Arrêt de l’A69 : s’épargner le cycle de vie d’une autoroute
Texte intégral (2389 mots)
Temps de lecture : 5 minutes
Nous republions ici un texte de Nelo Magalhães qui fait écho à notre série d’articles sur l’autoroute A69.
Au-delà du chantier, l’ubuesque cycle de vie d’une autoroute
La décision du tribunal administratif de Toulouse d’annuler les autorisations environnementales de l’autoroute A69 a mis le chantier à l’arrêt, suscitant moult indignations auprès des partisans de cette infrastructure. Parmi les arguments avancés, celui que la construction est achevée aux deux tiers revient fréquemment : par conséquent il serait « ubuesque » (selon le ministre des Transports) de ne pas finir l’ouvrage. Après tout, on pourrait admettre que les importants dommages environnementaux de cette autoroute, bien documentés, sont déjà là et accepter l’irréversibilité du processus. L’histoire environnementale des grandes infrastructures conteste fondamentalement ce récit. Le cycle de vie d’une infrastructure, quelle qu’elle soit, ne suit pas une loi technique, par exemple propre aux matériaux qui la constituent. Il est de bout en bout politique, attaché à l’usage que des forces sociales entendent lui assigner. De plus, il dépasse largement la période de construction : une fois mise en service, l’infrastructure est sans cesse étendue, approfondie, rigidifiée et maintenue… jusqu’à l’étape du démantèlement.
Illustrons ces aspects avec le cas de l’autoroute.
Sa définition reflète des choix de mobilité bien particuliers. Il s’agit d’une voie « réservée à la circulation mécanisée libérée de tout accès direct des riverains ainsi que de toute intersection à niveau avec d’autres circulations ». Exiger la fluidité, c’est imposer une infrastructure inaccessible aux habitants la bordant, aux usagers non-motorisés, et imposer la construction d’imposants échangeurs et raccordements lors de croisements avec d’autres routes, voies ferrées ou canaux. L’autre élément clé tient à l’exigence d’une « vitesse de base élevée » (110 à 140 km/h selon les pays). Ce choix a des effets majeurs sur le tracé autoroutier : la pente doit être faible, les courbes assez longues et les largeurs des voies importantes pour des questions de sécurité. Comme le territoire n’est pas du tout adapté à ces exigences, le travail de transformation des reliefs et des sols par les terrassements est immense : en France, en moyenne 100 mètres cubes de terre sont déplacés par mètre linéaire.
Inscrivez-vous pour recevoir, tous les quinze jours, nos dernières publications, le conseil de lecture de la rédaction et des articles choisis dans nos archives, en écho à l'actualité.
Une fois construite, l’autoroute est loin d’être figée. Les premiers projets autoroutiers l’anticipent généralement en imposant un important terre-plein entre les voies dans la perspective d’en ajouter de nouvelles. Or le trafic ne disparaît pas mais augmente avec les nouvelles constructions (phénomène dit du trafic induit) : on élargit ainsi la 2×2 à 2×3 puis 2×4 voies. Pour rouler à une vitesse élevée dans des conditions de sécurité jugées admissibles, les chaussées sont plus larges qu’auparavant (3,5 m contre 2,5 m). L’emprise moyenne d’une autoroute est donc de 10 hectares par kilomètre.

Le dernier choix politique essentiel concerne la circulation de camions toujours plus lourds. Comme les ports ou aéroports, l’autoroute est dimensionnée pour le véhicule le plus volumineux. Les ingénieurs, comme les administrations et les politiciens, le savent depuis les années 1950 : un camion représente des millions de voitures, car l’impact sur la chaussée est exponentiel au poids (le road damage calculator réalise les calculs en ligne). Le choix du libre-échange par l’Union européenne, qui autorise et encourage le passage de camions toujours plus lourds, a des effets matériels considérables : épaisseur, rigidité des sous-couches, traitement du sol et du sous-sol consolidés avec de la chaux et du ciment. La libre circulation des marchandises, au cœur de sa constitution, repose toujours plus sur le fret routier, avec aujourd’hui des méga-camions de 60 tonnes. L’épaisseur des routes a ainsi décuplé au XXe siècle, passant de 10 cm à plus de 130 cm.
Ne pas terminer une autoroute, c’est éviter non seulement les émissions du trafic, mais également l’entretien permanent des chaussées et des ponts pour la circulation des poids lourds.
Ce choix explique à lui seul l’importance de l’entretien et de la maintenance des routes, troisième phase politique de leur vie : ces opérations ne sont pas redevables d’une loi technique, mais bien du fret routier, qui a été multiplié par six en soixante ans. Ainsi, on constate déjà des déformations importantes en 1981 sur les voies lentes d’une section de l’autoroute A1 (Paris-Lille), ouverte en 1968. À l’époque elle avait déjà supporté 56 millions de véhicules dont 21 % de poids lourds : elle reçoit aujourd’hui 100 000 véhicules par jour dont 25 à 35 % de semi-remorques bien plus lourds qu’à l’époque. Si les ingénieurs jugent que la durée de vie d’une chaussée autoroutière est d’une vingtaine d’années, ce pronostic sera nettement réduit avec une intense circulation de camions. Le raisonnement est identique pour les 12 000 ponts autoroutiers en France, dont 7 % menaceraient de s’effondrer d’après un rapport du Sénat. S’il faut en moyenne 30 tonnes de sable et de gravier par mètre linéaire pour construire une autoroute, cette infrastructure en consomme bien plus au cours du temps. L’extraction de ces matières, de très loin la plus importante du pays, est aujourd’hui destinée à plus de 80 % aux travaux publics, et en particulier l’entretien des routes. C’est un véritable cercle vicieux, qui se poursuit tant que cet usage-là de l’infrastructure prédomine.
Ne pas terminer une autoroute, c’est non seulement éviter les émissions du trafic qu’elle supporterait sur un temps très long, mais également l’entretien permanent des chaussées et des ponts pour la circulation des poids lourds. C’est éviter l’ouverture et l’extension de nouvelles carrières, de centrales à béton et à bitume, et la gestion des masses immenses de déchets. C’est s’épargner la lourde question de son démantèlement futur. Le gain de l’arrêt du chantier de l’A69 est donc considérable. Avec la votation suisse de novembre, qui a mis un coup d’arrêt à l’extension des autoroutes du pays, cet épisode vient également rappeler qu’il n’y a pas de loi de l’histoire qui impose l’accumulation infinie d’infrastructures. Parfois elles ne s’étendent plus, et parfois elles ne sont même plus construites.

Image d’accueil : travaux d’élargissement de l’A480, 2019. Wikimedia.

SOUTENIR TERRESTRES
Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.
Soutenez Terrestres pour :
- assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
- contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
- permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
- pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant
Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..
Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.
Merci pour votre soutien !
L’article Arrêt de l’A69 : s’épargner le cycle de vie d’une autoroute est apparu en premier sur Terrestres.
Domestiquer et apprivoiser les animaux : comment hériter de cette longue histoire ?
Texte intégral (11215 mots)
Temps de lecture : 25 minutes
A propos de Carlos Fausto, Le jaguar apprivoisé. Essais d’ethnologie amazonienne, Presses universitaires du Midi, 2024 ; Charles Stépanoff, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, Paris, La Découverte, 2024 ; Jean-Denis-Vigne, La domestication, CNRS Editions, 2024.

La domestication des autres espèces animales est-elle à l’origine de la domination à l’intérieur de l’espèce humaine ? Telle est la question à laquelle répond l’anthropologue Charles Stépanoff dans son dernier livre. Ce livre couvre un grand nombre de sociétés humaines et de périodes historiques par une combinaison réussie de vignettes ethnographiques et de discussions théoriques. Sa facilité de lecture a pu conduire à la résumer en disant que l’humanité est passée de réseaux d’attachement denses entre humains et non-humains à des réseaux d’attachement étalés qui ont favorisé les inégalités et la hiérarchie entre humains. Un tel résumé laisse de côté la complexité du moteur historique expliquant ce passage d’une forme sociale et écologique à une autre, et les prises qu’il offre pour renverser cette dynamique et imaginer d’autres futurs.
Pour analyser cette causalité historique, je mettrai le livre de Charles Stépanoff en discussion avec deux autres livres récemment parus et qui rendent publics des recherches de long cours auxquels il fait référence. En présentant le travail de l’archéologue Jean-Denis Vigne et de l’ethnologue Carlos Fausto, je montrerai comment Charles Stépanoff construit une anthropologie générale à partir d’une distinction fondamentale entre la domestication, technique par laquelle des animaux d’une autre espèce sont contrôlés collectivement par les humains à des fins de reproduction, et l’apprivoisement, technique par laquelle des individus d’une autre espèce animale sont introduits dans l’habitat humain pour nouer des relations d’attachement. Cette distinction permet d’analyser le passage de sociétés basées sur la chasse à des sociétés basées sur l’élevage des animaux en mobilisant trois notions centrales de la pensée historique : l’évolution, la conversion et la révolution. L’analyse de ces trois notions vise à souligner que le moteur historique dégagé par Stépanoff n’est ni continu (comme l’évolution) ni discontinu (comme la conversion) mais qu’il combine continuité et discontinuité dans chacune des sociétés où l’enquête ethnographique offre des prises à l’action politique.
Inscrivez-vous pour recevoir, tous les quinze jours, nos dernières publications, le conseil de lecture de la rédaction et des articles choisis dans nos archives, en écho à l'actualité.
Une co-évolution dans des habitats partagés
Comment expliquer que les humains aient intégré les autres animaux dans leur habitat et les aient utilisés à leur profit ? Comment comprendre le fait que « les animaux non humains sont en nous, avec nous et pour nous1» Jean-Denis Vigne, archéologue au Museum National d’Histoire Naturelle et au CNRS, répond à cette question dans un petit livre illustré par Mélodie Baschet, qui met à disposition du grand public les recherches récentes sur les relations entre humains et animaux. Ce qui frappe l’archéologue lorsqu’il observe les restes animaux conservés dans les lieux d’habitation humaine – une sous-section de sa discipline appelée « archéo-zoologie » – c’est que les espèces animales sont introduites dans une période située entre 10 000 et 5000 ans avant notre ère. Les traces les plus anciennes sont celles des loups (datées jusqu’à -13 000 et peut-être – 36 000) puis celle des souris (-12 000) puis celles des chats (-7500). Jean-Denis Vigne, qui a mené la plus grande partie de ses recherches sur l’île de Chypre, note qu’on y a découvert une tombe datant du huitième millénaire avant notre ère dans laquelle un homme d’environ 25 ans était disposé en miroir d’un chat de 7 mois, probablement sacrifié pour l’enterrement. « La mise en scène suggère l’existence d’un lien entre les deux individus. Est-ce une représentation mentale projetée dans l’au-delà, ou bien la figuration étroite entre ce chat et cet homme durant leur vie ? Certaines caractéristiques de la mandibule du chat suggèrent qu’il avait été mieux nourri que ses congénères. Cela fait pencher pour la seconde interprétation, celle d’un animal de compagnie. Ce serait la plus ancienne preuve de domestication du chat2. »
Il y a 9 500 ans, un homme était enterré avec un chat en vis-à-vis : c’était probablement son animal de compagnie. Il s’agirait de la plus ancienne preuve de domestication du chat.
Ce passage montre bien comment raisonne le préhistorien. À la différence de l’historien qui dispose de textes écrits traçant les intentions des humains, il ne peut qu’inférer à partir des restes humains et animaux la relation qui existait entre eux. Les Egyptiens ont élaboré en effet à une période ultérieure des cosmologies pour expliquer comment les humains, les animaux et les dieux établissent leurs relations dans l’au-delà. Mais dans le cas de Chypre, on ne sait rien sur les divinités invoquées par les chasseurs-cueilleurs pour justifier le sacrifice des chats. On peut seulement constater que ces restes animaux dans les sites humains se multiplient à partir du huitième millénaire avant notre ère. « Bœuf, mouton, chèvre et cochon font tous leur apparition aux environs de -8500 dans des villages d’agriculteurs d’Anatolie du Sud-Est (Turquie) et du nord du Levant3. » Des événements similaires se produisent en Chine en – 10 000 avec la domestication du porc, en Inde en – 6 000 avec celle de l’auroch (qui se différencie en bœuf, zébu et buffle) et en Amérique du Sud en – 5 000 avec celle des camélidés (vigogne et guanaco, devenus lama et alpaga).

Cette apparition simultanée de la domestication des animaux sur différents points de la planète montre qu’on ne peut la concevoir comme un acte d’innovation singulier imité par les autres humains, selon le modèle de la diffusion adopté par beaucoup d’archéologues au dix-neuvième siècle à partir des cas du Moyen-Orient. Il faut plutôt la concevoir comme une étape dans l’évolution de l’espèce humaine et des autres espèces. À un certain stade de la transformation des sociétés par l’agriculture, les humains et les autres animaux ont trouvé des intérêts mutuels à vivre ensemble et à partager des biens : les restes des humains étaient consommés par les animaux dont la chair, les poils, le lait ou les capacités de surveillance étaient utilisés par les humains. On peut parler d’une co-évolution, puisque si les humains ont bénéficié de cette relation par la croissance de leur population, les autres animaux en ont également été transformés, d’une façon qui ne peut simplement être décrite comme des bénéfices mutuels.
À un certain stade de la transformation des sociétés par l’agriculture, les humains et les autres animaux ont trouvé des intérêts mutuels à vivre ensemble et à partager des biens.
Si la domestication des animaux au Néolithique a permis aux sociétés du Moyen-Orient d’accroître ses ressources en protéines, elle a en effet augmenté le nombre des zoonoses – maladies transmises aux frontières entre les espèces – puis l’introduction des espèces domestiquées par les humains dans des espaces où la chasse était la pratique dominante, comme le continent américain, a favorisé la diffusion d’épidémies ravageuses4. La domestication du poulet, datée de – 1500 au sud de la Chine, a été le point de départ d’une transformation de sa morphologie et de sa démographie : on estime qu’il constitue aujourd’hui plus la moitié de la biomasse des autres oiseaux sur la planète5 et que la fragilisation de son squelette par l’élevage industriel en fait un des marqueurs de ce que les géologues appellent l’Anthropocène6. La même transformation s’observe au même moment dans la domestication du sanglier devenu cochon, autre pilier de l’élevage industriel aujourd’hui7. Le développement de la pisciculture dans les années 1970, dont la production de poisson a dépassé celle de la pêche dans les années 2010, a eu pour effet de remplacer les poissons végétariens par des poissons carnivores dans l’alimentation humaine, puisque les poissons d’élevage sont nourris à partir des restes de la pisciculture, ce que Jean-Denis Vigne décrit comme un « choix désastreux8 ».
Lire aussi sur Terrestres : Frédéric Keck, « Des animaux en révolte ? », octobre 2023.
Comment alors évaluer l’élevage industriel au regard de 12 000 ans de domestication des autres animaux par les humains ? Jean-Denis Vigne considère que ce long processus de co-évolution « nous investit, nous les humains, d’une grande responsabilité vis-à-vis de nos animaux domestiques, celle de les traiter comme des compagnons, certes aidants ou utiles, mais tout aussi respectables que nos semblables. Loin de nous autoriser à disposer d’eux selon nos besoins, notre plaisir ou nos éventuelles bassesses, cette grande responsabilité nous fait devoir non pas de traiter les animaux domestiques en droit comme des humains mais d’élaborer une morale collective adaptée à leur statut et pouvant servir de rempart contre les abus9. » Contre les propositions visant à libérer les animaux de leurs liens de domestication, qui conduiraient selon lui à la mort de ces animaux par manque de soin ou d’alimentation, l’archéologue propose plutôt d’élaborer un « nouveau contrat de compagnonnage » fondé sur le respect et la connaissance des animaux et des conditions dans lesquelles ils peuvent bien vivre avec les humains10.
Il ne s’agit pas de trouver des « sociétés primitives » qui auraient été préservées de la violence du « processus de civilisation » mais plutôt d’imaginer des alternatives aux techniques de pouvoir utilisées par l’élevage industriel.
Cette proposition risque de caricaturer le mouvement abolitionniste, qui a parfois « délivré » des animaux domestiques captifs mais qui travaille surtout à subvertir les techniques de reproduction des animaux dans l’élevage industriel. L’archéologue reconnaît ici les limites de son champ de compétence lorsqu’il entre dans les questions morales et politiques que se posent les sociétés contemporaines, et c’est pourquoi il se tourne vers l’ethnologie pour étudier des sociétés qui ne suivent pas ces techniques de reproduction. Il ne s’agit pas de trouver des « sociétés primitives » qui auraient été préservées de la violence du « processus de civilisation » mais plutôt d’imaginer des alternatives aux techniques de pouvoir mises en jeu par l’élevage industriel. C’est ici que l’ethnologie de l’Amazonie permet d’opposer l’apprivoisement à la domestication.

Une relation entre des sujets visant à s’approprier les capacités de l’animal apprivoisé
L’ethnologie de l’Amazonie permet en effet de répondre à la question que l’archéologue ne peut que soulever à partir de l’observation des sites de fouilles datant du Néolithique : y a-t-il des formes de résistance à l’expansion des pratiques de domestication par les sociétés qui pratiquent l’élevage des animaux et la culture des plantes ? Philippe Descola, à partir de son enquête chez les Achuar, a forgé la notion de « schème de prédation » pour analyser comment les pratiques de chasse informent dans ces sociétés l’ensemble des relations entre humains et non-humains d’une façon qui contraste radicalement avec les sociétés euro-asiatiques11. En discussion avec Eduardo Viveiros de Castro, qui a travaillé chez les Arawété où les chamanes prennent le point de vue des proies à travers leurs chants12, il a repris le terme ancien d’animisme pour décrire une conception du monde attribuant aux animaux une agentivité13. Par contraste, il a caractérisé les sociétés impériales d’Amérique, d’Afrique et d’Asie comme analogistes, au sens où elles gèrent les troubles dans leurs relations avec les non-humains par le sacrifice qui recentre les propriétés des êtres dans un lieu, et les sociétés modernes d’Europe et d’Amérique du Nord comme naturalistes, au sens où elles attribuent une agentivité aux seuls humains et considèrent tous les autres êtres comme des ressources à exploiter. Le passage des sociétés de chasse aux sociétés d’élevage traditionnel puis industriel peut donc être expliqué par des basculements entre ce que Descola appelle des « ontologies » : de l’animisme à l’analogisme au naturalisme.
Peut-on trouver dans les sociétés amazoniennes qui pratiquent l’élevage des animaux et la culture des plantes des résistances à l’expansion des pratiques de domestication occidentales ?
Carlos Fausto a travaillé chez les Parakana, une société amazonienne du groupe linguistique des Tupi-Guarani, connus pour leur pratique du cannibalisme. Il a observé comment ces sociétés conçoivent les asymétries et les inégalités à partir de la relation d’adoption ou d’apprivoisement, relation qui concerne aussi bien les enfants humains que les petits d’animaux dont on se rend « maître » par le soin et le nourrissage. Carlos Fausto rompt ainsi avec la conception des sociétés amazoniennes comme égalitaires à travers son analyse de ces relations inégalitaires14. Les relations d’apprivoisement sont en effet très codifiées dans ces sociétés où les chasseurs adoptent les orphelins des animaux qu’ils ont tués et en font des animaux de compagnie, au sens où l’anglais parle de « pets », c’est-à-dire d’animaux qui sont intégrés dans la parenté et qui ne peuvent pas être mangés. L’apprivoisement doit être distingué selon Carlos Fausto de la domestication, qui repose sur un échange réciproque de dons entre l’humain et l’animal dans lequel l’humain est considéré comme responsable de la reproduction des animaux vivant aux côtés des humains. L’apport conceptuel de Carlos Fausto est de décrire l’apprivoisement comme une consommation productive de personnes, par distinction avec la consommation productive de biens et de marchandises dans les formes d’élevage traditionnel et industriel15.
L’apprivoisement doit être distingué selon Carlos Fausto de la domestication, qui repose sur un échange réciproque de dons entre l’humain et l’animal dans lequel l’humain est considéré comme responsable de la reproduction des animaux vivant aux côtés des humains.
Le point de départ de l’article de Fausto devenu classique, publié en 2000 dans la revue American Ethnologist sous le titre « Of enemies and pets » et traduit dans Le jaguar apprivoisé sous le titre « La familiarisation des autres », est le suivant : si les sociétés amazoniennes ont été décrites comme des groupes en guerre permanente les uns contre les autres, la logique qui régit ces guerres n’est pas celle de la vendetta, qui part d’un désir de vengeance et implique donc un principe de réciprocité dans l’échange des biens, mais celle du cannibalisme, qui repose sur l’appropriation des capacités et des constituants de la victime. « Les sociétés amazoniennes sont davantage orientées vers la production de personnes que de biens matériels. Autrement dit, leur but n’est pas la fabrication d’objet par le travail mais de personnes par le rituel et le travail symbolique16. » Les Parakana pensent en effet les relations entre un père et un fils ou entre un chamane et des esprits sur le modèle de la relation entre le chasseur et les animaux apprivoisés dont il devient maître et possesseur. Le chasseur doit passer par tout un ensemble de mesures rituelles, basées notamment sur les images vues en rêve, pour s’approprier les capacités de l’animal apprivoisé, c’est-à-dire pour le transformer d’ennemi potentiel en enfant adoptif dans la parenté, de façon à ce qu’il perde la conscience de soi et se laisse dominer par la perspective de l’autre.

Ce processus de transformation est risqué car il est réversible : l’animal apprivoisé peut toujours redevenir sauvage, la proie devenir prédateur, une maladie peut être transmise par l’animal apprivoisé en signe de vengeance. C’est parce qu’il engage en permanence des relations entre sujets humains et animaux que l’apprivoisement est pensé comme une adoption et encadré par des précautions rituelles, ce qui le distingue de la domestication où l’animal est considéré comme une population à surveiller pour en garantir la santé17. Le cannibalisme de guerre ne repose donc pas sur une logique de régénération ou d’accumulation, ce qui supposerait que la société existe comme un tout qui s’affirme dans la négation des autres vivants, mais sur une logique d’appropriation par familiarisation des ennemis. « La logique de la guerre amazonienne vise de manière inhérente à tirer autant de bénéfices possibles de chaque homicide (et pas à tuer le plus grand nombre d’ennemis possible). En d’autres termes, les sociétés de la région s’attachent à augmenter les effets symboliques de la guerre, pas à accroître l’efficacité de l’acte guerrier18. »
C’est parce qu’il engage en permanence des relations entre humains et animaux que l’apprivoisement est pensé comme une adoption ce qui le distingue de la domestication où l’animal est considéré comme une population à surveiller pour en garantir la santé.
Le titre du livre dans lequel sont réunis et traduits les articles de Carlos Fausto ne doit donc pas être compris au sens littéral. Les sociétés amazoniennes n’apprivoisent pas les jaguars, car le jaguar est pour elles l’animal sauvage par excellence, le super-prédateur qui ne devient proie que dans des circonstances exceptionnelles. La logique de consommation productive analysée par Carlos Fausto est régie par une tension entre deux pôles qu’il qualifie de réclusion (lorsque l’animal apprivoisé est mis à part et nourri) et de banquet (lorsqu’il est mis à mort et mangé).19 Le terme utilisé par les Parakana pour désigner le jaguar, jawara, se retrouve dans celui qui décrit cette part de l’ennemi qui est appropriée par son maître, qualifié alors de « maître des jaguars » (jawajara). « La part-jaguar est ce qui permet à un sujet, dans une relation à un autre, de déterminer le sens de la prédation familiarisante20. » Le maître des jaguars est donc de façon contradictoire une figure à la fois rassurante et inquiétante. « Aux yeux de ses “enfants adoptifs”, il est père protecteur ; aux yeux des autres espèces (en particulier des humains), il est un affin prédateur21. » Par contraste avec la figure moderne du propriétaire théorisée par John Locke, « qui annexe à soi des choses immuables », le maître des animaux apprivoisés « contient de multiples singularités22. »
Amazonie : une conversion entre des ontologies
La question que pose alors Carlos Fausto est la suivante : comment ce schème de « consommation productive » a-t-il pu se maintenir dans le contact entre les sociétés amazoniennes et les sociétés européennes ? Les Blancs ont-ils été considérés comme les nouveaux « maîtres » dont les « Indiens » seraient les animaux apprivoisés ? Cette question, qui est au cœur de nombreux travaux en ethnologie amazonienne23, est traitée par Carlos Fausto à travers le problème célèbre de l’incommensurabilité des cultures : comment deux ontologies aussi radicalement différentes que l’animisme et le naturalisme ont-elles pu se rencontrer et se transformer dans une forme d’« équivocité contrôlée » ou de « compatibilité équivoque » ?

Le problème que pose la conversion des Tupi-Guarani du Brésil par les missions jésuites est en effet de savoir ce qui reste dans cette conversion d’une ontologie incompatible avec le naturalisme. Carlos Fausto aborde ce problème à partir de l’analyse de trois cas : le récit de la rencontre entre les Parakana et les fonctionnaires brésiliens de la FUNAI dans les années 1970, au cours de laquelle l’un d’entre eux est crédité par les premiers de la capacité à faire revenir les morts à la vie ; les récits des Guarani sur l’apparition à venir d’un Dieu-Jaguar qui les conduit à chercher la « Terre sans mal » dans un prophétisme millénariste ; le rituel d’un individu Kuikuro qui prétend faire des guérisons miraculeuses comme Jésus et se proclame « maître-roi ». Dans ces trois cas, la logique qui régit les relations analysées n’est pas la conversion (le basculement des individus d’une ontologie dans une autre) mais l’abduction : les individus examinent un ensemble de propriétés des nouveaux êtres à partir de prémisses disponibles dans leur société en vue de s’approprier leur agentivité.
Le passage des maîtres des animaux apprivoisés aux maîtres des animaux domestiqués n’est donc pas discontinu mais continu : il opère à travers un gradient de petites transformations, qui maintient le doute des humains sur les êtres auxquels ils attribuent des intentions et des capacités. La notion d’abduction est ici empruntée au philosophe et logicien Charles Peirce, fondateur du pragmatisme, c’est-à-dire d’une enquête intellectuelle sur les conditions dans lesquelles une croyance devient vraie. On peut alors lire l’ouvrage de Charles Stépanoff à la lumière de celui de Fausto en posant la question suivante : qu’est-ce qu’une enquête sur les relations entre les humains et les autres animaux, et comment nous permet-elle de critiquer les croyances que nous avions sur le moteur historique, que ce soit par l’évolution, la conversion ou la révolution ?
En Sibérie, la modernisation a transformé les rennes en marchandises
Carlos Fausto signale que le basculement ontologique qui a eu lieu pour les Parakana dans les années 1970 s’est produit plus tôt dans l’air sibérienne, où les chasseurs-cueilleurs subarctiques « représentent sous sa forme la plus pure la conversion de la chasse en relation moralement positive de don et de partage »24. Les ressemblances entre ces sociétés indiquent selon lui une « tradition chamanique sibéro-américaine qui a une unité historique propre »25. Le terme « chamane » a en effet été appliqué aux sociétés amazoniennes d’après un terme toungouse qui désigne un spécialiste rituel en communication avec les animaux dont une des fonctions est de prédire le succès à la chasse.

Charles Stépanoff a fait des enquêtes ethnographiques chez les Tuva de Sibérie, qui conçoivent la chasse comme une interaction entre des personnes et non comme un échange de biens. Les similitudes entre cette société et celles qui sont étudiées par les ethnologues en Amazonie et en Mélanésie lui permet de faire des propositions plus générales pour une anthropologie des relations entre humains et non-humains. Il emprunte pour cela à la sociologie de Bruno Latour les notions d’attachements et de réseau, et aux sciences cognitives des analyses sur le fonctionnement de l’imagination. Selon Stépanoff, les chamanes peuvent voyager en imagination pour renouer les relations denses entre les êtres, mais le détachement progressif de ces relations a conduit les sociétés à confier graduellement le pouvoir à des êtres invisibles de plus en plus éloignés26.
Cette extension de l’ethnologie en anthropologie par la sociologie et les sciences cognitives conduit Stépanoff à analyser autrement les données relevées par Fausto. Citant ses analyses sur l’apprivoisement ainsi que celles d’autres ethnologues amazonistes27, Stépanoff insiste sur le fait que l’animal apprivoisé est traité comme un enfant28. Il rapproche alors ce fait de l’observation selon laquelle dans un grand nombre de sociétés sibériennes (et d’une certaine façon dans la nôtre), les bébés sont considérés comme des quasi-personnes, dont le langage est plus proche de celui des animaux, marqué par les huchements et les onomatopées, que de celui des adultes. Ceci le conduit à supposer que l’espèce humaine, caractérisée par la néoténie c’est-à-dire la lenteur du développement initial et la persistance de caractères juvéniles, n’aurait pas survécu si les adultes n’avaient pas appris à parler le langage des enfants et des animaux pour coopérer avec eux.
Stépanoff insiste sur le fait que l’animal apprivoisé est traité comme un enfant. Il fait l’hypothèse que l’espèce humaine n’aurait pas survécu si les adultes n’avaient pas appris à parler le langage des enfants et des animaux pour coopérer avec eux.
La capacité à prendre le point de vue d’autrui n’est donc pas liée, pour l’ethnographe des sociétés sibériennes, à la situation de guerre permanente des sociétés amazoniennes mais à la nécessité de la coopération en milieu hostile29. Charles Stépanoff retrouve ainsi les raisonnements évolutionnistes de Jean-Denis Vigne : c’est parce que les humains, les animaux et les plantes ont co-évolué ensemble que des relations de domestication sont devenues possibles30. Mais il ajoute un élément qui manquait à l’archéologue : les conditions sociales et mentales dans lesquelles le processus de domestication a progressivement séparé les humains et les non-humains. Si un tel processus a conduit les humains à concevoir les animaux comme d’autres personnes dans un habitat partagé, il a graduellement éloigné les humains des autres animaux comme des sujets face à des objets à manipuler et exploiter.

Stépanoff analyse ce processus à travers l’élevage des rennes par les Tozhu en Sibérie. Les rennes doivent rester suffisamment près des humains pour bénéficier de leurs ressources, comme le sel et l’urine utilisés pour les attirer, et pour être protégés des loups ; mais ils doivent rester suffisamment à distance pour ne pas être victimes d’épizooties comme le piétin. Les Tozhu ont résolu cette tension en désignant un renne singulier comme meneur du troupeau et en le considérant comme sacré. L’élevage des rennes repose donc sur une forte autonomie des animaux dans la gestion de leurs parcours à travers la steppe, en sorte que les humains suivent les rennes plutôt que l’inverse. Cet équilibre a été bouleversé par les techniques modernes de domestication imposées par l’État soviétique au vingtième siècle. Le loup a été considéré comme un ennemi, la division genrée des tâches a été abolie, les animaux sont devenus des marchandises, les épizooties se sont multipliées, le renne meneur de troupeau a été remplacé par le chien de berger, et les troupeaux ont été surveillés par des techniques similaires à celles qui seront utilisées dans les camps de concentration.
Ce processus de domestication décrit par Stépanoff sur le temps long a donc rompu les relations de coopération entre les rennes et les humains en transformant les rennes en marchandises. L’anthropologue russe Igor Krupnik a qualifié un tel processus de « révolution du renne », sur le modèle de ce que le préhistorien Gordon Childe a appelé « révolution néolithique » pour les espèces animales et végétales domestiquées au Moyen-Orient31. La notion de révolution a cependant pour inconvénient, selon Stépanoff, de présenter ce processus comme irréversible et émancipateur pour les humains, alors que de nombreuses sociétés en Eurasie se sont opposés à un tel pouvoir modernisateur. Loin d’être un processus irréversible et nécessaire, la domestication résulte selon Stépanoff d’un ensemble d’événements contingents lorsque les humains doivent se rapprocher de leurs animaux pour continuer à les chasser. C’est un goulet d’étranglement évolutionnaire dans les relations entre humains et non-humains plutôt qu’un seuil révolutionnaire d’une époque à une autre.
Une telle conception de la domestication comme une révolution est un héritage des Lumières. Georges Buffon conçoit l’action des humains sur les animaux domestiques comme « une espèce de création »32, en prenant pour modèle l’action de Dieu sur la matière, au moment où William Cavendish et Louis Daubenton mènent les premières expériences de sélection des chevaux et des moutons. En 1831, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, futur fondateur de la Société d’acclimatation en 1854, établit une proportion entre le degré de civilisation d’une société humaine et le degré de domestication des animaux et des plantes. Stépanoff souligne les liens entre cette révolution de la domestication en France au 18e siècle et celle qui eut lieu en Union soviétique au 20e siècle, y voyant l’extension de ce que Michel Foucault a appelé un « biopouvoir »33. C’est en effet à la Bergerie nationale de Rambouillet, créée en 1786 sur les principes de Daubenton, que des méthodes soviétiques d’insémination artificielle des rennes furent introduites en France dans les années 1930 et contribuèrent à la modernisation de l’élevage ovin après la Libération34.

La révolution de la modernité
De même que Carlos Fausto propose de ne pas concevoir l’arrivée des Européens en Amazonie comme une conversion mais plutôt comme un processus de transformation par lequel les maîtres deviennent possesseurs d’objets et non de sujets, de même Charles Stépanoff, en suivant les indication de Jean-Denis Vigne, propose de ne pas concevoir la domestication en Sibérie comme une révolution mais comme une évolution par laquelle des quasi-personnes dans des réseaux de relations denses deviennent des ressources à exploiter dans les réseaux étalés de la globalisation économique. « Nous avons été capables de renoncer à l’idée qu’il n’y a qu’une forme de civilisation, la nôtre, et que les autres sont des barbares ; il est temps d’en faire autant avec la domestication et de penser sa pluralité. La domestication doit être décrite comme un processus continu, collectif, protéiforme et imprévisible de transformations à la fois biologiques et culturelles. (…) Il y a domestication lorsque initiatives et dispositions humaines et non humaines se rencontrent, convergent et cristallisent dans une relation durable réciproquement profitable35. »
Lire aussi sur Terrestres : Charles Stépanoff, « Comment en sommes-nous arrivés là ? », juin 2020.
Cette insistance sur les processus évolutifs signifie-t-elle que nous devrions renoncer aux idées de la révolution moderne ? C’est en effet à partir de la modernité que la critique de la domination a pu s’appuyer sur l’idéal d’une société égalitaire, souvent projeté sur les sociétés lointaines. Charles Stépanoff discute dans la troisième partie de son livre les analyses de l’anthropologue David Graeber et de l’archéologue David Wengrow sur les rapports entre égalité et inégalité dans les sociétés humaines36. Ce qui a fait passer les sociétés humaines de formes égalitaires à des formes inégalitaires, selon lui, ce ne sont ni des contraintes matérielles ni des changements idéologiques, mais plutôt des contradictions originaires de l’espèce humaine comme « prédateur empathique37 ». Charles Stépanoff emprunte à l’anthropologue Gregory Bateson la notion de « schismogenèses complémentaires », qui décrit la tension au sein d’un même collectif entre les hommes et les femmes, entre les nobles et les esclaves, entre les êtres dotés d’esprit et les marchandises38. Ces formes de différenciation ont eu lieu de façon variable à travers le globe, mais elles ont été amplifiées et standardisées par le processus d’urbanisation et d’industrialisation qui, malgré la multiplication des pandémies, a conduit à l’augmentation de l’espèce humaine sur la planète.
Quand le pouvoir vacille et avec lui les réseaux étalés qu’il a créés, les contre-savoirs autochtones, les techniques de survie, les cosmologies d’un autre âge peuvent s’avérer d’une actualité critique pour reprendre le dialogue avec la forêt.
Charles Stépanoff
Le livre de Charles Stépanoff se présente ainsi comme une vaste synthèse de la biologie évolutionniste et de l’anthropologie sociale concernant les relations entre humains et non-humains et comme une critique de la révolution moderne de la domestication. Mais on peut le lire aussi comme un appel à de nouvelles enquêtes sur les collectifs d’humains et de non-humains qui subvertissent de façon critique les formes de domination et de domestication. « Quand le pouvoir vacille et avec lui les réseaux étalés qu’il a créés, écrit-il, les contre-savoirs autochtones, les techniques de survie, les cosmologies d’un autre âge peuvent s’avérer d’une actualité critique pour reprendre le dialogue avec la forêt39. »
Peut-être aurait-il fallu davantage préciser le sens de cette notion d’enquête appliquée aux « contre-savoirs autochtones », en recourant par exemple à la philosophie de John Dewey pour décrire comment les problèmes concernant les relations entre humains et non-humains deviennent publics dans la modernité et comment ils peuvent donner lieu à de nouvelles formes de participation. Peut-être aussi aurait-il fallu davantage explorer les tensions entre le modèle amazoniste de la guerre permanente et le modèle sibérien du contrat réciproque entre humains et non-humains, afin d’analyser les relations réversibles dans lesquelles les animaux redeviennent les ennemis de leurs maîtres. Mais on a là un grand livre d’anthropologie pour questionner d’une façon nouvelle le fait universel de la domestication et ses effets sur les formes locales de domination.
Le colloque « Critique animale et interspécificité : émanciper les animaux » aura lieu le 11 mars 2025 au collège de France, pour en savoir plus.
Photo d’ouverture : Lorsque des rennes arrivent de la forêt, on leur distribue du sel. Crédit : Charles Stépanoff.

SOUTENIR TERRESTRES
Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.
Soutenez Terrestres pour :
- assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
- contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
- permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
- pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant
Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..
Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.
Merci pour votre soutien !
Notes
- Jean-Denis-Vigne, La domestication, Paris, CNRS Editions, 2024, p. 19
- Ibid., p. 44.
- Ibid., p. 55.
- Cf. Jared Diamond, Guns, Germs, and Steel: The Fates of Human Societies, New York, W.W. Norton & Co., 1997, trad. fr. De l’inégalité parmi les sociétés : Essai sur l’homme et l’environnement dans l’histoire, Paris, Gallimard, 2000.
- Cf. Yinon M Bar-On , Rob Phillips, Ron Milo, « The biomass distribution on Earth ». Proceedings of the National Academy of Sciences 115(25), 2018, 201711842. Selon cet article, les poulets constituent 57% de la biomasse, les autres oiseaux d’élevage (canards, oies, dindes…) 15% et les oiseaux sauvages 29%.
- Cf. Carys Bennett, Richard Thomas, Mark Williams, Jan Zalasiewicz, Matt Edgeworth, Holly Miller, Ben Coles, Alison Foster, Emily J. Burton, Upenyu Marume, « The broiler chicken as a signal of a human reconfigured biosphere », Royal Society Open Science 5, 2018, 180325.
- Cf. Jean-Denis Vigne, La domestication, op. cit., p. 105 ; Thomas Cucchi, Lingling Dai, Marie Balasse, Chunqing Zhao, Jiangtao Gao, et al.. « Social Complexification and Pig (Sus scrofa) Husbandry in Ancient China: A Combined Geometric Morphometric and Isotopic Approach», PLoS ONE, 2016, 11 (8), p.e0162134. 10
- Cf. Jean-Denis Vigne, La domestication, op. cit., p. 112 et 145.
- Ibid., p. 138.
- Ibid., p. 142.
- Cf. Philippe Descola, La nature domestique. Symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1986 ; « Pourquoi les Indiens d’Amazonie n’ont-ils pas domestiqué le pécari ? » In Bruno Latour et Pierre Lemonnier, De la préhistoire aux missiles balistiques, Paris, La Découverte, 1994 ; Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
- Cf. Eduardo Viveiros de Castro, From the enemy’s point of view. Humanity and divinity in an Amazonian society, Chicago, The University of Chicago Press, 1992 ; Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale, Paris, PUF, 2009.
- Cf. Frédéric Keck, « Le point de vue de l’animisme. A propos de P. Descola, Par delà nature et culture », Esprit, n°8-9, 2006, p. 30-43. Le terme d’animisme a été forgé par Edward Tylor dans Primitive Culture en 1870.
- Emmanuel de Vienne le formule très bien dans sa présentation de Carlos Fausto : « De simple étape, cet apprivoisement devient, une fois rebaptisé ‘maîtrise/possession’, le concept central de la philosophie politique amazonienne, capable de faire passer à l’avant-scène du travail analytique les relations asymétriques dans une région trop souvent résumée à son archétype égalitariste. » (Le jaguar apprivoisé. Essais d’ethnologie amazonienne, Toulouse, Presses universitaires du Midi, 2024, p. 12). Carlos Fausto a fait sa thèse sous la direction d’Eduardo Viveiros de Castro au Musée National de Rio où il enseigne l’anthropologie. Emmanuel de Vienne a fait sa thèse sous la direction de Philippe Descola et enseigne à l’Université de Nanterre ; il a travaillé comme Carlos Fausto chez les Kuikuro du haut Xingu et rédigé un article en commun avec lui sur cette société, traduit dans ce livre.
- Carlos Fausto développe ainsi des analyses qui ont été formulées pour la première fois par Philippe Erikson dans « De l’apprivoisement à l’approvisionnement : chasse, alliance et familiarisation en Amazonie amérindienne », Techniques & Culture 9 ,1987. URL: http://journals.openedition.org/tc/867.
- Carlos Fausto Le jaguar apprivoisé, p. 35. Voir aussi ibid., p. 41 : « L’ennemi consommé n’est pas réductible à un simple objet ou à un input brut. La prédation amazonienne est par définition une relation entre des sujets, puisqu’affirmer la subjectivité de l’ennemi est un pré-requis pour la capture, à l’extérieur, d’identités et de qualités, qui à leur tour servent à la constitution de personnes au sein du groupe. » Le termes utilisé par les Parakana pour désigner les animaux apprivoisés est te’omawa et pour le maître jara.
- Cf. ibid., p. 156 : « L’adoption est, pour ainsi dire, une filiation incomplète. Elle ne produit pas une identité pleine mais une relation ambivalente où le fond d’inimitié est maintenu sous le boisseau sans être tout à fait neutralisé. »
- Ibid., p. 67.
- Cette tension oppose aussi manger avec l’ennemi (commensalité) et manger l’ennemi (cannibalisme), et à l’intérieur du cannibalisme elle oppose manger les ennemis dans une démonstration de colère (exo-cannibalisme) et manger ses parents dans une démonstration de deuil (endo-cannibalisme). Cf Beth Conklin, Consuming Grief: Compassionate Cannibalism in an Amazonian Society, Austin, University of Texas Press, 2001 et Aparecida Vilaça, « Relations between Funerary Cannibalism and Warfare Cannibalism: The Question of Predation », Ethnos, 65(1), 2000, p. 83–106.
- Carlos Fausto, Le jaguar apprivoisé, op. cit., p. 105.
- Ibid., p. 131.
- Ibid., p. 140.
- Cf. Michael Taussig, Shamanism, Colonialism, and the Wild Man: A Study in Terror and Healing, Chicago, University of Chicago Press, 1991 et Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts: vers une anthropologie au-delà de l’humain, traduction de Grégory Delaplace, préface de Philippe Descola, Bruxelles, Zones sensibles, 2016.
- Carlos Fausto, Le jaguar apprivoisé, op. cit., p. 77.
- Ibid., p. 76.
- Cf. Charles Stépanoff, Chamanisme, rituel et cognition: Chez les Touvas de Sibérie du Sud, Paris, Editions de la MSH, 2014 ; Voyager dans l’invisible. Techniques chamaniques de l’imagination, Paris, La Découverte, 2019.
- Cf. notamment Loretta Cormier, Kinship with monkeys : the Guaja foragers of eastern Amazonia, New York, Columbia University Press, 2003 et Luis Costa, The Owners of Kinship. Asymmetrical Relations in Indigenous Amazonia, Chicago, Hau Books, 2017.
- Charles Stépanoff, Attachements. Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, Paris, La Découverte, 2024, p. 77.
- Cf. ibid., p. 124 : « Mon hypothèse est que l’extrême ouverture et la flexibilité de la parentalité humaine ont favorisé les adoptions inter-espèces. C’est à travers cette brèche que les animaux apprivoisés se sont inflitrés dans les sociétés humaines. Et ces liens individuels d’adoption ont contribué aux processus de domestication par lesquels des populations entières se sont engouffrées dans des espaces anthropogéniques. »
- Charles Stépanoff a édité avec Jean-Denis Vigne un livre collectif intitulé Hybrid Communities: Biosocial Approaches to Domestication and Other Trans-species Relationships, Londres, Routledge, 2019.
- Cf. Igor Krupnik, « Reindeer pastoralism in modern Siberia: research and survival during the time of crash », Polar Research, 2000, p. 49-56.
- Charles Stépanoff, Attachements, op. cit., p. 283.
- Je me permets de renvoyer sur ce point à mon livre récemment paru : Politique des zoonoses. Vivre avec les animaux au temps des virus pandémiques, Paris, La Découverte, 2024. Je propose dans ce livre une généalogie du biopouvoir en ajoutant à ce que Michel Foucault appelle « pouvoir pastoral » un « pouvoir cynégétique » qui repose sur des relations réversibles entre proie et prédateur. Si j’emprunte ce terme à Grégoire Chamayou, j’appuie mes analyses sur l’ethnographie des sociétés amazoniennes et sibériennes ici résumées. J’ajoute enfin le terme de « cryopolitique » pour interroger ce qui se transforme dans le « pouvoir cynégétique » lorsque les entités qu’il produit sont conservées par la chaîne du froid dans les sociétés modernes.
- Charles Stépanoff, Attachements, op. cit., p. 217.
- Ibid., p. 355.
- Cf. David Graeber et David Wengrow, Au commencement était… – Une nouvelle histoire de l’humanité, Paris, Les liens qui libèrent, 2019.
- Cette expression reprise au début d’Attachements avait été formulée par Charles Stépanoff dans son précédent livre L’animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, Paris, La Découverte, 2021.
- Cf. Gregory Bateson, La Cérémonie du Naven, Paris, Minuit, 1971.
- Charles Stépanoff, Attachements, op. cit., p. 547.
L’article Domestiquer et apprivoiser les animaux : comment hériter de cette longue histoire ? est apparu en premier sur Terrestres.
Jardiner dans les ruines
Texte intégral (11001 mots)
Temps de lecture : 23 minutes
Ce texte est tiré de l’ouvrage de Bertille Darragon, « Jardiner dans les ruines. Quels potagers dans un monde toxique ? », illustré par Pauline Stive et paru aux éditions Écosociété en 2024.

Pour son livre « Jardiner dans les ruines », Bertille Darragon est partie de sa pratique jardinière et de ses lectures sur les limites planétaires pour mener une enquête sur les « entités nouvelles » qui polluent les sols et menacent le vivant. Pesticides, hydrocarbures ou radioactivité, chacun des chapitres fait des allers-retours entre la vie concrète du potager et la littérature scientifique sur la question, entrecoupés de conversations avec son amie Marie où les deux jardinières exposent leurs dilemmes.
Cet article est issu du chapitre consacré aux plastiques. Les conversations de Bertille et Marie apparaissent dans des encadrés.
Le plastique de nos bâches ou de nos serres fait partie des 300 millions de tonnes fabriquées chaque année1. Pendant les 20 dernières années, on en a produit autant que depuis son invention. Cette production continue à augmenter, et est amenée à tripler2 d’ici 2050. Les mesures faites sur le plastique constituent des données clés dans l’étude3 de 2022 sur les entités nouvelles. En regard de nos capacités d’évaluation et de contrôle, l’évolution est bien trop forte et rapide concernant à la fois les quantités produites et celles relâchées dans l’environnement. Cet indicateur, parmi d’autres, permet d’affirmer que la limite planétaire des entités nouvelles a été dépassée, et qu’on entre dans une zone dangereuse où des écosystèmes et des processus du système Terre pourraient basculer.
Un « continent de plastiques » sous nos pieds
Communément, le terme de « plastique » englobe les matières strictement plastiques (c’est-à-dire « moulées ») et les fibres synthétiques – sachant que les deux sont issues de la pétrochimie. Un coup d’œil autour de soi suffit pour s’en convaincre : ces matières sont omniprésentes dans nos vies, elles dessinent notre paysage quotidien jusque dans nos cabanes à outils. Et d’objets, elles deviennent vite déchets.
La sonnette d’alarme a déjà été tirée concernant l’océan, avec les tristes photos des cimetières d’oiseaux marins aux tripes remplies de plastiques. En plus d’entraver ou d’étouffer les animaux, ces plastiques nuisent à la bactérie photosynthétique la plus abondante de l’océan, importante pour le stockage du carbone et responsable de 10% de la production d’oxygène de la planète4. Il a fallu des années, depuis les premières alertes scientifiques5 en 1972, pour que des associations parviennent à faire prendre la mesure du problème, avec le terme-choc de « continent de plastique ».
Mais ce qui se passe dans les sols, et qui concerne de plus près les jardins, est moins médiatisé, plus invisible, et pourtant peut-être tout aussi grave. La présence des plastiques dans les sols commence tout juste à être étudiée, et il est encore malaisé de la mesurer et de comparer les données (car la plupart des recherches aboutissent à un nombre d’éléments difficile à convertir en masse). Cependant, certaines connaissances acquises sur les mers peuvent être utiles concernant la terre ferme grâce à des similitudes : par exemple, le fait que les microbes évoluent dans un film d’eau, y compris dans les sols, ou bien le caractère chlorophyllien à la fois des algues et des plantes terrestres. Même si tout n’est pas transposable, une partie des mécanismes du vivant sont universels, et un poison pour la vie des océans a sans doute des conséquences pour les sols. La couche géologique correspondant à notre époque est tellement marquée par la présence de ces déchets que des scientifiques proposent comme nom de cette ère le « Poubellien6 ». Il s’agit de l’un des changements d’origine humaine les plus massifs et les plus durables7.

Un tiers de tous les plastiques produits se retrouvent dans les écosystèmes continentaux8. Une étude sur des sols agricoles à Shanghai a révélé la présence d’environ sept objets en plastique par kilo en surface9. Mais ce que l’on ne voit pas à l’œil nu, c’est la foule des microplastiques (de moins de 5 mm) et des nanoplastiques (d’une taille inférieure au millième de millimètre). Les concernant, une recherche conduite dans le sud-ouest de la Chine donne des résultats terrifiants : jusqu’à 43 000 particules par kilo de sol10. Dans les endroits les plus pollués7, les microplastiques peuvent atteindre 60 % du poids du sol. Ce n’est assurément pas le cas dans nos jardins, et on remarque que les données les plus ahurissantes concernent des sols hors d’Europe. Moins touché, ce continent n’est toutefois pas épargné, et comme les particules voyagent aussi par voie aérienne, même les terres relativement préservées ne sont pas en reste. Dans une zone classée Natura 2000 en plein milieu des Pyrénées, on a ainsi compté que chaque jour se déposent 365 particules de microplastiques par mètre carré : des chiffres comparables à ceux qu’on observe en plein Paris11. Au final, la pollution par les microplastiques s’avère jusqu’à 23 fois plus forte dans les sols que dans les océans12.
Mais d’où viennent-ils ?
Inscrivez-vous pour recevoir, tous les quinze jours, nos dernières publications, le conseil de lecture de la rédaction et des articles choisis dans nos archives, en écho à l'actualité.
L’industrie du plastique, c’est fantastique
La pollution plastique des sols provient en partie des emballages. D’abord bien visibles au bord des routes nationales ou sur les chemins forestiers, ils finissent en fragments dans les écosystèmes. S’y ajoutent les objets de tous les jours quand ils sont abandonnés sur les sentiers ou jetés en décharge sauvage au bord des cours d’eau. Mais tout cela n’est que l’écume de la vague. Car même si l’on fait consciencieusement ses voyages à la déchetterie et que l’on trie sagement ses déchets, ils finissent bien quelque part… Ce qui est présenté comme un geste « écocitoyen » est en fait un permis pour consommer de plus belle13.
Dans les endroits les plus pollués, les microplastiques peuvent atteindre 60 % du poids du sol. La pollution globale des sols par les microplastiques s’avère jusqu’à 23 fois plus forte dans les sols que dans les océans.
Parfois, des accidents spectaculaires viennent aggraver la contribution visible de l’industrie à la pollution, comme le naufrage d’un porte-conteneurs en mai 2021, qui a largué sur les côtes du Sri Lanka 78 tonnes de granulés plastiques, destinés à fabriquer des bouteilles14. À l’origine de la catastrophe, la fuite d’un conteneur d’acide nitrique, un composant de base des engrais15, et l’un des acteurs de l’acidification. Et histoire de boucler la boucle de nos entités nouvelles, les fumées de l’incendie ont chargé l’air de la capitale srilankaise de tonnes de polluants atmosphériques (hydrocarbures, métaux lourds, etc.).
De façon moins médiatisée et plus continue, les sols sont également saupoudrés de caoutchouc synthétique provenant accessoirement des semelles, mais surtout des résidus de pneus et de revêtements routiers (aussi responsables de pollutions aux métaux lourds) : on estime que les poussières d’usure des pneus atteignent 110 000 tonnes par an en Allemagne16.
Marie – Tu veux dire, ces mêmes pneus qu’on utilise remplis de terre pour faire des marches dans les jardins ou des fondations, voire des murs de maisons17 ?
Bertille — Oui, et quand on sait ce qu’ils rejettent en polluants divers autant qu’en microplastiques, je reste dubitative.
M. — Mais au potager, ce n’est rien comparativement à ce qui provient des « intrants ». Je passe mon temps à ramasser machinalement des bouts de ficelle bleue agricole dans le paillage – du foin que j’ai récupéré chez un éleveur.
B. — Idem : on a pris du fumier au paysan voisin, bio, local, tout ça. Mais en l’épandant, on dissémine plein de fragments de plastique : surtout, des bouts des filets qui entourent les ballots de paille. Impossible de les trier... On va chercher d’autres sources d’amendements.
M. — Mais lesquelles ? Il m’est arrivé de récupérer du compost de la plate-forme municipale. J’ai observé qu’il n’est pas exempt de petits déchets plastiques. Je m’efforce de les retirer dans la part que je tamise, mais il y a ce que je repère à vue d’œil et la proportion qui n’est pas visible...
B. — Histoire d’en rire (jaune), nous, on a fini par faire un échantillonnage de nos récoltes de plastiques dans un grand bocal en verre. Faut-il l’exposer sur notre stand le jour du marché pour communiquer sur ce problème ?

De la terre… en polyester ?
Si l’industrie contribue à la dissémination de microplastiques, c’est l’agriculture qui est désignée comme l’un des secteurs les plus polluants18. Un kilo de lisier peut renfermer 1250 particules de microplastiques19 et, chaque année, 30 millions de tonnes d’affluents d’élevage sont épandues dans les champs20 : faites le calcul… Mais il faut d’emblée rendre justice à l’agriculture : autant on critiquera vertement les pratiques de « plasticulture », autant, lorsqu’il s’agit d’irrigation et d’épandage de boues, elle arrive en fin de chaîne et ne fait que répartir une pollution créée par d’autres.
Hé oui, l’eau d’arrosage peut être du jus de plastiques ! À la sortie des stations d’épuration, un dixième de ces particules, réduites en poussières, partent dans les eaux. Elles se retrouvent plus tard dans notre carafe, mais aussi dans les arrosoirs : jusqu’à 125 000 morceaux de plastique par mètre cube d’eau traitée21.
Et que faire des neuf autres dixièmes, présents dans les boues récupérées à la sortie des stations : les brûler, les enfouir ou les épandre ? « Entre les trois, mon cœur balance… » Leur incinération, tout comme celle des déchets comprenant du plastique, produit de nombreuses substances dangereuses22 : des polluants organiques persistants (dioxines, PCB, etc.) et même du mercure. Les substances qui ne sont pas filtrées partent dans les airs et peuvent se déposer dans les champs et les potagers, tandis que les résidus solides de la combustion sont utilisés en remblais sous les routes. Et les filtres qui concentrent les composants toxiques finissent comme les autres déchets dangereux, qu’il faut bien stocker quelque part…
Environ 60% des microplastiques présents dans les boues d’épandage sont des fibres, issues en grande partie des eaux de lessive des vêtements en synthétique.
En France, la « solution » préférée est plutôt l’épandage23 : à la sortie des stations d’épuration, les trois quarts des boues finissent dans les champs, soit 0,9 million de tonnes auxquelles on ajoute 6,5 millions en provenance de l’industrie. Des quantités plus faibles que les lisiers et fumiers, mais avec des teneurs en plastiques bien plus élevées, si bien que 63 000 tonnes de microplastiques sont épandues chaque année dans les champs en Europe24 (et 44 à 300000 tonnes en Amérique du Nord25). Les sols en agriculture biologique sont épargnés, cette pratique y étant interdite. Mais pour les autres, c’est le règne du non-droit : la pollution aux microplastiques n’est pas reconnue par les autorités et, de toute façon, ni les producteur·ices ni les utilisateur·ices des boues ne sont tenu·es pour responsables, quel que soit le polluant26. De votre côté, si vous disposez d’un système autonome de phytoépuration, avec comme objectif légitime de récupérer les boues pour amender votre jardin, portez votre attention sur ce que vous mettez dans vos eaux grises : il serait dommage de semer autant de plastiques que de minéraux !

Environ 60% des microplastiques présents dans les boues (comme dans la mer27) sont des fibres, issues en grande partie des eaux de lessive des vêtements en synthétique28. En un cycle, une machine à laver peut déverser dans l’environnement plus de 700 000 fibres plastiques29. Mieux vaut remplacer la polaire de jardin, même fabriquée à partir de bouteilles recyclées, par un vieux pull en laine ! Au lieu d’interdire les vêtements synthétiques, la loi sur l’« économie circulaire30 » oblige les fabricants de machines à laver à les doter d’un filtre d’ici 2025. Verrons-nous bientôt des primes à la casse pour les vieilles machines afin de relancer l’économie de l’électroménager ?
En plus de nos déchets de lessive, on retrouve dans les boues d’épuration les restes de nos douches. Si vous vous êtes déjà demandé en quoi sont faits les petits grains des gommages, et pouquoi ils seront interdits en UE à partir de 2027, vous avez maintenant la réponse. En un an, les produits cosmétiques et de « soins » utilisés par un·e Étatsunien·ne cumulent quand même un gramme de microbilles plastiques18. Le marc de café, ça marche très bien pour se récurer les mains après une journée au jardin ! Mais le gommage du soir reste une pollution insignifiante face à tout le matériel utilisé pendant la séance de jardinage.
[…]
« Biodégrader » ? Le plastique finit plutôt en miettes… sous le tapis (du sol)
« Plasticulture » : on aurait aimé inventer un tel terme, mais, aussi ahurissant que cela puisse paraître, des lobbies le revendiquent haut et fort. Le Comité français des plastiques en agriculture (CPA)31 propose carrément « agriculture écologiquement intensive » comme synonyme à « plasticulture », et il ne recule devant rien : « Qu’on l’appelle l’agroécologie, l’éco-agriculture ou encore l’agriculture écologiquement intensive, le CPA soutient une agriculture plus respectueuse de la nature […] qui par biomimétisme, accélère les processus de croissance, sans affecter la biodiversité. Elle permet de réduire la consommation des intrants (engrais, phytopharmaceutiques, eau, énergie), elle protège la plante, […] la structure du sol, les nappes phréatiques […] Sans plastique, 60 % de la production maraîchère, de lait, de viandes disparaîtraient. » Le plastique serait donc écologique, naturel, bon pour la biodiversité, et les ayatollahs qui veulent s’en passer se rendraient responsables d’une famine mondiale ! L’apothéose est un schéma illustrant le cycle du plastique par un huit, comme s’il s’agissait d’une boucle fermée de recyclage à l’infini et sans déchets. Qu’en est-il vraiment ?
Les plastiques ne se dégradent pas, ils s’effritent en une myriade de particules minuscules dont la composition chimique reste quasiment inchangée.
Avec le temps, les plastiques s’abîment. On en a tou·tes fait l’expérience, en voyant blanchir et se craqueler un arrosoir laissé tout l’été en plein soleil. Cela explique que les agriculteur·ices, même avec la meilleure volonté du monde, ont de la peine à récupérer l’intégralité des films qu’iels ont disposés sur leurs champs. Et sans surprise, on retrouve les « paillages » plastiques18 en petits bouts dans le sol, à raison de 3 g/m2. Mais alors, si les plastiques se désintègrent de la sorte, finissent-ils par se décomposer totalement ? En un mot, sont-ils biodégradables ?
Pour qu’une biodégradation soit totale, il faut que les êtres vivants décomposent les molécules, et qu’ils en utilisent tout le carbone pour leur propre biomasse et leur énergie. Pour la plupart des plastiques, ce n’est pas le cas : ils ne font que s’effriter. Ils peuvent alors s’effacer du paysage visible, mais leur pollution s’est en réalité démultipliée sous la forme d’une myriade de particules minuscules, dont la composition chimique reste quasiment inchangée.
B. — Sur un terrain que nous avons défriché pour y mettre des patates, il y avait une carcasse de voiture d’où étaient tombées notamment des collections de cassettes vidéo. Des bandes s’étaient déroulées, et on aurait encore pu les récupérer. Mais le paysan n’a pas fait attention, il a passé un engin qui les a déchiquetées en des milliers de morceaux. Impossible de nettoyer.
M. — Je vois... Dans un jardin partagé en banlieue auquel je participais, l’animatrice a carrément démissionné quand elle a constaté combien le sol était infesté de plastiques. C’est vrai que ça peut être décourageant ! Pourtant, ce sont de ces terres qu’on dispose, et l’alternative consistant à acheter des légumes venant de plus loin n’est pas plus satisfaisante.
B. — Et il n’y a pas forcément moins de plastiques à la campagne qu’au pied des tours ! Dans le jardin collectif où j’étais avant, je déterrais avec peine des filets entiers, issus des ballots de paille servant à nourrir les chevaux, laissés par l’éleveuse qui nous avait précédées. Pire encore : du sable avait été entreposé dans un sac plastique en toile tissée. Nous avons bataillé à deux pendant toute une journée pour sortir du sol les lambeaux de toile pris dans les racines, qui s’émiettaient sous nos doigts. Évidemment, nous n’avons pas pu récupérer les tout petits bouts, il aurait fallu le faire plus tôt... ou ne jamais utiliser ce contenant !
[…]

Des sols modifiés par les microplastiques
Puisqu’ils ne sont ni dégradés ni recyclés, les plastiques finissent dans les eaux, mais aussi dans les sols. Les chambres d’agriculture ne s’en émeuvent pas et les présentent comme des déchets non dangereux32. Les résultats scientifiques sont plus inquiétants : en grand nombre, les microplastiques modifient les processus à l’intérieur du sol. Voici un exemple typique d’une entité nouvelle qui présente un risque pas uniquement par ses effets toxiques (qui affectent le domaine de la biodiversité). Elle influence également des processus qui participent à la régulation du système Terre et dont une phase se déroule dans les sols – notamment les cycles de l’eau, de la matière organique et de l’azote. Sa nocivité ne se réduit donc pas à sa toxicité.
Fort heureusement, nos surfaces jardinées sont sans doute peu concernées, faute de présence massive de microplastiques. Mais il se peut que des modifications substantielles du sol aient lieu à des endroits localisés qui auraient hérité d’une pollution spécifique. Et étant donné la persistance des plastiques, leur concentration dans les sols ne fait qu’augmenter. Les études faites sur des terres fortement polluées nous donnent malheureusement une idée de l’avenir réservé à nos parcelles. Vu que le sol est notre principal outil de travail, on peut donc à bon droit se demander en quoi les plastiques influent sur son fonctionnement. Les conséquences sont-elles positives ou négatives pour les végétaux ? Difficile à dire, les études en sont à leurs débuts et les conclusions, encore hésitantes. Voici l’état des lieux des connaissances.
En grand nombre, les microplastiques modifient les processus à l’intérieur du sol.
Les effets sur le sol sont plus ou moins importants selon l’aspect des microplastiques. Quand ils ressemblent aux particules de sol (c’est le cas du polyéthylène des bâches), l’influence est faible. Elle est beaucoup plus forte quand la forme des microplastiques est très différente de celle des autres composés du sol : c’est le cas des fibres (le polyester des filets anti-insectes). Flexibles, elles s’emmêlent de façon homogène au sol et le structurent à un niveau microscopique.
L’un des impacts sur le sol concerne son comportement par rapport à l’eau : les microplastiques ont tendance à aggraver l’érosion33. Tout particulièrement les fibres qui, en ne cimentant pas le sol, fragilisent sa résistance à l’action de l’eau34. La pollution aux plastiques diminuerait donc la résilience du sol, alors même qu’avec le chaos climatique, il endure des pluies plus rares et souvent diluviennes. Et face aux sécheresses qu’on traverse de plus en plus, ce n’est guère mieux : les résidus de films plastiques créent des galeries par lesquelles l’eau s’échappe, allant jusqu’à provoquer des craquelures de sécheresse35. De plus, tous les microplastiques augmentent le taux d’évaporation du sol, de 50% en ce qui concerne le polyester36.

Mais les effets sur les plantes sont ambivalents, car, par ailleurs, les particules de plastique modifient la porosité du sol, elles l’« allègent37 ». On a ainsi observé sur des oignons qu’en présence de microplastiques leurs racines deviennent plus fines et plus longues, couvrant ainsi un plus grand volume, ce qui leur permet d’accéder à davantage de ressources en eau et en minéraux. L’ambivalence est particulièrement forte concernant le polyester (qui compose les filets anti-insectes), car tout en amplifiant l’évaporation, il augmente la capacité du sol à retenir l’eau. Dans une expérience en laboratoire, il s’avère que le second phénomène surpasse le premier38, ce qui est finalement bénéfique pour les besoins hydriques des plantes.
En plus de leurs effets strictement physiques, les plastiques influent aussi par la nature de leurs molécules, qui changent la composition chimique du sol. Pas le polyéthylène des bâches ni le polypropylène des voiles, puisqu’ils ne se biodégradent quasiment pas. En revanche, certains polyesters de nos vestes polaires et des filets anti-insectes peuvent être en partie décomposés par des bactéries. Le sol se retrouve donc enrichi en carbone par les composés organiques issus de cette dégradation. En théorie, cela devrait améliorer l’humus et mieux faire pousser nos légumes. Mais ce n’est pas si simple, il nous faut regarder de plus près la vie du sol sous l’influence du plastique.
Même si les effets des fibres de polyester sont ambivalents sur les mondes végétal et fongique, ils sont entièrement négatifs pour la faune, au même titre que tous les plastiques.
Commençons par les microbes. Quand les microplastiques changent la structure et la composition du sol, ils influencent les communautés microbiennes. Des populations adaptées à ce nouveau milieu et pourvues des enzymes capables de décomposer en partie les plastiques39 prennent le dessus. Certains microplastiques, comme le polyester, ne font pas que sélectionner les microbes, ils diminuent globalement leur activité40. Il en résulte une moins bonne décomposition des matières organiques41, donc une plus faible disponibilité des nutriments pour les végétaux. Cette diminution d’activité concerne aussi les bactéries fixatrices d’azote, un élément indispensable à la vie végétale. La vie du sol a beau bénéficier de carbone supplémentaire, elle pâtit de la présence de plastiques, et les nutriments peuvent faire défaut à nos plantes potagères.
Quant aux champignons mycorhiziens, ils sont diversement influencés en fonction du type de microplastiques : on a observé une diminution de moitié des colonisations dans des sols pollués au polyéthylène (celui de nos bâches) et, au contraire, une augmentation dans le cas du polyester42. Devrions-nous alors ensemencer notre terrain avec des lambeaux de voiles anti-insectes et des restes de tee-shirts synthétiques ? Non, pas si l’on regarde les conséquences des plastiques sur toutes les petites bêtes du sol. Même si les effets des fibres de polyester sont ambivalents sur les mondes végétal et fongique, ils sont entièrement négatifs pour la faune, au même titre que tous les plastiques43. Une des conséquences est l’enchevêtrement : les animaux peuvent s’emprisonner, s’étouffer ou s’étrangler. Le changement dans la structure du sol modifie aussi leur habitat, par exemple la forme des galeries construites par les vers de terre, avec en retour une influence sur leur santé, donc sur le sol44.
Si les animaux inhalent des microplastiques, leurs voies respiratoires risquent d’être endommagées. Ils peuvent aussi en ingérer, que ce soit en se nourrissant ou en buvant. Cela peut provoquer l’obstruction de leur système intestinal24 : l’individu n’est plus en mesure de se nourrir ou il a une fausse sensation de satiété. Étant donné que sur 50 ans tout le sol de notre jardin passe par le tube digestif de vers de terre45, on imagine la quantité de plastiques qu’ils doivent engloutir et les conséquences en matière de mortalité46.
Le bilan de tous ces effets sur la faune des sols est nettement néfaste47. Des collemboles exposés au polyéthylène voient leur reproduction chuter de 70 %, d’autres invertébrés modifient leur comportement en réduisant leurs déplacements, etc.

B. — Dans le terrain que nous tâchons de remettre en état, il y a non seulement des carcasses de voitures et des débris de cassettes vidéo, mais aussi de nombreux autres matériaux plastiques qui se fragmentent sur les sols. Quelqu’un a vécu là et a tout abandonné. Le pire est peut-être de voir les oiseaux utiliser des fibres de polaire pour faire leurs nids, et des invertébrés emmener des lambeaux de bâche tressée dans leurs habitats souterrains. Un piège de plus que les humain·es leur tendent. J’ai une motivation enragée pour nettoyer ce terrain et en même temps, ça me tord le ventre.
M. — D’autant qu’on ne fait que déplacer la pollution vers les centres d’enfouissement ou les incinérateurs... Et ce que tu vois à l’échelle de ce jardin n’est qu’un échantillon de la réalité de nos sociétés, simplement un peu moins cachée que d’habitude. Ce genre de paysage tellement transformé par les humain·es donne une idée de ce que serait le monde après une grande crise touchant à la démographie : des amoncellements de béton et de plastique au milieu desquels quelques espèces d’êtres vivants adaptés trouveraient de quoi vivre.
B. — Oui, comme dans Libration de Becky Chambers, où des petites filles sont élevées par des robots dans une usine pour démonter des machines et y récupérer des éléments. En dehors de l’usine-prison, le monde est devenu une immense décharge où errent quelques animaux non humains. De quoi se nourrissent-ils, comment survivent-ils dans cet univers toxique ? Cela reste un mystère.
Le plastique est toxique : un peu de chimie pour comprendre
En plus de leur action propre, à la fois physique et chimique, les microplastiques véhiculent d’autres polluants, relâchés lentement dans le sol et dans les organismes qu’ils intoxiquent ainsi sur le long terme. Il y a plusieurs raisons à cela.
En premier lieu, ils fixent d’autres produits toxiques présents dans l’environnement : métaux lourds, POP, pesticides48, médicaments47. On parle d’un effet « cheval de Troie ». Une intoxication de vers de terre a, par exemple, été attribuée à du zinc auquel des grains de polyéthylène avaient servi de vecteurs33. Autour de Sydney, dans des sols très pollués par les plastiques, le relargage d’organochlorés est tellement intense qu’il provoque des changements géochimiques dans le sol37. Cette capacité à agglomérer d’autres composés est liée notamment à la taille des plastiques. Car plus une chose est petite, plus elle a de surface en regard de son volume. Par conséquent, les petites particules ont une grande capacité à s’imprégner d’autres contaminants, donc à les transporter et à les diffuser dans les organismes. Et c’est d’autant plus vrai quand la forme de la particule est irrégulière ou allongée, comme les fibres. Le polyester des filets anti-insectes est donc à ce titre la substance la plus dangereuse47.
Les plastiques présentent une toxicité chimique car ils contiennent des additifs, qui représentent jusqu’à 70 % de leur poids.
Par ailleurs, l’ensemble des microplastiques attirent tout particulièrement le méthylmercure, cette fois pour des raisons électriques : le plastique ayant une charge négative et le mercure, une charge positive, ils s’attirent comme des aimants49. Rappelons-nous que cette molécule est très toxique, car assimilable par les organismes.
La seconde raison pour laquelle les plastiques présentent une toxicité chimique est qu’ils contiennent des additifs, qui représentent jusqu’à 70 % de leur poids. Du coup, ces derniers font partie des substances artificielles qu’on trouve le plus dans l’environnement24. Dans les catalogues en ligne de matériel agricole, on vante la présence d’un cortège d’adjuvants dans les bâches de serre : anti-buée, anti-poussière, anti-UVB, un agent diffusant la chaleur, un autre absorbant les infrarouges. Ni la composition ni les effets écologiques ne sont jamais précisés, alors que la plupart des additifs sont connus pour être des perturbateurs endocriniens.

Des additifs présents dans des plastiques non agricoles se retrouvent aussi dans les champs en agriculture conventionnelle via les boues d’épandage. Ainsi, les phtalates sont les POP le plus abondamment retrouvés dans les récoltes de blé et de maïs50. On peut aussi s’inquiéter du bisphénol A, un autre POP qui a fait grand bruit, car ce perturbateur endocrinien particulièrement dangereux pour les bébés était massivement utilisé dans… les biberons. Interdit pour cet usage (par le Canada en premier), il a été remplacé par d’autres bisphénols, tout aussi nuisibles. Il est encore présent dans différents plastiques qui servent pour les chais ; il migre ensuite dans les vins51 et bien sûr dans les sols.
Exposés aux produits toxiques que les plastiques contiennent et véhiculent, les lombrics réagissent par une perte de poids52 et des troubles hépatiques et immunitaires48. Pour ces diverses raisons, la présence massive des particules plastiques constitue une pression évolutive pour toutes les espèces du sol, notamment celles dont les générations sont courtes. C’est donc un facteur supplémentaire qui nuit au fonctionnement du sol et affecte la biodiversité de nos jardins.
M. — Un romancier anglais, Will Self, a imaginé une société future fort peu désirable où Londres a disparu sous la mer et où les fragments de plastiques sont considérés comme sacrés. On les porte comme des ornements et on les appelle « daveries », du nom de Dave, le chauffeur de taxi acariâtre qui a laissé un journal devenu la nouvelle Bible53.
B. — J’imagine plutôt qu’on finira par tamiser certaines terres pour extraire un maximum de ces saletés... Qui sait si « nettoyeur·se de sol » ne deviendra pas un métier saisonnier pendant les périodes de sécheresse ?
M. — Et qui demandera beaucoup de savoir-faire puisqu’il faudra respecter autant que possible les couches de sol à ne pas mélanger. Les sociétés héritières de l’ère industrielle auront du travail...
Image d’ouverture : © Pauline Stive, 2024.

SOUTENIR TERRESTRES
Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.
Soutenez Terrestres pour :
- assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
- contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
- permettre le financement des trois salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
- pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant
Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..
Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.
Merci pour votre soutien !
Notes
- University of Surrey, « Major environmental challenge as microplastics are harming our drinking water », Phys.org, 6 septembre 2019.
- Roland Geyer et al., « Production, use ,and fate of all plastics ever made », Science Advances, vol.3, n°7, 2017, e1700782.
- Linn Persson et al., « Outside the safe operating space of the planetary boundary for novel entities », Environmental Science & Technology, vol.56, n°3, 2022, p.1510-1521.
- Macquarie University, « It’s not just fish, plastic pollution harms the bacteria that help us breathe », Phys.org, 14 mai 2019.
- Bernadette Bensaude-Vincent et Sacha Loeve, Carbone. Ses vies, ses œuvres, Paris, Seuil, 2018.
- Pascal Canfin et Robert Calcagno, « Ne transformons pas notre terre et nos océans en une gigantesque poubelle », Le Monde, 8 juin 2016.
- Anderson Abel de Souza Machado et al., « Microplastics as an emerging threat to terrestrial ecosystems », Global Change Biology, vol.24, 2018, p.1405-1416.
- Anderson Abel de Souza Machado et al., « Impacts of microplastics on the soil biophysical environment », Environmental Science & Technology, vol.52, n°17, 2018, p.9656-9665.
- Mengting Liu et al., « Microplastic and mesoplastic pollution in farmland soils in suburbs of Shangai, China », Environmental Pollution, vol.242, partie A, novembre 2018, p.855-862.
- 10. G. S. Zhang et Y. F. Liu, « The distribution of microplastics in soil aggregate fractions in southwestern China », Science of The Total Environment, vol.642, 2018, p.12-20.
- « Des microplastiques transportés par les airs polluent les montagnes », Sciences et Avenir, 15 avril 2019.
- Alice A. Horton et al., « Microplastics in freshwater and terrestrial environments : Evaluating the current understanding to identify the knowledge gaps and future research priorities », Science of The Total Environment, vol.586, 15 mai 2017, p.127-141.
- Baptiste Monsaingeon, Homo detritus. Critique de la société du déchet, Paris, Seuil, 2017.
- Astrid Saint Auguste, « Le Sri Lanka face à une catastrophe environnementale sans précédent », Sciences et Avenir, 15 juin 2021.
- Mohamed Larbi Bouguerra, « Des marées noires d’un nouveau genre », Le Monde diplomatique, juillet 2023.
- Defu He et al., « Microplastics in soils : Analytical methods, pollution characteristics and ecological risks », TrAC Trends in Analytical Chemistry, vol.109, décembre 2018, p.163-172.
- Écohabitation (avec Sara Bélaid), « Les earthships : la fausse bonne idée », Écohabitation, 8 février 2021.
- Defu He et al., « Microplastics in soils », op. cit.
- Jie Yang et al., « Abundance and morphology of microplastics in an agricultural soil following long-term repeated application of pig manure », Environmental Pollution, vol.272, mars 2021, 116028.
- En matière sèche ; ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, Les épandages sur terres agricoles des matières fertilisantes d’origine résiduaire – Mission prospective sur les modalités d’encadrement et de suivi réglementaire, rapport CGEDD n°009801-01, CGAAER n°14074, établi par Bertrand Gaillot et Patrick Lavarde (coordonnateur) avec la contribution de Philippe Balny, Denis Delcour et Muriel Guillet, juillet 2015.
- Melanie Bläsing et Wulf Amelung, « Plastics in soil : Analytical methods and possible sources », Science of The Total Environment, vol.612, 15 janvier 2018, p.422-435.
- Rinku Verma et al., « Toxic pollutants from plastic waste – A review », Procedia Environmental Sciences, vol.35, 2016, p.701-708.
- Les épandages sur terres agricoles des matières fertilisantes d’origine résiduaire, op. cit.
- Anderson Abel de Souza Machado et al., « Microplastics as an emerging threat to terrestrial ecosystems », op. cit.
- « Évolution scientifique de la pollution plastique », Environnement et Changement climatique Canada, Santé Canada, Octobre 2020.
- Jason Wiels, « Face au risque de pollution rampante, l’assemblée vote la révision des normes des boues d’épuration », LCP, 20 décembre 2019.
- Universitat Rovira, « On the Tarragona coast, 57 % of plastic waste is clothing fibers from washing machines », Phys.org, 10 juin 2019.
- « Épandage des boues d’épuration : une bombe à microplastiques ! », Zoom Nature, 9 février 2020.
- « Planète plastique : de minuscules particules de plastique polluent notre sol », UNEP, 22 décembre 2021.
- Marina Fabre, « Contre les microplastiques, les fabricants devront équiper les machines à laver de filtres d’ici 2025 », Novethic, 11 mars 2020.
- Voir www.plastiques-agricoles.com/
- Chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales, Guide des déchets agricoles non organiques, juin 2015.
- Anderson Abel de Souza Machado et al., « Microplastics as an emerging threat to terrestrial ecosystems », op. cit.
- Anderson Abel de Souza Machado et al., « Microplastics can change soil properties and affect plant performance », Environmental Science & Technology, vol.53, n°10, 2019, p.6044-6052.
- Yong Wan et al., « Effects of plastic contamination on water evaporation and desiccation cracking in soil », Science of The Total Environment, vol.654, 1er mars 2019, p.576-582.
- Anderson Abel de Souza Machado et al., « Microplastics can change soil properties and affect plant performance », op. cit.
- Ibid.
- Ibid.
- Anika Lehmann et al., « Abiotic and biotic factors influencing the effect of microplastic on soil aggregation », Soil Systems, vol.3, n°1, 2019, p.21.
- Anderson Abel de Souza Machado et al., « Microplastics can change soil properties and affect plant performance », op. cit.
- Hongfei Liu et al., « Response of soil dissolved organic matter to microplastic addition in Chinese loess soil », Chemosphere, vol.185, octobre 2017, p.907-917.
- Anderson Abel de Souza Machado et al., « Impacts of microplastics on the soil biophysical environment », op. cit.
- Tout ce paragraphe, sauf autre mention : Ébauche d’évaluation scientifique de la pollution plastique, Environnement et Changement climatique Canada, Santé Canada, janvier 2020.
- Forschungsverbund Berlin, « An underestimated threat : Land-based pollution with microplastics », ScienceDaily, 5 février 2018.
- Odette Ménard, Les ouvriers du sol et les pratiques agricoles de conservation, colloque en agroenvironnement « Des outils d’intervention à notre échelle », CRAAQ, 23 février 2005.
- Huerta Lwanga et al., 2016, dans The State Of The World’s Biodiversity For Food And Agriculture, FAO Commission On Genetic Resources For Food And Agriculture Assessments, 2019.
- Ébauche d’évaluation scientifique de la pollution plastique, op. cit.
- Defu He et al., « Microplastics in soils », op. cit.
- Vivian Li, Igeneration Youth, « Marine plastic pollution hides a neurological toxicant in our food », Phys.org, 6 septembre 2019.
- Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (INRAE), « Teneurs en CTO dans les récoltes ».
- « Maîtriser le risque phtalates et bisphénol A dans les vins », Réussir Vigne, 3 mars 2020.
- Anglia Ruskin University, « Microplastics stunt growth of worms : study », Phys.org, 12 septembre 2019.
- Will Self, Le livre de Dave, trad. Robert Davreu, Paris, Éditions de l’Olivier, 2010 (The Book of Dave, 2006).
L’article Jardiner dans les ruines est apparu en premier sur Terrestres.