Au colloque du greenwashing Total, bar à salades et sciences fossiles
Texte intégral (6815 mots)
Temps de lecture : 15 minutes
Le 13 juin 2024. Paris, quartier de la Défense, tour de la Coupole. Le ciel est bleu. Un géant vitré de 187 mètres de haut habillé de pétrodollars : je suis au siège social de Total. Encore faut-il y rentrer : caméras de surveillance, double contrôle avec fouille des sacs puis portiques de sécurité. Pas d’écoterroristes ni de clowns1 à l’horizon, mon entrée est aisée. Dans le hall, des écrans, de l’art contemporain monumental, des pompes à essence des années 30 et l’équipement techno-numérique du parfait salarié connecté : écrans, cabine de téléconsultation, Photomaton d’entreprise… Mais pas le temps de m’arrêter, une armée d’hôtes et d’hôtesses d’accueil se jette sur moi : on me donne un petit badge indispensable, à tout mouvement dans le foyer de la Capital. Sur le badge : nom, prénom, 5ème colloque historique international « Qui a façonné les transitions énergétiques ? (XVIIIe-XXIe siècles) », TotalEnergies.

Me voilà dans l’antre du greenwashing pour écouter du greenwashing2. C’est leur anniversaire, 100 ans, un siècle de pétrole, de pollutions, d’écocides, d’expropriations et d’impérialisme : ça se fête ! Mais pas de feu d’artifice : il faut rester discret, l’anniversaire est confidentiel. Le colloque international n’en porte que le nom, la communication est restée privée : pas de vague, la transition énergétique doit être douce.
Orné du badge de la légion d’horreur3 on me fait emprunter un chemin balisé. J’arrive dans la salle de réception du colloque. Accueil café 5 étoiles et des cadeaux à l’entrée : goodies Total, un DVD et 500 pages de propagande intitulées « Pionniers depuis 100 ans ». Je discute quelques instants avec un salarié de l’entreprise venu assister au colloque. Il travaille dans la branche pétrolière au Moyen-Orient. Mince je pensais que le pétrole c’était fini. J’oubliais le café : noir pétrole, versé dans un écocup Total. Bref, je prends mon shot de mazout et me voici lancé dans ce savant colloque.

Ah non pas tout de suite, avant les communications scientifiques, quelques mots doux étaient inévitables. On commence avec une publicité sur la sécurité routière : Total est un acteur engagé pour protéger vos vies, pensez à checker vos angles-morts !
On continue : l’ouverture du colloque est une plongée dans le Total-itarisme avec une propagande verte prononcée par Stéphane Michel. Membre du comité exécutif de l’entreprise, c’est un ingénieur diplômé de l’École Polytechnique et de l’École des Mines. Ancien conseiller du ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, il rejoint Total en 2005 et obtient très vite des postes importants dans les filiales libyenne et qatari. Il est aujourd’hui Directeur général de la branche Gas, Renewables & Power. Le renouvelable c’est la puissance, et le gaz naturel, c’est l’énergie de la transition. TotalEnergies c’est la Transition Énergétique. Le décor est planté, « le vert est dans le fruit ».
Sur les liens entre Total et le gaz russe, lire aussi notre entretien avec Mickaël Correia, « Le gaz russe s’est installé au cœur du système énergétique de l’Europe », avril 2022.
La guest-list scientifique
Après ce discours inaugural, l’heure est aux scientifiques. Ils ont été soigneusement choisis, l’appel à communication est resté confidentiel, minutieusement diffusé. En chefs de file, les plus illustres historiens de l’énergie ont été conviés et assurent la légitimité intellectuelle du colloque en tant que membres du comité scientifique : Alain Beltran, Yves Bouvier ou encore Jean-Pierre Williot, qui à eux trois représentent une bonne partie de l’historiographie française sur l’énergie4. Des pointures.
Outre ces trois VIP, le comité scientifique est constitué de deux autres historien·nes de l’énergie, cette fois-ci issus de la nouvelle génération, avec Léonard Laborie et Marta Musso, tous deux rédacteurs de la Revue d’Histoire de l’Energie, subventionnée par le groupe EDF. Ajoutons à ces noms deux docteurs en histoire du pétrole dont les thèses furent financées par Total : Radouan Mounecif et Benoît Doessant – ce dernier est par ailleurs salarié de l’entreprise. Enfin, Clotilde Cucchi-Vignier, archiviste de l’entreprise depuis 2008, assure la totale transparence de Total au sein du comité scientifique.
Après ce bref portrait des cerveaux du colloque, on comprend que les liens de Total avec la recherche historique ne sont pas neufs. Alain Beltran est un associé de Total de longue date, puisqu’il était déjà à la coordination des quatre premiers colloques historiques organisés par la compagnie dans les années 2010. Ils avaient tous pour thème central le pétrole5. Aujourd’hui c’est la transition, le pétrole c’est fini. La multinationale n’a pas attendu que la transition énergétique soit dans toutes les bouches pour être une généreuse mécène. Cette politique de soft power visant à distordre l’avancée de la connaissance est discrète mais bien réelle, indirecte mais forcément influente. Financer c’est orienter.
Outre la science historique, les chemins de traverse entre Total et l’enseignement supérieur sont nombreux. Selon une enquête récente de Greenpeace, 55% des 103 universités et laboratoires de recherche publics français analysés entretiennent des liens plus ou moins étroits avec Total6. À Paris-Saclay, c’est presque la totalité des laboratoires. À Polytechnique, Patrick Pouyanné, PDG de Total, est membre du conseil d’administration7. Au Collège de France, en 2009, Total finançait la chaire « Développement durable », détenue par l’économiste Nicholas Stern. Pas de problème, rétorquait Lord Stern, ancien conseiller du gouvernement britannique8. La liste est infinie. La science-washing est un savoir-faire ancien. Pour le cas le plus récent, symbolique des liens public / privé, citons la nomination au poste de ministre délégué de l’Enseignement supérieur dans le gouvernement Bayrou de Philippe Baptiste, ancien directeur scientifique de Total9.
La tour de l’illusion
Tout cela est fort pénible et corrompt un peu la belle image éolieno-solarisée de Total. Prenons donc une petite pause, c’est l’heure du buffet. Les petits plats sont dans les grands, mais aucun plat n’est en plastique ! La compagnie fait attention à son empreinte carbone, donc vigilance absolue : bois, carton, et même des ramequins en verre. Côté repas, c’est l’orgie culinaire à tendance végétarienne (oui manger trop de viande ce n’est pas bon pour les émissions). Question importante : mais où se restaure Patrick ? Je pose la question, on me répond qu’il existe différentes salles de repas. Plus on monte dans la tour infernale, plus votre position socio-économique dans l’entreprise est importante. Patrick mange tout en haut, le buffet des historien·nes est au sous-sol : un message à faire passer ?
Mais y compris dans ses bas-fonds, Total est un acteur engagé contre le dérèglement climatique. Le monstre vitré est illusion de la tête aux pieds. Des jolis slogans de propagande sur les murs, ici une poubelle de tri, là un salad bar végétarien. Encore mieux, une salle d’atelier pédagogique consacrée à la Fresque du climat, où « vous avez toutes les cartes en main » (pas sûr que Patrick s’y rende souvent). Même les toilettes sont écolos : on s’essuie les mains dans une serviette en coton. Les salariés Total se sentent bien, bercés par le rêve de la transition : le pétrole c’est du passé, Total s’est réinventée.

Une petite exception tout de même, car il ne faudrait pas que tout cela se transforme en écologie punitive. Le soir même, Total invite ses collaborateurs pour un repas gastronomique, avec un parfait accord mets-vin-gasoil. Rendez-vous au Bustronome. Le concept : le restaurant est dans un bus à deux étages et circule dans la ville. All inclusive, trois en un : vous mangez, vous contemplez les monuments parisiens, vous polluez. Les verres ne cassent pas malgré les virages, mais le vert est fêlé. Si on ajoute à ces quelques bulles d’essence et de champagne les émissions de CO2 des vols aller-retour pour faire venir tout ce beau monde au colloque, la note commence à être salée10. Heureusement qu’il y a la compensation carbone : le vert est réparé.
Une transition au service de Total ?
Sans transition (cette fois), reprenons la suite du colloque. La question importante en venant ici, ce n’est pas de savoir où Patrick mange et s’il joue à la Fresque du climat, c’est de comprendre qui a façonné les transitions énergétiques. Intéressons-nous aux communications des invités. L’attention est portée sur les acteurs des transitions. Quatre thèmes sont proposés durant les deux jours : dans l’ordre, les acteurs des mix énergétiques, le rôle des consommateurs, le rôle des politiques publiques et le rôle des entreprises.
Si la pluralité des interventions permet de souligner à juste titre la diversité des transitions et le rôle d’acteurs variés, quatre points retiennent notre attention, qui sont autant de preuves de la mise en scène d’un colloque Total-compatible.
Avant Total, pas d’histoire
Premièrement, alors que le thème du colloque recouvre les périodes du XVIIIe au XXIe siècle, le plan n’a pas été suivi. Respecter un accord à Paris, quelle drôle d’idée. La grande majorité des présentations proposent en effet des sujets postérieurs à 1970, quelques-unes traitent du début du XXe siècle, il n’y a rien avant 1880. Rien avant la civilisation des fossiles. Rien avant le pétrole. Rien avant Total. Les sociétés de l’Ancien Régime pré-Anthropocène sont délaissées, de même que les possibles et les alternatives énergétiques exprimés au XIXe siècle11.
Faire oublier les fossiles
Deuxièmement, les communications scientifiques sont essentiellement orientées vers les énergies renouvelables ou dites renouvelables. Dix présentations ont pour thématique principale celles-ci : six sur l’hydroélectricité12, une sur le solaire13, une sur l’hydrogène14.
En revanche, seulement cinq communications s’intéressent de façon centrale au pétrole15 et deux au charbon16. Si l’on suit le temps accordé aux énergies lors du colloque, les fossiles ont une place moindre que les renouvelables. Chouette, la transition est en marche. Mais question histoire, c’est tout de même peu révélateur des transitions énergétiques des trois derniers siècles. Projecteur est mis sur le propre, sur le vert, sur le bleu. Très peu sur le noir. Zoom sur le résiduel, écran de fumée sur le dominant. C’est la captation de l’attention au cœur du greenwashing de Total.
Archives, une mémoire sélective
Troisièmement, en organisant ce colloque, Total veut afficher sa transparence. La firme cherche à valoriser sa politique d’archivage, elle qui dispose de son propre service d’archives ouvert aux chercheurs17. Preuve de son engagement, elle est associée à l’European Oil and Gas Archive Network (EOGAN) et a fait des membres de ce réseau des invités de marque lors de notre événement18. EOGAN a pour but de regrouper les archives des secteurs public et privé européens liés au gaz et au pétrole, dans une alliance pour la science. Ses membres sont aussi bien des universitaires19, des conservateurs de musée20, que des archivistes associés à des organismes industriels et économiques21.
Le projet est louable, la conservation des archives est d’utilité publique. Sans les archives de Total, il n’aurait pas été possible de prouver que depuis 1971, la multinationale sait les conséquences de ses activités sur le réchauffement climatique, et qu’elle a fabriqué le mensonge pour maintenir ses profits22.
Bon, ces documents-ci n’ont pas vraiment été mis en avant durant le colloque. Peut-être un oubli. Pourtant cela aurait fait un sujet intéressant : « Les compagnies pétrolières : des freins historiques à la transition ». En plein dans le thème. Mais ces archives doivent servir à « build the future23 », et ce futur passe par Total. Patrimonialiser la grande histoire de Total oui, patrimonialiser les pollutions et les responsabilités du passé un peu moins24.
Pour aller plus loin, lire aussi sur Terrestres l’article de Bonneuil, Choquet et Franta, « Total face au réchauffement climatique (1968-2021) », octobre 2021.
Pas de bon greenwashing sans voix vertes
Quelques voix dissonantes ont néanmoins été émises, c’est mon quatrième point. Clarence Hatton-Proulx a exprimé, à travers l’exemple d’Hydro-Québec dans les années 1970, que les discours sur les prévisions énergétiques témoignent d’un rapport de force entre acteurs publics et privés. Timothée Dhotel a montré comment le pétrole s’est imposé à Dijon à la fin du XIXe siècle en passant outre les protestations des riverains. Olusegun Stephen Titus a diffusé et interprété les chants et danses nigériennes créés en signe d’opposition aux projets pétroliers et électriques nigérians depuis 1914. Odinn Melsted et Cyrus Mody ont pointé du doigt le changement d’image des compagnies pétrolières dans les années 1970 après le rapport Meadows et le choc pétrolier, dans la mesure où il visait moins la transition que la diversification énergétique (tiens, ça nous rappelle quelqu’un).
Quoi ? Pas de censure ? Non au contraire. Car ces voix sont-elles vraiment des fausses notes dans l’orchestre philénergique de Total ? Ne sont-elles pas le terreau du greenwashing, des appuis dans la fabrique du doute25 ? Total est officiellement conscient du réchauffement climatique, le pétrole ce n’est pas très rapport du GIEC friendly, ils le savent. Donc si Total sait, alors Total agit, cela va de soi. Pour la cause, pour la décarbonation. Et puis, les pollutions du pétrole au Nigéria ou au XIXe siècle, c’est lointain tout ça. Alors on applaudit les faux scientifiques en rébellion26.
Même si les fans de Jean-Baptiste Fressoz sont peu nombreux27, on pourrait presque croire, à de rares moments, que la transition énergétique est illusion. Ewan Gibbs a par exemple insisté sur la longue survivance du charbon dans la production d’électricité en Grande-Bretagne durant le second XXe siècle. L’historien Pierre Lanthier, en évoquant la transition énergétique en Inde, a constaté que les deux principales compagnies énergétiques indiennes distribuent aujourd’hui à plus de 90% une énergie issue des fossiles. Odinn Melsted et Cyrus Mody ont souligné le poids du contre-choc pétrolier et la pression des actionnaires concernant l’échec de la transition après les années 1970.
Alors le château de cartes s’écroule-t-il ? Même en choisissant ses invités, le plan de communication de Total ne tient pas. Si l’entreprise peut paraître ébranlée sur le fond, les réactions et les phases de discussions entre scientifiques restent très policées. Certes, la propagande n’infuse certainement pas dans la tête de nos chercheur·euses, mais leur participation au colloque légitime la place que cherche à s’octroyer Total, et c’est peut-être cela leur plus grande victoire : se présenter en acteur sérieux et responsable. L’important c’est la forme : Total fait illusion d’avoir le jeu en main. En détenant « l’esprit pionnier », il sauvera la planète, comme tout bon super-héros.
« L’esprit pionnier » de Total au service de la transition
La fin du colloque approche. Mais avant de se dire au revoir, vous reprendrez bien un peu de propagande ? Trente minutes sont consacrées à la « présentation du film Pionniers depuis 100 ans et [aux] autres actions réalisées pour le centenaire de TotalEnergies ». C’est parti pour une vidéo introductive, qui nous présente en une dizaine de minutes une synthèse de l’esprit Total, et sa façon de verrouiller l’avenir. La transition énergétique est irréalisable ? Cela tombe bien, Total a l’habitude de répondre aux « missions impossibles ». En 1924 (date de la création de la Compagnie française des pétroles), des « pionniers ont réussi à donner à la France du pétrole a un pays qui n’en a presque pas ». Bon, les premiers forages industriels du pétrole remontent à 1859 aux États-Unis, nos pionniers ont visiblement quelques barils de retard.
Par ailleurs il faudrait arrêter de dire que le réchauffement climatique c’est la faute de Total. Si Total vend et fournit autant de pétrole, c’est uniquement pour répondre « aux besoins de la société ». Total est à votre service, rien de plus, ils ne sont pas méchants. C’est la demande qui appelle l’offre, jamais l’inverse. Le plastique ? Une matière démocratique disponible à tous ! Et quand il n’y a plus de pétrole, c’est le chômage, la fin des Trente Glorieuses.
Alors oui il y a quelques zones d’ombre, elles sont évoquées en quelques secondes : la marée noire Erika en 1999, l’explosion de l’usine AZF à Toulouse en 2001. Mais il ne faut pas s’inquiéter : « dans la compagnie, la sécurité est élevée au rang de valeur ». Et pour le dérèglement climatique ? Total devient « leader de la transition », c’est « une compagnie multi-énergies intégrée ». Cette transition, Total y répondra grâce à ses « ingénieurs pionniers ». Innovations technologiques, croissance verte : tout cela va couvrir les besoins de demain. SuperTotal apporte de l’espoir et des technosolutions. Produire plus, émettre moins : facile, « les pionniers repoussent toujours les limites ». « Les hommes et les femmes de Total sont prêts à relever le défi, l’esprit pionnier en héritage. »

D’ailleurs, ces hommes et ces femmes ont l’air très sympathiques. C’est l’objet de la mini-série de propagande « 100 ans, 100 visages », dont on nous partage quelques extraits. Des sourires, de l’inclusion, des panneaux solaires, de la consommation écoresponsable, on se sent bien dans l’entreprise. Ils promeuvent même l’entreprenariat en Afrique avec leur programme « Jeunes Gérants ». L’objectif ? Donner l’opportunité à des femmes et des hommes de devenir entrepreneurs indépendants au sein du réseau de stations-service en Afrique. L’ironie dans tout cela : une belle vidéo sur le Nigéria pour illustrer leurs actions. On est un peu loin des chants contestataires abordés par Olusegun Stephen Titus. Mais personne ne réagit.
Le colloque de la transition est bientôt terminé. Après un ultime café, et le dernier panel sur le rôle des entreprises dans les transitions (car il faut finir par les meilleurs), c’est le tour de la conclusion scientifique. Les dernières paroles sont enfin prononcées par Isabelle Gaildraud, la directrice de la branche TotalEnergies Global Services. On peut faire un résumé : innovations, transition, cent prochaines années. Cela n’annonce rien de bon.
Avant de partir, rappelons quelques chiffres : la compagnie a annoncé dans un récent communiqué que sa production d’hydrocarbures augmenterait de 3% par an jusqu’en 2030. Le pétrole et le gaz représenteront encore 80% de la production d’énergie de l’entreprise en 2030. Sur les 16 à 18 milliards de dollars par an d’investissements prévus, seulement 5 milliards seront consacrés aux « énergies bas carbone28 ». 16h30, je sors de la tour de l’illusion. Dehors, le ciel est devenu gris.


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Notes
- « Pour les 100 ans de Total, des militants écolos font les clowns dans toute la France », LeHuffPost, vidéo mise en ligne le 23 mars 2024, URL : https://www.youtube.com/watch?v=_3Yhwe8V3R8
- Le greenwashing désigne toute forme de communication fallacieuse ou frauduleuse en ce qui concerne les performances écologiques d’un produit ou d’une entreprise. Pour une analyse approfondie : Aurélien Berlan, Guillaume Carbou et Laure Teulières (dir.), Greenwashing. Manuel pour dépolluer le débat public, Paris, Le Seuil, 2022.
- « Le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, décoré de la Légion d’honneur, une promotion critiquée par la gauche », Le Monde, 14 juillet 2023.
- Les liens entre industrie et recherche historique ne sont pas neufs : ils sont même inhérents à la formation du champ disciplinaire de l’histoire de l’énergie. Un exemple manifeste : EDF est à l’initiative de la création de l’Association pour l’histoire de l’électricité en France (AHEF), devenue aujourd’hui le Comité d’histoire de l’électricité et de l’énergie, dont les trois historiens sont des membres actifs.
- Tous publiés chez Peter Lang : A comparative history of national oil companies (2010), Oil companies and producing countries (2011), Oil and war (2012), Oil routes / Les routes du pétrole (2016).
- Greenpeace France, « Comment TotalEnergies influence la science », rapport publié en novembre 2022.
- Marie Piquemal, « Mélange des genres. Total fait son trou à Polytechnique », Libération, 14 janvier 2020.
- Jade Lindgaard, « Lord Stern, Total et le Collège de France », Mediapart, 27 janvier 2010.
- Marie Piquemal, « Un ministre de l’Enseignement supérieur passé par TotalEnergies, preuve de son influence “dans tous les champs de la société” », Libération, 25 décembre 2024.
- Sur les enjeux de visibilité scientifique et d’empreinte carbone : Olivier Berné et al., « The Carbon Footprint of Scientific Visibility », Environmental Research Letters, vol. 17, n° 12, 2022, en ligne.
- François Jarrige et Alexis Vrignon (dir.), Face à la puissance. Une histoire des énergies alternatives à l’âge industriel, Paris, La Découverte, 2020.
- Celles des historiens Marc Landry pour les Alpes, Clarence Hatton-Proulx sur le Québec et Serge Paquier sur la Suisse, des juristes Marie-Claude Prémont sur le Québec et Alexandru Gociu sur la Norvège, de l’archiviste de la Banque Nationale de Grèce Chrysalena Antonopoulou sur la question des archives.
- Celle de l’historien Williams Pokam Kamdem sur le Cameroun.
- Celle des ingénieur·es Maël Goumri et Baptistine Gourdon sur les récits autour de l’hydrogène.
- Les communications des historiens Timothée Dhotel sur Dijon et Odinn Melsted associé à Cyrus Mody sur l’échelle internationale, celle du musicologue Olusegun Stephen Titus sur le Nigéria, celle du géopolitologue Massimo Bucarelli sur l’Italie et les relations internationales, et celle des membres de la Fondation pour la Recherche et la Technologie Hellas sur la Grèce.
- Celles des historiens Ewan Gibbs sur la Grande-Bretagne et Giannis Kefalas sur la Grèce.
- Anne-Thérèse Michel, « Aux sources de l’histoire pétrolière : les fonds d’archives historiques du groupe Total », Bulletins de l’Institut d’Histoire du Temps Présent, n° 84, 2004, p. 99-105.
- Le troisième panel du colloque est ainsi consacré à la mise en avant d’EOGAN et est ponctué par leur Assemblée Générale.
- Les historiennes Marta Musso et Ana Cardoso de Matos et les membres de la Commission géologique du Danemark et du Groenland Kenneth Nordstrøm, Marianne Hansen et Lasse Rasmussen.
- Fabrizio Trisoglio pour l’Azienda Energetica Municipale de Milan.
- Clotilde Cucchi-Vignier pour Total, Chrysalena Antonopoulou pour la Banque nationale de Grèce, Carolina Lussana pour le groupe industriel Techint.
- Christophe Bonneuil, Pierre-Louis Choquet et Benjamin Franta, « Total face au réchauffement climatique (1968-2021) », Terrestres, 26 octobre 2021, en ligne, URL : https://www.terrestres.org/2021/10/26/total-face-au-rechauffement-climatique-1968-2021/
- Titre de la présentation de Fabrizio Trisoglio.
- Je suis mauvaise langue car Total a érigé à ses frais un monument aux morts en mémoire des 51 victimes de l’explosion du pétrolier Bételgeuse en 1979. Cela leur a permis de sauver leur dignité, et avec des règlements financiers amiables, d’éviter le procès. À quand un monument pour les morts des 23 bombes carbones encore en cours ?
- Robert N. Proctor et Londa Schiebinger, Agnotology. The Making and Unmaking of Ignorance, Stanford University Press, 2008.
- Scientifiques en rébellion, Sortir des labos pour défendre le vivant, Paris, Le Seuil, 2024.
- Jean-Baptiste Fressoz, Sans transition. Une nouvelle histoire de l’énergie, Paris, Le Seuil, 2024.
- TotalEnergies, Communiqué de presse « Présentation Stratégie et Perspectives 2024 », 2 octobre 2024. URL : https://totalenergies.com/fr/actualites/communiques-presse/presentation-strategie-perspectives-2024
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Le Formica, une histoire d’amour toxique
Texte intégral (8446 mots)
Temps de lecture : 18 minutes
Dans Les Années, Annie Ernaux, née en 1940, évoque le temps de sa jeunesse : « Le progrès était l’horizon des existences. Il signifiait le bien-être, la santé des enfants, le savoir, tout ce qui tournait le dos aux choses noires de la campagne et à la guerre. Il était dans le plastique et le Formica, les antibiotiques et les indemnités de la sécurité sociale, l’eau courante sur l’évier et le tout-à-l’égout, les colonies de vacances, la continuation des études et l’atome.1 » Aux côtés des antibiotiques et de l’énergie nucléaire, le Formica – qualifié de « formidable » par les publicitaires dès 1956 – devient ici l’étendard familier de l’optimisme d’après-guerre et de l’adhésion d’une société au dessein modernisateur. On plonge au cœur de la période que Jean Fourastié baptise en 1979 les « Trente Glorieuses » – un syntagme qui a fait florès, mais est aujourd’hui controversé. Ce nom d’époque empreint de nostalgie ne correspond en fait « ni à l’histoire économique et sociale de cette période ni aux perceptions contemporaines », estime Rémy Pawin2. Et des historien·nes lui préfèrent le nom de « Trente Ravageuses », afin de souligner le rapport prédateur que la modernité industrielle a alors instauré avec l’environnement3.
Le cas du Formica permet de relire cette séquence sous l’angle de sa matérialité, en prenant acte des renouvellements critiques dont son histoire a fait l’objet. Faudrait-il dès lors restituer au Formica le sens étymologique de son épithète publicitaire, esquissant la silhouette d’un « effroyable » plastique4 ?
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Révolution en cuisine
« Ô temps, suspends ton bol, ô matière plastique ! D’où viens-tu ? Qui es-tu ? Et qu’est-ce qui explique tes rares qualités ?5 ». L’invention du Formica est permise par celle, en 1907, de la Bakélite, premier plastique entièrement synthétique issu de la réaction du phénol et du formol, tirés respectivement du goudron de houille et des gaz de fours à coke6. Ce polymère thermodurcissable n’est pas conducteur et résiste à la chaleur : il forme en cela un parfait ersatz aux substances naturelles, rares et coûteuses, utilisées comme isolants par l’industrie électrique (la gomme-laque ou le mica). En 1913, deux ingénieurs étatsuniens, Herbert A. Faber et Daniel J. O’Conor, conçoivent le Formica, en enduisant de Bakélite des feuilles de papier qu’ils chauffent et aplatissent à l’aide d’une presse. Il résulte de ce procédé un panneau stratifié doté de propriétés isolantes remarquables7. Afin de capitaliser sur leur découverte, Faber et O’Conor fondent dans l’Ohio la Formica Insulation Company. Dans l’entre-deux-guerres, leur plastique trouve une application industrielle dans deux secteurs : l’automobile et la radio. L’entreprise amorce ensuite une mutation fonctionnelle de son matériau, qui acquiert le rôle décoratif que chacun·e lui connaît au fil des années 1930, à la faveur d’une succession d’innovations techniques débarrassant l’industrie d’une contrainte : sa dépendance aux teintes toujours sombres de la Bakélite. Le Formica, désormais disponible dans tous les coloris, trouve un débouché dans le marché des « dînettes », qui remplacent, dans la cuisine, la salle à manger formelle.
L’invention du Formica est permise par celle de la Bakélite, premier plastique entièrement synthétique issu de la réaction du phénol et du formol, tirés du goudron de houille et des gaz de fours à coke.
Fort de son succès étatsunien, la Formica Company décide en 1946 de conquérir de nouveaux marchés en Europe par un accord avec la firme britannique De La Rue, laquelle se charge à son tour de sa diffusion continentale. En 1951, à la suite de tractations franco-britanniques, De La Rue réinvestit opportunément une manufacture désaffectée à Quillan – bourgade pyrénéenne frappée par la crise de la chapellerie – et y démarre la production de stratifié, dont la Société anonyme Formica fait son trésor8. S’engage alors l’épopéedu Formica au cœur des « Trente Glorieuses ». Désormais « capitale Formica », Quillan polarise l’émigration rurale et devient le cœur battant de la haute vallée de l’Aude (avec 40 ouvriers en 1952, environ 500 en 1960 et 850 dix ans plus tard). Sa reconversion suscite un dynamisme culturel et sportif qu’a illustré, en 2009, le documentaire L’Amour Formica9. Ce rayonnement résulte de l’essor du marché du Formica, à laquelle s’emploie tout un réseau d’acteur·rices embauché·es par l’entreprise et dont témoigne la prompte embellie des ventes : pas moins de 2 100 000 m2 de panneaux Formica sont commercialisés en 1959, contre 500 000 m2 en 1955.

L’âge d’or du Formica est intimement lié à la « société de consommation », qui voit les Français·es augmenter leurs dépenses. Ces dernières doublent une première fois entre 1948 et 1960, puis à nouveau entre 1960 et 1973. Le budget des ménages connaît une transformation structurelle, marquée par la hausse des achats destinés à l’équipement du logement. Pour les classes moyennes et populaires, le mobilier en Formica s’achète souvent à crédit, ressort essentiel de sa démocratisation selon Sabine Effosse10. À l’heure de la maison tout en plastique exposée au Salon des arts ménagers en 1956, et du kitchen debate opposant Richard Nixon à Nikita Khrouchtchev en 195911, le Formica doit diffuser le progrès matériel dans tous les foyers des « Trente Glorieuses » – et dans les cuisines au premier chef. À rebours de figures repoussoir inscrites dans un environnement domestique jugé désuet (la table en bois, la toile cirée et le vieux buffet), les discours publicitaires promettent aux consommateurs, et surtout aux consommatrices, une amélioration du quotidien, suivant un argumentaire voisin du slogan « Moulinex libère la femme ». Les réclames Formica abondent en ce sens, comme en 1957 : « Sans importance, le verre renversé, l’encrier répandu, la cigarette oubliée, un coup de Spontex en efface toutes les traces. »
L’histoire du Formica des décennies 1950 à 1960 partage donc, à première vue, tous les traits d’une success story, jusqu’à ce que, suivant une périodisation fort commune, les chocs pétroliers et la crise économique subséquente viennent sonner le glas des « Trente Glorieuses » et du Formica, que les meubles plastifiés paraissent à leur tour démodés et que la désindustrialisation, enfin, frappe de plein fouet la haute vallée de l’Aude, provoquant finalement la fermeture de l’usine en 2004.
Lire aussi sur Terrestres : Léa Lévy, « Dépolluer la Terre ? », novembre 2024.
Comme les « Trente Glorieuses », le Formica se prête toutefois à une relecture critique, insatisfaite de la légende dorée de ce plastique, qui dissimule une réalité plus nuancée. Une « autre histoire des “Trente Glorieuses” » s’ébauche alors, vision nouvelle que l’on doit aux historien·nes réuni·es en 2013 par Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil12. L’habituelle comptabilité du progrès économique se confronte à un autre décompte : celui des dégâts engendrés par les choix technologiques des décennies d’après-guerre. Les « débordements industriels », désormais objets d’histoire, renouvellent profondément nos connaissances sur les sociétés industrielles. Cap sur la manufacture de Quillan, où l’existence de dégâts, sanitaires comme écologiques, se vérifie. Un récit incarné et territorialisé bouscule ainsi les savoirs et les représentations nostalgiques sempiternellement associés au Formica.
Le plastique dans la peau
Le premier terrain qu’investit cette autre histoire a trait aux risques sanitaires dans l’usine. À Quillan, il arrive en effet que l’on meure de son travail. L’examen des archives du comité d’hygiène et de sécurité (CHS) met en évidence des accidents du travail, parfois sérieux, comme celui qui conduit à la chute mortelle d’un ouvrier de 57 ans du haut d’un échafaudage le 9 décembre 196613. Bien sûr, tous les accidents ne sont pas si spectaculaires, mais ils sont fréquents, ce dont témoignent les statistiques dressées chaque année par le CHS : pour la seule année 1970, on dénombre 110 blessures, majoritairement musculaires ou affectant les mains et les pieds.
Désormais « capitale Formica », Quillan polarise l’émigration rurale et devient le cœur battant de la haute vallée de l’Aude.
Il existe en revanche une forme de risques sanitaires à la fois plus discrète et plus spécifique à l’industrie du plastique : les pathologies induites par l’exposition aux résines. « Madame Bonnery, née Vigniaud, rechute “Maladie profes. eczéma” » : cette annotation figure dans un compte-rendu de réunion du CHS en 197114. Cette institution fait cependant peu de cas de telles pathologies, dont les évocations sont rarissimes. Pour en apprendre davantage, il faut se tourner vers les dossiers du médecin du travail. Dès 1960, le docteur Jean Bourrel admet que « le plus grand souci qu’ait pu [lui] donner l’usine Formica a été l’apparition de nombreux cas de dermites », toujours provoquées par la présence du formol à l’état liquide15. Et son successeur, Aimé Joseph-Charles, en consigne les effets sur les corps : « Lésions cutanées : eczéma, altération des ongles, douleurs des extrémités digitales. » Si les maladies professionnelles sont des manifestations physiologiques, elles sont également une reconnaissance légale : à la suite de déclarations répétées, lesdermites engendrées par le formol sont indemnisées en 1963.
Mais cette reconnaissance ne change rien à l’inefficacité des efforts prophylactiques (aération des locaux, application préventive de pommades…). Dans la pratique, les nouvelles recrues travaillent au contact du formol, jusqu’à ce que celles chez qui point une dermite soient mutées et périodiquement auscultées. Elle ne retranche rien non plus à l’euphémisation tenace des troubles. D’abord, tous ne sont pas déclarés comme maladies professionnelles si les symptômes s’estompent suffisamment rapidement. Les médecins parlent encore volontiers de « dermites allergiques au formol », comme si l’origine des symptômes était l’individu et non le produit employé. Ils prodiguent des conseils sur le mode de vie et les régimes alimentaires qu’ils jugent les meilleurs. La question de la pénibilité évince enfin celle de la dangerosité : les fiches de poste de celles et ceux travaillant au contact du formol ne listent, parmi les désagréments de ces fonctions, que l’exposition aux bruits des ateliers, aux mauvaises odeurs et à la salissure, alimentant ainsi un phénomène général de sous-reconnaissance des maladies professionnelles16. L’inégalité sociale face au risque est ici flagrante : ce sont les ouvrières, et en l’occurrence plutôt les ouvriers, du bas de la hiérarchie (aides de laboratoire ou nettoyeurs des machines) qui manipulent quotidiennement le formol toxique.

Le cas des dermites n’épuise pas le sujet des maladies professionnelles liées au formol à Quillan, pas davantage que la fermeture de l’établissement en 2004 ne le clôt. Dans les années 2000 émerge la question des cancers que provoqueraient les matières premières du plastique, en premier lieu chez celles et ceux qui y sont exposé·es à l’usine. Sur la base d’études épidémiologiques, une enquête de 2006 orchestrée par le Centre international de recherche sur le cancer, agence intergouvernementale créée en 1965 par l’Organisation mondiale de la santé, conclut à la cancérogénicité du formol17. Une nouvelle étude de 2012 confirme ce verdict en identifiant ces pathologies (cancers des fosses nasales, leucémies). Les cancers des voies respiratoires consécutifs à l’exposition au formol complètent ainsi en 2009 la liste des maladies professionnelles indemnisées par la Sécurité sociale.
Les médecins parlent encore volontiers de « dermites allergiques au formol », comme si l’origine des symptômes était l’individu et non le produit employé.
Qu’en est-il chez Formica ? Bien sûr, certains cancers professionnels se manifestent longtemps après l’exposition, éventuellement après la fermeture de l’usine de Quillan en 2004, ce qui concourt à l’opacité du risque professionnel que rappelle l’historienne Catherine Omnès18. En 2008, la Fédération nationale des accidenté·es du travail et handicapé·es de l’Aude recense alors trente ex-salarié·es de cette entreprise ayant succombé à des cancers divers, auxquels s’ajoute une dizaine d’autres, toujours en vie mais malades. On sait aussi que deux ans plus tard, un suivi est engagé pour trente-quatre ancien·nes salarié·es. En revanche, aucune évaluation systématique des cancers professionnels chez Formica n’est décidée, ce qui s’explique aisément par la carence de données permettant la traçabilité de l’exposition, le site industriel ayant été rasé en 200619.
L’histoire des risques professionnels dans l’usine de Quillan est donc fortement corrélée à celle de la modernité matérielle promise par le Formica, auquel la polymérisation du formol, toxique, confère nombre de ses qualités techniques. Quant au phénol, il pose des problèmes d’un autre ordre, qu’éclaire à son tour l’étude des pollutions fluviales en haute vallée de l’Aude.
En eaux troubles
L’industrie du Formica est la cause de dégâts écologiques, faisant du canton de Quillan le plus pollué du département par les rejets industriels. Dès les années 1950, les doléances des riverain·es et des pêcheur·euses se font entendre face aux nuisances engendrées par l’établissement classé : les « odeurs de produit chimique fort désagréables » (le formol a priori) et les « nappes huileuses » dans le fleuve20. À l’aube de cette décennie, les déversements industriels ne sont pas nouveaux : la chapellerie contaminait déjà le fleuve. C’est plutôt la nature des pollutions, désormais hautement toxiques, qui change avec l’avènement de la plasturgie. Les notes laissées dans les années 1970 par Jean-Charles Humbert, responsable du service « sécurité environnement » de l’usine, confirment que la production du Formica occasionne bel et bien des rejets polluants21. On identifie d’abord une pollution chronique, liée à l’évacuation dans l’Aude des eaux phénolées utiles au lavage et au refroidissement des machines si leur volume s’avère trop important pour que ces fluides soient incinérés. Les rejets de phénol dans le cours d’eau excédent ainsi régulièrement le seuil toléré.
L’industrie du Formica est la cause de dégâts écologiques, faisant du canton de Quillan le plus pollué du département par les rejets industriels.
Mais il existe aussi un risque majeur de pollution accidentelle, aux conséquences désastreuses, requérant dès lors la plus grande précaution lors de la manipulation du phénol. Les archives de l’entreprise, celles des pêcheur·euses, ainsi que la presse quotidienne régionale confirment la survenue de plusieurs incidents, décimant périodiquement les poissons au cours des décennies 1960 à 1980. Des accidents sont parfois reconnus immédiatement par le personnel, comme en 1972. D’autres sont plus opaques et font l’objet d’enquêtes infructueuses, à l’image de la catastrophe du 17 septembre 1983, au cours de laquelle la dispersion d’une quantité très importante de phénol a privé 10 000 Audois·es d’eau potable et mobilisé tout un régiment de parachutistes, stationné d’ordinaire à Carcassonne, afin d’évacuer les cadavres de truites22. Ces incidents engendrent en tout cas des conflits environnementaux dont les archives de pêcheur·euses gardent la mémoire.

La haute vallée de l’Aude est en effet une réserve de pêche, royaume de la truite fario. Les pêcheur·euses, dont Christelle Gramaglia et Gabrielle Bouleau ont dévoilé l’ethos militant, se mobilisent logiquement contre les industriels, disqualifiés comme usagers parasites des cours d’eau. Loin d’être une simple amicale, la fédération départementale de pêche assure une mission d’alevinage, visant à repeupler les eaux de jeunes poissons, et s’investit dès lors financièrement contre les déversements fluviaux. Son comité directeur regrette en 1964 que l’implantation industrielle ait « fait généralement valoir la précellence de l’intérêt économique sur tous les autres intérêts »et invite les pêcheurs à militer auprès des élus pour mettre un terme aux pollutions larvées23.
La haute vallée de l’Aude est une réserve de pêche. Les pêcheur·euses se mobilisent contre les industriels, disqualifiés comme usagers parasites des cours d’eau.
Ces acteur·ices assurent aussi, directement ou indirectement, une mission d’expertise de l’écologie fluviale, rendue sensible dans une étude des « données écologiques sur la rivière Aude entre Quillan et Couiza, trois mois après une pollution accidentelle24 ». Le 20 janvier 1970, l’Aude est en effet souillée, à partir de Quillan, sur une dizaine de kilomètres, par un déversement accidentel. La fédération départementale de pêche fait alors appel aux compétences du groupe de radioécologie continentale, implanté au centre d’études nucléaires de Cadarache. Celui-ci évalue l’ampleur de la destruction de la biodiversité fluviale et le temps nécessaire pour que la rivière revienne à son état initial. Il faut quantifier la mortalité piscicole, mais aussi, tâche plus ardue, « dresser un bilan des conséquences secondaires, moins immédiatement visibles, d’une pollution sur la vie de la rivière ». Les conditions d’existence de la truite, maillon terminal de la chaîne alimentaire, dépendent étroitement de l’ensemble de l’écosystème de la rivière (faune, flore, benthos, plancton, sédiments). Si cette source détonne de par l’ampleur du questionnaire et l’appel aux techniques modernes de radioprotection, l’expertise de 1970 n’est pas une exception. De telles enquêtes sont déjà menées en 1952, et le Conseil supérieur de la pêche s’arroge une mission voisine lors de la grande pollution de 1983 – il identifie ce faisant l’origine géographique de la mortalité piscicole : le canal de fuite de l’usine Formica25.

De tels déversements s’inscrivent progressivement à l’agenda de l’entreprise Formica. Dans les années 1950, l’euphémisation des nuisances est la règle. La direction nie en 1952 le déversement dont se plaignent ses détracteur·rices, arguant qu’elle utilise, dans la fabrication du Formica, des produits trop onéreux pour être gaspillés dans le fleuve26. Les conflits d’usage et de voisinage sont plus généralement considérés comme accessoires face à l’intérêt socio-économique de la reconversion de l’ancienne chapellerie.
Cette attitude générale évolue à la faveur de la loi sur l’eau de 1964. Ce texte crée des agences de bassin, censées attribuer des subventions pour l’exécution de travaux d’intérêt commun au bassin versant et financer cette activité par la collecte de redevances auprès des industriels. Ces taxes sont notamment fonction des pollutions fluviales, désormais financièrement contraignantes. Elles poussent la direction de l’entreprise à exécuter des travaux de réduction des rejets : l’investissement dans une chaudière d’incinération, qui cible les poussières de ponçage, lui permet d’abaisser radicalement la facture en 197927. Au fil du second XXe siècle, et à plus forte raison au diapason de l’invention politique de l’environnement dans les années 1970, les voix critiques sont ainsi plus audibles et les « désagréments » requalifiés en « pollutions ». Mais la gouvernance des externalités négatives de l’industrie sanctionne surtout la quantité des rejets fluviaux et néglige alors la nocivité particulière des matières premières du Formica.
Au sortir des « Trente Glorieuses », les pollutions causées par la plasturgie continuent de susciter des débats houleux, dont les enjeux sont redéfinis sous la menace de la désindustrialisation. Dans La Dépêche du Midi, la direction de Formica déplore ainsi en 1987 « le dénigrement outrancier d’une industrie de pointe de la haute vallée [qui] risque de pénaliser gravement le développement ultérieur de cette entreprise », principal employeur de ce territoire28.
Lire aussi sur Terrestres : Thomas Le Roux, « Les polluants éternels ne sont pas intemporels », mars 2023.
Une histoire d’amour toxique
Le Formica est donc un plastique emblématique du nouvel ordre matériel qui émerge après la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi une marchandise à l’heure de la démocratisation de l’équipement domestique. C’est enfin un symbole culturel des « Trente Glorieuses », habillé d’affects forts. Et pour cause : le Formica apparaît comme le symbole regretté d’une époque jugée rétrospectivement exceptionnelle. Mais ces représentations contemporaines de la crise – toujours actuelles – ne sauraient faire oublier les conséquences matérielles de sa production industrielle dans les Pyrénées audoises.
« Trente Glorieuses » et « Trente Ravageuses » se retrouvent indissociables et le Formica reflète cette ambivalence.
L’examen du cas des établissements de Quillan met alors en évidence le lot de risques sanitaires, parfois mortels, existant au sein de l’usine. Il fait aussi surgir les dégâts de cette industrie sur l’écosystème fluvial. Évidemment, l’usine audoise n’est ni la première ni la seule à polluer. Mais les rebuts anciens de la chapellerie sont incommensurables à ceux de la plasturgie. Voici une évolution notable : si l’industrie pollue en haute vallée de l’Aude, elle le fait en sécrétant des substances toujours plus toxiques à l’heure des décennies de haute croissance de l’après-guerre. Les matières premières du Formica, le phénol et le formol, participent pleinement de ce nouveau régime de pollution.
« Trente Glorieuses » et « Trente Ravageuses » se retrouvent donc indissociables, le Formica reflétant cette ambivalence. Son histoire environnementale bouscule les savoirs acquis sur la société de consommation et la modernité qui l’habite. Mais cet article ne vise pas uniquement à penser la concomitance de ces processus. Il est aussi une invitation à envisager leur rapport de causalité. Le Formica, auquel la seconde main assure aujourd’hui une deuxième jeunesse dans les brocantes en vertu de son lustre indemne et de ses teintes acidulées, a bel et bien joué son rôle dans l’avènement d’un monde toxique. Il en va ainsi des plastiques produits à large échelle au moyen de substances carbonées dangereuses, en poursuivant d’abord des objectifs de rentabilité financière qui conduisent les promoteur·rices de ces artefacts modernes à occulter leur coût réel, humain et écologique.

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Notes
- Annie Ernaux, Les Années, Paris, Gallimard, 2010 (2008), p. 45.
- Rémy Pawin, « Retour sur les “Trente Glorieuses” et la périodisation du second XXe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 60, nᵒ 1, 2013, p. 155-175.
- Christophe Bonneuil et Stéphane Frioux, « Les “Trente Ravageuses” ? L’impact environnemental et sanitaire des décennies de haute croissance », dans Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses ». Modernisation, contestations et pollutions dans la France d’après-guerre, Paris, La Découverte, 2013, p. 41-59.
- Emprunté au latin formidabilis, l’adjectif « formidable » signifie, au sens étymologique : « qui inspire la crainte ». Cet article dérive d’une recherche menée dans le cadre d’un mémoire de master 2, soutenu en 2023 à l’IEP de Paris et publié en 2024 : Lucile Truffy, C’est Formica, c’est formidable ! Une histoire d’entreprise (1951-1983), Paris, Ithaka, 2024.
- Ce pastiche d’Alphonse de Lamartine, signé Raymond Queneau, ouvre le court-métrage Le Chant du styrène du cinéaste Alain Resnais, commandé par l’entreprise Péchiney : Alain Resnais, Le Chant du styrène, Les Films de La Pléiade, 1958, 13 minutes.
- Joris Mercelis, Beyond Bakelite : Leo Baekeland and the Business of Science and Invention, Cambridge, MIT Press, 2020.
- Le brevet du Formica, déposé en 1913 et enregistré au sortir de la Première Guerre mondiale, atteste de ces qualités : United States Patent Office, US1284432A, brevet, 1918. Voir aussi cet ouvrage sur le Formica aux Etats-Unis : Susan Grant-Lewin (dir.), Formica & Design : From Countertop to High Art, New York, Rizzoli, 1991. Les contributions de Jeffrey L. Meikle et Steven Holt y sont denses d’informations : le présent paragraphe dérive en partie des données que ces auteurs ont soigneusement compilées.
- Sur le passé chapelier de Quillan, voir : Jean-Marc Olivier, « Chapeaux, casquettes et bérets : quand les industries dispersées du Sud coiffaient le monde », Annales du Midi, no 251, 2005, p. 407-426. Sur l’aventure française, et notamment audoise, du Formica, le fonds d’archives de la Société anonyme Formica, conservé aux archives départementales de l’Aude, est une mine d’or : s’il n’est pas coté, 1 382 cartons sont à ce jour sommairement inventoriés.
- Nicolas Berges, L’Amour Formica, Real Productions, 2009, 52 minutes [en ligne] : https://www.youtube.com/watch?v=j0nrhsiH0eE. Consulté le 6 janvier 2025.
- Sabine Effosse, Le Crédit à la consommation en France, 1947-1965. De la stigmatisation à la réglementation, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2014, p. 215-219. Sur l’histoire de la société de consommation, se référer à la synthèse de Jean-Claude Daumas : Jean-Claude Daumas, La Révolution matérielle. Une histoire de la consommation. France, XIXe-XXIe siècle, Paris, Flammarion, 2018.
- Le kitchen debate de 1959 entre Nikita Krouchtchev et Richard Nixon (alors vice-président des États-Unis) lors de l’exposition nationale américaine à Moscou a souvent été considéré par les historien·nes comme une illustration éloquente de l’immixtion de la haute politique dans la sphère de la société de consommation au temps de la guerre froide. Voir : Ruth Oldenziel et Karin Zachmann, Cold War Kitchen : Americanization, Technology, and European Users, Cambridge, MIT Press, 2009.
- Céline Pessis, Sezin Topçu et Christophe Bonneuil (dir.), Une autre histoire des « Trente Glorieuses », op. cit. ; Michel Letté et Thomas Le Roux, Débordements industriels. Environnement, territoire et conflit, XVIIIe-XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
- Archives départementales de l’Aude (AD11), Fonds Formica, dossier no 235, rapports du CHS, 1966.
- AD11, Fonds Formica, dossier no235, compte-rendu de réunion du CHS, 23 septembre 1971.
- AD11, Fonds Formica, dossier no 192, rapport du docteur Jean Bourrel, 1960 ; dossier no 211, fiche toxicologique du docteur Aimé Joseph-Charles, 1971-1972.
- AD11, Fonds Formica, dossiers no 1052 et 1201, fiches de poste « aide laboratoire résines », 1972 et « nettoyeur mélange sur machine VITS », 1974.
- Centre international de recherche sur le cancer, Formaldehyde, 2-Butoxyethanol and 1-tert-Butoxypropan-2-ol 88, Lyon, Centre international de recherche sur le cancer, 2006, p. 37 ; Centre international de recherche sur le cancer, Chemical Agents and Related Occupations 100, Lyon, Centre international de recherche sur le cancer, 2012, p. 401.
- Catherine Omnès, « De la perception du risque professionnel aux pratiques de prévention : la construction d’un risque acceptable », Revue d’histoire moderne et contemporaine, vol. 56, no 1, 2009, p. 61-82.
- Réponse du ministre du Travail Xavier Darcos à la question écrite no 03058 du sénateur Marcel Rainaud le 3 décembre 2009 : « Suivi médical des ex-salariés de la société Formica de Quillan (Aude) ».
- AD11, Fonds Formica, dossier no 81, lettre de M. Bourrel, président de la Société de pêche et de pisciculture de la haute vallée de l’Aude, à la direction des Industries De La Rue France, 21 avril 1952.
- AD11, Fonds Formica, dossier no 502, notes manuscrites de Jean-Charles Humbert, 1976.
- Archives nationales (AN), 19920558/34, Fonds du ministère de l’Environnement, rapport de la direction générale des eaux et forêts, 5 juillet 1973. Un récit de la pollution du 17 septembre 1983, sur les termes court de l’événement, moyen des processus d’expertises, et long de la justice, est disponible en ligne : Lucile Truffy, « Death on the Aude : River Pollution, the French Formica Company, and Local Fishers in 1983 », Environmental History Now [en ligne], 27 juin 2024 : https://envhistnow.com/2024/06/27/death-on-the-aude-river-pollution-the-french-formica-company-and-local-fishers-in-1983/. Consulté le 6 janvier 2025.
- Archives départementales de l’Hérault (AD34), 2439 W 1, Fonds du Conseil supérieur de la pêche, rapport moral et procès-verbal de réunion du conseil d’administration de la Fédération départementale de pêche de l’Aude, 1964. Sur le rôle militant des pêcheur·euses, voir : Christelle Gramaglia, « Des poissons aux masses d’eau : les usages militants du droit pour faire entendre la parole d’êtres qui ne parlent pas », Politix, vol. 83, no 3, 2008, p. 133-153 ; Gabrielle Bouleau, « La contribution des pêcheurs à la loi sur l’eau de 1964 », Économie rurale, no 309, 2009, p. 9-21.
- AD34, 2439 W 1, Fonds du Conseil supérieur de la pêche, données écologiques sur la rivière Aude entre Quillan et Couiza, trois mois après une pollution accidentelle, 15 juin 1970.
- AN, 19920558/34, Fonds du ministère de l’Environnement, estimation des dommages piscicoles de la pollution du 17 septembre 1983, vers 1983.
- AD11, Fonds Formica, dossier no 81, lettre de la direction des Industries De La Rue France à M. Bourrel, président de la Société de pêche et de pisciculture de la haute vallée de l’Aude, 21 avril 1952.
- AD11, Fonds Formica, dossier no 574, décomptes annuels de la redevance payée par la Société anonyme Formica à l’agence de bassin Rhône-Méditerranée-Corse, 1969-1983.
- AN, 19890275/5, Fonds du ministère de l’Environnement, coupure de presse, « Précisions de la direction », La Dépêche du Midi, 6 mai 1987.
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Construire dans l’anthropocène : une architecture de l’accident ?
Texte intégral (7665 mots)
Temps de lecture : 19 minutes
Cet article est une traduction de « From Architecture to Kainotecture », réalisée par MLAV.LAND et Nagy Makhlouf. L’article original de McKenzie Wark est paru en 2017 dans la revue e-flux.

Toute l’architecture que nous connaissons est architecture de l’Holocène. L’architecture a dû faire face à de nombreux facteurs imprévisibles, mais le climat de l’Holocène a toujours été considéré comme une constante. C’est le cas même pour les architectures qui font face à des conditions très imprévisibles. Glenn Murcutt, par exemple, a conçu des structures adaptées aux précipitations très variables en Australie. Mais il pouvait toujours prendre une mesure des pluies locales, en isoler le pic et concevoir une gouttière suffisamment grande par rapport à une surface de toit donnée pour la quantité d’eau qui s’y déposerait le plus vraisemblablement. Ainsi, bien que des architectures aient été conçues pour des climats imprévisibles, ceux-ci ont été imprévisibles dans le cadre général de l’Holocène. Ce qui n’existe pas encore, c’est une façon de construire pour un climat qui sort des paramètres de l’Holocène…
L’Anthropocène est, entre autres, la fin du climat de l’Holocène. À l’échelle planétaire, les températures augmentent et ne reviendront pas aux niveaux de l’Holocène dans un futur proche. C’est ce que nous apprend la science des modèles climatiques, elle-même le fruit d’une infrastructure mondiale extraordinaire1. L’incertitude réside dans les effets locaux, à savoir s’il y aura un nouveau modèle relativement stable ou une période d’imprévisibilité prolongée. Si l’architecture doit encore exister, ce sera une architecture dépourvue de certains acquis et de constantes pour la fonder.
Si toute architecture est architecture de l’Holocène, alors l’Anthropocène est peut-être la fin de l’architecture telle que nous la connaissons. L’archè en architecture signifie quelque chose comme l’origine, la source, le commencement, le commandement ou les conditions de possibilité. Mais dans l’Anthropocène, on ne peut plus imaginer une pratique constructive à partir des mêmes fondations conceptuelles. Peut-être qu’au lieu de l’archè, la racine conceptuelle doit être autre chose, quelque chose qui n’a pas cette ambition de s’élever.
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Peut-être que ce champ d’étude et de pratique devient une kainotecture, de kainos (qui est aussi la racine de –cène dans Holocène et Anthropocène), signifiant un tournant dans la nature du temps. Peut-être devient-elle une xénotecture, de xenos, l’étranger, qui pourrait être ami ou ennemi. Peut-être devient-elle une tychotecture, de tyche, déesse de la fortune. Peut-être devient-elle une symbebekotecture, de symbebekos, l’accident. Nommons l’ensemble du problème kainotecture, et envisageons les autres tektons comme ce qu’il pourrait devenir, à mesure que nous en saurons davantage sur ce que seront les manières possibles de bâtir dans le temps que la planète habite maintenant.
La version du futur potentiel de l’architecture sur lequel je souhaite me concentrer est la symbebekotecture : construire pour l’accident et, dans une certaine mesure, construire accidentellement. C’est un terme ridiculement maladroit pour désigner un ensemble de pratiques de construction souvent tout aussi ridicules et maladroites qui ont déjà eu lieu, mais dont la qualité accidentelle et improvisée en fait des précurseures de toute pratique de kainotecture. Il faudra sans doute un certain temps avant que la construction n’acquière de nouvelles constantes, comme celles qui ont fondé les diverses architectures de l’Holocène. Peut-être que de telles constantes n’adviendront plus jamais et qu’elle restera une solution improvisée pour un monde accidentel.

Évoquer ensemble l’accident et de l’architecture fait immédiatement penser au travail de Paul Virilio, en particulier à sa Bunker Archéologie2. On pourrait assimiler le bunker à une sorte de symbebekotecture, une structure construite pour résister aux accidents les plus probables qui lui seront infligés par des attaques. Pour Virilio, les améliorations de l’artillerie ont exposé la ville et rendu impossible sa défense par la construction de murs ou de remparts. La côte normande de son enfance, en temps de guerre, était cependant différente ; après la mer et la plage, le bunker était une dernière ligne de défense. La topographie et la forme bâtie conspiraient pour empêcher les forces alliées d’entrer.
Il serait pourtant plus intéressant de construire une image préliminaire de notre symbebekotecture non pas à partir des structures défensives de Normandie, mais à partir de celles conçues et construites pour son attaque. Ce qui rend ces dernières plus pertinentes réside dans le contraste avec le projet de construction défensive des nazis : les Alliés ont non seulement dû concevoir des structures entièrement nouvelles pour le débarquement, tout en étant dans une méconnaissance totale des paramètres nécessaires à leur bon fonctionnement. Penser à partir des constructions d’attaque plutôt que de défense nous donne une image très différente de ce à quoi pourrait ressembler la symbebekotecture, et tout à fait distincte des mégalithes immobilisateurs de Virilio et de son collaborateur, Claude Parent3.
Si toute architecture est architecture de l’Holocène, alors l’Anthropocène est peut-être la fin de l’architecture telle que nous la connaissons.
Revisitons la symbebekotecture du Jour J (D-Day) à travers un seul personnage, qui n’était en aucun cas architecte, mais pourrait éventuellement être un symbebekotecte prototypique : John Desmond Bernal. Le Jour J comptait de nombreux symbebekotectes et, en effet, les formes inattendues et fortuites de leur travail collaboratif sont peut-être l’une des principales raisons du succès de l’invasion. L’histoire tourne autour des recherches approfondies de Bernal sur les variantes locales d’un paysage de l’Holocène. Même si cela ne correspond pas tout à fait au savoir appliqué nécessaire pour construire dans l’Anthropocène, nous n’avons presque aucun exemple de ce dernier. Ce petit spécimen de symbebekotecture dans l’Holocène peut donc nous aider à réfléchir aux manières de relever les défis imprévisibles de la construction pour l’Anthropocène.
Après des études de physique à Cambridge, Bernal s’est orienté vers le domaine de la cristallographie aux rayons X, où il a fait ses premières armes4. Les cristallographes à rayons X tentent de déterminer la structure des cristaux. La méthode utilisée à l’époque consistait à envoyer des rayons X à travers un cristal, diffractant la lumière, jusqu’à une plaque photographique située derrière. Une image tridimensionnelle du cristal peut ainsi être déduite de l’image bidimensionnelle. Dans l’entre-deux-guerres, c’est un domaine qui commence à progresser rapidement, déchiffrant la structure de formes de plus en plus complexes comme les cristaux liquides, les métaux, les fibres de laine et même les protéines. Il a joué un rôle central dans le développement de la biologie moléculaire, ainsi que dans la découverte et la production de « l’architecture » des médicaments, et il a contribué à l’identification de la structure hélicoïdale de l’ADN.
Bernal a mené une très belle carrière, voire une carrière de premier plan, dans le domaine de la cristallographie aux rayons X, qui était déjà bien entamée avant la Seconde Guerre mondiale. Il n’a pas remporté le prix Nobel, peut-être en partie parce qu’il avait des intérêts assez variés et qu’il n’a pas suivi longtemps un unique axe de recherche. Parmi ses intérêts figurait la rédaction de ce qui est probablement le premier traité accélérationniste, The World, the Flesh and the Devil (1929). Il a également écrit une critique marxiste pionnière de la science, The Social Function of Science (1939)5. Il a été l’un des principaux animateurs de ce que l’on appelait à l’époque le Mouvement des Relations Sociales de la Science6. Ses ami·es l’appelaient Sage.
Comme de nombreux progressistes de son temps, il s’est engagé dans la défense de la République espagnole contre Franco, ce qui, dans son cas, a impliqué des tentatives de mobilisation de l’expertise scientifique. Il a tenté d’être ce que Foucault appelait un intellectuel « spécifique » plutôt que général7. Lui et ses camarades ont mené des tests scientifiques sur les effets des bombardements aériens sur les structures urbaines, ainsi que sur les effets des attaques au gaz toxique sur les populations civiles, car peu était connu sur ces deux types d’attaques à cette époque. Cette expertise a finalement amené Bernal à participer aux préparatifs de la défense civile britannique, où il a apporté une contribution modeste mais rigoureuse à l’une des grandes controverses stratégiques de la guerre : l’efficacité des campagnes de bombardements aériens. Il a mis au point une méthode pour évaluer l’efficacité des bombardements alliés en étudiant les bombardements nazis des villes britanniques. En collaboration avec un statisticien, il a étudié la ville industrielle de Birmingham et le port de Hull. Il s’agissait d’une étude aux méthodes multiples, incluant des questionnaires et des essais rédigés par des écoliers, mais la principale preuve reposait sur la relation statistique entre le nombre de bombes larguées et leurs effets en termes de pertes humaines et de perte de temps de travail.

Le résultat surprenant de cette étude a été de montrer que les bombardements étaient très inefficaces. Les villes sont en effet plus « résilientes » qu’on ne le pensait. Et si les villes britanniques étaient résilientes, les villes allemandes l’étaient probablement aussi. C’était, pour l’époque, une recherche en big data. Et elle a modestement contribué à la prise de décision au plus haut niveau quant à l’opportunité pour la Grande-Bretagne d’engager ses maigres ressources pour bombarder l’Allemagne. Après le désastre de Dunkerque et la chute de Singapour, la Grande-Bretagne disposait de peu de moyens pour attaquer les nazis. Comme Clausewitz aurait pu le conseiller, Churchill a pris une décision fondée non seulement sur des facteurs matériels, mais aussi sur le moral. Ainsi, Churchill a pris la décision restée célèbre d’aller à l’encontre des preuves fournies par des chercheurs tels que Bernal et d’engager la Grande-Bretagne dans une vaste campagne de bombardements aériens. Sans cette campagne aérienne, il n’y aurait pas eu de second front contre les nazis et l’Union soviétique aurait été la seule à mener la vraie guerre.
On peut déjà relever ici des éléments d’une symbebekotecture. C’est une pratique qui concerne l’espace et la forme bâtie, mais d’une manière accidentelle. C’est une connaissance des bâtiments exposés à des forces de destruction accidentelles. Dans Terror from the Air, Peter Sloterdijk affirme que la guerre moderne ne consiste plus à attaquer le corps de l’ennemi, mais son environnement8. Les gaz et les explosifs modernes sont des armes ambiantes, et rendent une zone inhabitable pour toute forme de vie. Ces armes sont environnementales au sens strict, même si c’est aujourd’hui quelque peu contre-intuitif, l’environnement étant ici une zone intentionnelle de conflit et de dégradation. Ce que Bernal et ses collaborateur·ices construisaient, c’était la connaissance de ces environnements affectés, qui pouvaient alors être réaménagés pour être moins inhabitables dans certaines circonstances. Par exemple, Bernal a recommandé la construction d’abris antiaériens sur les lieux de travail, car il s’est avéré que la plupart des pertes humaines causées par les bombardements étaient dues à des frappes directes sur les usines. L’endroit où les bombes tombaient était aléatoire, mais l’endroit où les gens étaient le plus susceptibles d’être tués ne l’était pas.
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Le style de recherche que Bernal a initié avec son travail sur l’efficacité des bombardements aériens allait s’avérer être une symbebekotecture à deux titres. D’une part, il traite d’un environnement aux effets accidentels, ambiants et parfois indirects : un monde qui explose. Deuxièmement, la méthode elle-même, bien que dérivée des sciences, était étonnamment ouverte. L’utilité et le domaine d’application des connaissances qu’il a produites n’étaient pas prévisibles. Il fallait un esprit large et créatif pour déterminer quelles questions poser et où chercher des réponses probables. Le meilleur exemple en est la participation de Bernal à l’opération Overlord, nom de code de l’invasion de la Normandie.
Bernal était le conseiller scientifique de Lord Mountbatten, qui a été chargé d’un groupe appelé Combined Operations (CO), une expérience de commandement conjoint des forces aériennes, maritimes et terrestres. Les CO ont bien commencé avec un raid réussi sur Bruneval, où une petite unité est parvenue à capturer un radar portable allemand9. Mountbatten a enchaîné avec l’opération Jubilee, un raid désastreux sur le port de Dieppe, au cours duquel Bernal et d’autres ont beaucoup appris sur la façon de ne pas envahir les côtes européennes tenues par l’ennemi. L’échec de l’opération Jubilee a conduit à la décision, dans le cadre de l’opération Overlord, d’éviter l’attaque d’un port et de débarquer les forces d’invasion sur des plages. Le seul véritable précédent était un autre désastre : le débarquement de Gallipoli lors de la Première Guerre mondiale. Bernal a été chargé de résoudre les problèmes posés par le débarquement d’une gigantesque force d’invasion sur les plages de Normandie, qui, bien qu’elles n’étaient pas aussi lourdement défendues qu’un port, présentaient d’énormes obstacles.

Bien que partisan de la première heure d’une invasion par les plages, le cavalier Mountbatten n’allait pas être pas le commandant d’Overlord. Avant de passer à la symbebekotecture de l’opération Overlord, un autre projet de Mountbatten mérite d’être mentionné, même s’il n’a jamais été réalisé. Le projet Habakkuk a débuté par la découverte d’un nouveau matériau de construction, appelé Pykecrete, fait de glace renforcée par de la pulpe de bois. Mountbatten a demandé à Bernal de réaliser une étude de faisabilité sur la construction de porte-avions en Pykecrete. Ce projet était motivé par le rayon d’action limité des avions, la nécessité de harceler les sous-marins allemands (détectables par radar) et la pénurie d’acier pour la construction de porte-avions conventionnels.
Serait-il possible de débarquer des chars sur la plage ? Pour prouver son concept, Bernal a réalisé l’une des plus grandes démonstrations de l’histoire des démonstrations.
Comme c’est le cas pour tout nouveau matériau ne bénéficiant pas d’une expérience en ingénierie, la construction en Pykecrete s’est avérée beaucoup plus difficile qu’il n’y paraissait. Mais outre les défis physiques, les Américain·es et les Canadien·nes n’ont jamais été enthousiastes et, entre-temps, l’invention des réservoirs de carburant externes pour les avions et les nouvelles bases aériennes au Portugal ont de toute façon résolu le problème du rayon d’action. Cela dit, après la guerre, les Américain·es ont construit Drift Station Bravo, une station météorologique flottante sur un iceberg naturel, dotée d’une piste d’atterrissage pour avions légers, mais ce n’est pas tout à fait une preuve de concept10.
Retour sur l’opération Overlord : serait-il possible de débarquer une vaste force d’invasion, y compris des chars lourds, sur la plage ? Une partie de la solution réside dans la création de ports artificiels, connus sous le nom de Mulberry Harbors, pour lesquels Bernal a réalisé l’une des plus grandes démonstrations de l’histoire des démonstrations afin de prouver la validité du concept. Entouré d’une foule d’officiers supérieurs alliés, il remplit une baignoire, fabriqua de petits bateaux en papier et les fit flotter à l’une des extrémités de la baignoire. Il demanda à un officier de faire des vagues à l’autre bout de la baignoire. Les bateaux coulèrent. Il plaça ensuite un gilet de sauvetage Mae West au milieu de la baignoire et répéta l’expérience. Le « port artificiel » amorti les vagues et protégea les petits bateaux en papier. La démonstration fut si réussie qu’on lui demanda de la répéter pour Churchill lui-même.

Bernal n’a pas participé à la conception et aux essais des ports de Mulberry. Plusieurs prototypes différents ont été construits et une tempête fortuite a permis de les tester, ce qui constitue un remarquable exemple de symbebekotecture. L’objectif principal de Bernal était de savoir si les chars d’assaut parviendraient à remonter la plage. Comme par hasard, Bernal avait passé des vacances avant la guerre à Arromanches, la plage portant le nom de code « Gold Beach » lors de l’opération Overlord. Sa première idée fut de consulter Le Guide Bleu pour les touristes, une idée d’une simplicité qui n’avait pas effleuré les services de renseignement de la marine. De mémoire et d’après le Guide, Bernal avait l’intuition qu’il pourrait y avoir une couche de tourbe déposée sous le sable au Néolithique, et que la plage risquait de devenir marécageuse si les chars tentaient de la traverser.
Comment peut-on construire un savoir sur la « forme construite » d’une invasion mécanisée destinée à se produire sur un terrain duquel on ne peut pas recueillir de preuves directes ? Il s’agit peut-être du point essentiel à partir duquel on pourrait utilement penser à Bernal comme un précurseur de toute kainotecture potentielle, puisqu’il a véritablement excellé ici en tant que symbebekotecte. Par quels accidents expérimentaux pourrait-on construire un savoir permettant de concevoir cet accident de masse ? Bernal ne savait pas s’il y avait de la tourbe sous la plage. Si c’était le cas, toute l’invasion pourrait s’y enliser. Il faut donc l’étudier, mais il est impossible de le faire directement, puisque la plage était en territoire ennemi.
Bernal demanda à un géologue quelles plages britanniques reposaient sur de la tourbe et on lui indiqua Brancaster, sur la côte du Norfolk. Comme Hull et Birmingham dans l’étude sur les raids aériens, elle servirait de substitut au territoire ennemi. À l’époque, il y avait peu de connaissance sur les interactions des vagues sur les plages. Il a donc consulté le brigadier Ralph Bagnold, auteur de The Physics of Blown Sand and Desert Dunes11. Il en a tiré des idées d’expériences à réaliser au laboratoire d’hydraulique de l’Imperial College. Jusqu’à présent, il s’agit d’étapes inventives mais assez typiques de la recherche opérationnelle. Mais c’est là que les choses deviennent intéressantes.
Bernal ne savait pas s’il y avait de la tourbe sous la plage. Si c’était le cas, toute l’invasion pourrait s’y enliser. Impossible de l’étudier directement, puisque la plage était en territoire ennemi.
Bénéficiant d’un accès privilégié à la bibliothèque du British Museum, Bernal a lu l’intégralité des comptes rendus de la Société linnéenne de Caen, qui commence en 1840. La Société effectuait des voyages d’été au bord de la mer en Normandie, et Bernal a utilisé les rapports sur les espèces qu’elle y a trouvées pour déterminer les paysages géologiques d’où elles provenaient probablement. Il trouva un article de l’abbé Huc décrivant les plages après une tempête, ce qui confirma ses soupçons concernant la couche de tourbe. L’abbé avait également reçu une visite des eaux locales par les pêcheurs autochtones et avait noté les noms des affleurements rocheux locaux, dont les noms colorés suggéraient les dangers nombreux et spécifiques de ces eaux.
Le Roman de Rou est une épopée normande du XIIe siècle écrite par Maître Wace. En la consultant, Bernal a découvert le récit d’une évasion du château voisin de Cherbourg par une chaussée rocheuse qui n’apparaissait qu’à marée basse, du côté mer de la tourbière marécageuse de la plage12. Son nom topographique local, Hable de Heurtot, suggère un port, et les recherches de Bernal ont montré que la chaussée s’était envasée. Si l’on remonte encore plus loin, à l’époque romaine, les réserves de tourbe de la région apparaissent dans les registres d’approvisionnement en combustible local. En résumé, les chars d’assaut ne pourraient pas traverser ce terrain sans que des rails spéciaux et coûteux ne soient installés à l’avance.
La certitude sur la matière dépend finalement du type de sable et de la pente, qui pouvaient être explorés par des commandos de plongeurs envoyés en mission nocturne pour effectuer des relevés, avec le risque d’être repérés. L’opération de reconnaissance est testée sur la plage de Brancaster, Bernal tentant lui-même de détecter les plongeurs. Après avoir échappé à la détection, une mission sur la plage de Normandie est lancée. À leur retour, il s’avère que la plage de Brancaster présente une pente et un sable comparables, de sorte que des essais peuvent y être menés avec un degré de précision relatif. Ces essais ont montré que les chars pouvaient traverser la plage tant qu’ils ne se suivaient pas les uns les autres, ce qui nécessiterait un déminage sur un front beaucoup plus large. Au grand désarroi des habitant·es, Brancaster a été bombardé, tout comme les plages de Normandie, et les photographies aériennes des deux plages ont été comparées.
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Le désastre de Dieppe a montré l’importance d’une reconnaissance photographique détaillée. De grandes parties de la côte normande ont été photographiées sous différents angles et à différents moments de la journée afin de créer un enregistrement détaillé sans révéler les sites de débarquement choisis. Bernal lance également un appel pour obtenir des photos de vacances prises sur les plages françaises et les utilise pour évaluer la qualité de la plage et les obstacles locaux aux chars d’assaut. Bernal a étudié en détail les cartes des récifs, remontant l’histoire de la cartographie jusqu’à la carte de 1776 de l’hydrologue royal français Beautemps Bernières. Il s’est avéré qu’au fil du temps, un grand nombre de petits rochers, qui n’intéressent généralement personne d’autre que les pêcheurs locaux, ont été omis des cartes pour en accélérer leur reproduction.
Le lancement de l’opération Overlord dépendait de la météo. Plusieurs équipes de météorologues ont travaillé sur les prévisions. Le plan consistait à lancer l’attaque pendant un épisode orageux qui devait se terminer avant que la force d’invasion n’ait traversé la Manche. Cette militarisation de la météo n’a pas vraiment fonctionné comme prévu, et de forts vents de terre ont entraîné une marée plus haute que prévu lors du débarquement. Bernal voulait accompagner la force d’invasion, mais il débarqua peu de temps après, ce qui lui permis de constater visuellement le succès et le coût effroyable de toute sa planification. Il ne fut guère impressionné par la qualité de construction des défenses allemandes que Virilio admirait tant.
Le travail de Bernal visait à définir un cadre pour un évènement qui inclurait de très nombreux accidents. Mais sa méthode de recherche elle-même comprenait de nombreux accidents heureux.
Le travail de Bernal sur l’opération Overlord pourrait donc être une symbebekotecture à deux titres. Premièrement, ses recherches visaient à définir un cadre pour un évènement qui inclurait de très nombreux accidents. Mais deuxièmement, la méthode de recherche elle-même comprenait de nombreux accidents heureux, qui ont fourni des preuves à l’élaboration de certaines caractéristiques du plan dans ses endroits les plus improbables et les plus inattendus. Bien qu’il s’agisse d’un exemple utile de symbebekotecture, il convient de rappeler qu’il s’est déroulé à la fin de l’Holocène. Travailler sur les variations des conditions environnementales était crucial pour le succès d’Overlord, mais il s’agissait de variations à l’intérieur de certaines constantes, celles d’un climat remontant à plusieurs millénaires, jusqu’aux périodes glaciaires.

En ce sens, il s’agit d’un exemple de symbebekotecture mais pas encore de kainotecture. Ce ne sont pas les accidents auxquels les bâtisseur·euses risquent d’être confronté·es dans la temporalité présente de la planète. Néanmoins, il pourrait s’agir d’une esquisse d’étude de cas, à partir de laquelle constituer un répertoire d’études de cas pour former des kainotectes pour les accidents à venir.
L’architecture a réussi, d’une manière ou d’une autre, à survivre à ce que Keller Easterling appelle l’ère de l’Extrastatecraft, et à construire des objets qui forment une couche de ce que Benjamin Bratton appelle le Stack13. Mais comme le soulignent ces deux auteur·ices, l’architecture a fini par devenir une pratique subordonnée dans laquelle les enveloppes physiques et matérielles sont en réalité façonnées par des enveloppes financières. Il existe peut-être un moyen pour la discipline architecturale de regagner du terrain en se reconfigurant rapidement autour des contingences de la kainotecture. Nous pourrions nous former dès maintenant pour les bâtiments accidentels à venir.
Il y a encore un long chemin à parcourir avant de dépasser une vaine répétition à l’œuvre sur les fondations chancelantes de l’architecture.
Il peut sembler cynique de prôner une forme de conquête territoriale pour une discipline comme étant un avantage potentiel à tirer de l’Anthropocène, mais je ne pense pas que les bonnes intentions, les appels moraux ou les réflexions décourageantes sur la façon dont l’Anthropocène est déjà terrible et continuera à l’être permettront d’accomplir quoi que ce soit. Il est plutôt temps d’orienter la production du savoir vers des éventualités futures probables qui donneront aux travailleur·euses cognitifs des compétences utiles dont ils auront besoin tôt ou tard, et qui s’avèrent par ailleurs déjà utiles aujourd’hui. Être un·e concepteur·ice d’accidents dans une marée d’accidents ne devrait pas se produire complètement par accident, comme ce fut le cas pour Bernal et ses collègues.
Le développement du domaine de la kainotecture pourrait alors commencer par des études de cas où, par hasard, une sorte de symbebekotecture s’est produite au cours de l’Holocène. Il est possible qu’il existe de nombreuses études de cas intéressantes. Et à partir de celles-ci, la kainotecture pourrait évoluer vers une sorte de tychotecture, une forme construite qui peut tenter sa chance dans l’Anthropocène. Mais peut-être que l’objectif visé est réellement de pouvoir construire une xénotecture. Xenos c’est l’étranger ou l’alien, mais un étranger à qui on doit des cadeaux, et qui peut également nous en faire. Un étranger qui peut être simultanément hostile et hôte. Un étranger qui n’est peut-être plus l’un des nôtres, qui n’est plus humain·e, mais qui est la condition de la possibilité de tout construction, voire de toute habitabilité. Mais il y a encore un long chemin à parcourir avant de dépasser une vaine répétition à l’œuvre sur les fondations chancelantes de l’architecture.
Image d’accueil : carte Michelin, 1947. Wikimedia commons.

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Notes
- Paul Edwards, A Vast Machine, Cambridge, MIT Press, 2010.
- Paul Virilio, Bunker archéologie, Paris, Éditions Galilée, 2008.
- Larry Busbea, Topologies: The Urban Utopia in France, Cambridge, MIT Press, 2012.
- Sur Bernal, je m’appuie largement sur JD Bernal: The Sage of Science, Oxford, Oxford University Press, 2005.
- JD Bernal, The World, The Flesh and the Devil.
- Ce texte est un fragment d’un projet en cours sur le Mouvement des relations sociales de la science. Voir aussi McKenzie Wark, « Joseph Needham: The Great Amphibian », Public Seminar (5 September, 2014).
- Michel Foucault, Power/Knowledge, New York, Vintage, 1980.
- Peter Sloterdijk, Terror from the Air, Los Angeles, Semiotext(e), 2009.
- Les Alliés utilisaient déjà le radar – certainement l’une des grandes inventions « architecturales » de l’époque – mais l’accès à la technologie allemande a accéléré son développement. Robert Buderi, The Invention that Changed the World, New York, Simon & Schuster, 1996.
- Geoff Manaugh, « Drift Station Bravo », BLDGBLOG, 25 février 2010.
- Ralph Bagnold, The Physics of Blown Sand and Desert Dunes, Mineola, NY, Dover, [1941] 2005.
- The History of the Norman People: Wace’s Roman de Rou, trans. Glyn Burgess, Woodbridge, UK, Boydell Press, 2004.
- Benjamin Bratton, The Stack, Cambridge, MA, MIT Press, 2015 ; Keller Easterling, Extrastatecraft, Brooklyn, NY, Verso Books, 2014.
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