Démembrer et pulvériser les corps : sur la guerre d’anéantissement à Gaza
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À partir d’un certain moment, j’ai commencé à collecter des images de l’assaut israélien à Gaza. Les images de l’extrême violence à laquelle les Gazaoui·es sont assujetti·es ne manquent pas. Il est courant de dire qu’à Gaza se déroule, depuis neuf mois au moment où j’écris, le premier génocide télévisé – et il serait sans doute plus juste de dire qu’il s’agit du premier génocide live-streamé tant le déferlement d’images sur les réseaux sociaux contraste avec leur absence des médias plus anciens, ceux du broadcast centralisé, organisés par un point de diffusion et un vaste bassin de réception généralement conçu en termes nationaux. Ces images, malgré leur horreur et leur nombre, semblent impuissantes à révéler quoi que ce soit : le savoir n’embraye sur aucune action politique qui s’efforcerait ne serait-ce que de protéger les Palestinien·nes soumis·es à cette campagne d’annihilation, qui vise aussi bien les êtres que l’ensemble des infrastructures qui soutiennent la vie : maisons, hôpitaux et lieux de soin, écoles, bibliothèques et universités, champs et serres, points de distribution de nourriture, boulangeries et marchés, panneaux solaires, réservoirs d’eau, routes et lieux de cultes.
Ce constat m’a hantée, comme me hantent nombre de ces images, et je me suis demandée s’il était possible de trouver des pistes pour tenter de comprendre l’indifférence que semble susciter tant d’horreur et tant de violence. J’ai suivi, pour cela, le chemin des images elles-mêmes sur la route éminemment troublante de la fascination de la modernité occidentale pour sa propre accumulation de puissance.
Les trois premières images dont je voudrais parler montrent des Palestinien·nes dont le corps est brisé par la douleur ; une douleur morale, psychique, affective d’une intensité telle que leur corps en est visiblement affecté, comme si quelque chose de physique s’effondrait et se disloquait sous l’effet de cette souffrance. Je me souviens d’avoir hésité avant d’enregistrer la première de ces photographies sur mon ordinateur. Elle m’appelait avec insistance et je suis retournée à plusieurs reprises sur le site Internet où je l’avais vue, inquiète qu’elle ait disparu. Mais je ne savais pas précisément pourquoi il me semblait important de la conserver quelque part et je craignais qu’il s’agisse d’un geste déplacé. Aujourd’hui, je pense qu’il s’agissait simplement de sauvegarder une trace de ce qui est en train de se passer, de mon vivant et sous mes yeux, de constituer une archive minimale de ce qui est un génocide mais dont le nom, je crois, n’a pas encore été établi pour la plupart d’entre nous. Les catégories juridiques, même les plus solennelles, semblent débordées par le réel et les mots tout aussi impuissants que les images à faire prise sur le déchaînement de violence et de cruauté auquel Gaza est soumise.
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La première image que j’ai conservée montre un garçon palestinien, qui semble avoir onze ou douze ans, sur le seuil entre l’enfance et l’adolescence, agenouillé auprès d’un cadavre enveloppé d’un linceul blanc, qui se trouve au premier plan de l’image. Les mains du garçon sont posées sur le tissu qui recouvre le corps et elles semblent entourer sa tête, dans un geste à la fois tendre et désespéré. Sa main gauche tient le sommet du crâne et sa main droite repose sur ce qui doit être le thorax, la tête que son geste dessine semble bien petite, le corps est menu, il s’agit selon toute vraisemblance du cadavre d’un enfant. Son visage, qui est tout proche de celui de la personne qu’il pleure, recouvert du linge blanc, exprime une douleur et une tristesse intolérables. Son dos est courbé par le geste de se pencher sur le corps, mais aussi sous le poids écrasant de la perte et de la peine.
Un homme se trouve à côté du garçon, lui aussi assis au sol auprès du corps enveloppé, mais en retrait dans la composition de l’image. Il est entouré des jambes d’autres personnes, debout derrière lui. Leur présence suggère fugitivement ce que tous les témoignages soulignent, la densité de la population gazaouie, le nombre des Palestinien·nes contraint·es de vivre, depuis dix-sept ans, dans un minuscule territoire bouclé de l’extérieur, intégralement contrôlé par l’occupation israélienne.
Les catégories juridiques semblent débordées par le réel et les mots semblent tout aussi impuissants que les images à faire prise sur le déchaînement de violence et de cruauté auquel Gaza est soumise.
La deuxième photo ne montre pas de cadavre, même enveloppé d’un linceul immaculé. Elle suggère le ravage du chagrin dans le corps de deux personnes, une femme et un garçon, debout en bas d’un escalier. La femme et le garçon se tiennent dans l’espace, qui les entoure comme une alcôve, défini par la balustrade de l’escalier en bois peint qui occupe la partie gauche de la photo et un mur qui ferme la partie droite. Des fils électriques traversent le champ de l’image et un objet qui est peut-être un haut-parleur pend, arraché du mur, contre la balustrade. Les lieux sont abîmés, d’une manière qui évoque l’usure et la difficulté de prendre soin dans ce territoire délibérément dépossédé et appauvri. Mais on n’y voit pas la destruction massive infligée par les bombardements incessants de l’armée israélienne, les édifices éventrés ou effondrés, les quartiers entiers transformés en gravats, les tentes incendiées ou ensevelies dans le sable par la violence des explosions. Tout ça forme le hors champ de cette image relativement paisible, si ce n’était la répercussion de ce hors champ dans le corps de la femme et du garçon enlassé·es.
La femme porte une longue robe brique, une couleur rare et élégante, qui s’accorde à la dignité de son maintien. Ses cheveux sont couverts d’un foulard noir semi-opaque, son visage est légèrement incliné vers le haut, ses yeux sont fermés et sa bouche imperceptiblement entrouverte, son expression me fait penser aux forces qu’on tente de rassembler, à la limite de ce qui est possible, pour faire face à une douleur catastrophique ; la souffrance et l’effort pour ne pas y succomber se lisent ensemble dans son corps et sur son visage. Elle serre contre elle un garçon qui semble avoir onze ou douze ans, sa main droite tient l’épaule gauche du garçon et sa main gauche passe le long de son cou pour enserrer sa tête, dans un geste de consolation plein de tendresse. Le visage du garçon est enfoui dans le creux du bras plié de la femme comme pour y chercher refuge, son dos est voûté, sa main droite est posée sur le côté de la femme. Comme le reste de son corps, son bras plié semble privé de ses forces et le garçon semble prêt à s’effondrer sur lui-même d’un moment à l’autre. L’image capture un moment où seule leur étreinte et leur présence l’un·e pour l’autre permettent à leur corps de tenir.
Lire aussi sur Terrestres : Ali Zniber, « Prise de terre et Terre promise : sur l’État colonial d’Israël », août 2024.
Trois autres personnes se trouvent dans l’image, en retrait, dont une femme debout dans un espace ouvert dans le mur de droite, qui la cache à moitié. Elle fait face à l’appareil, mais le bas de son visage est caché par ses mains qui essuient visiblement des larmes et son geste fait écho à la douleur de la femme et du garçon, cette dévastation imposée à l’ensemble de la société palestinienne.
La troisième image montre une femme assise sur un sol de béton nu. Ses jambes croisées sont recouvertes par sa robe bleu nuit, la cheville qu’on aperçoit, ses mains aussi, laissent penser qu’il s’agit d’une femme relativement âgée, mais c’est difficile à dire avec précision. Ses cheveux et ses épaules sont couverts d’un foulard bleu tirant sur le vert, cobalt, une ombre cache en partie son visage, qu’on devine seulement. Elle tient dans ses bras un cadavre d’enfant enveloppé d’un linceul maculé d’une grande tache de sang. La femme serre le petit corps contre elle, le côté de son visage posé contre ce qui doit être le visage de l’enfant mort, comme si elle le berçait tendrement. L’affection et la douleur de cette femme se lisent dans l’ensemble de son geste de protection désormais vain et particulièrement dans ses mains, qui serrent fermement le petit être comme pour absorber le choc de sa mort tout en la niant pour en repousser l’horreur. Sur l’image, il semble inimaginable qu’elle accepte de lâcher le cadavre qu’elle tient contre elle, comme si le garder pouvait empêcher l’indignité de cette mort et, en même temps, empêcher le flot de la souffrance de se déverser en elle et de tout dévaster. L’image semble saisir le moment où cet anéantissement est contenu par la grande proximité que la femme maintient avec l’enfant, mais dont on sait qu’elle ne pourra durer.
Dans le coin gauche de l’image, en arrière de la femme, on aperçoit le bas d’une jambe – genou, mollet, pied – et le fragment d’un autre pied, dont l’énergie suggère une personne en mouvement, qui prend appui au sol pour se dépêcher. On y décèle, hors cadre, l’immense tension qui règne dans les lieux de soins et les morgues de Gaza, les mort·es et les blessé·es innombrables, l’activité effrénée, l’urgence constante, les soins prodigués au sol, dans des corridors ou des chambres aux murs éventrés par les missiles, le courage et l’endurance des soignant·es qui continuent à travailler malgré tout, dans ces lieux délibérément bombardés et détruits.

Ces trois photos, qui montrent la mort et la dévastation, sont aussi le hors champ d’autre chose. Ce sont des images pudiques, les corps sont intacts et les cadavres couverts, leurs blessures invisibles ou seulement suggérées. Or, les corps palestiniens sont meurtris, suppliciés d’une manière que rapportent tou·tes les soignant·es, et particulièrement les chirurgien·nes, qui viennent en mission depuis l’extérieur de la bande de Gaza. Des témoignages qui décrivent avec précision les dommages infligés aux corps des Gazaoui·es émergent peu à peu. Ils donnent une idée de l’état dans lequel se trouvent celles et ceux qui n’ont pas été tuées – « À de rares exceptions, tout le monde, à Gaza, est malade, blessé ou les deux1 ». La santé générale des habitant·es de Gaza est compromise de manière massive et systémique, comme c’est parfaitement documenté, par un ensemble de pratiques qui se relaient et s’amplifient, allant de la famine organisée à la destruction méthodique des lieux de soin, de la raréfaction délibérée de l’eau aux déplacements incessants des personnes, qui vivent dans des conditions d’insalubrité extrême.
Beaucoup de ces médecins ont une expérience passée des zones de conflits et font état de la singularité des effets de la violence militaire infligée par l’armée israélienne, qui broie les corps et les mutile. « “C’était incroyable le nombre d’amputations que nous avions à faire, particulièrement sur des enfants,” rapporte [Sanjay Adusumilli, un chirurgien australien ayant travaillé dans l’hôpital al-Aqsa en avril 2024]. “L’option qu’on a pour leur sauver la vie est de leur amputer la jambe ou les mains ou les bras. C’était un flux constant d’amputations tous les jours2.” » Leurs témoignages parlent aussi des effets de bombes conçues pour projeter une grande quantité de minuscules morceaux de métal au moment de leur explosion. Ces éclats supplémentaires pénètrent le corps en laissant de très petites plaies, longues de quelques millimètres et parfois invisibles, mais dont la vitesse inflige des dégâts majeurs une fois à l’intérieur. « Amnesty International a dit que ces armes semblaient conçues pour maximiser le nombre de victimes3 ». Sanjay Adusumilli, le chirurgien australien, rapporte le cas d’un petit patient blessé par un missile tombé près de la tente où sa famille vivait après avoir dû quitter leur maison. À son arrivée à l’hôpital, le garçon avait de toutes petites blessures, de la taille d’une tête d’épingle, ne laissant aucunement augurer de la gravité des blessures de ses organes internes. « Il a fallu que j’ouvre son abdomen et son thorax. Il avait des lacérations aux poumons, au coeur et des trous tout le long de ses intestins. Il a fallu tout réparer4. » Ce patient travail pour réparer et restaurer les organes en lambeaux ne suffit pas toujours et ce petit garçon a fini par mourir.
Beaucoup de médecins font état de la singularité des effets de la violence militaire infligée par l’armée israélienne, qui broie les corps et les mutile.
Le hors champ des images d’affliction que j’ai conservées dans mon ordinateur, c’est notamment cet acharnement sur les corps et l’excès de puissance auquel ils sont absolument exposés. Sur ces photos, l’intégrité des êtres est maintenue et la force qui semble pouvoir les disloquer est celle de la peine, du désespoir, d’une immense douleur psychique. Ce sont des images de presse, poignantes mais soignées, professionnelles, expurgées en quelque sorte. Les images et les mots que j’ai commencé à collecter plus récemment, sur mon téléphone, depuis Instagram, parlent de tout autre chose. Ainsi, le témoignage de Hend Abo Helow, partagé sur le fil du compte We Are Not Numbers, dit : « Si je suis tuée, je ne veux pas mourir la nuit. Je déteste l’obscurité, elle me fait peur. Je ne veux pas que ma chair soit déchiquetée, je veux mourir avec mon corps intact. Je ne veux pas être retirée des décombres morceau par morceau5. » Avec ce souhait de mourir avec un corps intact, on entre sur un autre terrain.
Ce terrain, infiniment âpre et désolé, est celui qu’explore Nadera Shalhoub-Kevorkian, une féministe palestinienne et professeure en criminologie à la faculté de droit de l’université hébraïque de Jérusalem. Son travail porte sur la violence d’État en Israël/Palestine et, en particulier, sur la manière dont elle s’applique aux enfants palestinien·nes. Dans l’entrevue que j’écoute, Nadera parle d’une voix blanche6. Il est impossible de dire si c’est parce qu’elle refuse de parler avec cordialité et un élan minimal ou si c’est simplement qu’elle n’arrive pas à trouver cette énergie en elle. Elle commence par évoquer Jérusalem, la ville qu’elle habite. Elle raconte la violence quotidienne, la souffrance et la perte, le déni qui les redouble et qui vient de partout, en particulier de ses collègues. Elle dit : « Jerusalem is packed with agonies », ce qu’on pourrait traduire par « Jérusalem est saturée par la souffrance ». Elle parle du traitement des cadavres des Palestinien·nes tué·es par l’armée israélienne, que celle-ci refuse de restituer à leur famille ou, quand ça finit par arriver, d’une manière telle que cette restitution est une épreuve supplémentaire parce qu’ils sortent congelés des morgues, contorsionnés et figés dans des positions de souffrance, le supplice inscrit sur le visage.
Lire aussi sur Terrestres : Rami Abou Jamous, « Journal de bord de Gaza », décembre 2024.
Mais ce dont Nadera parle le plus longtemps, ce qui occupe son attention, sa réflexion et son écriture dans le contexte de l’assaut contre Gaza, elle l’appelle ashla’a. Elle n’essaie pas de traduire ce mot, qui nomme d’abord la chair mise en pièces et le démembrement des corps palestiniens sous la puissance démesurée des bombes de l’armée israélienne7. Nadera dit qu’elle écrit à propos de « body parts, body bags », en référence aux sacs en plastique dans lesquels les fragments sont collectés par les survivant·es pour leur offrir une forme d’unité – un corps – et lutter contre la disparition des défunt·es. Rassembler les morceaux, c’est contester un projet d’anéantissement absolu qui opère en effaçant ses traces et nie d’un même geste les actes d’annihilation et l’existence qu’ils visent à annihiler. « Les cadavres des Palestinien·nes sont dispersés au vent sur les ruines de l’anéantissement de Gaza. C’est ça ashla’a.8 »
Les images conservées dans mon téléphone témoignent de cette dislocation des corps et de leur transformation en morceaux de chair, souvent carbonisés au-delà de toute identification. Il y a des images si terribles que je n’arrive pas réellement à les regarder et je sursaute toujours quand je tombe dessus. L’une d’elles montre la façade d’un immeuble devant laquelle des pans de murs détruits pendent au bout d’armatures métalliques et, à côté, pend aussi une personne réduite en une bouillie de chair, mêlée aux débris de murs. Il est impossible de savoir ce qui vient de son corps broyé et ce qui, de son environnement, est taché de son sang. On distingue, au sein de cette masse suppliciée, un bras et une main et, plus bas, un mollet et un pied. Ces extrémités épargnées, qui reviennent dans les témoignages comme les fragments pouvant être collectés suite à ces massacres, occupent une place particulière dans l’image en figurant la place du corps et son état antérieur, juste avant d’être démembré. Elles font cohabiter la personne et son anéantissement, elles sont l’indice du désir génocidaire, dont la vision est plus effrayante encore que celle de la chair à nu.
À l’aube du 10 août 2024, une centaine de personnes priant dans l’école Al-Taba’een, où elles étaient réfugiées, ont été massacrées et pas un corps entier ou même reconnaissable n’a été retrouvé. Aux proches des personnes tuées, les secours ont donné des sacs en plastique contenant un certain poids de morceaux de chair : 70 kilos pour un homme adulte, 18 kilos pour un enfant de six ans.
Peut-être que cette négation de l’existence-palestinienne est l’objectif de ce déchaînement de violence, au sens où détruire les êtres de cette façon signerait leur absence (d’humanité).
Les images qui témoignent de tels faits montrent par exemple un ensemble de sacs en plastique transparent posés sur un long tissu, remplis d’un contenu relativement indistinct, fragmenté, principalement sombre sauf dans l’un d’entre eux où les morceaux de chair ne sont pas carbonisés mais blessés et ensanglantés. L’œil qui parcourt l’image fuit ces détails dans lesquels la réalité de ce que contiennent ces sacs affleure immédiatement. Ce genre de vision, à la limite du supportable, convoque la manière dont l’historien palestinien Tareq Baconi parle de l’abjection de Gaza. Il envisage en effet cette dégradation radicale, qui touche jusqu’aux défunt·es, comme la place d’altérité absolue qui produit la supériorité d’Israël dans son discours sur lui-même9. Cette ignominie atteint un tel point aujourd’hui qu’il est impossible de s’y soustraire et de l’ignorer, même de loin, dans une vie épargnée. Elle s’impose dans l’intimité absolue de l’appareil qui dédouble notre vie, elle hante la tranquillité de mon quotidien canadien, elle nous confronte à notre intrication à la sur-violence et à l’immense morbidité de l’accumulation de puissance au principe de la modernité – par l’État, par le capital, par l’industrie.

Ce degré d’abjection nous place de manière aiguë sur la charnière, qui est aussi un hiatus et une fosse, qui permet la coexistence de l’ambition émancipatrice de la modernité occidentale, affirmée de manière si volontiers sentencieuse, avec la colonisation, l’esclavage et l’extractivisme. C’est une place hautement inconfortable, dont l’immense tension est résorbée par la mobilisation d’un déni massif. La sociologue palestinienne Areej Sabbagh-Khoury, professeure à l’université de Californie à Berkeley, estime qu’un tel déni suit la logique du désaveu, puisqu’il s’agit essentiellement de renier ce qui est sien et de se soustraire à ses responsabilités10. Cette posture place les innombrables victimes des oppressions créées par la modernité dans une situation insoutenable puisque l’hypothèse même d’un tort est constituée comme impossible. Elles portent le double fardeau d’être outragées – mutilées, massacrées, exterminées – et de devoir établir la possibilité même de l’être. Il n’est donc pas tellement étonnant que ces images ne puissent être vues, au sens où ce qu’elles portent d’horreur et de violence soit si aisément ignoré, nié, méprisé, et ceci depuis une position de supériorité morale11.
Je n’ai commencé à voir de telles images qu’à partir du mois de juin 2024, mais la réflexion de Nadera sur ashla’a s’est développée à partir d’une scène qu’elle a vue en prenant des nouvelles de Gaza au réveil, le matin du 17 octobre 2023 : « Un père portant des sacs, des sacs en plastique, criant à qui voulait l’entendre à Gaza […] ‟Ce sont mes enfants.” Le cadavre de ses enfants étaient dans les sacs en plastique.12 » Pour elle, ce père témoigne et résiste. Il témoigne, dit-elle, du fait que « nous [les Palestinien·nes] sommes ontologiquement des non-êtres13 », ce qui autoriserait un tel déchaînement de violence. Ou peut-être plus précisément cette négation de l’existence-palestinienne est l’objectif de ce déchaînement, au sens où détruire les êtres de cette façon signerait leur absence (d’humanité). Mais le père lutte et résiste aussi en reconstituant l’existence de ses enfants, en rassemblant leurs morceaux et en déclarant qu’il est leur père, « revendiquant et regagnant sa paternité », « restituant ce qui était déclaré comme n’étant pas, ontologiquement, des êtres14 ». Nadera refuse la victimisation, même plongée dans ses réflexions sur ashla’a. Elle est tendue par le refus, l’amour et la lutte. Elle décrit le travail à faire dans le geste profondément féministe de recomposer et de créer la vie. Un tel travail s’ancre dans le respect dû aux morts et l’exigence qu’ils puissent recevoir des rites funéraires, mêmes minimaux, qui, en Islam, requièrent d’enterrer le corps le plus rapidement possible et prohibent la crémation. Nadera esquisse, dans le cadre limité de son entrevue, un horizon qui associe le geste aimant et immémorial de rassembler les corps mis en pièces pour conduire le deuil à la lutte politique contre la fragmentation de la Palestine pour imaginer un avenir à cette terre disloquée par l’héritage doublement effroyable de la modernité européenne, antisémitisme et impérialisme. Le chercheur israélien Raz Segal, dans la lignée d’autres historien·nes des génocides, situe en effet « un “cadre génocidaire” dans la construction du monde moderne15 », qui anéantit l’altérité et la diversité, et il est assez naturel de souscrire à cette proposition quand on vit au Canada, comme c’est mon cas. Les images des Gazoui·es dont les corps sont disloqués par la douleur et par les bombes sont des images littérales de cet héritage empoisonné, qui se déchaîne encore aujourd’hui malgré cinq cents ans de pensée et de luttes anticoloniales.
Image d’accueil : Gaza attaquée, Khan Yunis, 31 décembre 2024. Des Palestinien·nes marchent à côté d’un bâtiment détruit dans la bande de Gaza. Photographe : Doaa Albaz / ActiveStills.

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Notes
- « With only marginal exceptions, everyone in Gaza is sick, injured, or both. » Lettre ouverte de 45 médecins américains publiée le 25 juin 2024, lien disponible dans cet article du Guardian : « US medics who volunteered in Gaza demand arms embargo over ‘unbearable cruelty’ inflicted by Israel ».
- « “It was unbelievable the number of amputations we had to do, especially on children, [Sanjay Adusumilli, an Australian surgeon who worked at the al-Aqsa hospital in central Gaza in April,] said. “The option you’ve got to save their life is to amputate their leg or their hands or their arms. It was a constant flow of amputations every day.” », dans « Israeli weapons packed with shrapnel causing devastating injuries to children in Gaza, doctors say », The Guardian, juillet 2024.
- « Amnesty International has said that the weapons appear designed to maximise casualties. », idem.
- « “I had to open his abdomen and chest. He had lacerations to his lung, to his heart, and holes throughout his intestine. We had to repair everything. », idem.
- « If I’m killed, I don’t want to die at night. I hate the darkness, it scares me. I don’t want my flesh to be shredded, I want to die with my body whole. I don’t want to be pulled from the rubble in bits and pieces. », Instagram et site Internet de We are not numbers – Emerging writers from Palestine tell their stories and advocate for their human rights.
- « There is so much love in Palestine », podcast Makdisi Street avec Nadera Shalhoub-Kevorkian, mars 2024.
- « ‘Lavender’: The AI machine directing Israel’s bombing spree in Gaza », +972Magazine, avril 2024.
- « There is so much love in Palestine », podcast Makdisi Street avec Nadera Shalhoub-Kevorkian.
- « What Was Hamas Thinking? », The Alwaleed Center for Muslim–Christian Understanding (ACMCU), mars 2024.
- Areej Sabbagh-Khoury, « Memory for forgetfulness : Conceptualizing a memory practice of settler colonial disavowal. », Theory and Society, vol. 52, pp. 263–292, 2023
- Didier Fassin exprime cette idée en écrivant : « Mais, tout au long de la guerre, nombre d’États occidentaux ont fait plus que consentir. Ils ont empêché de s’exprimer celles et ceux qui défendaient le droit des Palestiniens de vivre dignement et même, simplement, de vivre […]. Le paradoxe est en effet que cette abdication morale des États a été justifiée au nom de la morale même. ». Une étrange Défaite. Sur le consentement à l’écrasement de Gaza, La Découverte, 2024.
- « A father holding bags, plastic bags, screaming to everybody in Gaza […] ‟These are my kids.” His kids’ dead bodies were in the plastic bags. ». Dans « There is so much love in Palestine », podcast Makdisi Street avec Nadera Shalhoub-Kevorkian, mars 2024.
- « We [Palestinians] are ontologically non-beings ». Idem.
- « Reclaiming his fatherhood », « reclaiming what was ontologically not claimed as being ». Idem.
- « A “genocidal framework” in the making of the modern world ». Raz Segal, « The Modern State, the Question of Genocide, and Holocaust Scholarship », Journal of Genocide Research, vol. 20, n°1, pp. 108–133, 2018.
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Amour, nature et politique : la vie simple selon Edward Carpenter
Texte intégral (9553 mots)
Temps de lecture : 22 minutes
Ces extraits sont tirés de l’ouvrage d’Edward Carpenter, Des jours et des rêves. Extraits traduits, choisis et présentés par Cy Lecerf Maulpoix, paru aux éditions Le Pommier. Nous reproduisons ici une partie de la présentation de Cy Lecerf Maulpoix, suivis de plusieurs extraits des textes d’Edward Carpenter.

Présentation par Cy Lecerf Maulpoix
Si je suis aussi profond qu’un étang, et vous, qu’un lac, Edward Carpenter était la mer », écrivait E. M. Forster peu de temps après la mort de son ami1. Pourtant, soulignait-il, l’étendue de son influence, la richesse des communautés qu’il avait contribué à façonner, se dissiperaient bientôt avec le temps. De ses multiples écrits et engagements, il ne resterait plus grand-chose lors du siècle à venir. « Je ne pense pas que l’on se souviendra de lui comme d’un homme de lettres ou d’un scientifique, il ne figurera pas dans l’histoire », ajoutait-il, insistant au contraire sur l’aura exceptionnelle qu’il avait acquise de son vivant.
Auteur prolifique aux succès contrastés, Carpenter est lu abondamment à son époque (les traductions de ses ouvrages dans une dizaine de langues aussi bien que les 50 000 exemplaires vendus de l’un de ses textes en Allemagne l’attestent2). On retrace la grande circulation de ses écrits et l’étendue de son influence en Angleterre comme à l’étranger dans les journaux, lettres et ouvrages de ses contemporains, à l’instar de William Morris, Emma Goldman, Mohandas Gandhi, Siegfried Sassoon, Roger Fry et bien d’autres. Quand ce n’est pas un culte qui lui est parfois voué ! Prophète en sandales ou « proto-hippie » dégénéré, Carpenter semble avoir été autant adoré que moqué. Le dramaturge socialiste George Bernard Shaw s’agace des prétentions de « noble sauvage » de son camarade au pic de sa gloire, avant la Première Guerre mondiale. Après sa mort en 1929, il est encore pointé d’un doigt dédaigneux et moqueur par George Orwell : « On a parfois l’impression que les simples mots de “socialisme” ou de “communisme” ont en eux une vertu magnétique qui attire irrésistiblement tous les buveurs de jus de fruit, nudistes, porteurs de sandales, obsédés sexuels, quakers, adeptes de la “vie saine”, pacifistes et féministes que compte l’Angleterre3 », écrit-il en 1937.
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Ses textes, son mode de vie et l’écosystème affectif, militant et intellectuel qui s’était constitué autour de lui, rendent visibles de multiples décalages avec les courants socialistes hégémoniques ou plus réformistes du tournant du siècle et de l’après-guerre – décalages qui ne sont pas sans écho avec les enjeux de sa réception au présent. L’importance qu’il octroyait à la domesticité, à son environnement humain et non humain, comme aux puissances érotiques et spirituelles du corps et de la conscience a contribué à faire de lui un apôtre excentrique de l’intime et du quotidien – une image qu’il entretenait, il me semble, plus ou moins savamment. Devenu pour certain·e·s ce que lui-même avait auparavant ardemment cherché chez d’autres, Edward Carpenter finit par incarner un espoir messianique : être porteur d’une vie nouvelle, susceptible de résister aux mécaniques aliénantes et prédatrices de son temps. Si la marche de l’histoire et les mutations catastrophiques de la vie sous le capitalisme contredisent en grande partie certains de ses espoirs, il n’en reste pas moins que ses notes autobiographiques ont retenu quelque chose de cette qualité marine qui, n’en déplaise à Forster, continue de circuler dans ses textes tel un courant sous la surface de l’Histoire, attirant à lui celleux qui, étouffant devant l’effritement délétère du vivant, désirent puiser des forces dans un sens, certes incomplet mais aussi élargi, du politique et la vitalité. « Délaissant le Moi superficiel, je travaille maintenant pour l’autre “moi”, plus profond », écrivait-il en conclusion de son autobiographie.
Écologiste ?
La parution de la version française de La Civilisation, ses causes et ses remèdes, puis de Vers une vie simple a fait connaître à un lectorat francophone contemporain, sensible à ce que l’on a coutume d’associer aux développements de l’écologie, certaines des critiques acérées que Carpenter portait sur sa propre civilisation, coupée de la nature, ainsi que ses analyses sur les bienfaits de la simplification de la vie4.
Si l’écologie, née en 1866, désigne un domaine scientifique spécifique5 du temps de Carpenter, la vie et l’œuvre de ce dernier ont été rapprochées de multiples courants du « retour à la nature », souvent considérés comme les prémisses de l’écologie moderne en Occident. Portraituré en précurseur de la décroissance façon « Henry David Thoreau britannique », Carpenter a tantôt été associé aux transcendentalistes états-uniens, tantôt comparé au mouvement de la Lebensreform (« réforme de la vie ») en Suisse et en Allemagne, ainsi qu’au mouvement naturien français d’inspiration anarchiste6.

Au-delà des limites propres à l’exercice de la comparaison rétrospective, ces associations ne sont pas anodines. Son idéal de domesticité rurale, la valeur qu’il accordait au maraîchage et au travail manuel, son rejet du luxe bourgeois, sa tentative de réforme de l’habillement à travers le port de vêtements amples ou sa défense de pratiques naturistes le rapprochent certainement de ces différents courants. L’influence des valeurs et pratiques des cercles transcendantalistes de la Nouvelle-Angleterre sur sa pensée est par ailleurs avérée.
Si écologie il y a chez Carpenter, elle concerne autant la maisonnée que le développement d’un autre art de vivre.
Cy Lecerf Maulpoix
Sa lecture comme sa rencontre, aux États-Unis en 1877, de Ralph Waldo Emerson sont déterminantes pour ses propres conceptions mystiques d’union entre le sujet et le reste du monde vivant. De même, Walden d’Henry David Thoreau est maintes fois convoqué dans Mes jours et mes rêves. Ainsi, Carpenter fait écho de sa découverte de l’ouvrage alors qu’il tente de développer un modèle de vie simplifié plus proche de la « nature » dans la campagne environnant Sheffield. Ce dernier est néanmoins troublé par la radicalité du mode de vie décrit par son prédécesseur états-unien dans Walden. Dans ses notes, il cerne une tentative délicate : celle d’établir les modalités d’une vie bonne7 tout en se reconnaissant attaché aux vicissitudes d’un monde en crise.
Car si écologie il y a chez Carpenter, elle concerne autant la maisonnée que le développement d’un autre art de vivre. Elle relève du soin porté à un oikos à la fois plus personnel et plus collectif – à une maisonnée aux multiples échelles, allant de la manière d’habiter ses désirs et les mouvements de sa propre conscience aux rapports tissés avec le monde environnant. Dans Beautiful Sheffield (La Belle Sheffield), un discours prononcé en 19108, il évoque par exemple les luttes à mener en faveur de la protection de l’air, de l’eau et de la terre dans la région, l’importance de la création d’espaces publics de loisir, de jardins en ville et de la sauvegarde de zones naturelles favorables au renouvellement de la faune et la flore9.
Loin de se cantonner à des formes d’usages et de consommations bourgeoises du paysage, Carpenter milite également pour un accès éducatif et pratique des jeunes avec le vivant, l’accès de tous·te·s aux beautés et aux savoirs générés au contact avec le non-humain. Ce « souci » de la nature – profondément imprégné par le romantisme anglais de son siècle10 – excède la simple question de sa destruction et de sa préservation. « La nature était plus importante pour moi, je crois, que n’importe quel attachement humain, et les Downs étaient ma nature », écrit-il dans ses notes autobiographiques à propos des paysages de son adolescence. Cette expérience du paysage, objet de nombreux textes et poèmes, touche à l’enrichissement même de la sensibilité humaine, de ses puissances affectives et esthétiques. Elle est par ailleurs déterminante pour nourrir la conscience de l’interdépendance du sujet avec son milieu.

C’est en ce sens, il me semble, qu’il faut comprendre, dans Mes jours et mes rêves, ses critiques portant sur l’appauvrissement d’un sens commun de l’habiter – selon lui profondément menacé par le régime capitaliste occidental et colonial. L’instauration de la propriété et de monopoles fonciers en Angleterre comme dans les territoires colonisés, les réformes sur l’usage des terres collectives, la disparition de lieux de sociabilité et d’organisation en ville comme à la campagne s’accompagnent inévitablement d’une désagrégation des pratiques de subsistance comme des formes de pensée collectives. Sa dénonciation de la pollution atmosphérique, des infrastructures hydrauliques tentaculaires souillées par le plomb puis par la chaux qui alimentent le district de Sheffield et les contaminations qu’elles provoquent doit être lue à la lumière de ses semonces à propos de la lente disparition d’un « esprit public ».
Présidant autrefois à l’entretien des éléments naturels par la collectivité locale, son effritement se manifeste aussi par un désenchantement : l’abandon de croyances spirituelles païennes qui ritualisaient des pratiques de lien et de soin avec la vie environnante.
Carpenter milite contre la vivisection, adopte un mode de vie végétarien, multiplie les textes et interventions entrecroisant des réflexions sur la biologie, les comportements de ses compagnons non humains et les formes de violence auxquelles on les soumet.
Cy Lecerf Maulpoix
Voilà qui n’est pas sans rappeler le géographe anarchiste Élisée Reclus11, lequel décrivait comment la perte de l’harmonie entre les peuples et leur terre est une perte esthétique, spirituelle et sensible12. Et Carpenter d’affirmer quelques décennies plus tard, depuis le Nord industriel, que cet appauvrissement ne peut que s’amplifier à mesure que le développement irraisonné de la grande ville et de ses technologies, au service des intérêts commerciaux de la classe bourgeoise, enlaidit et abîme conjointement paysages et individus. Comme son camarade William Morris, Carpenter milite toute sa vie contre l’expansion technologique et pour la démocratisation de l’expérience d’une beauté qui menace de se retirer de la texture même de la vie.
À défaut de pouvoir nous y attarder, mentionnons également l’importance, souvent minorée, des vies animales dans la vie de Carpenter. Son amitié avec Henry S. Salt, socialiste comme lui et fondateur de la Ligue humanitaire, sa présidence du congrès végétarien de 1909 le placent aux avant-postes de l’essor des luttes pour la cause animale13. Couvrant diverses pratiques et enjeux, Carpenter milite ainsi contre la vivisection, adopte un mode de vie végétarien (bien que marqué par un pragmatisme moins radical que celui de Salt). Au début du XXe siècle, il multiplie les textes et interventions entrecroisant des réflexions sur la biologie, les comportements de ses compagnons non humains et les formes de violence auxquelles on les soumet. De même, ses notes émouvantes évoquant sa rencontre « amoureuse » avec son chien Bruno et les élans affectifs et « queer » de ce dernier sont particulièrement saisissantes. Elles témoignent chez Carpenter d’une volonté de reconnaître la dignité, l’intégrité physique et l’intelligence de celleux qui vivent avec lui, de valoriser d’autres formes de camaraderies anticipant immanquablement les remarques de Donna Haraway sur les espèces compagnes14.
À la différence de certains de ses quasi-contemporains cités plus haut, l’écologie défendue par Carpenter ne peut se comprendre sans évoquer l’élargissement politique et théorique considérable qu’il tisse à partir de la question affective, du désir comme de la sexualité. Elle ne peut en outre s’appréhender avec justesse sans mesurer l’importance jouée par son implication dans les luttes sociales et les bouleversements politiques contemporains.

Edward Carpenter – Des jours et des rêves
Travail manuel et maraîchage
Dès la mort de mon père, je résolus d’acheter un terrain et d’y travailler comme maraîcher.
C’était sans doute une impulsion saine, mais le motif était surtout d’ordre personnel. Je ressentais (à juste titre) le besoin d’un travail physique, d’une vie en plein air et d’un travail quelque peu primitif pour rétablir ma constitution trop lourde. J’éprouvais ce besoin directement et instinctivement, et non pas comme un enjeu débattu et tranché intellectuellement. On a parfois considéré que ce retour à la terre avait été amorcé en raison d’une grande théorie ou d’une ambition de salut social. Mais ce n’était pas le cas. Il n’y avait aucune idée de ce genre en moi, ou s’il y en avait une, elle était de nature très secondaire. Je pensais à mes propres besoins. Mais peut-être avais-je le sentiment qu’une vie passée ainsi était plus honnête que d’autres alternatives et, je le pense aussi, l’impression que cela me mettrait plus directement en contact avec la grande masse du peuple (une motivation forte à l’époque). Mais jusqu’à présent, je crois que ces deux motivations ont joué un rôle mineur.
(…) Je passai l’hiver 1882 et 1883 principalement à Bradway, continuant à écrire et à mener d’autres activités, lorsque je ne recherchais pas un terrain. Vers Pâques 1883, je parvins à un accord pour l’achat des trois champs de Millthorpe et, peu après, je commençai à faire construire la maison. Elle fut terminée à la fin de l’été et, en octobre 1883, les Fearnehough et moi-même y emménageâmes. À peu près à la même époque, je publiai, par l’intermédiaire de John Heywood de Manchester, mon premier poème Vers la démocratie.
Cette étrange période de dur labeur manuel, où l’on creuse jusqu’à la racine des choses, me donna de l’élan. Je ne sais pas comment l’expliquer. Cela me posséda.
Edward Carpenter
(…) L’hiver 1883-1884 fut consacré à un travail acharné, à la mise en ordre de la maison, de la cour et des dépendances, à l’aménagement du jardin, au bêchage de la pelouse, à la plantation de fruitiers et d’autres arbres, etc. Il en fut de même pendant les étés et les hivers qui suivirent, durant quatre ou cinq ans.
Cette étrange période de dur labeur manuel, où l’on creuse jusqu’à la racine des choses, me donna de l’élan. Je ne sais pas comment l’expliquer. Cela me posséda. Chaque habitude, chaque coutume ou pratique de la vie quotidienne – organisation de la maison, régime alimentaire, habillement, médecine, etc. Je travaillais des heures et des jours entiers dans les champs ou les jardins, je creusais des fossés avec des pioches et des pelles, je conduisais des charrettes sur les routes, j’allais à Chesterfield charger et chercher du fumier, je me rendais à la mine pour chercher du charbon, je pansais et couchais le cheval, je partais au marché à 6 heures du matin avec des légumes et des fruits, où je restais derrière un étal jusqu’à midi ou 2 heures de l’après-midi. Je n’étais pas satisfait, mais je devais faire moi-même tout le nécessaire.
C’était un effort considérable. Pour mon âme rêveuse et volatile, être emprisonné dans les détails grossiers d’une vie des plus matérielles était souvent ennuyeux. Pourtant, une passion dévorante me poussait à vouloir savoir, à faire quelque chose de concret, une mauvaise conscience peut-être de l’irréalité passée de mon existence. Je devais tout avaler. Pendant les trois ou quatre premières années, j’ai continué à gérer (bien sûr avec l’aide de mon ami et de sa femme) la maison et le jardin, jusque dans leurs moindres détails. J’ai continué à écrire, ajoutant à mes poèmes des essais sur des sujets sociaux – England’s Ideal (L’Idéal de l’Angleterre) et autres ; et j’ai commencé à donner des conférences sur des sujets similaires.

C’était trop. Je me souviens de cette période comme d’un moment de grande tension. Je ressentais en effet l’isolement de la campagne, plongé dans une population rurale parfaitement analphabète et peu progressiste (bien plus qu’à Bradway), avec mon ami et sa famille qui, bien que bons et sincères, étaient aussi très concentrés sur leurs préoccupations matérielles. Il n’y avait personne à qui je pouvais parler ou qui pouvait m’aider. Mes amis de Sheffield étaient loin, je ne les voyais qu’une fois par semaine ou presque, et (dans les premières années en tout cas) les visites à Millthorpe étaient rares. C’était trop, et ma santé en souffrit quelque peu ; et pourtant (comme je l’ai dit), c’était plus fort que moi.
Il est étrange de constater à quel point des impulsions et des instincts réprimés déterminent l’évolution d’une vie. Il est certain qu’au cours de ces années, je me familiarisai (ce qui peut sembler particulièrement improbable pour une personne comme moi) avec une grande variété de modes de vie matériels et mécaniques, des détails de la vie domestique jusqu’aux processus de l’agriculture et d’un grand nombre d’autres métiers et activités industrielles. C’est un enseignement qu’aucune université ne pouvait me fournir. Et bien que ma santé nerveuse se dégradât ponctuellement, elle s’améliora dans l’ensemble énormément pendant cette période ; si bien qu’au bout de cinq ou six ans, mes problèmes nerveux avaient complètement disparu, et je devins plus fort que je ne l’avais jamais été auparavant dans ma vie.
Le socialisme, Walden et l’adieu à Whitman
Je donnai ma première conférence semi-socialiste sur la « production coopérative » cette année-là15 ; et plus tard dans la même année, j’assistai un soir à une réunion du comité de la Democratic Federation (Fédération sociale démocratique) à Westminster Bridge Road. Dans le sous-sol de l’un de ces grands bâtiments face aux chambres du Parlement, je trouvai un groupe de conspirateurs rassemblés16. Il y avait Hyndman, qui occupait la présidence, et avec lui, autour de la table, William Morris, John Burns, H. H. Champion, J. L. Joynes, Herbert Burrows (je crois) et d’autres17. Par la suite, bien que n’ayant pas adhéré à la SDF, je restai en contact avec elle et, plus tard, j’eus l’occasion d’apporter une aide matérielle à la mise en place de Justice, son journal18.
À partir de ce moment-là, je travaillai dans la ligne socialiste, avec une dérive naturelle vers l’anarchisme. Je ne sais pas si, à un moment donné, j’ai considéré le programme ou les doctrines socialistes comme définitives, et il est certain que je n’avais pas envisagé la régulation inflexible de l’industrie ; mais je me rendais compte que le socialisme actuel offrait un excellent moyen d’attaquer le système concurrentiel existant, et un bon moyen de réveiller les consciences endormies, en particulier celles des riches ; et c’est dans cette optique que j’ai œuvré pour ce programme ainsi que pour l’idéal anarchiste de façon cohérente19.
Il ne fait aucun doute que « Walden » est l’un des livres les plus vitaux et des plus efficaces jamais écrits.
Edward Carpenter
L’autre événement qui survint en 1883 fut ma lecture du livre Walden de Thoreau20. Le jour même où j’emménageai dans ma nouvelle maison et sur mon lopin de terre, concrétisant ainsi les tractations et intrigues menées pendant plusieurs années, ce livre me tomba entre les mains, ce qui eut pour effet de me faire perdre complètement pied ! Alors que je venais de m’engager dans toutes les difficultés liées à l’entretien d’une maison et d’une ferme maraîchère, ainsi qu’aux tracas insignifiants mais innombrables du « commerce », un merveilleux idéal d’une simplification de la vie en deçà du niveau de toutes ces activités que j’avais entreprises se présentait désormais à moi et, pendant un certain temps, je me sentis presque paralysé.

Quelle que soit la valeur pratique de l’expérience de Walden, il ne fait aucun doute que ce livre est l’un des plus vitaux et des plus efficaces jamais écrits. Son idéal d’une vie passée au contact de la nature en cultivant la simplicité (bien qu’il ne soit probablement réalisable de façon permanente que par une humanité hautement cultivée, ayant accès à tous les fruits de l’art et de la science, comme Thoreau l’avait à Concord)21 a néanmoins secoué les opinions traditionnelles de milliers de personnes. Je dois avouer que cela a contribué à me mettre mal à l’aise pendant quelques années. J’avais l’impression d’avoir ambitionné une vie naturelle et d’avoir complètement échoué, qu’il m’aurait été possible, d’une manière ou d’une autre, d’échapper complètement à cette fichue civilisation alors que, désormais, j’étais attaché, pire que jamais, à son versant commercial.
Je ne peux pas dire quelle aurait été l’orientation de ma vie si Thoreau était venu à ma rencontre un an plus tôt. Il est certain qu’il y aurait eu une différence considérable, et c’est peut-être une chance que de ne pas avoir été entraîné par sa voix ni échoué trop loin des courants de la vie ordinaire. En tous les cas, je ne regrette pas aujourd’hui que les choses se soient passées ainsi. Plutôt que de me réfugier dans la solitude et les étendues sauvages de la nature, ce qui aurait satisfait un penchant, mais peut-être pas le plus persistant, de mon caractère, j’ai été mêlé au mouvement de la vie ordinaire et inévitablement mis en contact avec toutes sortes de gens.
George
Je connais George Merrill depuis près de vingt-deux ans, dont quatorze ans comme compagnon et intendant de maison22. Il a joué un rôle intime et déterminant dans ma vie, si bien que je ressens le désir d’écrire quelque chose à son sujet. Il n’est sans doute pas si fréquent que deux personnes soient associées pendant une période aussi longue et de manière aussi étroite que nous l’avons été. Car bien que l’homme et la femme ordinaires se voient beaucoup, il arrive souvent que leurs occupations respectives les éloignent beaucoup l’un de l’autre pendant la journée. Or, dans notre cas, nous avons été pratiquement et constamment à portée de main : lorsque nous travaillions côte à côte dans le jardin ou la maison [de Millthorpe], ou tout du moins dans des pièces adjacentes, lors de tous les repas ou presque, de marches à travers les collines pour nous rendre à la gare et à Sheffield, ou lors de voyages en Angleterre ou à l’étranger. Je pense que le fait que notre relation ait survécu à cette mise à l’épreuve quelque peu sévère parle en faveur de cette dernière. Elle a su gagner en grâce et notre intimité, bien que peut-être un peu différente dans son caractère, est tout aussi sincère aujourd’hui qu’elle l’était il y a vingt ans.
À compter de ce jour, la composition d’un petit ménage sur une base assez simple et pratique, tout en tenant compte du charme et de la beauté de la vie, devint un objet d’intérêt continu pour mon compagnon et moi.
Edward Carpenter
À certains égards, je considère George Merrill comme la personne la plus intéressante et la plus satisfaisante que j’aie jamais rencontrée. Connaissant des milliers d’individus de toutes les classes, et beaucoup d’entre eux très intimement, je doute encore de trouver quelqu’un de plus naturellement humain, aimant, affectueux, doté d’un bon sens et d’un tact plus développés que lui. Né et élevé dans les bas-fonds de Sheffield, George courait pieds nus par les rues lorsqu’il était enfant et se livrait, avec les autres garçons, au trafic de cigarettes et de boutons de pantalon. Mais quels qu’aient pu être les difficultés de ces premiers moments, ils lui ont offert l’avantage inestimable d’avoir échappé à l’éducation au sens moderne du terme et d’avoir grandi dans l’ignorance totale de l’existence de la Saturday Review ou du Spectator23 d’avoir été épargné par la moralisation des livres mielleux laissés dans les maisons par les visites occasionnelles du « missionnaire ».

À compter de ce jour, la composition d’un petit ménage sur une base assez simple et pratique, tout en tenant compte du charme et de la beauté de la vie, devint un objet d’intérêt continu pour mon compagnon et moi. Il fallut acquérir des meubles et des articles ménagers, en partie pour combler les manques laissés par le départ des Adams. Heureusement, les idéaux et les goûts de George en la matière étaient à peu près les mêmes que les miens. De fait, comme on pouvait s’y attendre, il était plus enclin que moi à la civilisation et à la complexité. Mais ce n’était pas grand-chose. Nous n’eûmes jamais de difficultés à trouver un juste milieu qui nous convienne à tous les deux. Lorsque les personnes qui tiennent une maison ensemble effectuent le travail du ménage, il n’est pas difficile de décider ce qui est nécessaire et approprié et ce qui ne l’est pas. L’effort nécessaire à toute installation ou à tout arrangement domestique tend à proportionner justement ce dernier au sein de l’équilibre même du lieu et à lui conférer ainsi un élément de beauté. Les objets inutiles et donc inesthétiques disparaissent automatiquement. Ce n’est que lorsqu’une maison est entretenue aux frais d’un travail mercenaire ou esclave qu’elle perd sa grâce et son charme.
(…) Pendant un certain temps, les gens de la campagne furent un peu déconcertés et semblèrent quelque peu gênés par le nouveau venu. Les jaseurs firent circuler toutes sortes d’histoires préjudiciables à son égard qu’ils pouvaient trouver (et quand il survient une demande pour de telles histoires, l’offre ne tarde pas) ; et un jour, une attaque assez virulente fut déclenchée contre lui (en grande partie dans le but de me nuire) par un agitateur antisocialiste, qui dispersa des tracts calomnieux dans la campagne dans ce double but24. Mais comme je vivais déjà à Millthorpe depuis quinze ans et que je m’étais fait des alliés assez intimes parmi les gens de la campagne, il leur fut naturellement impossible de résister longtemps à mon compagnon. Lorsqu’ils découvrirent son véritable caractère, ses chansons, son humour, sa réelle bonté de cœur comme son affection, ils l’accueillirent chaleureusement, et il devint l’un des leurs.
Image d’accueil : Edward Carpenter (à droite) avec George Merrill (debout) et un troisième compagnon qui est probablement John Johnson ©Sheffield City Archives, Carpenter/Photograph/Box 8

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Notes
- E. M. Forster, « Some Memories », in Edward Carpenter : In Appreciation, Londres, George Allen and Unwin, 1931 ; Londres, Routledge, 2014, p. 97.
- Il s’agit de l’ouvrage Love’s Coming of Age (L’Avènement de l’amour) qui paraît en 1902 en Allemagne.
- George Orwell, Le Quai de Wigan, trad. M. Pétris, Paris, Champ libre, 1982.
- Edward Carpenter, La Civilisation, ses causes et ses remèdes et Vers une vie simple.
- Le biologiste allemand Ernst Haeckel forme le terme pour désigner l’étude de l’interaction entre environnement et organismes vivants. Haeckel articule une pensée protectionniste de l’environnement au développement de théories antisémites et racistes promouvant un darwinisme social et une classification des races humaines.
- Voir le mémoire de Thomas Coste, Le Naturisme libertaire de la fin du XIXe siècle au début du XXe siècle (France, Royaume-Uni, Allemagne), (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2019), ainsi que l’ouvrage de François Jarrige, Gravelle, Zisly et les anarchistes naturels contre la civilisation industrielle (Paris, Le Passager clandestin, 2019), ou la contribution de Charles-François Mathis dans Une histoire des luttes pour l’environnement, Paris, Textuel, 2021.
- Je reprends ici le concept que Judith Butler développe dans Qu’est-ce qu’une vie bonne ? (Paris, Payot, 2014). S’interrogeant sur les pouvoirs qui organisent notre vie, Butler esquisse « une politique des corps » alerte quant aux multiples formes de vulnérabilité, d’attachement et de dépendance des sujets à des systèmes reposant sur l’exploitation et la domination.
- Il s’agit d’un discours prononcé en 1910 lors du meeting inaugural de la Beautiful Sheffield League, dont l’archive est conservée au Centre d’archives local de la ville de Sheffield.
- Si Carpenter milite conjointement en faveur de la protection de l’environnement pour des raisons sensibles, esthétiques et spirituelles comme le fait à sa manière l’États-Unien John Muir en bon disciple des transcendantalistes, il affirme par moments des positions conversationnistes défendant dans certains cas une exploitation raisonnée des « ressources » naturelles.
- Les poètes William Wordsworth, Percy Bysshe Shelley sont par exemple fréquemment cités par Carpenter dans Mes jours et mes rêves. Mais il faudrait également citer l’influence notable du critique et théoricien John Ruskin.
- Carpenter traduit d’ailleurs vers l’anglais son texte La Grande Famille pour The Humane Review en janvier 1906.
- Voir sur ce point le court texte d’Élisée Reclus, Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes, Paris, Barillat, 2019.
- Voir sur ce point l’ouvrage Cause animale, luttes sociales, paru au Passager clandestin en 2021, ainsi que le chapitre « Henry Salt et la cause animale ».
- Voir Donna Haraway, Manifeste des espèces compagnes, Paris, Flammarion, 2018.
- Dans cette conférence, Carpenter est notamment influencé par les conceptions du critique, écrivain, poète et penseur John Ruskin (1819- 1900) sur la dignité du travail et de l’artisanat, et par l’ancien peintre en bâtiment et entrepreneur français Jean Leclaire (1801-1872) qui défendait l’idée d’un partage des profits entre les travailleurs d’une entreprise. Mais il présente également une idée phare qui s’affirme les mois et années suivantes (sans doute inspirée par Ruskin), celle d’une simplification de la vie, notamment pour les classes bourgeoises, et d’un refus d’un certain modèle capitaliste de croissance et de consommation. [NdT.]
- La Democratic Federation devenue Social Democratic Federation (SDF) sera ici traduite par Fédération sociale démocratique. [NdT.]
- Si chacun des noms cités ici évoque des militants, hommes politiques et syndicalistes importants dans le mouvement socialiste, le polymathe William Morris (1834-1896) est sans doute celui qui a eu une influence la plus durable sur la pensée politique de Carpenter. Voir « Camarades et nouveaux mouvements », p. 389. [NdT.]
- Créé en 1884, Justice est un journal socialiste hebdomadaire qui publie de nombreuses plumes militantes de l’époque comme Pierre Kropotkine, Edward Aveling ou William Morris. Lorsque la Fédération sociale démocratique se transforme en Parti socialiste, le journal devient un organe du parti. [NdT.]
- Pour mieux saisir la différence que trace ici Carpenter entre anarchisme et socialisme à l’époque, il faut notamment comprendre le premier comme la défense d’un communisme libre et volontaire lorsque le second tend à réaffirmer l’établissement d’un collectivisme étatique. Cette tension fera partie des points de réflexion essentiels à la pensée politique de Carpenter. [NdT.]
- Souvent cité par l’auteur, Henry David Thoreau (1817-1862) est l’une des grandes influences de sa vie. L’écrivain naturaliste, philosophe et poète états-unien l’inspire à la fois dans sa démarche de simplicité volontaire et dans la relation active qu’il tisse à la nature, non seulement lorsqu’il construit une petite cabane sur le terrain d’Emerson près de l’étang de Walden mais aussi à travers ses différentes considérations politiques et spirituelles marquées par le transcendantalisme. [NdT.]
- Le petit village de Concord dont Thoreau est originaire est l’un des berceaux du transcendantalisme américain puisque de nombreux·ses philosophes, éducateur·ice·s et auteur·ice·s comme Ralph Waldo Emerson, Margaret Fuller ou Amos Bronson Alcott s’y installent. [NdT.]
- Carpenter emploie successivement dans ce texte le terme d’ami par précaution et celui de compagnon. En privilégiant le second, la traduction actuelle peut se permettre désormais de rendre plus perceptible le lien amoureux et affectif qui les unissait. Quant au second terme, celui de « housekeeper », s’il ne peut être sémantiquement compris comme domestique mais bien plutôt comme maître ou intendant de maison, il révèle autant un surplomb social que la nécessité pour les deux hommes de justifier d’une relation professionnelle dans le cadre de leur vie commune. Voir notre préface. [NdT.]
- The Saturday Review of Politics, Literature, Science, and Art (créé en 1855) et The Spectator (créé en 1828) sont deux journaux hebdomadaires plutôt conservateurs de l’époque victorienne. Le Spectator existe d’ailleurs encore, ce qui en fait l’un des plus vieux hebdomadaires au monde. [NdT.]
- Carpenter fait ici référence à une affaire plus tardive qui se produisit en 1909 lorsqu’un membre du parti de droite Liberty and Property Defence League (Ligue de défense de la propriété et de la liberté) publia un pamphlet visant directement Carpenter, ses camarades et son mode de vie, intitulé Socialism and Infamy : The Homogenic or Comrade Love Exposed : An Open Letter in Plain Words for a Socialist Prophet to Edward Carpenter. Il y accusait Carpenter et ses proches d’encourager des « appétits morbides, des danses nues, de corrompre la jeunesse, d’encourager le paganisme et le socialisme ». Son auteur, M. D. O’Brien, contacta également la police locale pour que celle-ci enquête sur sa vie à Millthorpe. Comme l’évoque la chercheuse Helen Smith, les rapports de police de l’époque témoignent de promenades bras dessus, bras dessous avec d’autres hommes, et d’une liste de conquêtes et d’avances entreprises par Merrill auprès d’hommes de la région. Néanmoins, aucun des hommes concernés n’accepta d’officialiser des déclarations ou de répondre aux interrogations plus précises de la police, considérant que cette dernière n’avait pas à s’impliquer dans leurs histoires privées. L’affaire semble néanmoins avoir été bien plus éprouvante que Carpenter le laisse paraître. [NdT.]
L’article Amour, nature et politique : la vie simple selon Edward Carpenter est apparu en premier sur Terrestres.
« Le remembrement agricole, c’est tout un monde qui est bouleversé »
Texte intégral (8297 mots)
Temps de lecture : 19 minutes
Que se racontent deux historiens spécialistes d’histoire environnementale en général et des modernisations agricoles en particulier ? Si vous avez lu la bande dessinée Champs de bataille : l’histoire enfouie du remembrement, de la journaliste Inès Léraud et du dessinateur Pierre Van Hove (Delcourt/La revue dessinée), vous en avez une petite idée. Pour Terrestres, Christophe Bonneuil et Léandre Mandard revisitent le récit de la modernisation agricole. Ils révèlent ses dimensions autoritaires et les étonnantes résistances que lui a opposé une partie du monde paysan.
Un entretien réalisé par Aurélien Gabriel Cohen, Quentin Hardy et Emilie Letouzey.

Revoir l’historiographie dominante
Léandre, vous avez été étroitement impliqué dans l’écriture de Champs de bataille. Christophe, vous apparaissez également dans l’ouvrage mais vous l’avez découvert comme lecteur. Comment avez-vous perçu cette bande dessinée à succès traitant d’un sujet habituellement réservé à quelques historiens spécialistes ?
Christophe Bonneuil – Cet ouvrage est magnifique ! Je voudrais saluer la capacité de la mise en image à nous plonger aussi bien dans des ambiances et contextes historiques, des jeux d’acteurs, des paysages et des drames intimes. Pour un historien, le travail de la journaliste Inès Léraud est remarquable car elle ne se contente pas de recueillir le travail d’une thèse d’histoire, celle de Léandre, et d’en faire une BD grand public qui prend aux tripes. Elle a mené la recherche aux côtés de Léandre, en entretiens comme en archives. La BD émeut tout en rendant justice au travail de l’historien, avec notamment des archives très habilement mises en scène ! Cela ferait tellement sens si davantage de recherches de thèse avaient la chance de travailler en binôme avec un.e auteur.ice ou artiste. Sur le fond, le travail renouvelle l’historiographie de la modernisation agricole d’après-guerre en soulignant des dimensions autoritaires et violentes du processus.
Lire aussi sur Terrestres : Inès Léraud et Pierre Van Hove, « Champs de bataille : l’histoire enfouie du remembrement », novembre 2024.
La BD met à mal le récit officiel d’une agriculture française d’après-guerre qui aurait réussi consensuellement à nourrir la France puis le monde et à entrer dans l’âge du tracteur et de la modernité…
Christophe Bonneuil – Ce récit se retrouve dans l’historiographie standard, et il structure le récit public de la modernisation agricole, que l’on retrouve par exemple dans le film Nous paysans (France 2, 2022). Que raconte cette mémoire officielle encore dominante ? Que la France était alors en retard, que son agriculture était ringarde et routinière, qu’on avait du mal à se nourrir. Que le sursaut est né du modèle américain, du désir de tracteur. Et que la France a alors pu se nourrir et nourrir le monde en devenant le 2e exportateur agricole mondial.
Le récit dominant privilégie l’influence états-unienne sur l’influence allemande (sous l’occupation) dans la modernisation. Il privilégie le rôle des modernisateurs éclairés du Plan comme l’agronome René Dumont, des jeunes agriculteurs convertis au progrès comme le syndicaliste agricole Michel Debatisse, en délaissant l’action des acteurs industriels dans le modèle de modernisation emprunté – qui n’était pas le seul possible.
Enfin, hormis les petits conflits entre jeunes agriculteurs avec leurs pères qui ne veulent pas de tracteur, ce récit omet les dominations de genre et les conflits en faisant comme s’il y avait eu un consensus vers la modernisation.
Ce récit dominant donne l’impression que tout le monde était d’accord avec cette modernisation, qu’elle s’est bien passée, qu’il n’y a pas eu de vaincus ni de violence. C’était la « révolution silencieuse » évoquée par Michel Debatisse1. Au contraire, la réalité du remembrement donne à voir une anthropologie beaucoup plus complexe et riche de la modernisation : les conflits villageois et les violences resurgissent au premier plan ! Il y a une dimension traumatique qui n’était pas présente dans les récits dominants.
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Un autre aspect de ce récit dominant est celui d’une France qu’il fallait sortir de la faim. Ce serait donc l’urgence et la situation matérielle qui auraient imposé cette modernisation. Qu’en est-il réellement ?
Léandre Mandard – Jusqu’en 1949, il y a en effet des tickets de rationnement. Mais dès les années 50, on commence à avoir des surplus dans les principales productions, à partir de 1951 pour le blé. On a même une crise de surproduction laitière en 1953-54, alors que la Bretagne n’est pas encore remembrée. Dans les lois d’orientation agricole de 1960-62, l’objectif est d’exporter : l’agriculture est mise au service de l’expansion industrielle. Il n’est plus question de simplement « nourrir la France ».
Le récit dominant donne l’impression que tout le monde était d’accord avec cette modernisation, qu’elle s’est bien passée, qu’il n’y a pas eu de vaincus ni de violence.
Christophe Bonneuil
Christophe Bonneuil – À l’issue de la guerre, la France est très endettée et doit acheter son énergie : dès le plan Monnet de 1946, l’agriculture apparaît comme un secteur potentiellement exportateur. Ce projet exportateur se renforce à la fin des années 1940 et en 1951, la France commence en effet à exporter du blé alors qu’elle était importatrice depuis le 19e siècle. Ce modèle productiviste et exportateur est porté par l’Association générale des producteurs de blé, alors dirigée par de gros céréaliers possédant déjà 100 à 300 hectares, qui poussent à la construction de silos et influencent les politiques nationales dans cette direction.

Les origines du remembrement
Et d’ailleurs, d’où vient ce mot de « remembrement » ?
Léandre Mandard – Le terme se forme à l’époque moderne, entre le 17ᵉ et le 18ᵉ siècle. « Se remembrer », en ancien français, veut dire « se souvenir ». En l’occurrence, il s’agissait alors pour de grands seigneurs et propriétaires terriens de se souvenir des anciennes limites des parcelles telles qu’elles apparaissaient dans les vieux titres seigneuriaux, qui étaient souvent flous. À cette époque, le remembrement est donc une stratégie d’accaparement foncier.
À partir du 19ᵉ siècle, le terme est devenu synonyme de regroupement de parcelles, mesure défendue dès le 18e siècle par les physiocrates qui prônent, au nom du libéralisme, la grande propriété et une forme de rationalisation de la production2. L’idée de « réunir les terres » va être reprise ensuite par des ingénieurs au 19ᵉ siècle puis par des législateurs au 20e.
Les premières lois françaises qui mettent en place une procédure de remembrement, dites « lois Chauveau », datent de 1918 et 1919. La première est peu appliquée, et la seconde concerne en fait les régions dévastées par la guerre. Les zones du front sont une sorte de laboratoire du remembrement. Il y a ensuite la fameuse loi du 9 mars 1941 mise en place par le régime de Vichy. Derrière ces lois de 1918-1919 et 1941, on trouve la même personne : Maurice Poirée, un ingénieur du génie rural. La loi de 41 est conservée à la Libération : elle a constitué le cadre législatif du remembrement jusqu’au début du 21ᵉ siècle.
Les zones du front sont une sorte de laboratoire du remembrement.
Léandre Mandard
Le remembrement est donc ancien. Mais on peut penser que, selon les époques, on a remembré pour des raisons différentes et de manières différentes ?
Christophe Bonneuil – Dans les contestations des années 70, on entend souvent : « Oui au remembrement, non au remembrement autoritaire ! ». L’idée de remembrer n’est pas insensée dès lors qu’on se rappelle que la Révolution française a consacré la propriété privée. Le 19ᵉ siècle, c’est l’âge de la petite propriété rurale. Dans la plupart des régions de France, la terre est divisée à parts égales entre enfants : cette division a eu pour effet de fragmenter complètement les parcelles.
Dans La Terre, Zola met en scène le partage de petites parcelles entre trois enfants : les conflits entre les enfants conduisent à diviser chaque parcelle en trois au lieu de se donner une parcelle chacun. Il y a un vrai besoin de remembrement qui est lié à ce processus progressif de parcellisation de la propriété privée. Il ne s’agit donc pas de dire que le processus de remembrement était en lui-même une catastrophe et qu’il ne fallait rien remembrer.

La nouveauté de la loi de 1941, c’est que le remembrement peut se faire dans une commune sans l’assentiment de la majorité des propriétaires fonciers concernés. Il suffit alors que le préfet ait décidé de le faire, qu’il place trois agriculteurs cooptés dans la commission… Et c’est parti ! Les géomètres travaillent et le rouleau compresseur se met en route. Ce qui est vraiment frappant, c’est la dimension autoritaire du dispositif tel qu’il est mis en place en 1941. Ce n’est pas très étonnant : on est au milieu du 20ᵉ siècle qui est l’âge des totalitarismes. Ce contexte imprègne la France, alors sous occupation allemande.
Léandre Mandard – Le remembrement est vraiment un processus vertical, de haut en bas, pensé par des ingénieurs. La loi de 1918 exigeait que les décisions de la commission soient prises à l’unanimité. Dans les faits, elle a été très peu appliquée : elle était pour ainsi dire trop démocratique !
Le remembrement et ses acteurs
Qui organise alors ce remembrement et dans quel but ? Dans la bande dessinée, on voit qu’il y a eu une alliance entre différentes élites : administratives, scientifiques, agricoles, industrielles…
Christophe Bonneuil – À l’origine de la loi sur le remembrement de 1941, il y a d’abord une élite agrarienne mais relativement modernisatrice qui est incarnée par Pierre Caziot, le premier ministre de l’Agriculture du gouvernement de Vichy. Caziot s’intéresse à la question foncière depuis l’entre-deux guerres. Il est soutenu par des ingénieurs du génie rural, qui ont pour ambition de moderniser le monde rural et de le faire produire davantage. Ils électrifient, drainent, construisent des routes dans les campagnes. Autant dire qu’ils sont très loin d’être des partisans d’un retour traditionaliste à la terre, ou de l’« ordre éternel des champs » contre les péchés de la ville et de l’industrie ! Ces ingénieurs représentent un courant technocratique et modernisateur à l’intérieur même du régime de Vichy, à rebours de la caricature du traditionalisme. On sait depuis le livre majeur de Robert Paxton en 19733 qu’il y a eu un courant technocratique et modernisateur sous Vichy. Il faut ajouter une forte pression, sous l’Occupation, à intensifier la production malgré les pénuries de main d’œuvre et d’intrants, pour répondre à la ponction allemande de matières premières agricoles.
Ensuite, une deuxième élite est constituée par les partisans de la motorisation, où on trouve également des ingénieurs du génie rural tels que René Dumont. Ils ont pour impératif de transformer les paysages afin de les adapter à la machine. Pour eux, les petites parcelles ne sont pas adaptées à la modernité motorisée et pétrolisée du tracteur.
Le contexte de la guerre et le gouvernement de Vichy ont donc joué un rôle majeur…
Christophe Bonneuil – Rappelons qu’à partir de juin 1940, l’Allemagne a envahi la France : il y a la France dite libre et la France dite occupée. Mais il y a également un territoire appelé « Zone interdite », promis à une annexion future, qui comprend l’Alsace et une partie des Ardennes. Dans cette zone, plus de 1000 fermes sont accaparées par les Allemands et regroupées dans une unité de production qui fait 170 000 hectares à son apogée. Cette zone est complètement remembrée : elle est un exemple de modernisation menée par l’occupant.
Il y a eu un courant technocratique et modernisateur à l’intérieur même du régime de Vichy, à rebours de la caricature du traditionalisme.
Christophe Bonneuil
Bien que l’expérience ne marche pas très bien, elle provoque un choc modernisateur venu de l’Allemagne nazie, et un traumatisme chez les agronomes français. René Dumont écrit en 1943 un article expliquant que lorsqu’on aura libéré la France, il ne faudra pas remettre les propriétés dans leur état antérieur. Une façon de dire : à quelque chose malheur est bon, le choc modernisateur allemand peut nous inspirer.

Ce mouvement modernisateur est-il politiquement transpartisan ?
Léandre Mandard – Le modernisme agricole est partagé après-guerre aussi bien par la droite que par la gauche4, comme le socialiste François Tanguy-Prigent, ministre de l’agriculture pro-remembrement. Avant les années 60, le remembrement est essentiellement tourné vers les régions de grande culture, notamment céréalière, dans le Bassin parisien. À ce moment-là, il n’est pas encore question de remembrer les zones de bocage.
C’est à partir des années 60 et les lois d’orientation agricole gaulliennes qu’il y aura un coup d’accélérateur de la modernisation agricole, et donc du remembrement. Dès lors, il est massivement appliqué dans les régions de bocage comme la Bretagne, où il est beaucoup plus onéreux et compliqué techniquement.
Justement, que s’est-il passé en Bretagne ?
Léandre Mandard – En Bretagne, qui est la région que j’étudie en particulier, le remembrement a rencontré des oppositions dès les premières opérations menées dans les années 1950. La contestation prend de l’ampleur après 1968, et agrège des milieux sociaux différents : des paysan.nes, des scientifiques, des écologistes, des autonomistes bretons… En retour, des ingénieurs, des syndicalistes de la FNSEA, des milieux professionnels qui vivent du remembrement (cabinets de géomètres, entreprises de travaux publics), se regroupent dans une sorte de lobby appelé l’ANDAFAR (Association nationale pour le développement de l’aménagement foncier, agricole et rural). À partir de 1972, cette association va défendre bec et ongles la poursuite du remembrement, en faisant du lobbying auprès des autorités pour maintenir les crédits, en organisant des réunions dans les communes, en rencontrant les élus pour les convaincre de remembrer.
Le modernisme agricole est partagé après-guerre aussi bien par la droite que par la gauche.
Léandre Mandard
Chose étrange pour des fonctionnaires, les ingénieurs du génie rural sont en partie rémunérés avec des commissions correspondant à 4 % du coût des travaux. Dans le détail, le caractère incitatif de ces pourcentages est sans doute à nuancer, car leur versement n’était pas « personnalisé ». Le zèle personnel d’un ingénieur influait donc peu sur le montant des commissions qu’il touchait. Mais ça a quand même dû avoir un effet stimulant, et quoi qu’il en soit, le symbole était là. Cela faisait frémir les contestataires, qui étaient témoins des dégâts du remembrement tandis que ces ingénieurs se faisaient construire des résidences secondaires…
Lire aussi sur Terrestres : Christophe Bonneuil, « La « modernisation agricole » comme prise de terre par le capitalisme industriel », juillet 2021.
Le « génie rural »
Ces ingénieurs du génie rural semblent avoir joué un rôle essentiel dans le processus du remembrement : lequel ?
Léandre Mandard – Dans la tête de l’ingénieur, la question du rendement est vraiment liée à la motorisation. Pendant mes recherches, j’ai trouvé des études avec des calculs très complexes pour déterminer le nombre de minutes perdues par un tracteur à cause de la forme irrégulière d’un champ. L’objectif est d’avoir des parcelles à angles droits. En réalité, il s’agit de refondre tout le paysage pour l’adapter aux machines modernes. Dans les campagnes du Bassin parisien, le remembrement est relativement facile à mener. À l’inverse, dans le bocage on rencontre des terrains très divers : des natures de terre différentes, des haies, des talus, des chemins creux et des cours d’eau en méandre. Dans la période la plus intense du remembrement, entre 1960 et 1975, les ingénieurs vont jusqu’à rectifier le profil des cours d’eau pour les rendre droit, avec des conséquences environnementales évidemment très lourdes. Le géographe breton Pierre Flatrès a d’ailleurs parlé, pour ces années 60-75, de « période de la table rase ».

La BD montre bien ce processus de rationalisation abstrait, illustré par le décalage entre des parcelles orthogonales tracées sur des cartes dans des bureaux, sans prendre en compte la réalité des terrains avec ses reliefs, ses ruisseaux ou sa végétation.
Léandre Mandard – Dans les archives, on rencontre très souvent ce type de décalage ! Les géomètres travaillent à partir d’un plan, les altitudes n’y sont pas indiquées, ce qui empêche de prendre en compte cette complexité du terrain. Leur objectif est de réagencer la répartition des terres en fonction d’un nombre de points attribué à chaque parcelle. C’est donc un jeu de Tetris extrêmement compliqué, où il faut réussir à refondre l’ensemble des parcelles tout en ménageant certains intérêts. Les géomètres ont été essentiellement formés dans les années 50-60 dans les régions d’openfield, ils ont ensuite débarqué dans les bocages. Leur méthode s’est alors avérée complètement absurde et inadaptée.
La pensée hors-sol
C’est donc le triomphe d’une pensée quantitative et hors-sol…
Christophe Bonneuil – Le remembrement change fondamentalement le rapport au sol, à la terre, où chaque parcelle était différente, pouvait avoir un nom différent, et où il y avait une connaissance très fine du type de sol par les agricultrices et agriculteurs. C’est exactement cette même manière de voir qu’on trouve dans les discussions actuelles sur la compensation biodiversité et la compensation carbone, avec une volonté de rendre les espaces naturels commensurables les uns aux autres par une métrique unidimensionnelle, pour fabriquer des marchés.
Dans le remembrement, un barème de 1 à 5 a été mis en place pour juger la qualité des sols, à partir des critères agronomiques modernisateurs de l’époque – la « bonne terre » à céréales labourée correspondant au niveau 5, dont 1 hectare pouvait « valoir » plusieurs hectares de prairie naturelle. Ce système de coefficient met toutes les terres sur le même plan, et gomme leurs spécificités, les savoirs, les héritages, la parcelle qui reste humide en été et celle qui est assez drainante pour ne pas s’inonder à l’époque des semis d’automne, la parcelle des pommiers de ma grand-mère que je ne veux pas perdre parce que c’est ma grand-mère, etc.
Il s’agit de refondre tout le paysage pour l’adapter aux machines modernes : les ingénieurs vont jusqu’à rectifier le profil des cours d’eau.
Léandre Mandard
Tout à coup, tout est mis à plat dans une logique de la « Cité industrielle » (au sens de Luc Boltanski5) où l’on attribue un chiffre unidimensionnel aux terres en fonction de leur seule valeur productive pour le marché, avec le modèle céréalier de la terre labourable comme seule référence de bonne utilisation des sols. La dimension vivrière et de subsistance, dans laquelle il y a des haies donc du bois de chauffe, des pommiers qui permettent de se nourrir et d’offrir un complément de revenu… tout cela disparaît totalement. Cela a des effets anthropologiques. C’est tout un rapport à la terre qui est éradiqué par ce processus. Cette dimension explique en partie les révoltes.
Léandre Mandard – La procédure de remembrement fait que l’opération est dominée par un certain nombre d’acteurs : l’administration surtout, puis certains propriétaires et exploitants, nommés dans la commission communale par le préfet à partir d’une liste fournie par la section locale de la FNSEA. Il y a donc des effets de copinage à toutes les étapes, y compris au moment de l’évaluation des terres. Beaucoup de gens ne maîtrisent pas cette logique administrative et les codes juridiques, et s’estiment lésés. Souvent, il s’agit des plus âgés, de celles et ceux qui ne voulaient ou ne pouvaient pas se moderniser, ou qui étaient en polyactivité (paysan.nes et artisan.es ou commerçant.es).

La dimension autoritaire et les résistances
Comment peut-on qualifier la nature de cette politique ?
Christophe Bonneuil – Les dispositifs du remembrement hérités de la loi de 1941 sont autoritaires. Rappelons-le : quand bien même une majorité des agriculteurs et agricultrices s’opposent à la réorganisation du cadastre, le remembrement a généralement lieu. Les opposant·es sont vaincu·es par le processus et dépossédé·es. Le travail de Léandre et la BD en montrent des exemples saisissants.
L’historienne américaine Venus Bivar6 a récemment comparé la modernisation française, très rapide, avec le processus américain de modernisation agricole qui s’est fait (une fois les Amérindiens dépossédés) entre 1860 et 1950 sur un temps plus long. Elle caractérise alors la modernisation agricole française comme un « high modernism », autoritaire et plus violent, par opposition au « low modernism » américain, plus démocratique. Cette conclusion bouscule l’historiographie alors dominante. Il me semble que le travail de Léandre sur les conflictualités sociales et les souffrances associées au remembrement confirme cette analyse. La BD rend superbement cela.
C’est tout un rapport à la terre qui est éradiqué par ce processus. Cette dimension explique en partie les révoltes.
Christophe Bonneuil
Qu’en est-il de la résistance au remembrement, et de la répression qui a été déployée ? Dans la BD, il y a l’exemple d’une compagnie de gardes mobiles qui a séjourné longuement dans le village de Fégréac (Loire-Atlantique) en 1953-56…
Léandre Mandard – Ce n’est pas un hasard car c’est l’une des premières communes remembrées dans l’ouest de la France : il fallait en faire une vitrine du remembrement. Mais la contestation a été extrêmement forte, avec des tentatives d’invasion de la mairie ou de destruction des plans. Et en retour, il y a eu une répression très forte par les forces de l’ordre, qui sont restées 2 ans et demi sur place. Ils habitaient dans l’école ! Je suis tombé sur des documents où les instit’ se plaignent qu’ils sont bruyants et effraient les enfants. Ils sont restés car la situation à Fégréac était quasiment insurrectionnelle et le remembrement n’aurait pas pu se faire. Or, l’enjeu était crucial car il s’agissait de voir si le remembrement fonctionnait en région de bocage : le village était scruté par la presse nationale.

Mais je ne connais pas de commune remembrée où il n’y a pas eu des tiraillements et des conflits. Il était très courant que des contestataires forment des collectifs de défense, pour s’entraider juridiquement, formuler des recours, etc. Ça, c’est en quelque sorte la première étape. L’étape suivante, qui est également très répandue, c’est de passer à l’action directe, comme voler ou détruire des plans, envahir les mairies ou arracher les bornes que les géomètres utilisent pour délimiter les nouvelles parcelles, afin de retarder les travaux. Ce dernier enjeu est très important, car les recours ne sont pas suspensifs. On peut contester le nouveau plan devant les tribunaux, mais pendant ce temps les travaux continuent. Il arrive qu’on obtienne gain de cause au Conseil d’État alors que les bulldozers sont déjà passés depuis longtemps.
De quelle manière pourrait-on s’instruire de ces résistances pour nourrir les luttes contemporaines ?
Léandre Mandard – L’association finistérienne Terroir breton – qui apparaît également dans la BD – fournit un des cas les plus intéressants de résistance organisée. Elle est fondée en 1969 par Loeiz Ropars, une figure de la culture bretonne, connu pour avoir préservé le chant traditionnel breton et lancé le renouveau du fest noz. Terroir breton a fédéré des syndicats de défense locaux, ce qui a rompu l’isolement des contestataires sur leurs communes respectives. Ils ont inventé tout un répertoire d’action intéressant. Par exemple, ils organisaient des « rallyes du terroir » : ils prenaient un bus, le remplissaient d’élus et de journalistes, et allaient voir les dégâts causés par le remembrement dans le département. Résultat : dans les années 1970, le remembrement est quasiment mis à l’arrêt dans le Finistère, alors qu’il bat son plein dans les départements voisins, Morbihan et Côtes-d’Armor.

De la perte des paysages à la disparition d’un monde
Le remembrement est souvent associé à la disparition des haies et du bocage. Que peut-on dire de ses conséquences concrètes sur les paysages des campagnes ?
Léandre Mandard – Parmi les conséquences directes, il y a les talus qui disparaissent, les aménagements hydrauliques, les drainages, tout cela est déjà énorme. Mais il y a aussi toutes les conséquences indirectes : là où il y a remembrement, il y a une intensification générale de la production agricole, un changement d’affectation des sols, un usage renforcé des machines et des engrais… Est-ce que le modèle agricole breton tel qu’il existe aurait pu advenir sans remembrement ? Certainement pas. Vu comme ça, les conséquences sont considérables.
Concernant le bocage et les haies, on essaye aujourd’hui de quantifier leur disparition progressive, avec des vues aériennes, des logiciels de reconnaissance ou de l’intelligence artificielle, pour mieux voir les conséquences du remembrement. En 2023, un chiffre a été avancé : depuis 1950, 70 % des haies auraient disparu en France7.
Est-ce que le modèle agricole breton tel qu’il existe aurait pu advenir sans remembrement ? Certainement pas.
Léandre Mandard
Mais je voudrais souligner une chose : le remembrement, ce n’est pas seulement des kilomètres linéaires de haies qui disparaissent. C’est une société, une culture, tout un monde qui est bouleversé.
Dans son livre La vie sociale des haies, le sociologue Léo Magnin analyse les différentes époques des haies et leurs requalifications successives : dans la société paysanne du milieu du 20ᵉ siècle, elle était encore exploitée pour de nombreux usages ; pendant les décennies suivantes, elle devient progressivement une sorte de relique ; actuellement, elle est revalorisée, favorisée et protégée par des réglementations. Or, Léo Magnin insiste sur un point : des haies étaient déjà détruites avant le remembrement, et ont continué à l’être après. De ce point de vue, la destruction des haies serait une lame de fond, et le remembrement serait l’un des moments d’un processus plus global. Focaliser sur les haies, dit aussi Léo Magnin, c’est risquer de passer à côté de la dimension systémique du problème. Planter des haies ne changera pas le système. Un bocage dense ne peut faire sens que s’il est intégré dans une agriculture paysanne. Il continue à disparaître aujourd’hui, alors que la loi de 1941 n’est plus appliquée depuis les années 2000. Après des décennies d’encouragement à la destruction, le processus marche pour ainsi dire de lui-même.
Lire aussi sur Terrestres : Léo Magnin, « Les haies de la discorde : comment (mieux) protéger la nature? », décembre 2024.
Dans la bande dessinée, il y a cette scène où un agriculteur chasseur, membre de la FNSEA, témoigne de sa nostalgie des paysages bocagers et regrette les erreurs commises au nom du remembrement. Pensez-vous que des liens pourraient se tisser entre agriculteurs-chasseurs, naturalistes et écologistes, par exemple, autour de cette question des attachements aux lieux ?
Christophe Bonneuil – On observe bien sûr dans le monde agricole des attachements à la terre et au vivant comme milieu de vie et non comme simple moyen de production. Les affects terrestres, pour peu qu’on y prête attention, existent dans le monde rural et dans les milieux populaires. Les agriculteurs et agricultrices actuels sont bien plus des survivants d’un processus modernisateur extrêmement darwinien et socialement destructeur, que des vainqueurs (ce qui n’est le cas que de quelques grandes exploitations capitalisées).
Il nous manque encore une histoire et une mémoire des paysan·nes qui ont été obligés de partir, de ceux qui ont fait faillite (et pour lesquels la Confédération paysanne avait mis en place l’organisation « SOS Paysans » dans les années 80).
Est-ce qu’il y a une convergence possible entre ces affects terrestres paysans et les affects terrestres des militant·es et des naturalistes ? C’est une question abordée dans les travaux de Geneviève Pruvost, Charles Stepanoff ou Alessandro Pignocchi, et c’est une hypothèse politique que creusent, entre autres, les Soulèvements de la Terre.
Image d’ouverture : bulldozer au travail dans les Côtes-du-Nord, années 1970. Collection particulière.

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Notes
- En référence au livre que Michel Debatisse publie en 1963 : La Révolution silencieuse. Le combat des paysans (Calmann-Lévy). Michel Debatisse est par la suite devenu responsable politique après avoir présidé la FNSEA de 1971 à 1978.
- Les tenants de la physiocratie, qui est l’une des premières pensées économiques élaborée comme telle, considéraient notamment que la seule vraie richesse produite est issue de l’agriculture, qui doit de ce fait être au centre de la société.
- Robert O. Paxton, Vichy : France Old Guard and new order, 1940-1944, Alfred A. Knopf, 1972 (traduit en français en 1973 sous le titre La France de Vichy, 1940-1944, Éditions du Seuil).
- La SFIO (Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière) et le Parti communiste défendent en effet un modèle de fermes agrandies, si possible exploitées en commun et à tout le moins organisées en CUMA (coopératives d’utilisation de matériel agricole). Le ministre de l’industrie de l’époque, membre du PCF, réoriente même Renauld et la SNECMA (Société Nationale d’Étude et de Construction de Moteurs d’Aviation, nationalisée) vers la production de tracteurs.
- Voir l’ouvrage de Luc Boltanski et Laurent Thévenot : De la justification. Les économies de la grandeur (Gallimard, 1991).
- Venus Bivar, « Agricultural high modernism and land reform in postwar France », Agricultural History, 93 (4), 2019, pp.636–655. Plus généralement sur l’histoire des modernisations agricoles, voir Margot Lyautey, Léna Humbert et Christophe Bonneuil (éd.), Histoire des modernisations agricoles au XXe siècle, Presses Universitaires de Rennes, 2021.
- Rapport du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER) : « La haie levier de la planification écologique », mai 2023.
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