ÉCOLOGIE

Tous les titres

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

28.03.2025 à 10:00

OFB et polices de l’environnement : le désarmement du droit

François Jarrige  ·  Yannick Sencébé
Texte intégral (12626 mots)
Temps de lecture : 29 minutes

Le début de l’année 2025 a été marqué par une nouvelle série d’attaques à l’égard des agents en charge d’appliquer les réglementations environnementales, illustration parmi d’autres du « backlash » écologique en cours et des régressions délibérées, au plus haut sommet de l’État, à l’égard du processus d’écologisation de l’agriculture et des politiques de transition environnementale, pourtant rares et limitées. Relayant les discours des organisations syndicales agricoles productivistes, le premier ministre François Bayrou n’a pas hésité à mettre à nouveau en cause, dans son discours de politique générale du 14 janvier 2025, l’action « des inspecteurs de la biodiversité » accusés d’humilier les agriculteurs par leurs contrôles excessifs. Parallèlement, des bureaux de l’Office français de la biodiversité (OFB) étaient à nouveau pris pour cible par des actions de la Coordination rurale (CR), de la FDSEA et des Jeunes agriculteurs (JA) dans plusieurs départements, conduisant à une grève historique des quelques 3000 agents de l’OFB, parmi lesquels on trouve les 1700 inspecteurs de l’environnement en charge de l’application de la réglementation environnementale.

Manifestation des inspecteurs de l’OFB soutenus par plusieurs élus de gauche et quelques militants écologistes, le vendredi matin 31 janvier 2025 devant la préfecture à Dijon. Photo B. L./Bien Public.

Ces évènements sont le dernier avatar d’une longue série de revers et de remises en cause du droit de l’environnement qui s’inscrit au cœur des ambivalences actuelles de la transition écologique sans cesse célébrée et annoncée mais toujours repoussée. Il y a un an, le premier ministre macronien d’alors, Gabriel Attal, se demandait « s’il faut vraiment venir armé quand on vient contrôler une haie ? ». Le ministre ne doit pas souvent prendre le métro et assister à des contrôles d’identité (faut-il une mitraillette pour contrôler une pièce d’identité ou généraliser l’armement de la police municipale ?). Il n’a peut-être pas non plus consulté les statistiques officielles qui font apparaître une perte de 70% du linéaire de haies depuis 19501, à un rythme qui se poursuit à hauteur de 23 500 km/an dans la période 2017-2021 alors même que 45 millions d’euros de subventions publiques ont été débloqués (Programme « replantons des haies » du plan France Relance) pour une ambition de 7000 km seulement entre 2021 et 2024. Le ministre n’a pas dû non plus aller sur le terrain à la rencontre des agriculteurs concernés qui ne paraissent pas souffrir outre mesure de la menace du gendarme OFB. Ceux que nous avons rencontrés2 sur le sujet ont compris que les contrôles de l’OFB sont rares et qu’il est possible de « mettre un petit coup de godet » sur des tronçons distincts pour supprimer quelques mètres de haies gênants, sans risque de retombées réglementaires. Certains indiquent même que la loi « n’est pas dure à contourner si on s’y prend correctement ». La question n’est donc pas de savoir si les agents de l’OFB ont besoin d’armes (dont le port remonte aux garde-chasses depuis le XIXe siècle) pour contrôler les exploitations, mais s’ils sont en nombre suffisant pour remplir leur mission, rappelons à nouveau qu’ils ne sont que 1700 agents pour l’ensemble du territoire qui s’occupent à la fois de la chasse, de la protection des zones humides et de la qualité de l’eau.

À la suite des manifestations agricoles du début de l’année 2024, et de la montée incessante des critiques à l’égard de « l’écologie punitive » devenue un réflexe dans les discours de la droite sur les questions environnementales, le Sénat avait rendu en septembre 2024 un rapport d’information qui suggérait notamment de « dépénaliser certaines infractions environnementales » et de réduire encore le rôle des inspecteurs de l’environnement en privilégiant notamment leurs missions de prévention3. Rédigé par le sénateur Jean Bacci, élu LR du Var, proche de Bruno Retailleau dont il soutient par ailleurs le projet sécuritaire et répressif, ce rapport est une étape de plus dans l’affaiblissement des régulations environnementales ces dernières années. C’est pourquoi l’OFB fait l’objet de critiques incessantes depuis un an jusqu’à devenir un bouc émissaire commode : il serait trop peu présent sur le territoire, dénoncé comme ignorant des réalités du monde rural et agricole, voire adoptant des positions « militantes ».

À NE PAS RATER !
La newsletter des Terrestres

Inscrivez-vous pour recevoir, tous les quinze jours, nos dernières publications, le conseil de lecture de la rédaction et des articles choisis dans nos archives, en écho à l'actualité.

Adresse e-mail non valide
En validant ce formulaire, j'accepte de recevoir des informations sur la revue Terrestres sous la forme d'une infolettre éditoriale bimensuelle et de quelques messages par an sur l'actualité de la revue. Je pourrai me désinscrire facilement et à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent en bas de chaque email reçu, conformément à la RGPD.
Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Ce rapport reflète les impasses des politiques environnementales actuelles et le double discours qui consiste à faire de la protection de l’environnement et de la biodiversité une priorité des politiques publiques sans jamais donner réellement les moyens de les mettre en œuvre. Les sénateurs constatent le « déficit de légitimité » qui caractériserait l’établissement, mais cette accusation d’illégitimité a elle-même été construite par des élites politiques soucieuses de préserver la croissance et le modèle industriel dominant, contre toute velléité d’encadrement et de régulation des activités toxiques. Alors que s’affirme pourtant l’urgence de désarmer les intérêts privés et les branches d’activités à l’origine des crises environnementales, l’État macronien et ses alliés conservateurs tendent à affaiblir les quelques institutions dédiées à la protection de l’environnement et à la répression des infractions environnementales comme l’Office Français de la Biodiversité. Cette institution reste plus que jamais sous le feu continu des critiques des partisans de l’agriculture industrielle – FNSEA et acteurs de l’agro-industrie en tête.

L’OFB ne compte que 1700 agents pour l’ensemble du territoire, qui s’occupent à la fois de la chasse, de la protection des zones humides et de la qualité de l’eau.

Parallèlement, des députés de droite comme Éric Ciotti et Laurent Wauquiez appellent tout simplement à la suppression de l’OFB4. Ce dernier, dans un courrier adressé aux agriculteur·ices de la Région Rhône-Alpes en date du 7 février 2025, n’hésite d’ailleurs pas à attaquer directement l’OFB au motif qu’il « empêcherait [les agriculteurs] de travailler sereinement, en [les] accablant de contrôles absurdes ». Qualifiée de « coalition d’idéologues », l’OFB est purement et simplement décrédibilisé, sa dissolution explicitement souhaitée5. Comment ne pas s’inquiéter que de tels propos puissent être tenus de manière aussi décomplexée ?

Uniforme de l’Office français de la biodiversité, 2024. Wikimedia.

Impunités environnementales

Ce contexte de régression apparente des normes environnementales et des « polices » de l’environnement, loin d’être neuf, est au cœur du fonctionnement du capitalisme industriel depuis ses débuts. Pour se déployer, celui-ci n’a pas cessé de lever les inquiétudes et les efforts de régulation anciens portés par des riverains, voisins des installations industrielles classées, ou les communautés locales soucieuses de préserver leurs milieux de vie6. L’histoire de l’expansion industrielle est celle de phases où alternent de façon discontinue des efforts et des tentatives pour encadrer et réguler les activités jugées toxiques ou dangereuses, et des moments d’acceptation de ces risques au nom du « progrès », de la croissance, de la compétition internationale ou de la souveraineté, qu’elle soit alimentaire, industrielle ou énergétique7.

Le mot « police » lui-même est ambivalent et a fluctué : la notion, héritée de l’Antiquité, désigne d’abord le droit de certaines communautés urbaines de s’administrer en se dotant de normes et de règles concernant ce qui a trait aux rapports sociaux dans l’espace urbain, à la fois l’ordre public, bien sûr, mais aussi l’ordre environnemental, que ce soit la propreté des rues, l’organisation des marchés, les rejets à la périphérie des activités des artisans… C’est ainsi que l’on parle de police des marchés, des métiers, des poids et mesures, des jeux, etc. Sous l’Ancien Régime, le pouvoir dit de police est d’abord exercé par les conseils municipaux (consuls ou échevins), à l’exception de Paris, jugée particulièrement sensible sur le plan politique et qui perd cette compétence dès le XVIIe siècle au profit d’un officier du roi, appelé lieutenant-général de police.

Au cours du XIXe siècle, ce régime est étendu à Lyon et Marseille, qui sont dotées de « préfets de police » sous le contrôle du pouvoir central, tandis qu’une direction de la police est créée au ministère de l’Intérieur. De plus en plus contrôlée par l’État, la police devient un outil de répression centralisé plutôt qu’une institution d’auto-organisation locale. Les polices se diversifient selon leurs champs de compétences alors que leurs effectifs explosent. La police dite nationale et la gendarmerie ont ainsi pour mission le maintien de l’ordre et la recherche des infractions, essentiellement judiciaires, énumérées dans le code pénal.

Aujourd’hui, à côté du droit civil et pénal chargé de réguler les relations entre individus, s’affirme aussi de plus en plus un droit dit de l’environnement chargé d’encadrer la protection, l’utilisation, la gestion ou la restauration des écosystèmes. La réparation de dommages environnementaux a là encore une longue histoire et s’inscrit dans un ensemble de normes anciennes. Celles-ci sont plus en plus techniques et complexes, locales et globales, et elles connaissent une expansion rapide alors que ses périmètres tendent à se densifier et à se diversifier au fur et à mesure des évolutions économiques, scientifiques et techniques qui ne cessent de complexifier les relations que les sociétés contemporaines entretiennent avec leurs milieux de vie et les autres qu’humains. Ce droit singulier se matérialise par ailleurs dans un code de l’environnement, mais sans forcément disposer de juridiction spécialisée (comme il existe par exemple un juge à l’enfance, ou une spécialité criminelle, anti-terroriste, etc.) ni de moyen réel d’application.

Sur le plan pénal, les pollueurs et ceux qui portent atteinte à l’environnement sont à ce jour très rarement poursuivis en correctionnelle et l’administration privilégie les régularisations aux sanctions alors que s’installe un véritable « renoncement écologique » malgré les annonces8. En France en particulier, les activités susceptibles de porter atteinte à l’environnement restent principalement régies par des régimes de police administrative selon les logiques qui se sont installées dès le XIXe siècle afin de contrer les jurisprudences favorables aux riverains affectés par les premières usines, qui menaçaient de freiner le processus d’industrialisation. Le juge pénal est peu à peu dépossédé de son pouvoir d’appréciation au profit de l’administration, laquelle est désormais chargée de fixer seule – sous le contrôle du juge administratif – le niveau de pollution et de destruction admissible. Ainsi, le « régime de police des installations classées, dont les principes ont ensuite été étendus en matière de déchets ou d’eau, a consacré le juge administratif comme principal juge de l’environnement, laissant au juge judiciaire, et notamment pénal, une compétence résiduelle »9.

Les pollueurs sont très rarement poursuivis en correctionnelle et l’administration privilégie les régularisations aux sanctions. Un véritable « renoncement écologique » s’installe.

Actuellement, les atteintes à l’environnement sont encore prises en charge à travers divers régimes de police spéciaux : les installations classées, les déchets, l’eau et la nature. Si certains juges portent une attention croissante au sujet de l’environnement, particulièrement technique et complexe, parce que relevant d’une expertise scientifique, l’impunité continue de l’emporter alors que les peines demeurent très réduites. Les industriels et les pollueurs savent par ailleurs que les règles peuvent être contournées ou négociées, et qu’en l’absence de recours des tiers, le statu quo est généralement toléré par l’administration. Ainsi, sur les 500 000 installations industrielles classées en France, dont 1312 classées Seveso, et 50 000 soumises à l’autorisation ou l’enregistrement, très peu sont effectivement surveillées et régulées en dépit des complaintes sur la surcharge de règles et l’état répressif en matière environnementale. La réalité est que pour surveiller ces activités potentiellement dangereuses, et malgré les promesses qui ont suivi la catastrophe de Lubrizol en septembre 2019, le nombre d’inspecteurs stagne : il s’élevait à 1587 en 2022, contre 1607 en 2018. Dans le même temps, le nombre d’inspections effectives a baissé de 40% entre 2006 et 2018, passant de 30 040 à 18 196. Les historiens de l’environnement ont montré depuis longtemps combien les régulations environnementales étaient peu et mal appliquées. Les débats actuels sur l’OFB s’inscrivent dans la continuité de deux siècles de construction historique de l’impunité environnementale.

Billes de polystyrène noyées dans des fibres papetières et de bactéries filamenteuses vers 1990, rivière Aa (Nord de la France). Wikimedia.

Par ailleurs, la surveillance reste généralement une illusion, notamment pour les industries chimiques, dont la gamme de produits évolue plus rapidement que la réglementation, comme l’ont montré récemment les scandales des « polluants éternels » (Pfas) ou les débats récurrents sur les pesticides et leur interdiction. Quant aux sanctions administratives ou pénales, elles sont toujours faibles ou inopérantes. Ainsi Thomas Le Roux observe que « seuls 10% des arrêtés préfectoraux constatant une infraction dans le cadre des mises en demeure sont suivis d’une sanction pénale, et il s’agit généralement d’amendes très faiblement coercitives et inefficacement compensées par l’astreinte administrative, une amende journalière jusqu’à la mise en conformité, ou la transaction pénale – toutes deux procédures qui financiarisent le risque en quelque sorte »10. Notons que si les responsables d’AZF ont fini par être condamnés (avec une peine bien légère de 15 mois de prison avec sursis pour le directeur), le dénouement du procès, en décembre 2019, a eu lieu plus de 18 ans après la catastrophe ; la tenue d’un procès pénal pour l’accident de Lubrizol est très incertaine. Hors de ces catastrophes, la prééminence de la régularisation sur la sanction se fait au dépend des tiers et interroge sur l’effectivité du droit de l’environnement, à l’image des autres illégalismes environnementaux découlant d’une police sans moyens, d’une priorité donnée aux impératifs économiques, d’une pratique menant aux procédures transactionnelles et d’une culture juridique vide de préoccupations environnementales, même si se dessine sans doute aujourd’hui des changements avec le renouvellement générationnel des magistrats plus sensibles et sans doute mieux formés à ces sujets11.

Une « police de l’impossible »

Alors même que les polices municipales et criminelles se portent bien, avec des budgets et des effectifs en hausse, et que s’affirme le tout répressif pour les migrants, la petite délinquance de banlieue ou les militants écologistes, la clémence et l’assouplissement des règles continue de guider l’action de l’État à l’égard des industriels et agriculteurs pollueurs. Si certains délits comme la conduite sous emprise de stupéfiant et de cannabis a explosé ces 20 dernières années, passant de moins de 3000 condamnations en 2005 à plus 57 000 en 2021, les délits environnementaux – défrichements illicites, rejets de substances toxiques dans le milieu, braconnage – restent quant à eux peu poursuivis.

L’histoire de l’OFB et des « polices environnementales » est à cet égard éclairante. Cet office a été créé en 2020 par la réunion au sein d’un même établissement des anciennes polices historiques de la pêche et de la chasse, devenues les polices de l’eau et de la nature. On distingue en effet deux types de polices dites de l’environnement : « eau et nature » et « installations classées pour la protection de l’environnement (ICPE) ». Les polices de l’environnement regroupent pour l’essentiel les agents administratifs chargés de contrôler et de faire respecter les réglementations mais également de constater les infractions pénalement punissables en matière environnementale. Peu visibles et peu connues, ces institutions regroupent les agents de l’OFB en charge de la police de l’eau et des milieux aquatiques, des milieux naturels, des espèces sauvages, de la pêche et de la chasse ; ainsi que les polices des installations classées et des établissements industriels rattachées à des services comme la DDT (Direction départementale des territoires) ou la DREAL (direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement). Leurs compétences sont définies par le code de l’environnement12. Dans ces divers services, les inspecteurs de l’environnement sont des agents de service public assermentés et habilités dans le cadre de la législation environnementale à conduire les missions de police de l’environnement, c’est-à-dire le constat et la répression des infractions éventuelles.

Alors que le tout-répressif frappe les migrants, la petite délinquance de banlieue ou les militants écologistes, c’est la clémence qui guide l’action de l’État à l’égard des industriels et agriculteurs pollueurs.

Le succès administratif des notions comme « environnement » à partir des années 1970, ou comme « biodiversité » dans les années 2000, dissimule en réalité une continuité dans les pratiques et les institutions qui encadrent les usages de la nature, et qui privilégient toujours massivement la pédagogie et les rappels aux règlements sur les sanctions réelles. L’essor de cette police est censé prouver l’écologisation de l’État et de ses politiques, qui se doteraient de moyens de faire appliquer des réglementations jusqu’à présent restées lettre morte. Pourtant, cette police demeure très faible du fait notamment des effectifs restreints déjà pointés et d’une série de contraintes qui entravent son action, en bref il s’agit largement d’une « police de l’impossible » comme le montrent à nouveau les attaques répétées contre l’OFB13.

Une enquête récente particulièrement fouillée a montré les difficultés qui entravent l’action régulatrice et répressive de cet organisme alors que les pénalités environnementales demeurent le parent pauvre de la justice. Les contraintes qui pèsent sur l’action des agents de l’OFB chargés de faire appliquer le droit de l’environnement sont en effet nombreuses : faiblesse des moyens, effectifs insuffisants, voire en baisse, multiples entraves de la part de certains élus locaux ou syndicats agricoles14. On pourrait parler à cet égard d’une fabrique réglementaire et organisationnelle de son impuissance d’agir. C’est ce qui apparaît à la lecture du bilan publié le 5 juin 2024 par le syndicat de la magistrature auprès de la mission d’information du Sénat. Le constat partagé par les magistrats et rendu public lors de son congrès est le suivant : « la justice est rendue impuissante face aux atteintes à l’environnement, en étant dépossédée, au profit de l’administration, de l’application de ce droit ». Les magistrats s’accordent sur la grande compétence des inspecteurs de l’environnement de l’OFB dont les procès-verbaux sont précis, rigoureux, circonstanciés et pédagogiques (en l’absence de spécialisation environnementale des juges, cet appui est essentiel). Mais ils regrettent le caractère hybride de ses missions qui rendent impossible une véritable police de l’environnement : « Il n’est pas raisonnable […] d’attendre des mêmes acteurs à la fois de la pédagogie et du contrôle impartial, de la recherche scientifique et du conseil aux collectivités territoriales ; ce n’est ainsi pas le cas pour la gendarmerie et la police nationale ». Le niveau de ses effectifs est jugé très insuffisant pour accomplir toutes ses missions et intervenir en temps réel en cas d’infraction, d’autant que, contrairement aux autres polices, les agents n’ont aucune astreinte de nuit ou de week-end. L’OFB détient donc des pouvoirs de police sans en avoir les moyens.

Bocage normand. Wikimedia.

Par ailleurs, les critiques et les entraves apportées à l’action des polices de l’environnement, dépeints comme le bras armé d’un État oppressif à l’égard du monde agricole, s’inscrit dans le double contexte d’un supposé « agribashing » et de la répression des mouvements écologistes15. Après avoir réprimé et marginalisé toute critique écologiste radicale dans l’espace public, il s’agit d’affaiblir les quelques outils dont l’État s’était doté au début du XXIe siècle pour tenter de faire appliquer le droit de l’environnement émergeant. Les bilans chiffrés démontrent par ailleurs qu’on est très loin du harcèlement dénoncé dans les médias par les porte-parole du productivisme agricole et leurs relais politiques : « En 2023, sur les 21 635 contrôles administratifs réalisés par l’OFB, seulement 2759 concernaient des agriculteurs, soit moins de 13 % des cas. À ce rythme, avec une moyenne de 17 agents par département, la direction de l’OFB estime qu’un agriculteur français risque d’être contrôlé une fois tous les 130 ans », indique par exemple l’EFA-CGC, syndicat qui représente les personnels des ministères de l’agriculture et de l’écologie et de leurs établissements associés. Quant aux contrôles judiciaires, le syndicat a recensé 1273 procédures concernant le monde agricole en 2023, soit 13 procès-verbaux par an et par département en moyenne16.

Les chiffres montrent qu’on est très loin du harcèlement dénoncé par les porte-parole du productivisme agricole : en 2023, seuls 13% des contrôles administratifs réalisés par l’OFB concernaient des agriculteurs.

Si le « pacte vert » européen prévoit bien de durcir les sanctions en matière de criminalité environnementale et exige que chaque pays européen transpose d’ici à 2026 la directive de mars 2024 sur la protection pénale de l’environnement dans leurs législations nationales, en pratique ce droit de l’environnement demeure faible, peu pris en charge par les tribunaux déjà surchargés, alors que les nouvelles orientations globales qui se dessinent partout sous la pression des lobbys et de l’extrême droite annoncent de multiples retours en arrière. Tandis qu’au début des années 1990 la protection de l’environnement représentait 2% de l’activité des tribunaux correctionnels, elle en représentait moins de 1% dans les années 2010. Les débats et choix politiques qui entourent actuellement la question de l’OFB et de ses missions laissent par ailleurs de côté une série de questions fondamentales lorsqu’il s’agit de penser les transitions futures, celles de l’utilité des activités destructrices pour l’environnement, alors que, du réchauffement climatique aux pollutions globales, c’est bien leur existence qui est à la source des crises environnementales en cours.

La dérégulation environnementale de l’agriculture à vue d’œil

Si l’industrie – nous l’avons vu – est un secteur qui bénéficie d’une forte impunité environnementale, l’agriculture se situe encore à un autre degré. Il ne s’agit pas seulement d’une capacité à se soustraire à la justice, mais d’un pouvoir de (dé)régulation exercée en interne à la profession. Ceci correspond à une pratique inscrite dans l’histoire de la modernisation agricole depuis 1960 : la co-gestion des politiques publiques agricoles par le syndicalisme majoritaire (FNSEA et JA) au côté du ministère de l’agriculture. Cette auto-régulation fut intégrée comme une évidence sur le chemin du progrès productiviste, et facilitée par les effets recherchés de cette modernisation : des campagnes vidées de leur substance sociale par l’exode rural et transformées en support de production alimentaire pour une population de plus en plus ouvrière et urbaine qu’il fallait nourrir à bas coût, avec force engrais et pesticides. La co-gestion de l’agriculture française a été le cœur du réacteur qui a transformé le pays entier : remembrement faisant table rase de paysages séculaires pour calibrer les parcelles à l’échelle des tracteurs et de la productivité, passage d’une société paysanne à un pays industriel et urbain, révolution technologique qui a fait de la terre un outil de travail dont on mesure le rendement.

Depuis cette modernisation, la FNSEA et les JA ont régné sans partage sur les organisations professionnelles chargées de l’accès au métier et de son encadrement selon un modèle productiviste. Il fallut attendre les années 2000 pour que le pluralisme syndical soit reconnu et que le centre du pouvoir de décision des politiques agricoles se déplace de Paris à Bruxelles. Mais la possibilité d’expression du pluralisme est limitée par certains verrous (principe de prime à la majorité et liste d’union des deux centrales aux élections des chambres d’agriculture17), et la FNSEA a investi largement Bruxelles par une alliance avec les organisations représentant l’agro-industrie18. En outre, les relations tissées sur des décennies entre dirigeants syndicaux et organes du pouvoir politique demeurent sous la forme de réseaux d’influence, avec des effets bien réels sur la casse des réglementations environnementales, pourtant déjà fragiles et récentes.

La figure de Laurent Duplomb, ami et proche de Laurent Wauquiez19, est une illustration de la collusion des pouvoirs, qu’ailleurs on qualifierait de conflits d’intérêt voire d’infiltration mafieuse. Ex-président de la chambre d’agriculture de Haute-Loire et ancien administrateur du groupe laitier Sodiaal, ce notable de la FNSEA siège à présent comme sénateur et s’attaque avec ardeur à l’OFB comme à « tous ces soldats verts du ministère de l’écologie punitive ! » [DREAL, DDT…] qu’il propose de « faire taire » ou « de supprimer »20. Ayant fait ses classes au syndicat des JA, il poursuit naturellement à la FNSEA, la centrale des aînés, et commence en parallèle une carrière politique comme adjoint municipal jusqu’à se hisser au palais Bourbon en 2017. Il cumule, comme tous les dirigeants nationaux de la FNSEA, des mandats agricoles et politiques. Et il est de tous les combats anti-écolo : proposition de suppression de l’Agence bio, attaque de l’Anses21 qu’il demande à placer sous l’autorité politique et enfin dénigrement de l’OFB.

L’attaque en règle contre les régulations environnementales de l’agriculture s’inscrit dans un projet cohérent plus large : permettre l’expansion et la prospérité du complexe agro-industriel liant les grandes exploitations exportatrices, les acteurs de l’amont (machinisme, fournisseurs d’engrais et de pesticide), les grandes coopératives (stock et export des grains, conseil et vente d’engrais et pesticides) et les acteurs de l’aval (transformation des matières premières en aliments ultra-transformés). Voilà pourquoi on attaque l’OFB, l’Anses en même temps que l’on réintroduit les néonicotinoïdes ou bien encore que le Parlement vote une dérogation à la loi Egalim (2018)22 qui prévoyait la séparation des activités de conseil et de vente de produits chimiques par une même structure pour éviter les conflits d’intérêt23.

Sénat, « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ? », Rapport d’information n° 528 (2018-2019), déposé le 28 mai 2019.

La trajectoire de certaines dispositions actuellement votées au Sénat suit les liens de collusion entre les dirigeants syndicaux et certains élus politiques – quand ce ne sont pas les mêmes. Repartons du rapport d’information du Sénat n°258 « La France, un champion agricole mondial : pour combien de temps encore ? » présenté par Laurent Duplomb en mai 2019 au sein de la commission des affaires économiques. Ce rapport, peu diffusé hors des réseaux d’influence susmentionnés, contient déjà tout ce qui sera repris ensuite en termes de dérégulation et d’attaque des instances de protection de l’environnement et des consommateurs. Il s’agit d’un argumentaire précis, chiffré, qui explique que l’avenir de l’agriculture française – 1ère productrice agricole européenne et largement exportatrice – est exposée à une concurrence internationale déloyale (préfigurant les mobilisations anti-mercosur) à cause d’une sur-réglementation et d’une sur-transposition des normes européennes (en matière environnementale et sanitaire) (p. 11). Concernant la question du revenu des producteurs, « Prétendre régler le problème des revenus agricoles en ne traitant que la partie « GMS« 24 est une illusion ». Autrement dit, il ne faut pas, comme avec la loi Egalim de 2018, chercher à mieux partager la valeur entre producteurs et distributeurs (grande et moyenne surface). Au contraire, « Il convient de se préoccuper des autres sources de revenus que sont les subventions et aides et les revenus tirés de l’exportation. » (p. 18). Ce qui revient à faire payer par les contribuables ce que les distributeurs et les transformateurs devraient verser aux producteurs. La loi Egalim est particulièrement épinglée en ce sens qu’elle ferait augmenter encore le coût de production des agriculteurs, notamment trois de ses mesures qui seront reprises dans les revendications pour être écornées ou supprimées : la création d’un différentiel prix entre les produits phytopharmaceutiques et les produits autorisés dans l’agriculture biologique ; l’interdiction des remises, rabais et ristournes sur les produits phytopharmaceutiques et la séparation des activités de ventes et de conseil pour de tels produits (p. 12).

La solution est de « conserver la diversité de l’agriculture française capable de couvrir toutes les gammes ». Autrement dit, de permettre aux pauvres d’avoir accès à une malbouffe made in France.

Le choc de simplification, déjà contenu dans ce document, a pour objectif la reconquête des marchés nationaux (contre les importations) et la conquête de nouveaux marchés « là où la demande va exploser », c’est-à-dire 150 pays d’Afrique et d’Asie qu’il reste « à conquérir » pour reprendre les termes parfaitement assumés du rapport. Concernant le marché national, la démocratie alimentaire promue par les partisans d’une alimentation saine et durable pour tous, n’est pas le schéma retenu. Au contraire : « Prétendre vouloir sauver l’agriculture française uniquement par la montée en gamme est une illusion », car, affirme le rapport, les ménages pauvres n’y auront pas accès et se tourneront vers les importations. La solution est donc de « conserver la diversité de l’agriculture française capable de couvrir toutes les gammes ». Autrement dit, de permettre aux pauvres d’avoir accès à une malbouffe made in France. L’argument a été très bien accueillis par les lobbies de l’agro-alimentaire et repris par la presse agricole ou nationale alignées sur les positions libérales et productivistes25, dénonçant à l’unisson « le piège de la montée en gamme de l’agriculture ». Puisque l’agriculture bio est incapable de nourrir les Français, laissez-nous produire à grande échelle et à moindre coût pour le marché intérieur mais aussi extérieur. Il s’agit en d’autre termes d’inverser les causes et les effets : le maintien de la consommation de produits bio dans une niche n’est pas le résultat d’un « choix du consommateur », mais le résultat d’une politique de sape du soutien à la bio26, de l’inégale répartition des aides de la PAC27 et d’une politique d’austérité pour les ménages les moins aisés et de cadeaux fiscaux pour les plus riches, qui avantagent au final la production polluante à grande échelle et la consommation d’aliments ultra-transformés et nuisibles à la santé.

Les propositions de ce texte sont reprises dans le Pacte productif 2025 agricole présenté le 1er Octobre 2019 par la FNSEA, l’Ania (Association nationale des industries alimentaires) et Coop de France dans le cadre de la consultation lancée par Bruno Le Maire intitulée « pacte productif 2025 pour le plein emploi ». Le rapport Duplomb apparaît d’ailleurs en page 5 pour marteler l’idée de menace que représente le recul des parts de marchés à l’export. On y retrouve l’importance d’une « approche pro-business » pour restaurer la confiance des acteurs économiques face à l’agribashing, et l’enjeu principal de soutien à l’exportation, source de création d’emploi et de croissance du PIB, à condition de diminuer le coût du travail, des engrais, et d’en finir avec la sur-réglementation environnementale et sanitaire. La « fiscalité comportementale et environnementale » (taxes sur les boissons sucrées ou l’alcool, sur l’énergie), sans oublier l’interdiction de remises, rabais, ristournes sur les pesticides, sont épinglées tandis qu’est lancé un appel à lever les freins à l’innovation (mutagénèse, OGM, agri-énergie…) et à permettre le stockage de l’eau (méga-bassines). Dans une suite logique, le Sénateur Duplomb présente une proposition de loi permettant un « choc de compétitivité en faveur de la ferme France », adoptée en première lecture par le Sénat en mai 2023. Outre l’assouplissement des mesures visant à limiter l’usage de pesticides, le texte propose de placer l’OFB sous le quasi-contrôle du préfet qui devra l’inciter à privilégier la procédure administrative et non judiciaire. Mais cette proposition de loi sera arrêtée par les péripéties gouvernementales (dissolution de l’assemblée, puis censure du gouvernement).

Récolte des betteraves à Saint-Flavy (Aube). Wikimedia.

Qu’à cela ne tienne, le texte revient en novembre 2024 toujours porté par le sénateur Duplomb sous le nom évocateur : « Proposition de loi visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur n°108 ». Il s’agit d’une loi qui se veut complémentaire à la Loi d’orientation agricole, initialement orientée vers le défi du renouvellement des actifs agricoles, le sénateur visant ainsi à s’assurer d’un volet pleinement orienté vers la dérégulation environnementale du secteur. Elle a été adoptée au sénat dès le 27 janvier 2025 grâce à une procédure accélérée engagée par le gouvernement mais reste, à l’heure où nous écrivons ces lignes, dans la navette parlementaire pour discussion et vote à l’Assemblée Nationale. Quoi qu’il en soit, dans les rues, cette vulgate anti-régulation naviguant dans les réseaux syndicaux a fait son œuvre : les colères agricoles orchestrées par le syndicalisme majoritaire s’en prennent à l’OFB et à toutes les régulations environnementales qui deviennent le bouc émissaire des agriculteurs. Pourtant, ceux-ci sont-ils victimes du loup, de la réglementation sur les haies ou encore des entraves à l’exercice de leur métier que représenteraient le maintien en vie des abeilles, des oiseaux et des insectes, ou bien, au contraire, de la chaîne agro-industrielle et exportatrice ? C’est en termes de collaboration à une destruction environnementale à grande échelle qu’il faut comprendre les relations qui unissent les agriculteurs à ce complexe. Si les plus riches en tirent des avantages, la plupart d’entre eux en sont les otages, souvent très endettés28. Ce qui peut expliquer la facilité avec laquelle on peut détourner leurs regards vers des cibles qui permettent de ne pas aborder de front les véritables responsabilités.

Ainsi, à partir de la fin 2024, faisant feu de tout bois sur la biodiversité et la santé des consommateurs, la commission économique du Sénat, où pèse le sénateur Duplomb, va imprimer sa marque sur ces deux textes législatifs. Celui visant à « éviter les distorsions de concurrence » propose une série de dérégulations, comme la ré-autorisation de certaines substances dangereuses (néonicotinoïdes, acétamipride, etc.29) et l’inscription des méga-bassines comme « intérêt général majeur »30. Cette loi s’attaque fortement à l’Anses, notamment à son pouvoir d’autoriser ou non la mise sur le marché de certaines substances en donnant la possibilité au ministre de suspendre, par arrêté, une décision de l’Agence sanitaire et en réorientant ses missions sur l’encouragement à « l’innovation par l’émergence de technologies nouvelles ».

Quant à la loi d’orientation agricole31, elle marque une régression sans précédent sur le plan environnemental et une avancée majeure pour faire de l’agriculture un secteur économique prioritaire, maquillé sous les habits vertueux de la « souveraineté alimentaire » dont un récent rapport publié par l’association Terre de Liens32 montre bien qu’elle a pourtant été largement sacrifiée sur l’autel du productivisme-libéral. Là encore, c’est la commission économique du Sénat qui a remanié le texte initial de l’Assemblée Nationale et inscrit comme article premier un principe de « non-régression de la souveraineté alimentaire » en faisant de l’agriculture un « intérêt fondamental de la Nation ». Ce qui a pour conséquence l’autorisation des méga-bassines, le relâchement de toute entrave à la production, et la minorisation du rôle des instances de contrôle : l’OFB pour la biodiversité, et l’Anses pour les consommateurs. En bref, la non-régression de la compétitivité agricole justifie et autorise la régression totale de la santé du vivant.

À défaut d’inciter les agriculteurs à prendre le chemin de la transition agroécologique, la loi d’orientation agricole a pour effet de faire entrer la délinquance environnementale dans le droit.

Le pouvoir de police de l’OFB est réduit à peau de chagrin puisque le texte prévoit la dépénalisation quasi-totale des atteintes à l’environnement par le secteur agricole. Désormais, l’arrachage de haies, l’usage de pesticides, l’épandage de lisiers ou le débordement de cuves de méthanisation ne pourront plus être poursuivies en pénal et la sanction financière sur le plan administratif passe de 150 000 euros à 450 euros. Cette peine minime ne s’applique qu’aux « cas intentionnels », ce qui restera difficile à prouver. Et si jamais les agents de l’OBF se risquaient encore à exercer leur fonction de police, les sénateurs ont inséré une « présomption de non-intentionnalité » pour certaines infractions. Justifiant cette impunité environnementale pour les agriculteurs, Laurent Duplomb a dénoncé sur Public Sénat le système prévalant jusqu’alors, où l’agriculteur faisant l’objet d’une poursuite pénale a « l’impression d’être un grand délinquant », ce que la ministre de l’agriculture a appuyé en insistant sur « l’état d’insécurité juridique et de stress » dans lesquels se retrouvent les agriculteurs poursuivis.

Photo Bart Lambregts sur Unsplash.

À défaut d’inciter les agriculteurs à prendre le chemin de la transition agroécologique33, cette loi aura au moins pour effet de faire entrer la délinquance environnementale dans le droit.

Les atteintes à l’environnement ne sont malheureusement pas l’apanage du secteur agro-industriel et agro-alimentaire. L’agriculture a été la cible particulière et récente d’une dérégulation car la période précédente avait vu quelques avancées en matière d’écologisation des pratiques, soutenue par la Loi d’orientation agricole de 2014 et la loi Egalim. L’industrie, quant à elle, n’a pas opéré de transition écologique et les rares pouvoirs de police de l’environnement qui encadrent son activité sont bien minces face au chantage à l’emploi, aux menaces de délocalisation, ou à l’inventivité de la chimie. Le maintien des polices de l’environnement en situation d’impuissance d’agir, leur affaiblissement récent et les dérégulations environnementales concernent aussi bien ce que nous avons dans nos assiettes (atteintes à l’Anses), les forêts, les haies et la faune sauvage (atteintes à l’OFB), la lutte contre l’artificialisation des sols (loi Duplomb autorisant la construction sur sol agricole), la disponibilité en eau pour les humains et les écosystèmes (Loi Duplomb et Loi d’orientation Agricole), que la vie des non humains et des humains (autorisation de pesticides considérés comme dangereux par la science). Cet ensemble de régressions ne peut qu’aggraver la crise écologique et climatique et sacrifie l’habitabilité de notre territoire au nom d’une prétention à nourrir le monde pour servir des profits qui ne concernent pas grand monde.


Une première version de ce texte est parue sur le site du Vocabulaire critique des transitions : François Jarrige et Yannick Sencébé, « Office français de la biodiversité. OFB et polices de l’environnement : le désarmement du droit », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions, 19 mars 2025.

Image d’accueil : Raoul Dufy, The Wheatfield (1929). Wikiart.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Notes

  1. Philippe Pointereau, « Les haies : évolution du linéaire en France depuis quarante ans », Le Courrier de l’environnement de l’INRA, 2002, 46 (46), p.69-73.
  2. Dans le cadre d’une étude menée en 2023 avec des étudiants du Master Agroécologie pour l’Agence Régionale de l’Environnement (Alterre BFC ayant pour mission d’animer le réseau Bocag’Haies, regroupant les différents acteurs concernés par la gestion et la réglementation des haies). Des entretiens ont été conduits, dans la région Bourgogne Franche-Comté auprès de 8 agriculteurs ayant des haies, de 7 conseillers agricoles et d’agents de l’OFB pour identifier les perceptions de la réglementation et les pratiques d’entretiens des haies. Les auteurs remercient ici les 7 étudiants de ce master pour la qualité de leurs enquêtes.
  3. Jean Bacci, Évaluation de la loi n° 2019-773 du 24 juillet 2019 portant création de l’Office français de la biodiversité (OFB), modifiant les missions des fédérations des chasseurs et renforçant la police de l’environnement – Rapport d’information n° 777 (2023-2024), déposé au Sénat le 25 septembre 2024.
  4. Émilie Massemin, « OFB : les raisons de la grève de la police de l’environnement », Reporterre, 31 janvier 2025.
  5. Le directeur général de l’OFB a répondu rapidement à ce courrier jugé irresponsable et « profondément dangereux », Le Monde, 24 février 2024.
  6. Jérôme Fromageau, « La Police de la pollution à Paris de 1666 à 1789 », thèse d’État, université de Paris 2, 1989 ; Thomas Le Roux, « Régime des droits vs. Utilité publique. Justice, police et administration : faire face à l’industrialisation (France – Grande-Bretagne, 1750-1850) », in Marco Cicchini, Vincent Denis, Vincent Milliot et Michel Porret (dir.), Justice et police : le nœud gordien (1750-1850), Genève, Georg éditeur, 2018, p. 103-124.
  7. François Jarrige et Thomas Le Roux, La contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Le Seuil, 2017.
  8. Voir notamment le travail du spécialiste de science politique Sylvain Barone, « L’impunité environnementale. L’État entre gestion différentielle des illégalismes et désinvestissement global », Champ pénal, vol. 15, 2018 ; et à propos des politiques de l’eau : Sylvain Barone, L’eau, une affaire d’État. Enquête sur le renoncement écologique, Raisons d’agir, 2024.
  9. Cf. Sébastien Mabile, « Quelle organisation de la Justice pour enrayer la disparition du vivant ? », Délibérée, N° 8(3), 2019, p. 33-37.
  10. Thomas Le Roux, « Le risque industriel sans effort (as soon as possible) », Terrestres, 28 novembre 2021.
  11. Edwige Prompt, « À Besançon, des procès dédiés aux délits environnementaux », Reporterre, 14 février 2023
  12. Article L.121-9, Code de l’environnement.
  13. Selon la formule de l’historien Jean-Baptiste Fressoz, Le Monde, 28 février 2024.
  14. Léo Magnin, Rémi Rouméas, Robin Basier, Polices environnementales sous contraintes, Paris, Rue d’Ulm, 2024.
  15. Yannick Sencébé, « Agribashing. La (dis)qualification de la critique au temps de la transition agroécologique », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions, 2021.
  16. Juliette Quef, « « Nous servons de boucs émissaires » : dégradations de locaux, mise en retrait des agents… la police de l’environnement sous pression », Vert, 24/01/2025.
  17. Ce principe équivaut à attribuer plus que la majorité absolue à la liste arrivée en tête dans ses élections aux chambres. Cette représentation majoritaire détermine ensuite l’attribution des sièges dans d’autres instances qui encadre la profession : SAFER, Crédit Agricole, MSA…
  18. La Copa-Cogeca, puissant lobby représentant les syndicats et grandes coopératives de l’agro-industrie est présidée depuis 2020 par Christiane Lambert, ex-présidente de la FNSEA.
  19. Le sénateur-farmer a pu agrandir une retenue d’eau sur sa ferme de Haute Loire (150 vaches) grâce à son ami, président de la région AURA et auteur de la lettre anti-OFB citée plus haut. « Laurent Duplomb, le sénateur pro-bassines arrosé par Wauquiez », Les Jours, 16 juin 2023. Dès 2018, Laurent Wauquiez avait nommé Laurent Duplomb comme chargé de l’agriculture dans son « cabinet fantôme » (cabinet informel préfigurant un gouvernement en cas de victoire aux élections face à E. Macron).
  20. Séance du Sénat 24/01/2024.
  21. L’Anses (Agence nationale de Sécurité Sanitaire de l’Alimentation, de l’Environnement et du travail a pour mission d’évaluer les risques sanitaires dans ses domaines de compétences, et est chargée des autorisations de mise sur le marché des produits phytosanitaires.
  22. La loi Egalim 2018 fait suite aux états généraux de l’alimentation et à la Loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014. Cet ensemble avait marqué une avancée conséquente de la transition agroécologique de l’agriculture, la préservation des espaces naturels et forestiers, et pour la loi Egalim proposait un cadre pour « une alimentation saine, durable et accessible à tous ».
  23. Cette dérogation prolonge la possibilité de siéger aux chambres pour les élus exerçant des activités de vente de produits phytosanitaires. Elle a été votée juste en amont des élections (février-mars 2025) et justifiée par la Ministre de l’agriculture Annie Genevard au motif que l’application de la loi Egalim aurait « écartée de nombreux candidats légitimes ».
  24. Grandes et moyennes surfaces. L’argument revient à minorer le problème de la captation de la valeur par les GMS et il passe sous silence le poids des transformateurs sur le prix payé par le consommateur au détriment des producteurs (ex. sur un litre de lait : la marge brut des éleveurs a baissé de 4% entre 2018 et 2022 quand celle des transformateurs augmentait de 64% et celles des distributeurs de 188% ) voir l’étude de la Fondation pour la Nature et pour l’Homme sur le sujet.
  25. Voir par exemple « La stratégie de la « montée en gamme » remise en cause dans un rapport parlementaire », Agriculture et environnement, 2 novembre 2022 ; « Agriculture: la fausse bonne idée de la montée en gamme à tout prix », Le Figaro, 22 mars 2023 ; « Le piège de la montée en gamme », Le betteravier français, 18 novembre 2022 ; « Bio, écologique, montée en gamme : l’agriculture française s’affaiblit », Canal Xerfi, 8 novembre 2022.
  26. En 2018, le gouvernement Édouard Philippe (sous le premier mandat d’E. Macron) a mis fin à l’aide au maintien en bio.
  27. Les aides du premier pilier issues de la Politique Agricole Commune (PAC) sont distribuées en fonction de la surface détenue par les agriculteurs. Ce sont donc les plus grands producteurs, conventionnels et orientés vers les marchés nationaux ou internationaux, qui touchent le plus d’aide.
  28. D’après une étude récente (2020), le revenu courant avant impôt des 10 % d’agriculteurs les plus riches s’élève à 69 500 euros (soit 5790 euro/mois) quand les 10 % les plus pauvres touchent 8 400 euros (soit 700 euro/mois). Piet L. et al. « Hétérogénéité, déterminants et trajectoires du revenu des agriculteurs français ». Rapport du projet Agr’income, 2020.
  29. Tandis que 1200 études scientifiques montrent le danger des néonicotinoïdes (Public Sénat, 28/01/2025), l’acétamipride a été qualifiée par le directeur scientifique agricole de l’Inrae, en audition au Sénat, de « chlordécone de l’hexagone ».
  30. L’article 5 de cette loi déclare d’intérêt général majeur les projets de prélèvement et de stockage d’eau.
  31. Cette loi d’ampleur vise à orienter l’ensemble de la politique agricole avec de nombreuses dispositions concernant l’agriculture, l’alimentation mais aussi la forêt. Son processus législatif a été ralenti par les soubresauts gouvernementaux et elle a été remaniée par le Senat (13 février 2025) avant d’être adoptée par le parlement le 20 février 2025.
  32. Terre de liens, « Souveraineté alimentaire : un scandale made in France », février 2025. Ce rapport met en évidence le fait que la France hypothèque sa souveraineté alimentaire en dédiant 43 % de ses terres à l’exportation. L’État promeut en définitive un modèle agricole qui ne permet pas de nourrir la population ni de rémunérer les producteurs.
  33. Contrairement à la loi d’avenir agricole de 2014 qui faisait de la transition agroécologique un objectif central, la loi d’orientation agricole de 2025 n’y fait plus aucune référence, en opérant un retour au productivisme digne des années 1960.

L’article OFB et polices de l’environnement : le désarmement du droit est apparu en premier sur Terrestres.

25.03.2025 à 16:23

Malaise dans la décolonialité – Débats au sein des critiques du colonialisme

Jérôme Baschet
Texte intégral (15021 mots)
Temps de lecture : 35 minutes

À propos du livre collectif Critique de la raison décoloniale. Sur une contre-révolution intellectuelle, paru aux éditions de L’Échappée en 2024, traduit de l’espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin et préfacé par Mikaël Faujour.

Ce livre est la traduction partielle d’un volume collectif coordonné par Pierre Gaussens et Gaya Marakan, et publié en 2020 par l’Universidad Nacional Autónoma de México avec un titre affichant sa référence à Franz Fanon : Piel blanca, Máscaras negras. Crítica de la razón decolonial. De ce volume ont été conservées l’introduction des deux coordinateurs et quatre contributions (sur douze), auxquelles a été ajouté un texte issu d’un autre ouvrage collectif, paru en Argentine en 2021. Quant à l’avant-propos de Mikaël Faujour, il propose une présentation critique de la réception de la pensée décoloniale en France.

La raison d’être de ce volume est l’inquiétude des auteurs et autrices face à l’influence grandissante, dans le monde universitaire et dans le champ intellectuel, de la pensée décoloniale, ou plus précisément d’une forme particulière de celle-ci, dont ils jugent sévèrement les biais et qu’ils n’hésitent pas à qualifier d’« imposture intellectuelle ». Accusant les auteurs décoloniaux d’user de divers stratagèmes pour placer leurs thèses au-dessus de tout questionnement, ils estiment nécessaire d’allumer un contre-feu ou, à tout le moins, d’ouvrir un débat argumenté sur une forme de pensée en plein essor. C’est ce qui justifie qu’on s’intéresse à cet ouvrage et qu’on prenne part à un tel débat.

Il faut préciser d’emblée que ce volume ne prétend pas dresser un panorama général des pensées décoloniales1. Ce point a déjà fait l’objet de critiques qui soulignent le caractère limité de l’entreprise et le faible nombre d’auteurs pris en compte2. Les concepteurs du volume s’en expliquent dans l’introduction : ils n’ignorent nullement la diversité des courants décoloniaux, mais ont fait le choix de concentrer leurs analyses sur le groupe « Modernité/Colonialité », fondé à la fin des années 1990 par le sociologue péruvien Aníbal Quijano, le philosophe argentino-mexicain Enrique Dussel et le sémiologue argentin installé aux États-Unis Walter Mignolo, et auquel ont été également associé Ramón Grosfoguel, Edgardo Lander, Nelson Maldonado-Torres, Catherine Walsh et Santiago Castro-Gomez. Une telle option est justifiée par le fait que ce groupe – et notamment ses figures les plus en vue – ont acquis une influence considérable dans le monde universitaire et intellectuel, tant en Amérique latine qu’en Amérique du Nord et au-delà. En outre, il constitue la matrice initiale de la pensée décoloniale, largement reproduite par bien d’autres auteurs et autrices, notamment de générations plus jeunes. Il paraît donc légitime de s’intéresser tout particulièrement à ce groupe : ainsi, Daniel Inclán critique la philosophie de l’histoire qui sous-tend ses thèses ; Rodrigo Castro Orellana analyse les concepts de « différence coloniale » et de « pensée frontalière » chez Mignolo ; Brian Jacob Bonilla Avendaño identifie les biais de la dénonciation de l’eurocentrisme chez Grosfoguel ; Martin Cortés s’élève contre l’ontologie de l’origine et de la pureté qui prévaut chez ces mêmes auteurs ; enfin, Andrea Barriga s’attaque au le concept central de « colonialité », legs majeur de Quijano3.

À NE PAS RATER !
La newsletter des Terrestres

Inscrivez-vous pour recevoir, tous les quinze jours, nos dernières publications, le conseil de lecture de la rédaction et des articles choisis dans nos archives, en écho à l'actualité.

Adresse e-mail non valide
En validant ce formulaire, j'accepte de recevoir des informations sur la revue Terrestres sous la forme d'une infolettre éditoriale bimensuelle et de quelques messages par an sur l'actualité de la revue. Je pourrai me désinscrire facilement et à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent en bas de chaque email reçu, conformément à la RGPD.
Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Justifié et pertinent, ce choix n’en marque pas moins une limite du livre : la « critique de la raison décoloniale » n’est menée que pour autant qu’on la limite au groupe Modernité/Colonialité et à ceux qui en reprennent les thèses fondamentales. En conséquence, aussi fondée que puisse être sa critique, l’ouvrage ne saurait prétendre sceller le sort de la pensée décoloniale dans son ensemble. À cet égard, deux cas intéressants peuvent être mentionnés. Défendant une épistémologie du Sud encline à la décolonisation épistémique, Boaventura de Sousa Santos est mentionné par les auteurs du volume et judicieusement soustrait à leurs critiques4. En revanche, il est regrettable que l’anthropologue colombien Arturo Escobar ne soit pas pris en considération, alors qu’il a été proche du groupe Modernité/Colonialité : il s’agit pourtant de l’une des figures les plus intéressantes des courants décoloniaux et ses travaux, fondée sur de réelles enquêtes de terrain, échappent en grande partie aux critiques formulées dans le présent ouvrage5.

Par ailleurs, il est important de situer la perspective de ses auteurs qui, à l’évidence, n’a rien à voir avec une critique conservatrice célébrant la grandeur de la civilisation occidentale ou pourchassant les fantasmes du wokisme. Tous revendiquent une perspective d’émancipation, alliant critique du colonialisme et ancrage dans les courants non dogmatiques du marxisme. Ainsi, Cortés s’appuie sur le « communisme inca » de José Carlos Mariategui et sur le Marx tardif des lettres à Vera Zassoulitch, tandis qu’Inclán en appelle à Walter Benjamin. Surtout, Fanon est la figure tutélaire du volume, liant marxisme et anticolonialisme. L’introduction convoque sa pensée contre les auteurs décoloniaux – qui le revendiquent aussi, mais auxquels on peut reprocher de trahir ses principales leçons. Est rappelée sa capacité à reconnaître dans ses dimensions les plus profondes l’expérience des colonisés, mais sans jamais renoncer à une conscience universaliste. Est soulignée aussi son insistance à récuser tout enfermement dans une identité noire et, plus largement, dans les catégories imposées par les dominants : « à partir du moment où le nègre accepte le clivage imposé par l’Européen, il n’a plus de répit » ; car, alors, « le Blanc est enfermé dans sa blancheur, le Noir dans sa noirceur » ; et c’est pourquoi il faut « libérer l’homme de couleur de lui-même » et proclamer que « le nègre n’est pas. Pas plus que le Blanc ». Ainsi, Fanon met à jour l’oppression coloniale et la combat, tout en proclamant, au plus loin de toute essentialisation des identités opprimées : « je suis un homme et c’est tout le passé du monde que j’ai à reprendre. Je ne suis pas seulement responsable de la révolte de Saint-Domingue. Chaque fois qu’un homme a fait triompher la dignité de l’esprit, chaque fois qu’un homme a dit non à une tentative d’asservissement de son semblable, je me suis senti solidaire de son acte »6. Tout ce qui peut être reproché aux auteurs décoloniaux, comme on le verra plus loin, est précisément ce à quoi Fanon échappe par ces propos admirables.

Frantz Fanon lors d’une conférence de presse du Congrès des écrivains à Tunis en 1959. Wikimedia.

Pour tenter d’approfondir le débat appelé de leurs vœux par les auteurs du livre, on exposera, en les regroupant en quatre axes principaux, les critiques qu’ils adressent aux penseurs décoloniaux, pour l’essentiel pertinentes et importantes. On les prolongera sur certains points et on les soumettra à leur tour à la critique, en proposant de repérer certains biais liés au point de vue depuis lequel la critique est formulée. Enfin, afin de sortir des limites des deux positions en présence, on proposera d’opérer un déplacement permettant de repenser les enjeux de la décolonialité au prisme d’une expérience concrète de lutte, l’expérience zapatiste, entendue comme source d’inspiration pertinente pour lier luttes des subalternes du Sud et perspectives planétaires anticapitalistes7. Précisons encore que si la discussion restera largement centrée sur les thèses du groupe « Modernité/Colonialité », l’enjeu dépasse les espaces où celui-ci exerce une influence directe. Il s’agit, en réalité, d’une occasion d’engager un débat plus ample sur la pensée décoloniale, y compris en Europe, à partir de l’identification de l’un de ses noyaux problématiques, quand bien même on reconnaît que tous les courants de la pensée décoloniale n’en reproduisent pas nécessairement les traits.

Géopolitique du savoir décolonial

On s’attardera peu sur le premier axe de la critique menée par les auteurs du livre. Dans l’introduction notamment, ils dénoncent une emphase théorique, volontiers jargonnante, associée à une absence de toute recherche empirique, à un manque de connaissance des mondes indigènes et de leurs langues, et de surcroît sans connexion avec les luttes indigènes du continent (p. 39-40 et 55-57). Ils insistent sur la position contradictoire d’une théorie qui prétend énoncer le point de vue des subalternes d’un Sud colonisé, mais qui s’élabore dans les centres universitaires nord-américains.

Sur ce point, la critique lancée par Silvia Rivera Cusicanqui, et reprise dans le volume, ne manque pas de force. La sociologue bolivienne et aymara, dont l’œuvre importante est malheureusement méconnue en France, a introduit les études subalternes de l’Inde en Amérique latine et a impulsé, à partir de 1983, le « Taller de Historial Oral Andina », une expérience novatrice de co-construction du savoir avec les communautés indigènes 8. Pour elle, les auteurs décoloniaux ont « créé un jargon, un appareil conceptuel et des formes de référence et de contre-référence qui ont éloigné la recherche universitaire de l’engagement et du dialogue avec les forces sociales insurgées. Les Mignolo et compagnie ont construit un petit empire dans l’empire » (p. 43-44). Elle les accuse également d’extractivisme intellectuel et, plus précisément, d’avoir repris ses propres idées tout en les déformant au sein d’« un discours sur l’altérité profondément dépolitisé » qui neutralise les pratiques de décolonisation (p. 95-96)9. Recoupant largement celle que proposent les auteurs du présent livre, la démarche de Rivera Cusicanqui s’est construite au contraire depuis la revendication d’une double appartenance « aymara et européenne » (p. 94) et à partir d’une longue expérience de pratiques de décolonisation entrelacées aux luttes indigènes andines.

« Découverte et conquête de l’Amérique », de J. H. Campe, T. de Iriarte, Tomás et A. Carnicero, 1817. Wikimedia.

Simplisme historique et « 1492-centrisme »

Les contributeurs du livre accusent les penseurs décoloniaux de s’en tenir le plus souvent à des données historiques squelettiques. Au-delà de nombreuses erreurs factuelles dont la liste serait fastidieuse10, le cœur du simplisme historique du groupe « Modernité/Colonialité » pourrait être utilement désigné par le néologisme de 1492-centrisme. Certes, il ne s’agit aucunement de nier l’importance fondamentale de cette date, qui indique le début d’un cycle historique marqué par une expansion européenne inédite, impliquant la colonisation d’un continent presque entier, la destruction brutale de civilisations entières et l’effondrement des populations amérindiennes, décimées à 90%. Il est, en revanche, problématique de considérer, comme le font les auteurs décoloniaux, que tout est né, et d’un coup, en 1492 (même en comprenant cette date non littéralement, mais comme marqueur du début de la colonisation américaine). Pour Quijano, « en 1492, avec la naissance de l’Amérique et de l’Europe, du capitalisme et de la modernité, débute un processus de reconcentration brutale et violente du monde » (p. 190). Tout naît alors : non seulement l’idée de l’Europe et de l’Amérique11, mais aussi rien de moins que le capitalisme et la modernité. 1492 acquiert ainsi une centralité pour toute l’histoire de l’humanité. Quijano encore : « l’Amérique latine (…) est le sujet fondamental de l’histoire de ces cinq cents dernières années. Avec la constitution de ce que nous appelons l’Amérique, se constitue aussi le capitalisme mondial et commence la période de la modernité » ; « au même moment et dans le même mouvement, le pouvoir capitaliste émergent devient mondial… et la colonialité ainsi que la modernité s’établissent également en tant qu’axes centraux de son nouveau modèle de domination » (p. 212). Faisant de la conquête américaine le pivot de toute l’histoire moderne, ce 1492-centrisme est aussi un américano-centrisme assumé, puisque l’Amérique latine est érigée en « sujet fondamental de l’histoire ».

Bien compréhensibles d’un point de vue latino-américain, de telles affirmations tendent à occulter le rôle historique des autres continents non européens et de minimiser l’oppression coloniale subie par leurs peuples12. Au demeurant, c’est historiquement inexact : entre le 16e et le 18e siècles, ni l’Amérique ni même l’Europe ne peuvent être considérées comme le centre du monde, car l’Inde et la Chine demeurent alors des puissances considérables, que l’Europe est encore incapable de défier. C’est seulement dans la seconde moitié du 18e siècle qu’intervient un basculement décisif, avec le début de la conquête de l’Inde par la Grande-Bretagne et l’amorce de la « grande divergence » entre la Chine et l’Europe ; et ce n’est qu’à partir du 19e siècle que l’on peut parler d’un monde entièrement eurocentré, dans lequel l’Europe exerce une hégémonie complète13.

En rappelant ces faits, je ne cherche aucunement à minimiser l’importance historique de la mainmise européenne sur le continent américain (son rôle doit être analysé avec précision, y compris en tenant compte de ses effets différés) ; mais il ne faut pas pour autant lui donner une portée qu’elle ne saurait avoir. Au schématisme historique décolonial, il faut donc opposer que la domination planétaire européenne se forme de manière progressive et à travers deux moments essentiels et bien distincts : la colonisation du continent américain par les puissances ibériques ; puis l’emprise sur les grandes puissances asiatiques et sur l’Afrique par les puissances du nord de l’Europe.

Il est plus difficile encore de soutenir que le capitalisme et la modernité sont nés d’un coup en 1492. Barriga relève ainsi l’incohérence de Quijano qui proclame la naissance de la modernité en 1492 mais doit, lorsqu’il veut définir l’épistémè moderne, se déporter vers le 17e siècle et la figure de Descartes, tenue pour fondatrice (p. 212). Plus largement, faire de 1492 le début de la modernité revient à répéter les fadaises des périodisations scolaires qui nous ont habitués à croire que le Moyen Âge aurait alors cédé la place à la gloire des Temps dits Modernes. Quoi qu’on pense d’une telle césure14, il est impératif de reconnaître que la modernité, si du moins on veut donner à ce terme un sens conceptuel un tant soit peu cohérent, ne se forme qu’entre le milieu du 17e siècle, avec l’essor des sciences modernes, l’individualisme et le grand partage entre l’Homme et la Nature, et la seconde moitié du 18e siècle, avec les Lumières et l’émergence du régime moderne d’historicité, fondée sur l’idée de Progrès. Quant à l’idée que le capitalisme commencerait en 1492, c’est une question trop vaste pour qu’on prétende en débattre ici15. Mais du moins peut-on suivre Barriga, qui remarque que les auteurs décoloniaux ne manifestent pas le moindre intérêt pour les dynamiques historiques ayant pu exister en Europe avant 1492, ni non plus pour d’autres phénomènes postérieurs, classiquement associés à l’émergence du capitalisme, comme l’accumulation primitive ou les enclosures. Il faut, pour que leur construction théorique produise l’effet recherché, que le capitalisme naisse tout entier par le seul effet de la conquête de l’Amérique. Et si Mignolo s’est targué de défaire le mythe de la glorieuse Renaissance en dévoilant « son côté obscur » (la colonisation de l’Amérique), il n’a fait que reproduire le pauvre schéma scolaire en vertu duquel la Renaissance aurait soudain donné naissance à un monde entièrement neuf, moderne donc, n’ayant plus rien à voir avec le passé médiéval.

Faire de 1492 le début de la modernité revient à répéter les fadaises des périodisations scolaires qui nous ont habitués à croire que le Moyen Âge aurait alors cédé la place à la gloire des Temps dits Modernes.

Plus cruciale encore est l’idée que la colonialité16 acquiert immédiatement l’ensemble de ses caractéristiques fondamentales. Ainsi, la notion de race, conçue comme catégorie fondamentale de la colonialité, doit naître en 1492 même. C’est ce qu’avance Quijano, et Barriga lui reproche, de façon convaincante (p. 190-197), d’affirmer à la fois qu’il n’y a rien avant (« l’idée de race n’existait pas dans l’histoire du monde avant l’Amérique ») et qu’elle apparaît d’un coup (« l’idée de race est, sans aucun doute, l’instrument le plus efficace de domination sociale inventé au cours des cinq cents dernières années. Produite au tout début de la formation de l’Amérique et du capitalisme, dans la transition du XVe au XVIe siècle, elle s’est imposée aux peuples de la planète au cours des siècles suivants comme faisant partie intégrante de la domination coloniale de l’Europe »). Or Barriga fait remarquer que la notion de race est absente chez les auteurs espagnols du 16e siècle, comme Sahagún ou Las Casas, et n’apparaît comme telle qu’au 18e ou, mieux, au 19e siècle, tandis que si l’on se réfère à une conception non biologique de la race, on doit au contraire remonter à l’Antiquité romaine. Plus largement, c’est une histoire longue de la lente émergence de la notion de race et des discriminations qui lui sont associées que les travaux historiques invitent à saisir17. Il faut donc renoncer au tandem Amérique/1492 comme coup de baguette magique historique, pour faire place à un processus à la fois complexe et contradictoire – d’autant plus que l’infériorisation des peuples autres n’est nullement une particularité européenne, l’ethnocentrisme étant, sous des formes variées, un trait largement partagé dans l’histoire de l’humanité.

Bartolomé de las Casas, « Bref récit de la destruction des Indes », 1552. Wikimedia.

Au total, la critique visant le simplisme historique des auteurs décoloniaux paraît fondée. Cherchant à faire émerger de Grandes Entités s’opposant de manière dichotomique dans l’espace-temps unifié de la modernité, ils sont incapables de penser de véritables processus historiques, compris dans leurs contradictions et leurs dimensions multifactorielles. Toutefois, il paraît possible de sauver la notion de colonialité – une opportune manière de saisir les asymétries associées au fait colonial, dans toutes leurs dimensions – à condition de lui restituer son histoire et de saisir la diversité de ses formes. Ainsi, dans la perspective que je défends, il n’y a pas une colonialité, mais au moins deux, qui correspondent à des configurations successives de la colonisation européenne et sont régies par des principes radicalement différents : la première, à partir du 16e siècle, n’est ni moderne ni capitaliste, mais féodo-ecclésiale et son principe d’expansivité initial est l’universalisme chrétien ; seule la seconde, à partir de la fin du 18e siècle, est proprement capitaliste, mue par la logique d’expansion de la valeur et par les principes du Progrès et de la modernité18. Et même si l’on n’adhère pas à cette proposition, du moins aurait-on intérêt à saisir la colonialité comme un phénomène historique connaissant de profondes transformations, étroitement articulées à l’histoire même du capitalisme.

Essentialisation de l’Occident

Faisant fi d’une véritable analyse historique, les auteurs décoloniaux se contentent de mettre en scène des blocs homogènes et figés. C’est pourquoi l’une des principales critiques qui les visent tient à leur essentialisation de l’Occident – soit sa réduction à une essence, unique et immuable. Certes, ils n’ignorent pas qu’il existe plusieurs courants au sein de la pensée européenne. Mais, comme le note Cortés, ces différences comptent peu et sont subsumées sous l’unité fondamentale de l’eurocentrisme. Et Mignolo d’affirmer : « l’eurocentrisme et l’occidentalisme reviennent au même : tous les deux se réfèrent à une centralisation et à une hégémonie des principes de connaissance et d’interprétation que l’on peut observer dans toutes leurs variantes, même quand il existe des différences entre elles, comme (…) entre les chrétiens, les libéraux et les marxistes » (p. 145)19. De manière similaire, Castro fait place à la tentative de Grosfoguel d’éviter le réductionnisme dichotomique en recourant à la notion d’« hétérarchie » de Kyriatos Kontopoulos, afin d’articuler les clivages ethno-raciaux aux autres hiérarchies au sein du système-monde moderne ; mais il conclut que Grosfoguel en revient toujours à l’idée d’« un modèle colonial de pouvoir », qui est le même depuis cinq siècles et repose sur une rationalité unique et univoque (p. 101-102).

La dénonciation systématique de l’eurocentrisme permet aux auteurs décoloniaux de liquider à peu de frais l’ensemble du marxisme.

En conséquence, pour ces auteurs, il ne saurait exister aucune pensée réellement critique et émancipatrice au sein de la modernité occidentale, dès lors que la colonialité y est systématiquement « passé[e] sous silence » (Mignolo, p. 225). Là encore, Cortés fait valoir le caractère simplificateur d’une telle perspective20, qui a pour pendant l’idéalisation des mondes indigènes, dont les formes de domination internes, à commencer par celles des Empires inca et mexica, sont ignorées. Mais Mignolo ne voit de libération possible qu’« à l’extérieur de la modernité », dans les luttes des peuples indigènes et à condition que le rejet de toute influence moderne leur permette de retrouver la pureté supposée de leur identité propre (p. 148-149). Dans ces conditions, la dénonciation systématique de l’eurocentrisme permet aux auteurs décoloniaux de liquider à peu de frais l’ensemble du marxisme : aucune discussion n’est requise, dès lors que l’accusation d’eurocentrisme vaut condamnation sans appel. C’est là un point crucial, qui explique en grande partie la démarche des auteurs du livre et, peut-être, leurs réactions parfois trop épidermiques : il flotte comme un parfum de lutte à mort entre décoloniaux et marxistes, lesquels s’insurgent contre une opération de liquidation pure et simple.

Mais le point crucial de la critique relative à l’essentialisation de l’Occident semble être le suivant. Comme le souligne judicieusement Inclán, la réduction de l’Europe à un bloc tout entier situé du côté de la domination coloniale empêche de prendre en compte les rapports de domination en son sein – oubliant ainsi qu’il existe « des dominés parmi les dominants » et « des dominants parmi les subalternes » (Gaussens-Makaran, p. 34). Soucieux de « penser la dialectique de l’Europe dans les processus colonisateurs », Inclán identifie, derrière la colonialité, une matrice qu’il qualifie de « valorisation de la valeur » et qui « doit d’abord coloniser l’Europe pour se réaliser » et pour « créer les conditions de l’expansion du capitalisme » jusqu’en Amérique (p. 61). Même si on ne partage pas le détail de sa proposition, il en ressort qu’une lecture historique un tant soit peu solide se doit d’analyser les interactions entre les formes de domination internes à l’Europe et les formes de domination qu’elle impose aux peuples colonisés. Dès lors, le point de vue des subalternes ne conduit pas à exhiber la seule ligne de clivage opposant l’Occident et ses autres, mais à rechercher ce qui unit souterrainement les dominés du système social européen et les colonisés placés sous le joug de l’Europe – et ce, sans nullement occulter la subalternité spécifique qui accable les seconds.

Couverture du livre « Piel blanca, Máscaras negras. Crítica de la razón decolonial » (2020). Traficantes de sueños.
Couverture du livre « Piel blanca, Máscaras negras. Crítica de la razón decolonial » (2020). Traficantes de sueños.

Assignations simplistes et affirmations réductionnistes

Simplification historique et essentialisation dichotomique aboutissent à une situation dans laquelle il n’y a que deux lieux d’énonciation possibles : d’un côté, celui de la modernité européenne et, de l’autre, les espaces situés aux frontières de celle-ci, où peut se faire entendre la voix des subalternes (ce que Mignolo nomme « pensée frontalière »). Si le caractère manichéen de cette configuration est patent, la nature du clivage mis en jeu est incertaine. Gaussens et Makaran s’en prennent à l’idée d’une « détermination des conditions géographiques de production » des travaux intellectuels et à la « corrélation supposée entre leur emplacement géo-historique et leur positionnement épistémologique », à quoi ils opposent que « les coordonnées spatiales d’une œuvre sont un simple épiphénomène, car elles n’ont pas d’influence sur le sens géopolitique du texte » (p. 31). Toutefois, l’argument paraît trop réducteur, car l’Europe (ou l’Occident), pour les auteurs décoloniaux, n’est pas un lieu géographique mais bien plutôt un espace épistémique, identifiable à la modernité ; et c’est donc l’appartenance ou non à celle-ci qui constitue la détermination fondamentale du lieu d’énonciation de chaque forme de pensée.

Toutefois, le réductionnisme grossier de cette affirmation, même reformulée ainsi, paraît si évident que deux anthropologues colombiens, Eduardo Restrepo et Axel Rojas, ont entrepris de dédouaner les auteurs décoloniaux d’une telle conception : selon eux, Grosfoguel ne présuppose pas un lien mécanique entre lieu de la pensée et perspective adoptée, notamment parce qu’il ne suffit pas d’être situé dans le « locus » de l’opprimé pour avoir accès à une épistémè réellement subalterne (p. 86). Les écrits de Mignolo sont cependant tissés d’ambiguïtés à cet égard. En réponse aux critiques de Ricardo Salvatore sur l’existence d’un « privilège épistémique » des colonisés, il paraît reconnaître une possibilité universelle de « devenir subalterne », fondée sur la capacité des individus à s’identifier à la « différence coloniale » et à s’engager auprès d’elle. Pourtant, avec la catégorie de pensée frontalière faible, il réintroduit une forme de déterminisme partiel du « lieu » de la pensée. Par exemple, Bartolomé de Las Casas peut rendre compte de l’expérience du sujet colonial, mais il s’agit d’une « pensée frontalière faible », propre à ceux qui « sans être déshérités, adoptent la perspective de ces derniers » (p. 87). Tandis que des auteurs comme Guamán Poma de Ayala ou Fanon peuvent accéder à une « pensée frontalière forte », parce qu’ils appartiennent à une culture amérindienne ou portent dans leur chair l’expérience des damnés de la terre, des auteurs européens n’ayant pas souffert personnellement de la colonisation seraient condamnés à un « déficit épistémique » insurmontable. Il ne s’agit certes pas de sous-estimer l’impact de ce différentiel d’expérience ; mais de regretter que le découpage a priori entre pensées frontalières forte ou faible conduise à occulter, par exemple, la capacité transgressive d’un Las Casas s’arrachant à l’ethnocentrisme au point de tenir les peuples amérindiens pour aussi civilisés, notamment en termes d’organisation politique ou de mœurs, que les anciens Romains ou que les Espagnols de son temps, et affirmant que les conquêtes effectuées par ces derniers sont illégitimes et qu’il faut restituer leurs royaumes aux indigènes21.

Bien que ce soit par la souffrance éprouvée que Mignolo justifie le clivage entre pensées frontalières forte et faible, celui-ci recouvre un écart ethno-racial auquel les individus ne peuvent rien changer. Castro en conclut que « Mignolo incorpore au cœur de sa proposition d’une pensée dissidente la classification ethno-raciale qu’il a pourtant dénoncée en tant que caractéristique de la modernité » (p. 88-90). Par son ambiguïté même, sa position ouvre la voie à l’un des effets les plus problématiques de l’influence décoloniale : établir un lien d’identification univoque entre les énoncés et un lieu d’énonciation défini par la seule différence coloniale, et donc tendanciellement ramené à l’identité ethno-raciale – ce qui, dans les cas extrêmes, peut conduire à disqualifier une proposition au seul motif de la couleur de peau de qui l’énonce.

Critique de la critique

Tout en partageant largement les principales critiques formulées envers les membres du groupe Modernité/Colonialité, il me semble que les présupposés depuis lesquels les auteurs du livre les énoncent peuvent être également critiqués22. Tandis que les décoloniaux ont tendance à réduire mécaniquement la pensée aux déterminations de son lieu d’énonciation, les auteurs du livre s’exposent parfois à l’erreur opposée en prétendant réduire celles-ci à rien. Ainsi, lorsque Castro voudrait que le champ intellectuel soit « un espace démocratique et égalitaire, où chaque discours serait appréhendé indépendamment du lieu d’énonciation ou de la race de celui qui le prononce » (p. 90), il fait preuve d’un certain positivisme, oublieux de la nécessaire analyse des conditions de production des énoncés, y compris scientifiques23.

Et si Mignolo et ses confrères tendent à rechercher une pureté indigène entièrement située hors des paramètres de la modernité, les auteurs du livre adoptent une perspective strictement inverse en laissant entendre que les ontologies amérindiennes n’ont pas pu survivre à l’imposition coloniale et aux hybridations culturelles qui en ont découlé (p. 106). Inclán affirme même qu’« il n’y a pas (…) d’Amérique profonde dont on pourrait retrouver la substance. Les paléo-Amérindiens ne sont pas à l’origine des identités indigènes issues de la colonisation », car ils « ont subi une mutation si radicale qu’il est très difficile (…) de saisir ce qu’il en reste » (p. 67).

L'Amérique nouvellement cartographiée, XVIIe siècle. Wikimedia.
L’Amérique nouvellement cartographiée, XVIIe siècle. Wikimedia.

Que les formes de vie et les ontologies amérindiennes aient été radicalement bouleversées par la colonisation et n’aient pas été préservées dans leur pureté ou leur essence – au demeurant inexistantes – est une évidence. Mais affirmer qu’il ne reste rien de ces cultures et que les indigènes actuels ne peuvent pas être considérés comme « les héritiers directs de cultures matérielles antérieures à la conquête et à la colonisation », c’est faire fi des revendications légitimes de ces peuples, comme des acquis de la discipline anthropologique (à commencer par le magnifique Mexique profond de Bonfil Batalla24). Notons au passage que l’argumentation s’appuie ici de manière biaisée sur une référence aux zapatistes, car Inclán fait comme si l’historicité assumée par la Première Déclaration de la Selva lacandona, le 1er janvier 1994 (« nous sommes le produit de 500 ans de lutte »25) impliquait de récuser tout lien avec la période antérieure à la conquête, ce qu’une analyse plus ample des conceptions zapatistes dément26. Nier toute inscription dans une histoire longue en partie indigène est tout aussi problématique que d’affirmer la persistance d’une essence préhispanique : cela revient à reproduire la même logique binaire du tout ou rien, qui est reprochée aux auteurs coloniaux.

Les auteurs du livre mènent une critique pertinente de la pensée des fondateurs du courant décolonial. Mais leur critique s’expose aux défauts inverses de ceux qui sont reprochés aux auteurs décoloniaux.

Par ailleurs, si les auteurs du livre sont fondés à critiquer le fait d’ériger la blessure coloniale en unique ligne de division fondamentale au sein du monde moderne, certains d’entre eux tendent parfois à en minimiser l’importance. Castro a, certes, raison de rappeler que le colonialisme – et, pourrait-on ajouter, l’esclavage – n’est pas seulement européen et moderne, mais affirmer que « depuis des millénaires, l’homme est un animal colonisateur » (p. 104) est une périlleuse généralisation qui revient à noyer le poisson d’un phénomène aussi singulier que la capture durable d’un continent presque entier dans une conceptualisation beaucoup trop vague du colonialisme.

Enfin, si les décoloniaux sont enclins à affecter d’un signe négatif rédhibitoire tout ce qui relève de l’Occident, les auteurs du livre n’échappent pas toujours au penchant symétrique consistant à célébrer, dans quelques cas de façon résolument acritique, les apports de la modernité. Ainsi, Barriga se lance-t-elle dans un couplet louant « les réussites [de la science] au service de l’humanité », tels que les vaccins ou la mise en orbite des satellites de communication, et affichant une neutralité platement positiviste, bien éloignée de ce qu’exige une véritable réflexivité scientifique (p. 203).

Au total, les auteurs du livre mènent une critique pertinente de la pensée des fondateurs du courant décolonial. Mais ils le font depuis une position parfois trop peu critique à l’égard de la modernité et, surtout, depuis la revendication d’un universalisme classiquement conçu. Il n’existe certes pas de complète homogénéité entre les auteurs du présent volume, qui ne revendiquent pas tous un marxisme hétérodoxe comme le font tout particulièrement Inclán et Cortés. Il n’en reste pas moins que leur critique s’expose tendanciellement aux défauts inverses de ceux qui sont reprochés aux auteurs décoloniaux.

Au crible de l’expérience zapatiste

Pour sortir du ping-pong entre ces positions opposées, le moment est venu d’opérer le déplacement annoncé, qui pourrait aboutir à un dépassement de certaines des oppositions mises en jeu. L’expérience zapatiste est, à l’évidence, une lutte indigène27. À l’exception notable de celui qui en fut longtemps porte-parole et chef militaire (le sous-commandant Marcos/Galeano, désormais capitaine), la quasi-totalité des membres de l’EZLN appartiennent aux ethnies mayas du Chiapas. En outre, parmi ses revendications, elle a longtemps mis en avant la reconnaissance des « Droits et Culture indigènes », qui ont fait l’objet des Accords de San Andrés, signés avec le gouvernement fédéral en 1996, mais jamais honorés par celui-ci. L’un des principaux effets du soulèvement est d’avoir remis la question indigène au cœur de l’agenda politique du pays, aboutissant notamment à la création du Congrès National Indigène et luttant pour la dignité retrouvée des peuples originaires de l’ensemble du Mexique. Enfin, c’est à partir d’un ancrage dans l’expérience propre aux peuples indigènes, et notamment dans les formes de vie communautaires et les capacités d’organisation collective qui les caractérisent, qu’une puissante critique de la modernité a pu émerger, notamment en ce qui concerne les conceptions de la temporalité et de l’histoire, englobant la critique de l’idéologie du Progrès tout en dépassant les formulations qui en avaient été proposées jusque-là28. En ce sens, certains pourraient soutenir que la lutte zapatiste n’est pas seulement indigène mais aussi « décoloniale », selon le label décerné par Mignolo lui-même29.

En appelant à inventer « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes », les zapatistes délivrent une affirmation radicale de la nécessaire multiplicité des mondes.

Pourtant, les zapatistes prennent grand soin de ne pas se laisser enfermer dans une lutte strictement ethnique. Ils se méfient de l’idéalisation d’une supposée identité indigène et récusent toute hostilité systématique envers les non-indigènes : à la dénonciation du racisme inversé envers les métis, s’ajoute la relativisation des identités ethno-raciales, dès lors qu’ils ne définissent pas l’ennemi par la couleur de la peau mais par celle de l’argent30. En outre, il n’y a, chez les zapatistes, aucun rejet des cultures européennes. À l’occasion de leur voyage en Europe, en 2021, ils ont jugé ridicule d’exiger de l’État espagnol qu’il demande pardon pour la conquête et la colonisation, et ont rendu un singulier hommage à la culture de la nation colonisatrice : « De quoi l’Espagne va-t-elle nous demander pardon ? D’avoir donné naissance à Cervantes ? (…) À Federico García Lorca ? (…) À Lope de Vega ? (…) À Buñuel, Almodóvar ? À Dalí, Miró, Goya, Picasso, el Greco y Velázquez ? À ce qu’il y a de meilleur dans la pensée critique mondiale, avec le sceau du « A » libertaire ? »31. Un tel exercice récuse toute essentialisation du monde occidental, qui ne peut être jaugé en fonction du seul clivage de la colonialité ni ramené au seul trait de l’eurocentrisme, de même que les colonisés ne peuvent être réduits au statut de victimes. Ce dernier point est d’une importance considérable, et c’est la raison pour laquelle le message zapatiste adressé aux Espagnols, le 13 août 2021, 500 ans après la chute de Tenochtitlán, était « Vous ne nous avez pas conquis. Nous sommes toujours en résistance et en rébellion »32. Au total, l’EZLN est un mouvement indigène qui refuse de s’enfermer dans une perspective strictement ethnique : au lieu d’essentialiser les identités indigènes (ou non indigènes), il promeut une conception ouverte de l’ethnicité, toujours articulée à la dimension sociale et englobée dans une perspective politique plus vaste qui a le souci d’associer indigènes et non-indigènes.

Rencontre zapatiste, 1996. Julian Stallabrass, Wikimedia.

Deux énoncés doivent donc être tenus ensemble : la lutte zapatiste est, profondément, une lutte indigène ; mais elle n’est pas seulement une lutte indigène. Elle est à la fois cela et autre chose aussi – une formule-clé pour déborder les approches identitaires33. Certes, les zapatistes affirment qu’il est légitime, en tant qu’indigènes, de lutter pour « continuer à être ce que nous sommes », face à ce qui prétend les détruire ; mais ils revendiquent aussi de se transformer et de rechercher « ce que nous pouvons être », reconnaissant volontiers la conjonction d’identités multiples et privilégiant la processualité du devenir plutôt qu’une conception figée de l’être34. C’est ainsi que l’approche anti-identitaire permet de déborder et de déjouer les définitions identitaires, plutôt que de s’y laisser enfermer35.

Si une telle conjonction peut s’opérer, c’est que la lutte zapatiste se définit à la fois comme indigène et comme anticapitaliste (d’abord à travers la critique du néolibéralisme, puis plus explicitement à partir de la Sixième Déclaration de la Selva lacandona, en 2005) – une conjonction que beaucoup ne peuvent concevoir36. Et si l’expérience zapatiste ne peut être réduite à la seule dimension indigène, quelle que soit l’importance cruciale de celle-ci, c’est parce qu’elle articule au moins trois échelles d’action : elle est à la fois la lutte des peuples indigènes qui construisent l’autonomie dans les territoires rebelles du Chiapas, une lutte nationale pour la transformation du Mexique et une lutte planétaire pour l’humanité et pour la vie. C’est l’articulation de ces trois échelles qui écarte les périls que chacune d’elle, prise isolément, pourrait comporter : l’enfermement localiste et l’ethnicisme essentialiste, le nationalisme xénophobe et l’universalisme abstrait. Le critère de différenciation avec les particularismes identitaires se laisse alors cerner : ceux-ci deviennent menaçants dès lors qu’ils isolent et réifient le local et le particulier, l’ethnique ou le national, exaltés comme valeurs séparées et comme fins en soi. Dans le cas des zapatistes, en revanche, ils constituent des valeurs revendiquées, mais qui s’inscrivent dans une perspective plus large qui les dépasse et en transforme le sens.

Les propositions zapatistes peuvent ainsi concourir à l’élaboration d’un nouvel universalisme, susceptible d’échapper aux critiques visant l’universalisme des Lumières – à savoir de n’être que l’universalisation de valeurs particulières, soit un « universalisme européen »37 ; de se fonder sur une conception abstraitement unifiée de l’Homme qui esquive les différences concrètes dont l’humanité est faite ; et, enfin, d’avoir accompagné l’expansion de l’hégémonie occidentale et le renforcement des discriminations fondées sur la race et le genre.

En appelant à inventer « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes », les zapatistes délivrent une affirmation radicale de la nécessaire multiplicité des mondes. Ils suggèrent que seule la disparition de la logique de la marchandise peut permettre ce déploiement des manières de faire monde, c’est-à-dire de formes de vie singulières, naissant des interrelations qui se nouent au sein de chaque milieu habité et en fonction de leurs mémoires particulières. Cette multiplicité des mondes est volontiers qualifiée, notamment parmi les courants décoloniaux, de plurivers38. Toutefois, on peut noter que, dans la formulation zapatiste, l’affirmation de cette multiplicité s’articule à ce « un monde » où tous les mondes aient leur place – et pas seulement au sens d’un espace neutre de cohabitation, mais comme condition même du déploiement de cette multiplicité. Ce « un monde », c’est d’abord l’unité de la planète Terre qui, certes, existe d’abord pour ses habitants à travers ses lieux particuliers, mais que le degré de dévastation induit par le productivisme capitaliste transforme en un enjeu partagé par l’ensemble de ses habitants. Réparer le monde est ainsi le premier point d’ancrage du commun pour les multiples mondes qui l’habitent. Par-là, ce « un monde » relève d’un déjà donné, mais il est aussi, par d’autres aspects, à construire. Ainsi, entre les mondes qui se rencontrent et se traversent, peut naître du commun, un commun qui émerge de l’hétérogénéité et non de l’uniformité, un commun qui se construit dans la multiplicité des expériences, au lieu de se fonder sur le postulat du même. Ces mondes multiples ne prétendent pas demeurer isolés, mais sont au contraire appelés à échanger, à développer des liens d’interconnaissance et de coopération, à être capables de faire face à leurs différends.

La race, pas plus que la colonisation, ne saurait être érigée en grille de lecture unique des dynamiques du système-monde moderne. On risquerait alors de reproduire la même vision unilatérale que, jadis, les approches exclusives en termes de classes.

Sur cette base, on peut se demander si la notion de plurivers, qui substitue le pluri- à l’uni-, ne risque pas de remplacer l’homogénéisation abstraite par la simple prolifération des différences, ce qui, dans une époque où règnent les fondamentalismes identitaires, n’est pas sans inconvénient. C’est pourquoi on pourrait préférer un autre néologisme, celui de plunivers qui, en combinant les deux préfixes (pluri- et uni-), rend sensible la conjonction nécessaire de la multiplicité et du commun. Mais l’approche zapatiste pourrait aussi inviter à plaider pour un universalisme des multiplicités, bien différent de l’universalisme de l’Un, hérité des Lumières. Quelle que soit l’expression choisie, il s’agit de concilier l’affirmation de la multiplicité des mondes et le souci d’un commun qui évite l’absolutisation des différences. Mais ce commun ne saurait être identifié à l’Un de l’homogène ou de l’unité abstraitement définie : il doit se construire sans rien sacrifier des différences, dans l’hétérogénéité des expériences.

L’enjeu décisif, dans la folie du monde actuel, est d’échapper au faux dilemme selon lequel il n’y aurait pas d’autres options que d’affirmer l’universel en récusant l’importance des différences (et donc en déniant la pertinence de luttes particulières, comme celles des peuples indigènes) ou d’exalter les différences en les absolutisant (et donc en niant toute possibilité d’une lutte commune avec d’autres différences). S’agissant des conceptions analysées ici, nous avons vu s’opposer, d’un côté, ceux qui affirment l’universel au risque de minimiser le clivage colonial et les différences qu’il instaure et, de l’autre, ceux qui récusent l’universel en absolutisant ce clivage, au point de condamner les luttes des dominés à une division tragiquement insurmontable. En revanche, les conceptions zapatistes, alliant lutte indigène et lutte anticapitaliste, invitent à récuser cette alternative stérile par l’affirmation conjointe d’une multiplicité des mondes, récusant toute indifférence aux différences, et d’une communauté planétaire, rejetant toute essentialisation des identités particulières.

San Cristóbal de Las Casas, Chiapas, Mexico. Wikimedia.

On peut réaffirmer, en guise de conclusion, la pertinence d’une critique de la colonialité, soucieuse de dénoncer ses asymétries persistantes , tout en pointant les périls auxquels les approches décoloniales s’exposent parfois.

– S’il est inacceptable de minimiser l’expérience et les souffrances endurées par celles et ceux que la domination coloniale a assignés à une position infériorisée, la race, pas plus que la colonisation, ne saurait être érigée en grille de lecture unique, ou même principale, des dynamiques du système-monde moderne. On risquerait alors de reproduire le même type de biais et la même vision unilatérale que, jadis, les approches exclusives en termes de classes. Et ce serait tout aussi réducteur pour l’analyse socio-historique que pernicieux sur le plan des stratégies politiques. Ne faut-il pas en effet chercher à favoriser les alliances possibles entre les dominés, plutôt que de les séparer par un clivage racial insurmontable et de s’enfermer dans la dichotomie infligée au monde par la domination coloniale39 ? Et ne serait-il pas, plus que tout, regrettable de faire le jeu des logiques identitaires chères à l’extrême droite, en renforçant les identifications raciales et en contribuant à installer dans le paysage idéologique la guerre des races qui est le combustible de son irrésistible ascension ?

– S’il est essentiel de reconnaître que la configuration actuelle du système-monde et certaines de ses asymétries fondamentales sont très largement l’effet d’une domination européenne, puis occidentale, progressivement étendue à l’ensemble du globe, la dualité dichotomique Occident/non Occident ne saurait être érigée en boussole unique du jugement épistémique et politique, a fortiori si chacun de ces deux ensembles est pensé comme un bloc homogène et figé, dépourvu de contradictions et de dominations internes, et défini par la seule position qu’il est supposé occuper de part et d’autre de la différence coloniale. Outre les multiples inconvénients déjà signalés, une telle approche, aussi peu historique qu’essentialisante, risque fort d’aboutir à des postures campistes dont les dangers ont pu être largement constatés, de la Syrie à l’Ukraine. Dans une période de transition géopolitique où pourrait bien se jouer le découplage du capitalisme et de l’Occident, une telle théorie risque fort de faire office d’adjuvant des impérialismes extra-occidentaux, promis à une probable hégémonie planétaire.

– Si tout savoir est situé, il ne saurait être réduit mécaniquement aux déterminations supposées de son « lieu ». Et si tout énoncé doit être compris en lien avec ses conditions d’énonciation, il ne saurait être jaugé en fonction du seul critère de l’appartenance ou non de qui l’énonce à un ensemble aussi ample que l’Occident et, a fortiori, en fonction de sa seule identité ethno-raciale. Si la pensée décoloniale devait encourager, sinon par la littéralité de ses énoncés du moins par ses ambiguïtés, le fait de déconsidérer une proposition ou une pensée au seul motif que son énonciateur.rice puisse être qualifié·e d’européen·ne ou de blanc·he – ou de les encenser pour la raison inverse –, elle porterait la responsabilité d’un appauvrissement fatal du débat intellectuel et politique, ainsi que d’une impossibilité d’élaborer une pensée critique et anti-systémique par-delà des différences devenues insurmontables.

Au total, tout ce qui contribue à renforcer l’enfermement des individus dans une identité figée et univoque paraît hautement périlleux. C’est plus manifeste encore si cette identité est définie dans des termes élaborés par les dominants et s’avère, à ce titre, partie prenante de la domination elle-même. Qu’il s’agisse de la race ou d’ailleurs de la classe (définie par une place spécifique au sein des rapports de production propre au capitalisme), le risque est alors de s’interdire d’échapper à la domination que l’on prétend combattre. La revendication des appartenances ne peut échapper à de tels dangers qu’en assumant le nécessaire débordement anti-identitaire des identités, en déshomogénéisant chacune d’entre elles et en combinant des appartenances multiples, en articulant différentes échelles de lutte et en tissant du commun dans l’hétérogénéité.


Image d’accueil : Rencontre zapatiste, 1996. Julian Stallabrass, Wikimedia.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des trois salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Notes

  1. Voir notamment, dans cette optique, Philippe Colin et Lissell Quiroz, Pensées décoloniales. Une introduction aux théories critiques d’Amérique latine, Paris, Zones/La Découverte, 2023. Précisons aussi qu’il convient d’établir une nette distinction entre l’approche décoloniale et les perspectives post-coloniales (notamment celles des études subalternes nées en Inde). Ces courants ne sont pas du tout discutés dans le présent livre, mais les positions d’auteurs comme Dipesh Chakrabarty pourraient être utilement convoquées dans la discussion.
  2. Voir « Le décolonial en question », par David Castañer, En attendant Nadeau, 29 novembre 2024.
  3. Barriga retrace son propre parcours, depuis son adhésion initiale au courant décolonial (dans un contexte où l’hégémonie d’un marxisme orthodoxe provoquait une « indigestion ») jusqu’à ses premiers doutes et son regard résolument critique, à mesure qu’elle approfondissait l’analyse de la pensée décoloniale
  4. Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, 2016. Il a été, en revanche, attaqué par les auteurs décoloniaux qui estiment qu’écrivant depuis le Sud de l’Europe, il ne peut atteindre la plénitude de la critique décoloniale, réservée aux auteurs du vrai Sud.
  5. Arturo Escobar, Sentir-penser avec la Terre. Une écologie au-delà de l’Occident, Paris, Seuil, 2018.
  6. Toutes les citations sont reprises de Franz Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Seuil, [1952] 2015.
  7. Le présent texte est étroitement lié à mon expérience au Chiapas depuis 1997, dans la proximité de la lutte zapatiste. Par ailleurs, dans les séminaires de l’Universidad de la Tierra (à San Cristobal de Las Casas), entre 2008 et 2019, nous avons lu et discuté notamment les œuvres d’Immanuel Wallerstein et d’Ivan Illich, les classiques de l’anticolonialisme (Aimé Césaire, Franz Fanon, etc.), mais aussi les auteurs décoloniaux comme Walter Mignolo, Ramon Grosfoguel, Catherine Walsh, Santiago Castro-Gomez, Arturo Escobar et d’autres. En 2008, à l’occasion d’une présentation détaillée du livre de Walter Mignolo, La idea de América latina. La herida colonial y la opción decolonial (Barcelone, Gedisa, 2007), Rocío Martínez et moi avons partagé la pertinence de penser depuis une « blessure coloniale » toujours ouverte, tout en formulant de nombreuses critiques, en grande partie similaires à celles qu’énonce le livre ici commenté : données empiriques biaisées et vision historique squelettique, essentialisation de l’Occident, occultation du potentiel critique interne à l’Europe, absolutisation de la « matrice coloniale du pouvoir » condamnant à scinder les luttes des dominés et à s’enfermer dans la dichotomie coloniale du monde, etc.
  8. Claude Bourguignon, « Silvia Rivera Cusicanqui », Un dictionnaire décolonial.
  9. La notion d’extractivisme épistémologique est l’occasion de signaler les divisions qui ont émergé au sein du groupe Modernité/Colonialité. Ainsi, en 2013, Grosfoguel, initialement adepte du concept de « colonialité du pouvoir », comme de l’ensemble de l’œuvre de Quijano, s’en détourne et fait siennes les analyses de Rivera Cusicanqui ; puis, en 2019, il s’éloigne d’elle, en raison de son attitude critique envers le gouvernement d’Evo Morales, et prétend la disqualifier en la traitant d’« intellectualiste, métisse et occidentalisée » – alors que Grosfoguel, comme la plupart des auteurs décoloniaux, a été un soutien inconditionnel des gouvernements dits progressistes d’Amérique latine, y compris lorsque leurs politiques extractivistes se retournaient contre les peuples indigènes qui les avaient initialement soutenus (p. 122-126, 222 et 241).
  10. Barriga (p.184) est particulièrement choquée par l’affirmation de Quijano qui prétend que les possessions espagnoles s’étendaient jusqu’à la Terre de Feu, alors que les territoires mapuches n’ont été soumis qu’à la fin du 19e siècle.
  11. En réalité, l’idée de l’Europe comme ensemble continental est bien antérieure (les cartographies médiévales dites « en T » divisent les terres en trois parties : Europe, Asie et Afrique). Quant à l’Amérique, son invention ne saurait dater de 1492, puisque Colomb reste convaincu jusqu’à sa mort d’avoir posé le pied sur des terres proches du Japon ou de la Chine, dont il cherchait à rencontrer l’empereur afin de le convertir au christianisme (voir Jérôme Baschet, « Le Journal de bord de Christophe Colomb », dans Patrick Boucheron (dir.), Une histoire du monde au XVe siècle, Paris, Fayard, 2009, p. 582-587). Par ailleurs, au cours de la période coloniale, le continent est principalement appelé « Indes occidentales », nom qui conserve la marque de la vision du monde de Colomb et de son erreur.
  12. Quijano juge ainsi que la « destruction culturelle » a été moindre en Asie et en Afrique (p. 189).
  13. Christopher Bayly, La naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, L’Atelier-Le Monde Diplomatique, 2007 et Keneth Pomeranz, Une grande divergence. L’Europe, la Chine et la construction de l’économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010. Dussel en vient à reconnaître que la centralité mondiale de l’Europe ne date que du 18e siècle, à rebours de sa vision initialement focalisée sur 1492 (p. 53-54). Il est dommage qu’Inclán lui reproche cette judicieuse évolution.
  14. Voir la thèse d’un long Moyen Âge prolongé jusqu’au 18e siècle : Jacques Le Goff, Faut-il vraiment découper l’histoire en tranches ?, Paris, Seuil, 2014.
  15. Voir Jérôme Baschet, Quand commence le capitalisme ? De la société féodale au monde de l’Économie, Albi, Crise et Critique, 2024, où je lie la formation du capitalisme comme système et comme civilisation au triple basculement industriel, anthropologique et géopolitique de la seconde moitié du 18e siècle.
  16. Le volume aide à cerner cette notion, qui désigne l’ensemble des rapports de pouvoir constitutifs de la domination européenne et, tout particulièrement, le rôle qu’y joue l’hégémonie de l’épistémè moderne.
  17. Voir tout particulièrement Jean-Fréderic Schaub et Silvia Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 2021. Sur l’existence historique de différentes conceptualisations de la race et de plusieurs types de racisme, voir aussi Claude-Olivier Doron et Élie Haddad, « Race et histoire à l’époque moderne », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2021, 68/2, p. 7-34 et 68/3, p. 7-36.
  18. Jérôme Baschet, Quand commence, op. cit., p. 92-105 et 191-193.
  19. Il en va de même des auteurs latino-américains imprégnés de culture européenne, comme par exemple Euclides da Cunha, que Mignolo réduit à l’idéologie raciste de l’élite brésilienne, alors que Cortés montre qu’il transforme son point de vue initial et finit par dénoncer la barbarie répressive de l’armée et par faire l’éloge des insurgés, dans lesquels il voit le ferment d’une nation métisse à venir (p. 144-145).
  20. Castro rappelle notamment l’insistance de José Aricó sur l’émergence de courants anti-européistes en Europe même, la thèse de Susan Buck-Morss selon laquelle la dialectique du maître et de l’esclave de Hegel devrait beaucoup à la révolution haïtienne, ou encore l’intérêt du Marx tardif pour les communautés paysannes russes, qu’il valorise à rebours des valeurs de la modernité (p. 150-151).
  21. Bartolomé de Las Casas, Apologética historia sumaria, éd. E. O’Gorman, Mexico, UNAM, 1967.
  22. L’ouvrage n’est pas exempt d’allégations historiques discutables, notamment en ce qui concerne la Conquête (p. 34 et 234). On est plus surpris encore de lire que la société de l’Europe médiévale « était divisée en castes » (p. 195).
  23. Pierre Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raison d’Agir, 2001.
  24. Guillermo Bonfil Batalla, Mexique profond. Une civilisation niée, Bruxelles, Zone Sensible, 2017.
  25. Inclán cite approximativement : « Somos hijos de 500 aňos » (p. 62, dans l’édition de l’UNAM), ce que la traduction française, pourtant de grande qualité, rend par « nous sommes les enfants de 500 ans de colonisation » (p. 67), là où les zapatistes se réfèrent à « 500 ans de lutte », notamment contre la colonisation.
  26. Voir Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, réédition mise à jour et augmentée d’une nouvelle postface, Paris, Champs-Flammarion, 2019, chapitre 3.
  27. Pour ce qui suit, voir Jérôme Baschet, « Autonomie, indianité et anticapitalisme : l’expérience zapatiste », dans Les Amériques indiennes face au néolibéralisme, Actuel Marx, 56,2014, p. 23-39 et La rébellion zapatiste, op. cit.
  28. La rébellion zapatiste, op. cit., p. 230-240.
  29. Walter Mignolo, « La revolución teórica del zapatismo : sus consecuencias históricas, éticas y políticas », Orbis Tertius, 2/5, 1997, p. 63-81.
  30. « Nous ne pouvons pas combattre le racisme contre les indigènes en pratiquant un racisme contre les métis » ; « Certains ont la peau claire et la douleur foncée. Avec eux chemine notre lutte. Certains ont la peau brune et la superbe blanche ; contre eux aussi est dirigé notre feu. Notre cheminement armé d’espérance n’est pas contre le métis, mais contre la race de l’argent. Il ne s’avance pas contre une couleur de peau, mais contre la couleur de l’argent », cités dans La rébellion zapatiste, op. cit., p. 253.
  31. Enlace zapatista, « Sexta parte: una montaña en alta mar ».
  32. Ibid.
  33. Un trait en partie similaire concerne les femmes zapatistes, qui mènent leur combat propre contre la domination patriarcale, tout en concevant en même temps une lutte commune avec les hommes.
  34. La rébellion zapatiste, op. cit., p. 305.
  35. Pour l’importance d’une approche anti-identitaire (y compris pour déborder les identités déniées ou opprimées que les luttes sont parfois amenées à revendiquer), voir John Holloway, Hope in Hopeless Times, Londres, Pluto Press, 2022.
  36. Ainsi, lors d’une conférence à l’Universidad de la Tierra (13 octobre 2008), et en réponse à une question que je lui posai, W. Mignolo a répondu qu’à ses yeux la lutte zapatiste était décoloniale mais pas anticapitaliste – ce qui est en contradiction flagrante avec les abondantes déclarations de l’EZLN en la matière, comme avec sa pratique.
  37. Immanuel Wallerstein, L’Universalisme européen. De la colonisation au droit d’ingérence, Paris, Démopolis, 2008.
  38. Par exemple Arturo Escobar, Ashish Kothari, Ariel Salleh, Federico Demaria et Alberto Acosta (dir.), Plurivers.        Un dictionnaire du post-développement, Marseille, Wildproject, 2022.
  39. Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002, p. 48.

L’article Malaise dans la décolonialité – Débats au sein des critiques du colonialisme est apparu en premier sur Terrestres.

18.03.2025 à 11:20

Marx, année zéro : vivre en communiste chez les Indiens

Michael Löwy
Texte intégral (3143 mots)
Temps de lecture : 7 minutes

Introduction à l’ouvrage de Christian Laval, Marx en Amérique (Champ Vallon, 2025), suivie d’un extrait.

Voici un livre étonnant, hors du commun. À la fois roman, récit ethnographique et manifeste politique, il nous propose un autre Marx, un Marx communiste, certes, mais très éloigné du partisan du progrès et des forces productives de certains écrits très (trop) connus. L’auteur s’appuie, certes, sur ses Cahiers de Notes Ethnographiques, sur ses dernières lettres sur la Russie, mais il s’agit quand même d’un Marx inconnu, produit de l’imagination romancière.

Marx se rend aux États-Unis et devient l’ethnologue d’une communauté indienne

Le sociologue Christian Laval nous propose un Marx, qui, après avoir organisé en 1883 un faux enterrement, avec la complicité de ses filles et de Friedrich Engels, part en Amérique pour rencontrer les Iroquois dont parlait si bien l’anthropologue américain Lewis Morgan (1818-1881). Déguisé en George Tullok, ethnologue anglais d’origine germanique, il découvre au village de Tecumseh, dans l’État de New York, une communauté de Senecas, derniers descendants de la Confédération des Iroquois, qui luttent pour garder leurs traditions communistes, démocratiques et solidaires. Fasciné par cette expérience de « communisme concret », Marx finit par s’intégrer dans cette communauté, par épouser White Wing, une institutrice veuve, et par prendre une nouvelle identité : le Seneca Clever Fox. Sa solidarité avec les Iroquois va même le conduire à faire sauter le bureau d’une entreprise de spéculation foncière responsable de l’expropriation des terres indigènes : « la dynamite, voilà l’ultime arme de la critique »…

Fasciné par cette expérience de « communisme concret », Marx finit par s’intégrer dans une communauté issue de la Confédération des Iroquois, qui luttent pour garder leurs traditions communistes, démocratiques et solidaires.

Ce nouveau Marx reçoit après quelques années la visite de son ami Engels, qui l’accuse d’être devenu rousseauiste, et de sa fille Eleanor (« Tussy ») qui le compare à son ami William Morris. Devant sa fille, « Clever Fox » se livre à un bilan auto-critique : j’ai cru, dit-il, que la liberté passait par l’esclavage du capital, j’ai même osé parler de la « grande influence civilisatrice du capital » et du rôle révolutionnaire de la colonisation anglaise de l’Asie. Sa nouvelle conception de l’histoire est inspirée d’un célèbre passage de Morgan : « la nouvelle société de l’avenir sera une résurrection, sous une forme supérieure, de la liberté, égalité, fraternité des anciennes gentes ».

1914 – Buffalo New York, Vue panoramique des indiens Iroquois. Crédits : William Alexander Drennan, Bibliothèque du Congrès.

Rêvant d’une nouvelle Confédération de tous les autochtones de l’Amérique du Nord, et, pourquoi pas, de toutes les nations du monde, le vieux Clever Fox décide, à la fin du siècle, de mettre fin à ses jours en plongeant dans les chutes du Niagara. Dans un « Cahier de notes » (imaginaire) à la fin du livre, Marx explique sa nouvelle conception dialectique de l’histoire, en rupture avec l’idéologie bourgeoise du progrès : on doit revenir en arrière pour aller de l’avant. Le communisme est un mouvement backforward, un principe antérieur élevé à un niveau supérieur.

À NE PAS RATER !
La newsletter des Terrestres

Inscrivez-vous pour recevoir, tous les quinze jours, nos dernières publications, le conseil de lecture de la rédaction et des articles choisis dans nos archives, en écho à l'actualité.

Adresse e-mail non valide
En validant ce formulaire, j'accepte de recevoir des informations sur la revue Terrestres sous la forme d'une infolettre éditoriale bimensuelle et de quelques messages par an sur l'actualité de la revue. Je pourrai me désinscrire facilement et à tout moment en cliquant sur le lien de désabonnement présent en bas de chaque email reçu, conformément à la RGPD.
Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Un des aspects les plus intéressants – et actuels – du livre sont les réflexions de Marx sur la dimension « écologique » du mode de vie des Iroquois : le respect pour la nature, l’amour pour la Terre mère, un rapport non-propriétaire au monde, la solidarité avec tous les êtres vivants, bref, un « communisme du vivant » aux antipodes de la culture de la rapine, du gaspillage et du vandalisme de la modernité capitaliste.

Comment passer de l’expérience de vie de cette petite communauté seneca (300 âmes) à une transformation de toute la société ? Marx, ou « Clever Fox », n’a pas de réponse, mais suggère que les tentatives communistes doivent se concevoir comme des éléments d’une stratégie d’ensemble, qui combine l’expérimentation locale et la révolution.


« On va ainsi de l’avenir au passé pour repartir vers l’avenir »

Le passage qui suit est un extrait de « Marx en Amérique » (pp. 355-357). L’ouvrage se termine par un cahier imaginaire de Marx intitulé « Notes sur la démocratie communiste des Iroquois ». Dans ces pages, Marx reconnaît s’être trompé dans sa philosophie de l’histoire, linéaire et téléologique, et esquisse une auto-critique de ses propres thèses à la lumière des travaux de l’anthropologue américain Lewis Morgan qu’il avait lu attentivement.

L’erreur partait d’une idée juste selon laquelle le capital dans son développement continu allait détruire toutes les bases antérieures de la société en les intégrant dans son propre mouvement, et par cette intégration, les transformer radicalement en conditions de son propre développement. Car telle est sa force, qui est de poser sans cesse les conditions de son propre élargissement en disposant de ce qui existe et en le rendant « utile ». L’ancien monde était conservé parfois, mais rarement, comme vestige inutile et plus souvent comme dimension de l’accumulation du capital mais sous une forme méconnaissable.

À cela, j’ajoutais le point décisif, qui tranchait avec toute la pensée bourgeoise du progrès, que ce mouvement même qui consiste à poser les conditions d’une accumulation toujours plus vaste n’était jamais en même temps que le mouvement de poser les conditions de sa propre fin, pas seulement par la répétition de crises toujours plus profondes mais par l’existence d’un prolétariat toujours plus nombreux et conscient qui porterait en lui, comme le capital de l’autre côté, la puissance de poser les conditions de sa victoire. Tout ceci passait par pertes et profits ce qui dans les anciennes sociétés était pourtant comme le dit Morgan le germe de la démocratie souhaitable. Mais comment pouvait-on croire comme je l’ai fait longtemps qu’en détruisant le monde ancien le capital aurait la bonté et la vertu d’accoucher d’un monde meilleur, alors que tout laisse à penser maintenant qu’il ne peut donner qu’un monde bien pire sous beaucoup d’aspects ? Il ne s’agit d’ailleurs pas ici de plus et de moins, ni de bien et de mal. Mais d’être et de non être. C’est bien ce que dit Morgan si on le lit bien. La propriété dissout la société, elle conduit au pur et simple chaos, à la destruction de ce qui fait l’humanité.

Comment pouvait-on croire comme je l’ai fait longtemps qu’en détruisant le monde ancien le capital aurait la bonté et la vertu d’accoucher d’un monde meilleur ?

Morgan remet tout en place quand il écrit que la société future naîtra d’une « reviviscence » des anciens modes de vie. C’est lumineux. Ce n’est pas la propriété qui engendre la non- propriété directement, c’est la non-propriété qui engendrera la non-propriété par un sursaut révolutionnaire de ce qui ne veut pas mourir.

L’histoire ne va pas en ligne droite, pas en zigzag non plus, elle suit un étrange mouvement, assez complexe il faut bien le dire : on doit revenir en arrière pour aller plus loin en avant. Avant-arrière, arrière-avant. C’est le « retour-avant », le « Fore-return » ou le « Vor-Rückkehr ». C’est une dialectique qui n’a rien à voir avec les jeux de mots à la Hegel, ce n’est pas de la spéculation, ce sont les processus réels. J’avais vu ça il y a longtemps lorsque j’avais écrit quelques pages sur la Révolution française, je m’étais surtout moqué de ces bourgeois qui se prenaient pour Périclès, Caton ou Cicéron. Je n’avais pas com- pris encore la nécessité et l’universalité du « retour-avant ». Les Russes me l’ont fait comprendre par leurs questionnements et leurs angoisses : « faut-il attendre le plein développe- ment du capitalisme pour espérer une révolution socialiste ? » Malheureusement en dépit de ce que j’ai un peu maladroitement essayé de leur expliquer, les meilleurs se sont ralliés à un « marxisme » amoureux du capital ! Engels me l’a confirmé.

Il n’y a pas de révolution qui n’effectue cet étrange retour en arrière non pour se figer dans le passé (là elle échoue) mais pour relancer sous une forme différente, améliorée, ce qu’il y avait de mieux dans le passé.

Échec donc. Mais en y réfléchissant plus longuement, je me suis aperçu que les héros de la Commune de Paris avaient aussi suivi la dialectique du « retour-avant », en se replongeant dans les vieilles traditions de l’autonomie communale contre l’État centralisateur, ils ont réellement inventé quelque chose de nouveau. Tout colle : il n’y a pas de révolution qui n’effectue cet étrange retour en arrière non pour se figer dans le passé (là elle échoue) mais pour relancer sous une forme différente, améliorée, « supérieure » dit Morgan, ce qu’il y avait de mieux dans le passé, ce qu’on veut sauver, ce qu’on veut prolonger et étendre. On va ainsi de l’avenir au passé pour repartir vers l’avenir. Avancer en régressant, marcher en reculant. Hegel avait eu l’intuition de ça sans doute, comme de bien d’autres choses, mais il n’a pas été jusqu’à faire l’analyse des « retours- avant » comme il faudrait la faire. C’est ce que font les Red Guns [les indiens], certes dans les conditions les plus défavorables : un « retour-avant », concept clé de la dialectique du temps, si j’ai le temps de la rédiger (ce qui m’étonnerait car j’ai bien d’autres choses à faire ou à ne pas faire !). […] »

Récolte de maïs d’indiens iroquois, 1902. Source.

Photo d’ouverture : réplique d’une maison sénéca en construction sur le site historique de l’État de Ganondagan New York, 1997. Crédits : Peter Flass, CC BY 4.0.


SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des trois salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

L’article Marx, année zéro : vivre en communiste chez les Indiens est apparu en premier sur Terrestres.

 Reporterre
Amis de la Terre
Aspas
Bérénice Gagne [très long!]
Biodiversité-sous-nos-pieds
 Bloom
Canopée
Deep Green Resistance
Fne-Rhône-Alpes
Greenpeace Fr
 La Relève et la Peste
Momentum
JNE
Limite
Libre Evolution
Mountain Wilderness
Le Mouvement
Negawatt
LePartage
Présages
Terrestres
Reclaim Finance
Réseau Action Climat
SOS Forêt France
350.org
Résilience Montagne
Revue Sauvages
Vert.eco
Vous n'êtes pas seuls
We Demain