 – menées dans le second XIXe siècle en France, mais aussi en Angleterre, en Sibérie et en Chine, auprès de ménages ouvriers, paysans et artisans.
Le principe est d’inventorier tous les biens meubles et immeubles, les transactions financières, les circulations en nature, les temps d’activité pour rendre compte de ce que les « gens prennent en compte »4 et donc de ce qui compte pour eux. En s’intéressant à tous les types d’échanges, l’économie est réencastrée dans la sphère domestique, politique et professionnelle.
Il est intéressant de noter que cette méthode a été mise place à une époque charnière où l’économie de subsistance était progressivement remplacée par la société de consommation-production et que G. Pruvost l’utilise pour décrypter un mouvement inverse – certes minoritaire – deux siècles plus tard : l’entreprise théorique et méthodologique s’articulent de manière magistrale.
C’est d’autant plus pertinent que les enquêté·es, Myriam et Florian, sont constamment attentifs au sens des proportions : se positionner pour l’achat d’hectares de terres qui sont chères mais à proximité ? Avoir quelques bêtes en plus qui demandent de l’entretien mais apportent du lait et des liens ? Faire la vaisselle à l’eau chaude alors qu’elle est rationnée ? Combien de temps charger son téléphone et son ordinateur à l’unique prise connectée au panneau solaire ?
Iels se prêtent volontiers au jeu de l’ethnocomptabilité, qui demande une implication forte des enquêtée·es, à la fois parce qu’iels ont constamment des ordres de grandeur en tête, mais aussi parce qu’iels partagent avec leur enquêtrice une position « statactiviste »5, celle de batailler contre les chiffres fallacieux ou hors-sol par des chiffres plus ajustés et utiles.
Lire aussi sur Terrestres : Aurélien Berlan, « Autonomie : l’imaginaire révolutionnaire de la subsistance », novembre 2021.
La plongée dans les tableaux a quelque chose de vertigineux ou de « kaléidoscopique » pour reprendre le terme de G. Pruvost. Chiffres et lettres se côtoient : « contes et comptes sont les deux faces d’une même pièce » (p. 30). Parcelles, habitat, eau, gaz, électricité, chauffage, lessive, mobilier, vaisselle, appareils, vêtements, livres, outillage, matériel, machines agricoles, gains et frais de la boulangerie, du maraîchage, du poulailler et des animaux, récoltes… absolument tout est passé au crible de l’ethnocomptabilité.
C’est la « maisonnée entière » qui est mise en chiffres, définie comme « un lieu avec des habitants et habitantes qui ne sont pas nécessairement apparentés, ni exclusivement humains. Bâtis, animaux, végétaux, outillage, esprits des lieux sont des membres à part entière de la maisonnée. » (p. 13). Contrairement à des tableaux chiffrés uniquement constitués d’évaluations monétaires, de nombreuses évaluations en nature – reposant par exemple sur le temps de travail – sont présentes. La charge mentale, le troc, les dons, les échanges de services et les relations sociales nécessaires pour acquérir les biens sont consignés.
Au premier abord austères, les tableaux sont émaillés de détails singuliers qui donnent au lecteur·ice une autre manière de se familiariser avec les membres de la maisonnée. On y découvre leurs lectures, où sont surreprésentés les guides de plantes sauvages. Le nombre de mois où iels sont autonomes en bocaux et conserves (12 mois) et en légumes frais (9 mois), mais aussi ce qu’iels donnent à la famille, aux copain·es et aux voisin·es. Les kilos de miel produits par leurs ruches (107 kg), le nombre d’œufs pondus par leurs poules (2 488). Comment la cire d’abeille permet de fabriquer la pommade pour le soin des mamelles des vaches. Mais aussi la vigilance quotidienne que demande l’installation de systèmes d’irrigation au goutte à goutte dans le tunnel maraîcher. Le regret de l’absence de hangars car 800 kg de pommes de terre ont dû être jetés en une année faute de lieu de stockage.
Cette analyse ethnocomptable permet aussi à G. Pruvost de proposer une rhythmanalyse des temps de Myriam et Florian, à la manière d’Henri Lefebvre6. Temps de travail, de repos, d’activités, autant que le rapport des enquêtée·es à ces temps (subis, appréciés, distendus, saisis, passés ensemble ou non, proches ou loin du domicile…), permettent d’évaluer le mode de vie très « speed » de ces babas qui sont loin d’avoir ralenti en ayant choisi un mode de vie alternatif, malgré une capacité à « décélérer » (p. 424) en prenant par exemple le temps d’observer un pic épeiche après avoir coupé du bois ou de jouer avec leur fille tout en s’occupant des bêtes.
De la yourte à l’archipel, sociologie des alternatifs
La troisième partie « Le métier de vivre autrement » est dédiée à l’analyse sociologique du « réseau d’interconnaissance alternatif » (p. 349). Pour G. Pruvost, c’est la « politisation du moindre geste » (p. 349) qui rassemble les personnes enquêtées, soit la superposition, selon les théoriciennes féministes, des pratiques productives, reproductives et politiques.
Le couple de paysan·nes-boulanger·es et les alternatifs de Valondes – toponyme fictif pour désigner le village où la chercheuse réalise son enquête – qui gravitent dans cette nébuleuse écolo-libertaire penchent du côté de la réinvention de la vie quotidienne. L’auteure y raconte comment leurs pratiques participent d’une « politisation du territoire » (p. 356) caractérisée par un ancrage fort à plusieurs niveaux, depuis la maisonnée jusqu’à la participation – plus faible – à des mouvements sociaux, en passant par le maillage des dynamiques locales.
La caractérisation des alternatifs en lien avec leur socialisation antérieure et leurs bifurcations de vie permet de battre en brèche un certain nombre de clichés. Ni enfants des classes ouvrières, ni des classes moyennes éduquées et des professions intellectuelles, les alternatifs de Valondes mélangent enfants de parents ingénieurs et petits agriculteurs, enfants de parents médecins et mécaniciens.
Près de la moitié ont grandi à la campagne, les autres dans des villes petites et moyennes : les Franciliens sont des exceptions. Elles et ils ne sont pas des « néos », mais plutôt des jeunes du coin qui se sont écologisés, car beaucoup ont grandi dans le département ou la région et y maintiennent des liens familiaux. Leur jeunesse a été marquée par une pratique associative et une éducation religieuse catholique de gauche, plutôt que par des manifestations et du militantisme. L’expérience fondatrice qui les a fait choisir une vie « tout à la fois hors norme et extrêmement sobre au regard de la surconsommation moderne » (p. 359) est souvent un voyage marquant loin de l’Europe, qui a permis une rencontre avec une « écologie des pauvres7 ».
Leur implantation relève d’une tactique majoritaire : celle de l’achat de petites parcelles pour s’installer. S’il n’y a pas de rejet de la propriété, les usages de ces terrains ne ressemblent pas aux usages habituellement associés à la propriété privée : un « archipel de terrains privés » (p. 373) sont mis à disposition selon des arrangements reposant sur la confiance et l’interconnaissance qui distinguent droits de propriété et droits d’usage. Les terres des uns sont les jardins de celles et ceux qui n’en ont pas : la sociabilité intense de ces lieux crée des formes de propriétés privées « hospitalières » (p. 378).
L’enquête révèle ainsi une étroite complémentarité entre les « installés » (p. 379), paysans sédentaires en microfermes permacoles, et les « nomades »8 qui naviguent entre plusieurs lieux. Le capital d’autochtonie d’une partie des alternatifs permet à l’ensemble du groupe de bénéficier d’une certaine tolérance.
La vie en habitat léger est aussi une caractéristique marquante du mode de vie de ces alternatifs, qui combine approches anti-tech et low-tech. Dans cette analyse, G. Pruvost articule le récit ethnographique avec les tableaux ethnocomptables et l’analyse sociologique, montrant comment la réinvention du quotidien est marquée par la multiplicité des embranchements dans la vie matérielle pour satisfaire « l’impératif d’écologisation et l’évitement de la grande distribution » (p. 389).
Si personne n’échappe à la modernité technique, chaque choix est pavé de longues discussions au sein du « parlement ménager » (p. 430) pour arbitrer. La « provenance des objets et les implications écologiques du moindre choix technique sont […] passés au crible de l’impératif de relocalisation radicale du geste artisanal » (p. 393), ce qui explique peut-être pourquoi les dépenses vestimentaires parmi les plus onéreuses de Myriam sont des habits confectionnés par une amie couturière (tableau n°11, p. 280).
Loin d’être autarcique, ce mode de vie est ancré dans des interdépendances fortes avec tout un réseau d’entraide familial, vicinal et amical : aller faire une machine et prendre une douche chez les parents ; stocker sa viande dans le congélateur du voisin ; aller charger son téléphone chez des copains. Il repose en revanche sur beaucoup de bricolage et de débrouille, qui favorise les alternatifs sachant mettre les mains dans le cambouis (les profils formés en sciences humaines et sociales sont très minoritaires), et sur beaucoup de récup’, de réparation et de réemploi, paradoxalement permis par l’abondance de biens de consommation déclassés. Au final, les alternatifs ne font pas table rase, mais pratiquent une « modernité choisie » (p. 406) péricapitaliste9.
Ces paysans-artisans travaillent à gagner un peu d’argent : contrairement aux clichés, peu bénéficient du RSA et beaucoup gagnent leur vie grâce à la polyactivité. L’artisanat boulanger constitue réellement leur « gagne-pain » (p. 411), permettant de dégager un petit bénéfice, mais aussi de profiter de la sociabilité lors de la vente hebdomadaire du pain sur le marché de Valondes.
Si chaque « ligne de compte » (p. 411) compte pour le couple de paysans-boulangers, la réduction de leurs besoins en argent, liée à leur mode de vie, leur permet de trouver un équilibre économique reposant sur des gains en nature et des gains monétaires. Contre la spécialisation professionnelle et le principe de rentabilité, les choix d’activités sont effectués dans la perspective de la subsistance : avec des animaux, des terres en maraîchage en sus d’une activité de boulangerie.
Cet attelage permet de faire maisonnée dans une interdépendance humaine et non-humaine : les pommes de terre non collectées sont broyées pour enrichir la terre ; les invendus sont donnés aux poules dont les plumes permettront de fabriquer un édredon. La maisonnée de Myriam et Florian est ancrée dans un réseau « d’entre-subsistance » (p. 436) intégrant plusieurs dizaines, voire centaines, de personnes, d’organisations, de lieux marchands : un concept particulièrement fécond déjà façonné par l’auteure dans le premier tome.
Enfin, cette partie permet aussi de sortir d’une vision dichotomique entre une écologie domestique dépolitisée et une écologie politique connectée aux mouvements sociaux. G. Pruvost y explore les « zones de contact entre luttes feutrées et luttes frontales » (p. 442). Du côté du répertoire des luttes feutrées, l’écologie vivrière du quotidien participe à être « en mode démo » (p. 443) pour transmettre ses savoir-faire et « destituer la norme de la marchandisation du savoir » (p. 445), à commercer local, à s’investir dans les espaces publics intermédiaires comme la Confédération paysanne ou les CIVAM.
Si les alternatifs de Valondes n’ont pas expérimenté de confrontations directes avec les forces de l’ordre, et que l’État apparaît parfois lointain, ils restent surveillés. Plaintes pour constructions illicites et habitat léger, dénonciation de vente de pains sans habilitation, criminalisation de la « mauvaise mère » vivant dans un lieu estimé impropre pour élever un enfant : les alternatifs du coin ont dû faire preuve d’un « art de la persistance » (p. 459) pour traverser ces épreuves.
Quant aux liens avec les luttes frontales, notamment avec la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, ils passent par une action en réseau, car la pluriactivité paysanne est difficilement compatible avec des investissements militants nomades et mobiles. Coller des autocollants « Non à l’aéroport », placer des banderoles dans son champ, s’abonner à une liste mail ou organiser un carnaval sont autant de gestes de soutien qui montrent les liens directs et indirects de bocage à bocage.
Maisonnées des champs, maisonnées des villes ?
On ressort de la lecture extrêmement enrichi·e de récits évocateurs, d’analyses pointues et pertinentes, et de concepts percutants qui font voir autrement la vie moderne et ses possibles bifurcations. Avec la publication de ces deux ouvrages, G. Pruvost a imposé une nouvelle manière de dire et de penser les alternatives radicales rurales contemporaines, paysannes et artisanales. Loin de séparer l’exploration théorique du geste empirique, le feuilletonage de son enquête trouve son liant dans la « théorie ancrée » (grounded theory) : les théories convoquées sont issues de l’enquête empirique, tandis que les alternatives servent de tamis pour sélectionner et relire le corpus de textes.
Les deux tomes, les parties et les méthodes se répondent de manière presque harmonique, à condition d’accepter de se perdre parfois dans le bruissement incessant de la quotidienneté. Si G. Pruvost sait si bien conter ce qui compte, il y a fort à parier que ses deux ouvrages seront de ceux qui compteront dans les sciences sociales.
Lire aussi sur Terrestres : Geneviève Pruvost, « Changer d’échelle : penser et vivre depuis les maisonnées », février 2022.
S’il y a énormément de matière à discussions dans ce livre buissonnant, j’aimerais le discuter à partir de mon point de vue situé. Celui d’une géographe travaillant depuis dix ans sur les alternatives agri-jardinières dans les quartiers populaires des métropoles, notamment en région parisienne. Et ce afin d’engager le débat avec l’auteure autour d’une question qu’elle pose en conclusion : « Qui peut maisonner ? » (p. 471) et à laquelle j’ajouterais celle-ci : « Dans quels territoires peut-on maisonner ? ». À quelles conditions est-il possible de faire maisonnée, et pour qui ?
S’il n’est pas nécessaire d’être diplômé ou héritier, il est clair que mis à part quelques profils atypiques, les néopaysans radicaux ne sont pas racisés : « on reste loin du brassage social de certains quartiers urbains » (p. 473) reconnaît la sociologue. Il est aussi patent que l’éloignement des grandes métropoles favorise l’essor de ce réseau d’alternatifs, notamment car le foncier y reste accessible. Mais pour qui ? Si le foncier agricole y est peu cher, l’achat ou la location sont encore plus fermés aux personnes racisées qu’aux alternatifs « chevelus ». Les populations urbaines, et notamment celles racisées et populaires, peuvent-elles maisonner là où elles vivent ? Celles et ceux qui veulent ou doivent rester en ville, ou dans leur giron, sont-elles condamnées à la vie moderne de la production-consommation ?
Les métropoles, et dans une moindre mesure les villes, sont esquissées dans l’ouvrage comme des territoires peu hospitaliers pour les maisonnées et le travail de subsistance au quotidien. Premièrement parce que l’urbain est un processus de destruction des milieux de vie. Dans les villes et les régions industrialisées et tertiarisées, « être privé d’action vivrière directe sur son milieu de vie est un état structurel » (p. 475). Dans ces conditions, difficile de généraliser ou à tout le moins de massifier des habitats-ateliers-terrains en prise avec leur milieu de vie. En ce sens, la séparation entre villes et campagnes a entériné une « rupture métabolique » qui a coupé les flux de matières entre ces territoires et aliéné le rapport des urbains aux ressources10.
Deuxièmement, les maisonnées se glissent dans les interstices du marché foncier rural où il reste des friches, des parcelles et des fermettes à prix très modiques. Or les métropoles, dont les politiques urbaines reposent sur l’« attractivité », sont caractérisées par des marchés fonciers et immobiliers « tendus », élevés et concurrentiels. Dans les enquêtes que j’ai mené, les alternatives agri-jardinières sont cantonnées à des contrats de location temporaires, loin de la propriété parfois acquise dans les alternatives rurales. S’y loger, à moins d’avoir hérité ou de de pratiquer le squat, requiert souvent de rester dans le salariat.
Troisièmement, le régime d’interconnaissance en zone urbaine est plus faible qu’en zone rurale, en raison d’une moindre autochtonie et d’une forte densité de population, alors qu’il est essentiel pour garantir une « entre-subsistance ».
Quatrièmement, la capacité de l’État et de ses services à exercer son contrôle est plus fort dans les métropoles, bien qu’il soit loin d’être absent dans les zones rurales. D’ailleurs l’habitat léger en ville fait les frais de ce régime de criminalisation de l’habitat non sédentaire, d’autant plus qu’il est souvent associé aux gens du voyages11.
Les métropoles sont-elles alors condamnées à abriter les luttes frontales, les luttes feutrées étant mieux à même de se déployer dans certains espaces ruraux ? Une « écologie liée » (p. 354) est-elle possible en ville, malgré la dégradation et la déconnexion du milieu de vie ? De nombreux travaux sur les alternatives agri-jardinières urbaines12 montrent aussi l’existence d’un archipel de jardins, d’ateliers, de squats, de tiers-lieux qui tissent des liens d’entre-subsistance, politisent leurs gestes, bricolent pour se désencastrer de la vie moderne. La reconnexion avec leur milieu de vie permet d’atténuer la rupture métabolique, par exemple en rebouclant les cycles de matières en fabriquant du compost13.
Mais force est de constater qu’à part de rares lieux qui sont habités-jardinés-politisés, comme le squat maraîcher des Lentillères à Dijon, véritable maisonnée urbaine14, ces alternatives recouvrent des niveaux d’autonomie (agricole, alimentaire, énergétique, artefactuelle) et de désaliénation de la production-consommation éminemment plus faibles que les paysan·nes-boulanger·es de Valondes. Une autre différence majeure étant que ces alternatives urbaines sont plus rarement des lieux de vie, maintenant la séparation entre habiter et produire.
Peut-être faut-il trouver d’autres formes de « politisation du territoire » qui permettent de pousser le curseur de l’entre-subsistance des alternatives urbaines plus loin ? À l’échelle des quartiers et des communes, beaucoup d’arrangements15 permettent ainsi aux un·es et aux autres de cultiver des potagers en ville, de se prêter des outils et des semences, de réparer des voitures. L’entraide, la débrouille, la solidarité et la sociabilité des alternatifs ruraux sont en fait aussi typiques des habitant·es des quartiers populaires16, reconnaît G. Pruvost.
Comme je l’ai expérimenté dans mes enquêtes sur le jardinage collectif en Seine-Saint-Denis, les catégories populaires et les personnes racisées sont très actives dans les potagers de subsistance que sont les jardins ouvriers et y expriment des savoir-faire, souvent hérités de parcours migratoires depuis les espaces ruraux vers les métropoles. Les jardinier·es y cultivent des espèces appréciées au sein de leurs cultures alimentairescomme le choy sum pour les Chinois·es, la menthe pour les Maghrébin·es, les cristophines pour les personnes caribéennes ou les choux palmiers pour les Portugais·es. L’autoproduction leur permet d’accéder à des légumes avec peu ou pas de produits phytosanitaires, onéreux dans les circuits d’approvisionnement conventionnels.
Pour penser un quotidien politique par-delà les villes et les champs, faut-il empaysanner les métropoles qui terrassent les milieux de vie ? Banlieusardiser les campagnes encore largement fermées aux personnes racisées ? Sans forcément les détailler, plusieurs pistes tirées du livre de G. Pruvost semblent fécondes pour réfléchir à ces questions.
D’abord l’attention à l’ancrage dans le territoire proposé me paraît essentielle à la fois pour insérer les maisonnées et quartiers dans leur communauté biotique proche et pour les penser au sein des dynamiques locales et de mouvements sociaux plus larges. J’ajouterais l’importance de la compléter par une approche de géographie sociale qui permet de distinguer les campagnes et les villes dans toute leur diversité socio-spatiale17, par-delà des divisions parfois stériles – y compris en géographie électorale et leur importation dans le champ politique où il s’agirait de réconcilier la « France des bourgs » et la « France des tours ».
Ensuite, réfléchir à une « politique de la parcelle » (p. 6) qui permet de corréler le droit à la terre et à l’eau à la citoyenneté, où que l’on habite. Une conquête pour l’instant modeste faute de réforme foncière d’ampleur, mais potentiellement ambitieuse, à laquelle s’attellent les collectif Reprises de terre18 ou les Soulèvements de la terre19. Car dans les zones rurales comme urbaines les alternatifs se retrouvent avec la portion congrue des terrains : enclavés, mal localisés, pollués…
Enfin, la massification des alternatives, le démantèlement du complexe agro-industriel – et la bataille contre l’extrême droite – ne se feront pas sans les classes populaires et racisées. Des « utopies réelles20 », comme celle portée par l’Association accueil agricole et artisanal (A4), un réseau d’entraide au carrefour des luttes de l’immigration, de l’antiracisme, des mouvements paysans et écologistes21, me paraissent fécondes à cet égard. Former des alliances d’interconnaissance et d’entre-subsistance par-delà les logiques affinitaires pour prendre la clef des champs comme celle des villes.
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Notes
- Tous les toponymes et patronymes sont anonymisés par G. Pruvost pour des raisons de préservation des enquêté·es, en ces temps de répression brutale des dits « éco-terroristes ». Une version non anonymisée du récit sera reversée aux archives et pourra un jour être publiée dans son intégralité (p. 31).
- Clifford Geertz, « La description dense. Vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, no 6 (1998): 73‑105.
- Voir le site https://ouvriersdeuxmondes.huma-num.fr/.
- Alain Cottereau et Mokhtar Mohatar Marzok, Une famille andalouse : Ethnocomptabilité d’une économie invisible (Saint-Denis: Editions Bouchène, 2012).
- Isabelle Bruno, Emmanuel Didier, et Julien Prévieux, Statactivisme : comment lutter avec des nombres (Paris: Zones, 2014).
- Henri Lefebvre, Éléments de rythmanalyse – et autres essais sur les temporalités, Rhizome (Paris: Eterotopia France, 2019).
- Joan Martinez-Alier, L’écologisme des pauvres : une étude des conflits environnementaux au sud (Les petits matins, 2014).
- Mathis Stock, « L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles. », EspacesTemps.net, 2006, https://www.espacestemps.net/articles/hypothese-habiter-polytopique/.
- Anna Tsing, Le champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme (Paris: La Découverte, 2017).
- John Bellamy Foster, Marx Écologiste, 1re éd. (Paris: Amsterdam, 2011).
- William Acker, Où sont les « gens du voyage »? Inventaire critique des aires d’accueil (Editions du commun, 2021).
- Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre : agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Anthropocène Seuil (Paris: Éditions du Seuil, 2021); Laurence Granchamp et Sandrine Glatron, Militantismes et potagers (Villeneuve d’Ascq: Presses universitaires du Septentrion, 2021).
- Nathan McClintock, « Why Farm the City? Theorizing Urban Agriculture through a Lens of Metabolic Rift », Cambridge Journal of Regions, Economy and Society 3, no 2 (2010): 191‑207.
- Le Quartier Libre des Lentillères désigne 8 hectares de terres maraichères dans le centre de Dijon occupées, habitées et cultivées depuis 2010 par des habitant·es et militant·es opposé·es à un projet d’écoquartier porté par la municipalité. Voir Clément, Marika et Pierrick, « Aux Lentillères, occuper pour protéger les terres et faire vivre un quartier autogéré », in Collectif Asphalte, Tenir la ville. Luttes et résistances contre le capitalisme urbain (Ronchin ; Les Etaques, 2023).
- Ségolène Darly et al., « Nouveaux arrangements fonciers pour citadins sans terre : émergence d’acteurs intermédiaires dans la relation propriété-usage des jardins privés de la métropole », Géographie, économie, société 23, no 4 (2021): 367‑86.
- Collectif Rosa Bonheur, La ville vue d’en bas : travail et production de l’espace populaire (Paris: Amsterdam, 2019).
- Pierre Pistre, Renouveaux des campagnes françaises : évolutions démographiques, dynamiques spatiales et recompositions sociales, thèse de géographie (Université Paris-Diderot, 2012) ; Greta Tommasi, Vivre (dans) des campagnes plurielles. Mobilités et territoires dans les espaces ruraux. L’exemple du Limousin et de la Sierra de Albarracin, thèse de géographie (Université de Limoges, 2014).
- Collectif Reprise de Terres, éd., « Ces terres qui se défendent », Socialter n°15 (Paris: Socialter, 2023).
- Les Soulèvements de la Terre, éd., Premières secousses (Paris: la Fabrique éditions, 2024).
- Erik Olin Wright, Utopies réelles, L’horizon des possibles (Paris: la Découverte, 2017).
- Voir le site internet d’A4 : Association d’Accueil en Agriculture et Artisanat, https://a4asso.org/.
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