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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

09.02.2025 à 09:23

TGV Lyon-Turin : quand l’alibi écologique cache un projet ravageur

Daniel Ibanez  ·  Frédéric Paschal
Texte intégral (8672 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

Depuis les débuts de la révolution industrielle, les tunnels sont une condition essentielle de l’accélération des flux logistiques terrestres : routiers ou ferroviaires, ils suppriment en effet les obstacles physiques. Leur construction, motivée par des enjeux économiques, politiques et géostratégiques, bouleverse les modes de vie des populations, notamment à cause de l’accaparement des terres. Au XXème siècle, la métropolisation concentre géographiquement les populations mais augmente les besoins en mobilité, aboutissant à la multiplication d’infrastructures au service d’un régime de croissance et de délocalisation des productions.

Une prise de conscience des saccages de cet emballement s’est toutefois développée depuis plusieurs décennies. La documentation du dépassement des limites planétaires permet d’alerter sur la fragilité de nos écosystèmes et – espérons-le – d’opérer un renversement de tendance.

Si la contestation des projets d’infrastructures routières s’est aujourd’hui élargie, l’opposition aux projets ferroviaires peine à mobiliser. N’est-il pas nécessaire de décarboner le transport ? N’est-il pas souhaitable de renforcer le rail public ? Dans cet article, nous voulons établir qu’il faut pourtant s’opposer au train à grande vitesse reliant Lyon à Turin. Nous démontrons que, loin d’apporter des améliorations environnementales ou de soutenir le service public, ce projet est un gouffre financier, dévastateur pour l’environnement, fondé sur une vision passéiste des échanges marchands, du « toujours plus vite et plus loin ». Comme pour le projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et l’autoroute A69, nous démontrons que l’existant répond aux besoins en préservant l’environnement et les territoires. Nous plaidons donc pour le renforcement des trains du quotidien et pour le développement du transport ferroviaire par le report des marchandises de la route vers le rail.

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Déconstruire les affirmations simplistes

Il nous faut d’abord revenir sur quelques arguments sommaires souvent présentés comme des évidences.

1️⃣ « La date de création d’une infrastructure (XIXème siècle) est un obstacle pour répondre aux enjeux du XXIème siècle »

À titre de comparaison, la ligne 1 du métro parisien, mise en service en 1900, fait circuler une rame toutes les 85 secondes, c’est l’une des plus modernes du réseau métropolitain. Une infrastructure du XIXème siècle peut donc répondre à des enjeux du XXIème siècle pour autant que les voies et l’exploitation soient modernisées.

2️⃣ « Les obstacles physiques comme la montagne entraînent des pertes de parts de marché »

Si, comme on peut a priori le penser, la montagne et les pentes en altitude constituaient l’obstacle au développement d’un fret ferroviaire performant, pourquoi le fret ferroviaire est-il partout en France le parent pauvre du transport de marchandises, même là où il n’y a pas de montagne ?

3️⃣ « Seule une nouvelle infrastructure ferroviaire permettrait de limiter la croissance du nombre de poids lourds sur la route »

Depuis 1993, il n’y a pas eu d’augmentation du nombre de poids lourds circulant dans les Alpes du Nord entre la France et l’Italie par les tunnels de Fréjus et du Mont-Blanc, et ce malgré la mise en service d’autoroutes en Haute-Savoie et en Savoie pour desservir ces deux tunnels. Dans le même temps, le volume des marchandises transportées par le ferroviaire a été divisé par cinq. La création d’autoroutes dans les Alpes n’a donc pas favorisé l’augmentation du volume de marchandises. Pour que le transport de marchandises se développe, il faut un producteur et un client. Dès lors que la France ne produit plus d’acier et que Fiat ne produit plus ses voitures à Turin, le flux diminue. Une nouvelle voie ferrée ne modifiera pas la donne. Surtout, la majorité des marchandises consommées en France et en Italie provient d’Asie et transite par le canal de Suez : elles circulent sur un axe Nord/Sud, et non pas sur un axe Est/Ouest. Une seconde infrastructure ferroviaire en Maurienne n’amènera donc pas de croissance du transport des marchandises.

4️⃣ « Dans le domaine routier, seule une taxe est dissuasive. L’écotaxe est donc le moyen de favoriser le report modal vers le rail »

Dans les Alpes, cette idée se heurte à la réalité : le transport ferroviaire de marchandises est 30 % moins cher que la route1. Les raisons sont multiples, mais la principale est que les péages des deux tunnels routiers, Mont-Blanc et Fréjus, constituent déjà une « écotaxe » (628 euros en 2025 l’aller-retour pour les semi-remorques les moins polluants2, ce qui revient, sur un parcours Lyon-Turin, à la moitié du coût du transport). À cela, il faut ajouter les coûts des salaires de 30 chauffeurs routiers contre un ou deux conducteurs cheminots, du gasoil, de l’usure du véhicule et des péages autoroutiers complémentaires. Les transporteurs ne choisissent donc pas la route, ils y sont contraints, faute d’offre ferroviaire adaptée3.

5️⃣ « Favoriser le ferroviaire, c’est développer le service public »

Cette affirmation est malheureusement fausse, notamment du fait de la politique européenne visant à la privatisation des réseaux et de l’exploitation ferroviaire en favorisant dans ses financements les projets en Partenariat Public Privé (PPP), ce qui est le cas du projet Lyon-Turin4.

Ces clarifications faites, il convient d’évaluer la capacité et l’utilisation des infrastructures existantes avant de décider si une nouvelle infrastructure ferroviaire est nécessaire et souhaitable. Ce que nous ferons dans la suite de cet article, après un petit détour historique.

Site TELT Lyon-Turin de Villarodin-Bourget (novembre 2022). Wikimedia commons.

Comment le projet Lyon-Turin est-il né ?

La traversée des Alpes est un itinéraire essentiel pour les échanges commerciaux et les déplacements des personnes entre les nations européennes. Un premier tunnel ferroviaire de 13 km datant de 1871 permet de franchir les Alpes entre Modane et Bardonecchia. Au-delà des considérations économiques, sa justification revêt un caractère diplomatique prépondérant : au moment où sont décidés les travaux, la liaison de la Savoie au reste du royaume de Piémont Sardaigne était un gage de cohésion politique et militaire. 150 ans plus tard, grâce à son aménagement et son exploitation, le tunnel est toujours opérationnel. Deux tunnels routiers ont été creusés par la suite, mis en service en 1965 pour le Mont-Blanc et en 1980 pour le Fréjus. Le réseau autoroutier dessert ces deux tunnels.

L’idée d’une nouvelle ligne Lyon-Turin naît dans les années 1980, à l’initiative d’un Maire de Chambéry également président du Conseil Général de Savoie. Devenu opportunément ministre des Transports, il signe le schéma national des lignes à grande vitesse sans aucun débat public – la CNDP, Commission nationale du débat public, n’existe pas encore. Le schéma est soutenu par des politiques locaux, le lobby du BTP, ainsi que par certains syndicats qui y voient un important gisement d’emplois – en réalité assez surestimé. Il s’inscrit dans le plan de développement du TGV qui reste, pendant 20 ans, la priorité de la SNCF. Chaque grande ville veut être reliée à Paris, à une époque où les préoccupations écologiques sont balbutiantes, au moins dans l’opinion publique. Pendant ce temps, on abandonne le réseau des petites lignes qui passe d’environ 50 000 km dans les années 1950 à 27 500 km aujourd’hui.

En 1991, le projet apparaît comme le plus ambitieux : il allie une ligne pour voyageurs à grande vitesse (LGV) promettant un parcours Paris-Milan en 4 heures et Lyon-Turin en 2 heures pour environ 3 milliards d’euros5, ainsi qu’un volet fret ferroviaire. Cependant, l’ampleur du projet, son coût hors du commun, réévalué par la Direction du Trésor en 2012 (à 26,2 milliards d’euros, soit plus de 100 millions d’euros par km), la lenteur des décisions en raison du financement international – l’Europe de Maastricht est entre temps advenue – et surtout l’opposition de l’ensemble des grandes administrations (Ponts et Chaussées, Finances, Trésor, Cour des comptes, Commission Mobilités 21, Conseil d’Orientation des Infrastructures, etc.) font que les années passent et le projet stagne. Par ailleurs, en 1998 est publié le premier rapport proposant de travailler avec l’amélioration des voies existantes.

En Suisse, il circule 15000 trains par jour, soit autant qu’en France, mais sur 3265 km de voies alors que la France en a 27483 km

Entre le milieu du XIXème siècle et la fin du XXème siècle, la mondialisation entraîne de profonds changements d’échelle : les réseaux de transport deviennent progressivement continentaux. Pour le train, le réseau national s’ouvre et s’interconnecte à l’Europe selon un objectif de maillage continental d’infrastructures de transport d’ici à 2030, dans un contexte d’uniformisation européenne sur les plans culturel, social, économique et technique. La mise en place d’un standard technique européen de signalisation permet une surveillance numérique identique des trains, qui permet à son tour de s’affranchir des particularités nationales et surtout des personnels locaux, remplacés par des automates à pilotage centralisé.

Dans le plan du réseau transeuropéen de transport (RTE-T) conçu par l’Europe, le Lyon-Turin ferait partie du corridor méditerranéen, un des maillons dits prioritaires d’un ensemble qui relierait Algesiras à la frontière Slovène (initialement annoncée de Lisbonne à Kiev). Cet axe permettrait le transport de marchandises et de matériel militaire6 de grand gabarit entre pays dans le giron de l’OTAN.

Vue schématique des liaisons ferroviaires existantes (en noir) et projetées (TGV en bleu, fret en vert) Turin-Lyon (voies françaises et internationales). Wikimedia commons.

Développer le ferroviaire : davantage d’infrastructures…

Tout le monde s’accorde à le dire : la part du ferroviaire dans les transports, et du fret ferroviaire en particulier, n’est pas à la hauteur des enjeux écologiques. Comme solution à ce problème, certains prônent de nouveaux investissements et de nouvelles infrastructures. Pour notre part, nous utilisons le cas du Lyon-Turin pour nous interroger sur l’exploitation des réseaux ferrés et les priorités d’investissement.

Compte tenu de la taille, de la durée et des coûts directs et indirects de ce genre de projets, rien ne permet de s’exonérer d’un diagnostic et d’un questionnement de leur pertinence. Que ce soit pour le transport des personnes ou celui des marchandises, l’évaluation doit porter sur les conditions d’exploitation de l’existant sans se contenter d’évidences simplistes : c’est ce qu’ont fait les administrations centrales considérant que l’existant permettait de répondre au besoin. Si comparaison n’est pas raison, on peut en effet s’interroger sur le fait qu’en Suisse par exemple, il circule 15000 trains par jour, soit autant qu’en France, mais sur 3265 km de voies alors que la France en a 27483 km7.

L’Autorité de Régulation des Transports (ART) communique des informations qui confirment cette sous-exploitation du réseau ferré et qui devraient interroger tous les partisans du ferroviaire – qu’il convient de distinguer des partisans des nouvelles infrastructures ferroviaires. Dans son rapport intitulé « Comparaison France – Europe du transport ferroviaire », l’ART nous apprend que si la France est la deuxième nation européenne pour la longueur du réseau ferré, elle est la septième pour le nombre de trains en circulation par km de réseau ferré8.

C’est la raison pour laquelle le Conseil National de la Transition Écologique (CNTE), dans son avis du 13 novembre 2018 pour la Loi d’Orientation des Mobilités, a fait les recommandations suivantes :

« que les gestionnaires d’infrastructures soient soumis à des obligations de proposer des offres de transports cohérentes avec les capacités des réseaux d’infrastructures, associées à une obligation de résultat »

« d’interdire tout engagement de réalisation pour de nouvelles infrastructures en l’absence de consultation de la population et d’analyses ex-ante des infrastructures existantes et de leur gestion »9.

Extension de la plage de dépôt des déblais, Saint-Julien-Mont-Denis, 2023.

…ou une meilleure utilisation des réseaux existants ?

Il est contre-intuitif de dénoncer un projet ferroviaire en le qualifiant d’écocide, mais les faits sont là : dès lors que l’infrastructure existante n’est plus utilisée au niveau où elle l’était, chaque mètre carré menacé est une atteinte injustifiée à l’environnement.

En 1998, l’Ingénieur général des Ponts et Chaussées, Christian Brossier, indiquait qu’entre la France et l’Italie circulaient chaque jour, sur les voies existantes à Modane et dans les deux sens, une moyenne de 100 trains de marchandises et 24 à 28 trains de voyageurs10.

À la suite de ce rapport, un milliard d’euros d’investissements de modernisation des voies, d’agrandissement des gabarits pour les tunnels, d’installation d’équipements de sécurité ou encore d’électrification des voies là où elles ne l’étaient pas, ont été réalisés pour passer de 100 trains de marchandises par jour à 150.

Toute nouvelle infrastructure constitue une atteinte à l’environnement dès lors que l’infrastructure existante n’est pas exploitée à hauteur de ses capacités.

Pourtant, au sein de l’observatoire de la saturation ferroviaire11, la SNCF déclare aujourd’hui qu’il ne circule plus que 27 trains de fret et 10 trains de voyageurs entre la France et l’Italie (les deux sens étant compris), soit à peine plus du quart de l’exploitation antérieure. Nous sommes donc passés de 46700 trains par an avant travaux en 1998 à 13500 trains après travaux.

Dès lors, notre calcul est très simple : à raison d’une capacité de 30 conteneurs par train de marchandise, le nombre de trains manquants par rapport à ceux qui circulaient en 1998 (32500 trains) permettrait de transporter annuellement près d’un million de conteneurs de 40 ou 45 pieds (équivalent aux remorques de camions) avec la ligne existante.

Il serait donc possible, avec la voie ferrée existante et rénovée, de diminuer des deux tiers le trafic routier de marchandises au Mont-Blanc et en Maurienne en l’utilisant comme elle l’était en 1998 avant même les travaux de modernisation effectués12. Aucune augmentation des circulations routière de marchandises n’a été observée durant les trente dernières années. Les prévisions13 justifiant le projet Lyon-Turin, qui tablaient sur une explosion de la circulation des marchandises dans les Alpes du Nord avec 2,8 millions de camions en 2017 et 16 millions de tonnes de marchandises transportées par les trains, étaient donc largement surévaluées, comme l’avaient écrit les hauts fonctionnaires depuis longtemps.

Toute nouvelle infrastructure, même ferroviaire, loin de présenter des avantages environnementaux, constitue en fait une atteinte à l’environnement dès lors que l’infrastructure existante n’est pas exploitée à hauteur de ses capacités.

Il n’est ici même pas question d’utiliser mieux les voies existantes qu’avant le milliard d’euros investis, mais de les utiliser au moins au même niveau.

Pour renforcer la part du transport ferroviaire sur l’ensemble du réseau français, il est nécessaire de développer une offre de service adaptée. Cela passe par des plateformes de chargement/déchargement des conteneurs ou des caisses mobiles avec un système de réservation pour les entreprises utilisatrices, calqué sur celui des voyageurs.

L’inadaptation de l’offre de fret ferroviaire est parfaitement illustrée par la liaison entre Perpignan et Rungis. Le train de primeur – qui ne traverse pourtant pas les Alpes – a été supprimé alors que le nombre de poids lourds sur les autoroutes suffit largement à alimenter au moins un train par jour.

Sources : données tunnel du Mont Blanc et tunnel de Fréjus.

Un financement et une coordination difficiles

Pour rappel, en 2012, la Direction du Trésor a estimé le coût de ce projet de 260 km de voies nouvelles à 26,2 milliards d’euros soit 100 millions d’euros par kilomètre, alors que le coût d’une LGV nouvelle selon la Cour des Comptes est de 25 millions d’euros par kilomètre. Aujourd’hui, la réactualisation financière du coût nous amène à plus de 30 milliards, sans prise en comptes des aléas techniques qui entraineront vraisemblablement d’autres augmentations. Cette hypothèse se vérifie d’ailleurs souvent dans le cas de grands projets, comme celui de l’EPR de Flamanville dont les coûts et délais ont très largement dérivé.

À titre indicatif, 30 milliards d’euros pourraient servir à construire 1000 lycées, 400 hôpitaux ou encore 10000 km de « petite lignes » dont certaines à voix unique sont à doubler pour le développement des TER.

Le bilan carbone de la solution fondée sur la ligne existante est immédiatement positif, contrairement à la compensation du nouveau projet qui adviendra au mieux en 2047

L’Europe subventionne ces travaux en favorisant les projets en Partenariat Public Privé (PPP). Mais selon les traités, les États membres – France et Italie dans notre cas – restent cependant les premiers (voire les seuls) contributeurs financiers et responsables d’une réalisation très difficile à coordonner.

Ces subventions européennes restent assez opaques et leurs règles d’utilisation plutôt volatiles. Le principe initial du « use it or lose it » est souvent mis en défaut par les retards des activités qui font que des montants alloués pour une période définie sont régulièrement ajournés14. Nous parlons ici de milliards d’euros d’argent public. Mais ce qui importe, vis-à-vis de l’opinion publique, est d’imposer l’irréversibilité du processus engagé et de rendre crédible la maîtrise de la globalité du projet sur le temps long.

Zone du Moulin (4ha), Villarodin-Bourget : réalisation des travaux d’une descenderie. À gauche : zone humide avant les travaux en été 2009 ; à droite, la même zone en février 2024, après que les travaux aient commencé (en 2022).

Sur le plan local, bien qu’un Fonds pour le Développement d’une Politique Intermodale des Transports dans le Massif Alpin (FDPITMA) ait été créé en 2012 pour investir les bénéfices du tunnel routier du Mont-blanc (20 millions d’euros par an) dans le développement de l’intermodalité route/ferroviaire, ce fonds est détourné pour financer l’aménagement d’une galerie de sécurité du tunnel routier du Fréjus transformée en deuxième tube routier en toute illégalité15.

L’État lui-même se trouve en plein conflit d’intérêts puisque les deux tunnels routiers sont sa propriété avec les collectivités, puisque la diminution du transport routier de marchandises dans les tunnels (dont les péages des poids lourds représentent 70 % des recettes) les précipiterait dans la faillite.

Le Lyon-Turin, un projet prométhéen et dévastateur pour l’environnement

Le bilan carbone de la solution fondée sur la ligne existante est immédiatement positif, contrairement à la compensation du nouveau projet qui adviendra au mieux en 2047 selon le promoteur TELT (Tunnel Euralpin Lyon-Turin, société de droit français détenue à 50% par l’Etat français et à 50 % par l’État italien), avec des hypothèses très optimistes d’augmentation de trafic et de mise en service en 2033. D’autres scenarii soutenus par la Cour des comptes européenne16 misent plutôt sur un équilibre à échéance de 50 ans après la mise en service, soit au plus tôt en 2085.

À cette date, la France – et singulièrement les Alpes – sera vraisemblablement à +4°C de réchauffement selon le GIEC.

Les fortes chaleurs qui règnent sous la montagne risquent faire de ce projet présenté comme « écologique » un gouffre énergétique climatisé 24h/24

Le désastre environnemental ne se limite pas à l’émission de CO2 liée aux travaux et au faible report modal actuel. Il concerne également la pollution de l’air due à l’émission de particules fines par les milliers de rotations de camions pour le chantier. Un autre saccage concerne l’artificialisation de 1500 hectares de terres agricoles ou de zones humides naturelles dans la vallée de la Maurienne et sur le trajet de l’avant pays savoyard, et ce jusqu’à Lyon. Ces terres sont et resteront indispensables pour maintenir une part d’autonomie locale dans la production alimentaire.

En outre, les déblais produits par le creusement des 360 km de galeries ne seront au mieux recyclables qu’à 25%. Des millions de mètre cubes devront être transportés et stockés sur des dizaines d’hectares, dans des étangs ou carrières alors même que certains d’entre eux, plus nocifs (amiante, radioactivité) compte tenu de la géologie locale, ne peuvent être enfouis que dans des conditions strictes. Sur le plan géologique, le val de Suse contient en effet des mines uranifères et l’amiante est présent naturellement dans les roches.

Tapis roulant transporteur de gravats sur le chantier du tunnel Lyon-Turin (hiver 2020). Wikimedia commons.

Il est par ailleurs avéré de longue date que tout creusement de tunnel entraîne le drainage des eaux stockées dans la montagne. Elle ne se vide évidemment pas en quelques jours. Des années après leur construction, les tunnels continuent à épuiser les massifs : petit à petit, le niveau de l’eau dans la roche baisse et les sources se tarissent. C’est ce qui s’est produit, dès les travaux préparatoires en 2003, sur la commune de Villarodin-Bourget en Savoie. Il y a sur le parcours du tracé plusieurs dizaines de captages d’eau potable juridiquement protégés et potentiellement impactés tant qualitativement que quantitativement par un drainage évalué entre 65 et 125 millions de mètres cube par an17, soit la consommation annuelle de près de deux millions d’habitants.

Le creusement des tunnels dans ce périmètre de protection est normalement interdit par arrêté du Préfet. C’est pourquoi la préfecture de Savoie a insidieusement lancé en mai 2024 une révision des arrêtés d’utilité publique de captages d’eau pour autoriser les excavations à l’aplomb des périmètres de protection des captages et rendre ainsi les travaux légaux. Tous ces petits arrangements constituent des atteintes à l’environnement de la montagne et à son écosystème.

Mais la montagne ne se laisse pas faire et de nombreux aléas géologiques devraient alerter les apprentis sorciers. En 2019, le creusement d’une partie de galerie a provoqué la chute de la nappe souterraine à hauteur de 150 m. Ce déplacement massif d’eau a également provoqué l’enfoncement exceptionnel de plusieurs centimètres d’un barrage hydroélectrique situé à proximité18.

En mars 2024, des cavités sont apparues lors du creusement d’un puits de ventilation à Avrieux, obligeant les entreprises à développer un prototype de robot pour les combler avec des milliers de tonnes de béton19.

Enfin, les conditions de travail et d’exploitation futures seront complexifiées par les fortes chaleurs qui règnent sous la montagne compte tenu des phénomènes géothermiques naturels qui font atteindre des températures dépassant les 50°C, transformant ce projet présenté comme « écologique » en gouffre énergétique climatisé 24h/2420.

Autant de preuves que la prise en compte de l’environnement et la gestion des risques interviennent loin derrière les paramètres économiques ou géostratégiques.

Photo DR.

En lutte ! Il n’est pas trop tard pour faire annuler ce projet

La lutte est bien sûr inégale entre les populations qui refusent le saccage de leur lieu de vie et les acteurs institutionnels et économiques. Une déclaration commune, dite charte d’Hendaye21, a bien été élaborée entre des organisations opposées aux LGV en France, Italie et Espagne, mais peu de résultats en ont découlé du fait de la difficulté à mobiliser les organisations contre des projets ferroviaires.

En Italie, après 30 ans de lutte, les manifestations continuent mais certaines volontés se sont émoussées. De plus en plus de maires initialement hostiles au projet acceptent les compensations du promoteur TELT.

Côté français, la population est éparpillée sur un vaste territoire ou « la démarche grand chantier22 » mise en place par l’État, la région, le département et TELT est très efficace pour s’assurer le soutien des élus locaux grâce à des subventions auxquelles ils ont de toute façon droit par le financement public. Des primes à la rénovation des logements sont par exemple attribuées aux propriétaires qui louent leur habitation aux travailleurs du chantier. Cette organisation a déjà fait ses preuves lors de la mise en place du programme électronucléaire français. À l’inverse, les budgets engloutis par ce projet voué à la faillite financière, feront défaut pour l’ensemble des communes qui se voient imposer des réductions budgétaires contre le silence de ceux qui en profitent.

Il n’est pas trop tard pour annuler ce projet : en 20 ans, à peine 5% des travaux du tunnel transfrontalier sont effectués, c’est à dire moins de 2% de l’ensemble du tracé.

Il nous faut déjouer ces funestes perspectives et convaincre les populations de sauvegarder l’intégrité écologique et sociale de leur territoire.

Il nous faut faire pression pour que les différents exécutifs, la SNCF, les syndicats, les organisations environnementales fassent appliquer les recommandations du CNTE en matière d’exploitation de la ligne existante pour arrêter la gabegie financière, le désastre environnemental et la dégradation de la santé publique dus à ce projet imposé et inutile.

Il ne faut pas nous résigner à subir les contraintes sur nos vies quotidiennes de ce projet, ni nous adapter à sa présence, mais au contraire refuser cette menace et continuer le combat par tous les moyens juridiques, politiques, médiatiques et de désarmement possible. Même si l’État se montre de plus en plus féroce dans sa répression vis-à-vis des mouvements de résistance, qu’il aménage de nouvelles lois scélérates et tente de les dissoudre, nous ne pouvons pas nous laisser intimider et capituler vis-à-vis des générations futures.

Il n’est pas trop tard pour annuler ce projet : à ce jour et en 20 ans, à peine 5% des travaux du seul tunnel transfrontalier sont effectués, ce qui correspond à moins de 2% de l’ensemble du tracé23.

Photo DR.

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Notes

  1. Commission européenne, Confédération suisse, DG MOVE, Office fédéral des transports (OFT), « Observation et analyse des flux de transports de marchandises transalpins. Rapport annuel 2019 » (document pdf).
  2. Tarifs du tunnel routier du Fréjus ; tarifs au Tunnel du Mont Blanc pour les poids lourds.
  3. Lettre de la FNTR (Fédération Nationale des Transports Routiers) et des Amis de la Terre à Elisabeth Borne (document pdf).
  4. « Lyon-Turin ferroviaire, Dossier de presse », 2014 (document pdf).
  5. Direction des transports terrestres, « Schéma directeur national des liaisons ferroviaires à grande vitesse », p.13 (document pdf).
  6. Commission européenne, « CEF Transport Military Mobility call for proposals », 2023.
  7. Radio-télévision suisse, « Vincent Ducrot : « Les politiciens aimeraient tout de suite une solution » » ; Consoglobe – Planetoscope, « Le train en France » ; Wikipedia, « Chemins de fer fédéraux suisses » ; Ministère de la transition écologique, « Réseaux ferroviaires exploités par la SNCF ».
  8. Autorité de régulation des transports, « Comparaison France – Europe du transport ferroviaire », p.10 : « Utilisation du réseau » (document pdf).
  9. « Avis sur le projet de loi d’orientation des mobilités Adopté le 13 novembre 2018 », p.4/6 et 5/6 (document pdf).
  10. Ministère de l’équipement, des transports et du logement, « La politique française des transports terrestres dans les Alpes », p.54 (document pdf).
  11. Liaison ferroviaire Lyon – Turin, de Saint-Jean de Maurienne à la frontière franco-italienne, « Évaluation socio-économique », p.5 (document pdf).
  12. Voir le site du tunnel du Mont-Blanc et celui du tunnel de Fréjus.
  13. Région Auvergne-Rhône-Alpes, « Lyon-Turin – Observatoire de la saturation ferroviaire ».
  14. Presidioeuropa, « Turin-Lyon, les travaux n’ont jamais arrêté – Citoyens responsables contre gouvernements arrogants – Le projet est en difficulté » (en italien).
  15. « Déclaration conjointe du Ministre délégué chargé des Transports, de la Mer et de la Pêche de la République française et du Vice-Ministre des Infrastructures et des Transports de la République italienne sur la modification du tunnel routier du Fréjus » (document pdf).
  16. Cour des comptes européenne, « Infrastructures de transport de l’UE: accélérer la mise en œuvre des mégaprojets pour générer l’effet de réseau dans les délais prévus », p.36 (document pdf).
  17. ECORYS Nederland BV (NL) pour la Commission européenne, « Analyse des études faites par LTF sur le projet Lyon – Turin (section internationale) », p.47 (document pdf).
  18. Mickaël Correia et Jade Lindgaard, « Lyon-Turin : le mégaprojet de tunnel impacte l’eau de la montagne », Mediapart, 16 juillet 2024.
  19. Stéphanie Frank, « Lyon-Turin : des cavités mettent en danger le calendrier », Le Moniteur, 21 mars 2024.
  20. Antonio Dematteis, Piergiuseppe Gilli, Maria Elena Parisi et Lorenzo Ferrero, “Maddalena exploratory adit : feedback on hydrogeological and geothermal aspects”, Acque Sotterranee-Italian Journal of Groundwater, vol.5 n°3, 2016.
  21. Presidioeuropa, « Charte de Hendaye, Déclaration commune du 23 janvier 2010 ».
  22. Démarche grand chantier Lyon-Turin, « Développer des projets d’avenir en Maurienne ».
  23. Voir la carte du site « Élever la voie ».

L’article TGV Lyon-Turin : quand l’alibi écologique cache un projet ravageur est apparu en premier sur Terrestres.

05.02.2025 à 19:00

En Palestine, « l’huile qu’on attend un an, les soldats la jettent en un instant »

Forum palestinien d'agroécologie
Texte intégral (6951 mots)
Temps de lecture : 17 minutes

Saad Dagher, Lina Ismail et Mohammed Khoueira viennent de Ramallah en Cisjordanie et sont membres du Forum palestinien d’agroécologie. Ce collectif travaille à diffuser l’agroécologie et à sensibiliser à l’importance de l’autonomie alimentaire.

À l’automne 2024, Saad, Lina et Mohammed sont venu·es en France pour participer à « Sème ta résistance », une grande rencontre organisée par le Réseau Semences Paysannes à Antibes. À cette occasion, iels sont venu·es passer quelques jours à Longo maï dans les Alpes-de-Haute-Provence, et ont accordé un entretien à Nick de Radio Zinzine. Terrestres en republie la transcription. L’émission, diffusé le 24 novembre 2024, est à écouter ici.

Dans cet entretien, Saad, Lina et Mohammed présentent les activités du Forum palestinien d’agroécologie, et racontent la situation terrible dans laquelle se trouvent les agriculteurs et agricultrices palestinnien·nes du fait des agressions violentes et répétées de la part des colons, en constante augmentation. Saad et Mohammad sont paysans et membres fondateurs du Forum palestinien d’agroécologie. Saad a une ferme sur laquelle il produit des légumes et des olives ; il travaille également dans le domaine de la formation et du conseil pour l’agriculture, l’environnement et l’eau à Ramallah. Mohammad est paysan et éleveur de chèvres, il anime des ateliers sur l’agroécologie et produit depuis peu des engrais et des pesticides naturels.

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Radio Zinzine – Comment est né le Forum palestinien d’agroécologie ?

Lina – Nous avons commencé en tant que groupe en 2018, chacun·e d’entre nous était auparavant soit militant dans le domaine de la souveraineté alimentaire et de l’agroécologie, soit agriculteur·trice.

Au cours de notre vie, nous étions membres d’autres entités bénévoles en relation, par exemple, avec les marchés paysans afin de renforcer le lien entre les consommateur·trices et les agriculteurs·trices. Certain·es ont un long passé dans l’agroécologie comme Saad, et d’autres commençaient à se former. Nous avons voulu qu’il y ait un groupe spécialisé dans l’agroécologie, car les autres organisations soutenaient les agriculteurs·trices en général, mais personne ne se chargeait de promouvoir spécifiquement l’agroécologie qui, à notre avis, mène à la souveraineté alimentaire.

Saad – Au départ, personne en Palestine ne parlait d’agroécologie. J’ai sans doute été le premier à le faire il y a environ 20 ans. C’était pour essayer de se débarrasser des produits chimiques dans l’agriculture. J’ai commencé à faire des expériences, d’autres faisaient des essais en agriculture biologique, mais on ne connaissait pas l’agroécologie. Il y avait l’agriculture biologique et la permaculture. J’ai débuté mes propres expériences jusqu’à ce que je commence à en voir les résultats, il y a de ça 22 ans.

J’aimerais comprendre la situation de l’agriculture en Cisjordanie à l’époque, quand vous avez commencé à mettre en place ces idées de l’agroécologie. Il y avait certainement les problèmes de dépendance par rapport à Israël, aux importations, mais aussi des problèmes liés aux agressions, aux confiscations de terres, etc.

Saad – Je voudrais d’abord parler de l’histoire récente, de la situation actuelle et même très précisément d’aujourd’hui. Ce matin il y a eu une agression contre des agriculteurs·trices palestinien·nes dans des villages du nord-est de la ville de Ramallah, Mughayir et Turmus Aya.

Ils et elles ont été battus, chassés et empêchés de cueillir les olives. Les colons sont venus avec des armes, et bien sûr l’armée avec eux pour les protéger. Ils ont chassé les agriculteurs·trices. Hier la même chose, dans un village qui s’appelle Rantis. Avant-hier ils ont attaqué les paysan·nes au village de Al-Lubban al-Gharbi où il y a eu des blessé·es. Certain·es ont eu les bras cassés, la tête fracassée. Ils viennent bien sûr avec des armes, alors que les agriculteurs·trices n’ont rien.

C’est ce qu’il se passe aujourd’hui. C’est la mise en application de la déclaration des chefs des colons de la Cisjordanie, il y a environ un mois. Ils ont déclaré que la saison des olives cette année sera la saison du sang. Ils veulent faire couler le sang palestinien, la direction des colonies israélienne l’a proclamé clairement – les grosses têtes, les chefs.

Mais les problèmes du secteur agricole sont nombreux. Les principaux problèmes sont causés par le total contrôle de l’eau exercé par les colons. Toute l’eau de la Cisjordanie est censée être aux Palestiniens, mais les colonies en prennent 85%. Ce n’est pas seulement que l’eau n’est pas disponible pour l’agriculture mais également pour boire. Certaines régions en Cisjordanie n’obtiennent de l’eau qu’une fois tous les deux ou trois mois, en particulier dans le sud de la Cisjordanie. Au point que le prix du mètre cube d’eau atteint parfois l’équivalent de 13 euros.

Puis il y a la confiscation des terres. En ce moment, ça va très vite. Le rythme de la prise de contrôle des terres augmente. De grandes surfaces sont confisquées.

Il y a aussi la dépendance par rapport aux engrais, aux importations. Vous avez expliqué que pour vous, l’autonomie alimentaire fait partie de l’émancipation de votre peuple.

Lina – Du fait que la Palestine est sous occupation, il y a une grande dépendance vis-à-vis de l’occupant, à cause du système qu’il a créé.

En premier lieu, notre agriculture a été transformée, d’un mode traditionnel à des monocultures utilisant des produits chimiques et des semences industrielles. Saad et d’autres personnes ont vécu cette époque dans les années 1970. Quand Israël a occupé la Cisjordanie, il a introduit ces méthodes et essayé de convaincre les agriculteurs·trices de les adopter. Il y a aujourd’hui des archives qui montrent des salons agricoles, auxquels ont été convié·es les paysan·nes, où on leur présentait les nouvelles techniques, les engrais et les produits chimiques, afin d’améliorer ou d’augmenter leur production. Donc avec l’occupation, c’est aussi notre agriculture et la façon de produire l’alimentation qui ont changé.

Après cela sont arrivés des organismes étrangers qui prétendaient développer l’agriculture, plus particulièrement après les accords d’Oslo [en 1993], afin d’aider au processus de développement économique de la Palestine.

Un pressoir à olives en Palestine, 1949. Wikimedia commons.

Ces organismes ne se sont pas attachés à l’idée que les Palestinien·nes puissent produire pour la population locale, mais plutôt qu’on puisse s’appuyer sur la technologie, apprendre comment faire des cash crop (cultures commerciales) et produire de la nourriture comme marchandise à exporter, de manière à ce que notre dépendance perdure.

En plus, du fait que nous n’avons pas de maîtrise sur nos frontières, nous ne savons pas forcément ce qui entre. Nous ne savons pas quelles sortes de graines entrent, nous ne savons pas si nous avons des OGM ou pas, mais nous savons qu’il entre beaucoup de pesticides et d’engrais, de manière légale et de manière illégale, dont une grande partie est interdite dans les pays qui les fabriquent en Europe. Ces produits sont utilisés chez nous.

Quelles sont les activités principales du Forum d’agroécologie ? Qu’est-ce que vous mettez en place comme alternative dans le domaine agricole ?

Saad – Nous considérons que l’agroécologie est l’un des moyens qui limitent notre dépendance à l’occupation. Parce qu’en agroécologie, la production se fait en s’appuyant sur des intrants produits localement. Toutes les matières requises sont locales. On ne compte sur rien qui provienne de l’export ou de l’occupant. C’est l’outil qui nous permettra d’atteindre la souveraineté alimentaire.

Notre objectif est de diffuser chez les gens une agroécologie qui s’appuie sur les semences locales paysannes. Cela permet de ne pas avoir à en importer auprès de l’occupant. Ces semences locales sont adaptées aux conditions locales, en particulier avec le changement climatique en cours. Elles n’ont pas besoin d’intrants chimiques comme les graines génétiquement modifiées ou hybrides.

En même temps, du fait qu’on produit de la nourriture sans produits chimiques, sans poisons, cette production est saine pour les gens et réduit aussi notre dépendance aux médicaments, dont une grande partie est importée.

L’agroécologie est l’un des moyens qui limitent notre dépendance à l’occupation. C’est l’outil qui nous permettra d’atteindre la souveraineté alimentaire.

Nous considérons que nous portons la responsabilité de préserver l’environnement, d’agir pour limiter le changement climatique, nous y voyons une part de notre responsabilité et une partie de la grande bataille mondiale pour nous libérer des sociétés colonialistes. En tant que peuple sous occupation, nous y voyons donc notre modeste contribution à la cause de la libération mondiale.

Quelle forme prend concrètement ce travail ?

Mohammed – Parmi les moyens que nous utilisons pour lutter contre la colonisation, y compris la colonisation environnementale, il y a les ateliers d’agroécologie.

C’est pour cela que nous essayons toujours de trouver une alternative locale à chaque produit importé, qu’il soit sain ou pas. C’est pourquoi le rôle du Forum palestinien d’agroécologie est aussi de former les agriculteurs·trices pour leur apprendre à préparer des produits alternatifs aux engrais chimiques, ou même biologiques, d’importation.

La récolte des olives en Palestine, vers 1900. Wikimedia commons.

Nous croyons aussi que chaque agriculteur·trice doit être indépendant·e et maître ou propriétaire de sa ferme. Personne ne doit être l’esclave d’une société coloniale, d’un importateur ou de quiconque. Et ça ne s’applique pas uniquement aux plantes mais aussi aux animaux. Pour les chèvres, nous faisons tout ce que nous pouvons pour ne pas utiliser de médicaments importés ou dont nous ne connaissons pas le lieu de production. Nous essayons de trouver des alternatives.

Une grande partie de cette connaissance est là, mais malheureusement la nouvelle génération n’a pas de lien suffisant avec les ancien·nes ou avec les gens qui ont une expérience antérieure. Il y a comme un vide entre la génération qui a l’expérience et la jeune génération qui se perd dans le système capitaliste actuel.

Il y a deux côtés, un côté qui a l’expérience, une expérience héritée d’avant et puis la jeune génération qui, elle, a l’énergie. Il faut qu’ils communiquent ensemble pour que la jeune génération agisse. Je trouve que la jeune génération porte la grande responsabilité de mettre en œuvre les alternatives et chercher l’expérience chez ceux et celles qui l’ont.

Lina – Je voudrais ajouter que nous sommes actuellement en train de former un petit groupe de personnes à devenir elles-mêmes formatrices en agroécologie pour que nous soyons plus nombreux·ses à porter cette question, et en parallèle nous travaillons à répertorier les activités et établir un guide de l’agroécologie. En ce moment, avec un groupe d’ami·es que nous avons rencontré, originaires de ces beaux pays que sont le Liban, l’Iraq, l’Iran, la Syrie et l’Égypte, nous en sommes arrivé·es à cette idée de construire un réseau local de semences paysannes, mais qui soit décentralisé. Nous avons lancé l’idée et j’espère que nous allons la mettre en place dès notre retour au pays.

Par le biais de notre travail et de nos ateliers, on a vu que des fermes se créent. Au-delà de la formation des personnes, ces agriculteurs·trices se sont lancés dans leurs fermes en Cisjordanie. Ce sont de petits groupes, mais ils posent les fondements pour quelque chose de plus grand qui s’élargira.

On compte 39 localités d’où ont été chassé·es les Palestinien·nes. C’est le début de l’opération d’expulsion : « le transfert ».

Nous savons bien sûr que la situation était très difficile depuis longtemps, depuis des décennies, pour la population en Cisjordanie et notamment pour les agriculteurs·trices. Depuis le 7 octobre 2023, il y a eu une grande accélération et la répression est devenue beaucoup plus féroce. Il y a eu beaucoup d’attaques, de morts. Quelle forme cela a pris pour vous en tant qu’agriculteur·trices ?

Saad – Nous avons déjà évoqué les questions des confiscations et de l’eau, mais il y a d’autres problèmes pour les agriculteurs·trices qui se passent aujourd’hui et qui malheureusement sont invisibilisés par la guerre à Gaza et au Liban. En ce moment, des Palestinien·nes sont chassé·es de leurs localités, de leur terre, de leurs villages. Jusqu’ici on compte 39 localités d’où ont été chassé·es les Palestinien·nes. Et ça, c’est le début de l’opération d’expulsion : « le transfert ».

Dans un premier temps, ils [les colons] ont pris le contrôle des terres et de vastes surfaces, notamment dans la zone des Aghouar, en Cisjordanie. De mon point de vue, ils sont en train de faire des essais pour la grande opération d’expulsion dans laquelle les Palestiniens seront déplacé·es de Palestine en Jordanie.

La deuxième chose qui a pris de l’ampleur ces deux derniers mois, ce sont les démolitions de maisons : une grande campagne de destruction des maisons des Palestinien·nes dans différentes villes et villages.

Il y a aussi un autre problème auquel les agriculteurs·trices sont confronté·es. Aujourd’hui, plus de 700 barrages militaires en Cisjordanie freinent la circulation des légumes et des fruits, des biens de consommation. Les légumes peuvent être produits dans la région de Jenin et vendus à Ramallah. La circulation est devenue difficile. Parfois, un trajet qui devrait prendre une heure en prend cinq, six ou même huit.

Dans les oliviers, Naplouse, 2000. Wikimedia commons.

Mais il y a des choses nouvelles. Cette décision date d’hier. C’est la première fois qu’à cette saison, nous importons des tomates. C’est une décision de l’Autorité palestinienne d’autoriser l’importation de tomates. Elle a ouvert la porte aux exportateurs. Pourquoi l’a-t-elle fait ? La tomate à cette saison de l’année est produite dans la région des Aghouar, à l’est de la Cisjordanie. Or, la plupart de cette zone est actuellement sous contrôle militaire ou fermée, les agriculteurs·trices ne peuvent plus planter leurs tomates.

Il y a aussi de grandes zones dans le nord de la Cisjordanie, proches du mur de l’apartheid, qui ont été détruites au bulldozer : les serres à légumes ont été arrachées, les pépinières d’oliviers détruites. Plus d’un demi-million de plants d’olivier ont été détruits, qui auraient dû être plantés cet hiver. Tout a été emporté.

On a aussi peur de quelque chose qui arrive chaque année, mais qui cette année pourrait être plus grave encore. De nombreux·ses Palestinien·nes d’origine rurale, mais qui vivent et travaillent à la ville, vont pour la saison cueillir les olives et les presser. Ensuite, l’huile est ramenée à la ville. Ce qui arrive couramment, c’est que lors de leur retour vers la ville avec les bidons d’huile, aux barrages militaires les soldats repèrent l’huile et la déversent par terre. On attend l’huile durant un an, et en un instant les soldats la jettent.

Le mois dernier, dans le sud de la Cisjordanie, dans la région d’Hébron et de Bethlehem, non seulement les maisons ont été détruites mais aussi les puits qui servent de réserves d’eau de pluie. C’est une partie de la guerre contre les Palestinien·nes par le biais de leur nourriture, par la destruction de la capacité à produire de la nourriture.

Il y a encore la politique d’occupation des collines et des sommets par le mouvement appelé « les jeunes des collines ». Les premiers appels à le faire ont été lancés en 1998 par Ariel Sharon qui était ministre israélien de la Guerre. Il y a 26 ans, il a appelé à former les groupes qu’il a baptisé « des collines » pour qu’ils occupent les sommets des reliefs. Nous voyons ces dernières années les résultats de cette politique. Un groupe, ou une seule personne, avec des vaches ou des moutons, occupe un sommet, mais contrôle toute la zone qui l’entoure. La personne est armée, et en plus l’armée la protège.

On attend l’huile durant un an, et en un instant les soldats la jettent.

Cette personne va empêcher les propriétaires Palestinien·nes d’approcher leurs terres, de cueillir les olives, de cultiver ou de faire quoi que ce soit. Même si quelqu’un·e a des moutons qu’il veut faire paître dans la zone, ce colon l’en empêche. Il y a quelques mois, un berger de la région de Ramallah allait vers sa terre. Ils l’ont battu, brisé.

Deux ou trois jours avant que je vienne ici en France, un « jeune des collines » a pris le contrôle d’un sommet de montagne, et nous sommes allé·es en tant que villageois·es pour protester. Cette terre doit rester à ses propriétaires, aux Palestinien·nes. Quand nous sommes arrivé·es, en tant que civils non armés, le colon est descendu avec son arme, accompagné d’un groupe de colons qu’il avait appelé sur son portable. En quelques minutes, l’armée était là, avec des véhicules. Elle nous a encerclés et a commencé à tirer des grenades lacrymogènes et assourdissantes. Il a fallu qu’on parte, qu’on s’enfuie pour ne pas respirer le gaz. Il était impossible de rester sur place.

Ce que nous voyons ces dernières années, c’est que les colons construisent une colonie sur le sommet d’une montagne. Puis ils commencent à prendre le contrôle des terres de la vallée en contrebas, les terres agricoles dans les plaines. Comment ? Ils commencent par empêcher leurs propriétaires de les cultiver, de les planter, puis au bout de quatre ou cinq ans de non-plantation, ils commencent à planter.

Récolte d’olives par des Palestinien·nes et des Israélien·nes dans le village de Qafin, nord de la Cisjordanie, Palestine, en 2008. Wikimedia commons.

Il est connu que les Palestinien·nes ont cherché à planter beaucoup d’arbres sur des collines et sur des terres parce que ça rend plus difficile la confiscation par les Israéliens. Mais il semble que les Israéliens soient très inventifs. J’aimerais que vous expliquiez les surprenantes méthodes qu’ils utilisent pour entraver les Palestinien·nes.

Saad – En effet. Au début des années 1970, il y a eu un mouvement commencé par des étudiants à l’université de Birzeit qui ont créé les Comités d’action volontaire.

L’objectif de ces groupes était de planter dans les zones menacées d’être confisquées. Ils ont commencé à planter. Qu’a fait l’occupant ? Il s’est mis à lâcher et répandre des gazelles dans les montagnes. Il y a toujours eu des gazelles, mais les colons les ont multipliées, en particulier les gazelles à cornes. Au mois d’été, les gazelles ont une activité hormonale. Elles ont besoin de gratter l’espace entre leurs deux cornes. Et donc la gazelle vient vers le petit d’olivier planté, et en le plaçant entre ses deux cornes elle se frotte et blesse l’arbre qui meurt après avoir perdu son écorce.

En Palestine, environ 85% des Palestinien·nes sont musulman·es et 15% chrétien·nes. Les musulman·es mangent de la gazelle. Les chrétien·nes aussi, tout le monde mange de la gazelle. Et donc tout le monde chassait la gazelle. Je me souviens, on mettait des pièges et on attrapait les gazelles. Leur plan de détruire les oliviers par les gazelles a donc échoué.

Alors, il y a trente ans ils ont introduit des sangliers chez nous. Une majorité d’entre nous ne mange pas de sanglier, en tant que musulman·es. En plus, la gazelle procrée une fois par an et donne naissance à un ou deux petits, le sanglier donne entre 10, 14 ou 15 petits. Donc il se reproduit très vite, personne ne le chasse, et il n’a pas de prédateur naturel. Les agriculteurs·trices ont arrêté de planter parce que les sangliers détruisaient tout.

Les musulman·es, les chrétien·nes, tout le monde mange de la gazelle. Le plan des colons de détruire les oliviers par les gazelles avait donc échoué.

Quasiment toute plantation de blé s’est arrêtée dans les zones où les sangliers étaient présents. Quand les agriculteurs·trices ont arrêté de cultiver la terre, l’occupant en a fait un prétexte pour confisquer ces terres. Ils utilisent des lois ottomanes qui disent que si une terre n’est pas exploitée pour une durée de 3 à 10 ans, elle devient propriété d’Etat.

Ainsi quand les agriculteurs·trices ont arrêté de cultiver leurs terres, les confiscations ont augmenté. Et il y a eu un grand déficit dans la production de nourriture. Le sanglier n’avait jamais été présent dans notre région. Mon grand-père a vécu jusqu’à 107 ans. Ma mère a 82 ans est elle est toujours là. Ni lui ni elle n’ont jamais parlé des sangliers, ni n’en avaient vu. Nous non plus. Dans ma famille, nous produisions du blé. Mais depuis trente ans, nous n’avons produit aucun grain de blé.

Certain·es disent à propos de la prolifération du sanglier qu’il existait sans doute déjà chez nous. S’il y en avait, alors c’était peut-être vers la frontière avec le Liban dans le Nord, mais pas ailleurs. Des gens ont filmé des camions de l’armée israélienne qui venaient et lâchaient des sangliers. Et plus particulièrement après la construction du mur, après 2000.

Aujourd’hui, les deux principaux problèmes qui menacent le secteur agricole, ce sont les colons des « jeunesse des collines » et le sanglier.

Il y a aussi une histoire très curieuse avec les ânes : il semble que les Israéliens sont tout d’un coup très intéressés par ces ânes pour lesquels ils sont prêts à payer un prix très fort ?

Saad – Nous avons commencé à observer cela depuis deux ans. Nous voyons que des Israéliens achètent des ânes à des prix élevés, quel que soit l’état de l’âne, malade ou pas. Le nombre d’ânes dans les villages a beaucoup diminué, les paysan·nes n’ont plus d’ânes. Avant, on pouvait aller dans des villages où chaque maison avait son âne, parce que les paysan·nes l’utilisaient pour le travail, pour arriver à leurs terres qui sont montagneuses. Il n’y avait pas de routes pour y arriver. Aujourd’hui on peut aller dans un village avec 3000 habitant·es, et ne trouver que dix maisons où il y a un âne. Le prix des ânes a augmenté. L’âne qui coûtait environ 50 euros, vaut aujourd’hui 250, 300, ou même 500 euros.

Aujourd’hui, les deux problèmes majeurs qui menacent le secteur agricole en Palestine, ce sont les colons des collines et le sanglier.

Encore bien plus grave pour vous est le fait que les colons, qui étaient déjà bien armés, ont récemment reçu encore beaucoup plus d’armes. Vous avez de grandes inquiétudes sur ce que cela pourra amener par la suite…

Saad – Oui. Ces dix derniers mois, les colons en Cisjordanie ont été armés. Il y a aujourd’hui environ 850.000 colons, dont 180.000 portent officiellement une arme, c’est-à-dire environ le quart d’entre eux. Et ces derniers mois, ils ont fêté la distribution d’armes. On voit de nombreuses vidéos des entraînements qu’ils reçoivent de la part de spécialistes. Nous pensons que c’est une préparation d’attaques sur les villages et villes palestiniennes, comme en 1948.

Un vieil olivier à l’ouest de Ramallah. Wikimedia commons.

Pour conclure, comment voyez-vous la question de solidarité et de soutien de personnes en Europe ?

Lina – En premier lieu, chaque personne se doit de se tenir informée de ce qu’il se passe dans notre région. Nous considérons aussi que chacun·e porte la responsabilité de faire pression sur son gouvernement, d’une manière ou d’une autre, pour que s’arrête la collaboration avec l’occupant.

Nous savons que les gouvernements en Europe et en Amérique soutiennent [l’État israélien] en fournissant des armes, ou de l’alimentation, d’autres du pétrole. Il y a aussi ceux qui restent neutre. Nous les considérons comme complices, ceux qui ne disent rien du génocide en cours en Palestine. Donc sachez la vérité, diffusez-la, et faites pression sur vos gouvernements pour qu’ils fassent quelque chose et que cela cesse.

Saad – Je veux ajouter que nous dans la région, Palestinien·nes et Libanais·es, sommes actuellement en première ligne du front pour nous défendre, pour faire face à une agression coloniale. Les effets négatifs de cette agression se répercutent également sur les peuples des pays occidentaux. Au lieu de soutenir militairement et financièrement cette entité colonisatrice et raciste, les gouvernements occidentaux devraient s’assurer que cet argent soit consacré au bien-être de leur propre population. La situation serait certainement différente.

Qui parmi la population française sait combien d’argent est dépensée pour cette entité ? Sous forme d’armes ou de soutien financier ou en alimentation ? Personne. Nous demandons à savoir qu’est-ce qui est offert en soutien à cette entité. Et ce soutien, le peuple français devrait en bénéficier plutôt qu’il n’aille là-bas.

Comment voyez-vous la question de la possibilité ou non d’une solidarité de citoyen·nes en Europe qui iraient en Palestine, par exemple, pour la récolte des olives ? Il y a peut-être certaines zones qui sont trop dangereuses et d’autres où ce serait possible, et des avis différents sur cette question parmi les organisations palestiniennes.

Saad – Je crois que l’occupant a pour objectif que les Occidentaux ne viennent pas en Palestine, qu’ils et elles ne voient pas la réalité de leurs propres yeux. C’est pour cette raison qu’en 2003, il a tué la juive américaine, Rachel Corry, à Gaza, et en 2002, il a tué [Raffaele Ciriello] un journaliste italien à Ramallah. Cette année enfin, il a tué l’américano-turque Issa Nour à Naplouse.

L’objectif en tuant des Occidentaux c’est de leur faire peur et de les empêcher de venir en Palestine. La question est : est-ce que les gens doivent se résigner à cette exigence de l’occupant, ou bien venir ? C’est une cause qui concerne l’humanité tout entière, tout le monde doit s’impliquer.


Si vous voulez soutenir le Forum palestinien d’agroécologie, vous pouvez envoyer des dons au Forum Civique Européen qui lui fera parvenir :

  • Soit en envoyant un chèque au Forum Civique Européen, 04300 Limans
  • Soit en effectuant un virement bancaire vers le compte suivant : Société Générale, 3 place Bourguet, 04300 Forcalquier, Compte n°50022218, IBAN : FR76 3000 3031 5400 0500 2221 881, BIC : SOGEFRPP

Image d’ouverture : un olivier en feu à Ni’lin, Palestine, en 2016. Wikimedia commons.

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31.01.2025 à 18:43

Le soulèvement de la forêt

Jérémie Moreau
Texte intégral (3272 mots)
Temps de lecture : < 1 minute

Ces planches sont extraites de la bande dessinée Alyte, de Jérémie Moreau, Éditions 2024, 2024, pp. 120-137.


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