Derrière le silence colonial de la nature sauvage
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Préambule
Cet article a été écrit en 2020 en pleine pandémie de Covid-19 et pendant le mouvement Black lives matter. La revue Terrestres avait publié deux ans auparavant une traduction d’un article du penseur et militant Andreas Malm intitulée « Nature marronne et libération du monde » qui propose une défense du concept de wilderness (ici traduit par « nature sauvage1 ») en se servant principalement des expériences de résistance à l’esclavage colonial dans les Amériques par les Marrons.
Si le présent article est bien une réponse directe aux apories, inconséquences et silences problématiques de la proposition spécifique de Malm, il pointe plus largement une colonialité du savoir encore bien trop souvent présente dans certains discours écologistes. En particulier, j’y dénonce la pratique qui consiste à s’approprier le savoir de l’Autre racisé, colonisé ou esclavisé comme solution miraculeuse aux enjeux de l’Occident (en l’occurrence la défense de la wildernesss) tout en maintenant la marginalisation, voire la diabolisation de ce même Autre.
Mon article fut publié en anglais en 2022 dans la revue Environmental humanities. Traduit ici par Mabeuko Oberty, j’ai choisi de le laisser tel quel avec pratiquement aucune modification, en guise de trace d’un dialogue en cours qui rappelle quelque chose de très simple : les peuples autochtones, les Marrons, les personnes esclavisées et leurs descendants peuvent parler, danser, chanter et écrire en leurs propres langues et propres termes, leurs conceptions écologiques de la Terre et du monde.
Derrière le silence colonial de la nature sauvage :
« Dans le marronnage réside la quête du monde »
Traduit de l’anglais par Mabeuko Oberty
Depuis le milieu du dix-neuvième siècle, on retrouve le thème de la nature sauvage dans les appels d’écologistes pour la préservation d’espaces sauvages sur Terre2. Sans remettre en question les bonnes intentions de ces appels, l’histoire a montré que leur perspective dualiste a également contribué à un grand nombre de conflits violents de par le monde. Pour beaucoup, l’expression nature sauvage a été synonyme de la violence qu’on leur a infligée. Comme le souligne l’historienne Dorceta Taylor, la création de zones de nature sauvage aux États-Unis impliqua l’expulsion de peuples autochtones, la création du mythe selon lequel ces peuples n’ont jamais habité ces terres, au sein d’une culture raciste pleine de préjugés forgée à une rhétorique eugéniste, l’exclusion d’ethnies minorées3 hors de ces zones et la ségrégation consécutive de ces espaces et de leur gestion4. Né aux États-Unis, le concept de nature sauvage ou wilderness, a également influencé la manière dont les parcs naturels furent conçus ailleurs. La création de ces réserves de nature sauvage fut précédée de nombreuses formes de « colonialisme vert » imposées aux peuples autochtones sur toute la planète, comme en attestent de nombreuses archives en Afrique et en Australie5. La nature sauvage se développa aux dépens des peuples locaux qui vivaient dans ces espaces depuis des siècles, si ce n’est des millénaires.
Il existe encore aujourd’hui aux États-Unis une sous-représentation des communautés racisées minorées au sein des organisations environnementales, qu’il s’agisse d’institutions gouvernementales ou d’ONG (organisations non gouvernementales), avec pour effet d’entretenir l’imaginaire de l’environnementalisme comme cet espace spécifique de la blanchité, encore majoritairement masculin6. L’exclusion des personnes racisées sous couvert du concept de nature sauvage n’était pas seulement un procédé violent de ségrégation ; cela faisait également intimement partie d’une exclusion théorique et généalogique conduisant à ce que j’ai nommé la double fracture de la modernité, un énorme fossé séparant les histoires, théories et mouvements (post)coloniaux et environnementaux7. Cela nous conduit ainsi à percevoir comme normale, ou du moins à ne pas percevoir comme fondamentalement problématique, la place marginale des voix non-blanches dans les nombreux « débats sur la nature sauvage8 » ainsi que l’absence des personnes racisées dans les généalogies de cette nature sauvage et la pensée environnementale9. Tandis que Henry David Thoreau et John Muir occupent le devant de la scène, on n’entend pas ou peu les expériences, connaissances et philosophies sur les espaces naturels de personnes Noires telles que George Washington Carver et Harriet Tubman, même lorsqu’elles se manifestèrent exactement au même endroit, comme ce fut le cas de Brister Freedman au sujet de Walden Pond10.

En écho de la « critique du tiers-monde » par Ramachandra Guha, des travaux éco-critiques postcoloniaux ont dénoncé la nature sauvage comme une forme d’environnementalisme faisant fît de l’héritage de l’esclavage, du colonialisme et de l’impérialisme ainsi que les voix, les littératures et ses imaginaires des personnes et communautés impliquées dans des luttes d’émancipation postcoloniales11. Si nous tenons compte de son usage et de son histoire à visée excluante, quelle fonction la wilderness peut-elle bien remplir aujourd’hui tandis que nous faisons face aux ravages écologiques mondiaux en cours ? Existe-t-il une place digne pour les peuples autochtones et les personnes racisées au sein des discours sur la nature sauvage ?
Dans cet article, je m’engage dans une critique de l’une des tentatives les plus directes d’articuler les expériences des personnes Noires esclavisées aux Amériques au sein d’un discours sur la wilderness, une tentative réalisée par Andreas Malm. Dans un article de 2018 qui a beaucoup circulé12, intitulé « In Wildness Lies the Liberation of the World: On Maroon Ecology and Partisan Nature », Malm postule une « théorie marxiste sur la nature sauvage » dans laquelle ces espaces, s’émancipant de l’assujettissement du capital, joueraient un rôle dans la libération des dominés13.
Dans son article, son exemple principal s’appuie sur l’histoire du marronnage, la pratique par laquelle les Marrons – c’est-à-dire les esclaves fugitifs – créaient des communautés en des lieux reculés, y compris des collines isolées, des montagnes et des marais, faisant de ces lieux des refuges et des foyers de luttes pour leur libération. À partir de livres d’histoire, d’archives, de romans et de récits d’esclavisés au sujet du marronnage d’une part, et d’observations de terrain menées dans les îles caribéennes de la Dominique et de la Jamaïque d’autre part, Malm attire l’attention sur de nombreuses histoires de personnes ayant utilisé des espaces naturels pour se libérer de la domination capitaliste. Toutefois, dans cette tentative, les personnes racisées sont destituées de leur capacité à s’exprimer par elles-mêmes, à travers leurs propres langues et conceptualisations de leurs luttes ; elles sont contraintes au silence, à l’ombre des deux lumières théoriques de la « wilderness » et du « marxisme ». La production et le maintien de ce silence sont au cœur de cet article. À partir de quels silences est-il possible de défendre la « nature sauvage » ? En examinant ces silences présents dans l’argumentation de Malm, je souhaite remettre en question la possibilité des discours sur la nature sauvage à confronter de manière critique leurs fondations coloniales et à reconnaître la présence et les conceptualisations des celles et ceux, comme l’a écrit Aimé Césaire, « sans qui la terre ne serait pas la terre14 ».
Les quatre premières parties montrent du doigt quatre silences majeurs dans la défense de la nature sauvage par Malm : l’histoire coloniale et le génocide des peuples autochtones, les voix et langues des Marrons, les écologies et spiritualités des Marrons et les politiques anticoloniales et antiracistes des Marrons. Cette silenciation multiple a deux conséquences : elle cache les conceptualisations du monde et de la Terre des peuples Marrons et elle soutient un état d’irresponsabilité envers les peuples autochtones et les peuples Noirs. Brisant le silence colonial de la nature sauvage, je suggère dans une cinquième partie une contre-proposition qui embrasse la créativité empirique et théorique des peuples Marrons : « Dans le marronnage réside la quête du monde ». En conclusion, je souligne les demandes de justice des personnes autochtones et Noires au sujet des crimes de la colonisation, de l’esclavage et du racisme aux Amériques et le monde occidental.
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Les peuples autochtones font-ils partie de l’histoire ?
Passer sous silence les génocides
La perspective de Malm omet complètement l’histoire de la colonisation des Amériques, c’est-à-dire le contexte même qui a rendu possible le concept de wilderness. Pas une fois le mot « colonisation » n’apparaît dans son article, bien que l’esclavage que fuyaient les Marrons avait précisément lieu dans le cadre de sociétés colonisatrices. Les processus par lesquels les colons européens ont exclu les peuples autochtones de vastes espaces aux Amériques ne sont ni discutés ni reconnus. Malm insiste pour appeler « nature sauvage » les lieux où vivaient les Marrons. Pourtant, en faisant cela, il ne rend pas compte des peuples autochtones qui y vivaient avant les Marrons, et bien longtemps avant l’arrivée des colons européens. Il est très étonnant que le cas des Marrons de l’île caribéenne de la Dominique soit présenté sans la moindre mention de la présence du peuple Kalinago. Pourtant, ce peuple représente l’une des rares communautés ayant survécu à la colonisation et à l’esclavage dans les Caraïbes et poursuivant aujourd’hui leur existence collective.
Aux Caraïbes, les espaces de la soi-disant nature sauvage étaient peuplés d’autochtones, incluant les Tainos, les Amérindiens, les Karibs et les Kalinagos, qui furent dévastés par les conquêtes coloniales, les génocides et les maladies15. Il est faux de dire que ces peuples autochtones « habitaient la nature sauvage » – leur conquête et leur expulsion coloniales furent les conditions d’émergence du concept de nature sauvage. Ces espaces étaient les lieux concrets d’expression de cosmogonies et d’ontologies non modernistes qui n’adoptaient pas la séparation occidentale entre nature et culture16. Autrement dit, en recouvrant le passé par ce silence, Malm passe également sous silence la violente production historique de ce qui a permis à la nature sauvage de devenir une expérience écologique et politique17. À la lumière de cela, la proposition de distinguer une nature sauvage « pure » d’une « nature sauvage relative » ne change rien au problème, car il n’existe pas de « colonisation relative18 ».

De la même façon, les peuples Marrons n’ont pas trouvé une « nature vierge » ou peuplé une « nature sauvage ». Non seulement ces territoires avaient déjà été modifiés par les peuples autochtones américains mais les Marrons ont même rencontré certains des membres de ces peuples restés sur ces terres19. Parfois, ces rencontres généraient des conflits. Il arrivait que les autorités coloniales blanches paient des autochtones en échange de leur aide pour traquer les Marrons20. Cependant, ces rencontres ont également mené à d’innombrables alliances où des personnes autochtones américaines enseignaient aux Marrons à cultiver ces terres, à se repérer dans la forêt et à se nourrir. Comme l’a montré l’historien Lennox Honnychurch, c’est ce qui s’est passé en Dominique. Avant même que la Dominique ne soit formellement colonisée par les européens au dix-septième siècle, les Kalinagos entretenaient des relations avec les Marrons de la Dominique et des îles voisines de Martinique, Guadeloupe et Porto Rico21. Ce fut aussi le cas des Garifunas, un groupe d’esclavisés africains qui a réussi à s’échapper d’un bateau négrier naufragé sur la côte de l’île de Saint-Vincent à la fin du dix-septième siècle. Des Caribs, qui avaient alors le contrôle de l’île, leur portèrent secours, puis finirent par se mélanger aux Garifunas, devenant les « Karibs Noirs ». Après une défaite contre les britanniques, certains furent déportés sur une île au large des côtes du Honduras, et il existe encore aujourd’hui différentes communautés Garifunas dans les pays alentours22. De même, aux États-Unis, de nombreux fugitifs Noirs échappant à l’esclavage des plantations furent aidés par des autochtones sur leur route vers le Canada, comme par exemple Josiah Henson au dix-neuvième siècle23.
Malm reproduit le même geste conceptuel qui a défiguré les premiers adeptes de la nature sauvage : l’invisibilisation de la violence raciste, misogyne et génocidaire constitutive de l’histoire coloniale des Amériques.
Ce silence imposé aux peuples autochtones ne semble pas être le résultat d’une théorie marxiste mais plutôt la conséquence du prisme de la « nature sauvage ». D’autres travaux d’influence marxiste sur les peuples Marrons, tels que From Rebellion to Revolution [de la rébellion à la révolution] de Eugene Genovese, détaillent les relations complexes et parfois conflictuelles entre peuples Marrons et autochtones aux Amériques24. Dans son enquête archéologique du Great Dismal Swamp, Daniel Sayers offre une perspective marxiste qui reconnaît sans équivoque l’existence et les pratiques préalables de peuples autochtones fondamentales à la formation de communautés Marronnes par la suite25. En omettant de mentionner la présence antérieure de peuples autochtones des Amériques et leurs rencontres avec les Marrons, la théorie marxiste de la nature sauvage de Malm maintient en place le mythe selon lequel ces espaces étaient immaculés et inhabités. Paradoxalement, il reproduit le même geste conceptuel qui a défiguré les premiers adeptes de la nature sauvage : l’invisibilisation de la violence raciste, misogyne et génocidaire constitutive de l’histoire coloniale des Amériques. Loin de la représentation d’une « nature sauvage », les espaces sauvages dans les Caraïbes et les Amériques portent encore les cendres et les ossements tièdes des cosmogonies autochtones, témoins des crimes génocidaires à ce jour impunis.
Les Marrons peuvent-ils parler ?
Passer sous silence les langues des Marrons
Malgré l’existence de descriptions détaillées des expériences Marronnes, la présentation qu’en fait Malm donne à penser que les grilles de lecture de la théorie marxiste et de la nature sauvage suffiraient à les appréhender de manière adéquate. Loin de représenter un troisième pôle autonome, comme un lieu de création de savoirs, de perceptions, de mots, d’histoires et de théories, les expériences Marronnes ne servent qu’à relier les deux premiers pôles. Leurs expériences ne nécessiteraient, semble-t-il, aucun changement à la grille de lecture conceptuelle pré-établie ; elles fournissent simplement l’exemple salutaire dont avait besoin Monsieur Marxisme pour sauver Madame Nature Sauvage. Dans cette pièce, les Marrons n’apparaissent pas sur scène et ils n’ont pas non plus leur mot à dire. Tout en étiquetant les expériences des Marrons comme des formes de pratique de la « nature sauvage », Malm montre peu d’intérêt pour la manière dont les Marrons nomment, conceptualisent et racontent leurs propres expériences.
Cela part de la supposition que la langue anglaise serait de manière évidente à même de saisir ces expériences. Bien sûr, ceci se produit dans un contexte d’usage mondial de l’anglais dans la recherche universitaire. L’anglais semblerait aussi évident du fait que les communautés Marronnes mentionnées se trouvent dans des pays anglophones (États-Unis, Jamaïque et Dominique). En conséquence, le mot wilderness et la langue anglaise elle-même se trouvent automatiquement dotés d’une légitimité pour transcrire les expériences des peuples Marrons. Dans un passage, Malm donne toutefois une indication sur la langue, ou plus précisément sur l’absence de langue, de son « guide » venu de Dominique, auquel il fait référence sous l’unique nom de « Magnus » – aucune mention n’est faite de son nom de famille, pas plus que le titre « M. » ne lui est attribué. Magnus, cet homme sans nom de famille, est présenté comme un « vieux fermier… avec peu de mots d’anglais mais une connaissance des plus intimes de la forêt26 » (nous soulignons). Il est présenté comme s’exprimant dans un anglais lacunaire, cependant à aucun moment n’est fait cas de la langue qu’il parle lui, ou des langues des Marrons et de leur descendance.

Quelles langues les Marrons parlaient-ils ? Comment nommaient-ils leurs espaces avec leurs propres mots ? Malm ne mentionne pas les différentes langues africaines parlées par les Marrons dans les communautés du Sud, ni même le fait qu’ils étaient multilingues28. Il conserve la perspective de l’autorité coloniale et esclavagiste dont la description des langues parlées par les personnes esclavisées comme des formes de « little English » ou « broken English » [littéralement « petit anglais » et « anglais cassé29 »] constitue une part importante d’une hiérarchie raciste qui présente les Marrons comme inférieurs. Dans le cas de « M. » Magnus, comme de nombreux habitants de Dominique, il s’agit plus probablement d’un créole apparenté à celui de Sainte Lucie, de la Martinique, de la Guadeloupe et d’Haïti. Le créole contient de nombreux mots autochtones tels que touloulou (crabes), zicaque (fruit), balata (arbre) ou balaou (poisson)30. En Jamaïque, un créole est également parlé au sein de la population et il était très probablement parlé par les communautés maronnes elles-mêmes31. Créole provient du latin creare désignant la capacité de créer quelque chose de nouveau. Ainsi, quelle que soit la manière de les envisager, grammaticale ou autre, ces langues ne sont pas des dialectes d’autres langues plus reconnues telles que le français, l’anglais, l’espagnol ou le portugais. Elles sont de nouvelles langues qui portent en elles-mêmes leurs propres visions du monde. Faillir à reconnaître les langues des peuples Marrons ne revient pas à l’oubli d’une note de bas de page. Par son échec à reconnaître les langues Marronnes, Malm retire à l’autre sa capacité de parler et de conceptualiser ses propres expériences du monde avec ses propres mots et sa propre textualité.
Pour ce qui est du mot wilderness lui-même, les seuls exemples que l’on ait de personnes Noires et de personnes anciennement esclavisées – non Marronnes – faisant référence à ces contrées reculées en tant que « nature sauvage » viennent de sources indirectes très probablement rapportées par des personnes blanches libres : une déclaration faite par un révérent Baptiste dans les années 1860 exprimant la difficulté qu’il rencontre à convertir les « Jamaïcains » ; et un commandant de soldats Noirs mentionnant une chanson chrétienne chantée par des soldats Noirs et des personnes Noires libérées durant la guerre de Sécession – l’un des couplets de la chanson dit : « Tru believers gwine in the wilderness / To take away de sins ob de world32 » [croyants véritables qui allez dans la nature sauvage / pour délivrer le monde de ses pêchers] ». Ce que Malm tente de faire passer pour une expérience Marronne néglige la longue tradition chrétienne qui, au dix-neuvième siècle aux États-Unis, quittait la nature sauvage comme lieu de désespoir pour la constituer en espace sacré pour la vénération de Dieu33. Aucune preuve n’est donnée dans son article pouvant indiquer que les peuples Marrons désignaient leur lieu d’habitat comme « nature sauvage ».
Le concept de nature sauvage fait aussi référence à une idéologie, une conception dualiste de la nature, de la société et de l’histoire ancrée dans la société colonialiste et (post)esclavagiste des États-Unis.
Cependant, il est possible de trouver de rares occurrences de l’usage du mot wilderness par les Marrons et esclaves fugitifs. J’en ai trouvé un exemple dans le récit de Josiah Henson, qui fait mention de la nature sauvage comme d’un espace qu’il traverse et non d’un lieu qu’il habite34. Frederick Douglass fait usage du mot wilderness pour désigner un refuge dans la seule œuvre de fiction qu’il écrivit, The Heroic Slave [l’esclave héroïque], qui raconte l’histoire de la fuite de Madison Washington35. Des historiennes et historiens l’ont également utilisé. Dans son livre sur les peuples Marrons des États-Unis, Slavery’s Exiles: The History of the American Maroons, Sylviane Diouf désigne effectivement à quelques occasions les espaces où vivaient les Marrons par le terme « wilderness ». Toutefois, dans les citations de sources directes fournies dans son important travail sur les archives, wilderness n’apparaît pas. En fait, Diouf utilise wilderness moins d’une vingtaine de fois sur les plus de trois cents pages que contient son livre ; elle emploie bien plus fréquemment d’autres termes tels que woods [bois], swamps [marais], backwoods [campagne reculée], borderland [marge], wilds [espaces sauvages], mountains [montagnes], camp [camp] et hinterland [arrière-pays]. Les mots swamps et woods apparaissent respectivement 115 et 170 fois et sont également présents dans de nombreuses archives citées. Tel fut le choix linguistique de M. Jacko, un Marron célèbre de Dominique qui revendiqua être « le gouverneur des bois36 ». Il semble donc trompeur de suggérer que la nature sauvage ou wilderness soit centrale pour les spécialistes de l’histoire Marronne ou pour les peuples Marrons eux-mêmes.
De plus, cette nature sauvage fait aussi référence à une idéologie, une conception dualiste de la nature, de la société et de l’histoire ancrée dans la société colonialiste et (post)esclavagiste des États-Unis. Certains donnent à penser qu’il serait anodin d’associer un concept de la nature utilisé comme prétexte pour l’expulsion de peuples autochtones et de personnes racisées d’un monde qui était jusque là partagé avec celles et ceux qui ont résisté à l’esclavage, sans procéder à un examen critique de la construction raciste et coloniale de ce concept. N’oublions pas les commentaires désobligeants de John Muir au dix-neuvième siècle qui théorisaient explicitement une « nature sauvage propre » par opposition aux populations autochtones « sales » et la description raciste des personnes Noires esclavisées à Cuba qui les dépeint comme « laides » à côté de la nature « gracieuse », « élégante » et « magnifique37 ». D’un autre côté, tandis que Kimberly Smith souligne une conception différente de la nature sauvage dans la tradition intellectuelle Noire états-unienne, une « nature sauvage noire », elle décrit aussi l’aporie d’un tel concept. Au cours du dix-neuvième siècle, des intellectuel·les Noir·es tel·les que Edward Blyden décrivaient le mouvement de retour-en-Afrique comme une manière de coloniser « la nature sauvage africaine », reproduisant ainsi le même mythe colonial de la Frontière qui avait caractérisé le concept « blanc » de nature sauvage, une idée du monde naturel où les personnes non-blanches sont perçues comme des êtres sauvages qui doivent être colonisés et/ou expulsés38.
Et même si le terme nature sauvage avait été une pierre angulaire du vocabulaire Marron, il aurait certainement été associé à des expériences incomparables à celles de Muir, Thoreau ou Aldo Leopold. Tous ces hommes Blancs, bien éduqués et issus de la classe moyenne, avaient le luxe de pouvoir choisir quand ils souhaitaient se rendre dans ces espaces de soi-disant nature sauvage et quand ils désiraient en repartir. La nature sauvage n’était pas le lieu où les tâches quotidiennes – ménage, lessive, parentalité, travail, habitat et culture de la terre pour nourriture sa famille – se passaient. Il n’en allait en tout cas pas ainsi pour les populations Marronnes. Elles devaient non seulement trouver tout ce dont elles avaient besoin pour survivre dans ces espaces, y compris un abri, de la nourriture, de l’eau, des substances médicinales et des armes de fortune ; mais elles devaient également rester dans ces espaces pour échapper à la flagellation et autres formes de torture et de mort – des peines définies par des lois telles que le Code Noir français39. Elles étaient, ainsi que le formule Patrick Chamoiseau, « entre deux morts40 ». D’un côté, se trouvait la menace d’une mort associée aux épreuves d’une vie dans de tels espaces reculés, les dangers inhérents à ces espaces incluant : les chutes dans des précipices, les très basses températures en hiver, la famine et certains animaux comme les serpents vénéneux, les ours et les crocodiles. De l’autre, ces populations faisaient face à la menace de la capture par la police coloniale ou par des chasseurs de primes qui attrapaient les esclaves avec l’aide de leurs féroces « nigger dogs41 » [chiens pour nègres]. Après la violence de la capture venait l’horrible sanction légale qui englobait une large variété de tortures, allant de l’amputation de certaines parties du corps, le marquage au fer et le fouet, jusqu’à l’exécution par pendaison ou décapitation42.
Il est frappant d’observer les différences d’expériences blanches et Noires de la nature sauvage quand on regarde comment les personnes blanches s’habillaient pour l’un de leur trek. Non seulement elles étaient très bien équipées, mais elles avaient qui plus est accès à loisir à une réserve de t-shirts, pantalons, chaussures tout-terrain et autres sacs. Leurs expériences de la nature sauvage étaient couvertes, au sens propre comme au figuré. Elles pouvaient mettre leur peau à l’abri du climat, de l’humidité et de l’air, ainsi que des épines des buissons de cette supposée nature sauvage. Leurs pas étaient légers et portés par le sens de l’estime intrinsèque que leur conférait le monde colonialiste auquel elles appartenaient, quels que fussent leurs comportements individuels. Elles étaient parées et outillées pour tout problème éventuel. Et si l’une d’entre elles venait à manquer à l’appel, une inquiétude naîtrait dans la société coloniale qui viendrait à son secours. La ségrégation et l’exclusion raciales étaient tissées dans la possibilité même d’accès aux grands espaces naturels43. Les personnes qui marchaient dans la nature sauvage portaient sur leurs propres vêtements l’héritage du monde colonial duquel elles tiraient profit ; un privilège blanc sur les espaces naturels44.

Au contraire, ainsi que le décrit Diouf, les esclavagés aux États-Unis, qui fuirent les plantations en direction des collines, des forêts, des marais et des montagnes, avaient du mal à s’habiller45. N’ayant pas la liberté de sortir des bois pour aller faire des courses, les Marrons n’avaient guère que des vêtements abîmés ou leur propre peau pour affronter le froid, la chaleur, l’humidité, la boue, la pluie, les piqûres de moustiques et les pierres pointues qui dépassaient du sol. Les conséquences de vêtements de mauvaise qualité et la conscience qu’aucune institution ou personne ne viendrait à votre secours si vous veniez à disparaître ou si vous aviez un accident constituaient une expérience radicalement différente. Leurs expériences des bois étaient structurellement dépouillées par les autorités coloniales et esclavagistes. Aussi difficile et censément virile qu’ait été une longue marche dans des zones encore jamais empruntées d’espaces relativement sauvages, cela n’a rien de comparable à la rudesse des épreuves endurées par les communautés fugitives dans toutes les Amériques qui avaient à peine de quoi vivre, tout en faisant constamment face à une menace de mort à cause de la couleur de leur peau. Injustement définies par celle-ci, c’est avec leur peau nue que ces communautés ont courageusement survécu.
D’autres noms, que Malm ne mentionne pas, étaient couramment utilisés pour faire référence aux espaces où les Marrons vivaient : Maroon camps en anglais, camp Marron en français comme c’était le cas en Guadeloupe, Palenque en espagnol comme c’est toujours le cas en Colombie pour le Palenque de San Basilio et Quilombo en portugais comme c’était le cas pour Quilombo de Palmares au Brésil. On dit qu’une communauté Marronne de Louisiane aurait renommé son lieu de vie « Terre Gaillarde » à la fin du dix-huitième siècle46. Contrairement au dualisme provoqué par la « nature sauvage », ces noms donnés aux lieux nous évitent de faire une distinction entre un peuple et l’espace qu’il habite. Pour les Marrons, ces espaces devinrent leurs lieux de vie, leurs maisons, sur le plan matériel comme métaphysique. Ces noms sont les traces de leur tentative de récréer une relation nourrissante avec le sol, de recréer un lien avec une Terre Mère.
Les peuples Marrons peuvent-ils habiter la Terre ?
Passer sous silence les écologies et spiritualités Marronnes
En mettant la lumière sur le supposé caractère sauvage des espaces habités par les Marrons, Malm rend paradoxalement invisibles les écologies bien réelles des Marrons, la manière dont ils vivaient et habitaient ces espaces. Ils n’habitaient pas une nature sauvage, se promenant dans un environnement qu’ils ne transformaient pas. Si effectivement les caractéristiques naturelles de ces terres – leur altitude, leur éloignement et l’épaisseur de leurs bois – étaient clés dans le choix du lieu à habiter, ces mêmes espaces furent modifiés par les pratiques culturelles, sociales et politiques Marronnes, ainsi que par leurs relations avec la terre, le climat et d’autres éléments non-humains. Comment les communautés Marronnes occupaient-elles ces lieux ? Que mangeaient-elles ? Quels types de relations entretenaient-elles avec les animaux et autres habitants non-humains ? Quelles sortes d’abris ont-elles construits ? Que cuisinaient-elles et comment ? Que cultivaient-elles ? Comment se soignaient-elles ? Quels vêtements portaient-elles ? Que pensaient-elles de la naissance et de la mort ? Quels rêves faisaient-elles ? Quels étaient les arts qu’elles réalisaient ? Quelles pratiques religieuses et spirituelles avaient-elles ? Qui étaient/sont leurs divinités ? Comment s’organisaient-elles politiquement et géographiquement ?
Voici les questions que se posent de nombreux anthropologues, archéologues, historiens et même chercheurs en littérature afin de ne pas seulement représenter la perception des autorités coloniales de ces personnes mais aussi le point de vue des Marrons eux-mêmes, de la manière dont ils ont résisté à l’orgueil démesuré de l’entreprise coloniale47. Grâce à ces chercheurs et aux témoignages laissés par les Marrons, nous savons maintenant que les communautés Marronnes étaient organisées autour de la fuite du pouvoir colonial. De la localisation et la protection de leurs camps à leurs déplacements, jusqu’à leurs choix d’activités et cultures diurnes ou nocturnes, l’existence Marronne était marquée à divers degrés par l’obligation du secret. De nombreuses personnes Marronnes vivaient dans des maisons de fortune, des arbres, des caves ou sous terre, tandis que d’autres réussirent à construire de petites cabanes au fond des bois. Les communautés Marronnes cultivaient différentes plantes et céréales telles que le riz, le maïs, la patate douce, la courge, les pois et d’autres légumes, et élevaient du bétail, des cochons et de la volaille48. Leur cuisine était créative. Certains Marrons des États-Unis aimaient particulièrement le fameux ashcake, une sorte de porridge au maïs cuit dans des feuilles48. Il y en a, comme le peuple Saramaka au Surinam qui fuit l’esclavage colonial hollandais au dix-huitième siècle, qui parvinrent à préparer des plats élaborés inventant des manières de compenser les ingrédients qui leur manquaient. Le capitaine hollandais Stedman, dont le récit détaillé au sujet des Marrons surinamais fournit beaucoup d’informations, indique comment les Samaraka réussirent à faire du sel, du beurre et du vin en utilisant les palmiers et les vers qui s’y trouvaient, comment ce peuple fabriquait des pots à partir de l’argile et des tasses à partir de calebassiers, ou encore utilisait des Pityopsis graminifolia (silk-grass plants en anglais) pour construire leurs hamacs49.

Un autre élément qui manque dans l’article de Malm : les animaux – pas seulement la simple présence d’animaux tels que les perroquets que vous entendez en forêt, mais les relations que les Marrons initièrent avec les animaux. Les attitudes naturalistes qui consistent à étudier et prendre plaisir à l’écoute des chants d’oiseaux ont peut-être existé, mais les relations étaient aussi celles de la prédation : pratique de la chasse, animaux de ferme, élevage de bétail. Dans de nombreux cas, une alliance tacite inter-espèces se mettait en place dans les lieux où les animaux dangereux tels que les serpents en Martinique et les alligators en Louisiane étaient précisément ce qui protégeait les communautés Marronnes de la prédation des autorités coloniales50. L’écologie Marronne comprenait également les façons qu’elles avaient de composer leurs propres espaces avec une grande variété d’animaux. Cette composition est précisément ce qui dessinait les paysages Marrons.
Même Thoreau, dont la citation « dans la vie sauvage réside la préservation du monde » reste l’une des plus appréciées des adeptes de la nature sauvage, commença son célèbre livre Walden par un chapitre intitulé « Economy51 » [économie], dans lequel il décrit précisément comment il vivait, ce qu’il cultivait et pourquoi. Présenter les lieux Marrons comme une nature sauvage maintient une vision dualiste et coloniale qui nie la créativité Marronne et leurs pratiques de résistance. Les lieux habités par les Marrons ne sont pas une nature sauvage, ni même des espaces sauvages ; ils sont des paysages Marrons. Cette opposition est clairement dénoncée par Honnychurch dans son livre In the Forest of Freedom: The Fighting Maroons of Dominica [dans la forêt de la liberté : les Marrons de Dominique en lutte] :
Pour le colon européen qui arrivait sur l’île, cette vaste étendue de terre représentait une nature sauvage indomptée « sans autre chose [à y trouver] que des bois » comme le prêtre français Père Labat la décrivit en s’y promenant en 1700. Cependant, les Amérindiens et plus tard les Marrons africains la perçurent comme une réserve de plantes utiles pour se soigner, se nourrir, s’abriter, construire des bateaux, fabriquer des arcs, des flèches et des paniers et cultiver. Les sols fournissaient de l’argile pour la poterie et les rivières des poissons d’eau douce, des écrevisses, des escargots et des crabes à cuire dans les marmites en terre. Les oiseaux tels que le ramyé (ramier à cou rouge, Columba squamosa) et le pedwi (colombe rouviolette, Geotrygon mystacea montana) étaient chassés à l’arc tandis que des animaux terrestres tels que l’agouti (Dasyprocta antillensis) et le manicou, opossum commun des îles (Dideplphis marsupialis insularis) étaient capturés, fournissant de la viande pour accompagner les provisions d’igname sauvage52.
Un dernier point et pas des moindres : le concept de nature sauvage est toujours très enraciné dans une longue tradition chrétienne. Il est important de signaler que de nombreux africains capturés en Afrique et esclavagés avaient une forme différente de spiritualité et de religiosité. Certains étaient musulmans, l’un des leaders au début de la révolution haïtienne, Dutty Boukman, était prêtre et pratiquait une religion syncrétique mélangeant l’Islam à d’autres traditions animistes africaines53. Il participa à la cérémonie du Bois-Caïman avec Cécile Fatiman la nuit du 14 août 1791. Beaucoup pratiquaient le vaudou et d’autres formes de religions animistes telles que le Candomblé au Brésil. En fait, les camps créés par les Marrons dans les bois de l’arrière-pays devinrent des lieux où l’on pouvait échapper à la pratique obligatoire de la foi chrétienne qui était imposée aux personnes Noires, et à la répression de leurs propres religions.

En Dominique, diverses « lois obeah » furent ratifiées depuis le dix-huitième siècle – et longtemps après l’abolition de l’esclavage – pour limiter les personnes Noires dans la pratique de leur propre foi, restreindre la possibilité de prier leurs propres divinités et de produire l’art nécessaire au culte54. Caractériser ces espaces via le prisme conceptuel chrétien de la nature sauvage a pour effet soit d’ignorer les relations complexes et parfois conflictuelles que les Marrons et les esclavisés avaient avec le christianisme, soit de cacher leurs propres interprétations créatives telles que la théologie de la libération Noire55. Cela participe à la colonisation de l’imaginaire, une colonisation contre laquelle les Marrons se sont opposés avec force.
Les peuples Marrons ont-ils une théorie politique ?
Passer sous silence l’anticolonialisme et l’antiracisme
La théorie marxiste de Malm sur la nature sauvage passe à côté de la créativité théorique en jeu dans les expériences des Marrons aux Amériques. D’un côté, cela semble suivre un courant de théorie politique classique qui a historiquement désavoué l’agentivité des esclavagés et l’expérience des Marrons dans la compréhension de l’émancipation et de la liberté, ainsi que Neil Roberts l’a montré dans son livre Freedom as Marronage56 [la liberté comme Marronnage]. D’un autre côté, cela suit également la perspective d’une nature sauvage qui asphyxie les voix des peuples autochtones, des personnes esclavisées ou anciennement esclavisées et des Marrons.
L’abolition de l’esclavage n’a pas libéré les personnes Noires du racisme systémique.
Cela apparaît de manière manifeste dans la compréhension de la libération de Malm, qu’il associe principalement à l’abolition de l’esclavage. Si, en effet, l’abolition de l’esclavage marquait un progrès moral, juridique et politique important, il ne signifiait en aucun cas la libération du capitalisme, l’institution de conditions de liberté, l’égalité pour les personnes anciennement esclavisées ou la préservation des espaces sauvages. Au contraire, l’abolition de l’esclavage prépara le terrain pour la libéralisation du travail par l’intermédiaire de la rémunération salariale, la poursuite de l’accumulation du capital pour l’empire britannique en particulier, comme l’affirme Eric Williams, et la domination continue des personnes anciennement esclavisées57. Par exemple, dans les anciennes colonies françaises de Martinique et de Guadeloupe, les personnes qui avaient été esclavisées furent obligées de travailler dans les plantations d’anciens maîtres, empêchées de posséder une terre et sanctionnées par des lois contre le vagabondage. Aux États-Unis, la célèbre requête pour 40 acres de terre (soit 16 hectares) déposée par d’anciens esclavagés puis ordonnée par le général William Tecumseh Sherman ne fit pas long feu. Bien que libres en principe, on laissa les Noirs États-uniens souffrir dans des conditions misérables entre les mains de leurs anciens maîtres58. De plus, la relation coloniale à la terre imposée par ces sociétés de colons sous le paradigme de la plantation, qui consumait la Terre compulsivement, ne changea pas avec l’abolition de l’esclavage. Cela n’empêcha pas le monde de se transformer en « une gigantesque plantation59 ».
Plus important encore, l’abolition de l’esclavage n’a pas libéré les personnes Noires du racisme systémique qui les empêchaient toujours de participer aux activités professionnelles, éducatives ou politiques. Elle n’a pas fait bouger les préjugés basés sur la couleur, ni la domination des Noirs, comme le montrent les atroces lynchages qui restent impunis et les actes de torture, viols et meurtres pour raisons raciales qui se perpétuent dans toutes les Amériques, et que dénonce si puissamment le mouvement de Black Lives Matter [les vies Noires comptent] jusqu’à ce jour. On peut alors se demander : à quelle « libération du monde » grâce à la nature sauvage Malm fait-il référence exactement ? Ce n’est certainement pas la libération des personnes Noires, ni celle à laquelle les personnes anciennement esclavisées et Marronnes aspiraient et aspirent encore, ni la justice que les peuples autochtones américains cherchent toujours jusqu’à aujourd’hui.

La perspective de Malm sur la nature sauvage passe à côté des préoccupations, théories et thèmes exprimés par les Marrons. L’anticapitalisme semble être la seule et unique réponse au Capitalocène. Ce n’est donc pas très étonnant si les deux thèmes politiques principaux qui ont structuré les expériences des Marrons sont absents : l’anticolonialisme et l’antiracisme. En arrivant dans ces espaces, les communautés Marronnes ont mis en place une manière d’habiter la Terre qui s’opposait à la fois à l’esclavage et à « l’habiter colonial » centré sur la plantation60. L’existence même des communautés Marronnes dépendait de la possibilité de transformer habilement ces forêts, marais ou collines en lieux capables de fournir de la nourriture, un abri et de quoi se soigner. Sur les pas des luttes anticoloniales menées par les peuples autochtones des Amériques, leur simple existence constituait une résistance non seulement à l’esclavage mais aussi au projet colonial de colonisation des Amériques. De plus, les Marrons fuyaient un esclavage colonial basé sur une hiérarchie raciale ayant pour but premier la déshumanisation des Noirs. En retour, l’opposition incarnée par les Marrons n’était pas simplement contre un système qui opprimait la main-d’œuvre, elle refusait aussi fondamentalement le racisme structurel qui soutenait cette « institution étrange61 ». Les Marrons ont lutté pour ré-établir la dignité, le soin et l’amour pour le corps Noir. Malgré cela la perspective de Malm néglige la nature anticoloniale et antiraciste des actions Marronnes. De même, aucune mention n’est faite sur les différentes approches qui tentent d’articuler antiracisme et anticapitalisme, y compris les travaux de Cedric J. Robinson sur le capitalisme racial, C. L. R. James ou Jacques Roumain en Haïti62. Les luttes des Marrons ne concernaient pas juste le Capitalocène mais également ce que j’ai nommé le Négrocène, la transformation raciste des humains aussi bien que des non-humains en sources d’énergie privées de voix au profit de l’habiter colonial, tout en se voyant refuser une existence au monde63.
Dans le marronnage réside la quête du monde
Les silences mis en évidence ici, celui de l’histoire coloniale des Amériques et du génocide des peuples autochtones, celui des voix Marronnes et de leurs langues, celui de leurs luttes anticoloniales et antiracistes, ne sont pas simplement des taches sur un beau drap blanc qui sans cela sauverait la « nature sauvage » de sa chute. Ils sont les conditions mêmes de possibilité de défense de la nature sauvage aujourd’hui. Cette silenciation promeut une vision coloniale de la place des peuples Marrons et autochtones dans le monde. Elle perpétue l’illusion qui voudrait que l’Occident peut produire un discours sur la destruction historique des écosystèmes de la planète sans évoquer l’impérialisme et le colonialisme historiques qui ont conduit à une telle destruction. C’est précisément ce silence qui a été rompu par le mouvement mondial de justice environnementale. Ainsi, dans les Principes pour la justice environnementale adoptés lors du First National People of Color Environmental Leadership Summit [premier sommet des personnes non-blanches pour l’environnement] à Washington en 1991, les bases coloniales du monde occidental se trouvent dénoncées et le racisme au cœur de la destruction de la planète exposé64. Ici, on ne fait pas référence aux espaces naturels et aux écosystèmes comme à une « nature sauvage » ou des éléments séparés qu’il faudrait protéger, mais comme la « Terre Mère ». Il s’agit là de reconnaître, de manière anticoloniale, que les peuples autochtones et les personnes non-blanches habitent également la Terre. L’objectif n’est pas simplement de soutenir une considération pour la Terre Mère et ses habitants non-humains mais aussi de faire respecter les principes d’égalité et de justice dans le monde.
Dans une reformulation de Thoreau, Malm intitule son article « Dans la nature sauvage réside la libération du monde », en écho de « la conclusion qui voit dans la nature sauvage les prémisses de l’émancipation59 ». J’ai questionné cette affirmation en montrant tout d’abord que l’abolition de l’esclavage était une émancipation trompeuse. L’abolition de l’esclavage n’a pas remis en cause le caractère colonial de la manière dont sont occupées les Amériques, ni la montée du capitalisme, ni le racisme structurel, qui continuent d’agir aujourd’hui. Et même si la révolution haïtienne a tenté de déraciner cette hiérarchie raciste, à l’échelle internationale le peuple haïtien est toujours confronté au même racisme structurel qui sévit dans les Amériques et en Europe. Présenter la « nature sauvage » comme prémisse pour l’émancipation a pour effet évident de cacher l’oppression et la domination historiques des Amériques qui ont rendu ce concept possible. Au vu de cette histoire, une telle affirmation semble, au mieux, peu convaincante. De quelle manière la « nature sauvage » a-t-elle constitué les prémisses de l’émancipation des peuples autochtones ?

Je voudrais soumettre ici une contre-proposition. Si les espaces naturels et reculés étaient effectivement une part importante des expériences Marronnes, ces espaces n’étaient en aucun cas « une nature sauvage » et il n’y a par ailleurs aucune relation entre l’existence de tels espaces et l’émancipation de qui que ce soit. En fait, il existe une longue histoire de théories racistes et condescendantes de philosophes et activistes pour l’environnement qui déclarent unilatéralement la supériorité de ces « espaces naturels » sur les besoins et demandes de personnes autochtones et de personnes racisées. Des commentaires racistes de Muir au dix-neuvième siècle à la condescendance de ceux formulés par les présidences européennes s’exprimant sur les utérus soi-disant incontrôlables des femmes du Sud global, via de nombreuses propositions « éthiques » telle que la lifeboat hypothesis ou éthique du canot de sauvetage, l’unique focus sur ce qui est perçu comme espaces naturels a été la cause de souffrances et d’injustices majeures65.
L’émancipation n’a pas tant résulté de l’existence d’espaces naturels que de la capacité créatrice d’entretenir des relations émancipatrices avec ces espaces, leurs éléments naturels et leurs habitants humains et non-humains.
Cela ne signifie par pour autant que l’on doive ignorer le besoin de préservation d’espaces naturels dans le monde. Je propose simplement qu’au lieu de traiter ces espaces comme des objets, il est nécessaire de porter notre attention sur les relations qui se créent collectivement avec ces espaces. C’est précisément grâce à la capacité des personnes fugitives à entretenir des relations avec ces espaces de manière à les habiter écologiquement et politiquement, en opposition aux plantations de l’esclavage colonial, qu’une forme de libération est devenue possible. Cette forme de résistance a infusé dans le mouvement agraire Noir mis en avant par Georges Carver, dans la paysannerie Noire des Amériques, les célèbres jardins créoles des Caraïbes, et les nombreux fermiers urbains pour la liberté que l’on trouve aujourd’hui dans de grandes villes, comme ceux de Détroit étudiés par Monica White66. On retrouve des échos de certaines pratiques communautaires qui existaient dans les camps Marrons aux États-Unis dans le travail collectif et rituel de la terre, connu sous le nom de coumbit en Haïti et décrit par Jacques Roumain dans son roman Gouverneurs de la rosée, et sous le nom de lassotè en Martinique et décrit par Joseph Zobel dans Diab’-là67. Ces relations sont au cœur des écologies politiques pratiquées par les communautés Marronnes contemporaines au Suriname et en Jamaïque tandis qu’elles luttent pour protéger leur terre de l’extractivisme et de la déforestation68.
S’éloignant de la perspective téléologique qui placerait le marronnage au sein de l’abolition de l’esclavage, il est nécessaire de considérer, tant politiquement qu’écologiquement, les expériences de liberté lors de la fuite des plantations. Par exemple, la liberté des peuples Marrons de créer une relation à la Terre qui pourvoie à leur bien-être physique et spirituel tout en échangeant avec les peuples autochtones. En conséquence, l’émancipation n’a pas tant résulté de l’existence d’espaces naturels que de la capacité créatrice d’entretenir des relations émancipatrices avec ces espaces, leurs éléments naturels et leurs habitants humains et non-humains. Dans ce cas, une proposition plus adaptée serait : dans le marronnage réside la quête du monde. Toutefois, ces expériences ne furent pas sans problèmes. En particulier, dans le marronnage, les expériences des femmes n’étaient pas aussi émancipatrices que celles des hommes, ainsi que l’a pointé Maryse Condé69. Il est également important de prendre en considération les autres formes de marronnage qui ne s’attaquent pas seulement à l’occupation coloniale, à l’esclavage, au racisme et au capitalisme, mais aussi au patriarcat et aux discriminations de genre qui peuvent se perpétuer même au sein de ces luttes, comme Angela Davis et d’autres l’ont démontré70.
Premièrement, une telle approche permet la reconnaissance des histoires, des savoirs, des langues et de la créativité politique des Marrons, des peuples autochtones et des personnes racisées, qui ne sont plus réduites au silence par ce que Joan Martinez-Allier nomme « le culte de la nature sauvage71 ». Cela permet la reconnaissance de leur voix et de leur place dans l’effort collectif face à la crise écologique actuelle. Deuxièmement, cette approche relationnelle dés-essentialise le marronnage de la seule sphère des espaces naturels. En effet, de nombreuses personnes et communautés Marronnes entretenaient des relations avec d’autres personnes esclavisées restées sur les plantations. Par moments, des personnes Marronnes quittaient les collines incognito pour vendre les produits de leur agriculture sur le marché de la ville ou pour rendre visite à leurs familles et amoures sur les plantations. Certaines ont même décroché des boulots à temps partiel sur les plantations72, tandis que beaucoup d’autres pillaient les plantations pour se fournir en nourriture et en munitions, ramenant également à l’occasion des femmes et des hommes esclavagés, avec leur accord ou non. Troisièmement, l’approche relationnelle ouvre des perspectives sur des formes de marronnage qui n’impliquaient pas des espaces naturels. Aux Amériques, il existait aussi une forme de « marronnage urbain » dans laquelle les Marrons se mêlaient à l’anonymat des grandes villes73. Avec plus de la moitié de la population mondiale vivant dans des environnements urbains aujourd’hui, pratiquer ces formes modernes de marronnage, avec des jardins urbains par exemple, tout en construisant des alliances avec les zones rurales, pourrait bien constituer un autre tremplin pour l’émancipation.
Nature sauvage ou justice ?
Pour revenir à la question initiale, est-il possible de sauver les expériences et le concept de wilderness pour en faire un thème politique efficace capable d’affronter la crise écologique mondiale? Le problème ne vient pas des expériences agréables du grand air dont beaucoup prennent plaisir aujourd’hui. Le problème émerge dès lors qu’une expérience historique spécifique et ses conceptualisations politiques sont portées tel un drapeau de ralliement que tout le monde devrait suivre. Cette approche-là conduit à des formes de violences à l’encontre de nombreux peuples autochtones dans le monde, au colonialisme vert et à l’orientalisme vert74. La question se déplie alors en deux volets. Jusqu’à quel point les défenseurs de la nature sauvage sont-ils capables et prêts à reconnaître la pluralité des cultures, des théories et des histoires des peuples du monde entier et à s’impliquer de manière constructive ? Plus important encore, jusqu’à quel point les femmes, les pauvres et les personnes racisées minorées qui ont été historiquement exclues des discours sur la nature sauvage peuvent-elles trouver intérêt à s’impliquer dans ce discours aujourd’hui si leurs voix continuent d’être maintenues dans le silence ? Évidemment, le fait que la tentative de trouver dans la nature sauvage une expérience émancipatrice pour les personnes Noires réduise au silence à la fois l’histoire de ces espaces et les voix, les écologies et les théories politiques des personnes Noires ne plaide pas en la faveur d’un tel concept. L’incapacité de celui-ci à reconnaître l’autre est précisément ce qui a rendu impossible une nature sauvage créolisée et décolonisée.
La conséquence la plus immédiate de la silenciation de l’autre est l’absence de responsabilité. Ainsi que William Cronon l’a souligné, l’idéologie de la nature sauvage a créé le mythe de la naissance sacrée des États-Unis sur un espace sauvage et immaculé, un mythe qui permet d’échapper à la responsabilité de ses propres actions et à l’histoire collective de la nation75. Un tel mythe permet de ne pas avoir à rendre de comptes ni à payer pour la violente histoire coloniale à partir de laquelle les États-Unis furent effectivement créés. Il permet d’échapper à la responsabilité et à la justice. De la même manière, tandis qu’il faisait ses recherches dans les Caraïbes, Malm a certainement fait face à une autre réalité politique : la demande de réparation pour l’esclavage. Au moment de l’abolition de l’esclavage, de nombreux pays comme la France et l’Angleterre n’ont non seulement pas rendu justice aux anciennes personnes esclavisées, ils ont de surcroît payé une « réparation » financière aux maîtres qui avaient perdu leurs « propriétés76 ». Ce qui n’est étonnamment pas mentionné dans cet argumentaire marxiste, c’est que la fin de l’esclavage était souvent obtenue sous la seule condition d’une « réparation » qui devrait être payée aux anciens maîtres par les États européens. Ainsi, l’abolition de l’esclavage a engendré une augmentation du capital financier des anciens maîtres.
Il existe depuis un moment aux États-Unis et dans les Caraïbes un mouvement international qui encourage les réparations pour l’esclavage. The Caribbean Community [la communauté caribéenne] (CARICOM), une agence active dans quinze États des États-Unis et cinq territoires des Caraïbes, a formellement réclamé réparations pour les descendants des personnes autochtones et africaines de la région, pour crime contre l’humanité sous « la forme du génocide, de l’esclavage, du commerce d’esclaves et de l’apartheid racial77 ». Les peuples caribéens, y compris les descendants des communautés Maronnes et Noires des États-Unis, attendent toujours que leurs demandes soient satisfaites. Il n’est plus possible d’accepter la célébration des pratiques « écologiques » des peuples autochtones tout autour du monde tandis que leurs voix et leurs réclamations continuent d’être systématiquement ignorées. J’appelle simplement à la reconnaissance de l’autre comme une personne ayant une autonomie de pensée et une égale dignité de parole et de puissance théorique sur la scène mondiale. En écoutant ces voix, le mot que l’on entend haut et fort, ce n’est pas « wilderness » ou « nature sauvage », mais bien « justice ».
Illustration de couverture – Aaron Douglas · Fragment du tableau Aspects of Negro Life: An Idyll of the Deep South (1934)

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Notes
- NdT : Le Collins Dictionary propose de traduire wilderness, mot-clé de cet article et présent dès le titre, par « régions sauvages ». Étant donné le contexte spécifique d’émergence du concept tel qu’évoqué dans cet article, nous avons choisi en concertation avec l’auteur de le traduire ici par « nature sauvage », sachant que le mot wild (qui peut être adjectif, substantif ou adverbe en anglais) fait à la fois référence à la nature et au sauvage.
- William Cronon, « The Trouble with Wilderness; or, Getting Back to the Wrong Nature », in Uncommon Ground: Rethinking the Human Place in Nature, éd. par William Cronon, pp. 69–90, New York, W. W. Norton and Company, 1995.
- NdT : Il a été choisi de traduire ethnic minorities par « ethnies minorées » et minorities par « communautés minorées » plutôt que par « minorités » pour rendre compte de l’aspect politique discriminatoire en jeu.
- Dorceta Taylor, The Rise of the American Conservation Movement: Power, Privilege, and Environmental Protection, Durham (Caroline du Nord), Duke University Press, 2016, pp. 328–82 ; Mark David Spence, Dispossessing the Wilderness, Indian Removal, and the Making of the National Parks, Oxford, Oxford University Press, 2000.
- Roderick Neumann, Imposing Wilderness: Struggles over Livelihood and Nature Preservation in Africa, Berkeley, University of California Press, 2008 ; Bernhard Gissibl, The Nature of German Imperialism: Conservation and the Politics of Wildlife in Colonial East Africa, New York, Berghan Books, 2016 ; Robert H. Nelson, « Environmental Colonialism, ‘Saving’ Africa from Africans », Independent Review, vol. 8, n°1, 2003, pp. 65–86 ; Bayet, Fabienne Bayet, « Overturning the Doctrine: Indigenous People and Wilderness—Being Aboriginal in the Environmental Movement », in The Great New Wilderness Debate, éd. J. Baird Callicott et Michael P. Nelson, pp. 314–24, Athens, University of Georgia Press, 1998 ; Guillaume Blanc, L’invention du colonialisme vert : Pour en finir avec L’Eden Africain, Paris, Flammarion, 2020.
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- Malcom Ferdinand, Une écologie décoloniale : Penser l’écologie depuis le monde Caribéen, Paris, Éditions du Seuil, 2019, pp. 11–47 ; Elizabeth DeLoughrey et George Handley (éd.), Postcolonial Ecologies, Literatures of the Environment, New York, Oxford University Press, 2011, p. 20.
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- NDLR : Comme indiqué dans le préambule, cet article a été traduit et publié dans Terrestres en 2018 sous le titre « Nature maronne et libération du monde ».
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- O. Daniel Sayers, A Desolate Place for a Defiant People: The Archeology of Maroons, Indigenous Americans, and Enslaved Laborers in the Great Dismal Swamp, Gainesville, University Press of Florida, 2014, pp. 87–89 et 158–60. Voir aussi O. Daniel Sayers, P. Brendan Burke et M. Aaron Henry, « The Political Economy of Exile in the Great Dismal Swamp », International Journal of Historical Archaeology, vol. 11, n°1, 2007, pp. 60–70.
- Malm, « In Wildness Lies », p. 12.
- NDLR : Marcel Pinas est un artiste vivant entre le Suriname et la Guyane et qui, selon ses propres mots, « lutte pour une renaissance de la culture marronne ». Pour en savoir plus, lire cet entretien de l’artiste avec Dénètem Touam Bona : https://africultures.com/pour-une-renaissance-de-la-culture-marronne-8500
- Diouf, Slavery’s Exiles, pp. 51–52.
- NdT : Les histoires de l’émergence et de l’évolution du little English ou broken English en anglais et du « petit-nègre » en français sont très différentes. Elles ont cependant en commun de décrire d’un point de vue hégémonique colonial une langue parlée par une personne colonisée que l’on considère comme essentiellement incapable de parler correctement l’anglais ou le français standard.
- Honnychurch, In the Forest of Freedom, pp. 21–22.
- Kamau Brathwaite, The Development of Creole Society in Jamaica 1770–1820, Kingston (Jamaïque), Ian Randle, 2006.
- Malm, « In Wildness Lies », pp. 19 et 22.
- Cronon, « Trouble with Wilderness », p. 75.
- Rudisel et Blaisdell, Slave Narratives, p. 101.
- Robert S. Levine, John Stauffer et John R. McKivigan (éd.), The Heroic Slave: A Cultural and Critical Edition, New Haven (Connecticut), Yale University Press, 2015, p. 17.
- Polly Pattullo et Bernard Wiltshire (éd.), Your Time Is Done Now. Slavery, Resistance, and Defeat: The Maroon Trials of Dominica (1813–1814), Trafalgar (Espagne), Papillote, 2015, pp. 152–53.
- John Muir, John Muir: The Eight Wilderness Discovery Books, Londres, Diadem, 2010, pp. 169 et 266.
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- Diouf, Slavery’s Exiles, p. 289.
- Diouf, Slavery’s Exiles, pp. 298–301 ; article 38 du Code Noir, in Louis-Élie Moreau de Saint-Méry, Loix et constitutions des colonies Françoises de l’Amérique sous le vent, tome premier, Paris, Quillaux et Mequignon Jeune, 1784, p. 420.
- Taylor, Rise of the American Conservation Movement, p. 382.
- Peggy McIntosh, On Privilege, Fraudulence, and Teaching as Learning: Selected Essays 1981–2019, New York, Routledge, 2020.
- Diouf, Slavery’s Exiles, pp. 57–59.
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- Sally Price et Richard Price, Maroon Arts: Cultural Vitality in the African Diaspora, Boston, Beacon Press, 1999 ; Richard Price, Travels with Tooy: History, Memory, and the African American Imagination, Chicago, University of Chicago Press, 2010 ; Flavio Dos Santos Gomes, Quilombos : Communautés d’esclaves insoumis au Brésil, trad. par Georges Da Costa, Paris, L’Échappé, 2018 ; Rachel Danon, Les voix du marronage dans la littérature Française du XVIIIe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2015 ; Jean Moomou, Les marrons Boni de Guyane : Lutte et survie en logique coloniale, 1712–1880, Matoury (Guyane), Ibis Rouge, 2013.
- Diouf, Slavery’s Exiles, pp. 145–49.
- Richard Price (éd.), Maroon Societies: Rebel Slave Communities in the Americas, Baltimore (Maryland), Johns Hopkins University Press, 1996, p. 11.
- Ferdinand, Une écologie décoloniale, pp. 378–79 ; Diouf, Slavery’s Exiles, p. 96.
- D. Henry Thoreau, « Economy », in Walden and Civil Disobedience, pp. 45–124, New York, Penguin Classics, 1983.
- Honnychurch, In the Forest of Freedom, pp. 13–14 ; NdT : pour la citation originale du Père Labat dans cet extrait, voir Jean-Baptiste Labat, Nouveau voyage aux isles de l’Amérique. Tome 2, édition P. Husson (La Haye), 1724, p. 101 (accessible sur https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5545539f/f123.item, consulté le 12 janvier 2025).
- Sylviane Diouf, Servants of Allah: African Muslim Enslaved in the Americas, New York, New York University Press, 2003, pp. 152–53.
- Honnychurch, In the Forest of Freedom, pp. 89–90.
- H. James Cones, The Spirituals and the Blues. Maryknoll, New York, Orbis Books, 1991 ; Norman Ajari, La dignité ou la mort : Éthique et politique de la race, Paris, La Découverte, 2019, pp. 169–202.
- Neil Roberts, Freedom as Marronage, Chicago, University of Chicago Press, 2015, pp. 27–49. D’autres perspectives marxistes sur les expériences Marronnes, comme les travaux de Daniel Sayers sur le Great Dismal Swamp [grand marais lugubre] – qui ne tient pas compte du concept d’agentivité – ont accordé peu d’importance aux dimensions anticoloniales et antiracistes du marronnage. Mais se demander s’il existe ou non une théorie marxiste capable de saisir l’amplitude de la créativité politique à l’œuvre dans le marronnage dépasse le cadre de cet article.
- Eric Williams, Capitalism and Slavery, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2007 ; A. William Green, « Race and Slavery: Considerations on the Williams Thesis », in British Capitalism and Caribbean Slavery, éd. par Barbara Solow et Stanley Engerman, pp. 25–49, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
- William Darity Jr., « Forty Acres and a Mule in the Twenty-First Century », Social Science Quarterly, vol. 89, n°3, 2008, pp. 656–64.
- Malm, « In Wildness Lies », p. 19.
- Ferdinand, Une écologie décoloniale, pp. 51–68.
- Kenneth Stampp, The Peculiar Institution, New York, Knopf, 1956.
- Cédric J. Robinson, Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000 ; Léon-François Hoffman (éd.), Jacques Roumain : Œuvres complètes, Madrid, Allca XX, 2003 ; Jean-Jacques Cadet, Le marxisme haïtien : Marxisme et anticolonialisme en Haïti, 1946–1986, Paris, Éditions Delga, 2020.
- Ferdinand, Une écologie décoloniale, pp. 103–9.
- « Principles of Environmental Justice », adoptés lors du First National People of Color Environmental Leadership Summit, 24-27 octobre 1991, Washington, DC, www.ejnet.org/ej/principles.html (consulté le 23 juillet 2020) NdT : lien toujours actif le 31 décembre 2024.
- Carolyn Merchant, « Shades of Darkness: Race and Environmental History », Environmental History, vol. 8, n°3, 2003, pp. 380–94 ; Garrett Hardin, « Commentary: Living on a Lifeboat », BioScience, vol. 24, n°10, 1974, pp. 561–68.
- Hersay, My Work Is That of Conservation ; Catherine Benoit, Corps, jardins, mémoires, Paris, CNRS Éditions et Maisons des Sciences de l’Homme, 2000 ; Monica White, Freedom Farmers: Agricultural Resistance and the Black Freedom Movement, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2019 ; Sidney Mintz, Caribbean Transformations, New York, Routledge, 2017 ; Christine Chivallon, Espace et identité à La Martinique : Paysannerie des mornes et reconquête collective, 1840–1960, Paris, Éditions CNRS, 1998.
- Diouf, Slavery’s Exiles, p. 145 ; Jacques Roumain, Gouverneurs de la rosée, Québec, Mémoire d’Encrier, 2007 ; Joseph Zobel, Diab’-là : Roman antillais, Paris, Nouvelles Éditions Latine, 1946.
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- Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière . . ., Paris, Mercure de France, 1986, p. 233.
- Angela Davis, Women, Race, Class (1981), Londres, Penguin Books, 2020 ; Kimberlé Crenshaw, « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence against Women of Color », Stanford Law Review, vol. 43, n°6, 1991, pp. 1241–99.
- Joan Martinez-Allier, The Environmentalism of the Poor: A Study of Ecological Conflicts and Valuation, Cheltenham (Royaume-Uni), Edward Elgar, 2002, pp. 1–5.
- Diouf, Slavery’s Exiles, pp. 122–23.
- João José Reis et Flavio Dos Santos Gomes (éd.), Liberdade por um fio, historia dos quilombos do Brasil, São Paulo, Companhia das Letras, 1996, p. 19.
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- Cronon, « Trouble with Wilderness », p. 11.
- Louis-Georges Tin (éd.), De l’esclavage aux réparations, les textes clés d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Les Petits Matins, 2013.
- CRC (Caricom Reparations Commission), Ten-Point Reparation Plan, caricomreparations.org/caricom/caricoms-10-point-reparation-plan (consulté le 23 juillet 2020) NdT : lien toujours actif le 31 décembre 2024 ; Hilary Beckles, Britain’s Black Debt: Reparations for Slavery and Native Genocide, Kingston (Jamaïque), University of the West Indies Press, 2013.
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Les conseils des Terrestres #2
Texte intégral (3194 mots)
Temps de lecture : 8 minutes
Roman · Les Champs de la Lune · Catherine Dufour

Au début des Champs de la Lune, le personnage principal, El-Jarline, cultive patiemment ses plantations sous leur dôme de duraglass, pour nourrir la cité soulunaire de Mut. Chaque jour, elle envoie de brefs rapports techniques sur la situation de la ferme. Cette routine va être perturbée par le téléchargement d’une bibliothèque afin d’améliorer la rédaction de ses rapports, puis par sa rencontre fugace avec Sileqi, une enfant humaine dont l’attention vibrante et délicate va donner corps à cette littérature terrestre qui, sans elle, serait certainement restée lettre morte.
Une androïde habitée par les fantômes de la littérature humaine dans des paysages lunaires hantés par le clair de la Terre, une Terre à jamais perdue, ravagée, inaccessible… Tout dans le dernier roman de Catherine Dufour s’inscrit dans cette délicate dialectique de l’humain et du non-humain, du lunaire et du terrestre, des surfaces où l’on meurt et des profondeurs où l’on survit. Ces tensions circulent aussi entre les êtres, robots et animaux humanisés par le langage, face à des humains qui ont perdu leur monde et avec lui une grande partie d’eux-mêmes, terrés dans des villes souterraines pour échapper aux radiations de la surface.
Cette présence-absence de la Terre fait une grande partie de la puissance poétique et politique du roman : tantôt « petite rognure d’ongle bleue sur l’horizon » lorsque l’on quitte la face cachée de la Lune, tantôt sphère obsédante qui empêche d’oublier tout ce qu’on a perdu. L’écriture de Catherine Dufour cisèle constamment, et non sans humour, ce dialogue de la perte et de l’oubli.
Ainsi de ces robots qui tentent d’imaginer à quoi pouvaient bien ressembler des milliers de pommes rouges, échappées de la cale d’un navire et flottant sur la Seine. Ou de ce vieux marin terrien, réfugié sur la Lune, trimbalant avec lui un respirateur bricolé pour lui donner à sentir des odeurs nostalgiques de pétrole et de « vieux ports goudronneux ». Ou encore de la froide analyse du Gardien des Glaces, aboutissant à l’idée que l’assassinat collectif de l’écosystème terrestre est « le résultat d’une volonté humaine pleine et entière, tendue comme un poignard et guidée par la haine ».
Ici, la Lune n’est jamais le recommencement de la Terre : « la Lune n’est pas une Alma mater » dit El-Jarline. Tous les soins qu’elle apporte à sa ferme-écosystème sont perpétuellement à la merci du vide — de la rupture de cette fissure qui, page après page, s’étend sur le dôme qui protège la ferme Lalande des radiations et de la mort.
Le roman de Dufour est l’inverse de ces space operas qui ne sont souvent que des extensions spatiales d’un impérialisme viriloïde, assuré de la destinée manifeste de l’espèce humaine. Non, s’il fallait trouver une analogie musicale pour qualifier Les Champs de la Lune, ce serait plutôt un space lamento, lent, drôle et poétique, qui jamais ne sous-estime la fragilité de la vie et l’importance des attachements simples contre les aveuglements de la puissance.
Alors que les délires martiens et les folies escapistes d’un Elon Musk vont continuer à avoir une tribune inédite, cette mise au travail de l’imaginaire spatial est politiquement salutaire. D’autant plus lorsqu’elle laisse malgré tout sa place à la rêverie sidérale. Comme dans la Trilogie de Mars de Kim Stanley Robinson, traversée d’une fascination géologique et philosophique pour les paysages martiens, l’écriture de Dufour est habitée par la topographie de la Lune, la beauté de ses cratères et de ses immensités couvertes de régolithe. Une beauté certes captivante, mais la beauté d’un désert — « nu et sans vie dans la splendeur du vide ».
Aurélien Gabriel Cohen
► Les Champs de la Lune de Catherine Dufour, Robert Laffont, « Ailleurs & demain », 2024
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Roman · Les Âmes de feu · Annie Francé-Harrar

Les Âmes de feu, c’est un ouvrage fantastique publié en 1920 par une jeune biologiste allemande, également éprise de poésie, et qui deviendra une grande spécialiste de la science des sols au cours du XXe siècle. Elle publiera après 1945 de nombreux travaux sur la formation de l’humus, le compostage et la préservation des sols, alors même que s’engage la modernisation agricole à l’origine de leurs dégradations.
Son livre est à la fois une utopie et une dystopie, un ouvrage d’anticipation et un jalon oublié, bien que remarquable, dans l’histoire longue de la science-fiction. Salué par la critique à sa sortie avant d’être oublié pour un siècle, il a été récemment redécouvert outre-Rhin. Sa traduction en français est une bonne nouvelle tant l’ouvrage mérite d’intégrer la bibliothèque des Terrestres. Sa lecture nous frappe aujourd’hui par sa force narrative, sa beauté, mais aussi sa lucidité sur la double crise sociopolitique et écologique qui menace un monde artificialisé et industrialisé à l’extrême.
L’ouvrage dépeint un avenir où les humains vivent dans de vastes cités climatisées, ingurgitent de la nourriture artificielle, se déplacent via des petits véhicules dits « autinos », travaillant seulement quelques heures par jour dans ce qui se présente comme le sommet de l’évolution. Les derniers terriens et agriculteurs — les « cabaniers » — sont contraints de rejoindre les villes et de quitter la « nature » pour se fondre dans la « culture ». Pourtant, ce monde de citadins est traversé de névroses : ses habitants, devenus incapables de se mouvoir autrement qu’avec leur prothèse mécanique, ambitionnent de supprimer tout ce qui les relie encore à la terre en se libérant de toute dépendance à l’égard des productions agricoles.
Grâce au pompage massif de l’azote et à celui d’autres matières premières, cette société hyper avancée prépare son propre effondrement sous l’impact conjugué des dérèglements climatiques, de l’assèchement des sols, et de la mort à petit feu de la faune et de la flore. Finalement, l’émergence d’une nouvelle forme biologique étonnante — ces fameuses « âmes de feu » qui donnent son titre au livre — va obliger l’humanité à réinventer une autre relation au monde.
Rédigé il y a plus de cent ans, au lendemain de la boucherie industrielle de 1914-1918, mais avant la grande accélération du milieu du XXe siècle, le livre d’Annie Francé-Harrar peut sembler parfois un peu désuet ou naïf. Mais ces impressions fugaces importent peu tant le livre est passionnant, presque incandescent, car cette même naïveté lui donne aussi sa force et sa complexité. Par son aspiration à la renaissance de l’amour et à la redécouverte des plaisirs simples de la vie, Les Âmes de feu apparait comme un livre certes catastrophiste, mais dans lequel demeure toujours ouverte la possibilité d’une vie au-delà de la barbarie industrialisée.
François Jarrige
► Les Âmes de feu d’Annie Francé-Harrar (traduit de l’allemand par Erwann Perchoc), Belfond, 2024
Roman · Il neige sur le pianiste · Claudie Hunzinger

Il neige sur le pianiste est l’histoire d’une captivité. Pendant neuf jours et dix nuits, une vieille femme entichée d’un renard et la neige sa complice retiennent un pianiste virtuose dans une maison au fond des bois.
C’est une histoire de forêt. Comme une allégorie du monde, la forêt qui protège et qui subit. Au loin, les tronçonneuses accomplissent obstinément leur travail de destruction. Et les grumes sont autant de cadavres amputés, dépecés, des morts sans sépulture. Puis soudain, la neige tombe et cesse le fracas des machines. La forêt peut alors se faire entendre, ses chants, ses souffles, ses craquements remplissent à nouveau l’air de vie et de beauté. L’histoire peut commencer.
C’est une histoire de désirs. Des passions brutes, hilares, univoques, ne voulant rien d’autre que leur objet. Désirer le corps endormi du pianiste comme on désire cette aiguillette de poulet laissée pour nous au seuil d’une maison pleine d’offrandes. Insolents, plongés en eux-mêmes plutôt que tendus vers leur assouvissement, des désirs « à sens unique, heureusement. » (p. 125)
C’est une histoire de l’inséparation. Elle nous fait éprouver, en quelques pages, l’évidence de ce que des piles d’essais sur le tournant ontologique, les nouveaux matérialismes ou le panpsychisme radical tentent laborieusement de démontrer. Tout vit, vibre, bruisse, communique, agit. L’empreinte d’un flocon sur la vitre gelée, une fugue de Bach, le corps d’une fourmi ailée, la trace d’un lièvre ou la forme renversée d’une maison d’architecte sont autant de récits enchevêtrés.
C’est une histoire de musique. Elle s’entend plus qu’elle ne se lit. Une histoire qui fredonne, chuchote, crisse et soupire. Les mots se muent en sons et le texte devient partition pour un orchestre fait de tout bois : des voix, des êtres, des choses, le renard le vent la neige le piano l’enfance, la neige encore.
C’est une histoire d’ensauvagement. Où l’on ne sait plus qui est civilisé et qui ne l’est pas, où les doigts d’un musicien s’animent d’une vie autonome, où l’on adresse poliment ses vœux à la lune montante et dans laquelle on met, à l’attention d’un renard farouche, les petits plats dans les grands avant de se vautrer dans l’herbe grasse de la prairie.
C’est une histoire que j’ai envie de relire souvent et d’offrir à tous mes amis ; une histoire qui console et qui enchante, tissée de malice et de mauvais coups ; une folie douce qu’il ne faut pas contrarier. Je ne suis pas dupe. Je sais qu’une fois la neige fondue les tronçonneuses reprendront le massacre. Mais qu’il est bon de respirer la blancheur du silence, et de rire, et de s’émerveiller.
« Il fallait soigner. Encore une fois soigner. Ceux qui ne veulent pas tuer n’en ont pas fini de soigner le monde autour d’eux. C’est comme ça. Il faut nous y faire. » (p. 26)
Virginie Maris
► Il neige sur le pianiste de Claudie Hunzinger, Grasset, 2024
Roman · Le temps d’après · Jean Hegland

Le temps d’après est la suite du roman phare de Jean Hegland Dans la forêt, que je qualifiais en 2018 dans Terrestres de « récit initiatique d’un dessillement ».
Lors de sa sortie tardive en France, vingt ans après sa publication aux Etats-Unis, l’histoire des jeunes sœurs Nell et Eva, condamnés à survivre alors que plus rien – ni ondes, ni personnes, ni biens – ne parvenait du monde extérieur, avait fortement résonné. Les risques d’effondrement civilisationnels étaient sous les feux militants, on était en plein essor de la collapsologie et c’était une expérience saisissante d’évoluer à travers les regards, les doutes et les peurs de Nell et Eva, tant on partageait avec elles le sentiment terrible d’être soudain inadaptées à son milieu de vie, impréparées, incapables de reconnaître les plantes qui soignent et celles qui empoisonnent.
Depuis, si l’écoféminisme, l’agroécologie, la décroissance et la perspective de subsistance ont essaimé, si des chantiers de reprise de savoirs ont éclos en France, si on a vu se multiplier les actes de désarmement et de résistance, l’absurde, la cruauté et le chaos continuent d’étendre leur puissance. La forêt qu’habitait Jean Hegland en Californie a brûlé. Et la notion d’effondrement n’a hélas rien perdu de son acuité.
Le temps d’après se situe quinze ans après l’effondrement. Nell et Eva ont appris à vivre dans, de et avec la forêt. Leur fils Burl est désormais adolescent et c’est par sa voix que l’on va découvrir ce « new next now » — littéralement « nouveau futur maintenant », le titre original du roman. L’idiolecte singulier qu’utilise Burl est d’abord déroutant. C’est le langage d’un enfant né dans la forêt et nourri d’oralité. « Enloques », « seulé », « mots voisés » : sa syntaxe et ses mots sonnent néanmoins familiers et on s’y fond rapidement. J’en profite pour saluer la traduction de Josette Chicheportiche, qui a dû bien s’amuser.
Sur fond de sécheresse, Burl convoque ses souvenirs et nous décrit un quotidien où « inhalants » et « exhalants » co-existent harmonieusement, où l’on ne prélève que ce qui est nécessaire pour subsister et où l’on a appris à se passer du pétrole et de l’électricité. Du moins est-ce le cas de « noutrois », cette entité humaine formée de Burl, Nell et Eva qui a su s’adapter à la forêt, se construisant une « capane », se soignant à l’aide de pavots et lessivant les glands à grande eau avant de les réduire en farine. Car pour ce qui est du reste du monde, hélas, on ne peut en dire autant et le parfum d’enfance qui flotte sur le roman sera traversé d’éclairs de violence.
Le temps d’après est empreint de la candeur et du désir de Burl de rencontrer d’autres gens. De la réticence de ses mères à se frotter de nouveau à cette espèce malfaisante. On y voit sourdre un violent ressentiment à l’égard des générations qui n’ont rien fait pour empêcher le désastre ; et l’espoir, malgré tout, d’une nouvelle humanité.
(Et tout ça donne très envie de lire et relire Dans la forêt.)
Corinne Morel Darleux
► Le temps d’après de Jean Hegland, Gallmeister, 2025
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Freedom farmers, la résistance agriculturelle noire aux États-Unis
Texte intégral (7659 mots)
Temps de lecture : 17 minutes
Ces textes sont tirés de l’ouvrage de Monica M. White « Freedom farmers : résistance agriculturelle noire aux États-Unis », traduit de l’anglais (États-Unis) par Oliv Zuretti, et préfacé par Flaminia Paddeu, Éditions Cambourakis, 2025. Ils sont extraits de la préface et du chapitre intitulé « S’inspirer du passé pour une souveraineté alimentaire future. Le Detroit Black Community Food Security Network ».

Préface, par Flaminia Paddeu – « Black farmers, la résistance au quotidien »
À D-Town Farm, une exploitation agricole à taille humaine, il y a des cultures biologiques de plein champ, une serre, des ruches, des outils et des personnes qui travaillent la terre. Il y a une épicerie coopérative où les habitant·es du quartier viennent acheter des patates douces, des aubergines et des tomates. Toustes les fermièr·es sont noir·es, des gérant·es aux employé·es. Nous ne sommes pas dans un roman d’anticipation afrofuturiste et écologiste, mais aux États-Unis, dans un des quartiers les plus pauvres de la Rust Belt. Nous sommes dans ce que le sociologue Erik Olin Wright appelle une « utopie réelle1 » : une alternative concrète, déjà observable, de transformation radicale. Portée par le Detroit Black Community Food Security Network (DBCFSN), elle constitue le point de départ de l’enquête foisonnante de Monica M. White sur la terre, la race et l’émancipation aux États-Unis. Bienvenue dans un monde où les agriculteur·ices noir·es comptent.
Désormais enseignante-chercheuse à l’université du Wisconsin, Monica M. White a grandi, travaillé et milité à Détroit. Sa relation à ce territoire, où vivent majoritairement des Africain·es-Américain·es, a façonné son travail d’intellectuelle et d’activiste. Entre 2007 et 2012, alors membre de l’université de Wayne qui est située en plein centre de Détroit, elle réalise une ethnographie du mouvement d’agriculture urbaine au sein du DBCFSN, réseau qui défend un meilleur accès à l’alimentation pour les habitant·es noir·es de la ville. En tant que femme africaine-américaine engagée, issue d’une famille qui entretient une relation particulière au jardinage et à l’agriculture, elle mène cette enquête en revendiquant sa position située et en s’impliquant activement. Avec d’autres générations d’habitant·es noir·es, elle participe à reconstruire une ville dévastée en transformant des espaces vacants en jardins partagés, en fermes urbaines et en centres sociaux.
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À « Motor City », l’effondrement de l’industrie automobile à partir des années 1960 crée un chômage massif des ouvrièr·es et touche plus durement la population africaine-américaine. Suite au départ de la population blanche et aisée, les habitant·es noir·es et pauvres qui sont resté·es à Détroit se retrouvent confronté·es à des difficultés majeures. Gagner sa vie, se déplacer et se nourrir malgré une crise économique durable, l’absence de transports en commun et la fermeture des supermarchés, devient une gageure. Au milieu des gigantesques usines rouillées, des maisons effondrées et des vastes prairies urbaines, des habitant·es s’organisent pour créer des potagers depuis les années 1990. De nouvelles fermes urbaines, majoritairement établies par et pour les populations noires commencent dès lors à faire partie du paysage. Elles donnent à voir un autre visage de l’agriculture urbaine, à la fois racisé et politisé.

Au début des années 2010 je passe alors beaucoup de temps à Détroit pour réaliser une enquête de terrain sur cette agriculture urbaine en plein essor. Comme d’autres jeunes chercheur·euses je suis fascinée par la renaissance agroécologique de cette métropole industrielle en déclin, portée par les habitant·es. Le matin je donne un coup de main dans les fermes de la ville, tout en discutant avec ces fermièr·es atypiques. L’après-midi je me passionne pour les articles de Monica M. White qui viennent d’être publiés dans des revues scientifiques états-uniennes2. Les questions majeures explorées dans Freedom Farmers y sont déjà préfigurées : la création d’espaces vivriers collectifs comme stratégie de résistance de la population africaine-américaine, le rôle des jardinières-fermières noires comme une manière écoféministe de se relier à la terre.
Monica White propose un contre-récit puissant dans lequel l’agriculture noire constitue une stratégie de résistance et l’alimentation une arme politique participant d’une autonomie économique.
Flaminia Paddeu
Freedom Farmers s’aventure au-delà du cas emblématique de Détroit, pour combiner une approche à la fois historique et contemporaine ancrée dans les African American studies, autour des liens entre la terre, l’alimentation, la race et la libération face aux oppressions. En 2012, Monica M. White voyage en Alabama et dans le Mississippi où elle partage son temps entre le dépouillement d’archives et la rencontre avec des membres de fermes coopératives. Elle y découvre une histoire méconnue et absolument passionnante, celle du mouvement agricole coopératif porté par la communauté noire dans le Sud des États-Unis dans les années 1960 et 1970. Bien que séparé dans le temps et dans l’espace, le mouvement de l’agriculture urbaine mené aujourd’hui dans les villes de la Rust Belt par des néo-fermièr·es noir·es se ressaisit sans le savoir des outils coopératifs employés par leurs prédécesseur·euses. Dans ce livre, Monica M. White conteste l’idée que la relation entre les populations africaines-américaines et l’agriculture aux États-Unis se réduise à l’oppression et à l’exploitation liées au système esclavagiste, au métayage ou à la spoliation des terres. Non pas pour en nier l’importance et la nécessaire reconnaissance, mais pour proposer un contre-récit puissant et inspirant dans lequel l’agriculture noire constitue une stratégie de résistance et l’alimentation une arme politique participant d’une autonomie économique.
Lire aussi sur Terrestres : Flaminia Paddeu, « Vivre autrement : enquête sur les alternatives rurales », octobre 2024.
[…] On ressort du livre de Monica M. White convaincu·es qu’il faut reconnecter l’alimentation et la terre aux luttes collectives des personnes racisées. Un enjeu de taille, à en juger par l’absence en France de la question raciale dans les enjeux agricoles et agroécologiques. De rares situations, comme les mesures de confinement prises par le gouvernement face à la pandémie de covid-19, ont mis en lumière le rôle invisible de ces travailleur·euses souvent racisé·es, requalifié·es temporairement de « travailleurs essentiels ». Mais, dans un pays très colorblind, les analyses intersectionnelles et raciales des pratiques agricoles restent embryonnaires alors qu’elles sont bien plus foisonnantes outre-Atlantique. Freedom Farmers permet d’ouvrir cette conversation fondamentale. Alors que l’année 2024 a été marquée par un puissant mouvement de revendication des agriculteur·ices, il apparaît comme largement blanc, parfois réactionnaire, en tout cas déconnecté des questions raciales. Pourtant les populations racisées et issues de l’immigration sont particulièrement présentes dans les pratiques agricoles, notamment de maraîchage, comme le montrent les travaux de la géographe Anne Lascaux sur les « paysans de la hess3 » marocains dans le comtat Venaissin.

Les personnes racisées sont particulièrement vulnérables face à l’exploitation et à la rudesse du travail agricole au sein du complexe agro-industriel. Dans la plupart des pays des Nords, l’immense majorité des ouvrièr·es agricoles sont racisé·es, souvent en situation illégale et menacé·es d’expulsion. Lors des canicules de plus en plus fréquentes, leurs conditions de travail mènent à de graves épisodes de déshydratation, voire à la mort. En juillet 2024, après les élections législatives anticipées suite à l’arrivée en tête de l’extrême droite aux élections européennes et à la dissolution de l’Assemblée nationale par le président Emmanuel Macron, un décret permet aux vigneron·nes de faire travailler leurs saisonniers sans journée de repos, malgré les décès survenus durant les récoltes de 2023. En Provence, le Collectif de défense des travailleur·euse·s étrangèr·e·s dans l’agriculture (Codetras) lutte pour le droit des personnes étrangères qui travaillent la terre, de manière permanente, saisonnière ou avec le statut de détaché·e. Engagé dans une bataille de terrain et juridique, il s’échine depuis 2003 à dénoncer les abus et à soutenir et diffuser les revendications des premièr·es concerné·es face aux conditions de vie et de travail indignes et aux situations ultraviolentes auxquelles cette « main-d’œuvre » fait face. Dans les Antilles, le scandale sanitaire autour de la contamination de la population au chlordécone, insecticide utilisé dans les cultures de bananes, a révélé comment la législation autour des produits phytosanitaires et l’État ont laissé faire la pollution des sols et des corps des agriculteur·ices des Outre-mer4.
Les catégories populaires et les personnes racisées sont très actives dans ces espaces et y expriment des savoir-faire, souvent hérités de parcours migratoires depuis des espaces ruraux des Suds vers les métropoles des Nords.
Flaminia Paddeu
Du côté des villes, et du renouveau de l’agriculture urbaine et du jardinage collectif, on retrouve également une invisibilisation de la contribution des personnes non blanches. Or, pour reprendre le terme du collectif Rosa Bonheur, un groupe de sociologues et de géographes qui enquête sur le quotidien des classes populaires à Roubaix, les jardins ouvriers et familiaux en France sont des « centralités populaires5 ». Comme je l’ai expérimenté dans mes enquêtes sur le jardinage collectif en Seine-Saint-Denis6, les catégories populaires et les personnes racisées sont très actives dans ces espaces et y expriment des savoir-faire, souvent hérités de parcours migratoires depuis des espaces ruraux des Suds vers les métropoles des Nords. Les jardinièr·es y cultivent des espèces appréciées au sein de leurs cultures alimentaires comme le choy sum pour les Chinois·es, la menthe pour les Maghrébin·es, les christophines pour les Caribéen·nes ou les choux palmiers pour les Portugais·es. L’autoproduction permet d’accéder à des légumes avec peu ou pas de produits phytosanitaires, onéreux dans les circuits d’approvisionnement conventionnels. Les potagers sont également des espaces d’entraide et de sociabilité. En banlieue nord de l’agglomération parisienne, on trouve aussi des petites parcelles dédiées à la culture intensive de plantes aromatiques et de légumes de la cuisine méditerranéenne, comme la menthe, la coriandre, le persil, les oignons blancs ou les cardons. Des journaliers marocains y travaillent par équipes, assurant la culture et la récolte, et approvisionnent ensuite commerces et restaurants. Comme l’a montré la géographe Ségolène Darly, d’autres parcelles beaucoup plus grandes sont dédiées à la culture des épis de maïs, destinés à être vendus par des migrants maliens dans les foyers de travailleurs, les marchés de quartier ou encore à Gare du Nord et aux portes du Nord-Est parisien. Ils connaissent cette culture de leur pays d’origine et font jouer à plein leurs réseaux communautaires et familiaux pour approvisionner la filière du « maïs chaud7 ».

Monica M. White – « La D-Town farm »
Dans les chapitre précédents, Monica M. White restitue l’histoire des coopératives agricoles fondées par des Africain·es-Américain·es des états du Sud. Ce chapitre porte sur les pratiques agricoles de la communauté noire de Détroit, dont beaucoup sont les enfants et petits-enfants de Noir·es venus depuis le Sud pour travailler dans les usines d’automobiles… jusqu’à leur fermeture, qui a plongé la ville dans une profonde crise. L’extrait commence avec la figure de Malik Yakini, militant de longue date de la libération noire, initiateur de la ferme de D-Town et acteur central du mouvement d’agriculture urbaine à Détroit. Ce mouvement, qui attire l’attention internationale depuis les années 2000, a mis l’éducation, l’accès à l’alimentation et l’achat collectif au cœur de son action.
L’expérience de Yakini comme directeur de l’Institut Nsoroma qu’il a cofondé en 1989, une école/collège inscrite dans le courant étasunien de l’éducation afrocentrique, a aidé à concevoir la création de la D-Town Farm. Nsoroma signifie « enfants des cieux » dans la langue twi parlée au Ghana. Toustes les enseignant·es devaient intégrer les concepts de souveraineté et de sécurité alimentaires dans leur programme de cours. Les cours de sciences comprenaient des discussions sur la nutrition et sur la santé des sols ainsi que des leçons sur la souveraineté alimentaire et la mainmise des entreprises sur le système alimentaire.
Le jardin de l’école était complètement intégré aux activités quotidiennes, et entretenu pendant les congés scolaires par les enseignant·es et les autres personnels. Lorsque les parents d’élèves et les personnels furent de plus en plus intéressé·es par le jardinage et souhaitèrent installer des jardins dans les arrière-cours et les terrains inoccupés, le Shamba Organic Gardening Collective [Collectif de jardinage biologique Shamba] fut créé. Une équipe de « défricheureuses » aida ces parents, ces employé·es et membres de la communauté à labourer et préparer plus de vingt jardins dans la ville. L’un des objectifs fondateurs du Detroit Black Community Food Security Network (DBCFSN) était de fonder une ferme d’environ un hectare qui serait utilisée à la fois pour produire de la nourriture et comme espace pour enseigner et montrer comment devenir autosuffisant·es.
Le premier jardin du réseau fut créé en 2006 sur un lopin de terre de 10 ares dans les quartiers Est de Détroit près d’un des rares centres d’éducation 4-H situés en zone urbaine8. Au bout d’un an, un promoteur acheta le terrain et demanda au DBCFSN de libérer l’espace. En 2007, le réseau se déplaça dans l’Ouest de Détroit vers une parcelle de 20 ares appartenant à l’Église chrétienne orthodoxe panafricaine. À cette période, l’organisation commença à employer le nom de D-Town Farm. En mars 2008, juste avant le début de la saison de croissance, un responsable officiel notifia à Yakini que l’Église avait d’autres projets pour le terrain et que la D-Town Farm devrait se relocaliser ailleurs.
Comme les coopératives agriculturelles noires du Sud au siècle précédent, les activistes de D-Town envisagent la ferme comme une stratégie de résistance et de construction d’une communauté soutenable.
Monica M. White

Les membres du DBCFSN considèrent le travail de la D-Town Farm comme crucial pour leur survie. Iels se sont engagé·es dans l’agriculture communautaire pour plusieurs raisons, parmi lesquelles l’embellissement du voisinage, la garantie d’un accès des habitant·es de Détroit à une nourriture saine, et la surveillance de l’environnement. Iels s’engagent dans l’agriculture pour réattribuer des terres urbaines à des objectifs écologiques tout en répondant aux besoins de la communauté locale. Iels s’engagent également dans l’agriculture comme forme de résistance ancrée dans une communauté et orientée vers un changement politique. Iels espèrent que la participation aux activités de la ferme plantera des graines dans les esprits des cultivateurices, leur démontrant la nature cruciale du contrôle des ressources collectives par la communauté.
Comme les coopératives agriculturelles noires du Sud au siècle précédent, les activistes de D-Town envisagent la ferme comme une stratégie de résistance et de construction d’une communauté soutenable. Comme [l’activiste] Fannie Lou Hamer avant elleux9, les fermièr·es de D-Town ont bâti par elleux-mêmes de nouvelles institutions. Iels ont vu une opportunité d’œuvrer en direction de la sécurité/ souveraineté alimentaire et de gagner un contrôle plus grand du système alimentaire qui affecte leur vie quotidienne. L’agriculture et la sécurité alimentaire sont devenues des étapes vers l’autodétermination et l’autosuffisance. Lorsque la communauté bâtit et contrôle ses propres institutions sociales, la restauration de la planète et la transformation du système alimentaire deviennent possibles. La stratégie de résistance des fermièr·es de D-Town se concentre sur leur usage de la terre pour créer des espaces communautaires, éduquer à la façon de se nourrir sainement et créer une nouvelle vision de Détroit.
Lire aussi sur Terrestres : Pauline Moszkowski-Ouargli, « L’honneur du jardinage : entretien avec Florence Weber », juillet 2021.
En pleine saison 2016, la D-Town Farm produisait plus de trente plantes différentes, comprenant des courges poivrées, des courgettes, du chou kale, du chou cavalier, des tomates, du basilic, des haricots verts, du chou pommé, des pastèques, des betteraves, des navets, des radis et des carottes, un spectre d’une ampleur inhabituelle pour une ferme urbaine. Outre les fruits, les légumes et les herbes aromatiques, la D-Town Farm entretenait une champignonnière et un rucher qui produisait du miel. La ferme possède aussi des serres pour une production alimentaire toute l’année et s’occupe d’un dispositif de compostage à grande échelle. Au-delà de ces activités agricoles de base, la D-Town Farm sert de centre communautaire et propose un exemple tangible de travail collectif, d’autosuffisance et d’agentivité politique. Elle est aussi une source d’informations, dans un langage accessible et inclusif, sur une alimentation et des modes de vie sains enracinés dans les traditions diasporiques africaines. D-Town accueille chaque année le Harvest Festival [Festival des récoltes] qui réunit des centaines de soutiens locaux, régionaux et nationaux du DBCFSN.

En mai 2008, deux années de négociation avec la ville de Détroit pour 80 ares de terre appartenant à la ville portèrent leurs fruits lorsque des responsables demandèrent au réseau d’aller jeter un œil à un espace inutilisé dans la pépinière Walter Meyers située dans Rouge Park. Yakini, Al-Alkebulan et la gérante de la ferme Marilyn Nefer Ra Barber visitèrent le site et convinrent qu’il pourrait faire l’affaire pour la D-Town Farm. En juin 2008, sur la base d’un simple accord oral du directeur du Départment des loisirs, le DBCFSN engagea un fermier noir de Belleville, une ville rurale du Michigan à 30 km au sud-ouest de Détroit, pour labourer le terrain qui allait devenir la nouvelle adresse de la D-Town Farm. En octobre de la même année, les avocat·es du DBCFSN et celleux de la ville signèrent un contrat de dix ans pour l’utilisation des 80 ares. En 2011, l’accord fut amendé pour y ajouter 200 ares.
Le festival propose des tests médicaux, tels que des dépistages de l’hypertension artérielle ou du diabète. Parallèlement, une visite des jardins d’herbes médicinales de la ferme et des ateliers avec des chef·fes cuisinièr·es reconnu·es nationalement et des nutritionnistes agréé·es permettent d’échanger à propos d’une cuisine saine et de l’importance de la nutrition et de l’exercice. Le festival propose des cours, par exemple de danse ou de yoga, dans un espace safe et communautaire. D-Town cherche en permanence comment faire du bien-être une préoccupation de la communauté. Son projet est une stratégie de travail avec la terre tout en politisant et mobilisant d’autres questions liées comme les usages de la terre et de l’eau, l’accès à une alimentation saine, la conservation des aliments, la pollution et la gestion des déchets.
Au-delà des activités agricoles de base, la D-Town Farm sert de centre communautaire et propose un exemple tangible de travail collectif, d’autosuffisance et d’agentivité politique.
Monica M. White
D-Town accueille également chaque année un programme de stages en agriculture et gère le travail des bénévoles régulièr·es. Grâce aux financements de la Kellogg Foundation, le réseau emploie depuis 2010 des gérant·es de ferme qui encadrent le travail des équipes et des bénévoles régulièr·es. Une subvention de WhyHunger a financé les panneaux de signalisation de la ferme et la formation des guides touristiques afin de développer D-Town en tant que site d’agritourisme. La ferme est une destination de choix pour des centaines d’étudiant·es des établissements locaux et régionaux, ainsi que pour diverses organisations communautaires.
Les produits de la D-Town Farm sont majoritairement vendus sur les marchés paysans de Détroit, en accord avec la mission de la ferme qui est de nourrir les habitant·es de la ville. Quelques boutiques et restaurants de Détroit achètent en gros. La ferme tient aussi un marché sur place le weekend. Le DBCFSN est une organisation membre de la coopérative Grown in Detroit (GID)10, un mouvement qui se donne pour mission de promouvoir Détroit en tant que « ville en souveraineté alimentaire où la majorité des fruits et légumes consommés par les habitant·es sont cultivés par des habitant·es à l’intérieur des limites de la ville11 ». Le réseau fixe les prix de ses produits en établissant une moyenne entre le prix courant au détail pour les produits conventionnels et biologiques et le prix établi par GID. Quoique non certifiés officiellement comme biologiques, les produits sont cultivés selon des pratiques soutenables.

[…] Par l’agriculture, affirment les membres de D-Town, iels peuvent produire leur nourriture, tout en s’investissant dans leur communauté et en aidant ses membres à apprendre des savoir-faire grandement nécessaires à leur survie. Aba, fermière à D-Town, décrit sa participation aux jardins comme une façon de développer l’autodétermination et l’empouvoirement :
Le jardinage communautaire vous permet de décider quelle sorte de nourriture vous voulez manger et faire pousser, et le Réseau de sécurité alimentaire de la communauté noire de Détroit vous permet de donner votre avis sur ce qui est cultivé. Vous vous retrouvez à aider au processus entier de la production de nourriture. Cela touche à la question de l’autosuffisance. […] Je me sens mieux en cultivant pour moi-même. Je me souviens quand je ne le faisais pas, et je me sentais impuissante. [Les magasins d’alimentation] vont et viennent. […] Si je cultive mes légumes moi-même, je sais à quoi m’attendre. J’ai l’esprit bien plus tranquille en sachant que je peux les cultiver, les congeler, les faire sécher. Même s’il y avait dans mon quartier un magasin d’alimentation qui propose en permanence des produits frais, je participerais toujours [à D-Town] parce que j’ai besoin d’être en capacité de maitriser tout ça12.
J’ai entendu dire que si vous contrôlez la distribution alimentaire, vous contrôlez la population. Vous n’avez pas besoin d’armes, pas besoin de bombes.
Aba Ifeoma
D’autres déclarent également que le jardinage communautaire promeut un sens général de l’autodétermination. Ebony, une autre fondatrice, dit :
La raison pour laquelle je suis engagée à la ferme est l’autodétermination. C’est important à nos yeux de créer pour nous-mêmes et de définir nos réalités et les raisons que nous avons de tout faire quand il s’agit de nos affaires, notre logement, tout, nous devons avoir la maitrise de tout ça. Comme nous sommes à Détroit, une ville majoritairement noire, il est important que nous décidions, celleux d’entre nous qui savons, de contrôler le système alimentaire à Détroit, parce qu’un grand nombre d’entre nous ne savent pas13.

[…] Aba voit le jardinage comme un moyen d’acquérir du contrôle sur sa vie et, plus généralement, sa communauté :
J’ai entendu dire que si vous contrôlez la distribution alimentaire, vous contrôlez la population ; vous n’avez pas besoin d’armes, pas besoin de bombes. Contrôler ce que mes enfants mangent est très important pour moi. Le jardinage communautaire est très politique parce qu’il place le contrôle dans mes mains. Ainsi notre vie n’est pas entre les mains de quelqu’un d’autre, et celle de mes enfants ne le sera pas non plus lorsqu’iels auront appris comment cultiver leur propre nourriture14.
[…] Pour sa part, Ebony mentionne son propre engagement comme une prolongation de l’héritage de celleux qui furent esclavisé·es et avaient apporté des traditions agriculturelles et des semences :
La résistance a commencé avant la fin de l’esclavage. Quand nos ancêtres furent kidnappé·es et amené·es ici, iels avaient conservé des graines qui étaient natives de leurs terres, dont nous savons maintenant qu’elles venaient des endroits où iels avaient été enlevé·es. Ces aliments sont des denrées de base de nos régimes. […] Iels s’accrochaient à leur culture. Iels s’accrochaient à leur terre d’origine. Ceci précisément est de la résistance15.

Image d’accueil : Romare Bearden, In the garden (détail), 1974.

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Notes
- Erik Olin Wright, Utopies réelles, traduit par Vincent Farnea et João Alexandre Peschanski, La Découverte, coll. « L’horizon des possibles », 2017.
- Monica M. White, « Shouldering Responsibility for the Delivery of Human Rights: A Case Study of the D-Town Farmers of Detroit », Race/Ethnicity: Multidisciplinary Global Contexts, vol. 3, n° 2, 2010, p. 189-211 ; « D-Town Farm: African American Resistance to Food Insecurity and the Transformation of Detroit », Environmental Practice, vol. 13, n° 4, 2011, p. 406-417 ; « Sisters of the Soil: Urban Gardeningas Resistance in Detroit », Race/Ethnicity: Multidisciplinary Global Contexts, vol. 5, n° 1, 2011, p. 13-28.
- Anne-Adélaïde Lascaux, Paysans de la hess. L’insertion des agriculteurs marocains par des pratiques informelles dans la huerta provençale en déclin, thèse de doctorat, université Jean Moulin, Lyon, 2022.
- Malcom Ferdinand, S’aimer la Terre. Défaire l’habitat colonial, Seuil, coll. « Écocène », 2024.
- Collectif Rosa Bonheur, La Ville vue d’en bas. Travail et production de l’espace populaire, Amsterdam, 2019.
- Flaminia Paddeu, Sous les pavés, la terre. Agricultures urbaines et résistances dans les métropoles, Seuil, coll. « Anthropocène », 2021.
- Ségolène Darly, « Travail invisible et liens informels entre campagne ordinaire et rue populaire. Dans les pas du “maïs chaud” en région parisienne », Lien social et politiques, no 90, 2023, p. 197-217.
- 4-H est un réseau nord-américain de mouvements de jeunesse d’éducation populaire de plein-air, fondé en 1902. Le nom renvoie à leur devise « Head, heart, hands and health » [La tête, le cœur, les mains et la santé].
- Fannie Lou Hamer (1917-1977) fut une activiste des droits civiques, et la fondatrice de la Freedom Farm Cooperative dans l’État du Mississipi.
- « Grown in Detroit » signifie à la fois « est cultivé à Détroit » (pour les plantes) et « a grandi à Détroit » (pour les habitant·es).
- « About Us », Keep Growing Detroit [en ligne].
- Aba Ifeoma, communication personnelle, octobre 2009.
- Ebony Roberts, communication personnelle, octobre 2009.
- Aba Ifeoma, communication personnelle, oct. 2009.
- Ebony Roberts, communication personnelle, oct. 2009.
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