Savane en sursis sur l’île de La Réunion
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À Saint-Paul, sur le littoral réunionnais sous le vent, s’étend le plus important vestige des savanes qui couvraient naguère l’essentiel du bas versant du Piton des Neiges, entre le rivage et une altitude variant entre 250 et 400 m. (ill. 1 et carte 1). Sur les collines du Cap La Houssaye, dont le Conservatoire du littoral s’est rendu en partie propriétaire, on peut encore apprécier, malgré la présence, depuis 2009, d’une voie express traversant cet espace en son cœur, le spectacle saisissant offert par ces vastes étendues de « pikan1 », complices de l’immensité océanique.
Passée la ravine Fleurimont au nord, une autre savane, plus densément peuplée d’arbres et de buissons, s’étend sur un plateau de fin de coulée : celle de Plateau Caillou. Elle entoure deux ZAC implantées au beau milieu de cette savane à partir de 1975 (image). Dès cette époque s’exprime l’intention de prolonger ce noyau urbain jusqu’à la ravine Fleurimont, en occupant presque tout ce qu’il reste de la savane (90 ha). Ce projet d’extension est depuis porté par la commune de Saint-Paul. Sans cesse renvoyé, il a reçu divers ajustements, visant notamment à en réduire l’impact environnemental et paysager.
Il y a quelques semaines, les engins de chantier ont finalement fait leur apparition sur la savane (ill. 3). Leur irruption a mis le feu aux poudres. La pétition « Abandonnons le projet destructeur de la Savane de Saint Paul2 », lancée par le collectif « Protège nout savane » (Protège notre savane), a recueilli à ce jour plus de 20 000 signatures, un chiffre considérable à l’échelle réunionnaise.
Quelque chose se passe, à Saint-Paul, dont l’importance ne peut s’apprécier qu’au regard de l’histoire de l’aménagement du territoire réunionnais et des politiques environnementales menées dans l’île. Pour la première fois, un mouvement populaire d’une certaine ampleur émerge autour de la défense des savanes littorales, que l’on pouvait jusqu’à présent se permettre de considérer, sans que cela engendre des réactions significatives, comme des friches à reconquérir, des déserts à verdir, des espaces offrant leur accueillante vacuité aux projets immobiliers ou agricoles. La rébellion de Plateau Caillou montre qu’il n’est désormais plus supportable que ces savanes ne soient qu’un blanc sur les cartes des aménageurs de l’île, mais aussi sur celles des défenseurs de l’environnement et des experts écologues.
Que traduit l’émergence de ce mouvement pour la défense des savanes ? De quoi le conflit en cours est-il la scène ? Pour le comprendre, il est indispensable, en prenant le recul historique nécessaire, de bien saisir ce que sont les savanes réunionnaises, ainsi que les causes et les effets de leurs transformations actuelles. C’était là l’objectif d’une recherche-action interdisciplinaire menée ces dernières années (2015-2022), qui s’est aussi donnée pour but, dans un mouvement de va-et-vient entre recherche fondamentale et expérimentations in situ, de poser les bases d’une stratégie pour la conservation de ces savanes.3 Les résultats de ce travail, sur lesquels on s’appuiera ici, incitent à considérer que les événements de Plateau Caillou n’ont rien d’anecdotique et que derrière la défense des savanes se dessine une remise en cause profonde des représentations aujourd’hui sous-jacentes, à La Réunion, aux décisions et à l’action en matière d’aménagement du territoire et de protection du patrimoine naturel.
Un paysage marron en voie d’effacement
Il est essentiel d’avoir à l’esprit que les savanes constituent pour la côte ouest, entre La Possession et Saint-Pierre, un paysage et un milieu matriciels, autrement dit la souche commune dont dérivent presque tout ce qu’il reste des « espaces naturels » de ce littoral. Certains de ces espaces, transformés par les invasions végétales, ont certes cessé d’être, au sens écologique ou biogéographique du terme, des savanes. Mais tous les autres peuvent être qualifiés de savanaires ou post-savanaires. Beaucoup présentent aujourd’hui un paysage végétal hybride, dans lequel arbres et arbustes occupent une place grandissante.
Même si l’on n’a jamais cessé, sous le règne de la plantation coloniale, d’entretenir le rêve de leur conquête agricole ou de leur boisement, les savanes apparaissent comme un paysage et un monde social longtemps frappé d’une certaine inertie, globalement peu impacté par les mutations économiques et sociales de l’île.4 Elles constituent dans la longue durée ce qu’elles demeurent aujourd’hui : un monde naturel et humain en marge, résistant à toute intégration.
Lire aussi sur Terrestres : Les naturalistes des terres, « Devant l’anéantissement du vivant, des naturalistes entrent en rébellion », septembre 2023.
Même s’il existe des savanes naturelles à La Réunion, présentes avant le peuplement de l’île, la plupart d’entre elles résultent des activités humaines. Comme le paysage végétal des ravines, celui des savanes est largement modelé et entretenu dans la longue durée par des pratiques marronnes d’exploitation des ressources — au sens de pratiques non administrées car s’exemptant (totalement ou partiellement) du respect des cadres légaux et supposant des formes d’organisation micro-communautaires. Les populations déclassées du littoral trouvaient dans cet espace des ressources auxquelles elles pouvaient accéder plus ou moins librement (bois, fourrage pour le petit élevage domestique, herbes médicinales, fruits, racines, nids de guêpes,5 petits gibiers, matières premières des activités artisanales…).
Mais les savanes font ou faisaient surtout fonction de terrains de parcours pour les troupeaux de bœufs de race mokas6 (ill. 4), de « cabris » (chèvres) et jadis de porcs et de moutons, exploités par des éleveurs sans droits ni titres, se dérobant au contrôle des pouvoirs publics. Le caractère marron de cet élevage est accentué par la pratique, interdite à La Réunion, de l’écobuage, dont la fonction principale est de renouveler le potentiel nutritif de la plus répandue des graminées de la savane, le pikan jaune (Heteropogon contortus). Les feux sont allumés, à la dérobée, en fin de saison sèche. Ils participent à faire de la savane le seul véritable milieu naturel marqueur de saison, sur une île ailleurs toujours verte (ill. 5). Dès les premières pluies, la repousse des graminées métamorphose, du jour au lendemain, le paysage, la savane devenant un vaste tapis d’un vert presque fluorescent, avant de jaunir à nouveau durant la saison sèche.
Une large part de ces espaces savanaires est restée aux mains des grands propriétaires sucriers de l’île, qui ont cédé à la SAFER7 leurs terres cultivées en canne à sucre, au moment de la réforme foncière mise en œuvre à partir de la fin des années 1960, mais qui ont conservé dans leur patrimoine les terres incultes du bas versant. Celles-ci constituent dès lors une réserve foncière, capital dormant en attente de la valorisation qu’allait permettre la réalisation du projet ILO (Irrigation du Littoral Ouest), consistant dans le transfert des eaux du versant humide vers la base du versant sec de l’île.
Les effets de ce grand « basculement des eaux » commencent à se faire sentir au tournant des années 1990 et 2000. Les savanes sont alors massivement défrichées et ce qu’il en reste est pris en tenaille entre les nouveaux champs irrigués et les nouveaux quartiers résidentiels (ill. 6). Le chantier de la voie express dite « route des Tamarins », entre 2003 et 2009, accélère la rétraction et le cloisonnement des anciens espaces savanaires (ill. 7).
Même si la crise des modes anciens d’exploitation des ressources a d’autres causes et qu’elle n’a pas attendu les grands bouleversements du tournant du siècle pour se manifester, les petits éleveurs de la savane sont les victimes, largement invisibilisées, du recul des savanes. Sans prétendre à une exactitude statistique, il semble que 80 à 90% des petits élevage de savane ont disparu depuis la fin des années 1990. La crise du pastoralisme a pour corollaire celle des autres micro-pratiques d’exploitation de la savane, victimes de l’urbanisation rapide et massive des populations, et du changement de mode de vie consubstantiel à ce mouvement.
Le risque de disparition d’un trésor écologique
La conséquence de tout cela est la transformation très rapide du couvert végétal des anciennes savanes (ill. 8 et 9). Le buisson et l’arbre, un peu partout, remplacent l’herbe ; les fourrés, parfois impénétrables, se substituent aux grands espaces ouverts des savanes pâturées. Le dérèglement du régime du feu apparaît comme l’une des causes majeures de la dynamique d’envahissement actuelle.8
Deux phénomènes sont ici en cause. Le premier est le déclin de la pratique de l’écobuage. L’extension des espaces urbanisés rend de plus en plus risqué cet usage du feu. D’un autre côté, le développement de la végétation ligneuse a provoqué une augmentation considérable de la biomasse combustible.
Cette savane embroussaillée, cernée par les quartiers habités et traversée par les routes brûle avec des conséquences toujours plus graves (Ill. 10). Il ne s’agit plus seulement de feux courant dans les herbes sèches, mais d’incendies potentiellement plus destructeurs et plus difficiles à arrêter. Ces feux accidentels, ou provoqués par des pyromanes, ont des conséquences d’autant plus fortes sur l’évolution du paysage végétal qu’ils surviennent dans des secteurs abandonnés ou faiblement fréquentés par les troupeaux.
La dent du bétail ne vient plus empêcher la repousse des ligneux envahissants, dont la germination est, de plus, stimulée par le passage du feu, qui facilite la mobilisation de la banque de graines disponible. C’est donc à la fois le déclin des pratiques traditionnelles d’entretien de la ressource fourragère et la désynchronisation/désolidarisation du passage du feu et du broutage qui peuvent être tenues pour largement responsables des dynamiques végétales entraînant l’effacement rapide des paysages et écosystèmes de savane.
Ces phénomènes menacent une flore très originale, comprenant des espèces jusqu’ici inconnues à La Réunion (Alysicarpus ovalifolius, Portula pilosa, notamment), ou non revues depuis longtemps (Cyperus rubicundus, Indigofera tenuipes), caractéristique de tonsures ou de pelouses pionnières fortement dépendantes du passage régulier du feu et du broutage.
La savane de Plateau Caillou est précisément l’un des rares lieux où ces espèces sont encore présentes.9 Le mouvement général va en direction d’une « rudéralisation » des savanes, c’est- à-dire du développement d’une végétation caractéristique des sols remués, progressant à partir des bords de chemins, des quartiers habités et des chantiers de construction.
C’est un véritable trésor écologique ignoré qui est ici menacé, que personne n’avait mis à jour avant le travail récemment réalisé pour le Cahier des habitats de l’île par le Conservatoire botanique national de Mascarin-La Réunion et, ces quatre dernières années, par le phytosociologue Vincent Boullet.10 Réputée floristiquement pauvre, la savane était auparavant généralement regardée comme un milieu dégradé par les activités humaines. Les naturalistes, plus attirés par les hauts de l’île et ses végétations primaires, ne s’étaient que très peu intéressés à elle.
Or, ce que ces recherches récentes ont révélé, c’est, à l’inverse, la très remarquable contribution des savanes à la richesse floristique et écologique de l’île. V. Boullet a montré que les savanes recèlent 9,9 % de la flore vasculaire spontanée totale de l’île de La Réunion. 36 espèces, soit 19,3 % d’entre elles, sont indigènes ; 21 (11,2 %) sont cryptogènes ; 127 (69,5 %) sont exogènes. Mais surtout, V. Boullet a pu dénombrer une dizaine de systèmes de savanes différents à La Réunion.
La diversité n’est ainsi pas apportée seulement par les espèces elles-mêmes mais par ces paysages végétaux particuliers que forment des séries de végétation récurrentes. Leur nombre exceptionnellement élevé, au regard de l’habituelle homogénéité des paysages végétaux de savane, considérés à l’échelle planétaire. Ce fait étonnant est dû à la pluralité des conditions bioclimatiques, édaphiques et géomorphologiques qui caractérisent le littoral réunionnais, mais aussi à la diversité géo-historique des formes d’exploitation des ressources par les hommes.
De la friche à conquérir à « nout savane »
Ces données sont de nature à conférer une forme de légitimation scientifique à l’éclosion en cours de nouvelles visions de la savane, renversant celles qui ont longtemps dominé.
Il y a peu encore s’élevait sur une route serpentant entre des champs nouvellement irrigués grâce au basculement des eaux, un panneau célébrant la « conquête de l’agriculture sur la savane », témoin de la persistance d’une vision ancrée réduisant cet espace à une friche stérile et un terrain perdu. La perception qui transparaît ici est longtemps allée de pair avec une forme d’invisibilisation de la savane réunionnaise, allant parfois jusqu’à la négation pure et simple de son existence même. De telles représentations sont solidaires de la célébration du grand verdissement et du développement que permet l’arrivée de l’eau dans le bas versant.
Les premières manifestions d’un intérêt pour la protection des savanes surviennent au tournant des années 1990-2000, c’est-à-dire au moment même où s’accélère brutalement le processus conduisant à leur effacement. C’est à ce moment que le Conservatoire du littoral exprime pour la première fois son intention d’acquérir des terrains en savane sur les collines du Cap La Houssaye, initiative qui rencontra alors une forte opposition.
Il faut en réalité attendre la seconde décennie de ce siècle pour que ce mouvement en faveur de la sauvegarde des savanes prenne une réelle ampleur. 2011 peut être retenue comme une année-seuil. Elle est celle où paraît le Schéma d’aménagement régional (SAR) de La Réunion, qui établit des coupures d’urbanisation censées protéger, sinon à proprement parler les savanes, au moins la plupart des espaces libres et ouverts auxquels elles correspondent.
C’est aussi l’année où le Conservatoire du littoral acquiert l’essentiel des terrains en savane qu’il possède aujourd’hui au Cap La Houssaye. Surtout, ces années 2010 sont celles où ce désir de conservation cesse de n’être porté que par certains acteurs politiques de l’île.
Rien, avant ces années-là, n’était venu d’en bas, des habitants et habitantes riverains des savanes, de celles et ceux qui fréquentaient ces espaces au quotidien. Les décisions pouvaient alors se prendre dans l’entre-soi des décideurs, à l’image de celle que prirent une décennie auparavant la commune de Saint-Paul et le Conservatoire du littoral, en se mettant d’accord sur un partage de l’espace : protection de la savane du Cap La Houssaye d’un côté, urbanisation de la savane de Plateau Caillou de l’autre. Rien ne laissait penser, à ce moment, que la population puisse s’immiscer un jour dans cette négociation, et dire haut et fort, comme les manifestant·es de Plateau Caillou le font aujourd’hui, qu’il est incompréhensible que l’on détruise d’un côté de la ravine le « trésor » que, de l’autre côté, on protège.
Lire aussi sur Terrestres : Anna Lowenhaupt Tsing et Donna Haraway, « L’ère de la standardisation : conversation sur la Plantation », février 2024.
Un phénomène commence, dans ces années 2010, à jouer un rôle déterminant dans ce qu’il conviendrait d’appeler la mise en visibilité des savanes, qui a pour corollaire leur « mise en nature et en paysage », à savoir le fort développement de leur fréquentation récréative et sportive (ill. 11).
L’accélération de l’urbanisation des populations et du territoire réunionnais lui-même, particulièrement rapide sur la côte ouest, confère ainsi aux savanes une fonction qu’elles n’assumaient auparavant que marginalement. Elles deviennent pour les populations urbaines du littoral un « espace naturel » s’offrant à elles à la porte des lotissements et des immeubles.
Il faut néanmoins se garder de penser que la savane ne serait, aux yeux de ces nouveaux usagers, qu’un espace d’aération et un terrain de sport. Même si leur fréquentation tend aujourd’hui à se banaliser, la « conquête » des savanes par ces populations est celle d’un espace que l’on pourrait qualifier d’« entrouvert », que rien n’apprête à une consommation récréative et dans lequel, naguère encore, tout le monde ne se sentait pas en sécurité ni le bienvenu.11
Le fort développement d’un usage sportivo-récréatif des savanes n’est en définitive devenu possible qu’à partir du moment où d’autres usages ont cessé, ou quasiment cessé d’exister. En d’autres termes, la savane-ressourcement émerge quand la savane-ressource s’efface. Mais si la crise des pratiques anciennes entraîne une accélération des dynamiques paysagères, la savane n’en demeure pas moins, aux yeux de ceux qui la fréquentent, marginale, secrète et quelque peu mystérieuse.
L’engouement même dont la savane fait désormais l’objet semble ainsi encore largement reposer sur le sentiment plus ou moins obscurément éprouvé d’appartenir à ce petit monde en marge. D’une certaine manière, joggers et promeneurs continuent eux-mêmes à « marronner » la savane, au sens où beaucoup éprouvent le sentiment plus ou moins obscur d’en profiter comme à la dérobée, malgré l’existence lointaine d’un propriétaire, ou celle d’un projet, qui bientôt fera resurgir des herbes blondes le cadastre et les pouvoirs publics.
La savane n’est ainsi pas (ou pas encore) perçue et vécue comme un « espace public ». Elle demeure un espace marron. Sa valeur est celle d’un commun qui se construit comme tel par la grâce d’un acte plus ou moins transgressif d’appropriation. Cette savane-là devient un espace constitutif d’une identité sociale et culturelle plus ou moins fortement revendiquée. Sur lui tend désormais à se greffer une résistance aux rémanences de l’ancien ordre colonial, comme à celui qu’imposent la société consumériste et un capitalisme destructeur de la nature, c’est-à-dire tous les aspects contemporains d’un idéal d’autonomie.
L’idée d’appartenir à ce monde des savanes et le fait de s’en revendiquer engage ainsi une fierté sociale nouvelle et la construction d’un « nous » de résistance. La savane devient « nout savan » (notre savane), un commun désormais brandi face à toute autorité ressentie comme exogène et surplombante, toute initiative d’un propriétaire légal, y compris celles qui se réclament d’un souci de préservation patrimoniale.
Avant que ne débute le mouvement de résistance à l’urbanisation de la savane de Plateau Caillou, le Conservatoire du littoral lui-même avait dû faire face à cette situation et retirer la Déclaration d’Utilité Publique qui lui aurait permis d’acquérir les terrains en savane des collines du Cap La Houssaye non encore en sa possession. Les opposants ont alors stigmatisé la volonté de mainmise de l’État sur un espace appartenant « aux Réunionnais », que personne n’a le droit de s’approprier à leur détriment…
Un projet à contretemps
La reconnaissance de la valeur des savanes et leur célébration se sont manifestées de différentes manières ces dernières années. Les promeneurs et les sportifs n’en sont pas les seuls interprètes. Dans la dernière décennie, la présence médiatique des savanes s’est considérablement accrue. Artistes, musiciens, photographes, scientifiques, ont participé à conférer à cet espace et ce paysage une aura nouvelle.
Des responsables politiques, des organismes publics et des collectivités locales ont suivi le mouvement. On a dit le rôle essentiel et pionnier joué par le Conservatoire du littoral. La commune de Saint-Paul — la plus concernée par les espaces savanaires — elle aussi, tout en portant le projet d’urbanisation de la savane de Plateau Caillou, a pris différentes initiatives visant à faire connaître cet espace et en valoriser le patrimoine (mise en place de circuits de visites scolaires, organisation d’une grande exposition, soutien aux petits éleveurs…).
Le paradoxe est que nombre des responsables pris aujourd’hui à partie par les manifestant·es de Plateau Caillou partagent l’attachement de ces derniers à la savane. La nécessité proclamée de devoir faire face à d’autres besoins (bien réels), en logements notamment, et par conséquence d’être condamné à des choix difficiles, ne suffit sans doute pas à justifier à leur propres yeux la destruction des savanes encore bien conservées de l’île. Chacun·e sait qu’urbaniser une savane telle que celle de Plateau Caillou correspond à une décision prise en d’autres temps, que certains édiles eux-mêmes traînent comme un boulet.
Que cette destruction soit aujourd’hui perçue comme problématique, voire politiquement insoutenable, est ce que tendent à montrer les efforts de communication faits pour tenter de minimiser l’impact des projets. Mais l’évidence est là : la savane de Plateau Caillou sera bel et bien détruite si ce projet, mis en route à contretemps, n’est pas arrêté dans les plus brefs délais.
De quoi savane est-il le nom ?
Le mouvement en faveur de la reconnaissance et de la protection des savanes a, quoiqu’il en soit, fait soudainement vieillir les représentations sur lesquelles se fondaient depuis plusieurs décennies l’aménagement du littoral sous le vent, mais aussi les politiques de préservation du patrimoine environnemental. Réduire la rébellion contre le projet urbain de Plateau Caillou à une opposition du type « not in my backyard » serait une erreur. Ce mouvement doit au contraire être regardé comme le symptôme d’un tournant culturel essentiel, qui toutefois demeure comme en instance d’identification et de formulation.
Tout se passe comme si la rébellion actuelle n’avait pas encore les mots pour exprimer ce qu’elle porte de plus profond. Ce qui monte des herbes et des buissons des savanes péri-urbaines semble n’être pourtant rien moins qu’une vision renouvelée de la nature et de l’histoire réunionnaises, en attente d’inscription dans l’action publique.
Alors même qu’elle se dégrade et s’efface rapidement, la savane incarne aujourd’hui une nature « des bas », humble, accessible et, si l’on peut dire, « humaine », formant le décor dans lequel vit une partie désormais majoritaire de la population insulaire. Elle devient, en d’autres termes, comme la « seconde nature » de l’île ; une nature entremêlée d’humanité, seconde car « secondarisée », au sens que les écologues donnent à ce terme quand ils parlent des milieux anthropisés.
Mais seconde aussi au sens où elle n’est pas celle qui tient le haut de l’affiche : pas celle pour laquelle La Réunion est connue dans le monde entier ; autrement dit parce qu’elle n’est pour l’heure, au mieux, que l’arrière-plan lointain du paysage-vitrine de l’île. À demi dissimulée par les images que La Réunion diffuse d’elle-même, cette face cachée de la nature insulaire demeure également en partie masquée par des discours d’autorité profondément enracinés, qu’ils soient scientifiques ou patrimoniaux. Elle semble encore n’exister que dans l’ombre d’une nature « primaire », réputée première (originelle) et que l’on voudrait immaculée, celle des « hauts » de l’île, des « pitons, cirques et remparts », dûment célébrée (par les médias et la publicité touristique), protégée (par le parc national) et labellisée (par son inscription au patrimoine mondial en 2010).
Il est hautement significatif que les rédacteurs de la pétition pour la protection de la savane de Plateau Caillou écrivent que celle-ci « pourrait être classé au patrimoine mondial ». Hautement significative aussi, l’insistance mise dans cette même pétition sur la valeur d’un héritage présenté à plusieurs reprises comme à la fois naturel et culturel. Cette nature alternative, hybridée de culture et d’humanité, demeure donc certes encore à moitié dans l’ombre, mais elle est bien là, prête à entrer dans la danse patrimoniale et, surtout, à porter l’image de la population marginale et dominée à qui la savane doit son existence.
Car la savane est, avant tout, un humble paysage et une humble nature. Elle a commencé à raconter, discrètement encore — comme les hauts marrons, encore trop absents de l’image des grands paysages labellisés et touristisés des cirques et des remparts — une autre histoire de l’île ; celles des populations dominées, qui investirent des territoires en marge de la plantation coloniale, pour s’y réfugier, à l’abri du regard des maîtres et y grappiller, à la dérobée, les moyens de leur subsistance et de leur liberté.
Et cette autre histoire porte en germe un récit alternatif de la nature, dans une île que les discours associés aux politiques environnementales présentent comme l’archétype des territoires insulaires tropicaux victimes d’une conquête rapace, dans lesquels l’arrivée des hommes et leur action postérieure a provoqué un véritable cataclysme écologique.12
À écouter sur Terrestres : Les sons terrestres, « Amazon, ni ici ni ailleurs », mars 2021.
Ce récit-là légitime des politiques trop souvent fondées sur l’opposition de l’humain et du naturel ; et c’est la prégnance de ce couple oppositionnel naturel/humanisé qui se reflète, depuis surtout la création du parc national en 2007, dans l’instauration d’un partage spatial entre des « hauts » plus ou moins sanctuarisés et des « bas » beaucoup moins concernés par le souci de protection.
Or, s’il n’est pas question de mettre en cause la réalité des désastres provoqués par la plantation coloniale, le moment est venu de reconnaître que des complexes socio-écologiques particulièrement riches, tels que les savanes ou les ravines, ont été produits par des pratiques d’exploitation des ressources économiquement marginales mais qui semblent bien avoir joué un rôle social et écologique essentiel. C’est à ces pratiques qu’il revient d’avoir modelé cette face cachée de la nature réunionnaise, « marronne », comme elles, qui s’invite dans le débat au moment même où s’efface ce qui lui a permis d’exister.
Alors non, tout ne se vaut pas dans le processus « d’anthropisation » des milieux insulaires ; tout n’a pas les mêmes effets. Et non encore, les politiques de préservation du patrimoine environnemental ne peuvent plus passer à côté de certains socio-écosystèmes aujourd’hui en grave danger d’extinction.
Ce que sauver les savanes veut dire
Pour sauver les savanes, il ne suffira pas que les travaux s’arrêtent à Plateau Caillou ou ailleurs. Sans les éleveurs, les bœufs mokas, les cabris péi, elles ne peuvent subsister. Et pas non plus sans le feu, ou plutôt un certain type de feu : celui qui court dans les herbes sèches sans jamais vraiment s’arrêter ; car les incendies d’aujourd’hui contribuent plus à accélérer la dégradation de la savane qu’à la préserver de la pénétration des buissons envahissants. Faire renaître un élevage de savane, réinventer une pratique du feu pastoral, cela est possible.
Le Conservatoire du littoral et l’équipe de recherche dont il a financé les travaux en ont donné l’exemple au Cap La Houssaye. Une voie a commencé à se dessiner à travers les expérimentations de ces dernières années en matière de brûlage et de pâturage dirigés (ill. 12).13 Et il demeure possible de mobiliser, pour pérenniser le système de conservation ainsi amorcé, les éleveurs encore présents dans les savanes. Des droits peuvent être accordés, des contrats passés, en guise aussi de reconnaissance, tardive mais indispensable, du travail, des savoirs et des savoir-faire de ceux qui ont permis aux savanes, ces dernières décennies, de ne pas tout à fait mourir.
Tout cela est possible mais cher. Le Conservatoire du littoral a lourdement investi pour inventer un avenir aux savanes, quand partout s’imposait le spectacle de leur destruction. Et soyons clairs : cette méthode, la seule qui vaille, n’est pas applicable à tout ce qui reste des étendues savanaires de jadis. C’est là une question de maîtrise foncière, mais aussi de seuil de dégradation. Dans de nombreux espaces anciennement savanaires, ce seuil a été dépassé et l’on ne reviendra pas en arrière. C’est peut-être là qu’il faut construire les logements dont l’île a tant besoin…
Il faut en revanche se donner les moyens de mettre en place un vrai plan de sauvegarde des savanes là où elles peuvent être sauvées. Si l’on en conserve l’étendue actuelle, les savanes de Plateau Caillou — celles que menacent de submerger la ZAC, mais aussi celle qui s’étend au sud de l’agglomération, sur un magnifique site belvédère dominant la baie de Saint-Paul — font partie, avec le Cap La Houssaye et le secteur de Crève-Cœur d’un ensemble savanaire remarquable, capable d’être tout autre chose qu’un témoignage anecdotique sur ce qu’a été, pendant trois siècles, le paysage du bas-versant.
Le nouveau statut de la savane oblige surtout à penser l’aménagement du littoral d’une nouvelle manière, c’est-à-dire, d’abord, globalement, à l’échelle de cet espace qu’occupaient naguère les savanes. La réalisation du nouveau S.A.R. de l’île sera peut-être l’occasion de cette réflexion globale. Il est également impératif, à l’évidence, de cesser de penser les « espaces naturels » comme de simples espaces libres, sans prendre en compte leurs configurations spécifiques et les dynamiques à l’œuvre dans leur transformation.
Il est temps, en d’autres termes, de faire sortir les espaces savanaires et post-savanaires de la situation de non-projet à laquelle on les a trop longtemps abandonnés. Mais la conception et le suivi d’un véritable projet demande un travail au plus près du terrain, fondé sur une connaissance approfondie des socio-écosystèmes concernés, sur le croisement des regards, des attentes des savoirs et des savoir-faire. À quand la création, par exemple, d’un Parc naturel urbain des savanes de l’ouest ?14 Quoiqu’il en soit, le temps presse. Un conflit tel que celui de Plateau Caillou le montre clairement. La face cachée de la nature réunionnaise ne saurait rester dans l’ombre plus longtemps.
Image d’ouverture : Hervé Douris.
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Notes
- Le terme désigne génériquement en créole réunionnais les graminées des savanes.
- La pétition : https://www.change.org/p/abandonnons-le-projet-destructeur-de-la-savane-de-saint-paul-zac-des-tamarins
- Financée par la Fondation de France et le Conservatoire du littoral et coordonnée par S. Briffaud, cette recherche a réuni des chercheurs des laboratoires et équipes Passages – UMR 5319 du CNRS, PVBMT et SELMET (CIRAD Réunion), CREGUR (laboratoire OIES – Université de La Réunion). Ses résultats sont présentés pour partie dans : S. BRIFFAUD, C. GERMANAZ (dir.). 2020. Les savanes de La Réunion. Paysage hérité, paysage en projet, Saint-Denis : Presses universitaires Indianocéaniques, 278 p. (pour accéder à l’introduction générale de l’ouvrage : https://shs.hal.science/halshs- 02462878). Ces résultats ont également été présentés au grand public insulaire à travers l’exposition bilingue (créole réunionnais/français) Savanes. Nout liberté sous le vent (Saint-Paul, septembre 2019-mars 2021) : https://issuu.com/savanes-nout-liberte-sous-le-vent/docs/v6f2_issuu_08.06.2020
- Les constats historiques énoncés dans l’ensemble de cet article s’alimentent au travail collectif mené sur l’histoire des savanes dans le cadre du programme cité. Ce travail a mêlé paléoécologie, géobotanique, enquête sur les sources écrites et iconographiques, et recueil de témoignages oraux. Ses résultats sont plus largement présentés dans : Serge BRIFFAUD et al., « Éléments pour une histoire environnementale et paysagère des savanes réunionnaises sous le vent ». In S. Briffaud, C. Germanaz (dir.), op. cit., p. 31-120.
- Les larves de guêpes grillées constituent un mets de choix à la Réunion. Un nid de bonne taille peut se vendre aujourd’hui plus de 200 €.
- Cette race particulièrement rustique est issue du croisement de zébus malgaches et de vaches européennes (ill. 4). Sa sauvegarde est indissociable de celle des savanes, de même que celle des cabris péi (chèvres réunionnaise particulièrement adaptées à ce milieu).
- Société d’aménagement foncier et d’établissement rural.
- Morgane Robert. Le Leucaena leucocephala et les Bas de l’Ouest à l’île de La Réunion : Retracer la trajectoire paysagère du mosa pour questionner un phénomène invasif. Projets de paysage, 2018, https://hal.science/hal-01996155/document
- Ces expèces ne figurent toutefois pas sur la liste des espèces protégées, précisément parce qu’on les croyait absentes ou disparues de l’île. Elles ont été repérées par le bureau d’étude chargé de l’étude d’impact de la ZAC, qui n’en a cependant pas signalé l’intérêt. Des mesures de compensation (déplacement et réimplantation) ont en revanche été prévues pour Zornia gibbosa, qui abonde dans tout l’ouest de l’île, sur les savanes, mais aussi les ronds-points, les talus routiers, les terrains vagues… cf. https://www.reunion.gouv.fr/index.php/contenu/telechargement/33597/253449/file/cynorkis_2022_zacsavanetamarins_derog ation_especes_protegee_02_web.pdf
- Vincent BOULLET, « La végétation des savanes de l’ouest de La Réunion », In Les savanes de la côte sous le vent à La Réunion. Une approche interdisciplinaire et expérimentale de la connaissance et de la gestion des environnements littoraux. Rapport final pour le Conservatoire du littoral de La Réunion, UMR Passages et Nésogènes, février 2022, t. 2, vol. 2, 259 p. Le décès brutal, il y a quelques mois, de Vincent Boullet a retardé la publication de cet important travail.
- Pour plus de développement sur ce point : Véronique ANDRÉ-LAMAT, Serge BRIFFAUD, Béatrice MOPPERT, Morgane ROBERT. 2020. Un espace entrouvert. Pratiques, perceptions et représentations contemporaines de la savane du Cap La Houssaye. In S. Briffaud C. Germanaz (dir.). 2020. Op. cit., p. 247-267.
- Sur ce récit : V. BANOS, B. BOUET, P. DEUFFIC. 2021. De l’Éden à l’hot spot. Récits et contre-récits du déclinisme environnemental à La Réunion. Dans Deldrève, V., Candau, J. et Noûs, C., éd. Effort environnemental et équité. Les politiques publiques de l’eau et de la biodiversité en France, Bruxelles : Peter Lang.
- Le programme de recherche cité plus haut a été l’occasion d’initier à La Réunion une pratique du brûlage dirigée. La première expérimentation a eu lieu en novembre 2016 au Cap La Houssaye. Un troupeau conservatoire de la race cabri Péi a également été créé par l’entremise de l’association APPER, pour pâturer les terrains brûlés. Sur ces expériences, cf. S. Briffaud, C. Germanaz (dir.), op. cit., p. 195-215 ; et Quentin Rivière. 2021. « D’un cheptel conservatoire de races locales à un outil de gestion de la savane: le cas de la chèvre Péï et de la vache Moka à La Réunion ». Essais [En ligne], Hors-série, n° 6, 2021.
- Cette proposition a été faite par l’équipe de recherche à la fin de ses travaux. Elle est développée dans S. Briffaud (dir.), Les savanes de la côte sous le vent à La Réunion. Une approche interdisciplinaire et expérimentale de la connaissance et de la gestion des environnements littoraux, Rapport final de la recherche pour le Conservatoire du littoral, Passages – UMR 5319 du CNRS, p.55-67.
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Le béton, matériau extraterrestre
Texte intégral (8512 mots)
Temps de lecture : 20 minutes
À propos de :
Nelo Magalhães, Accumuler du béton, tracer des routes. Une histoire environnementale des grandes infrastructures, La Fabrique, 2024
Armelle Choplin, Matière Grise de l’urbain. La vie du ciment en Afrique, MétisPresses, 2020
Anselm Jappe, Béton. Arme de construction massive du capitalisme, L’échappée, 2020
Alia Bengana, Claude Baechtold, Antoine Maréchal, Béton. Enquête en sables mouvants, Presses de la cité, 2024
Au cours des dernières années, le béton, ce matériau omniprésent dans nos infrastructures terrestres, a fait l’objet d’un intérêt inédit dans le champ académique et militant, à l’origine de publications et de mobilisations croissantes. Un week-end anti-béton a ainsi été organisé à l’automne 2023, soutenu notamment par les Soulèvements de la Terre afin d’alerter contre ce matériau et désarmer les acteurs qui le promeuvent comme l’ex multinationale Lafarge. En 2019, un célèbre article publié par Jonathan Watts dans le journal britannique The Guardian décrivait déjà le béton comme « le matériau le plus destructeur sur la Terre »1. Sa production est en effet passée de quelques millions de tonnes vers 1900 à plusieurs milliards au début du XXIe siècle. La production de ciment été multipliée par 4 depuis le début des années 1990 et était estimée à 4,1 milliards de tonnes en 2019.
Un chiffre frappe l’imagination et symbolise à lui seul notre condition terrestre à l’heure de la grande accélération : entre 2011 et 2013, la Chine a consommé 50 % de plus de ciment que les États-Unis durant tout le XXe siècle, alors que la « bétonisation » – mot apparu dans les années 1970 – s’étend inexorablement. La Chine est devenue le premier producteur avec 2,3 milliards de tonnes, suivie de l’Inde (320 Mt), de l’UE avec 182,1 millions de tonnes, puis les États-Unis (88,6 Mt). Depuis 2003, la Chine a coulé plus de béton tous les trois ans que les États-Unis pendant tout le XXe siècle, et aujourd’hui, ce pays utilise près de la moitié du béton mondial pour ses infrastructures et ses grands chantiers. Dans ce paysage mondial, la France est le deuxième producteur européen de ciment, juste derrière l’Allemagne2.
Longtemps vanté pour les prouesses architecturales qu’il rendait possible, ou comme un symbole des réussites du capitalisme à la française3, le béton fait désormais l’objet d’investigations plus attentives à ses ravages. Ceux-ci ne sont plus à démontrer, et les industriels eux-mêmes les reconnaissent. Les réquisitoires se multiplient contre cette matière massivement utilisée, considérée comme la condition de l’expansion, vantée comme magique, mais à l’origine de multiples problèmes révélés notamment par l’effondrement spectaculaire, le 14 août 2018, du viaduc du Polcevera à Gênes. L’essor du béton a accompagné celui des économies capitalistes mondialisées, il a donné naissance à l’une des industries les plus polluantes de la planète, responsable, selon les estimations, de 4 à 8 % des émissions mondiales de CO2, juste derrière le pétrole, le charbon et le gaz. Mais les ravages de ce matériau vont bien au-delà des seuls enjeux climatiques : ses poussières provoquent des maladies respiratoires, son extraordinaire consommation de sable fragilise les littoraux, l’absence de recyclage et de réutilisation impose la gestion de stocks considérables, sans parler de l’urbanisme brutal qu’il rend possible et de sa durée de vie limitée lorsqu’il est « armé », qui exige d’immenses coûts de maintenance.
Devenu un symbole des crises écologiques et des ambivalences de la société de croissance frénétique, le béton fait l’objet de plus en plus d’investigations par des historien·nes, des économistes, des géographes, des philosophes ou des urbanistes, qui s’attachent à dévoiler ses secrets bien gardés. Enquêtant sur le ciment en Afrique, la géographe Armelle Choplin s’était vue répondre par le PDG d’une cimenterie locale de Cotonou : « Je ne vais rien vous dire sur le ciment. Dans notre métier, on ne parle pas. Le ciment, c’est secret » (p. 51). Mais ce secret se fissure désormais grâce à des enquêtes de plus en plus nombreuses qui révèlent le mode d’existence de ce matériau, ses conditions de production comme ses impacts sociaux et écologiques. À la fois omniprésent et invisible, le ciment et le béton font en effet partie de ces évidences non questionnées, de ces environnements qui nous enserrent sans qu’on les remarque en dépit de leur poids massif. Extrait de la terre via les granulats et le sable qui le constitue, le béton est pourtant devenu un matériau extraterrestre en ce qu’il nous isole de plus en plus du monde sensible et façonne un environnement artificialisé inadapté à la poursuite de la vie sur terre.
De la “pierre artificielle” au “béton armé”
Le béton a longtemps fasciné et suscité l’enthousiasme, jusqu’à devenir un matériau populaire et presque miraculeux, symbole des prouesses industrielles et technologiques du XXe siècle. Les quatre ouvrages recensés ici s’attachent, chacun à leur façon, à comprendre les raisons de ce succès et à démythifier ses usages dans divers contextes contemporains. En Europe et aux États-Unis après 1945, puis dans l’ensemble du monde depuis les années 1980, la dépendance au béton s’est considérablement accrue. Comme l’observe Nelo Magalhães dans son enquête historique sur les infrastructures de transport en France, son succès s’explique d’abord par la grande accélération industrielle et par l’essor des politiques d’aménagement du territoire. Entre 1921, où sa consommation est encore réduite, et 1974, la production de ciment a été multipliée par 28 en France. Entre 1948 et 2020, le pays a consommé environ 12 milliards de tonnes de béton à lui seul.
Le succès de ce matériau composé d’un mélange de sable, de gravier, de ciment et d’eau tient à sa simplicité même, et à ce qu’il est adapté à une « conception mécaniste de l’espace » et à un imaginaire extractiviste qui s’étend au cours du XXe siècle. Ce qu’on appelle « ciment » et « béton » ne cesse par ailleurs de changer. Tous deux sont le fruit d’une longue évolution historique puisque dès l’Antiquité il était déjà fréquent de faire tenir ensemble des agrégats de minéraux avec un liant, composé d’argile ou de chaux, soit le principe du béton au sens large. Les Romains avaient par ailleurs ajouté à ce mortier une roche volcanique réduite en poudre, la pouzzolane, créant ainsi le caementum (mot latin signifiant « pierre brute »), dont la solidité a traversé les âges comme en attestent les restes des monuments antiques de Rome.
Lire aussi sur Terrestres : Collectif, « Contre Lafarge et le monde du béton », octobre 2023.
L’usage de ce matériau s’éclipse toutefois après la chute de l’Empire romain, et il faut attendre le XVIIIe siècle pour que des artisans parviennent à mettre au point le procédé permettant d’obtenir ce ciment si efficace, qui durcit avec de l’eau et que l’on peut mélanger avec des pierres concassées4. En France, au début du XIXe siècle, les recherches du polytechnicien Louis Vicat permettent d’obtenir la recette du ciment artificiel moderne, basée sur un mélange de calcaire et d’argile cuit à 1450°C, appelé « clinker », qui pourra désormais être produit de façon normalisée et à volonté. Dès le XIXe siècle, ce matériau appelé parfois « pierre artificielle » permet de réduire les coûts de construction alors que la demande de logements s’accroît et que l’urbanisation s’étend, tout en marginalisant le monopole détenu par les corporations du bâtiment. Les liants étaient jusqu’alors constitués soit de pâte d’argile, soit de chaux, et employés purs ou avec du sable. L’argile se trouvait en abondance et la chaux pouvait être aisément obtenue par la cuisson du calcaire à une température relativement peu élevée ; des milliers de chaufourniers la produisaient dans des fours répandus partout sur le territoire au milieu du XIXe.
Si le béton moderne résiste bien aux forces de compression, il supporte en revanche très mal les forces de traction, ce qui rend d’abord difficile la construction de grandes structures. Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, des ingénieurs mettent donc au point le « béton armé » qui va permettre de construire des bâtiments et structures de grande dimension, créant la possibilité d’un usage démultiplié. Le succès de ce matériau tarde toutefois : le béton fait en effet l’objet de nombreux doutes et critiques. Il faut attendre les lendemains de la Seconde Guerre mondiale pour qu’il s’impose réellement sur les autres matériaux de construction, alors que les besoins de logements sont immenses et qu’il faut tout reconstruire. Son usage connaît alors une forte croissance, comme le démontre l’étude magistrale de Nelo Magalhães, économiste de formation devenue historien de fait, centrée sur les infrastructures routières, symboles d’une nouvelle logique de production de l’espace débridée.
Loin de célébrer le miracle du béton à l’origine des progrès dans la construction, les enquêtes recensées ici pointent les nombreuses impasses et dégâts qui accompagnent son expansion au XXe siècle, longtemps invisibilisés. Que ce soit dans le lit des rivières, aux abords des carrières et dans l’atmosphère, les infrastructures et logements en béton artificialisent les sols et doivent sans cesse être réparés, étendus, dévorant la terre et l’argent public.
Forces sociales et bétonisation
L’ouvrage de Nelo Magalhães offre une remarquable vue en coupe de l’engrenage à la fois social, technique, économique et politique à l’origine de la bétonisation du monde après 1945. Derrière l’avènement et le succès de ce matériau, on trouve de multiples groupes sociaux et d’intérêts, des forces sociales bien réelles soutenues par des imaginaires et des promesses puissantes. L’hégémonie du béton dans les constructions d’après-guerre a ainsi été rendue possible par le rôle des avant-gardes artistiques ou architecturales. Dans son livre « Béton, arme de construction massive du capitalisme », le philosophe Anselm Jappe rappelle également combien le béton fut central dans les théories des futuristes italiens, qui vouaient un culte à la machine et aux matières artificielles, mais aussi chez ceux qui voulaient faire table rase du passé, comme au sein du Bauhaus en Allemagne ou encore chez l’architecte franco-suisse Le Corbusier. Tous voyaient dans ce matériau malléable et adapté aux grandes structures, la matière idéale et la condition d’un monde émancipé.
Parmi les forces sociales qui ont soutenu l’expansion du béton, il faut aussi évoquer les divers lobbys capitalistes comme le lobby routier, particulièrement important et longtemps mal connu. Nelo Magalhães exhume ainsi la figure de George Gallienne, ancien directeur du département poids lourds de l’entreprise Renault qui fut ensuite président de l’« Union routière de France » de 1946 à 1977, une association patronale pour qui « la circulation routière d’un pays constitue l’un des facteurs essentiels de son degré de civilisation » (cité par Magalhães, p. 123). Le béton ne s’est pas imposé par sa supériorité intrinsèque, il a été porté par des intérêts et des forces sociales qui continuent de se structurer pour s’imposer et transformer la nature, les sols et la solidité en marchandises valorisables.
Les producteurs de ciment jouent évidemment un rôle décisif, alors que les milliers de producteurs de chaux dispersés du XIXe siècle ont laissé la place à quelques géants globaux. Dans le monde du béton, la concentration fut en effet particulièrement rapide et spectaculaire depuis 50 ans, et la production mondiale est désormais assurée par quelques géants comme Holcim, Heidelberg ou Cemex. L’ancienne multinationale française Lafarge a quant à elle fusionné en 2015 avec le suisse Holcim, pour donner naissance à un nouveau champion baptisé LafargeHolcim, avant que le nom « Lafarge » soit effacé en 2021 suite aux révélations de financement d’organisations terroristes par l’entreprise pour maintenir en fonctionnement une vaste usine en Syrie. Car le monde du béton est devenu un enjeu stratégique global où se mêlent en permanence business, pouvoir et politique.
La géographe Armelle Choplin le montre également très bien à partir du cas africain où la demande explose au début du XXIe siècle. Au Nigeria, la consommation de ciment est ainsi passé de 5 à 23 millions de mètres cubes entre 2000 et 2014, soit une croissance de 400 %, qui se poursuit depuis. Alors que le ciment était d’abord importé et produit par les géants européens, des magnats locaux surgissent à l’image du nigérien Dangote, devenu en quelques décennies l’homme le plus riche d’Afrique, à la tête d’une immense compagnie intégrée contrôlant le cycle du ciment de la carrière jusqu’au consommateur. Symbole de réussite économique, les géants africains du ciment entretiennent des liens étroits avec les « présidents bâtisseurs » du continent et s’affirment comme des acteurs essentiels des collusions entre monde politique et secteur privé.
Le liant du monde : grande accélération et tournant matérialiste
Le ciment est d’abord un liant, c’est-à-dire qu’il sert à lier physiquement eau, sable et/ou granulats (gravier ou pierre) pour former le béton, ce matériau fondamental qui a façonné les sociétés industrielles contemporaines. Mais le ciment est aussi un liant au sens figuré et métaphorique car il permet de relier entre eux des mondes et des éléments souvent disjoints, des imaginaires, des modes de vie, des industries et des acteurs, tenus ensemble par ce matériau fondamental. « Bien qu’inerte, constate A. Choplin, le ciment joue véritablement son rôle de liant entre le monde urbain et le monde rural, hommes et femmes, jeunes et anciens, visibles et invisibles » (p. 185)
La diversité des approches et des études consacrées à ce matériau témoigne du tournant matérialiste des sciences sociales et de la philosophie contemporaines. Penser à partir du béton ouvre en effet des possibilités concrètes pour explorer les crises écologiques, la reconfiguration des rapports sociaux comme les enjeux géopolitiques globaux. Le philosophe et théoricien de la critique de la valeur Anselm Jappe s’est ainsi emparé du béton en proposant d’en faire le cœur de nos impasses socio-écologiques mais aussi un laboratoire pour lier la critique du capitalisme et celle de la société industrielle moderne. Jappe adopte une approche plus théorique en faisant d’abord du béton la « matérialisation parfaite de la logique de la valeur » (p. 186) : en s’imposant partout il anéantit la diversité architecturale et incarne le caractère fétichiste des rapports sociaux contemporains, l’uniformisation permanente du monde, il devient une manifestation de l’« obsolescence programmée » par sa durée de vie limitée (p. 187) qui permet d’accroître sa rentabilité. Cette critique philosophique du béton entendu comme matière fétiche du régime d’accumulation capitaliste, rejoint les nombreux constats sur les faiblesses de ce matériau : sa durée de vie limitée lorsqu’il est armé car l’acier s’oxyde et rouille, sa faible efficacité en matière d’isolation thermique, en bref il est un symbole de la fragilité de la puissance caractéristique des sociétés industrielles contemporaines.
Armelle Choplin a fait quant à elle du béton un observatoire pour explorer la fabrique de la ville contemporaine et les rapports sociaux ordinaires en Afrique. S’écartant des approches économicistes ou des analyses théorético-critiques trop abstraites, elle s’intéresse aux pratiques et aux discours des acteurs ordinaires, au sens qu’ils donnent au béton, aux affects et désirs dont ils l’investissent, et qui expliquent largement son succès massif… Si Nélo Magalhães adopte une approche comptable et chiffrée – disons « macro » – du matériau, particulièrement riche et efficace, et qui s’inscrit dans une histoire matérielle et environnementale en plein essor aujourd’hui, il néglige parfois les acteurs ordinaires derrière le processus. Son attention se porte d’abord vers les grandes infrastructures routières, soutenues par l’État et le capital afin de favoriser l’expansion économique. Armelle Choplin s’intéresse quant à elle davantage à la ville informelle et à l’échelle « micro » : plutôt que les rapports des ingénieurs et les bilans chiffrés, elle s’appuie sur des enquêtes ethnographiques et la collecte de témoignages pour penser les usages situés car le béton et le ciment n’ont pas partout et toujours la même signification.
Lire aussi sur Terrestres : Alain Damasio, « Ciment-Songe », mars 2021.
Si l’Afrique n’appartient pas aux principales zones de production du ciment et du béton, l’expansion de ces matériaux y est particulièrement spectaculaire et rapide aujourd’hui, notamment en Afrique de l’Ouest, au sein du vaste corridor littoral de 500 km entre Abidjan et Lagos où s’édifie une immense marée grise de béton. En Afrique, le matériau fut d’abord assimilé au colonialisme et à l’exploitation avant de devenir un symbole de l’identité africaine et de ses réussites entrepreneuriales contemporaines. D’abord importé d’Europe, la production locale de ciment sur le continent africain est relativement récente et ne s’engage que dans les années 1980. Depuis lors, le matériau est devenu une source de fascination et de désir permanent qui modèle les représentations sociales comme les modes de vie. L’une des forces de l’étude d’Armelle Choplin réside justement dans cette attention au sens que les acteurs donnent au ciment. Alors que les matériaux dits « traditionnels » comme la paille et le bambou sont connotés négativement, associés aux populations pauvres, le béton est devenu un signe de réussite mais aussi un marqueur identitaire, la manifestation d’un puissant désir de « chez soi », approprié collectivement par la population via un dense réseau de revendeurs et d’auto-constructeurs.
La vie sociale du béton est donc plurielle et prend des formes multiples dans les périphéries de Lagos, sur un chantier autoroutier européen ou dans les mégapoles asiatiques. Le roman graphique des architectes et du journaliste Alia Bengana, Claude Baechtold et Antoine Maréchal propose un autre mode de narration pour présenter le béton et ses mondes du point de vue des architectes. Le récit, très bien documenté et magnifiquement illustré, est l’adaptation de plusieurs enquêtes de terrains publiées en ligne sous forme d’articles dans un média indépendant Suisse5. Le récit suit l’évolution progressive d’Alia, une architecte originaire d’Afrique du Nord, formée à utiliser le béton mais qui prend peu à peu conscience de l’absurdité de ce matériau en découvrant les immenses foreuses utilisées pour extraire le sable en Suisse ou les cohortes de camions qui acheminent sur plus de 1 200 kilomètres le sable nécessaire à la fabrication du béton au Sahara. L’ouvrage, à la fois précis et didactique, suit les doutes d’une architecte confrontée à l’obsession du tout béton et qui se lance dans une grande enquête sur les enjeux de ce matériau.
Le rôle des architectes, à côté des industriels et des usagers ordinaires, est en effet essentiel. La question du béton a remodelé la profession : ce matériau l’a fascinée autant qu’il n’a cessé de la questionner, et les interrogations des architectes s’inscrivent en réalité dans une longue histoire oubliée d’alertes et de critiques à l’égard de l’industrialisation du bâtiment6. Resterait à suivre de plus près les controverses socio-environnementales autour du béton, la longue histoire des dénis des maladies professionnelles, les plaintes oubliées des riverains vivant à proximité des sites de production.
Tout au long du XXe siècle, en Europe puis dans le reste du monde, le béton n’a cessé d’être promu comme populaire, artisanal et hygiénique. Son bas coût et ses potentiels architecturaux en ont longtemps fait un produit miraculeux susceptible de résoudre les problèmes de logement et de multiplier les constructions spectaculaires. C’est cette image qui se fissure désormais, poussant de plus en plus d’industriels, de promoteurs et de politiques à engager une immense opération de communication afin de pouvoir continuer à bétonner comme avant.
Avenirs vert-gris
En 2021, alors qu’il était nommé à la tête d’une commission pour relancer la construction en France, le maire de Dijon François Rebsamen, confronté à des oppositions à l’égard de sa politique de bétonisation de la ville, l’a défendue en annonçant lors d’un « Facebook live » l’avènement du « béton décarboné ». Réaffirmant la nécessité de construire pour répondre à la demande de logements, il annonçait sans sourciller qu’« aujourd’hui, toutes les constructions sont aux normes environnementales réglementaires. Bientôt on aura du béton décarboné, donc sans ciment ! Donc on me dira “Vous êtes Monsieur béton !”, et je dirai “Je suis Monsieur béton décarboné !”. C’est ce que veulent les écologistes, et moi aussi, pour l’avenir de la planète7 ».
Lire aussi sur Terrestres : Nelo Magalhães, « Araser, creuser, terrasser : comment le béton façonne le monde », avril 2024.
Si ce matériau incarne les destructions du passé et les impasses du capitalisme industriel et des modes de vie actuels, il représente aussi parfaitement les promesses technosolutionnistes et les reconfigurations en cours du capitalisme à l’heure de son verdissement : sous la pression, l’industrie cimentière a en effet promis en 2021 d’engager sa transition écologique et de baisser de 25 % ses émissions de gaz à effet de serre à horizon 2030, et même de 80 % d’ici à 2050, mais sans vraiment savoir comment faire. C’est pourquoi les cimentiers, les professionnels du secteur et leurs relais médiatiques, n’ont plus désormais qu’un seul mot à la bouche : trouver des solutions « innovantes » et « bas carbone ». Ils annoncent leur conversion à l’écologie, assurent de leur prise de conscience, et promettent de tout faire pour réorienter leur production vers des « solutions vertes ».
Ces « solutions » sont nombreuses et relèvent très largement de la promesse hors-sol qui n’engage que ceux qui y croient. Ainsi, les cimentiers ont par exemple inventé le « béton de terre », décrit comme un substitut au ciment, qui inaugure la transformation de la terre – pensée comme un matériau local et durable – en produit industriel8. Les géants du secteur comme Lafarge multiplient les annonces sur la « transition » du secteur de la construction, promettant de réduire leur empreinte écologique en utilisant des solutions numériques « intelligentes ». Surtout, ils n’ont qu’un seul mot à la bouche : le béton « bas carbone », « vert » ou encore « décarboné », toujours décrit par ses promoteurs comme la « solution de demain pour réduire la pollution en respectant le plus possible les objectifs du développement durable9 ». Pour réaliser ce prodige, une multitude d’innovations sont mises en avant, pour améliorer les procédés de fabrication, substituer de nouveaux matériaux aux anciens, ou encore limiter la cuisson, principale source d’émission.
Certains proposent de remplacer l’extraction du calcaire et de l’argile par du laitier, c’est-à-dire le déchet de la fabrication de l’acier à la sortie des hauts fourneaux. L’une des difficultés est que la production de ce ciment continue évidemment d’émettre des gaz à effet de serre alors que le CO2 émis pour fabriquer le laitier n’est pas comptabilisé. Célébrant la science et l’innovation hexagonale dans un contexte de concurrence internationale exacerbée, des start-up largement soutenues par l’État voient également le jour pour développer ces « solutions », à l’image de l’entreprise Hoffmann Green Cement Technologies qui a inauguré en 2018 en Vendée un « site de production 4.0 respectueux de l’environnement et des principes de l’économie circulaire ». L’entreprise annonce dans sa communication la mise au point de liants dont l’empreinte carbone serait divisée par 5 par rapport au ciment classique. Labellisée parmi les programmes d’investissement d’avenir, elle a levé 75 millions d’euros en 2019 et annoncé l’ouverture de nouvelles usines pour atteindre une production de 550 000 tonnes par an d’ici 2024.
Dans une série de textes qui prolongent son analyse, Nelo Magalhães a montré combien les innovations vertes sont en réalité des promesses très anciennes :
À quelques détails techniques près, le ciment vert actuel existe depuis… 140 ans. Déjà massive dans l’entre-deux-guerres, l’utilisation de résidus dans les cimenteries grandit pendant le fordisme. En France, plus de 127,5 Mt de laitier granulé (et 100 Mt de laitier cristallisé) ont été valorisées entre 1948 et 1975, et 50 Mt de cendres volantes entre 1956 et 1980. Il y en a partout dans les travaux publics, des barrages aux pistes d’envol de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), en passant par des circuits automobiles et les routes. Le seul réseau routier aurait consommé 12 Mt de laitiers de tous types en 1975.
À partir des années 1970, l’usage des résidus a diminué avec la désindustrialisation. Et N. Magalhães de conclure :
On s’épuise à révéler les mascarades du greenwashing, qu’il soit colporté par des pouvoirs publics ou privés, alors même que la solution saute aux yeux : baisser drastiquement la production de ciment et les constructions neuves en général. Plus que son empreinte carbone par tonne, d’ailleurs plus faible que certains métaux ou briques, c’est la quantité absolue produite dans le monde qui est insoutenable10.
À l’inverse de ces promesses mirifiques du secteur du béton en quête des technosolutions pour maintenir ses profits, les auteurs et autrices des travaux présentés dans ce compte rendu s’attachent dans leurs conclusions à rouvrir le champ des possibles et des alternatives. Armelle Choplin revient ainsi sur le dynamisme des recherches et des expérimentations en faveur d’autres matériaux, moins destructeurs, plus locaux, même s’ils peinent encore à dépasser le stade de l’expérimentation ou de la niche pour quelques acteurs privilégiés. Comme en Europe, elle montre l’existence d’un « mouvement de retour à la terre » en Afrique (p. 207) à l’image de l’association La Voûte Nubienne qui œuvre depuis plusieurs décennies à la construction de logements populaires à partir de matériaux et savoirs faire-locaux ; l’enjeu est de « tropicaliser » la construction pour produire des environnements de vie adaptés à l’heure du changement climatique alors que les constructions en béton – associées à la climatisation généralisée – apparaît de plus en plus intenable.
De même, Alia Bengana, Claude Baechtold et Antoine Maréchal terminent leur enquête dessinée par un tour d’horizon des vertus de la pierre, du bois, de la paille et de la terre dans le domaine de la construction, déconstruisant les idées-reçues installées par un siècle d’hégémonie du béton. Ils suggèrent qu’un monde alternatif qui bâtirait avec une multitude de matériaux variés serait bien plus durable (du point de vue des constructions mêmes), mais aussi plus divers et bariolé, etc… Avec une durée de vie de moins d’un siècle, le béton armé est en effet bien moins durable que des murs en moellons et des maisons en bois (colombage et charpente) qui durent des siècles… Face à ce constat, comment désindustrialiser le BTP ou du moins se passer du béton dans bon nombre de constructions, au profit d’un habitat à base de matériaux terrestres comme le bois, la pierre, les briques de chanvre ou la paille ? Telle est la question qui anime de plus en plus de militants et devrait occuper les acteurs du secteur.
Dans une perspective plus politique, Nelo Magalhães conclut quant à lui sur la diversité des écologies en compétition aujourd’hui, dominée par les approches technocratiques et ce qu’il nomme « l’écologie postmoderne », fondée sur le tournant ontologique et jugée dépolitisante. Plaidant pour une approche à la fois matérielle et sociale, il se demande comment lever ce « verrou socio-environnemental redoutable » que constitue « l’accumulation de grandes infrastructures de transport » et défend une coalition de luttes et de mouvements sociaux en vue de « se réapproprier les conditions matérielles de vie au travers de l’espace physique ». Revendiquant une certaine forme de conflictualité assumée, il plaide pour une convergence des mouvements de reprise de terre avec la lutte des classes comme seul horizon possible d’une politique de construction réellement terrestre.
Photo d’ouverture : Ivan Bandura sur Unsplash.
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Notes
- https://www.theguardian.com/cities/2019/feb/25/concrete-the-most-destructive-material-on-earth
- Le ciment est un liant hydraulique et l’un des constituants essentiels du béton, mélange de ciment, de granulats, d’eau et d’adjuvants.
- Dominique Barjot, « Lafarge : l’ascension d’une multinationale à la française (1833-2005) », Relations internationales, vol. 124, no. 4, 2005, pp. 51-67.
- L’une des meilleures études historiques sur le matériau et ses évolutions reste celle de Cyrille Simonnet, Le Béton, histoire d’un matériau. Économie, technique, architecture, Paris, éd. Parenthèses, 2005.
- https://www.heidi.news/
- Voir la thèse d’Antoine Perron, La machine contre le métier. Les architectes et la critique de l’industrialisation du bâtiment, France, 1940-1950, 2 vol, thèse de doctorat, ENSAPB, 2024.
- « Trafics de drogue, arrivée d’Amazon… Le résumé du Facebook live de François Rebsamen », Le Bien public, 15 décembre 2021.
- Aldo Poste, « Le retour à la terre des bétonneurs », Terrestres, novembre 2020.
- Comme sur ce site de promotion du béton pour les particuliers : http://www.guidebeton.com/ciment-decarbone
- Nelo Magalhães, « Ciment vert. Économies du gaspillage et mascarades du greenwashing », Vocabulaire critique et spéculatif des transitions [En ligne], mis en ligne le 17/05/2024. URL : https://vocabulairedestransitions.fr/article-42; voir aussi sa tribune : « La production de ciment n’a jamais été aussi verte qu’en… 1948 », Le Monde, 1er mai 2024.
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La publicité
Texte intégral (7004 mots)
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Présentation du texte
À l’occasion de la récente parution de l’essai de Patrick Chastenet Introduction à Bernard Charbonneau aux éditions de la Découverte1, l’auteur nous a transmis le texte qui suit. Il s’agit de l’un des premiers écrits de cette figure majeure de l’écologie politique qu’est Bernard Charbonneau, auteur prolifique longtemps oublié mais progressivement redécouvert depuis une vingtaine d’années.
Le 12 février 1934, le bordelais Bernard Charbonneau (1910-1996) monte à Paris pour manifester avec la gauche pour la République et contre les Camelots du Roi, les Croix-de-Feu et autres ligues d’extrême droite à l’origine des émeutes meurtrières du 6 février. À cette époque, Chabonneau est déjà engagé dans un combat de longue haleine et de grande envergure théorique, convaincu que l’humain n’est pas nature ou liberté mais nature et liberté.
Avec son ami Jacques Ellul, il anime alors un petit groupe de discussion et d’action réuni sous la bannière des Amis d’Esprit, du nom de la revue (Esprit) et du mouvement créés par le philosophe catholique Emmanuel Mounier – un des animateurs du courant personnaliste. Acquis à ce courant d’idées qui entendait repenser la place de l’individu dans une société industrielle en pleine mutation et où résonnait déjà le péril fasciste, Charbonneau et Ellul en élaborent un courant singulier – plus tard désigné sous le nom de « personnalisme gascon » – soucieux d’accorder une place importante à la nature dans leur pensée. Ils constituent la branche la plus méconnue du personnalisme mais aussi la plus libertaire et la plus écologiste avant l’heure.
Bernard Charbonneau souhaite faire du sentiment de nature au sein du mouvement personnaliste ce qu’a été la conscience de classe pour le socialisme : une force révolutionnaire. Il développera cette intuition dans un texte manifeste en 1937 qui fait de lui l’un des tout premiers écologistes en France au XXe siècle (Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous. Textes pionniers de l’écologie politique, Paris, Seuil, 2014).
En avril 1935, la revue Esprit publie l’un de ses premiers articles (il a alors 25 ans) qui a le mérite d’attirer l’attention de ses contemporains sur un phénomène alors en pleine expansion : l’emprise publicitaire. Il y affirme notamment que « celui qui couperait le nerf publicitaire transformerait cent fois plus notre civilisation que n’importe quelle révolution politique ».
Alors que le capitalisme mondial est entré en crise depuis 1929, les pratiques et imaginaires publicitaires s’étendent, accompagnant l’invention de l’obsolescence programmée, afin de relancer la consommation et étendre les marchés. En 1932, l’agent immobilier new-yorkais Bernard London observe : « l’organisation du comportement des consommateurs représente désormais le principal enjeu économique ». Pour faire face au désajustement entre offre et demande que révèle la Grande Dépression et alors que l’économie met en circulation quantité de nouvelles marchandises, il propose de planifier l’obsolescence des biens d’équipement et de consommation pour optimiser la marche de l’industrie2.
À l’inverse d’une telle perspective conduisant à soumettre les individus et les sociétés à l’impératif de croissance, Charbonneau souhaite libérer l’individu des tutelles économiques pour le sortir des foules indifférenciées et lui permettre ainsi de déployer sa personnalité et d’inventer son propre devenir au contact de la nature. À l’image de nombreux philosophes et essayistes français de l’entre-deux-guerres qui réfléchissent à la matrice économique commune aux États-Unis et à l’URSS, Charbonneau souligne la « mentalité productiviste » qui domine son époque. Pour éviter le chaos économique, le productivisme requiert une discipline de la consommation afin d’écouler l’ensemble des marchandises produites. Le consumérisme (le mot est plus tardif) est l’enfant naturel du productivisme : pour le jeune intellectuel bordelais, il est nécessaire de combattre l’un et l’autre afin d’encourager un mouvement révolutionnaire enfin libéré du mythe du progrès.
En dépit d’un vocabulaire parfois daté – il faudrait par exemple remplacer le « bonhomme Emboi », que cite Charbonneau, par un objet Ikea – ce texte reste d’une actualité saisissante. Parce qu’il dénonce l’essor du gaspillage et l’obsolescence croissante des marchandises, tout en proposant l’une des premières critiques des faux-besoins et de la vie quotidienne aspirée par l’imaginaire publicitaire, cet article apparaît comme une référence importante, près de 90 ans après sa publication.
LA PUBLICITÉ
par Bernard CHARBONNEAU3
Économistes et Psychologues ne s’en soucient guère encore. Votre rue, votre journal, vos promenades, vos décisions, elle a tout envahi. Mais précisément, elle ne relève point des techniciens. Chacun pourrait en parler : où sont dès lors ses références ? Un spécialiste, un révolutionnaire spécialiste est sérieux ; ne leur a-t-on pas appris dès dix-huit ans à distinguer la connaissance scientifique de la connaissance vulgaire4 (et avec quelle vulgarité nos professeurs prononçaient-ils ce « vulgaire »).
Dans cette rubrique qu’ouvre Esprit sur la révolution quotidienne on se propose précisément de parler du désordre vulgaire. Vous ne spéculez pas, vous ne jouez pas en bourse, vous n’exploitez personne : mais vous lisez les hebdomadaires comme les autres, vous allez au cinéma comme les autres, vous ouvrez votre journal comme les autres. Une époque prend son sens dans les faits et gestes quotidiens, ceux que personne ne remarque ; plus parce qu’ils sont passés dans l’instinct de l’époque, bien plus que dans ses doctrines ou dans ses singularités. Notre dénonciation du désordre serait incomplète si elle n’allait, sous la critique doctrinale et la présentation des grands désordres visibles, jusqu’à la critique quotidienne, reprenons le terme de Bloy, jusqu’à une exégèse des lieux communs.
Le propre du lieu commun est de paraître anodin, comme le propre du désordre bourgeois est de s’être habillé de politesse et de légalité pour adapter le brigandage aux délicatesses d’une société civilisée. Il est par nature celui qu’on laisse dire, laisse passer. Au-dessus des partis et des classes, il nous révèle, si nous voulons l’entendre, combien le même désordre est universalisé dans les cœurs, par dessous les désordres propres aux partis et aux classes. Mais, à proprement parler, on ne l’entend pas. Il est plus excitant de s’émouvoir avec des formules systématiques et des enthousiasmes bruyants que d’écouter la vie quotidienne. Apprendre à reconnaître le quotidien, à saisir l’essentiel dans le médiocre, voilà par quoi nous arriverons à convaincre jusqu’au boutiquier du coin que notre révolution le concerne, et non pas seulement les intellectuels ou les futurs dirigeants.
La publicité est une de ces maîtresses invisibles de nos journées.
Son histoire est instructive. Elle présente un double caractère. D’une part, sortant du domaine commercial, elle a envahi un domaine de plus en plus étendu, elle est devenue de plus en plus subtile et insistante ; de l’affiche sur la baraque du cordonnier elle a conquis le train, le bateau, la route, la tour de 300 m. par-dessus la ville, l’annonce qui se glisse dans les journaux, puis, cachée sous forme de faits divers, le texte même des journaux, enfin, par la T.S.F., jusqu’à l’intimité du foyer. En même temps elle s’est détachée de plus en plus de l’objet qu’elle était chargée de désigner. Dès l’origine elle l’était tant soit peu déjà. Les objets qui s’imposent par eux-mêmes, une maison, des meubles, du pain, provoquent l’achat sans réclame. L’œuvre d’art a moins besoin encore de prier ceux qui la goûtent et la désirent. Une civilisation qui n’aurait pas pour but la production, mais une vie matérielle et spirituelle à la taille de l’homme, ignorerait la publicité. Elle se nourrit exactement de l’anarchie de la production. Du jour où, en vue du seul profit qu’ils en pourraient tirer, des gens ont eu pour fin de vendre des objets dont la nécessité ne s’imposait pas, ils se sont condamnés à lutter à coup de mensonges et d’illusions ; et comme l’homme s’attache plus aux mots qu’au réel, ils ont imposé leurs produits.
Une telle publicité devait rester longtemps embryonnaire, tant que l’on n’eut pas le moyen de donner au mensonge une force d’hypnose et que la mentalité productiviste ne fut pas suffisamment développée. Longtemps subsista un certain rapport entre la publicité et le réel et sauf exception, jusqu’au XVIIIe siècle, la seule publicité courante fut l’enseigne qui se balançait au-dessus de l’échoppe même où le produit se fabriquait. La grande publicité telle que nous la connaissons aujourd’hui, comme la grande presse, comme toutes les forces importantes qui forment l’armature de notre civilisation, est un produit récent de ce que l’on appelle d’un terme trop précis « La Révolution industrielle ». À partir de ce moment la publicité commence à devenir indépendante de la réalité de l’objet (sa nécessité, sa fabrication, sa valeur, etc…).
Lire aussi sur Terrestres : Pierre de Jouvancourt et Quentin Hardy, « Dagognet et l’écologie : anatomie d’un rendez-vous manqué », octobre 2018.
La première phase de cette évolution c’est l’union de la publicité et du journal, en même temps que le développement de l’affichage. Là encore il y a des étapes. Bien que la vente du produit dépende de plus en plus de la publicité faite, il y a au début encore un faible rapport entre la publicité et la production en ce sens que si la publicité s’est détachée de la réalité de l’objet c’est le fabricant qui fait sa propre publicité et l’adresse à une clientèle limitée. Enfin au dernier stade la publicité devient une force propre, indépendante, qui peut servir à tout. Elle n’est plus en puissance du fabricant, elle s’est constituée en dehors du produit, du fabricant et de l’homme client, dans l’agence de publicité. Voulez-vous lancer une marque d’auto, une spécialité pharmaceutique, un homme politique ? Adressez-vous à Havas, il vous fera un devis.
Cette abstraction de plus en plus grande de la publicité à l’égard des réalités qu’elle est censée représenter, s’explique en partie par le caractère de l’industrialisme actuel, sa division des tâches et sa concentration. Mais elle a été servie par l’invention de moyens d’évidence qui peuvent rendre le mensonge plus réel que la réalité. Le développement de la publicité et de son efficacité est étroitement lié aux progrès de la T.S.F., du Cinéma, de la Grande presse. Il est encore lié à l’accroissement considérable de puissance que le progrès technique et le jeu de l’argent peuvent mettre entre les mains des incapables là où autrefois la dure sélection d’une nature indomptée opérait un tri grossièrement normal. L’inflation publicitaire est donc une des formes de l’inflation à la production et à la consommation profitables développée par la fécondité artificielle de l’argent au détriment de l’économie humaine. Elle est du ressort même du régime.
On ne le voit pas, parce qu’elle est partout. Nous avons perdu, je l’ai déjà dit, le sens du quotidien et seul l’exceptionnel nous touche. Cependant celui qui couperait le nerf publicitaire transformerait cent fois plus profondément notre civilisation que par n’importe quelle aventure politique.
L’économie y serait la première intéressée. Songe-t-on au capital énorme gaspillé en publicité au détriment de la qualité du produit ? Ces conseils tonitruants, ces lumières, ces initiales, ces mensonges, à quoi bon ? Est-ce que la publicité comme l’argent ne serait pas le jeu stérile par excellence ? La publicité est nécessaire à la vente, dit-on. Oui, dans le cadre de cette civilisation que nous rejetons. Tout y est si bien embrouillé que les lois de la vente ne sont plus les lois du travail et que ce sont les travaux les plus stériles qui rapportent le plus d’argent. Au lieu de perdre du temps à soigner et à perfectionner votre produit faites de la publicité, toutes choses seront égales d’ailleurs, au résultat comptable sinon à la fécondité humaine. Notre civilisation est ainsi faite que ce sont les actes les plus absurdes qui sont les plus profitables et qu’elle ne vit que grâce à l’erreur, au temps perdu, au sang répandu.
Mais il y a des problèmes bien plus graves que l’absurdité du gaspillage. L’économie ne joue pas dans l’abstrait, elle nous touche. Quand elle est mécanisée elle tourne dans le sens de son inertie. Vous pouvez faire un canon pour défendre la paix, la fonction du canon est de tuer et il l’accomplira tôt ou tard. Ici nous pouvons tous juger sans statistiques ni compétence. Il s’agit de l’action de la publicité sur notre vie même.
Elle est facile à saisir ; si les forces économiques, par les techniques bancaires, de l’industrie, du commerce, des transports, ne déterminent l’homme qu’indirectement, par la publicité elles agissent directement, puisque la réclame a pour but de flatter l’amour-propre, de provoquer le besoin et, pour résister à l’atonie provoquée par une surenchère perpétuelle, de raccrocher violemment. La publicité est le moyen par lequel l’argent réalise directement sa domination sur les objets et sur les hommes.
Provocante, elle ne persuade pas, mais agit par une forme d’évidence qu’aucune philosophie n’a encore proposée et qui relève approximativement du coup de massue. Pour persuader il lui faudrait s’adresser à chaque personne. La personne est son ennemi propre. La personne, c’est la ménagère qui compare et critique, la personne a des exigences et des préférences, la personne fait produire cher et résiste au bagout. L’achat, en régime publicitaire, n’est pas un choix, il est un phénomène d’hypnose collective. Aussi emploie-t-on la répétition, l’éblouissement, l’obsession. Il s’agit de faire des acheteurs malgré soi, des acheteurs-automates. Si vous voyez partout : « Channel est le fourreur sachant fourrer », la facilité de vos nerfs vous conduira un jour chez Channel, au lieu de tant réfléchir.
Le régime de la grande ville éreinte l’homme du matin au soir. Alors, sur sa sensibilité piétinée de bruits, de divertissements, d’agitations, la publicité pose doucement ses ordres. Elle le saisit à son insu chaque fois qu’il erre sans penser à grand-chose, chaque fois que quittant la politique et les pensées il rentre dans le quotidien, regardant machinalement les affiches et les journaux sur le chemin qui mène à son travail.
La publicité, c’est l’école de toutes les classes, l’enseignement en plein air, l’expérience courante où se forme le sens commun. Elle joue dans notre Civilisation le rôle des histoires racontées sur les murs des cathédrales que les paysans regardaient vaguement en attendant la messe ; elle a remplacé les complaintes des colporteurs, les dictons sur la pluie et le beau temps, sur la qualité des bœufs du Nivernais, les proverbes sur les femmes de Dieulivol et les charrues de Villedieu.
Le libéralisme bourgeois lui a fait le terrain libre. Il avait horreur de l’art de plein air, de la culture populaire, de l’enseignement quotidien, il les a abandonnés aux prêches de la production et de la consommation. C’est Citroën qui orne nos rues, c’est Kruschen5 qui nous fait attentifs à nos maladies, c’est Tokalon6 qui se préoccupe de l’avenir des filles, le bonhomme Emboi de l’esthétique de notre intérieur. Le slogan remplace le dicton.
La publicité se charge enfin depuis peu de nos inquiétudes spirituelles. « Voulez-vous un bon conseiller ? » nous demande le Fakir. Spiritualité dirigée, et les gens d’esprit s’y vendent aisément : le Maréchal Franchet d’Esperey, Mistinguett et Cochet affirment l’excellence du Bakerfix7, en retour Détroyat et Borotra8 affirment l’excellence de la politique du colonel de La Rocque. Procédés identiquement les mêmes ; la publicité a ses fatalités : ce n’est pas le ministre qui mène la propagande, c’est la propagande qui mène le ministre. Qu’Hitler ou Kruschen présentent leur sel ou leur politique ils présentent du même coup un idéal général de vie. « Qu’importe pourvu que le foie fonctionne ! » s’écrie sur un placard le vieillard sportif, optimiste et jemenfoutiste. Vendre le produit, c’est persuader à une multitude croissante de gens qu’en effet rien n’importe si le foie fonctionne bien.
Lire aussi sur Terrestres : Aurélien Berlan, « Réécrire l’histoire, neutraliser l’écologie politique », novembre 2020.
Essayez l’exégèse des affiches les plus courantes, au hasard des rues, vous en apprendrez bien plus sur la réalité de votre temps que par les statistiques et les idéologies. Je pourrais multiplier les exemples. Telle affiche de sport d’hiver en dit plus long sur le paganisme actuel que tous les traités des professeurs d’Universités racistes. Neige ensoleillée, un corps de femme brun et épanoui. Qu’importe pourvu que mon corps s’épanouisse au soleil. L’agent de publicité recherche instinctivement à happer les tendances profondes les plus agissantes dans le temps, dans le lieu où il travaille. Voyez la part qu’il fait à l’appel du sexe, depuis le prétexte facile que donnent le vêtement et les pilules de beauté jusqu’aux élégances que Renault ou Peugeot met au volant de son dernier modèle. Tokalon le dit crûment aux femmes : « La fin d’une femme est d’être belle et d’ainsi décrocher le sac. » Tournez la page, et dans ce même journal bien-pensant, vous lirez des fulminations contre l’immoralité des murs. Cela montre assez que cette publicité agit au-dessous des partis politiques et des doctrines, sur le sens commun que chaque jour consolide. Tokalon ou Peugeot convainquent aussi bien le communiste que le camelot d’A. F. Havas avec son argent place le même idéal dans tous les journaux.
Lorsqu’on cherche à analyser ce sens commun créé par les lieux communs publicitaires on y découvre précisément tous les vieux mythes contre lesquels nous nous battons : entre autres, mythes de l’Argent, du Confort et du Progrès. C’est évidemment là qu’il faut rechercher une des causes de la puissance qu’ils ont aujourd’hui. Sens commun indifférent aux doctrines, infiniment plus suggestif que les doctrines car il peut s’exprimer en images, vieux mythes du Soleil, de la Nature, de la Force, du Héros et de la Vedette, de l’Amour-bonheur, de l’évasion, pour chacun on pourrait nommer les affiches. Et nous retrouvons cette similitude entre la publicité politique et la publicité commerciale qui dénonce une âme commune. Le même torse dressé en pleine lumière, le même poing, brosse à dent, fusil ou pioche en main exalte le prolétaire ou le produit untel ; la même jeune fille splendide (mens sana in corpore sano) sert de preuve à l’excellence du fascisme ou du dépuratif. Mêmes images, marques profondes d’un même idéal. A côté des opinions politiques plus ou moins superficielles, plus ou moins apprises, se forme un vaste fond d’opinions et d’images communes qui se cristallise brusquement lorsqu’il y a un parti assez habile et assez riche pour les exploiter. Demain, le régime qui réussira sera peut-être le régime du rien n’importe-quand-le-foie-fonctionne, ou celui qui réussira à aligner le plus de belles filles et d’hommes hygiéniques, un régime de pilules Pink et de bonheur, de pilules orientales et d’érotisme, et de bonshommes Emboi.
Déjà nous croisons dans la rue le petit jeune homme à gomina pour marque de dentifrice, l’aristocrate à l’élégance discrète pour réclame de Borsalino, et celle qui porte des bas Marny, pour ne pas parler du pauvre naïf qui a cru à la voiture aérodynamique. C’est bien là que l’on trouve les motifs de vivre des foules de la grande ville. L’agent de publicité ne doit pas s’embarrasser de philosophies ou de la dignité de l’homme pour faire son tract, il doit obtenir des gens non pas des paroles mais un acte, celui de donner leur argent, il ne doit pas toucher les motifs qu’ils prononcent des lèvres mais ceux qui meuvent sourdement leur cœur.
Ces procédés publicitaires, commerciaux ou politiques, sont indépendants des pays comme des doctrines. Certaines entreprises internationales (Kruschen, Tokalon, Ford, etc…) emploient un seul type de procédé pour être efficace sur la moyenne de tous les pays, et elles réussissent. Elle est ainsi une redoutable puissance d’uniformisation et de dépersonnalisation. Il faut persuader cet homme qu’il doit acheter une voiture Citroën, en lui laissant l’illusion qu’il la choisira librement. Au nom de la production on déformera, on changera sa vie, et comme ces déformations se font sur un type identique, la publicité est une grande créatrice de masses et de déterminismes économiques. Le derrière de M. Milton est une pauvre chose mais sur le grand écran, lorsqu’un peuple s’y passionne, le spectacle devient apocalyptique. Léonora Rheinart la star a une tête de boniche, mais lorsque des milliers de jeunes gens s’enflamment sur les détails de sa vie privée, la boniche monte aux autels. Une morale et une esthétique de tape à l’œil, de vulgarité, de faux et ennuyeux modernisme, voilà ce qu’elle substitue chaque jour un peu plus à la culture populaire.
Ainsi la publicité est contre la personne, par sa puissance contraignante et dans son principe même, puisqu’elle a pour but d’empêcher le choix. Dans une vie tout se tient : elle ne peut nous empêcher de choisir un poêlon sans nous empêcher de vivre selon la vérité.
Nous disions que toucher à ce seul mécanisme serait bouleverser tout le système. On ne serait en effet pas entraîné à moins qu’à supprimer les formes anarchiques de concurrence qui alimentent la surenchère publicitaire, à reprendre tout le problème de la vente dans le sens d’une information directe, discrète, et peut-être automatique du public, et surtout centralisée, à dégager une métaphysique de la vie, donc des besoins, et à régler la production sur cette échelle mobile, mais réglée des besoins.
Dès maintenant, cependant, une révolution est au pouvoir de chacun: la prise de conscience de l’oppression publicitaire et la résistance active à ses suggestions.
Photo d’accueil : Scott Webb sur Unsplash
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Notes
- Dans la collection « Repères philosophiques »
- Voir Bernard London, Ending the Depression Through Planned Obsolescence, New-York, 1932, traduit en français chez Alia en 2019 : Bernard London, L’Obsolescence programmée des objets pour en finir avec la grande dépression, p. 9
- Cet article est extrait du bulletin Intérieur polycopié de notre groupe de Bordeaux [Note de la publication originale dans la revue Esprit en 1935, p. 7-14].
- Le terme est à entendre dans son sens usuel à l’époque : « Qui est admis, pratiqué par la grande majorité des personnes composant une collectivité, appartenant à une culture ; qui est répandu. » – Dictionnaire CNRTL (NdE).
- Célèbre produit pharmaceutique de l’entre-deux-guerres, d’origine britannique, la publicité vante alors de façon dithyrambique les vertus sanitaires de ces sels commercialisés comme miraculeux (NdE).
- Tokalon est une des premières crèmes « antirides » commercialisée au début du XXe siècle et massivement vantée dans la publicité de l’entre-deux-guerres (NdE).
- Produit cosmétique Gomina du nom de l’artiste Joséphine Baker (NdE).
- Joueur de tennis des années 1930, devenu plus tard homme politique (NdE).
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