Subvertir les normes depuis les marges féministes rurales
Texte intégral (9714 mots)
Temps de lecture : 22 minutes
À propos de Féministes des champs. Du retour à la terre à l’écologie queer, de Constance Rimlinger, Presses universitaires de France, 2024.
Depuis les années 1970 dans plusieurs pays occidentaux, des femmes et des minorités de genre opèrent un « retour à la terre1 », qui s’inscrit plus largement dans les vagues d’installations en collectif rural observées par exemple en France après Mai 68. Ces personnes quittent leurs logements et leurs modes de vie urbains pour co-fonder ou rejoindre des lieux de vie à la campagne.
Dans son livre Féministes des champs, qui porte sur ces mobilités résidentielles politisées, la sociologue Constance Rimlinger explique qu’il s’agit de se réapproprier l’espace rural « en vue de valoriser un milieu vivant et d’opérer une (re)connexion à la terre, aussi bien d’ordre sensible et/ou spirituelle que matérielle2 ». Ces personnes présentent tout de même des spécificités : en quittant les villes, elles souhaitent autant « s’émanciper de l’hétéropatriarcat » qu’« élaborer un autre rapport à l’environnement3 » en se reconnectant à la « nature » et aux activités de subsistance.
Si les démarches de ces « féministes des champs » peuvent à première vue sembler homogènes, les motivations, modalités organisationnelles et positions respectives sont en réalité diverses au sein de la « nébuleuse écoféministe4 » identifiée par Constance Rimlinger dans son ouvrage.
Entre 2015 et 2021, Constance Rimlinger s’est attachée à explorer un « angle mort de la recherche sur le retour à la terre5 » qui a, jusque-là en France, laissé de côté les alternatives rurales portées par des personnes féministes et non hétérosexuelles. En effet, au croisement de la sociologie rurale, de la sociologie des mouvements sociaux et de la sociologie du genre et des sexualités, cette enquête ouvre les travaux français portant sur les alternatives rurales depuis les années 19806 à leurs marges lesbiennes et queers. L’originalité et la force de la démarche de Constance Rimlinger résident dans ses choix théoriques et méthodologiques.
Les sept terrains choisis par la sociologue se situent sur les trois continents qui ont accueilli un retour à la terre lesbien séparatiste depuis les années 1970 : les États-Unis, la Nouvelle-Zélande et la France.
Les Women’s Land états-uniens voient le jour à cette époque dans un contexte de guerre froide, de peur d’une apocalypse nucléaire, de considérations écologiques émergentes et de remise en cause du capitalisme7. Des lesbiennes cherchent alors à opérer un retour à la terre (back-to-the-land-movement) de manière séparatiste, c’est-à-dire sans homme cisgenre8, en s’inspirant de la pensée féministe radicale et du lesbianisme politique alors en plein essor, selon lesquels le meilleur moyen de lutter contre le système patriarcal est de s’organiser entre femmes. Il ne s’agit pas uniquement de fuir le patriarcat, mais également de se réfugier dans un lieu protecteur – identifié comme rural, car en connexion avec la terre associée à la figure de la mère – et d’inventer une culture lesbienne9.
Ces initiatives s’étendent progressivement en Europe – particulièrement, pour la France, en Ariège et en Ardèche – et en Nouvelle-Zélande, au gré des voyages des un·e·s et des autres, et de la circulation de leurs idées à partir de créations artistiques et de publications littéraires. Or, après une période culminante au début des années 1990 au cours de laquelle Constance Rimlinger dénombre une centaine de lieux (dont 80 aux États-Unis), beaucoup de ces initiatives disparaissent. L’importance du travail de la chercheuse réside ainsi dans la redécouverte de ces initiatives tombées en désuétude, à travers l’identification de leurs points communs et de leurs singularités. Elle rappelle qu’ont existé et perdurent toujours des initiatives écoféministes en France, malgré une « réception manquée10 » dans les années 1970 par rapport aux pays anglo-saxons.
Le terme d’« écoféminisme », qui connaît un regain d’intérêt en France depuis 201511, apparaît pour la première fois sous la plume de Françoise d’Eaubonne en 1972. Il désigne la « tentative de synthèse entre deux combats qu’on avait jusqu’alors envisagés comme séparés, celui du féminisme et celui de l’écologie », que celle-ci observe dans les pays des Suds (dénonciation du néo-colonialisme et de l’extractivisme, défense des pratiques de subsistance), comme du Nord (lutte anti-nucléaire dans laquelle elle s’engage)12.
Lire aussi sur Terrestres : Myriam Bahaffou, « Gouines des champs : expérimenter l’éco-féminisme par la non-mixité », octobre 2022.
Aujourd’hui, deux approches de l’écoféminisme existent en parallèle dans le monde académique : certains travaux de philosophie en proposent des approches théoriques et plutôt abstraites, quand d’autres, anthropologiques et sociologiques, s’appuient sur des enquêtes de terrain et des données empiriques.
Quoi qu’il en soit, l’écoféminisme académique tel qu’il se déploie dans les cercles intellectuels se distancie de l’écoféminisme tel qu’il s’éprouve et s’expérimente dans des groupes militants ou dans des manières concrètes de vivre. Face à ces tensions, Constance Rimlinger parvient à dresser un panorama très convainquant de l’écoféminisme contemporain dont la principale caractéristique est d’être en évolution constante. Sa démarche empirique est d’autant plus bienvenue qu’elle adhère au point de vue selon lequel les luttes écoféministes ne sont pas « hors sol », mais « s’inscrivent dans des territoires, dans un rapport matériel, affectif, parfois spirituel à la terre, à des terres13 ».
Les initiatives écoféministes recensées par Constance Rimlinger ne s’en tiennent pas à la non-mixité et à la construction d’une culture de femmes, comme dans le cas des terres de femmes séparatistes des années 1970, mais intègrent davantage les questions d’intersectionnalité et de genre, tout en prenant en compte les autres qu’humains. Elles se répartissent sur un continuum : la chercheuse propose d’étudier les différences et similarités entre trois configurations écoféministes.
Cette élaboration théorique se fonde sur une enquête multi-située et comparative, qui repose elle-même sur une diversité d’initiatives que Constance Rimlinger qualifie d’écoféministes, malgré le fait que leurs actrices ne s’en revendiquent pas forcément.
Cerner les contours de la nébuleuse écoféministe rurale
D’une terre de femmes aux États-Unis à un sanctuaire végan en Nouvelle-Zélande, en passant par une ferme en permaculture en Bretagne : si l’exploration des parcours et expériences de vie rurales à distance de l’hétéronormativité est vaste, ces initiatives ont des traits communs. Au quotidien, elles articulent « un projet féministe et un projet écologiste14 » et partagent une même visée politique : s’émanciper des normes dominantes en matière de genre et de sexualité, de travail, de consommation, et de rapport à la « nature » et aux autres qu’humains. Leurs habitant·e·s ont également un profil social homogène en étant originaires des classes moyennes-supérieures, blanc·he·s et diplômé·e·s du supérieur.
Cependant, ces initiatives écoféministes présentent des différences. À ce titre, Constance Rimlinger identifie trois configurations, la première étant légèrement antérieure aux deux suivantes. Celles-ci sont traversées par des lignes de clivage, comme l’intégration ou l’exclusion des personnes trans, le rapport au véganisme, ainsi que leurs visions féministes de la « nature ». Si les deux premières configurations ont pour priorité d’offrir un accès à la terre à distance des hommes cisgenres hétérosexuels et de sensibiliser des personnes féministes, lesbiennes ou queers à l’écologie, la troisième est surtout fondée sur un projet de vie écologiste et décroissant.
La chercheuse nous met tout de même en garde : ces configurations visent moins à « réifier en des catégories statistiques des agencements ponctuels et mouvants15 », qu’à rendre compte de « la pluralité des manières d’être écoféministe et d’articuler au quotidien plusieurs engagements16 ».
La première configuration est définie comme « séparatiste différentialiste ». Dans les années 1970 aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande, des lesbiennes décident de créer des terres de femmes. Ce sont des lieux de vie non mixtes marqués par l’amour libre, des célébrations et des pratiques artistiques, qui leur permettent de se reconstruire autour d’une culture sororale suite à la violence patriarcale causée à leur égard par des hommes de leur entourage, et de se connecter spirituellement à la terre.
Deux de ces terres de femmes sont concernées dans l’ouvrage : We’Moon Land dans l’Oregon et la communauté Earthspirit en Nouvelle-Zélande. Dans la première, on trouve par exemple Suzie, âgée d’une soixantaine d’années, qui y vit depuis 4 ans, ou encore Marie et Sky, deux jeunes trentenaires en couple. Dans la seconde, on rencontre Arafelle, née en 1944, ergothérapeute de profession. Elle décide de fonder une terre de femmes dans les années 1970 après avoir rencontré Nut, avec laquelle elle entame une relation amoureuse. Après plusieurs mois de recherche, elles acquièrent un terrain au cours d’une enchère publique, où se trouve une maison, entouré de forêts et traversé par un ruisseau. Les visiteuses – qui pour certaines s’installent rapidement – affluent après quelques annonces placées dans des revues lesbiennes et la visite d’Allemandes depuis lesquelles se déploie un bouche-à-oreille. Cependant, au cours des dernières années, le flot de visiteuses s’est considérablement réduit.
Ensuite, la sociologue définit la « configuration queer intersectionnelle ». De manière plus récente, en France et en Nouvelle-Zélande, des personnes queers s’installent à la campagne à proximité de grandes villes et organisent leurs modes de vie à partir d’une approche féministe intersectionnelle qui se nourrit d’une sensibilité anarchiste, anticapitaliste, antiraciste, antipsychiatrique et d’une critique du système policier.
Il ne s’agit pas ici d’adopter une stricte optique séparatiste, car les catégories de genre binaires sont questionnées, de même que les femmes et les hommes trans sont acceptés. C’est le cas de la Ferme des Paresseuses, en Saône-et-Loire, et du sanctuaire végane Black Sheep, en Nouvelle-Zélande, construit autour d’une association de protection des animaux. Sezig et Maya habitent la première. En 2012, la mère de Sezig ne veut plus vivre dans le vieux corps de ferme chargé de souvenirs de son compagnon décédé, et donne les clés à sa fille de 36 ans. Celle-ci débute une formation en maraîchage et décide d’en faire un lieu collectif, pour son réseau amical lyonnais, mais les visites sont ponctuelles.
À la même période, Maya arrive dans le coin pour rejoindre l’éco-lieu de son frère en construction. Les deux lesbiennes finissent par se rencontrer, et la seconde emménage chez la première. Chacune possède son espace personnel : Maya dort dans la grange, et Sezig dans un mobile-home. Elles vendent quelques légumes et un peu de pain, mais elles subsistent surtout grâce au RSA de Sezik et au petit héritage que Maya a reçu suite au décès de sa mère.
Enfin, Constance Rimlinger construit la « configuration holistique intégrationniste ». En France, des lesbiennes et queers valorisent moins leur appartenance identitaire et féministe que la dimension écologiste de leur mode de vie, proche de la terre et déployé dans des collectifs mixtes, caractérisé par une alimentation saine cultivée chez soi, la médecine alternative et l’exploration de la parentalité positive.
C’est le cas de la Ferme des Roches, en Charente, qui met en œuvre plusieurs activités de permaculture, et des Jardins de Colette à la lisière de l’Indre et de la Creuse. Ces derniers sont tenus par Margaret, qui a quitté l’Angleterre il y a trente ans pour s’installer dans ce hameau. Durant ses études, elle réalise qu’elle ne veut pas d’un emploi salarié et qu’elle souhaite travailler au grand air. Son diplôme en poche, elle part voyager avec sa compagne de l’époque. Son père, ingénieur civil, accepte de lui prêter de l’argent et, célibataire, elle se lance seule dans la recherche d’une terre : elle se rend en Creuse, le foncier y étant peu cher et les terres supposément peu polluées. Elle s’installe et fonde les Jardins de Colette en 1990, en référence à l’écrivaine qu’elle estime. Elle tire ses revenus de l’accueil de stages artistiques et de bien-être, et de la vente de sirops, tisanes et autres produits qu’elle produit à partir de ses plantations en permaculture.
Par contraste, la ferme des Roches est un projet de couple : celui de Vanessa et Charlie, deux trentenaires ayant acheté une vielle ferme charentaise à rénover en 2015. Iels y développent maintenant des activités mêlant permaculture, thérapie et écoconstruction.
Vivre et vieillir en féministe rurale
Toutes les initiatives explorées se rejoignent sur le souhait de vivre en collectif féministe sans homme cisgenre en milieu rural. En effet, les lieux de vie créés constituent un « refuge » et un « espace de mise à l’abri » pour ces « personnes affectées par le système patriarcal, que ce soit en tant que femme ou en tant que personnes ayant une identité minoritaire17 ».
La « configuration différentialiste séparatiste » met particulièrement l’accent sur cette hospitalité à l’égard de celles qui sont menacées, psychologiquement et/ou physiquement, par les oppressions de genre et de sexualité. C’est par exemple le cas de plusieurs femmes des communautés We’Mon Land et Earthspirit, qui s’y sont réfugiées pour quitter des conjoints violents ou des pères incestueux.
Par ailleurs, ces écoféministes prennent la clé des champs en s’émancipant du couple hétérosexuel monogame et de la famille nucléaire, qui constituent les principales armes du patriarcat pour les féministes matérialistes18, et du capitalisme pour les féministes de la subsistance19. Il s’agit donc de repenser les liens amoureux, en laissant libre cours à des expériences polyamoureuses et en essayant de maintenir des relations saines, voire amicales, avec des anciennes amantes.
Les écoféministes des campagnes cherchent également à « échapper à la vision masculine » en s’offrant « un espace de vie et d’expérimentation préservé de regards qui jaugent, évaluent, sexualisent et, in fine, dépossèdent20 ». Pour cela, ces personnes renversent les normes de genre et la dichotomie entre le féminin et le masculin, par des transgressions vestimentaires et corporelles – ne pas s’épiler, ne pas porter de soutien-gorge tout en étant assignée au genre féminin –, et subvertissent la division sexuée du travail. Iels apprennent à manier des outils, en faisant les travaux par elleux-mêmes ou en organisant des chantiers collectifs sans homme cisgenre.
À la ferme des Paresseuses, Constance Rimlinger assiste à un chantier en non-mixité « meufs trans gouines » ayant pour ambition de pailler le potager et de préparer des semis. Joyce, l’un·e des participant·e·s, lui explique que le fait qu’il n’y ait pas d’hommes cisgenres qui, sinon, « essaient de porter toutes les choses lourdes ou de faire toutes les tâches physiques », lui offre « l’opportunité d’essayer ces choses et d’apprendre21 ».
Margaret, des Jardins de Colette, raconte également à la chercheuse la manière dont elle a enseigné à une visiteuse à se servir d’une tronçonneuse, alors que son conjoint n’adoptait aucune posture pédagogue, ce qui lui a permis de sortir momentanément du rôle et des activités associés à son genre.
Ce « climat propice à l’apprentissage22 » favorise ainsi l’acquisition de nouvelles compétences et la confiance en soi, dans le bricolage comme aux champs. L’accent est mis sur le faire : faire ensemble permet de confronter ses peurs et d’expérimenter de nouvelles manières de travailler, de s’aimer, d’éduquer des enfants, tout en incarnant des sources d’inspiration pour celleux encore inséré·e·s dans la société dominante. Il s’agit en effet de faire essaimer ces initiatives parmi celleux qui seraient susceptibles de pouvoir les rejoindre, par des œuvres artistiques, ou bien par le biais de sociabilités urbaines qui restent importantes pour les membres de la « configuration queer intersectionnelle ».
Lire aussi sur Terrestres : Geneviève Azam, « Penser et agir depuis la subsistance : une perspective écoféministe », mai 2023.
Les modes de vie écoféministes ruraux sont orientés vers la subsistance, soit la réponse à ses propres besoins et à ceux du collectif par des activités productives, sans recourir à la sphère marchande et sans chercher le profit économique. Chez Maya et Sezik de la ferme des Paresseuses, par exemple, les productions de fruits, de légumes et de pain « sont avant tout destiné[es] à l’autoconsommation par les habitantes et les visiteuses », et permettent – en second lieu – « de dégager quelques revenus23 ».
Les écoféministes plantent et récoltent, élèvent des animaux (non pour les consommer mais pour leur aide au travail des champs), cuisinent, font leur bois, récupèrent des denrées alimentaires et des matériaux, construisent et rénovent leurs lieux de vie. Ces espaces domestiques, élargis aux terrains, jardins, champs et forêts alentours, octroient une sécurité matérielle aux féministes des champs, qui sont propriétaires de leurs lieux de vie. Cette sécurité peut même s’étendre à d’autres collectifs féministes, lorsqu’il s’agit par exemple de stocker le matériel encombrant de militant·e·s urbain·e·s.
Ce travail de subsistance s’adosse à la remise en question de la place prépondérante du travail rémunéré – souvent salarié – dans les quotidiens. Si Constance Rimlinger ne documente pas précisément les revenus qui permettent à ces écoféministes de subvenir à leurs besoins – d’autant plus que leurs projets professionnels ne sont pas élaborés pour être rentables –, on comprend qu’elles vivent avec le peu d’argent que procurent les minimas sociaux et/ou la vente d’une partie de leur production.
Les lieux étant généralement hérités ou achetés en collectif sans recours au crédit, diminuer leur consommation leur permet de réduire leur temps de travail contre rémunération. La recherche d’émancipation et la réappropriation de son travail – rejet de la subordination, polyactivité – et de son temps, ralenti et calqué sur les rythmes naturels à l’image de la ferme des « Paresseuses » présentée dans l’ouvrage, s’appuient sur des expérimentations incessantes. Le quotidien de Vanessa, 31 ans, habitante de la ferme des Roches, s’articule ainsi entre activités rémunératrices liées à un travail indépendant (consultations ayurvédiques), activités de subsistance, et activités à la frontière entre les deux – plantation d’arbres ou élaboration de confitures et de conserves pour l’auto-consommation et la vente commerciale.
La permaculture et la biodynamie, particulièrement mises en œuvre dans les lieux appartenant à la configuration « holistique intégrationniste », reflètent les tentatives et recommencements au cœur des modes de vie écoféministes. À la ferme des Roches ou à Moulin Coz, un calendrier lunaire est consulté afin de déterminer le programme au jardin des jours à venir. Dans les Jardins de Colette, Margaret se décrit comme une personne qui « crée et dessine des jardins » : on y trouve un potager en forme d’étoile, ou encore un labyrinthe de pierres qui symbolise « la vie où l’on avance, malgré les détours24 ».
Ce sont en effet dans les trois initiatives françaises qui composent cette configuration – le Moulin Coz, les Jardins de Colette et la ferme des Roches – que s’expérimente de la manière la plus aboutie un mode de vie écologique décroissant « où les logiques du salariat et de la consommation sont déconstruites25 ». De la construction des habitats en terre-paille à l’alimentation locale végétarienne voire végétalienne, en passant par la mise en place de toilettes sèches, la récupération de nourriture, d’eau et d’objets, le bricolage, et la présence d’une éolienne : les féministes des champs sont mu·e·s par le souhait de « minimiser leur part dans le désastre écologique et de montrer qu’un autre quotidien est possible26 ».
À Moulin Coz, par exemple, l’ensemble du bâti est constitué d’habitats légers – caravanes, cabanes, roulottes. Le seul bâtiment en dur est une yourte construite grâce à une ossature en bois, isolée avec un mélange terre-paille et chauffée grâce à un poêle à bois, et on y trouve des toilettes sèches. Six panneaux solaires et une éolienne fournissent une grande partie de l’énergie domestique, et de grandes cuves accueillent l’eau de pluie. La récupération et le bricolage sont privilégiés.
En outre, ces engagements féministes et écologistes ruraux sont uniformément caractérisés par le soin à l’égard de l’environnement – de la terre, des animaux, des plantes. Vivre sur un lieu rural à soi, c’est le protéger de l’exploitation agricole intensive en limitant les pressions productives qui y sont exercées. C’est également préserver les semences que l’on récupère d’une année à l’autre et qui assurent le renouvellement, voire l’enrichissement, de la biodiversité. C’est enfin « vivre avec les animaux27 » qui, avec les plantes, constituent des « espèces compagnes28 » avec lesquelles ces écoféministes cohabitent, et qui nécessitent de l’attention.
À Moulin Coz, Simone valorise beaucoup la « nature » et la « diversité » des fruits et légumes qui existent – « petites », « gros », « tordus », « de toutes les couleurs29 ». A We’Moon Land, Vicki, 70 ans, dispose des coupelles d’eau destinées aux insectes et aux petits animaux lors des périodes de fortes chaleurs. L’herbe y est fauchée de manière irrégulière afin de laisser des abris et des couloirs aux animaux. À Moulin Coz, Morgane s’attarde sur le comportement de chacune des truies, qu’elle nomme – Séraphine et Philomène – et admire leur intelligence.
Bien que ces écoféministes ne s’en réclament pas, leurs positionnements font écho aux éthiques du care : elles cherchent à « maintenir », « perpétuer » et « réparer30 » leur monde. C’est ainsi un engagement politique discret et quotidien du « moindre geste31 » qu’expérimentent ces féministes rurales, à distance des « formes les plus instituées de l’engagement32 », a fortiori urbaines, et que seule l’immersion ethnographique au sein des alternatives rurales mise en œuvre dans cette enquête est en mesure de saisir.
Lutter contre une pluralité de rapports de pouvoir ?
Les féministes des champs cherchent à lutter contre les rapports de pouvoir, essentiellement de genre et à l’égard de l’environnement, mais aussi contre le racisme, le colonialisme, le validisme et la transphobie pour celleux qui appartiennent à la configuration « queer intersectionnelle » et reconnaissent l’intersection des discriminations systémiques. Ces positionnements peuvent cependant dissimuler la reproduction de rapports de pouvoir à l’intérieur, comme à l’extérieur, de ces lieux de vie.
D’une part, comme le souligne Constance Rimlinger, ces collectifs sont principalement composés de femmes et minorités de genre blanches, issues des classes moyennes-supérieures et diplômées. Si des pistes sont ouvertes au sein de certains lieux, comme la possibilité d’instituer une propriété collective ou de mettre en commun les ressources, les femmes et queers racisé·e·s, souvent précaires au vu de l’entrelacement des enjeux de race et de classe, ont moins de chance de venir s’installer dans ces lieux. Ces rapports de pouvoir sont relativement impensés à l’échelle de ces initiatives, essentiellement centrées sur le rejet de l’hétéropatriarcat.
Lire aussi sur Terrestres : Héloïse Prévost, « Résister au Brésil : pas d’agroécologie sans féminisme », décembre 2023.
De même, les initiatives relevant de la « configuration différentialiste séparatiste » reposent sur l’exclusion des personnes trans, et donc sur une transphobie en acte, questionnée par les habitantes, mais toujours à l’œuvre au moment de l’enquête. Par ailleurs, plusieurs de ces collectifs sont fondés sur l’accueil de volontaires (wwoofers), ce qui soulève la question du travail gratuit et d’une certaine forme de domination économique lorsque les hôtes doivent travailler pour participer à construire et améliorer un lieu qu’iels ne possèdent pas et sur lequel iels ne sont pas amené·e·s à vivre sur le long terme.
D’autre, part, ces lieux de vie à l’abri de la domination patriarcale peuvent se transformer en « entre-soi33 ». C’est particulièrement le cas des initiatives appartenant aux configurations « différentialiste séparatiste » et « queer intersectionnelle » qui n’investissent pas, ou peu, les relations avec leur voisinage, et sont peu ancrées localement. À partir de ces constats posés par la chercheuse, on peut alors se demander si ces initiatives, si attentives à l’abolition des rapports de pouvoir en leur sein, ne participent pas à reproduire des rapports de classe dans leur espace social localisé34.
En effet, le souhait, légitime, de se retrouver entre personnes minorisées peut entraîner le rejet, involontaire ou par souci de distinction, de celles et ceux qui n’auraient pas les codes symboliques ou les ressources matérielles adéquats pour rejoindre ces expériences, même lorsqu’elles sont géographiquement très proches.
Constance Rimlinger souligne bien la tension inhérente à certaines initiatives, entre la volonté de faire essaimer ses idées et sa démarche en assumant une présence locale, et celle de cultiver un entre-soi féministe et protecteur. Les contacts réduits avec la population locale, appartenant souvent aux classes populaires, se fondent davantage sur des préjugés que sur des actes concrets, car il est bien stipulé qu’aucune des personnes rencontrées n’a jamais « subi d’acte d’intimidation, de menace ou de violence35 » de la part du voisinage.
En contraste avec les deux premières, la configuration « holistique intégrationniste » se fonde sur un fort ancrage local. Celui-ci s’incarne dans une multitude d’échanges non marchands – trocs, prêts, dons – entre personnes ouvertement engagées dans la cause écologiste – néo-paysan·ne·s, associations permacoles, AMAP, réseau d’agriculteurs et agricultrices bio –, davantage qu’avec les gens du coin. C’est le cas de Margaret des Jardins de Colette : arrivée sans connaître personne sur place il y a plus de trente ans, elle est désormais fortement ancrée localement dans un petit groupe informel d’entraide composé d « néoruraux ». C’est également le cas de Vanessa et Charlie de la ferme des Roches, qui, doté·e·s d’un capital culturel élevé et d’un capital militant constitué en milieu urbain, ont cherché à s’intégrer localement, en nouant notamment des liens amicaux avec des jeunes « néoruraux » du coin.
On retrouve alors une tendance déjà mise en exergue par des travaux de sociologie rurale : l’engagement écologiste de personnes économiquement et/ou culturellement bien dotées peut participer à l’entretien d’un entre-soi petit-bourgeois36, a fortiori quand il se mêle à un engagement féministe d’origine urbaine adossé à une culture politique.
Visibiliser les alternatives écologiques et féministes rurales sans les idéaliser
Ce n’est ni un portrait romantisé, ni une analyse idéalisée de ces initiatives que propose Constance Rimlinger. Le propos est plus fin, car s’il présente leur potentiel émancipateur et politique en plein cœur d’une crise écologique et sociale sans précédent, il ne néglige pas leurs ornières. À ce titre, l’ouvrage pose avec brio toutes les questions qui ont traversé et traversent toujours les écoféminismes ruraux, et qui sont plus largement celles des personnes qui cherchent à s’extirper de la société capitaliste, bourgeoise, écocidaire, (post)coloniale, raciste, sexiste et validiste. Or, si les personnes qui portent ces initiatives cherchent à abolir une pluralité de rapports de pouvoir, elles semblent toutefois ne pas toujours faire preuve d’une réflexivité suffisante quant à l’homogénéité sociale de leurs collectifs.
À la différence de certains mouvements politiques et milieux militants féministes ou écologistes, qui privilégient la lutte contre le patriarcat d’un côté, et la lutte contre la destruction de l’environnement de l’autre, ces écoféministes tentent de faire converger les luttes, considérées comme profondément interconnectées, même si leurs privilèges sociaux peuvent parfois les aveugler.
La force de l’ouvrage de Constance Rimlinger est d’étudier conjointement des modes de vie écoféministes ruraux répartis sur trois continents, qui sont doublement marginalisés, parce qu’en milieu rural et parce que portés par des femmes et des minorités de genre. En partant de ces marges féministes et écologistes rurales – « la minorité au sein de la minorité37 » –, l’autrice explore le potentiel politique transformateur du quotidien en train de se faire. Ainsi, la portée de l’ouvrage est tout autant scientifique que politique. C’est à partir de l’« espace de la cause38 » écoféministe élaboré en son sein que l’on peut plus largement se demander comment construire des mondes ruraux féministes et écologistes totalement inclusifs, à partir de leurs marges queer. La typologie proposée éclaire dès lors des questions politiques centrales, particulièrement incarnées dans deux points abordés dans l’ouvrage, qui mériteraient d’être explorés plus encore.
D’une part, face à la visibilisation médiatique accrue des personnes trans ces dernières années, qui s’accompagne d’une très forte transphobie, en quoi ces collectifs permettent-ils précisément de lutter contre cette oppression systémique ou, au contraire, en quoi participent-ils à la renforcer ? Les écoféministes rurales de la configuration « différentialiste séparatiste », qui refusaient la présence de personnes trans en leur sein au cours de l’enquête de Constance Rimlinger, ont-elles depuis modifié leur position – ou non –, et sur quels arguments ?
D’autre part, il s’agirait de creuser la question des sociabilités locales entre les néo-habitantes que constituent les personnes rencontrées par la chercheuse, et les gens du coin. En effet, la comparaison entre les configurations « queer intersectionnelle » et « holistique intégrationniste », met en exergue l’entre-soi qui peut prévaloir dans certaines communautés. Or, on peut se demander comment les classes populaires et intermédiaires sans le sou installées en milieu rural depuis des dizaines d’années, dont les modes de vie sont écologiquement sobres sans néanmoins être mis en discours, pourraient être source d’inspiration, voire de ressources matérielles, pour ces écoféministes.
Parallèlement, l’implantation progressive des idéologies d’extrême-droite en milieu rural peut participer à fragiliser ces collectifs, ce qu’une enquête ultérieure serait invitée à investiguer. Par ailleurs, si l’on comprend au fil de l’ouvrage la manière dont l’installation en collectif rural queer permet d’assumer son orientation sexuelle – voire son appartenance de genre – avec confiance, on aimerait en savoir plus sur l’influence de la résidence rurale sur les rapports aux enjeux environnementaux de ces écoféministes. Des éléments seraient en effet bienvenus sur la manière dont ces lieux les socialisent en retour à la crise écologique – par le constat de la diminution de la biodiversité, de l’épandage de produits phytosanitaires et des déchets sur les bords des routes, ou encore l’apparition de maladies –, voire renforcent leur engagement écologiste, en les incitant par exemple à militer contre un projet local jugé écocidaire.
Ainsi, la typologie des trois configurations, de même que les nombreux thèmes qui sont abordés dans l’ouvrage – comme le rapport au travail rémunéré, à la spiritualité, à la « nature » et à l’agriculture, à la sexualité et au genre –, mêlés à la rigueur de l’enquête ethnographique de Constance Rimlinger, ouvrent de nouveaux questionnements, qui invitent d’autant plus à documenter les expériences collectives féministes et écologistes rurales que les mondes ruraux font l’objet d’enjeux politiques cruciaux dans des sociétés fortement inégalitaires.
SOUTENIR TERRESTRES
Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.
Soutenez Terrestres pour :
- assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
- contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
- permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
- pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant
Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..
Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.
Merci pour votre soutien !
Notes
- Catherine Rouvière, Retourner à la terre. L’utopie néo-rurale en Ardèche depuis les années 1960, Presses Universitaires de Rennes (Rennes, 2015).
- Féministes des champs, p.14.
- Ibid., p.257.
- Jeanne Burgart Goutal, « Un nouveau printemps pour l’écoféminisme ? », Multitudes, n°67 (2017), p.17‑28.
- Féministes des champs, p.12.
- Danièle Hervieu-Léger et Bertrand Hervieu, Le retour à la nature : au fond de la forêt… l’État, Seuil (Paris, 1979); Bernard Lacroix, L’utopie communautaire. Histoire sociale d’une révolte, PUF (Paris, 1981); Anaïs Malié et Frédéric Nicolas, « Des loisirs productifs aux “alternatives”. Le rapport ambivalent des classes populaires aux pratiques agricoles et alimentaires en milieu rural », Savoir/Agir, n°38 (2016), p.37‑43; Madlyne Samak, « Le prix du “retour” chez les agriculteurs “néo-ruraux” », Travail et emploi, n°150 (2017), p.53‑78; Geneviève Pruvost, La subsistance au quotidien. Conter ce qui compte, La Découverte (Paris, 2024).
- Françoise Flamant, Women’s lands. Construction d’une utopie. Oregon, USA, 1970-2010 : l’épopée des pionnières de l’écoféminisme, Editions iXe (Donnemarie-Dontilly, 2023 [2015]).
- Homme dont le genre assigné à la naissance correspond à l’identité de genre.
- Constance Rimlinger, « Travailler la terre et déconstruire l’hétérosexisme : expérimentations écoféministes », Travail, genre et sociétés, n°42 (2019), p.89‑107.
- Marlène Benquet et Geneviève Pruvost, « Pratiques écoféministes : corps, savoirs et mobilisations », Travail, genre et sociétés, n°42 (2019), p.23‑28.
- Cette date correspond à la tenue de la 21ᵉ conférence de Paris (COP21) en France qui s’est accompagnée d’actions militantes écologistes et féministes, aux premières mises en place de festivals qualifiés « écoféministes », et aux prémisses d’un cycle de publications écoféministes en France. Voir Sandra Laugier, Jules Falquet, et Pascale Molinier, « Genre et inégalités environnementales : nouvelles menaces, nouvelles analyses, nouveaux féminismes. Introduction », Cahiers du Genre, n°59 (2015), p.5‑20; Émilie Hache, Reclaim. Recueil de textes écoféministes, Cambourakis (Paris, 2016).
- Françoise d’Eaubonne, Le Féminisme ou la Mort, Le Passager Clandestin (Lorient, 2020 [1974]), p.276.
- Féministes des champs, p.26.
- Ibid., p.23.
- Ibid., p.258.
- Ibid., p.22.
- Ibid., p.213-214.
- Nicole-Claude Mathieu, L’anatomie politique : catégorisations et idéologies du sexe (Paris, Éditions iXe, 2013 [1991]); Christine Delphy, L’Ennemi principal : économie politique du patriarcat, Syllepse (Paris, 2013 [1998]); Monique Wittig, La pensée straight, Éditions Amsterdam (Paris, 2018 [1992]).
- Geneviève Pruvost, Quotidien politique. Féminisme, écologie, subsistance, La Découverte (Paris, 2021); Veronika Bennholdt et Maria Mies, La subsistance. Une perspective écoféministe, La Lenteur (St-Michel de Vax, 2022).
- Féministes des champs, p.199-200.
- Ibid., p.120.
- Ibid., p.207.
- Ibid., p.126.
- Ibid., p.144.
- Ibid., p.134.
- Ibid., p.217.
- Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le XXIᵉ siècle, La Découverte (Paris, 2014).
- Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes. Chiens, humains et autres partenaires, Flammarion (Paris, 2019).
- Féministes des champs, p.182.
- Joan C. Tronto, « Du care », Revue du MAUSS, n°32 (2008), p.243‑265.
- Geneviève Pruvost, « Chantiers participatifs, autogérés, collectifs : la politisation du moindre geste », Sociologie du travail, vol.57, n°1 (2015), p.81‑103.
- Féministes des champs, p.45.
- Ibid., p.103.
- Gilles Laferté, « Des études rurales à l’analyse des espaces sociaux localisés », Sociologie, vol.5, n°4 (2014), p.423‑439.
- Féministes des champs, p.128.
- Jean-Baptiste Paranthoën, « Processus de distinction d’une petite-bourgeoisie rurale », Agone, n°51 (2013), p.117‑130; Anaïs Malié, « « “C’est local, c’est ce qui nous intéresse”. Étude des constructions et usages du ‘local’ à travers les pratiques alimentaires », dans Les territoires de l’autochtonie, PUR (Rennes, 2016), p.97‑110.
- Féministes des champs, p.257.
- Laure Bereni, « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes » dans Les féministes de la deuxième vague, PUR (Rennes, 2012), p.27‑41.
L’article Subvertir les normes depuis les marges féministes rurales est apparu en premier sur Terrestres.
Perdre les oiseaux
Texte intégral (14148 mots)
Temps de lecture : 28 minutes
« Les oiseaux de mer ont besoin d’amis car personne ne les voit. Ils pourraient disparaître complètement et très peu de gens s’en rendraient compte. »
Jonathan Franzen1
Ōsaka, été 2022.
Lorsque notre voiture sort du tunnel sous-marin, la lumière d’août nous éblouit. Voici donc Yumeshima, « l’île aux rêves ». C’est la première fois que j’accompagne les membres du Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima2, que je viens d’intégrer. Sur notre droite se dressent les grues rouges et blanches du terminal à conteneurs, l’un des plus grands du Japon.
Kaga M., notre conductrice du jour, quitte la route principale et ses files de camions pour s’engager sur un chemin accidenté. Lentement, nous avançons jusqu’au point indiqué sur l’autorisation que nous a délivré le Bureau des ports d’Ōsaka – l’accès à l’île est interdit si l’on n’y travaille pas. Il faut dire que Yumeshima n’est pas une île ordinaire : c’est une île en déchets.
Nous voilà debout sur le sol poussiéreux, masques sur le visage et casques de chantier sur la tête malgré la chaleur et quand bien même tout est plat et qu’autour il n’y a rien, juste la vue à 360 degrés – ville d’Ōsaka d’un côté, île d’Awaji de l’autre – et la rumeur du port qui résonne.
Nous rejoignons Isogami K., postée là depuis 7 heures du matin à scruter l’horizon avec son téléobjectif. Une partie du terrain est colorée d’un étrange vert turquoise : un produit fixateur de sable3, versant superficiel des travaux d’amélioration des fondations du sol qui ont eu lieu quelques mois auparavant, préalables à un aménagement de grande ampleur. Le chantier et ses machines avaient alors tout emporté, les étangs, les roselières, des nids peut-être, ne laissant qu’un aplat vide. Dépitées, Kaga M. et Isogami K. ont mis quelques semaines à revenir sur l’île.
Elles ont alors assisté, stupéfaites, à une petite renaissance : autour des points d’eau creusés par les pluies de mai, les oiseaux puis les herbes ont réinvesti les lieux. Ce matin, au fond de cette nouvelle prairie, elles ont même distingué une nichée de canards, et spéculent : des grèbes castagneux (Tachybaptus ruficollis) ? Quel dommage que l’on ne puisse pas s’en approcher.
Pendant ce temps, Kakii K., troisième membre du groupe, s’amuse à identifier les insectes, nombreux. D’ailleurs, ce sont eux qui font se déclencher l’appareil photo automatique que le Groupe d’enquête a obtenu de laisser sur place. Quant à moi, je prends peu à peu la mesure du bruissement : libellules et sauterelles, fils d’araignées en tous sens, moineaux s’envolant des buissons de pyracantha que le kuzu commence à recouvrir. Qui a dit qu’il n’y avait rien ?
Toulouse, avril 2024.
Comme souvent, la réunion Zoom hebdomadaire du Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima dépasse l’heure prévue. Les quatre participant·es suivent pourtant à vive allure le fil du programme établi au préalable via la liste mail du groupe – 9400 messages au compteur depuis son ouverture en 2019. Je suis la cinquième mais je ne fais qu’écouter, connectée depuis la France où je suis rentrée le mois précédent.
Ces derniers temps, les travaux d’aménagement de l’île s’intensifient et il ne reste que peu de zones épargnées. Mais le Groupe poursuit ses activités. Bilan des actions récentes : OK. Programme des actions à venir : difficile. La discussion s’anime autour d’un point en particulier : doit-on, oui ou non, aller déposer des leurres d’oiseaux sur la zone 1 de Yumeshima afin d’y attirer des sternes naines (Sterna albifrons) pour qu’elles nichent, alors qu’une explosion de méthane s’est produite non loin de là quinze jours auparavant ?
Si la question est insolite, la situation à Yumeshima ne l’est pas moins. La prochaine Exposition universelle se tiendra sur l’île en 2025 et un complexe touristique avec casino est prévu pour 2029. De nombreux chantiers sont donc en cours, y compris sur la zone 1, pourtant classée comme « site d’élimination finale [des déchets courants et dangereux] requérant surveillance (kanrigata shobunjō) » et parsemée de conduits d’évacuation du méthane qui s’y génère en grande quantité4. La plupart des sites où les oiseaux venaient nicher ou se nourrir ont disparu.
Et les sternes ? Parce qu’elles nichent près de l’eau, sur des sols secs et minéraux (sable, cailloux, gravats…) où leurs poussins peuvent se camoufler, les sternes apprécient les terre-pleins artificiels gagnés sur la mer. À Yumeshima, elles ont été observées en grand nombre des décennies durant, installées sur des terrains vacants. Il n’y a plus que sur la zone 1 que l’on trouve encore des parcelles vides. Quant aux leurres, il s’agit d’un dispositif occasionnel pour les sternes : en déposant de faux oiseaux en bois peint (image ci-dessous), on envoie un signal aux oiseaux éclaireurs qui, à la fin du mois d’avril, vont en repérage pour l’installation de la colonie : ‘c’est bon, d’autres se sont établis ici’.
C’est ce dernier point qui fait débat lors de la réunion du Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima : justement, ce n’est pas bon. Une explosion de méthane a eu lieu au mois de mars dans un bâtiment en construction de la zone 1, causée par le fer à souder d’un ouvrier, qui par miracle n’a pas été blessé. Le chantier est momentanément interrompu.
Peut-on attirer les sternes sur ce site dangereux ? Le dilemme est d’autant plus compliqué que le Groupe d’enquête est tributaire des rares autorisations de l’Association Expo 2025 (Banpaku kyōkai), qui assure depuis 2023 la gestion du site de l’Exposition universelle à la place du Bureau des ports d’Ōsaka. Or, l’Association Expo 2025, qui rencontre déjà de nombreuses contrariétés sur le chantier, se trouve fort embarrassée par l’incident. Il ne faudrait pas que la presse se souvienne de l’explosion de méthane qui en 1975 avait coûté la vie à dix ouvriers, sur une île en déchets de la baie de Tōkyō qui porte le même nom, Yume no shima.
« Bon… allons-y ». Non sans scrupules, le Groupe d’enquête décide de déposer des leurres sur la zone 1, ainsi qu’un appareil photo automatique (tout en vain, apprendrai-je plus tard). Point suivant de la réunion : la prochaine exposition de photographies d’oiseaux de Yumeshima, la cinquième en moins d’un an. En montrant ces images d’avant le chantier dans des bibliothèques de quartier, un musée ou un zoo, l’objectif est autant d’attirer l’attention du public sur les oiseaux de la baie d’Ōsaka que de promouvoir l’idée de leur attribuer un secteur sur l’île, une fois l’Exposition universelle terminée.
Aménager un parc ornithologique sur le modèle de celui de Nankō, voisin de Yumeshima ? Construire une lagune artificielle comme celle de celle de Hannan, au sud d’Ōsaka ? Se contenter d’araser pour favoriser l’apparition de points d’eau ? Ou juste ne rien faire – c’est-à-dire laisser faire la nature, ou plutôt permettre à un peu de nature de revenir dans l’artificialité de la baie ?
En 2022, lorsque j’ai rejoint le Groupe d’enquête, de nombreuses possibilités pour Yumeshima étaient en discussion : qu’allait-on demander pour les oiseaux ? Le Japon était encore fermé au tourisme à cause du Covid, les mégaévénements et les installations de divertissement soulevaient des doutes. Pouvait-on compter sur la fréquentation du public alors que des milliers de restaurants avaient dû cesser leur activité ? Du reste, le port d’Ōsaka n’était-il pas déserté depuis bien plus longtemps, avec ses bâtiments vides et ses musées fermés, qu’on avait pourtant ouverts en grande pompe dans les années 19805 ?
Lire aussi sur Terrestres : Roméo Bondon, « Penser depuis l’oiseau », décembre 2020.
En deux ans, j’ai vu les projets pour les oiseaux se réduire à mesure que revenait le business as usual, et même as never before : en 2023, le tourisme reprenait si fort au Japon qu’il battait des records ; après des années de suspense, le gouvernement autorisait le casino, le premier du pays6. À Yumeshima, les oiseaux ont peu à peu disparu du monde d’après, après l’Exposition.
En février 2024, alors que nous faisions le point sur la situation avec Kaga M. au cours d’une dernière virée sur l’île avant mon retour en France, la morosité nous gagna. Rakutan – le seum, en japonais.
Les oiseaux reprendraient bien leurs droits (s’ils en avaient)
Un chantier détruit une zone humide : et alors ? Il a bien fallu en détruire, des zones humides, pour édifier le port industriel de la région d’Ōsaka, qui s’étend en croissant sur 60km. Comme il a bien fallu couper des arbres et bétonner des champs pour construire le bassin urbain attenant de 20 millions d’habitant·es. D’ailleurs, peut-on même parler de zone humide à Yumeshima ? Des points d’eau tout au plus, apparus incidemment sur un terrain artificiel. Un terre-plein qui, ainsi que l’a observé le maire d’Ōsaka Matsui Ichirō, « n’a pas été construit pour les oiseaux7 ». Ce qui est exact : il a été construit pour enterrer des déchets.
Mais les oiseaux y sont venus quand-même. Le Japon se trouve sur l’une des principales voies migratoires du monde, la voie australasiatique, qui relie l’Australie à la Sibérie sur plus de 10000km. Des siècles durant, les rivières qui se jettent dans la baie d’Ōsaka ont charrié des alluvions, composant de larges deltas d’îlots et de lagunes : un environnement idéal pour les oiseaux de rivage et les migrateurs tels que les sternes, que les aménagements de l’époque d’Edo (1603-1878) n’altérèrent qu’à la marge.
Au cours du vingtième siècle, l’ingénierie humaine ayant pris le relai, les terrains asséchés kantaku deviennent peu à peu des terre-pleins artificiels umetate, dont la finalité est d’entreposer sédiments de dragage, gravats et déchets, et surtout de produire du territoire pour y établir l’industrie lourde. Ume-tate, les terre-pleins : enterrer (umeru) et édifier (tateru) dans un même élan. Pour les fabriquer, on empierre et on bétonne les fonds marins, puis on dresse des parois de métal que l’on consolide par des digues, pour isoler de la mer alentour. On obtient ainsi une sorte d’énorme boîte, que l’on remplit progressivement en immergeant terres et détritus, acheminés par barges ou camions benne. Au fur et à mesure que la boîte se remplit et que l’eau intérieure est rejetée en mer après avoir été traitée, le territoire se forme. Il faut des décennies pour que le sol se tasse, par précipitation puis affaissement – les ingénieurs parlent d’une texture en gâteau mou.
Yumeshima, un hexagone de 390 hectares dont le comblement a débuté en 1977, est l’un de ces territoires. L’île est divisée en quatre zones. La zone 1, on l’a vu, est remplie de déchets : outre qu’elle est accréditée pour le stockage de déchets dangereux (notamment les PCB), des résidus d’incinérateur y étaient quotidiennement enterrés jusqu’en 2023. Les zones 2 et 3 sont composées de sédiments de dragage, de terres excavées et de boues industrielles.
C’est sur ce terrain nu, émergé d’un côté seulement et peu à peu comblé, que se sont établis les oiseaux, comme chaque fois qu’une parcelle se libère dans la baie, tant il en manque désormais – ce qu’on peut voir, n’en déplaise au maire Matsui, comme une légitime reprise de terrain. Pour eux, Yumeshima est une aubaine : des centaines d’hectares, des points d’eau douce et même de quoi manger (les petits mollusques, vers ou crustacés pris dans les sédiments de dragage – fortement pollués par ailleurs). La végétation s’est ensuite installée, issue de graines envolées ou contenues dans les terres excavées et surtout dans le ventre des oiseaux eux-mêmes, qui passent leur temps à circuler entre les sites de la baie et jusque dans les montagnes : avec eux, n’importe quel terrain est immédiatement ensemencé d’une partie de la flore régionale.
Si bien que dans les années 2000, des écosystèmes entiers s’étaient constitués, étangs d’eau douce ou d’eau saumâtre, marais, roselières, prairies, sablières, abritant une biodiversité tout aussi riche : oiseaux (des sternes par milliers, mais aussi des canards, des rapaces, des limicoles et autres échassiers)9, benthos (ces petits organismes de la surface des fonds marins ou des lagunes), plantes de sable10, plantes aquatiques. Parmi celles-ci figurait une espèce flottante considérée comme éteinte dans le département d’Ōsaka (Ruppia maritima), dont Hasegawa M., un botaniste du Museum d’Ōsaka, suppose qu’elle est arrivée incidemment accrochée à la patte d’un oiseau.
Comme Hasegawa M., plusieurs scientifiques et bénévoles, et même des fonctionnaires de la ville et du ministère de l’Environnement, sont venu·es à Yumeshima des années durant, pour compter, étudier et lister. En dehors de ce tout petit cercle autorisé, les écosystèmes sont restés largement ignorés du public : depuis sa construction, l’île de Yumeshima est interdite à la fréquentation. Son accès a longtemps été restreint puisque le pont et le tunnel qui y conduisent n’ont ouvert à la circulation générale qu’en 2009.
En 2014, l’île de Yumeshima est enregistrée, ensemble avec le parc ornithologique de Nankō, comme hot spot de biodiversité de rang A du département d’Ōsaka11. Les deux sites sont distants d’à peine 1km – une broutille, pour des oiseaux.
Malgré cela, des projets de « développement (kaihatsu) » apparaissent dès les années 2010. La zone 2 de Yumeshima est choisie pour la candidature du Japon à l’Exposition universelle de 2025. Résultat en 2018 : gagné. Il faut donc hâter le processus de solidification du sol, notamment au moyen de dizaines de milliers de drains en plastique enfoncés à 30 mètres dans le sol pour en extraire l’eau12.
Premières destructions de zones humides. Premières protestations par quelques bénévoles. Sans effet. Qui veut croire qu’une île en déchets est en fait un éden ?
Le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima
Des membres de Nature Ōsaka13, la principale organisation de protection de la nature de la région avec 800 adhérent·es, décident d’agir et forment en 2019 le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima, qui rassemble une dizaine de personnes. Objectifs : documenter les écosystèmes dont la destruction est annoncée ; utiliser l’influence de Nature Ōsaka pour protéger les lieux autant que possible.
L’année 2020 a été décisive pour deux de ses membres : profitant de leur temps rendu libre par la gestion du Covid, Kaga M. et Isogami K. se rendent sur place dès qu’elles le peuvent. Elles observent, photographient, apprennent à identifier et compter les oiseaux à distance – parfois 100 ou 1000.
Au fil des visites – toutes les semaines puis tous les mois à partir de 2022 – le Groupe d’enquête établit avec d’autres spécialistes une liste de 200 espèces végétales et de 113 espèces d’oiseaux (sur un total de 633 espèces d’oiseaux connues au Japon)14, parmi lesquelles 51 figurent sur la liste japonaise des espèces menacées. De nombreux canards viennent sur l’île : on y trouve la plus grande concentration de Tadornes de Belon (Tadorna tadorna) de l’ouest du Japon et des milliers de Fuligules milouin (Aythya ferina, une espèce classée vulnérable au Japon). Depuis 2021, l’échasse blanche (Himantopus himantopus) vient nicher à Yumeshima.
Ces listes dépassent de beaucoup celle du hot spot de biodiversité en 2014, et font envisager une candidature au label Ramsar, qui reconnaît les zones humides d’importance internationale15. Le cas de la lagune artificielle de Kasai, dans le port de Tōkyō, qui a obtenu le label peu avant les Jeux Olympiques de 2020, inspire. Mais le dossier pour Yumeshima n’a jamais pu être constitué, faute de temps et d’énergie dans le Groupe d’enquête.
Il faut dire que dans le genre zone à défendre, Yumeshima est singulièrement difficile. Alors qu’il faudrait changer son image de site vide et pollué, on ne peut pas y faire venir les habitant·es, que l’industrialisation du port a de toute façon complètement coupé·es de la mer. Cela même qui a permis à la biodiversité de prospérer sur l’île empêche d’en faire l’expérience.
Lire aussi sur Terrestres : Bram Büscher et Rob Fletcher, « La conservation de la biodiversité est une lutte politique », janvier 2023.
Surtout, les chantiers sont redoutables : l’Exposition universelle et le complexe touristique avec casino figurent parmi les projets phares du parti au pouvoir à Ōsaka, Ishin no kai (droite populiste ultralibérale), et sont appuyés par l’État. Il existe bien des mouvements de contestation de l’Exposition et du casino, mais ils concernent des questions – fort importantes au demeurant – d’argent public, de sécurité (du site) et de santé (l’addiction au jeu). Moyennant quoi Yumeshima conserve son surnom d’héritage négatif (fu no isan)16.
Mais le plus difficile pour le Groupe d’enquête sur les êtres vivants, c’est qu’il est trop tard.
D’emblée, on sait que le travail sera ingrat, mais le sentiment d’urgence face à l’imminence des travaux agit comme un moteur. Dès sa formation, le Groupe d’enquête publie des albums photo des oiseaux, interpelle la presse, multiplie les réunions. Kaga M. tient la chronique des observations et des activités (notamment sur la page du site de Nature Ōsaka dédiée à Yumeshima). Kakii K., en charge des échanges formels avec les institutions, s’assure de la coopération du Bureau des ports et négocie avec l’Association Expo 2025.
Natsuhara Y., écologue spécialiste en biologie de la conservation et président de Nature Ōsaka, épluche les études d’impact environnemental réalisées à Yumeshima en amont des chantiers. Il y pointe des erreurs grossières : les oiseaux de rivage, affirme l’une, pourront se nourrir des « insectes de la forêt », en l’occurrence un petit bosquet d’arbres transplantés au milieu du site de l’Expo 202517. « C’est ignorer l’écologie animale », conclue-t-il avec retenue18.
Plusieurs recours administratifs sont déposés à la mairie d’Ōsaka, soulignant le non-respect de la protection pourtant réglementaire d’un hot spot de biodiversité. Après plusieurs demandes écrites (yōbōsho), une demande d’audit citoyen (jūmin kansa seikyū) est tentée, en vain. Un avocat membre de Nature Ōsaka déconseille la voie judiciaire, trop défavorable aux plaignant·es dès lors qu’il s’agit de biodiversité – même le cas de l’emblématique lapin à oreilles courtes des îles Amami, précise-t-il, a perdu au tribunal19.
La Société japonaise des oiseaux sauvages (Nihon yachō no kai, plus avant ‘Société des oiseaux’), Birdlife International ou le WWF apportent leur soutien à plusieurs reprises. De nombreux courriers sont envoyés à l’Association Expo 2025 ou au Bureau International des Expositions à Paris20.
Profitant avec facétie d’un commentaire de l’étude d’impact publié en 2021 et appelant à respecter la biodiversité de Yumeshima, probablement écrit par des employés du Bureau municipal de l’environnement mais signé du maire Matsui, le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima exhorte en toute occasion à « respecter l’avis du maire »21.
Faux échec, vraie perte
Cette stratégie, qui contraint à d’infinies formalités, est extrêmement couteuse en énergie. En outre elle peut s’avérer contre-productive puisqu’elle permet aux parties adverses – notamment à l’Association Expo 2025 – de se prévaloir de consulter la société civile et de prendre ses remarques en considération (kentō suru, un terme qui sert ici à éconduire poliment), tout en poursuivant projets et chantiers sans y rien changer. Un déroulement courant et connu, néanmoins incontournable. Comme le disent en substance plusieurs membres du Groupe d’enquête : « si on ne fait pas tout cela, ce sera pire ».
Jusque-là, l’échec paraît total. La seule réussite concrète pour le Groupe d’enquête est d’avoir fait annuler un feu d’artifice qui devait se tenir non loin des nichées de sternes en 2021. En dehors de ça, comme le formule Kaga M. : « on n’a rien obtenu, pas 1 millimètre ». En mars 2024, Kakii K., las de négocier en vain avec les institutions, s’exaspérait lors d’une réunion : « j’arrête d’attendre quoi que ce soit ! ». En juin, un membre quitte le groupe. Kaga M., elle-même épuisée, plaisante de tant d’adversité : « c’est éprouvant, il n’y a aucune avancée, et on n’a même pas les avantages des groupes habituels qui font des choses plaisantes ensemble. Il faudrait attirer des bénévoles, mais que dire ? ‘Venez, on s’amuse bien !’ ».
Lire aussi sur Terrestres : Camille Collin, « Le merle et la philosophe », décembre 2020.
Difficulté supplémentaire : la nécessité de ménager le dialogue avec les « parties adverses ». Malgré des divergences au sein du Groupe d’enquête à ce sujet, il va de soi que l’opposition frontale doit absolument être évitée. Les spécificités des mobilisations environnementales au Japon feraient l’objet d’un autre article ; ici, les raisons sont avant tout pragmatiques.
D’abord, la poursuite des enquêtes à Yumeshima en dépend. Ensuite, l’asymétrie des « forces » est trop grande ; s’y ajoute la promotion compliquée de la biodiversité de Yumeshima, qui limite de fait un éventuel soutien du public (peu probable en vérité)22. Enfin, le dialogue est indispensable à la stratégie générale de Nature Ōsaka pour Yumeshima : puisque l’on n’a pas pu éviter la destruction, alors négocions pour sauver ou « compenser » ce qui peut l’être.
Et pourtant. Pour une mobilisation perdue d’avance, elle est plutôt efficace. C’est en tout cas mon point de vue à la fois interne et externe : depuis deux ans que je fréquente le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima, je suis admirative. En dépit de tout ce qui précède, le Groupe poursuit ses observations sur l’île et ses activités dans la cité : il est en lui-même une réussite. Il est parvenu à rassembler des collectifs habituellement désunis autour des oiseaux de Yumeshima23 ou à élaborer une requête qui dépasse largement le cas de l’île : l’instauration d’études d’impact citoyennes.
Par ailleurs, momentanément contraint par un partenariat avec des associations amies résolues à « veiller de l’intérieur » aux enjeux environnementaux de l’Expo 2025, le Groupe s’en est affranchi (le seul fait de mentionner la biodiversité de l’île étant de toute façon vu comme une critique de l’événement), et envisage désormais des alliances plus étendues, à l’échelle de la baie d’Ōsaka ou avec l’Association des zones humides du Japon (mais pourra-t-on y faire valoir une zone humide qui ne l’est plus, une zone potentiellement humide ?)24. Quant aux expositions de photographies que je mentionnais au début de cet article, elles ont attiré l’attention des visiteur·ses (dont de nombreux enfants) sinon sur Yumeshima, en tout cas sur les oiseaux de rivage.
La perte, dans cette histoire, ce sont eux : les oiseaux.
Certes, à Yumeshima ils ne sont pas morts écrasés sous les machines. Comme l’ont observé sur les réseaux sociaux les commentateurs soucieux d’écarter les obstacles à l’aménagement de l’île, « les oiseaux, ça peut aller ailleurs ! »25. Ce à quoi Araki R., membre active de la branche d’Ōsaka de la Société des oiseaux, a répliqué cent fois que non, précisément ils n’ont plus la possibilité d’aller ailleurs : « si l’on bétonne les lieux où viennent les oiseaux, ils ne peuvent plus se reposer ; ils ne peuvent plus nicher ; ils ne peuvent plus manger ; ils meurent ; cela conduit à leur extinction. »
Zetsumetsu : extinction. Le terme plane au-dessus des échanges les plus anodins, prononcé au quotidien par les amateurs d’oiseaux, souvent à la suite d’un nom d’espèce dont on précise par exemple qu’elle est « niveau 2 de danger d’extinction ». On « cause » extinction.
L’extinction plane assurément. Elle plane même très haut, sur l’ensemble du monde des oiseaux.
L’invisible hécatombe
Les chiffres sont édifiants. Certains sont connus, d’autres beaucoup moins. La moitié des espèces d’oiseaux de la planète est en déclin ; une espèce sur huit est menacée d’extinction26. En 50 ans, les oiseaux limicoles ont diminué de moitié ; la moitié des oiseaux migrateurs d’Asie de l’Est déclinent, notamment à cause de la disparition des zones humides27. Au Japon, entre 1850 et 2016, le déclin des populations d’oiseaux des zones humides atteint 88% ; celui des populations d’oiseaux forestiers plafonne à 94%28. Vu sous l’angle des effectifs et non plus celui des espèces menacées, le « déclin » n’est donc pas une courbe qui descend gentiment ; dans de nombreux cas, il faut entendre « effondrement ».
Si nous pouvons mesurer ces effondrements (en partie du moins), c’est que d’autres, dans le passé, ont observé, noté, publié.
Tel Enomoto Yoshiki (1873-1945), fondateur en 1937 de la branche d’Ōsaka de la Société des oiseaux. Le 11 août 1933, posté près d’un terre-plein à Hirabayashi, non loin de l’actuel Yumeshima, il comptait par exemple 20000 sternes naines – un chiffre aujourd’hui difficilement imaginable. Pourtant, Enomoto avait déjà l’impression d’assister à la « chute brutale » (gekigen) des oiseaux d’un Japon sur le point de devenir un pays de « villages sans oiseaux », ainsi que l’a découvert Naya H., actuel président de la branche d’Ōsaka de la Société des oiseaux et sur le point de rééditer les écrits d’Enomoto29.
Les observations que Naya H. lui-même réalise depuis 1978, ou encore le mémoire de recherche qu’il réalisa en 1986 sur la corrélation entre la construction des terre-pleins et le nombre d’oiseaux de rivages dans la baie d’Ōsaka, témoignent à leur tour du déclin. Aujourd’hui, Naya H. continue d’enquêter sur de nombreux sites de la zone du port, et de compter – en dizaines, en unités.
Seule la comparaison sur plusieurs générations permet de deviner l’absence, entendu que la mesurer est difficile et l’éprouver impossible. La faute à l’amnésie écologique, un processus désormais connu : l’actualisation permanente de l’état de la biodiversité et des milieux (entre les générations ou dans la vie d’une personne) abaisse sans cesse les valeurs de référence, occultant l’ampleur des pertes passées30. Dans le cas des oiseaux, et plus encore pour les oiseaux de rivage, cette amnésie est renforcée par l’éloignement du champ de l’expérience quotidienne des humains – qui, à Ōsaka, sont pourtant tout près.
Comment, dès lors, parler des oiseaux sans céder à une « rhétorique de la perte31 » ? À propos des tourtes voyageuses (Ectopistes migratorius) en Amérique du Nord, Nathaniel Rich rapporte un témoignage du 17e siècle d’après lequel elles étaient si nombreuses que leurs volées bloquaient la lumière du soleil des heures durant ; en 1813, un ornithologue les estime en milliards32. Cent ans plus tard, l’espèce s’est éteinte avec la dernière tourte, morte en 1914 : des milliards, puis zéro. Titré « L’apocalypse des pigeons », l’article de N. Rich fait écho aux expressions dramatiques qui prévalent pour parler des oiseaux – « La fin de la fin de la Terre » (John Franzen), « deuil et extinction dans un monde partagé » (Thom van Dooren), « un monde qui s’en va » (Vinciane Despret)33. Les histoires d’oiseaux sont unanimes : des nuées de jadis, il ne reste pas grand monde.
Lire aussi sur Terrestres : Thom van Dooren, « En plein vol », septembre 2021.
Le constat est tragique, accablant. Il est pourtant possible de le voir autrement si l’on se rappelle que, outre le fait que les oiseaux procèdent après tout d’une extinction – celle des dinosaures il y a 66 millions d’années –, pour les oiseaux contemporains, l’effondrement a eu lieu. Et de même que l’extinction n’est pas totale, l’effondrement n’est pas la fin puisque des populations entières se maintiennent. Il y a si longtemps que l’on perd massivement les oiseaux que l’on peut même s’émerveiller qu’ils continuent à survivre – à la prédation, à l’artificialisation, à l’intoxication.
J’ignore si ce petit retournement de perspective suffit à rendre la situation à Yumeshima moins désespérée, mais c’est sans aucun doute cet émerveillement qui fait tenir le Groupe d’enquête sur les êtres vivants.
Épilogue : la vie qui resplendit
Août 2024. Au Japon, l’été est torride. On apprend que des sternes ont niché en nombre sur une autre île en déchets à 2km de là, qui s’avère être devenue le premier site de sternes du pays – ou le dernier, on ne sait pas trop : dans tout le pays, les spécialistes s’alarment de n’en avoir observé que très peu cette année.
Dans le Groupe d’enquête sur les êtres vivants de Yumeshima, un nouvel épisode d’abattement menace, puis s’éloigne. Chacun·e est trop intimement investi pour s’arrêter là. D’autant que l’Exposition universelle approche et que, qui sait, cela pourrait être une occasion de faire valoir les oiseaux de rivage dans les médias.
Savez-vous que chaque Exposition universelle a un thème ? Celui d’Ōsaka 2025 : « La vie qui resplendit ». Le titre complet donne quelque chose comme « dessiner une société future où la vie resplendit », mais l’ordre des mots japonais étant inversé, on retient avant tout la vie (inochi) qui resplendit (kagayaku : rayonner, scintiller, briller)34. Inochi n’est pas juste la vie quotidienne : c’est la vie vécue, la vie sur terre, la vie philosophique, la vie révérée ou sauvée, la vie du vivant dans toute son épaisseur. Le programme de l’Exposition suggère cependant une interprétation bien spécifique de la vie, humaine avant tout et de préférence augmentée : projections de soi-même dans le futur, avatars androïdes ou virtuels, cœur humain artificiel à partir de cellules souches, le tout produit par un médecin, un biologiste ou un roboticien vedettes35. Le pavillon d’Ōsaka, appelé Nest for reborn et dont le logo est un œuf, ne porte pas sur les oiseaux mais sur la médecine régénérative.
De nombreuses voix inquiètes ou critiques ont pointé la contradiction de célébrer la vie sur un site considéré comme dangereux à de multiples égards, en rappelant l’intitulé de l’Expo. Le Groupe d’enquête sur les êtres vivants a fait de même, sobrement, à propos de la biodiversité. Sur le plan environnemental, le recul est pourtant stupéfiant : une comparaison avec l’Exposition universelle d’Aichi en 2005 par exemple, et même avec l’Exposition horticole de 1990 à Ōsaka, fait passer l’Expo 2025 pour une dystopie36.
Terminons sur une autre exposition d’Ōsaka, bien plus modeste, si petite à vrai dire qu’elle fut quasiment confidentielle. C’est celle des peintures de Kaga M., qui a eu lieu en 2023 dans le salon de coiffure que tient l’une de ses amies, au fond d’une galerie marchande du quartier de Momodani. Elle y présentait sa série « Souvenirs de Yumeshima (Yumeshima no kioku) », consacrée aux oiseaux et aux paysages observés avec le Groupe d’enquête sur les êtres vivants. Les peintures, de style nihon-ga (peinture japonaise), sont inspirées de photographies prises à Yumeshima, où Kaga M. est allée plus de 100 fois.
On y voit des sternes naines en train de nicher ou de voler, elles qui peuvent traverser des mers avec leur petit corps de 24 cm. On y voit une nuée de bécasseaux fuyant un faucon ou des poussins d’échasse blanche suivant leur mère sur leurs pattes déjà longues. On y voit un couple de spatules, ce grand échassier au bec en cuiller, et un canard colvert, dont on sait par ailleurs qu’il peut excréter des œufs de poisson intacts, ce qui en fait un propagateur potentiel – en plus de semer des plantes, les oiseaux peuvent donc peupler les eaux37.
Vous me voyez venir : l’exposition célébrant « la vie qui resplendit », la voici.
À lire aussi sur Terrestres, l’autre partie de cette enquête sur l’île de Yumeshima: « Voitures volantes et vieux rêves capitalistes », juillet 2024.
Image d’accueil: Boston Public Library sur Unsplash.
SOUTENIR TERRESTRES
Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.
Soutenez Terrestres pour :
- assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
- contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
- permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
- pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant
Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..
Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.
Merci pour votre soutien !
Notes
- « Jonathan Franzen’s Controversial Stance on Climate Action », entretien de 2019 pour le site Sierra club.
- Yumeshima ikimono chōsa gurūpu.
- L’« inhibiteur de poussière » (funjin bōshizai) est un produit à base de résine polymère naturelle couramment utilisé sur les chantiers, les talus et les terre-pleins.
- Jusqu’à 2 tonnes par jour en été, comme l’indique un document interne du Centre de recherche des sciences de l’environnement de la ville d’Ōsaka (Ōsaka shiritsu kankyō kagaku kenkyū sentā) apparu dans le reportage télévisé TBS news dig en juin 2024.
- Un musée du vin pour lequel un tableau d’Arcimboldo avait été acquis, ou un musée de la mer qui renferme la réplique d’un navire ancien, ont tous deux fermé peu après leur ouverture. Quant au World trade center-Cosmotower, une tour de 55 étages, elle reste en partie vide malgré l’installation des bureaux de la préfecture d’Ōsaka, et les commerces qui s’y étaient installés ont fermé.
- Il s’agit d’une dérogation car les casinos sont interdits au Japon, de même que les établissements de jeux d’argent – ce qui oblige les innombrables salles de jeu du pays à user de subterfuges.
- Déclaration devant la presse en 2022. Matsui Ichirō n’est plus le maire d’Ōsaka depuis avril 2023.
- Ōsaka machijū narabi ni muramura ezu 大阪町中並村々絵図.
- La catégorie des oiseaux limicoles (shigi·chidori au Japon) rassemble deux familles d’oiseaux, les Scolopacidae (bécasses, bécasseaux, chevaliers, courlis…) et les Charadriinae (pluviers). Un superbe documentaire leur a récemment été consacré : Le mystérieux voyage des oiseaux de rivage, de Randall Wood.
- Par exemple un aster marin (Tripolium pannonicum), une sorte de pourpier de mer (Atriplex gmelinii) ou l’Hibiscus hamabo, aux grandes fleurs jaune clair.
- Cette liste, qui compte 16 sites mais seulement 2 de rang A, est établie par le département et par des scientifiques, notamment du Museum d’Histoire naturelle d’Ōsaka.
- Selon Fujinaga Nobuyo, responsable du Réseau citoyen d’Ōsaka (Ōsaka shimin nettowāku) et lanceuse d’alerte sur Yumeshima, pas moins de 178000 « drains de sable (sando dorēn) » ont été enfoncés sur les secteurs 2 et 3 au moyen d’une foreuse spéciale. Tous sont à présent retirés.
- Nature Ōsaka est le nom alternatif de l’Association d’Ōsaka pour la conservation de la nature, Ōsaka shizen kankyō hozen kyōkai (que ses membres appellent par raccourci Hozen kyōkai).
- Index des espèces d’oiseaux du Japon (Nihon chōrui mokuroku), 2012.
- Ce label est basé sur la Convention du même nom, adoptée en 1971 dans la ville de Ramsar en Iran afin d’enrayer la disparition ou la dégradation des zones humides en reconnaissant leur caractère vital pour de nombreuses espèces d’oiseaux. On compte 2500 sites Ramsar dans le monde. Le label n’a cependant aucun caractère contraignant : une lutte citoyenne de 10 ans a par exemple été nécessaire pour faire échouer un projet immobilier de grande envergure sur un site Ramsar en Australie.
- Le terme est employé ici au sens où l’île n’est pas productive économiquement. Voir la note 5 de l’article Voitures volantes et vieux rêves capitalistes.
- Ilex integra (mochinoki) pour la plupart, ces arbres ont été déracinés du parc commémoratif de l’Exposition universelle de 1970, à Suita, et plantés à Yumeshima en 2024.
- « Les évaluations environnementales de l’Expo 2025 Osaka-Kansai. Loin de [l’initiative internationale] Nature Positive », Scientifiques du Japon (Nihon no kagakusha), 2024, Vol 55, n°6, pp.31-36.
- Dans le cas du lapin d’Amami (Pentalagus furnessi), le procès, a ajouté l’avocat, n’a pas pour autant été inefficace : il a notamment permis de médiatiser considérablement l’affaire.
- Doutant que leurs précédents courriers aient été reçus par le BIE, les membres du Groupe d’enquête m’ont même chargée de déposer un dossier directement au siège parisien lors d’un séjour en France.
- « Avis du maire concernant le document de préparation de l’étude d’impact environnemental de l’Exposition universelle du Japon 2025 ». La facétie réside dans le contraste avec l’indifférence, voire l’agacement, que le maire Matsui affiche face aux questions environnementales à Yumeshima.
- Il y a plusieurs raisons à cette affirmation, que je développe dans un manuscrit en cours de préparation. Pour n’en donner qu’une, il existe un écart immense, qui ne laisse pas d’étonner, entre un vif intérêt pour les êtres vivants, et le faible engagement pour leur protection.
- Ce point, qui concerne le monde des amateurs d’oiseaux, est complexe : impossible de le résumer ici. Il est pourtant crucial puisqu’il explique en partie l’inertie durable autour des oiseaux de Yumeshima.
- Le Groupe, déjà en lien avec un réseau d’associations pour la revitalisation de la baie d’Ōsaka, souhaite intégrer l’Association japonaise des zones humides (Nihon shicchi gakkai), ce qui pose une question de caractérisation, entendu que la zone humide de Yumeshima est actuellement sèche.
- Si les comptes associés à la protection de l’environnement dans la région d’Ōsaka essuient régulièrement des attaques sur les réseaux sociaux, la mise en question de projets du parti Ishin no kai les expose à des attaques plus virulentes encore.
- Rapport Birdlife International 2022. Le rapport est téléchargeable ici.
- Idem, p.33.
- Idem, p.27.
- L’expression employée par Enomoto pour « village sans oiseaux », mutorisato (ou mutorikyō 無鳥郷), se trouve dans le guide ornithologique qu’il a publié en 1942.
- On doit l’article fondateur du « syndrome de référence changeante » à Daniel Pauly, à propos de l’estimation des stocks de poisson (« Shifting baseline syndrome », dans Trends in Ecology & Evolution, Vol.10, n°10, 1995 ; voir aussi Papworth et al. 2009, Soga&Gaston 2018). Sur l’amnésie écologique, voir Philippe J. Dubois, La grande amnésie écologique (2012), ou cet article du site Reporterre.
- Roméo Bondon, « Penser depuis l’oiseau », Terrestres/Ballast, 2020.
- Nathaniel Rich, Un monde dénaturé, éditions du Sous-sol, 2023, pp.190-191.
- Jonathan Franzen, The end of the end of the Earth (2018) ; Thom van Dooren, « Mourning crows : Grief and extinction in a shared world », dans Routledge Handbook of Human-Animal Studies (2014) ; Vinciane Despret, « It Is an Entire World That Has Disappeared », dans Extinction studies, Stories of Time, Death, and Generations, Bird Rose&al (éds., 2017).
- Inochi kagaku mirai shakai no dezain : le sens du thème de l’Expo 2025, et ce qu’il produit à l’oreille, n’est pas vraiment restitué par la traduction anglaise officielle (« Designing future society for our lives ») et encore moins par la formule française (« Concevoir la société du futur, imaginer notre vie de demain »). La vie est bien le thème central de l’Exposition, toute entière organisée selon des déclinaisons de inochi.
- Le biologiste Fukuoka Shin’ichi, le roboticien Ishiguro Hiroshi et le médecin Morishita Ryūichi, trois figures médiatiques, ont chacun la charge d’un pavillon. Quant au « cœur battant », il serait formé de cellules souches pluripotentes induites (iPS saibō, induced pluripotent stem cells, pour lesquelles Yamanaka Shinya a reçu un prix Nobel de médecine en 2012).
- Sur Aichi, voir l’article de Sophie Houdart, « Utopies universalistes, la nature en concurrence », revue Terrain, 2013. Quant à l’exposition horticole de 1990, qui se tenait également sur un terrain en déchets de la ville d’Ōsaka (le site de Tsurumi), elle avait donné lieu à une surprenante réflexion sur les relations à la nature en dépit de la mainmise des entreprises de BTP et de son aspect de « Disneyland de la nature », ainsi que la décrivait le journaliste Philippe Pons dans Le Monde (19 août 1990).
- Ádám Lovas-Kiss&al., “Experimental evidence of dispersal of invasive cyprinid eggs inside migratory waterfowl”, The Proceedings of the National Academy of Sciences, 2020, vol.117, n°27, pp.15397-15399.
L’article Perdre les oiseaux est apparu en premier sur Terrestres.
Les macrodégâts de la microélectronique
Texte intégral (6435 mots)
Temps de lecture : 11 minutes
La préface de François Jarrige et les planches qui le suivent sont extraits de la bande-dessinée Toujours puce. Les macrodégâts de la microélectronique de Maud et Elsa Lecarpentier, aux Editions Le monde à l’envers, Grenoble, 2024. Vous pouvez cliquez ici pour accéder directement aux planches.
La supposée transition numérique en cours conduit à un accaparement croissant de l’eau, accentuant les dynamiques anciennes du capitalisme industriel. Seule la réduction de ce secteur, la baisse de ses productions, et la contraction des usages numériques permettrait d’enrayer la crise qui se dessine. Voilà en quelques mots l’inévitable conclusion qui surgit à la lecture de cette passionnante enquête graphique et dessinée.
Le sujet pourrait paraître ardu – comment les usines de semi-conducteurs accaparent l’eau du Grésivaudan au détriment des habitants ? – pourtant le récit emporte le lecteur dans un tourbillon d’informations et de révélations essentielles pour comprendre le monde qui se construit peu à peu. Jouant sur le registre de l’humour et de la caricature, les autrices et illustratrices de ce livre ont réussi le tour de force de proposer une analyse à la fois précise, informée, pédagogique mais jamais ennuyeuse !
Les usages de l’eau
On le sait, l’industrialisation d’une production – c’est-à-dire sa concentration et sa mécanisation pour accroître la productivité – nécessite toujours un accaparement de l’eau au bénéfice de certains et au détriment d’autres, rompant des équilibres patiemment et longuement élaborés. Dans les économies anciennes fondées sur la putréfaction des matières organiques, à l’image des peaux qu’il fallait tremper pour les nettoyer et les assouplir, la question de l’eau, de son accès comme de son accaparement se posait déjà mais les conflits restaient de faible intensité et dispersés. Les capacités de monopolisation demeuraient réduites même si dès le XVIIIe siècle apparaissent des mines et quelques manufactures importantes.
La situation commence à changer à partir des années 1850-1860 lorsque s’ouvre en Europe un régime d’accaparement industriel de l’eau. Certains usages deviennent prioritaires au nom d’une nouvelle conception du progrès identifié à la croissance de la production des biens manufacturés. Les grands filateurs et peigneurs de laine ont ainsi besoin de quantités importantes d’eau pour nettoyer les fibres ou évacuer les déchets de leurs usines. Ainsi, à Roubaix dans le Nord, les capitalistes du textile consomment déjà des milliers de m³ d’eau par jour au milieu du XIXe siècle, provoquant de nombreux débats avec les habitants. La nécessité de fournir de l’eau à l’industrie conduit les industriels et les autorités à remodeler le milieu naturel pour satisfaire ces intérêts, parfois au détriment des usages communs.
Par la suite, au cours du XXe siècle, partout dans le monde l’eau est utilisée en quantité croissante par l’industrie lourde, chimique et sidérurgique, pour le refroidissement des appareils et des produits incandescents, l’épuration des gaz et des fumées, la production de vapeur, ou dans les mines pour le remblayage hydraulique et le lavage du charbon et des minerais.
Depuis la grande accélération des transformations environnementales à partir des années 1950, l’industrialisation des usages de l’eau ne cesse de s’intensifier. L’agriculture, avec ses grandes cultures irriguées et ses élevages intensifs, nécessite toujours plus d’eau, conduisant aujourd’hui aux vastes projets de méga-bassines au cœur de l’actualité et des mobilisations.
L’industrialisation des loisirs depuis les années 1970 impose également des consommations ostentatoires et des gabegies d’eau, pensons à la multiplication des golfs, des piscines privées (plus de 1,5 million aujourd’hui), ou à la pratique de la neige artificielle dans les stations de ski. En 1985, seules 35 stations françaises étaient équipées et 150 ha ainsi enneigés, aujourd’hui la plupart des stations sont équipées et plus de 25 000 ha sont enneigés en accaparant l’eau. Au début du XXIe siècle, les problèmes d’accaparement s’accentuent encore alors que le changement climatique, les risques de sécheresse, la surpopulation conduisent à l’essor des besoins et à la montée incessante des tensions et des guerres de l’eau.
Accaparements numériques
Aujourd’hui, parmi les multiples usages qui s’empilent et créent une pression croissante sur la ressource vitale en eau dans de nombreux territoires s’imposent les industries dites « stratégiques », celles qui accompagnent la numérisation du monde. A cet égard l’exemple de STMicroelectronics décrit dans cette BD est emblématique. Le groupe est le résultat d’une fusion et s’est imposé comme l’un des 10 géants mondiaux du secteur. L’une de ses usines est installée à Crolles près de Grenoble. Dans le Grésivaudan, les anciennes papeteries fondées sur l’énergie hydraulique ont toutes fermé, laissant la place à l’industrie des semi-conducteurs devenus des composants essentiels de la croissance contemporaine (aéronautique, automobile, télécommunications, domotique, armement…).
Pour faire simple, les semi-conducteurs et ce qu’on appelle les puces électroniques sont à l’électronique ce que le pétrole est à l’industrie en général : un composant essentiel, mais souvent invisible, présent dans de nombreux objets, depuis les ordinateurs, les smartphones, jusqu’aux voitures et panneaux solaires. Les semi-conducteurs sont des matériaux qui se situent entre un conducteur et un isolant. Fabriqués à partir de matières premières comme le silicium et le germanium, l’arséniure de gallium ou le carbure de silicium, ils servent à gérer le flux de courant dans l’électronique. Sans eux le capitalisme high tech s’arrête, c’est pourquoi le spectre de leur pénurie est devenu une préoccupation obsédante.
La fabrication de ces composants est au cœur de la bataille que se livrent les États-Unis et la Chine pour la domination du secteur des hautes technologies alors que l’essentiel de la capacité mondiale de fabrication est localisé en Chine et en Asie de l’Est. Or, les États-Unis comme l’Europe souhaitent retrouver une maîtrise sur cette production. L’Union européenne ambitionne ainsi de produire d’ici à 2023 20 % des semi-conducteurs dans le monde, soit un doublement de sa part actuelle. Emmanuel Macron a présenté de son côté un plan d’investissement de 30 milliards d’euros pour soutenir les acteurs du secteur et les start-ups. Représentant un marché de centaines de milliards de dollars chaque année, la production de ces matériaux connaît une croissance constante et est devenue un enjeu stratégique et géopolitique global. Comme le rappellent les autrices en mettant en scène le Président de la République dès le début du récit – « la réindustrialisation de la France commence ici » s’exclame t-il – Grenoble doit devenir selon la novlangue en vigueur une « Silicon Valley » à la française des technologies du futur.
Pourtant célébré comme la solution aux crises écologiques, le monde numérique ne cesse d’ajouter des strates supplémentaires d’accaparement, inventant sans cesse de nouveaux besoins en eau, pour refroidir les centrales nucléaires ou les data centers comme pour fabriquer des puces électroniques. À titre d’exemple, chaque année, ce sont plus de 16 milliards de litres d’eau qui sont absorbés par les centres de données de Google aux États-Unis pour leur refroidissement. L’extraction, le traitement et le raffinage des minerais indispensables à la quincaillerie numérique se fait également dans des territoires où la pression sur les ressources hydriques est déjà forte.
Lire aussi sur Terrestres : Mathias Rollot, « Face à la bataille de l’eau, l’hypothèse biorégionaliste », avril 2023.
Manifs dans le Grésivaudan
Dans ce contexte, durant plusieurs jours, du 5 au 8 avril 2024, une large mobilisation a eu lieu à Grenoble contre l’agrandissement des usines de microélectronique à Crolles. Parallèlement à la multiplication des mobilisations contre les industries nuisibles et à l’essor des luttes locales soutenues notamment par le mouvement des Soulèvements de la Terre, la situation grenobloise devient emblématique de multiples configurations en France, comme à l’étranger.
Pour l’occasion, les rues et murs de la ville ont été recouverts d’affiches dénonçant la numérisation et son monde et appelant à arrêter l’industrie des puces électroniques et l’accaparement de l’eau qu’elle provoque. Au-delà des enjeux locaux, ce week-end de mobilisation riche s’est accompagné de débats, d’ateliers, et d’une grande manifestation, marquant l’apogée d’une lutte qui dure depuis plusieurs mois contre l’extension des usines high tech.
Le site de STMicroelectronics à Crolles décrit dans ce livre est en effet emblématique car il est l’un des plus importants en Europe. Dans un contexte de panique face aux pénuries de puces, révélé notamment lors du covid en 2022 fut annoncé un projet d’extension prévoyant de doubler la capacité de production d’ici 2035, ce qui pourrait porter la consommation d’eau potable du site à 12,3 millions de mètres cubes par an. Ce projet a suscité une levée de boucliers et contraint les autorités à lancer une « concertation » à la dernière minute. Levant le voile sur un projet discret, défendu par tout ce que la République compte de notables et de soutiens du productivisme. Cette lutte locale est exemplaire, elle a aussi été en partie victorieuse puisqu’un autre industriel du semi-conducteur (l’entreprise Soitec) a annoncé la suspension d’un projet d’agrandissement d’installations industrielles sur des terrains agricoles à proximité.
Au-delà des enjeux proprement locaux et de l’opposition à un projet néfaste pour l’environnement, les militants de l’association STopMicro ont su aiguiser leur critique, pointer les ambivalences et impasses de ces immenses projets industriels soutenus par l’État et le gouvernement Macron au nom de l’indépendance nationale, de la réindustrialisation et de l’inéluctabilité du monde numérique. Ils ont mené l’enquête sur les semi-conducteurs à Grenoble et ailleurs, documentés la diversité des nuisances que génèrent ces industries, à commencer par leur consommation d’eau potable délirante, et questionné la numérisation du monde à laquelle elles œuvrent.
Dessiner les luttes
La bande dessinée – travail de fiction – que vous tenez entre vos mains s’inspire largement de ces faits réels, mais elle les transforme et les adapte puisqu’il s’agit d’abord d’une œuvre artistique. Les autrices ont choisi de mettre en scène la lutte contre l’accaparement de l’eau à travers le regard de Gobi, un habitant confronté au greenwashing de la communication politique et industrielle, qui s’éveille et se politise peu à peu sur la question de l’eau. Proposant un récit à la fois pédagogique et engagé, les autrices révèlent les soubassements socio-environnementaux des minuscules composants électroniques.
Face à la naïveté du personnage central confronté au manque d’eau et à l’incrédulité de devoir abandonner le « mythe du progrès », Sable incarne l’activiste consciente et engagée, elle représente aussi la voix de la sagesse et de l’honnêteté alors que partout semble triompher la compromission et l’intérêt particulier. C’est elle qui rappelle que « la technologie n’est pas un truc neutre, un outil comme un autre qu’on pourrait “bien” ou “mal” employer. C’est un choix politique, un modèle de société », qui implique en amont l’extractivisme et en aval la contamination. Derrière l’usine et les promesses de « dématérialisation » il y a un métabolisme socio-écologique destructeur, fondé sur la seule croissance, au détriment des humains et du vivant.
L’un des nombreux mérites de cette BD est la clarté et la précision de l’enquête menée, les autrices et illustratrices ont conduit, conjointement avec les militants de l’association grenobloise STopMicro un travail d’investigation remarquable, décrivant aussi bien le fonctionnement intérieur de l’usine, les modes de production, que les chaînes globales de la mondialisation dans lesquelles s’inscrit le commerce de ces puces, à commencer par les usages militaires. Les autrices ont également su faire preuve d’imagination, et l’enquête est complétée de scènes imaginaires pleines d’humour.
Grâce à ce travail on suit autant le cycle de l’eau que le secret des réunions stratégiques des industriels et des élus. On pénètre dans les réunions discrètes des cadres de l’entreprise et des agences censées les réguler. Le récit nous ouvre les bureaux où se prennent les décisions comme les espaces de travail, ces « salles blanches » où trime une main-d’œuvre exploitée. Confinés dans des territoires à l’écart, relégués dans les marges, les espaces productifs et les impacts environnementaux des objets du quotidien ne sont pas toujours visibles. L’un des immenses mérites de cette bande dessinée qui fait autant appel à l’imagination, à l’humour et à l’ironie qu’à une documentation minutieuse est de révéler l’invisible, de montrer le fonctionnement du solutionnisme technologique et des promesses ambiantes, portés aussi bien par l’extrême-droite anti-écologiste que par les macroniens vantant la start up nation et la réindustrialisation.
Lire aussi sur Terrestres : François Jarrige, « Rapiécer le monde. Les éditions La Lenteur contre le déferlement numérique », décembre 2019.
L’opposition aux puces n’est pas récente, elle a commencé avec des collectifs de professionnels comme des agriculteurs s’opposant à l’usage de puces pour contrôler les troupeaux. Le collectif « Faut pas pucer » créé autour de 2010 a mené l’enquête sur ces technologies de contrôle tout en contestant la numérisation du monde. Mais au-delà des usages, c’est aussi la phase amont de la production qui doit être questionnée, comme dans le Grésivaudan où l’accaparement de l’eau pour le traitement et le nettoyage des microprocesseurs menace d’accentuer les pénuries et la contamination de cours d’eau pourtant de plus en plus sous tension à l’heure du changement climatique.
Au-delà d’un site industriel particulier, c’est le sens même de ce type d’usines et des produits qu’elles fabriquent qui devrait être mis en débat en portant une attention particulière à l’eau, cette ressource vitale pourtant de plus en plus rare. Ce récit graphique y contribue de façon salutaire. L’enjeu n’est pas de repousser plus loin la construction de ces usines, ou de les renvoyer dans les suds, mais bien de pointer l’impasse de ce type de production industrielle, particulièrement dans le contexte climatique actuel, et la nécessité d’engager une décrue des consommations numériques. La conclusion est inéluctable : c’est le choix même de ces productions qui doit être remis en cause, et les modes de vie qui leur sont associés.
Les bonnes feuilles de Toujours puce. Les macrodégâts de la microélectronique
SOUTENIR TERRESTRES
Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.
Soutenez Terrestres pour :
- assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
- contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
- permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
- pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant
Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..
Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.
Merci pour votre soutien !
L’article Les macrodégâts de la microélectronique est apparu en premier sur Terrestres.