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17.11.2025 à 14:38

« Souveraineté de la grève », Jean Baudrillard et le mouvement social de 1995

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Texte intégral (4498 mots)

Dans cet article, l'auteur déterre une vieille chronique de Jean Baudrillard rédigée pendant le grand mouvement de grève qui avait bloqué la France pendant six semaines en 1995. La thèse défendue ici, c'est que le philosophe décelait déjà à l'époque les nouvelles formes qu'allait prendre la politique autonome lorsqu'elle surgit publiquement à l'occasion du mouvement contre la loi travail : face à un pouvoir devenu vide, s'effacer sous des cagoules et des K-way.

Lorsqu'on achève la lecture d'un livre ou d'un article de Jean Baudrillard, il y a bien souvent un même étonnement qui se produit : on est à chaque fois surpris par sa date de publication. C'est qu'il y a chez Baudrillard une pensée de l'émergence des phénomènes, qui est une appropriation philosophique de l'impératif de Rimbaud : « il faut être absolument moderne » [1]. Penser avec Baudrillard, c'est toujours penser l'apparition pure des choses, leur épiphanie.

Essayer de faire l'inventaire de tous les phénomènes que Baudrillard a su capter au moment précis de leur avènement serait bien sûr vain. Néanmoins j'aimerais revenir ici sur une séquence historique précise, que Baudrillard a su saisir dès son apparition, dans la deuxième moitié des années 1990. On trouve cette analyse dans un article peu commenté chez cet auteur, et qui est pourtant parmi les plus passionnants d'Ecran total [ET], ouvrage qui recueille les chroniques du philosophe pour le journal Libération publiées entre 1987 et 1997. Cet article s'intitule « Souveraineté de la grève » [2], et a pour objet les grandes grèves de l'hiver 1995 en France. Ce mouvement apparait avec une ampleur inimaginable pour l'époque, après une décennie de quasi absence des mouvements sociaux en France et dans les pays développés : ces fameuses « années d'hiver [3] » (les années 80), dont a parlé Felix Guattari, et au cours desquelles toutes les révoltes politiques, esthétiques, existentielles des années 60-70 avaient disparues. Le mouvement de 1995 va bloquer le pays pendant six semaines, à travers les grèves des transports publics et des grandes administrations. Première contestation de masse contre la restructuration néolibérale dans un pays occidental, c'est à la fois une renaissance et une victoire politique pour les grévistes, qui vont faire plier le gouvernement du président Chirac récemment élu, le conduire aux retraits des réformes annoncées et à la dissolution du parlement.

Remarquons tout d'abord qu'en s'attaquant aux grèves de 1995, Baudrillard étudie la naissance, et même la renaissance, du mouvement social à l'échelle mondiale, à l'époque de son éclosion. Comme l'affirme François Cusset [4], avec la fin de la Guerre Froide et le tournant néolibéral des années 80 émerge un nouveau cycle de luttes sociales et politiques d'un genre tout à fait inédit : des luttes qui se différencient radicalement des pratiques et des revendications du mouvement ouvrier que l'on a connu jusqu'en Mai 68. Ce nouveau cycle de luttes, qui est encore le nôtre aujourd'hui, apparaît au milieu des années 90 avec une série d'événements majeurs : l'insurrection zapatiste au Chiapas le 1Er Janvier 1994, les Contre-sommets altermondialistes de Seattle en 1999 et de Gênes en 2001, mais aussi les grèves de 1995 en France.

Une fois de plus, nous constatons que Baudrillard a saisi ce phénomène alors qu'il vient juste de resurgir. Ce nouveau mouvement politique poursuit ces dernières années son histoire imprédictible sous des formes très diverses à l'échelle mondiale, qu'il s'agisse du combat du peuple grec contre les politiques d'austérité depuis 2008, des Révolutions arabes en Tunisie et en Egypte en 2011, et plus récemment des soulèvements sociaux au Liban et au Chili en 2019.

Or il est tout à fait admirable que certains des traits spécifiques de ces luttes sociales et politiques, qui naissent dans les années 90, et qui deviennent des phénomènes mondiaux dans les années 2010, soient déjà théorisés, analysés, et conceptualisés dans le court article de Jean Baudrillard sur la « Souveraineté de la grève ». Tout d'abord, Baudrillard montre dans cet article que les grèves de 1995 ne sont pas une simple réactualisation de la problématique de la lutte des classes, et c'est justement en cela que ces luttes se distinguent de la grande épopée du mouvement ouvrier. Ces « forces antagonistes (…) ne relèvent plus de la lutte des classes » [ET, 142-143], nous dit Baudrillard, mais sont plutôt l'effet d'un conflit sur la question du pouvoir, sur sa nature et son enjeu. A ceci près qu'il ne s'agit pas, non plus, de faire du concept de « pouvoir » l'alpha et l'oméga de toutes les pratiques sociales et politiques. Sur cette question, Baudrillard est véritablement arrivé à « oublier Foucault » [5]. Car l'enjeu politique que ces événements révèlent, et qu'il s'agit de penser selon notre philosophe, ce n'est pas l'enjeu du pouvoir en lui-même, et encore moins l'enjeu de la prise de pouvoir, mais au contraire l'enjeu de sa disparition.

Difficile de parler de cette grève en des termes qui ne soient pas banalement politiques ou économiques – de ce comportement à la fois banal et insensé, de cette solidarité silencieuse. (…) Sans doute peut-on y voir une forme d'interrogation radicale sur le fait d'être gouverné (…). Une interrogation sans réponse, comme toutes les bonnes questions. Car le pouvoir n'aura jamais de réponse à cette interrogation : pourquoi nous gouvernez-vous ? Pourquoi parlez-vous en notre nom ? Pourquoi voulez-vous faire notre bien ? [ET, p.139]

Avec cette citation, nous comprenons quel type de lutte, quelle forme de rapport agonistique, se joue entre les grévistes et le gouvernement du président Chirac. Dans une époque post-politique (ou plutôt « transpolitique [6] »), une époque où l'organisation de la société ne se décide plus dans les arcanes de l'Etat, mais bien plutôt dans la dictature absurde des marchés [7], la lutte stratégique entre les gouvernants et les gouvernés devient véritablement un « défi » au sujet de la nécessaire disparition du pouvoir. Et nous savons à quel point ce concept de « défi », concept issu de l'interprétation baudrillardienne des travaux de Marcel Mauss sur le « potlatch » [8], est une notion centrale chez notre auteur. Au lieu de s'efforcer à renverser le pouvoir, ce qui est encore une façon très pieuse de croire en sa réalité, et de ne pas le saisir en tant que « simulation », Baudrillard est particulièrement attentif sur le fait que cette grève a plus naturellement tendance à « faire apparaître l'Etat (et toute la classe politique) comme plus avancé encore dans la disparition que ceux qui le sollicitent » [ET, p.140]. Il s'agit moins de détruire l'Etat, comme le proposait la pensée anarchiste d'un Bakounine par exemple, que d'exposer collectivement sa caducité dans le mondialisme néolibéral. Il y a une véritable alèthéia, un dévoilement du pouvoir par les grévistes, un dévoilement où ce dernier apparaît comme ayant déjà disparu, puisque le seul pouvoir véritable que le pouvoir politique maintenait jusque alors, c'était son pouvoir d'illusion, autrement dit sa capacité à convaincre les masses de la nécessité de son existence.

Jean Baudrillard a tout à fait conscience de la très grande puissance que donne aux masses ce « défi » sur la disparition de la sphère politique. Il écrit : « L'essentiel de cette stratégie inconsciente de la masse, c'est de disqualifier le pouvoir en le révélant » [ET, p.140], c'est-à-dire en « révélant » que « l'Etat », comme « la classe politique », « s'est mis lui-même en chômage technique » [ET, p.140], et ce au moins depuis la restructuration néolibérale. Il n'y a plus aujourd'hui d'activité politicienne possible qui ne soit autre chose qu'un emploi fictif, le pouvoir étant devenu « un lieu vide » [9].

C'est d'ailleurs pour cette raison que ce dévoilement radical, où le pouvoir se révèle enfin comme le néant qu'il est devenu depuis que nous sommes entrés dans l'ère de la « simulation », n'est pas pour Baudrillard qu'un acte négatif, mais il possède également un caractère hautement positif dont on a que trop rarement pris la mesure. Car ce dévoilement est un acte de séparation d'avec la « simulation » du pouvoir. Et c'est en devenant non pas adversaire, ce qui demeure une façon d'en être complice, mais en devenant indifférent quant à cette « simulation » qu'une autre vie possible pour les masses apparaît.

Mais le mouvement ne se contente pas de mettre le pouvoir à la place du mort. Il expérimente pratiquement une manière différente de vivre, une condition sociale (…) capable de déployer une énergie fantastique en l'absence d'Etat et de système de contrôle. (…) C'est ça, la grève en acte, la montée en puissance d'une capacité inouïe à construire sa vie en toute liberté, à se soustraire de tous ceux qui veulent faire votre bien à tout prix. [ET, p.140-141]

Pour expliciter cette expérience de la « grève en acte », il décrit cette scène révélatrice :

Il faut avoir pris par miracle un TGV vide (le dernier de Lyon à Paris), sans billet, sans contrôleur, sans conducteur peut-être (le train fantôme de la grève) pour mesurer la facilité incroyable de nos automatismes techniques et, en même temps, la possibilité magique d'une levée de tous les contrôles. [ET, p.142]

Il me semble que dans ces deux passages, Baudrillard a tout à fait compris le nouveau paradigme des luttes des vingt dernières années évoquées précédemment, à savoir des luttes qui émergent dans un monde post-politique, où l'objectif stratégique n'est plus la prise du pouvoir, une nouvelle prise du Palais d'Hiver, mais au contraire la création des conditions de la vie des masses par elles-mêmes.

Cette création de la vie collective des « victimes de l'Histoire » [ET, p.142] est ce que Baudrillard nomme « souveraineté » dans l'article, et que les luttes politiques récentes, depuis les zapatistes du Chiapas jusqu'aux groupes les plus engagés dans le mouvement contre la Loi Travail en France en 2016, nomment « autonomie » [10]10. On est ainsi passé du paradigme du pouvoir, à celui de l'autonomie, de l'organisation de l'autonomie, dans ses dimensions tant collectives qu'interindividuelles.

Ce changement de paradigme dans les luttes contemporaines, Baudrillard en a tout de suite saisi les conséquences les plus radicalement neuves. Tout d'abord, en passant du paradigme du pouvoir à celui de la séparation d'avec le pouvoir dans l'autonomie, on sort définitivement de la dialectique hégélo-marxiste, où l'objectif final, « la lutte finale » chantée par l'Internationale, consistait à accomplir l'Histoire, à achever son processus dans une pleine et entière réalisation de son essence. On n'est guère surpris de ne pas voir d'Aufhebung politique chez Baudrillard, de grande réconciliation, car l'Histoire est moins ce qui doit atteindre son terme que ce qui doit au contraire être interrompu, pour que les masses puissent construire leur liberté collective. Ce que peuvent les masses, c'est interrompre, arrêter, suspendre une Histoire qui se fait contre elles.

Il est clair que s'opposent deux forces antagonistes, dont rien n'indique qu'elles puissent se réconcilier. C'est une fracture non seulement sociale mais mentale. Entre une puissance manifeste qui se veut dans le sens de l'Histoire (même si cette histoire de domestication cybernétique et technocratique du monde n'a pas plus de sens au fond pour elle que pour les autres) et une puissance adverse irréductible qui grandit de jours en jours : celle (…) des victimes de l'Histoire, du mouvement rusé et ironique des masses, qui court parallèlement à l'Histoire et qui s'oppose à tout prix à l'ordre unique [ET, p.142]

On voit dans cet extrait toute l'influence de Walter Benjamin sur Baudrillard, et plus particulièrement de son dernier texte, les thèses Sur le concept d'Histoire [11], dans lequel Benjamin quitte définitivement la philosophie de l'Histoire sous sa forme hégélienne et lukacsienne, pour développer l'alternative d'une théorie du temps comme interruption messianique, comme « Jetztzeit » (« temps actuel »), concept issu de sa lecture de la Kabbale juive. Et cette réappropriation de la temporalité benjaminienne par Baudrillard n'est pas une surprise, puisque nous connaissons toute l'admiration que Baudrillard portait pour la critique benjaminienne de l'Histoire, tel qu'il l'a clairement formulé dans le livre d'entretien avec François L'Yvonnet : D'un fragment l'autre [12].

De plus, cette lutte, ce « défi », autour de la disparition du pouvoir politique participe de la tactique des masses elles-mêmes. C'est parce que les masses « anticipent sur leur propre disparition » [ET, p.139], nous dit Baudrillard, qu'elles prennent de cours le vide qu'est devenu la politique. Il y a un véritable jeu de la disparition entre « l'Etat » et les masses, un potlatch social où les gouvernés peuvent prendre les gouvernants de vitesse en disparaissant avant d'être identifiés, en s'émancipant de la visibilité totalitaire de la « simulation » politique, en devenant invisibles, et par là même ingouvernables [13].

C'est un tel acte qu'incarne à mon sens la lutte des amérindiens du Chiapas qui, étant sans voix et sans visages, sont devenus des subjectivités politiques autonomes à partir du moment où ils ont caché leurs visages derrières des passe-montagnes, et ont fait sécession d'avec le pouvoir mexicain.

Je pense également au mouvement de la jeunesse contre la Loi Travail du printemps 2016. Pour s'opposer à un gouvernement français dont le seul « simulacre » de puissance est la destruction du Code du Travail, et donc l'expression de sa soumission à la dictature des marchés, cette jeunesse révoltée a été contrainte de masquer son visage dans la rue, et de disparaître derrière des écharpes, des K-Way et autres sweats à capuche. L'un des slogans qui m'a le plus intéressé pendant ce mouvement contre la Loi Travail reprenait la citation très connue de Gilles Deleuze dans L'image- Temps [14] : « nous sommes le peuple qui manque ». Aussi paradoxale et désirable que puisse être la puissance de ce peuple manquant, j'invite ces révoltés à faire un pas de plus dans la disparition, un pas de plus dans l'invisible, en suivant l'analyse de Jean Baudrillard. Il faut donc retourner la proposition deleuzienne. Nous devons non seulement affirmer que nous sommes « le peuple qui manque », mais nous devons devenir toutes et tous le manque qui peuple. A l'inverse du pouvoir qui dissimule son caractère essentiellement vide, il nous faut rechercher ce manque, assumer cette absence à l'intérieur de nos vies. Reconnaître d'abord l'expérience du manque, ce vide en nous, qui en lui-même appelle à autre chose, « une manière différente de vivre » [ET, p.141], et interpelle le vide des autres. Ensuite communiquer entre nous depuis le lieu de notre absence, d'absence à absence. Ce manque qui peuple qui surgit alors est l'absence qui devient foule, lorsque les absences s'associent les unes aux des autres. Et enfin, comme l'écrit Baudrillard : « briser le miroir pour retrouver, au moins dans les fragments épars, une autre image – qui sait ? – une nouvelle forme de présence » [15].

Pierre-Ulysse Barranque


[1] Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, p.243, Paris, Editions Gallimard, 1963.

[2] Jean Baudrillard, Ecran total [ET], p.139-143, Paris, Editions Galilée, 1997.

[3] Felix Guattari, Les années d'hiver : 1980-1985, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009. Ces « années d'hiver » s'opposent bien sûr aux années de printemps, qui ont culminé en Mai 68 en France ou avec le Printemps Prague, voire avec la Révolution des Œillets au Portugal. Elles peuvent être perçues comme des années de transitions, forcément maudites pour les militants et les intellectuels des années 60, au cours desquelles l'imposition des politiques néolibérales, dans le contexte de la fin de Guerre Froide, font échec aux politiques d'émancipation. On peut constater que si ces « années d'hiver » mettent fin au Printemps, elles créent également les conditions des nouvelles formes de luttes sociales qui vont apparaitre dans la deuxième moitié des années 90. La défaite d'un mouvement est la renaissance d'un autre. Faire une analyse de la séquence des « années d'hiver » impliquerait une chronologie propre à chaque pays, mais on peut considérer qu'à l'échelle mondiale elles ont duré à peu près 15 ans (1979-1994) : entre la prise de pouvoir de Thatcher au Royaume-Uni et l'insurrection zapatiste au Mexique.

[4] Sur la renaissance du mouvement social après la Guerre Froide, je renvoie aux deux ouvrages de François Cusset : La Décennie, Le grand cauchemar des années 80, Paris, La Découverte, 2006, et Une histoire (critique) des années 90, Paris, La Découverte, 2014.

[5] Jean Baudrillard, Oublier Foucault, Paris, Editions Galilée, 1977

[6] Par le concept de « transpolitique », Baudrillard désigne la métamorphose radicale de la politique à l'ère de la « simulation ». Il y revient notamment dans l'article « Les ilotes et les élites » d'Ecran total [ET, p.95].

[7] Je renvoie sur cette question à un autre texte passionnant du même recueil : « Dette mondiale et univers parallèle », [ET, p.151-155].

[8] Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, p.145-279, Paris, Presses Universitaires de France, 1950.

[9] « Les ilotes et les élites » [ET, p.94]. Dans cet article, Baudrillard fait d'ailleurs l'hypothèse que ce vide du pouvoir date de la révolte de Mai 68. On sait que pendant quelques jours, le pouvoir du général De Gaulle a vacillé face à la plus grande grève de l'histoire de l'Europe occidentale (9 millions de grévistes, soit près 50% de la population active du pays à l'époque). D'une certaine façon, on peut dire que le pouvoir d'Etat a été vidé de sa fonction après le Printemps de 68, ce qui n'est pas douteux, si l'on considère d'un point de vue historique que les années 68 ont été une crise sociale planétaire, issue d'une crise interne du capitalisme fordiste, structuré sur la société de consommation et l'Etat-providence. C'est confronté à cette crise de légitimité que le capitalisme a muté sous une forme néolibérale dix ans plus tard, pendant « les années d'hiver », et a retiré peu à peu à l'Etat toute capacité d'intervention dans l'économie qui serait contraire à l'intérêt des marchés. Le mouvement social de 1995 et l'insurrection zapatiste de 1994 initiant un nouveau cycle de lutte sociale, cette fois-ci contre le néolibéralisme, ils agissent à partir de la situation politique héritée de l'ancien cycle de lutte à son apogée : à savoir Mai 68.

[10] Le concept d'« autonomie », qui est un concept central dans les problématiques politiques contemporaines, comprend lui-même une multiplicité de significations et d'enjeux politiques très divers : qu'on le considère dans son acception assez dominante en Europe occidentale, où il renvoie au mouvement italien des Settanta, à l'opéraisme et au post-opéraisme, et apparait comme une réflexion sur « l'autonomie » de classe, ou bien qu'on le considère dans son acceptation latino-américaine, où il renvoie au néo-zapatisme chiapanèque et aux luttes amérindiennes, et apparaît comme une réflexion sur « l'autonomie » des communautés autochtones. Cette nette différence entre ces deux sources est l'une des causes de la richesse théorique de ce concept, il me semble. Sur ces deux traditions, respectivement, je renvoie à : Julien Allavena, L'hypothèse autonome, Paris, Editions Amsterdam, 2020 ; Jérôme Baschet, La rébellion zapatiste, Paris, Denoël, 2002.

[11] Walter Benjamin, Ecrits français, p.432-422, Paris, Editions Gallimard, 1991.

[12] Jean Baudrillard, D'un fragment l'autre, Entretiens avec François L'Yvonnet, p.138, Editions Albin Michel S.A, 2001.

[13] Un des collectifs militants les plus importants du mouvement contre la Loi Travail en France, au printemps 2016, s'était justement appelé : « génération ingouvernable ».

[14] Gilles Deleuze, L'image-temps, Cinéma 2, p.281-291, Paris, Editions de Minuit, 1985.

[15] « Certes, Chirac est nul » [ET, p.221].

17.11.2025 à 14:17

À nu

dev

« Le chemin se sépare, il faut choisir »
Natanaële Chatelain

- 17 novembre / , ,
Texte intégral (805 mots)

Le temps crevé pèse à nos épaules.
Dans nos veines, nos cheveux, nos cellules,
la marchandise et ses déchets s'accumulent –
poussière à l'encolure. Chaque figurant
prend place sur la ligne de départ du rêve organisé ;
les visages sont devenus standards.

Euphémisation du monde jusqu'à sa dissolution...
glissement jusqu'à l'insipide qui gicle
dans la mâchoire des discours.
Tout doit être explicite jusqu'à la dernière goutte du savoir.
L'inconscient, ce travail de la chambre noire,
est jeté en pâture, surexposé en pleine lumière
jusqu'à l'aplatissement des vécus.
Cadence des connexions, excitation nerveuse
simulation du bonheur à plein temps. Et ça nous infecte,
nous pénètre, nous écrase, nous essore.
Démence physique par privation de sens.
Démence spirituelle par privation de sens.
On n'échappe pas au circuit fermé des simulacres,
à l'usine du capital à ciel ouvert,
aux plateformes de l'invivre ensemble.

Tout est inversé. L'enfant blessé regarde la tombe grandir
à l'intérieur de lui. Ses poumons : deux ampoules mortes
qu'aucun air n'alimente.
Arythmie chronique du cœur qui ne supporte plus
le bruit de fond, partout, tout le temps... ça tape sur les nerfs.
Chaque vie est déjà parcourue dans l'oreillette de la dictée,
reléguant au passé les émotions et les pensées,
ces vieux papiers jaunis.
Politique du flambant neuf. Politique des terres brûlées.
Toutes les traces doivent disparaître. On restaure à outrance
pour effacer jusqu'au souvenir de ce qui manque.
Sous la cendre des chemins, un animal aux abois,
gueule ouverte, happe l'air,
mais la cage se referme emportant dans un râle
la vie sauvage qui voulait fuir.

Je cherche les craquelures de l'âge, en vain...
J'ai vu la charnière du vide où l'avant et l'après
ne se recollent jamais. J'habite un terrain miné.
Ici, les statistiques précèdent le gîte et le couvert,
les famines sont repues – gestion de masse.
Contamination des sols et des pensées,
contamination des sols par les pensées.
Le temps d'écrou se met en place.
La flemme nous endoctrine – fil gluant
auquel nos penchants adhèrent. Déjà,
le factice nous remplace Même l'existence des choses
est remise en question dans ce monde sans ombre, arriviste,
vénal, qui piétine la pensée comme une mauvaise herbe.
Le flux des distractions balise l'imprévu, l'adaptation au pire
jugule l'imaginaire. Faire taire pour mieux régner... Déjà,
l'insensibilité est promue au rang des décideurs – visages pâles.

Le chemin se sépare, il faut choisir,
revenir à nos positions d'enfance...
comprendre en multiplicités, en écosystèmes.
Refaire en soi une lenteur inapte, inadaptée,
capable de percevoir la douleur effrayante,
insoumise, insomniaque, la foudroyante,
la voyante douleur – terminaison nerveuse où l'univers frémit...
page d'un poème qu'on assassine
en ne croyant plus qu'à nos propres mensonges.
Nos vies s'enkystent dans un destin de synthèse,
je tire une flèche pour en pour fissurer le décor.
La flèche, c'est la blessure vive, brûlante – bête fauve,
double féminin – une force capable de souffrir pour plus que soi.
Le langage vient boire au fond de cette gorge aride les mots tus.
J'entends hurler à la lune...
Une façon de rendre l'âme à corps perdu
pour rester du côté des vivants.

À Paris, novembre 2025 Natanaële Chatelain

17.11.2025 à 14:09

Make American Eugenics Great Again

dev

Brèves remarques sur la race et l'eugénisme dans le mouvement MAGA

- 17 novembre / , ,
Texte intégral (6208 mots)

Si de ce côté de l'atlantique tout le monde connait le mouvement MAGA de Trump (Make America Great Again), certaines de ses branches ou de ses divisions nous sont beaucoup moins familières. C'est notamment le cas de la tendance MAHA, pour Make America Hot Again qui souhaite d'abord s'adresser aux femmes conservatrices. Ce que cet article révèle, c'est que malgré « les lignes de fractures qui traversent la coalition hétéroclite, l'attelage baroque, qui entoure le président Trump », ce qui tient ce mouvement MAGA c'est une pratique de la race, des références explicites à l'hérédité et une hiérarchisation des corps.

« Cet hiver-là, Los Angeles avait brûlé. Quelques semaines plus tard, une coulée de boue avait emporté avec elle les lettres de HOLLYWOOD. Partout au monde on avait vu les neufs lettres charriées par la terre, ensevelies finalement dans ses entrailles crottées, et le siècle apparaissait comme une gigantesque accumulation d'indices. »
Fasel

Let's make america great again – Reagan ‘80. Voilà ce que nous pouvions lire sur les affiches de campagne de Ronald Reagan, lors de l'élection présidentielle américaine de 1980, année marquée par un fort taux de chômage, une forte inflation et une stagnation de la croissance économique. Cette « désintégration de l'économie », selon les mots de Reagan, représentait pour lui une grave menace pour l'existence même des USA, une menace qui aurait pu les détruire [1]. Pour ne pas « régresser » en voulant rendre le monde meilleur, le peuple américain, « le plus généreux au monde, qui a créé le niveau de vie le plus élevé », devait se remettre à travailler : « It is time to put Americans back to work. » [2] Dit autrement, il s'agissait d'accueillir les américains dans « une grande croisade nationale visant à rendre à l'Amérique sa grandeur ! [a great national crusade to make America great again !] ». Le rêve de Ronald Reagan était de « reprendre en main [le] destin national » des USA ; rêve bâtit sur les fondations que serait « l'esprit américain [the American spirit] » [3]. Près de 40 ans plus tard, Donald Trump a fait de ce slogan une marque déposée et un mouvement : le mouvement MAGA [Make America Great Again]. Il s'agit d'une coalition hétéroclite qui regroupe bon nombre des fractions conservatrices, dont nous aurions du mal à faire ici un tableau synoptique : les libertariens y côtoient des catholiques intégristes, la branche populiste de Steve Bannon coudoie celle des « tech bros » dont fait partie Elon Musk [4].

De cette constellation et de ses bigarrures, c'est sur un élément apparu récemment, en apparence saugrenu, que nous nous concentrerons : les MAHA, pour Make America Hot Again [5], dont l'une des instigatrices et des principales animatrices est Raquel Debono. Le projet des MAHA peut paraître simple, presque anodin : que le « conservatisme » soit à la mode, que « le conservatisme soit à nouveau cool ». Pour cela, le mouvement MAHA veut offrir des lieux de rencontres pour célibataires conservateurs dans les villes « bleues » (Démocrates), qualifiées d'« enfers libéraux [liberal hells] ». Raquel Debono ne s'en cache pas, par cette initiative elle avait « vraiment envie de participer à la guerre culturelle en cours, pour faire bouger les lignes ». Dans ce très bref article, nous nous proposons de faire de cet objet, les MAHA, un terrain d'expérience pour l'analyse, qui devrait nous révéler, au moins partiellement, ce qui se joue aujourd'hui et maintenant aux USA, et plus largement dans le monde.

Le mouvement MAHA entretient des liens étroits avec des applications de rencontre pour conservateurs (Date Right Stuff) et des magazines « féminins » conservateurs (Evie et The Conservateur) : il est par exemple possible de se procurer une casquette rose flashy brodée du slogan Make America Hot Again sur la boutique en ligne du Conservateur. The Conservateur a aussi parrainé des soirées du mouvement MAHA, sa rédactrice en chef, Caroline Downey, s'étant exprimée, à l'une d'elles, en ces termes : « Ce que fait The Conservateur, c'est mettre en avant ce qui est objectivement beau – un certain art de vivre – une vision du monde objectivement supérieure, et rendre justice à ces femmes méconnues dans notre culture. » [6] Selon les participantes à ces soirées, les « libéraux » célébreraient l'obésité et les « chirurgies mutilantes ». De plus, The Conservateur se présente, sur son site internet, au moyen d'une référence appuyée à la conquête de l'Ouest et à la destinée manifeste des USA ; le magazine se fixe pour objectif de « restaure[r] le raffinement moral et esthétique [des USA] perdu depuis longtemps. » [7] Ces magazines « féminins » participent, selon leurs propres mots, à la « guerre culturelle » en cours. Ils proposent une certaine esthétique des corps et érotisent le conservatisme, plus particulièrement « le » corps de « la femme conservatrice ».

Rendre les USA « hot again » c'est les rendre « hot & healthy again ». Les MAHA entretiennent des liens intimes avec une autre branche du mouvement MAGA, l'une des plus influentes, sa « doctrine biologique » [8], qui a pour porte-voix l'antivax/complotiste Robert F. Kennedy Jr : le mouvement « Make America Healthy Again » [9]. Sans entrer dans le détail, ce dernier prône la santé « holistique », le retour à la « nature » et la conservation de l'environnement ; il trouve sa « cohérence » idéologique dans un complotisme pour lequel les tropes antisémites sont structurants : la mauvaise santé générale de la population américaine serait le résultat d'une entreprise d'intoxication à grande échelle planifiée par des élites mondialistes, les « grands maîtres du mensonge » (la « Big Pharma » par exemple). Les femmes, les mères, se placent à l'avant-garde du mouvement MAHA. Le magazine Evie est l'un des relais des thèses complotistes du mouvement, en publiant par exemple des articles sur le prétendu lien entre la vaccination contre le SARS-CoV2 et le cancer. The Conservateur, pour sa part, publie des articles sur la thématique du « Make America Beautiful Again », dans lesquels il est autant question de la « beauté physique », du lifestyle, que de la « beauté » d'espaces naturels états-uniens immaculés, intouchés, qui devraient être préservés, notamment de la « sanie » charriée par les « migrants » [10].

Sydney Sweeney Has Great Jeans/Genes – L'apparence physique, la hotness, le lifestyle, les choix politiques, les partis pris idéologiques et les positionnements moraux fonctionnent comme marques, immédiatement perceptibles, de différences inscrites dans « la roche de la biologie », dans les « gènes ». Dans cette « perception populaire » MAHA, exemplairement syncrétiste, le « biologique » et le « culturel » ne sont pas placés, au moyen d'une analyse formelle, dans un rapport de causalité, comme dans le racisme doctrinaire ; ils sont bien plutôt placés sur le même plan : « biologie » et « culture » ne sont que les deux faces de la même pièce [11]. La vidéo d'invitation à la soirée MAHA du 21 avril 2025, « Conservatives have good genes », postée sur les réseaux sociaux de Raquel Debono, offre un bel exemple de ce « syncrétisme » raciste :

Les conservateurs ont de bon gènes, on organise une fête pour vous le prouver. Célébrons ensemble nos bons gènes [...] les valeurs transmises de génération en génération [inherited], la stabilité financière et les mâchoires bien dessinées. Cet été la tendance est à la supériorité génétique et idéologique. [12]

C'est dans ce contexte de bipolarisation et d'inscription de celle-ci dans l'immuable, dans la permanence, ou plus justement dans ce contexte de survenance de discours ouvertement racistes, en ce sens précis [13], que la montée des violences politiques aux USA devrait être replacée. Lorsque la « conversion » et la « purification » sont impossibles, c'est-à-dire quand la différence est biologique, « génétique », que la race devient un facteur immédiat d'intelligibilité, seule l'élimination physique peut en venir à bout. En parallèle, certains corps, certaines apparences physiques, vont désormais de pair avec certains positionnements politiques. Raquel Debono oppose l'Amérique hot conservatrice à « l'Amérique laide et grosse [ugly fat America] » libérale ; en ligne, elle va même plus loin, en appelant au « retour » du body shaming : « Excluons ! [...] rétablissons l'exclusion des personnes. [Let's exclude ! [...] bring back excluding people.] » Les questions relatives à la perte de poids par la prise d'Ozempic ou encore le style et le « visage Mar-a-Lago [Mar-a-Lago face] » [14] prennent, à l'aune de ces quelques réflexions éparses, une patine nouvelle.

Les soirées MAHA sont aussi révélatrices des lignes de fractures qui traversent la coalition hétéroclite, l'attelage baroque, qui entoure le président Trump ; tout comme l'a été le calandargate, scandale qui a éclaté dans les sphères conservatrices après la parution du calendrier « Conservative Dad's Real Women of America 2024 Calendar », de la marque de bière « conservatrice » Ultra Right Beer, dans lequel des influenceuses conservatrices posent en maillot de bain une pièce. Outre la pruderie propre à certaines franges catholiques conservatrices, les réactions à cette publication mettent en lumière des querelles concernant la définition de la « femme blanche américaine », de la « culture » conservatrice américaine et des « valeurs » traditionnelles. Si la vitalité du pionnier est consensuellement exaltée, quid de la pionnière ? Alors que pour certaine fractions du mouvement MAGA, tels les « conservative christians », les événements de Make America Hot Again ou les publications de Evie et du Conservateur ne sont que du rebranding de la libération sexuelle en objet marketing conservateur, d'autres, plus proches du libertarianisme, y voient l'affirmation identitaire de la femme conservatrice, d'une forme de girlbossing de droite. Raquel Debono, de son côté, se définit comme une « conservatrice urbaine [city conservative] » [15], très différente de « la républicaine du Texas » en ce qu'elle est « très modérée (sic) sur les questions sociales » ; selon l'une de ses vidéos TikTok, elle est : pro-choix, contre l'impôt, pro-arme et « pour » les gays.

L'analyse du mouvement MAGA ne peut donc se départir d'une analyse nuancée qui laisse la place aux dissensus internes, aux contradictions, qui les consigne, les confronte et, ce faisant, cherche à trouver, en creux, les déterminations propres à ce mouvement. Par-delà les pariochalisms, les idéologies sexistes et racistes sont les briques élémentaires du discours conservateur aux USA, dont les manifestations sont « altérées » par le vin d'autel servi par les différentes chapelles. Lors du calandargate, la controverse prenait pour objet la représentation de la femme conservatrice, qui dans le calendrier était dénudée et lascive, en un mot hot [16] ; cependant, elle a aussi permis à toutes et à tous d'affirmer, en chœur, leur transphobie. La focalisation exclusive sur la dimension apparemment conflictuelle de la controverse ne permet pas de saisir l'hypothèse fondamentale sous-jacente à la production de ces images et de ces discours : les femmes conservatrices de ce calendrier sont attirantes sexuellement et donc en bonne santé – elles ont de bons gènes. Le conservatisme, la « beauté », la bonne santé, le corps sain, les bons gènes sont « indistincts et indistinguables » [17].

Cette biologisation positive du social a pour agent de contraste les politiques anti-migrants de l'administration Trump, dont le mug shot pourrait être la pose affectée d'une Kristi Noem, secrétaire à la sécurité nationale des États-Unis, toute apprêtée, devant une dizaine de corps sans visages, identiques, en rangs, alignés les uns derrière les autres, en cage, dans un « centre de confinement pour terroriste » du Salvador [18]. Les violents raids de la police de l'immigration, de l'ICE [Immigration and Customs Enforcement], dont les agents sont masqués, qui kidnappent des gens dans les rues, les magasins, dans les stades, les tribunaux, les écoles, etc., en raison de la couleur de leur peau et, donc, de leur origine supposée, nous en offre un autre exemple ; tout comme le déploiement de la garde nationale dans des villes démocrates pour en « nettoyer les rues ». Dans le cas d'espèce, blancheur, richesse et citoyenneté américaine s'amalgament pratiquement. Lifestyle et exclusion raciale se rejoignent ; sur Instagram, The Conservateur a posté et épinglé sur son compte une courte vidéo d'une jeune femme blanche en minijupe et crop top, casque audio vissé sur la tête, virevoltant en rythme dans la rue, avec pour sous-titre descriptif : « pov : les rues sont propres et la frontière est sécurisée [pov : the streets are clean and the border is secure] ». La supériorité « génétique et idéologique » de certains corps va avec l'infériorité d'autres.

Une des préoccupations fondamentales du mouvement Make America Hot Again est celle de l'hérédité et de la transmission intergénérationnelle de caractéristiques raciales supérieures, d'une « superior worldview », des « great genes ». Ce qui sourd de ces pratiques encadrant la « préférence » sexuelle, c'est un eugénisme positif nouveau, une hygiène raciale nouvelle pour laquelle les fonctions sécuritaires de l'État, réduit à son bras armé, pourraient assurer la sélection, négative, des corps. Toutes les franges du mouvement MAGA sont préoccupées par le faible taux de fécondité des femmes américaines et le déclin de la population nationale (le « birth dearth ») [19] ; les solutions proposées, contradictoire, révèlent encore une fois l'hétérogénéité idéologique de la coalition. Schématiquement, un « natalisme pro-famille [pro-family natalism] » des chrétiens conservateurs s'oppose à un « pronatalisme tech [tech pronatalism] » de la « tech right » [20]. Alors que les premiers voient dans la famille nucléaire américaine blanche [21] et la procréation « naturelle » le vecteur de l'accroissement d'une population saine, nécessaire à la « survie de la civilisation », les seconds font appel à la technologie pour sélectionner des embryons « génétiquement supérieurs » et soutiennent des projets d'ectogénèse. Peter Thiel, par exemple, membre de la PayPal mafia et très influent néo-réactionnaire américain [22], finance l'application de suivi de cycle menstruel 28 développée par le magazine Evie, dont l'objectif affiché est de « démystifier et [de] dé-stigmatiser la santé menstruelle en permettant aux femmes d'assumer leur nature féminine » [23] ; sur son site, l'entreprise de « femtech » 28.co affirme que l'application allie « fitness féminin et bien-être holistique », qu'elle offre aux femmes « des entraînements [...] personnalisés [...], des profils nutritionnels conçus pour la santé hormonale et des informations scientifiques sur [elles]-même[s], [leurs] relations et [leur] travail, adaptées à [leur] état émotionnel actuel. » [24]

Simone et Malcolm Collins, qui avaient pour projet de créer une cité-État sur l'Île de Mann pour en faire un centre dédié à la « production en série d'êtres humains génétiquement sélectionnés » [25], sont les figures de proue du pronatalisme aux USA ; ils sont bien conscients des divergences mais aussi des points d'accords à ce sujet dans la mouvance MAGA :

Nous sommes une coalition de personnes extrêmement différentes dans nos philosophies, nos croyances théologiques, nos structures familiales [...] Mais nous sommes tous d'accord sur un point : notre ennemi principal est la monoculture urbaine, la culture unificatrice de gauche. [26]

Les différentes tendances cherchent, notamment au cours de Natal Conferences [27], à s'accorder, à rendre cohérentes des propositions conservatrices prétendument divergentes [28]. Ce qui ressort, une fois encore, de ces différentes positions, en apparence antagoniques, c'est l'indistinction entre le culturel et le biologique, les valeurs et la transmission héréditaire de celles-ci ; Charlie Kirk ne disait rien d'autre : « Se marier. Avoir des enfants. Construire un héritage. Transmettre ses valeurs. Rechercher l'éternel. Rechercher la joie véritable. » [29]

Le motif de la « menace existentielle » est donc, depuis Ronald Reagan, au moins, persistant aux USA ; la peur de la « désintégration économique » révèle aujourd'hui, peut-être à peine plus qu'hier, ses dimensions raciales cachées. La nouvelle « grande croisade nationale » ordonnée par Trump et appelée de leurs vœux par les partisans du mouvement MAGA, résolus qu'ils sont à rendre à « l'Amérique sa grandeur », a pour pilier de soutènement un « esprit Américain » biologisé. La prospérité nationale est associée à des corps « au travail » [30] qui incarnent l'immutabilité de la nation et de son esprit. Le principe racial assure la cohésion d'une société hautement stratifiée par réduction du groupe majoritaire à la portion congrue des individus « aux bons gènes ». Cette socialisation doublement négative [31] butte elle-même, avec le « patriarcat producteur de marchandises », sur sa borne interne ; les rapports sociaux patriarcaux sont en cours de « barbarisation » [32]. La race, la différence biologique, structure de façon centrale, « matérielle », le principe de synthèse sociale du patriarcat producteur de marchandises. Bien qu'étant une détermination sous-jacente au contexte capitaliste, nous observons, aujourd'hui, une résurgence de discours ayant trait à la race et au racisme « biologique » ; dans le contexte de crise du patriarcat-capitalisme, ces discours sont reconfigurés selon les motifs de la postmodernité et de ses identités smart, flex et hybrides. Ainsi, les discours eugénistes d'aujourd'hui ne sont pas identiques à ceux des années 1930 ; Malcolm Collins rejète lui-même la dénomination d'eugénisme et lui préfère celle de « polygénisme [polygenics] » [33]

Les différentes fractions du mouvement MAGA, en conflits apparents sur de nombreux sujets, se retrouvent dans leur pratique de la race et leur référence explicite à l'hérédité, à une hiérarchisation des corps. Alors que la représentation de « la femme » américaine conservatrice génère des controverses au sein du camp conservateur, il n'en demeure pas moins qu'une différence biologique essentielle la caractérise : le sexe « biologique » reste signifiant socialement, porteur d'une division et d'une hiérarchie sociale. Le corps, et le corps des femmes en particulier, représente une certaine prospérité économique en puissance, dont l'immutabilité et l'altérisation assure matériellement la cohésion et la reproduction du rapport social global.

Certes, après nos quelques maigres réflexions, un grand nombre de questions reste en suspens ; nous avons tenté d'ébaucher quelques pistes de recherche. Il reste que, ce qui a cours aux USA devrait plus que nous interpeller, il n'y a pas là qu'une simple question « politique » ou « idéologique » ; il s'agit plutôt de la réalité, concrète, de la pratique de la race dans le patriarcat-capitalisme – quand la référence à l'immutabilité biologique (re)fait surface, bien qu'elle soit toujours structurante, c'est avec elle l'élimination et l'extermination pures et simples qui insidieusement deviennent concrètement possibles, qui prennent la suite, sans frottements, de la discrimination quotidienne. Les positions et les discours les plus « extrêmes » ne font que révéler les concepts « limites », les déterminations, les catégories fondamentales, qui unissent les franges des plus « modérées » aux plus « radicales » du mouvement MAGA. Par exemple, les différentes normes de la féminité prennent racine dans une essentialisation commune de la différence de sexe. L'étude du mouvement Make America Hot Again jalonne, encore grossièrement, un terrain d'expérience pour l'analyse de la « race », du sexe et du capital ainsi que de leurs agencements, leurs articulations, leurs imbrications, leurs médiations.

« Cet hiver-là, Los Angeles avait brûlé. C'est peut-être pour cela que nous portions sur toutes les images un regard suspicieux. Peut-être pour cela qu'apparaissait dans toutes les discussions la nouvelle querelle des images. »
Fasel

Collage photo : Cécile Fasel (c)


[2] Idem.

[4] Voir les livres de Quinn Slobodian, p. ex. Hayek's Bastards, pour se familiariser avec ces constellations.

[5] À ne pas confondre avec les MAHA, Make America Healthy Again, nous y reviendrons.

[9] Pour un aperçu très éclairant de ce mouvement, se reporter au formidable article de Cécile Fasel, « Le Janus de la santé trumpiste », Rev Med Suisse, Vol. 21, no. 938, 2025, pp. 2016–2016.

[10] Voir aussi le « style réactionnaire »,de Jean Raspail et de son épigone Sylvain Tesson. Se reporter, par exemple, à l'extrait du livre de François Krug, Réactions françaises, publié sur Mediapart : « Dans son roman, Raspail décrivait la saleté et la bestialité d'immigrés indiens. Dans l'Himalaya, Poussin et Tesson croisent justement le chemin de pèlerins hindous : “Partout la vallée est jonchée de détritus et d'immondices [...]. Dans l'air flotte des remugles nauséeux, et du sol imbibé transpire une sanie infecte. La montagne elle-même dégage une odeur de mort et de déjection [...]. Tout le parcours est conchié par ce passage du ‘camp des saints'.” »

[11] Colette Guillaumin, « La différence culturelle », dans Michel Wieviorka (dir.), racisme et modernité, Paris, La découverte, 1993, p. 149-151.

[12] Tiktok @raqisright.

[13] Voir Colette Guillaumin, L'idéologie raciste.

[15] Raquel Debono qualifie aussi ce mouvement de « New Right », ou de « New MAGA people ».

[16] Certains ont suggéré de les représenter avec des enfants, ou enceintes...

[17] Colette Guillaumin, « La différence culturelle », art. cit.

[21] Idem. : “Civilization, in a very real sense, only survives if people view family formation and childbearing as a fundamental, pre-market element of the human experience. ”

[23] Nous soulignons, https://28.co/about

[24] Idem.

[28] https://www.bbc.com/news/articles/c5ypdy05jl9o : 'The tech right bring a lot of energy to the discussion,' says Roger Severino, Vice-President of Domestic Policy at the Heritage Foundation. 'We've been discussing how we could blend these various strains on the right. We're trying to cohere the movement.'

[29] Get married. Have children. Build a legacy. Pass down your values. Pursue the eternal. Seek true joy.

[30] Aussi au sens de corps fertiles, procréateurs.

[31] Wulf D. Hund, Marx and Haiti.

[32] Voir Roswitha Scholz, Le sexe du capitalisme.

[33] Du fait de l'utilisation du polygenic risk score lors de la sélection des embryons.

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