Blog collectif en collaboration avec La Recherche et la Société Informatique de France
Publié le 14.11.2025 à 07:18
De l’impact de l’IA sur les auteurs

Pouvez-vous nous dire rapidement qui vous êtes, et quel est votre métier ?
Je m’appelle Stéphanie Le Cam. Je suis maître de conférences en droit privé à l’Université Rennes 2, où je travaille plus particulièrement sur le droit d’auteur ainsi que sur le régime social des artistes-auteurs. Parallèlement à mon activité universitaire, j’occupe les fonctions de directrice générale de la Ligue des auteurs professionnels, une organisation qui rassemble aujourd’hui un peu plus de 2 800 autrices et auteurs du livre.
En quoi pensez-vous que l’IA a déjà transformé votre métier ?
En tant qu’enseignante-chercheuse, il est évident que l’intelligence artificielle va transformer en profondeur notre métier. Elle interroge d’abord nos pratiques pédagogiques, notamment les modalités d’évaluation. Demander à un étudiant de rédiger une copie n’a plus le même sens si l’on sait qu’il peut recourir à un modèle d’IAG pour la produire. Cela nous oblige à réfléchir à la finalité de l’enseignement, à la place de l’examen, mais aussi à la manière dont nous transmettons le savoir, longtemps pensée sur un mode très vertical.
Sur le plan de la recherche, l’impact est tout aussi direct. Mes travaux portent sur les transformations du travail de création et sur la précarité structurelle des métiers de la création. Or, l’arrivée de l’IA générative agit comme un véritable séisme dans ce champ : elle redéfinit les conditions de production et les équilibres juridiques et économiques. Elle met à mal de nombreux professionnels de la création et de l’information en les privant d’activités et de rémunérations et en les fragilisant encore plus.
Enfin, dans mes fonctions de directrice générale de la Ligue des auteurs professionnels, je mesure chaque jour à quel point les auteurs sont concernés, en particulier les illustrateurs et traducteurs. L’IA bouleverse déjà leur pratique et leur économie, et il est certain que dans les années à venir, cette question occupera une place centrale dans mon action syndicale.

A quels changements peut-on s’attendre dans le futur ? Par exemple, quelles tâches pourraient être amenées à s’automatiser? A quel horizon ?
D’abord, en tant qu’enseignante-chercheuse, l’IA s’impose comme un outil facilitateur. Dans le montage de projets de recherche, elle permettrait d’aller plus vite pour compiler des données ou préparer des dossiers, mais je ne suis pas convaincue par la réalité de cette accélération, puisqu’elle doit aussi nous obliger à plus de contrôle, plus de vigilance… Si tant est qu’elle existe, elle n’est sans doute pas une bonne chose : la recherche repose aussi sur des temps longs, nécessaires pour construire une véritable analyse et une intelligence collective et définir ensemble les orientations. Si, demain, l’évaluation des projets devait être confiée à des algorithmes, nous perdrions une part essentielle de la délibération académique, et ce ne serait pas vertueux.
Dans l’enseignement, je suis prudente : recourir à l’IA est très risqué, car elle peut fragiliser l’évaluation des étudiants. En revanche, le développement de l’oralité dans les examens pourrait être une piste intéressante. On reproche souvent à l’université de ne pas y consacrer assez de place ; l’IA pourrait paradoxalement nous inciter à la réhabiliter. Enfin, il est certain que des tâches de recherche comme la veille médiatique, juridique ou jurisprudentielle sont déjà de plus en plus automatisées via les bases de données en ligne qui sont mises à la disposition des chercheurs. Cela peut représenter un gain, à condition de rester très vigilant sur la fiabilité et l’intégrité des données produites.
Ensuite, du point de vue des métiers que je représente à la Ligue des auteurs professionnels, l’impact est encore plus brutal. Les illustrateurs, en particulier, se trouvent déjà confrontés à une forme de remplacement massif. La concurrence est rude et le seuil des prix via les outils d’IA est va baisser, ce qui menace directement leur activité. Si nous n’anticipons pas la mise en place d’une vraie protection, beaucoup de professionnels vont être évincés, ce qui est inacceptable.
Si vous devez embaucher de nouveaux employés, quelles connaissances en informatique, en IA, attendez-vous d’eux suivant leurs postes?
Je ne raisonne pas directement en termes « d’embauche », mais plutôt en termes de compétences attendues chez les étudiants que je forme ou chez les professionnels que je côtoie. À l’université, ce que j’attends avant tout, ce n’est pas une expertise technique pointue en informatique ou en intelligence artificielle, mais une capacité à adopter un regard critique et à comprendre les usages de ces outils : savoir quand ils peuvent être utiles, mais aussi percevoir leurs limites et leurs biais.
Dans le monde du livre et de la création, la logique est un peu différente. Les auteurs et autrices doivent savoir en appréhender les mécanismes pour défendre leurs droits et leurs métiers. A titre d’exemple, celui qui l’utilise sans réflexion dans un processus de création, met en péril sa qualité d’auteur et s’expose à des risques juridiques importants. Ce que j’attends donc, ce n’est pas tant une compétence technique qu’une conscience des enjeux : économiques, juridiques, éthiques.
Pouvez-vous préciser quelles formations, à quel niveau?
Dès le lycée, il est important que les élèves acquièrent une culture générale de l’intelligence artificielle : comprendre comment fonctionnent les grands modèles, quelles données ils utilisent, quels biais ils véhiculent et quelles questions éthiques ou juridiques ils posent. Cela ne nécessite pas de compétences techniques avancées, mais bien une initiation critique, indispensable pour tout citoyen aujourd’hui.
Au niveau universitaire, il s’agit d’accompagner les étudiants afin qu’ils ne perdent jamais leur autonomie de pensée ni leur capacité de rédaction et de réflexion.
Pour quelles personnes déjà en poste pensez-vous que des connaissances d’informatique et d’IA sont indispensables?
A mon sens, l’enjeu est civilisationnel et concerne toutes les professions.
Ciblez-vous plutôt des informaticiens à qui vous faites apprendre votre métier, ou des spécialistes de votre métier aussi compétents en informatique?
Je ne crois pas que la question doive se réduire à un choix entre « former des informaticiens à nos métiers » ou « rendre nos spécialistes compétents en informatique ». Bien sûr, les profils d’informaticiens sont précieux, mais à condition qu’ils aient été sensibilisés à d’autres champs : l’éthique, les sciences cognitives, la psychologie sociale ou encore la psychodynamique du travail. Autant de disciplines qui permettent de penser ce que l’IA fait à nos manières de raisonner, de produire du savoir et de transmettre.
Mais je crois surtout qu’il faut ouvrir le spectre au-delà des seuls informaticiens. Les enjeux environnementaux, par exemple, sont majeurs : l’IA a une empreinte énergétique considérable, et il est nécessaire de former aussi des experts capables de mesurer et de réguler cet impact.
Pour les personnes déjà en poste, quelles formations continues vous paraissent indispensables ?
Pour les personnes déjà en poste, je crois que les besoins en formation continue sont exactement les mêmes. Il ne s’agit pas uniquement d’apprendre à manier des outils techniques, mais surtout d’acquérir une culture critique de l’IA.
Un message à passer, ou une requête particulière aux concepteurs de modèles d’IA ?
Je commencerais par dire qu’il serait temps d’arrêter d’aspirer toutes les données sans aucune considération pour leur coût réel, ni pour la valeur du travail qui se cache derrière elles. Chaque donnée extraite pour entraîner un modèle d’IA correspond au travail d’enseignants-chercheurs, d’auteurs, d’illustrateurs, de traducteurs. Or, ces mêmes modèles viennent ensuite concurrencer directement leurs activités. Dans cette logique, il faut envisager d’abord une indemnisation des préjudices subis par l’ensemble des créateurs et des créatrices. Nous devons aussi partir du principe qu’il est encore beaucoup trop tôt de parler de contractualisation et de rémunération au sujets des usages futurs. Aucune rémunération gérée collectivement ne sera suffisante pour permettre aux professionnels de continuer à vivre dignement de leur activité. Il faut donc songer en parallèle à la mise en place d’un statut professionnel fort pour les créateurs et créatrices.
Ce n’est qu’à condition d’accorder la priorité à une création et une information durables que nous relèverons ce défi et continuer de développer dans un cadre équitable, respectueux des créateurs et bénéfique pour la société dans son ensemble.
Interview de Stéphanie Le Cam, Enseignante-Chercheuse et Directrice de la Ligue des Auteurs Professionnels, réalisée par Erwan Le Merrer.
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Publié le 11.11.2025 à 14:12
Quantum & Intelligence Artificielle
Vers une convergence des ruptures technologiques ?
Nous avons le plaisir de vous inviter à une matinée consacrée aux technologies quantiques et d’intelligences artificielles, deux transformations majeures dont la complémentarité ouvre des perspectives inédites.
La session ouvrira avec un état de l’art scientifique porté par deux experts reconnus du domaine :
• Jean Senellart (Docteur en Informatique Linguistique de l’Université de Paris VII)
• Virginie Ehrlacher (CNRS, spécialiste de la simulation quantique et des modèles hybrides)
Une table ronde réunira des acteurs industriels engagés dans le développement des infrastructures et plateformes quantiques :
Ils partageront leurs visions sur l’ouverture, la mutualisation et les potentiels applicatifs à court terme.
- IBM évoquera son partenariat avec HSBC autour d’applications financières hybrides IA-quantique.
- Orange présentera ses travaux sur la détection de malware face aux cyber menaces et les services de communication quantique sécurisés.
Cet événement s’adresse aux décideurs et aux experts souhaitant anticiper les trajectoires croisées de l’IA et du quantique et discuter des enjeux stratégiques pour l’économie numérique.
Date : 8 décembre 2025
Lieu : BivwAk! (3 rue Rossini 75009 Paris) ou en ligne
Horaires : 9h00 – 12h00
INSCRIPTION
Objectifs de l’événement
- Explorer les synergies potentielles entre l’informatique quantique et les technologies d’Intelligence Artificielle.
- Identifier des cas d’usage concrets avancés.
- Permettre un échange entre le monde économique et le monde académique à la pointe de ces sujets.
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Publié le 07.11.2025 à 07:48
Vers un risque d’effondrement des IA génératives ?

L’International Conference on Learning Representations 2024 (ICLR 2024) est un événement rassemblant acteurs du monde économique et scientifiques du monde entier autour des avancées en Deep Learning. Lors de cette conférence, Quentin Bertrand, Joey Bose, Alexandre Duplessis, Marco Jiralerspong et Gauthier Gidel ont présenté un article intitulé « On the stability of iterative retraining of generative models on their own data ».
Dans celui-ci, les auteurs explorent ainsi les conditions dans lesquelles un modèle pourrait « s’effondrer » (collapse), un phénomène où, à force d’auto-alimentation, l’IA produit des résultats de plus en plus biaisés, homogènes, appauvris et inexact. Les résultats de cette étude pourraient bien apporter un nouvel éclairage sur un enjeu central des modèles génératifs. Explications.
L’apprentissage des modèles génératifs
Un modèle génératif d’images synthétiques ne crée pas d’illustrations à partir de rien. En effet, des modèles connus comme MidJourney, Stable Diffusion ou DALL·E, apprennent en étant alimentés par des jeux de données massifs (images, légendes, métadonnées, titre etc.). Ces données sont extraites de diverses sources sur le Web, souvent via des processus automatisés comme le web scraping, ou d’autres techniques d’acquisition de données. Une fois collectées, elles sont structurées et nettoyées pour l’entraînement de l’IA. Cette phase d’apprentissage permet à l’IA de comprendre ce qu’est un chat, un chien, un style artistique, une couleur ou une texture par exemple. Lorsqu’une requête est soumise, l’IA analyse les mots, les compare à sa base de données et génère une image en fonction des correspondances trouvées.
Quand des IA s’entrainent sur… des images d’IA
Et les résultats sont tellement impressionnants que les modèles génératifs remportent un succès grandissant auprès du grand public. Les images dites synthétiques envahissent aujourd’hui Internet. Et… comme un serpent qui se mordrait la queue, les IA commencent à s’entraîner sur une proportion toujours croissante d’images synthétiques. Détecter ce contenu dans les ensembles de données est devenu un problème complexe en soi. Les chercheurs et chercheuses développant de nouvelles générations de modèles génératifs doivent déjà faire face à la réalité suivante : leurs bases d’entraînement contiennent inévitablement du contenu artificiel, rendant ainsi leurs ensembles de données mixtes, c’est-à-dire combinant données réelles et autogénérées.
L’entraînement sur ces ensembles de données mixtes modifie-t-il les performances des modèles ?
Plusieurs articles ont tenté de traiter la question. Parmi eux, citons « AI models collapse when trained on recursively generated data » publié dans la revue Nature. Dans celui-ci, les chercheurs s’interrogent sur le phénomène. Leur conclusion est alarmante : si ce processus n’est pas maîtrisé, il pourrait conduire à un effondrement des modèles génératifs. En effet, à force de traiter des données synthétiques, les productions des IA génératives deviendront de plus en plus homogènes, biaisées et sujettes aux erreurs. En ce sens, les productions vont perdre en diversité ainsi qu’en richesse de contenu. Pour illustrer cela, imaginez un processus de photocopie infinie où chaque nouvelle copie perd un peu plus de la richesse de l’original.

Un effondrement pas si inévitable
L’article coécrit par Quentin Bertrand apporte une nuance essentielle aux conclusions de l’étude publiée dans Nature. En effet, les expérimentations menées sur les modèles génératifs les plus usités démontrent que l’entraînement peut rester stable, à condition que le modèle initial soit suffisasmment bien entraîné et qu’une part conséquente des données d’entraînement provienne de sources réelles plutôt que synthétiques. Le véritable enjeu n’est pas d’exclure chaque image synthétique mais plutôt de s’assurer d’un pourcentage suffisant d’images non synthétiques. Par contre, si le pourcentage d’images réelles devient trop faible, alors oui, l’IA risque effectivement de s’effondrer.
Par ailleurs, la curation humaine joue un rôle central dans la stabilité du modèle. La plupart des interfaces de modèles génératifs vous proposent parfois de choisir entre deux images générées. Ce processus de curation humaine agit comme une forme de « feedback indirect » pour la machine orientant l’évolution du modèle. En somme, à chaque fois que vous faites un choix, vous orientez manuellement l’IA et corrigez indirectement les erreurs potentielles. Pour être « performante » et contourner le problème d’une quantité toujours croissante d’images synthétiques, une IA générative doit à la fois contenir un pourcentage suffisant d’images réelles et disposer d’une méthode de curation humaine agissant comme feedback final.
La curation humaine : une solution sans risque ?
Malheureusement non, le processus de curation peut également comporter des risques comme la réduction de la diversité culturelle et ethnique. En effet, si la majorité des utilisateurs préfèrent des images dans un certain style (ex : visages symétriques, peau lisse et blanche), alors l’IA produira plus souvent ce type d’images au détriment d’autres. Concernant les stéréotypes, lorsqu’on demande à une IA de représenter un métier qui ne comporte pas de distinction entre le féminin et le masculin, syntaxiquement parlant (par exemple en anglais : « Imagine a CEO » ou « Imagine a secretary »), l’IA aura tendance à représenter un homme en CEO et une femme en secrétaire.
Idem pour les IA génératives de textes. Si un modèle est réentraîné sur des réponses déjà optimisées pour être populaires, ne risquet-t-on pas d’exclure des styles d’écritures ou des tournures moins courantes ?
En conclusion, l’essor des modèles génératifs repose sur leur capacité à assimiler et reproduire des données issues du monde réel. Pourtant, face à la prolifération des contenus synthétiques, ces modèles doivent éviter l’écueil de l’auto-apprentissage excessif qui pourrait les mener à une homogénéisation appauvrissante, voire à un effondrement.
Loin d’un scénario catastrophe inéluctable, les recherches menées par Quentin Bertrand suggèrent que des solutions existent : maintenir une proportion suffisante de données réelles et intégrer la curation humaine comme garde-fou. Ces approches permettront d’assurer la diversité et la pertinence des contenus générés, tout en préservant la richesse informationnelle du web. Malgré tout, une question éthique demeure : comment s’assurer que la curation humaine respecte la diversité culturelle inhérente à l’espèce humaine ?
Un autre point qui peut être intéressant à mentionner est que nos travaux essaient de fournir une contribution scientifique entre ces deux « opinions répandues » : celle qui vend que les données synthétiques vont détruire les modèles génératifs et celle qui vend que des données synthétiques ¨bien choisies¨ comme solution magique/miracle au manque de données. La réalité est probablement entre les deux et nécessite encore une quantification scientifique précise.
Quentin Bertrand, chargé de recherche au centre Inria de Lyon et membre de l’équipe-projet Malice, écrit par Manuel Jasse, chargé de communication, Centre Inria de Lyon.
En savoir plus :
- À propos de la stabilité et de l’effondrement des modèles génératifs : On the stability of iterative retraining of generative models on their own data, OpenReview, 05/04/2024
- À propos de la curation des données sur la boucle de ré-entraînement Self-consuming generative models with curated data provably optimize human preferences https://arxiv.org/pdf/2407.09499?
- AI models collapse when trained on recursively generated data, Nature, 24/07/2024
- L’intelligence artificielle peut-elle s’effondrer sur elle-même ? Le Monde, 10/09/2023
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Publié le 31.10.2025 à 07:57
Cadres augmentés ou cadres remplacés ? Un enjeu de formation
L’intelligence artificielle générative (IAg) s’impose dans les entreprises françaises, bouleversant les pratiques des cadres. Si certains postes peuvent être automatisés, des premières analyses indiquent que les fonctions des cadres seraient « augmentées » plutôt que massivement remplacées, en permettant à ceux-ci de se concentrer davantage sur des tâches stratégiques. Cette évolution du métier de cadre nécessite des plans de formation, précédés d’une réflexion sur l’introduction de l’IAg dans l’entreprise.
L’IA n’est plus une tendance futuriste : 53% des grandes entreprises, 46% des PME et 41% des TPE indiquent encourager ou accepter son utilisation au sein de leurs équipes d’après l’APEC. Elle transforme donc déjà le quotidien des entreprises et impacte les métiers de leurs salariés.
Si l’on se focalise sur l’IA générative (IAg), sa particularité est qu’elle est capable de réaliser des tâches complexes et non répétitives associées à des emplois très qualifiés. L’IAg est donc susceptible d’affecter « certains métiers de la connaissance, de la stratégie et de la créativité », comme l’indique la Commission de l’Intelligence Artificielle dans son rapport « IA : notre ambition pour la France » publié en mars 2024.
En théorie donc, les emplois des cadres seraient impactés par l’IAg, ce qui suscite des inquiétudes : va-t-elle supprimer et remplacer des emplois de cadres, ou au contraire stimuler leur productivité et, par le jeu de mécanismes économiques, créer des nouveaux emplois ?

L’IA générative transforme-t-elle vraiment le rôle des cadres ?
Bien qu’il soit encore à ce stade difficile de prédire les impacts de l’IA sur le marché du travail et sur les emplois car les technologies ne sont pas stables, comme le rappelle l’Organisation Internationale du Travail (OIT), plusieurs études nous permettent d’apporter des premiers éléments de réponse.
Un working paper de l’OIT adopte une approche consistant à décomposer les métiers en tâches, afin d’identifier celles qui peuvent être automatisées, et montre que les postes de managers sembleraient peu menacés de remplacement par l’IAg. Ces postes relèveraient des emplois augmentés : certaines tâches, notamment créatives, seraient refaçonnées ou déléguées à l’IAg, libérant du temps pour celles à forte valeur, difficilement automatisables. Par exemple, Pescher et Tellis (2025) montrent que pour maximiser les effets de l’IAg dans le processus d’idéation, les managers devront plus que jamais concentrer leurs efforts sur la construction d’une culture organisationnelle tournée vers l’innovation. Ils auront également pour rôle d’encadrer l’IAg : prise de recul sur les résultats générés, évaluation et sélection des idées créatives proposées, etc.
Dans son rapport « IA : notre ambition pour la France » publié en mars 2024, qui favorise aussi une décomposition par tâches, la Commission de l’Intelligence Artificielle conclut que l’IA tendrait à avoir un effet global positif sur l’emploi « car celle-ci remplace des tâches et non des emplois ».
Ces études se focalisent sur le métier de « manager », toutefois tous les cadres ne sont pas managers. Si l’on regarde les résultats de l’estimation des effets potentiels de l’IAg sur les professions réalisée par l’OIT en 2025, certaines professions de cadres seraient en revanche très impactées par l’IAg, comme les cadres comptables.
On peut donc avancer que, si l’IAg ne « remplacera » pas la plupart des cadres, elle sera néanmoins vectrice de déplacements des tâches effectuées par ceux-ci et de modifications de leur nature, au-delà d’être un outil à maîtriser pour améliorer ses performances.
L’IA : une opportunité pour les cadres, à condition de se former
Qu’en pensent les cadres eux-mêmes ? L’étude de l’APEC publiée en juin 2025 s’est justement intéressée au regard que ceux-ci portent sur l’IA. Elle révèle qu’en mars 2025, près de 4 cadres sur 10 considèrent l’IA comme une opportunité pour leur métier, soit 15 points de plus qu’en mai 2023.

En effet, plusieurs avantages de l’IAg sont perçus par les cadres qui utilisent celle-ci au travail au moins une fois par semaine : par exemple, 37% d’entre eux reconnaissent l’IA comme un levier de performance permettant de gagner en productivité et en efficacité, 28% comme un moyen d’améliorer la qualité de leur travail.
Cette étude souligne également qu’en mars 2025, 24% des cadres interrogés avaient suivi une formation sur l’IA, alors que 72% souhaitaient bénéficier d’une formation professionnelle, notamment une formation métier, preuve d’une forte demande.
En effet, il paraît difficile d’envisager des mutations plus ou moins importantes des métiers de cadres sans plans de formation appropriés. La formation professionnelle continue apparaît comme un atout stratégique pour anticiper, comprendre et maîtriser ces outils ; « l’investissement dans la formation professionnelle continue des actifs et les dispositifs de formation autour de l’IA » est d’ailleurs une préconisation de la Commission IA. Des incréments de salaire tendent à être observés pour les professionnels qui se forment en réponse à une exposition à l’IA.
La structuration du plan de formation évite les errances lors de l’introduction de l’IAg en entreprise
Toutefois, nous l’avons dit : il est aujourd’hui encore difficile pour les entreprises de circonscrire avec précision lesdites mutations alors que les technologies de l’IAg ne sont pas stabilisées, et d’en déduire des plans de formation précis. Le risque pour l’entreprise est alors de se disperser et de gaspiller temps et ressources dans des projets d’introduction de l’IAg inadéquats, et en particulier dans des plans de formation de ses managers mal calibrés.
Lors d’un entretien accordé en mai 2025 à la revue MIT Sloan Management Review, l’économiste Daron Acemoğlu invite les dirigeants et cadres d’entreprise à une réflexion structurée et approfondie, en évitant de se lancer dans des projets d’IAg précipitamment, sous prétexte d’une mode, ou de chercher systématiquement à réduire leurs coûts grâce à cette technologie. Selon lui, pour être compétitive et devenir leader dans son domaine à l’ère de l’IAg, une entreprise doit d’abord se demander comment celle-ci peut lui permettre d’améliorer ses produits et services.
Il paraît indispensable d’impliquer les cadres dans cette réflexion stratégique préalable : revue des technologies existantes, veille, évaluations des usages utiles, etc. Cela permettra de mieux anticiper les impacts de cette technologie sur les différentes fonctions et postes au sein de l’organisation. Une première formation d’acculturation à l’IAg à destination des cadres semble ici nécessaire.
Une fois la feuille de route établie, un plan de formation global pour les salariés — et en particulier les cadres — pourra alors être élaboré de façon éclairée, intégrant des modules métiers avancés et ciblés qui répondront avec pertinence aux besoins de l’entreprise.
Anne-Cécile Lebrun, Ingénieure et co-gérante de LBKE
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Publié le 24.10.2025 à 07:45
Coup d’œil dans le rétro de La Recherche
Des grands entretiens :
Xavier Leroy : En informatique, la notion de confiance est fondamentale, propos recueillis par Philippe Pajot, mensuel 548, juin 2019.
Georges Gonthier : La blockchain est une technologie de rupture, propos recueillis par Philippe Pajot, mensuel 545, mars 2019.
Anne Canteaut : La meilleure garantie de sécurité est l’épreuve du temps, propos recueillis par Philippe Pajot, mensuel 541, novembre 2018.
Et des petits entretiens :
Leslie Ann Goldberg : Mon but est de comprendre combien certains problèmes sont difficiles, propos recueillis par Évrard-Ouicem Eljaouhari et Charlotte Mauger, août 2022.
Romain Gay : L’obfuscation révolutionne les techniques de chiffrement, dans trimestriel 567, octobre-décembre 2021.
Joris van der Hoeven : La complexité de la multiplication, propos recueillis par Philippe Pajot, avril 2019.
Des sujets fondamentaux :
Pascal Michel, Tristan Stérin et Shawn Ligocki : La longue quête du castor affairé, trimestriel 582, juillet-septembre 2025.
Patrick Massot : Pourquoi raconter des maths à unordinateur, trimestriel 571, octobre-décembre 2022.
Théo Ryffel : La nouvelle technologie de protection des données, trimestriel 564, février-mars 2021.
Papiers d’analyses et actualités :
David Chavalarias: La bataille invisible du numérique, trimestriel 582, juillet-septembre 2025.
Pierre-Louis Curien : Un prix pour le rapprochement des mathématiques et de l’informatique, propos recueillis par Philippe Pajot, novembre 2020.
Chroniques :
Serge Abiteboul : Davantage de filles en cours d’informatique : chiche !, mensuel 558, avril 2020.
Gérard Berry : Musique et informatique un mariage d’amour, mensuel 556, février 2020.
Serge Abiteboul : Mais pourquoi les logiciels sont ils si gros , mensuel 544, février 2019.
Gérard Berry : Hommage à Maurice Nivat pionnier de l’informatique théorique, mensuel 530, décembre 2017.
Disponible sur abonnement
Donald Knuth : Programmer, ou l’art d’expliquer des choses à un ordinateur, propos recueillis par Philippe Pajot, trimestriel 583, octobre-décembre 2025.
Chloé Mercier, Serge Abiteboul et Thierry Viéville.
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Publié le 17.10.2025 à 08:00
Aux abords de l’abîme : l’art à l’ère de l’IA

L’intelligence artificielle ne se contente plus d’assister les artistes, elle génère des œuvres entières. Loin de n’être qu’une révolution technique, cette mutation nous confronte à une question vertigineuse : que reste-t-il de l’acte créateur humain lorsque l’algorithme devient auteur ?
Il y a plus de deux mille ans, dans le Phèdre de Platon, le roi Thamous accueille avec méfiance l’invention de l’écriture, présentée par le dieu Thoth comme un remède à l’oubli. Loin d’être une aide pour la mémoire, avertit le roi, cette technique en sera le simulacre, produisant une sagesse d’apparence au détriment de la véritable connaissance: celle qui naît du dialogue vivant. L’écriture, ce pharmakon – à la fois remède et poison -, allait externaliser la pensée, pour le meilleur et pour le pire.
Aujourd’hui, une nouvelle technologie, nous place devant le même dilemme. L’intelligence artificielle générative, capable de composer une symphonie, d’écrire un poème ou de peindre un tableau en quelques secondes, se présente comme l’ultime auxiliaire de la créativité. Mais ne risque-t-elle pas de vider l’acte créateur de sa substance, en automatisant ce qui relevait jusqu’ici de l’effort, du doute et de l’engagement existentiel ?
La question n’est plus de savoir si l’IA peut créer. Les œuvres sont là, souvent bluffantes de cohérence stylistique. La véritable interrogation, plus profonde, est de savoir ce que cette nouvelle puissance fait à notre propre créativité. Si l’IA devient un partenaire, voire un agent principal du processus artistique, comment cela reconfigure-t-il l’identité de l’artiste, le sens de l’œuvre et les fondements mêmes de l’originalité ?
Aux racines de l’acte créateur
Pour saisir l’ampleur du séisme, il faut d’abord cartographier ce que l’on cherche à défendre. La notion de créativité a elle-même une histoire. D’abord perçue comme une « folie divine » dans l’Antiquité, une inspiration transcendant l’humain, elle s’est progressivement intériorisée à la Renaissance pour devenir, avec le romantisme, l’attribut du « génie » : une force innée, singulière et inimitable. Or pour Kant, le génie est ce « don naturel qui donne ses règles à l’art », un talent qui ne s’apprend ni ne s’imite.
C’est précisément sur ce point que l’IA semble échouer. Margaret Boden propose une typologie éclairante, distinguant trois formes de créativité. La première, combinatoire, assemble des idées familières de manière nouvelle. La seconde, exploratoire, explore systématiquement les possibilités offertes par un style ou un ensemble de règles. Dans ces deux domaines, l’IA excelle. Nourrie de millions d’œuvres, elle est une virtuose de la recombinaison et de l’extrapolation stylistique.
Mais la troisième forme, la créativité transformationnelle, lui échappe. Il s’agit ici de briser les règles elles-mêmes, de changer le paradigme, de rendre possible ce qui était auparavant impensable. Ce type de rupture ne relève pas de la statistique, mais d’une décision radicale qui semble, pour l’heure, le propre de l’humain.

Image générée par StableDiffusion.
Cette capacité transformationnelle repose sur un triptyque que les algorithmes peinent à simuler. D’abord, l’intentionnalité : l’acte créateur est à propos de quelque chose. Il est dirigé par une vision, un désir d’exprimer une idée ou une émotion. Il ne s’agit pas seulement de produire un résultat, mais de l’orienter vers un sens. Ensuite, la résonance émotionnelle : l’art puise sa force dans l’expérience vécue: la joie, la souffrance, l’émerveillement. L’IA peut analyser et reproduire les codes du pathos, mais elle ne ressent rien. Elle manipule la syntaxe de l’émotion sans en connaître la sémantique. Enfin, l’ancrage culturel : une œuvre ne naît jamais dans le vide. Elle dialogue avec une histoire, des traditions, des luttes sociales. Le punk-rock n’est pas qu’une affaire d’accords de guitare saturés ; c’est une révolte contre des normes sociales et musicales. L’IA peut ingérer des corpus culturels, mais elle n’habite pas le monde qui leur donne leur portée.
De la main à la commande, mutation d’un métier
Cette distinction philosophique faite, il faut observer comment l’IA s’immisce concrètement dans le processus créatif. Une analyse fine de celui-ci révèle des zones de frictions particulièrement sensibles. Si l’IA est un assistant formidable pour les tâches techniques (tri ou suggestion), son influence devient problématique lorsqu’elle touche au cœur de la création : la génération de l’idée elle-même. C’est dans cette « zone sensible » que le potentiel de l’IA et la subjectivité humaine s’affrontent.
Un phénomène plus préoccupant encore est celui du « chaînage » : la capacité des modèles récents à prendre en charge plusieurs étapes successives du processus de création, de la recherche d’inspiration à la production finale. L’artiste, hier artisan courbé sur sa matière, risque de devenir un simple curateur, un chef d’orchestre d’algorithmes. Son rôle se déplace de la création directe vers l’ingénierie de « prompts » et la sélection parmi une infinité de propositions générées par la machine.
Cette mutation redéfinit la nature même du talent. La maîtrise d’un instrument ou d’une technique cède la place à la dextérité avec laquelle on dialogue avec le système. En musique, par exemple, l’interface n’est plus le manche d’une guitare ou le clavier d’un synthétiseur, mais de plus en plus souvent le langage lui-même. « Crée-moi un morceau, à la fois mélancolique et hypnotique » La création devient un acte de spécification verbale, une abstraction qui met à distance l’engagement corporel, l’imprévu d’un geste, la résistance de la matière qui ont, de tout temps, nourri l’art.
Les périls d’une création sans friction
Cette facilité apparente n’est pas sans danger. Le premier est l’érosion du savoir-faire. Le sociologue Richard Sennett a montré combien l’engagement patient et la confrontation avec les difficultés matérielles sont essentiels à la construction du sens et à la motivation. Un processus créatif sans friction, où chaque obstacle est aplani par l’algorithme, risque d’engendrer des œuvres polies mais sans âme, et de priver l’artiste de la joie profonde qui naît du dépassement d’une contrainte.
Le second péril est celui de l’homogénéisation culturelle. Theodor Adorno, dans sa critique de l’« industrie culturelle », alertait déjà sur la standardisation de l’art à des fins commerciales. L’IA pourrait porter cette tendance à son paroxysme. En apprenant à partir de gigantesques bases de données, les modèles identifient les schémas qui ont eu le plus de succès par le passé et les reproduisent. S’instaure alors une boucle de rétroaction : l’IA génère des œuvres qui ressemblent aux succès d’hier, les plateformes les promeuvent car elles correspondent aux attentes du public, et ces nouvelles œuvres viennent à leur tour nourrir les futures IA. Le résultat est un cul-de-sac esthétique, un monde de variations infinies sur les mêmes thèmes, où la véritable rupture, l’avant-garde, peine à émerger.
Le philosophe Bernard Stiegler voyait dans ce processus un risque de « désindividuation » : la perte de la capacité, pour les individus et les collectivités, à forger leur identité et leur avenir à travers des œuvres symboliques singulières. La culture ne serait plus réinventée, mais simplement reproduite.
Mais le danger le plus profond, et le plus subtil, est peut-être la « perte de l’abîme ». L’acte de créer a toujours été une confrontation avec l’inconnu, un saut dans un vide de possibilités. L’artiste se tient au bord d’un abîme et chaque décision (chaque note, chaque couleur) est un engagement irréversible qui ferme d’autres chemins. Ce poids existentiel, ce risque, confère à l’œuvre sa densité. Or, l’IA remplace cet abîme par un « espace latent » : un univers de possibilités certes vaste, mais entièrement cartographié par la statistique. L’inconnu est remplacé par le probable. La décision irréversible cède la place à un continuum infini d’options réversibles. La création, autrefois une aventure, devient une navigation optimisée dans un territoire balisé. Que reste-t-il quand il n’y a plus de vide à affronter ?
Vers la méta-créativité ?
Faut-il pour autant voir dans l’IA la fin de l’art ? Peut-être assistons-nous plutôt à l’émergence d’un nouveau paradigme : la méta-créativité. Dans ce modèle, l’acte créateur ne consiste plus à façonner l’œuvre directement, mais à concevoir, guider et contraindre le système qui la génère. La créativité devient une vertu épistémique, une capacité à poser les bonnes questions, à trouver des problèmes plutôt qu’à les résoudre.
Cette vision n’est pas sans noblesse. Après tout, comme le suggère le philosophe Andy Clark, l’être humain est un « cyborg-né », qui a toujours intégré des technologies pour étendre ses capacités cognitives. L’IA pourrait être le plus puissant de ces exosquelettes mentaux.

Image générée par StableDiffusion.
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Pourtant, la tension demeure. Le véritable danger n’est pas tant une IA super-intelligente qui nous remplacerait, mais, comme l’écrit la philosophe Anne Alombert, « l’industrialisation de la pensée et l’automatisation de l’altérité ». Le risque est que, par souci d’efficacité et d’engagement, nous déléguions aux machines non seulement les tâches fastidieuses, mais aussi la capacité même de penser différemment, de produire cette rupture, cette altérité radicale qui est le moteur de l’évolution culturelle.
Nous sommes à l’aube de cette nouvelle ère. Le mythe de Thoth ne nous dit pas de refuser l’écriture, mais de rester vigilants face à sa double nature. De même, le défi n’est pas de rejeter l’IA, mais de l’intégrer à nos pratiques d’une manière qui augmente notre créativité au lieu de la diminuer. Il s’agit de préserver des espaces de friction, de lenteur et de doute, de continuer à cultiver le dialogue irremplaçable entre un corps, un esprit et la matière. Car c’est peut-être dans cette lutte, dans cette confrontation avec l’abîme, que se loge ce qui, en nous, restera toujours au-delà de tout calcul.
Ninon Devis Salvy
Instagram : https://www.instagram.com/ninon.dvslv/
Website : https://ninon-io.github.io/
Pour aller plus loin:
- Platon, Phèdre, trad. Luc Brisson, Paris, Flammarion (GF), 1989.
- Kant, Immanuel, Critique de la faculté de juger, trad. Alexis Philonenko, Paris, Vrin, 1965.
- Boden, Margaret A., The Creative Mind: Myths and Mechanisms, Londres, Routledge, 1990.
- Sennett, Richard, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [trad. fr. de The Craftsman], Paris, Albin Michel, 2010.
- Adorno, Theodor W. et Horkheimer, Max, La dialectique de la raison, trad. Eliane Kaufholz et Jean Laplanche, Paris, Gallimard, 1974.
- Stiegler, Bernard, La société automatique, 1. L’avenir du travail, Paris, Fayard, 2015.
- Clark, Andy, Natural-Born Cyborgs: Minds, Technologies, and the Future of Human Intelligence, Oxford, Oxford University Press, 2003.
- Alombert, Anne, Schizophrénie numérique. Anthropologie des technologies numériques, Paris, Éditions Divergences, 2023.
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Publié le 10.10.2025 à 08:01
L’intelligence artificielle et la fabrique du savoir clinique

Dans cet article, nous discutons des développements récents de la recherche en apprentissage statistique, qui ambitionnent de repenser l’avenir des essais cliniques. Ces travaux visent à pallier les limites inhérentes à ces derniers et à permettre la prédiction des effets de traitement dans des populations distinctes de celles étudiées initialement. Ils s’inscrivent ainsi dans une perspective plus large de personnalisation des traitements, où la prise en charge est adaptée en fonction des caractéristiques individuelles de chaque patient.
Si la « médecine personnalisée » s’impose désormais comme un idéal régulièrement invoqué, force est de constater que, dans de nombreux domaines, le paradigme du one-size-fits-all — un traitement identique pour l’ensemble des patients — demeure prédominant. Cette situation s’explique entre autres par la difficulté, voire la subtilité, qu’il y a à établir de manière robuste l’effet moyen d’un traitement au sein d’une population donnée.
1) L’essai clinique randomisé : un étalon d’or aux nombreuses limitations.
Les essais cliniques randomisés constituent l’étalon d’or de la médecine fondée sur les preuves (“evidence-based medicine”) pour évaluer l’efficacité d’une intervention sur une population. Dans leur forme la plus simple, ils consistent à recruter des volontaires puis à les répartir aléatoirement entre un groupe recevant le traitement étudié et un groupe témoin recevant un traitement de référence. Cette randomisation assure, en moyenne, l’équilibre des caractéristiques initiales (âge, facteurs de risque, antécédents médicaux) entre les groupes, permettant ainsi d’attribuer avec confiance toute différence observée à l’intervention testée. Les essais permettent donc d’isoler l’effet propre du traitement en minimisant l’influence de facteurs confondants : c’est ce que l’on appelle la validité interne.
Malgré leur rigueur méthodologique, les essais cliniques randomisés présentent des limitations majeures. Ils sont tout d’abord coûteux et chronophages : en contexte d’urgence sanitaire, comme lors de la pandémie de Covid-19, leur temporalité peut se révéler incompatible avec l’exigence de décisions rapides, rendant nécessaire le recours à d’autres sources de preuves pour évaluer l’efficacité d’un vaccin ou d’un traitement. Ensuite, il n’est ni possible ni éthique de mener un essai dans toutes les situations. On ne saurait, par exemple, assigner un groupe de volontaires à fumer pendant vingt ans afin d’en observer les effets. Enfin, les critères stricts d’inclusion et d’exclusion — souvent indispensables pour des raisons de sécurité — entraînent deux conséquences majeures :
- Des populations restreintes : la taille médiane des essais cliniques en chirurgie n’atteint que 122 participants, ce qui limite non seulement la puissance statistique, compromettant la détection d’effets pourtant réels mais rend aussi difficile l’usage de méthodes d’intelligence artificielle, gourmandes en données, ou la personnalisation des traitements (identifier « un patient qui me ressemble »).
- Un déficit de validité externe : ces critères conduisent à sélectionner des participants éloignés des profils rencontrés en pratique courante — par exemple, un groupe homogène d’hommes jeunes et en bonne santé, là où les patients réels sont souvent plus âgés, présentent des comorbidités, ou appartiennent à des populations vulnérables. Les femmes enceintes, les personnes âgées ou les patients avec des maladies chroniques en sont fréquemment exclus. Cela conduit à des effets de traitements estimés sur des populations qui diffèrent des populations qui pourraient bénéficier du traitement (en mathématiques, cela correspond à ce qu’on appelle un changement de distribution). Dans certains domaines, tels que les pathologies respiratoires ou allergiques, moins de 10 % des patients qui recevront effectivement le traitement dans la vie réelle correspondent au profil des participants inclus dans les essais [Pahus2019]. Cette absence de représentativité n’est pas anodine : elle réduit la portée clinique et politique des conclusions, et crée une inégalité dans la connaissance médicale, en laissant certains sous-groupes de patients avec un déficit de preuves pour guider leur prise en charge.

2) Les données de vie réelle : une richesse à exploiter avec prudence
Face aux limites des essais cliniques, les autorités sanitaires, telles que la U.S. Food and Drug Administration (FDA) et l’European Medicines Agency (EMA) [HMA_RW2024], s’appuient de plus en plus sur l’analyse de données dites « de vie réelle » pour guider la décision médicale et réglementaire en complément des essais cliniques. Ces données peuvent provenir de la recherche (registres, cohortes, biobanques, études épidémiologiques) ou de la pratique courante (dossiers médicaux électroniques, bases administratives ou d’assurance, applications patients). Elles peuvent, dans une certaine mesure, être plus rapidement accessibles que les données d’essais cliniques, mais surtout elles offrent une représentation plus fidèle des populations susceptibles de bénéficier d’un traitement. Leur volume et leur diversité ouvrent ainsi des perspectives considérables.
Cependant, leur exploitation se heurte à un obstacle majeur : l’absence de randomisation. Dans les données de vie réelle, les traitements sont attribués selon des critères médicaux ou logistiques, ce qui introduit des biais de confusion.
| Le saviez-vous? Corrélation n’est pas causalité.
Qu’un traitement soit associé à une mortalité plus élevée ne signifie pas nécessairement qu’il en soit la cause. Cette corrélation peut s’expliquer par le fait que le traitement est prescrit prioritairement aux patients les plus graves, dont l’évolution est naturellement moins favorable. Dans ce contexte, la sévérité des patients représente une variable dite confondante, qui influence simultanément l’attribution du traitement et l’issue observée. |
C’est pourquoi l’analyse de données de vie réelle demeure exposée aux critiques. Pour établir un lien de causalité — et aboutir à des conclusions comparables à celles d’un essai randomisé (ce que l’on nomme l’« émulation d’essai clinique » [Hern2016]) — il est indispensable de distinguer l’effet propre d’un traitement de l’influence des variables confondantes. Cela suppose de disposer de l’ensemble de ces variables, comme la sévérité dans l’exemple précédent. La taille des bases de données ne résout pas ce problème : sans les bonnes variables, aucune méthode, même l’algorithme d’intelligence artificielle le plus sophistiqué, ne permet de séparer corrélation et causalité. En pratique, le “design” de l’étude — sa conception et sa structuration pour répondre à une question précise — est souvent plus déterminant que la méthode d’analyse. C’est pourquoi un dialogue étroit entre méthodologistes, cliniciens et experts en données est essentiel dès la conception du projet, afin d’identifier les informations à collecter et de définir les méthodes d’analyse les plus adaptées.
Ces méthodes peuvent aller des méthodes statistiques classiques, comme les régressions multivariées, à des approches plus récentes d’apprentissage statistique ou d’intelligence artificielle, telles que le double machine learning [Cherno2018]. Ces techniques permettent de modéliser des relations complexes et de traiter des données massives, hétérogènes et parfois décentralisées, notamment grâce à l’apprentissage fédéré.
Notons qu’il existe toutefois des approches, comme les analyses de sensibilité, qui permettent de renforcer la confiance dans les conclusions même en présence de facteurs confondants non observés. C’est notamment grâce à ce type de méthodes que l’effet causal du tabagisme sur le cancer du poumon a pu être conforté [Cornfield1959].
| Le saviez-vous ? Pendant le Covid, les données de vie réelle ont ainsi été analysées pour démontrer l’efficacité du vaccin Pfizer et lancer les campagnes de vaccination avant la publication complète des résultats des essais cliniques [Haas2021]. |
3) Les promesses et les défis de l’intégration de données
Combiner les informations issues des essais randomisés et des données de vie réelle constitue aujourd’hui un domaine de recherche extrêmement actif. L’idée centrale est que certaines connaissances peuvent émerger d’analyses intégratives, en combinant les forces des différentes sources de données, que l’on ne pourrait jamais obtenir en analysant chaque source de données isolément.
Parmi les applications à fort potentiel, trois se distinguent particulièrement :
- Prédire l’effet d’un traitement évalué dans un essai sur une nouvelle population cible, différente de celle de l’essai initial — ce que l’on désigne parfois sous les termes de transportabilité, généralisation, et qui se rattache également aux méthodes d’adaptation de domaines.
- Comparer les résultats d’essais cliniques et de données de vie réelle afin de valider et consolider les méthodes d’analyse de données de vie réelle.
- Mieux estimer les effets hétérogènes d’un traitement (i.e. l’effet du traitement dépend des caractéristiques du patient), ouvrant la voie à une personnalisation plus fine des soins.
Prenons le premier cas : prédire l’effet d’un traitement dans une population cible différente de celle de l’essai. Ces approches, de plus en plus considérées comme essentielles, pour repenser le rôle des essais cliniques dans la production de preuves médicales, ont des implications majeures. En France, la prise en charge ou non des médicaments par la solidarité nationale repose sur leur efficacité [FHA2024], et l’amélioration thérapeutique conditionne aussi leur prix. Ainsi, la capacité à anticiper les bénéfices d’un traitement dans des populations diverses, notamment celles qui en bénéficient, peut influencer non seulement les prix (et donc les dépenses associées), mais aussi l’accès aux soins et les politiques de santé. Par ailleurs, des travaux récents suggèrent que les méthodes de généralisation pourraient également redéfinir le rôle de la méta-analyse [Berenfeld2025], traditionnellement placée au sommet de la hiérarchie de la médecine fondée sur les preuves.
Les techniques actuelles — pondération, régression, ou approches hybrides — permettent d’ajuster les différences de caractéristiques entre la population de l’essai et la population cible. Imaginons un traitement dit hétérogène dont l’efficacité varie fortement selon l’âge : quasi nulle chez les jeunes, mais bénéfique pour les personnes âgées. Un essai incluant des participants de 20 à 65 ans, majoritairement âgés de 25 ans, ne reflète pas une population cible couvrant le même intervalle mais avec une majorité de participants autour de 60 ans. Pour prévoir l’effet du traitement, à partir des résultats de l’essai, dans la population cible, la méthode de pondération par probabilité inverse (inverse propensity weighting), couramment utilisée en sondages, attribue plus de poids, aux participants âgés de l’essai, afin que la distribution des âges de l’échantillon pondéré corresponde à celle de la population cible. Ainsi, un traitement dont l’efficacité a été démontrée par un essai en France pourrait être réévalué pour les États-Unis en pondérant les participants français de façon à ce qu’ils ressemblent aux Américains.

Un des principaux défis est que cette approche exige un certain recouvrement des caractéristiques entre les deux populations. Or, dans la pratique, ce recouvrement est souvent limité. Par exemple, si un essai a été mené uniquement sur des individus de 20 à 40 ans et que l’on souhaite prévoir l’effet du traitement chez des personnes de 40 à 60 ans (un traitement efficace chez de jeunes adultes le sera-t-il aussi chez les personnes âgées ?), ou encore si un traitement a été testé exclusivement chez des hommes et que l’on souhaite extrapoler aux femmes, on sort de la zone de simple réajustement statistique pour entrer dans celle de l’extrapolation, beaucoup plus incertaine et risquée. Ces situations posent des questions méthodologiques et cliniques majeures : les résultats obtenus dans un contexte géographique, culturel ou sanitaire donné peuvent-ils être valables dans un autre ? Autant de problématiques qui sont aujourd’hui au cœur des recherches en intelligence artificielle sur la fusion des données et la transportabilité des effets de traitement.
4) Quelle mesure choisir pour estimer un effet de traitement ?
Jusqu’à présent, nous avons surtout discuté des sources de données utilisées pour estimer un effet de traitement : les essais cliniques, qui permettent de démêler l’effet du traitement de celui des autres facteurs ; les données de vie réelle, plus représentatives des populations d’intérêt et disponibles en grand volume ; et enfin les approches qui combinent ces deux sources afin de tirer parti de leurs forces respectives et de compenser leurs faiblesses. Mais nous n’avons pas encore abordé une question centrale : comment mesure-t-on concrètement un effet de traitement ?
Prenons un exemple. Dans un essai clinique, un médicament vise à réduire le risque d’accident vasculaire cérébral (AVC) dans les cinq années suivant la prescription. Supposons que 3 % des patients non traités fassent un AVC, contre 1 % parmi les patients traités. À première vue, on peut dire que le traitement fonctionne. Mais cet effet peut être exprimé de plusieurs manières.
| Le saviez-vous ? La perception de l’ampleur de l’effet diffère considérablement selon la mesure utilisée.
En valeur absolue, la différence de risque montre une réduction de 2 points de pourcentage (0,02). En valeur relative, le rapport de risque indique un risque divisé par trois. Ainsi, une baisse de 3 % à 1 % semble modeste en absolu, mais spectaculaire en relatif. |
C’est pourquoi les autorités de santé exigent, pour les essais cliniques, la présentation de plusieurs indicateurs afin de permettre une lecture nuancée des résultats. Et il est important que le public ait accès à ces différentes façons de lire les résultats. Il existe de nombreuses mesures d’effet — risk difference, risk ratio, odds ratio, number needed to treat (nombre de patients à traiter pour éviter un événement indésirable) — qui non seulement donnent des impressions différentes, mais dépendent aussi du risque de base: diviser un risque par trois n’a pas le même impact selon qu’il soit initialement de 90 % ou de 0,3 %. Et cela vaut déjà pour l’essai clinique, considéré comme la source de données la plus « propre », et ne concerne qu’un effet moyen dans la population, sans même aborder la question des effets individualisés. Une autre subtilité tient au fait qu’un effet peut apparaître homogène ou hétérogène selon la mesure retenue : ainsi, il peut varier avec l’âge en différence de risque, tout en restant constant en rapport de risque. Ce phénomène rappelle qu’il est essentiel de recourir à plusieurs indicateurs pour restituer une vision complète des effets d’un traitement, tout en affinant la compréhension mathématique des phénomènes sous-jacents. Cette diversité de mesures est fondamentale pour guider la décision médicale et réglementaire en tenant compte du contexte, des priorités et du profil des patients.
5) Et la personnalisation dans tout ça ?
Nous avons vu comment estimer l’effet moyen d’un traitement dans une population donnée. Prédire cet effet dans une autre population constitue déjà, en un sens, une première étape vers la personnalisation des traitements. Mais il est possible d’aller plus loin. La littérature scientifique regorge d’extensions des méthodes classiques (pondération, régression, etc.) permettant d’adapter les traitements aux caractéristiques individuelles des patients. Cependant, il reste nécessaire de mener davantage de recherches pour renforcer la confiance dans les résultats produits par ces approches.
Prenons un exemple : pour déterminer la dose optimale d’un traitement en fonction du profil d’un patient, on trouve aisément plus d’une vingtaine d’algorithmes, chacun déclinable en plusieurs variantes. Résultat : des dizaines de recommandations possibles, parfois très éloignées de la dose que le médecin prescrirait réellement. Du point de vue du patient, cette disparité peut être déstabilisante ; du point de vue du médecin, elle constitue un obstacle majeur à l’adoption de ces méthodes. D’où l’importance de poursuivre les travaux, notamment pour mieux quantifier l’incertitude associée aux décisions — un défi qui reste largement statistique.
Par ailleurs, un fossé important subsiste entre la théorie et la pratique. Les articles méthodologiques abondent, mais les implémentations concrètes et pérennes restent rares. Les raisons sont multiples : incitations académiques orientées vers la production de nouvelles méthodes plutôt que la consolidation d’approches existantes ou encore absence d’infrastructures pour maintenir du code et des logiciels sur le long terme.
Il est crucial de rappeler que, même si l’IA permet d’exploiter des données toujours plus complexes et volumineuses, la qualité des données reste déterminante. Certaines informations essentielles peuvent être absentes des données: état psychologique, recours à des thérapies alternatives (ex. acupuncture), liens entre financement et gravité des cas, désaccords au sein des équipes soignantes. Ces éléments ne peuvent parfois être identifiés qu’au travers de discussions collaboratives.
En définitive, c’est le travail main dans la main entre expert IA, statisticien et clinicien qui permettra de transformer les avancées méthodologiques en bénéfices réels pour les patients et toutes les parties prenantes (personnels de santé, etc.).
Les avancées dans ce domaine sont prometteuses, et pourraient à court terme contribuer à éclairer les décisions des autorités de santé, tout en favorisant une médecine plus équitable et mieux personnalisée.
Julie Josse, Chercheuse Inria
Pour aller plus loin
[Pahus2019] Pahus, L., et al (2019). Randomised controlled trials in severe asthma: selection by phenotype or stereotype. European Respiratory Journal.
[HMA_RW2024] Real-world evidence framework to support EU regulatory decision-making 3rd report on the experience gained with regulator-led studies from February 2024 to February. 2025https://www.ema.europa.eu/en/documents/report/real-world-evidence-framework-support-eu-regulatory-decision-making-3rd-report-experience-gained-regulator-led-studies-february-2024-february-2025_en.pdf
[Cherno2018] Chernozhukov et at. (2018). Double/debiased machine learning for treatment and structural parameters. The Econometrics Journal.
[Hern2016] Hernan M. A. & Robins, J.M. (2016). Using Big Data to Emulate a Target Trial When a Randomized Trial Is Not Available. American Journal of Epidemiology.
[Cornfield1959] Cornfield J, Haenszel W, and Hammond EC et al. (1959). Smoking and lung cancer: recent evidence and a discussion of some questions. J Natl Cancer Inst., 22:173–203.
[Haas2021] Haas et al. (2021). Impact and effectiveness of mRNA BNT162b2 vaccine against SARS-CoV-2 infections and COVID-19 cases, hospitalisations, and deaths following a nationwide vaccination campaign in Israel: an observational study using national surveillance data. The Lancet.
[Berenfeld2025] Berenfeld, C. et al. (2025). Causal Meta Analysis: Rethinking the foundations of evidence-based medicine.
[FHA2024] French Health Authority (2024). Pricing & reimbursement of drugs and hta policies in france.
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Publié le 03.10.2025 à 08:01
Le futur de l’intelligence artificielle se code aujourd’hui
Vous avez probablement déjà vu l’intelligence artificielle (IA) représentée sous la forme d’un robot humanoïde plus ou moins sympathique.

Cette représentation anthropomorphique est vivement critiquée, car les intelligences artificielles à notre disposition sont encore loin de prétendre à égaler l’humain, à part peut-être dans notre prédisposition à inventer ce que l’on ne sait pas.
Une alternative beaucoup plus pertinente pour illustrer l’intelligence artificielle serait une banale caisse à outils. Car l’intelligence est d’abord dans ce que l’utilisateur fait de l’IA.
Néanmoins, l’IA n’est pas un outil banal et je souhaite vous parler dans cet article du petit miracle qui s’opère lorsque l’on confie une intelligence artificielle générative à un développeur informatique.
L’IA générative, une IA démocratisée
Jusqu’à présent, l’intelligence artificielle était le pré carré des analystes de données et ingénieurs en apprentissage automatique – machine learning et deep learning. Pour chaque problème à résoudre, il fallait concevoir, entraîner et mettre en œuvre une nouvelle intelligence artificielle. Un algorithme capable de reconnaître des chats ne pouvaient pas reconnaître différentes espèces d’oiseaux tant qu’il n’était pas entraîné pour cela.
L’intelligence artificielle générative a engendré une disruption aussi brutale que soudaine qui s’explique en partie par sa capacité à parler comme l’humain, mais surtout par sa polyvalence.
Les grands modèles de langages ou « LLM » (voir un lexique sur ce sujet), c’est-à-dire les modèles profonds de grande taille qui sont le cerveau de l’IA générative, peuvent être programmés pour réaliser toutes sortes de tâches par le biais d’un prompt écrit en langage naturel.
« Genère moi un email », « reformule moi le titre de cet article », ou encore « écrit moi une dissertation, fait vite car je dois la rendre demain » sont désormais des instructions informatiques tout à fait valide, il suffit de donner ces prompts à ChatGPT et Mistral pour obtenir le résultat escompté.
Cette avancée ne se limite pas au texte, les modèles profonds de grande taille, appelés modèles de fondation, existent aussi pour les images, les séries temporelles et d’autres typologies de données.
Tout un chacun peut s’approprier l’IA générative depuis son ordinateur ou son smartphone et l’on peut déjà constater sa démocratisation en milieu professionnel, scolaire ou pour un usage personnel.
Les résultats sont impressionnants, amusants ou inquiétants selon le point de vue. Et pourtant, je pense que nous n’effleurons que la surface des capacités de l’intelligence artificielle générative si l’on se cantonne à cette utilisation directe.
La naissance d’une nouvelle informatique fondée sur l’intégration entre IA et génie logiciel
Intégrer l’IA générative dans des programmes informatiques décuple immédiatement sa puissance. Les instructions transmises à l’IA peuvent être multipliées à l’infini par des boucles, conditionnées par des opérations logiques, interconnectées avec les systèmes d’information des entreprises.

Bien que le jargon puisse impressionner, il n’y a en fait ici rien de compliqué. Montre en main, il faut 30 minutes pour apprendre à des professionnels non développeurs comment déclencher leur premier appel vers un LLM depuis un outil d’automatisation libre tel que n8n.
Moyennant un peu de temps et de patience, tout le monde peut apprendre à créer des petits programmes intégrant l’intelligence artificielle, ce n’est pas plus dur que d’apprendre les bases de la guitare ou de la peinture à l’huile. En tant que formateur, j’utilise désormais l’IA générative comme un prétexte pour former les débutants en programmation aux langages Python et JavaScript.
Cette rencontre entre la programmation informatique traditionnelle et l’IA n’a rien anodin. On assiste à la naissance d’une nouvelle informatique qui n’est plus fondée uniquement sur des relations logiques formelles. L’IA apporte la créativité, la capacité de généralisation ou encore la tolérance aux incohérences qui manquaient jusqu’à présent à l’informatique.
L’IA générative permet d’apporter une réponse floue à des problèmes flous. Par exemple, tout le monde s’est déjà rendu compte que les processus administratifs n’étaient jamais vraiment rationnels et encore moins exempts de cas particuliers et de situations contradictoires. Un circuit logique ne peut pas capturer cette complexité, mais l’IA peut la tolérer par sa capacité à réagir aux situations inattendues.
C’est l’informatique qu’auraient voulu voir naître Von Neumann et Turing mais que la puissance de calcul de leur époque n’aurait jamais laissé espérer, les contraignants à une approche entièrement logique.
Le retour sur investissement de l’IA générative dépend fortement des développeurs informatiques
Il en résulte que l’impact de l’intelligence artificielle sur les entreprises ne découlera probablement pas de l’introduction de plateformes grand public comme ChatGPT ou Mistral, mais de l’appropriation de ces technologies par les acteurs traditionnels de l’automatisation, notamment les développeurs informatiques.
Je prône l’adoption du terme « développement LLM » pour qualifier cette discipline naissante, comme un miroir « développement web » ou du « développement logiciel » au sens large.
Le rôle des développeurs paraît encore sous-estimé aujourd’hui en 2025. La capacité de l’intelligence artificielle à parler comme les humains nous éblouit, mais réduit par là même notre capacité à observer des phénomènes plus techniques, plus discrets mais peut-être plus impactants.
Les développeurs informatiques eux-mêmes sont concentrés sur l’impact de la génération automatique de code informatique sur leur métier, dans un contexte économique difficile selon les domaines, et n’ont pas encore eu le temps de s’intéresser pleinement à la possibilité de créer leurs propres systèmes d’intelligence artificielle. On pourra se référer à un article récent sur le sujet avec une analyse économique.

Le terme « agent » gagne toutefois en popularité en informatique. Il transcrit une forme extrême de symbiose entre l’informatique logique et l’IA. On peut définir un agent comme un programme informatique rendu autonome et capable de décision grâce à l’utilisation de l’intelligence artificielle en plusieurs points de son code.
Quand vous parlez à ChatGPT, vous parlez sans le savoir à un « agent », qui possède par exemple des capacités d’analyse de documents. Cette analyse ne provient qu’en partie du LLM, le cerveau du système : le découpage et le stockage des documents complexes dans des bases de données adéquates est tout aussi important pour produire une analyse de qualité. Ces étapes sont gérées par des systèmes informatiques traditionnels, non-intelligents. Le pré-traitement et le rangement optimal des documents est très important, au point qu’il s’agit d’un champ de recherche à part entière, le « RAG » ou « génération augmentée par une recherche ».
En définitive, tirer parti de l’intelligence artificielle n’est plus un problème de données, mais un problème de génie logiciel.
Mon opinion est que si demain tous les chercheurs en intelligence artificielle cessaient leurs travaux pour prendre des vacances bien méritées et que les LLM stagnaient pour toujours, il serait toujours possible de faire d’immense progrès en apprenant à utiliser plus intelligemment les modèles déjà existants.
Va-t-on tout automatiser ?
L’automatisation des métiers par l’IA est au cœur de toutes les réflexions. On peut citer dans ce domaine l’analyse de l’Organisation Internationale du Travail, qui procède à un découpage des métiers en tâches pour identifier celles qui sont automatisables par l’IA, ou encore les analyses du prix Nobel d’économie Daron Acemoğlu (lien vidéo).
Doit-on alors s’attendre à voir une vague d’automatisation de tâches toujours plus complexes, à mesure que les programmeurs informatiques s’approprient l’intelligence artificielle générative ?
C’est une hypothèse raisonnable mais je tends à adopter une approche conservatrice de l’automatisation. Car l’automatisation est une discipline empirique, un phénomène qui ne peut s’analyser pleinement qu’ex post. C’est-à-dire que pour prouver qu’une tâche est automatisable de façon certaine, il n’y a pas d’autre méthode que procéder à son automatisation.
Si l’on se contente de considérer que l’automatisation est possible, sans jamais la mettre en œuvre, nous sommes face à une automatisation hypothétique. Et les hypothèses n’apportent que très rarement des gains de productivité et des points de croissance dans l’économie.
Avons-nous seulement effleuré la surface de l’intelligence artificielle générative ?
Je réponds probablement, mais surtout je retourne réviser mon code Python, car c’est au tour des développeurs informatiques d’écrire la prochaine page de l’impact de l’intelligence artificielle sur les entreprises et la société au sens large.
Eric Burel, Ingénieur ENSIMAG, LBKE – www.lbke.fr, Formateur en intelligence artificielle générative,
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