LUNDI SOIR LUNDI MATIN VIDÉOS AUDIOS
02.09.2025 à 12:52
« Tout est prêt. Les pires conditions matérielles sont excellentes »
Texte intégral (2925 mots)

Le 10 septembre fera ou bien flop ou bien vroum, ou bien ni flop ni vroum. Tout ce qui nous est permis, en guise d'analyse non réductrice, ce n'est qu'une poignée de bons mots. « Tout est prêt. Les pires conditions matérielles sont excellentes » (André Breton).
Il va falloir jouer fin. Si l'analyse n'est pas de mise, restent les bons conseils.
D'abord, évitez la morale.
Préférez la pensée stratégique, tactique, opérationnelle, et, donc les raisonnements dialectiques. C'est-à-dire : ne vous demandez pas qui a tort, qui a raison, qui est responsable, qui est fautif.
Demandez-vous : si je passe à l'offensive ici, quelle sera la défense ? Quelle quantité de résistance mon choc va-t-il produire chez l'adversaire ? Si j'opte pour la défensive là, quelle sera ma faculté de durer. De supporter l'usure. Est-ce qu'il vaut mieux se disperser, diverger, se disséminer dans la ville, les villages, l'espace logistique, les champs - pour disperser, disséminer la force de résistance de mes adversaires ? Ou mieux vaut-il se concentrer en un point, dense, choisi d'avance, dont la topographie est connue, maîtrisée, et où sont installés nos pièges ? Dois-je aller au choc frontal ? Ou multiplier les harcèlements soudains et impromptus, suivi de dispersions discrètes ? Dans tous les cas, je me demande quels seront les effets de mes effets, les effets en retour, je ne pense pas en actions mais en réactions, non pas en position mais en riposte, je me demande comment la défensive devient offensive, comment l'offensive devient défensive. Je me demande comment rester souple.
Privilégiez le temps sur l'espace
Un prussien disait :
« C'était toujours beaucoup que d'avoir assoupi pour un temps la mauvaise volonté d'une puissance aussi dangereuse, et qui gagne du temps a tout gagné »
Gneisenau écrit :
« La stratégie est l'art d'utiliser le temps et l'espace. Je suis plus avare de l'un que de l'autre. L'espace, je puis toujours le regagner ; le temps perdu, jamais. » [1]
L'espace se perd et se gagne mais ne disparaît pas. Votre temps, lui est limité. Il faut agir ou attendre - il n'y a pas de milieu.
Le tout pour le tout
Une grande illusion chez le révolutionnaire consiste à jouer le tout pour le tout. Mais la rationalité du quitte ou double doit être ramenée à des situations où le résultat de ce jeu est stratégique. Est stratégique, à notre échelle, tout acte exemplaire qui implique réitération. Il faut trouver le mème insurgé. Est stratégique à notre échelle ce qui renforce les vaillances morales. Le moral collectif dans l'action. L'enthousiasme aussi. Est stratégique, à notre échelle, tout ce qui prend l'initiative du récit médiatique, tout ce qui contrôle le sens et l'orientation de l'information, tout ce qui est trop excessivement juste et festif pour être réduit à un commentaire affligeant. Tout cela signifie que notre stratégie, pour l'instant, consiste à exister intensément et à nous perpétuer sur le temps long. Est stratégique, en ce sens, tout ce qui doit rester après chaque assaut ou chaque repli. Dans l'histoire de ce moment.
Faiblesse de l'offensive
L'adversaire mène contre nous une guerre contre-insurrectionnelle. Il s'agit d'une guerre asymétrique. Cette guerre asymétrique fait de l'État un défenseur. Mais il se défend contre un peuple à l'offensive qui, pour l'instant, est matériellement faible. L'offensive est faible, très faible, face à la défensive qui est forte, très forte. Ce n'est pas étonnant. Clausewitz définit l'offensive comme la forme la plus faible de guerre mais dont le résultat est positif (la conquête territoriale). La défensive est, selon lui, la forme de guerre la plus forte, la plus facile, mais dont les résultats sont négatifs (ne pas perdre du terrain).
Ces deux formes sont réciproques et dialectiques. Il ne faut jamais imaginer son offensive sans anticiper sa transformation en défensive (lors d'une avancée sur le territoire conquis qu'il faudra désormais tenir). Inversement, toute défensive doit projeter une offensive future pour transformer ses fins négatives en fins positives, à minima pour avoir de quoi négocier lors des pourparlers de trêve.
L'État mène donc une guerre facile, forte, mais négative.
En même temps, si le peuple à l'offensive est matériellement faible, l'État sur la défensive ne bénéficie pas du soutien absolu de la majorité. En tant qu'État, institution sécuritaire, il bénéficie du soutien majoritaire de la population apeurée. Mais en tant que régime, ou gouvernement, en tant qu'orientation politique, il est minoritaire et conspué. Il faudra garder à l'esprit que le refus de l'État est minoritaire dans la population - il n'est pas bien compris - mais que le refus du gouvernement, lui, est majoritaire et bien compris. Il faudra donc articuler : refus minoritaire de l'État et refus majoritaire du gouvernement. L'un sera nécessairement le masque de l'autre. Cela donne à l'offensive populaire une bonne cause majoritaire facilement acceptée par tous. En revanche, il est à parier que la spontanéité de la population neutre, bien que refusant le régime, restera loyaliste envers l'État en tant que tel, parce que l'État signifie pour elle « sécurité ». Il faut que ce sentiment de sécurité associé à l'État en tant que tel tombe pour transformer le refus majoritaire du gouvernement en refus majoritaire de l'État. Cette possibilité a été ouverte par la répression brutale des Gilets Jaunes qui ont bien compris que le problème n'était pas tel ou tel gouvernant mais l'État en tant que tel.
Autrement dit : il faudra que les actions offensives soient en même temps rassurantes pour la majorité sécuritaire. Tout le défi est d'être offensif et festif, offensif et hilarant. Et surtout, offensif et rassurant, consolant, balsamique. D'un côté, en s'appuyant sur le refus majoritaire du gouvernement (Bayrou-Macron) on peut agir contre l'État en général de telle sorte que l'action contre l'État paraisse plaisante, consolante et rassurante. Bref, de telle sorte que la sécurité, la vraie sécurité, la sûreté des individus contre l'État, semble se trouver du côté des réseaux d'entraides populaires, de fêtes, de carnavals et d'actions offensives exemplaires.
Notre camp, qui n'est pas un Parti, ni même un camp circonscrit, a donc une série de faiblesses et d'avantages tactiques comme stratégiques. Notre camp a le désavantage de l'offensive. Car l'offensive est une forme de guerre faible. Ce désavantage est extrême contre l'État, car l'État a les moyens de se défendre. En même temps, l'État est aussi sa population. Et sa population soutient l'État mais pas sa direction. Il y a donc un avantage majeur : toute répression sera scandaleuse. Ce qui a pour conséquence : ou bien le gouvernement s'évite l'escalade répressive et nous avons alors les mains libres pour inventer des buts positifs ; ou bien il ne l'évite pas, et nous avons, mais pour un temps réduit, l'avantage moral, c'est-à-dire la bonne cause populaire. Néanmoins, dans les deux cas, ce n'est pas suffisant.
Concentration et dispersion : le concept de victoire
La question de savoir s'il faut concentrer ou disperser nos forces est évidemment flottante. D'abord, parce que la spontanéité et l'immédiateté excluent tout état-major des forces insurgées et donc toute décision stratégique. Mais elle l'est aussi en raison de la nature et du sens de ce que l'on appelle une « victoire ». Il semble que le concept de victoire a été depuis des lustres oublié. Par nous, mais aussi par les « vrais » états-majors des pays occidentaux qui mènent des opérations de pacification sans fixer, dans la guerre contre le terrorisme, de but politique et donc de définition de la victoire. Pour nous, la victoire se pose autrement. Premièrement, puisque nous sommes faibles, nous devrions opter pour la concentration des forces, afin d'être plus forts. Mais cela n'a de sens qu'à condition de concentrer nos forces dans une situation où l'État se présente avec un détachement de force plus faible que nous. Autrement dit : s'il faut concentrer nos forces, c'est pour une intervention rapide sur un détachement peu nombreux de forces étatiques réduites. Ensuite, il faut disparaître. Mais cela a-t-il un sens stratégique ? Tout dépend du caractère de la concentration et de l'événement. Bref : il faut rester concentré dès lors que l'ennemi a l'air de se présenter en nombre inférieur et en détermination inférieure. Il faut se disperser le reste du temps. Mais chaque dispersion émeutière engendre une dispersion policière. À ce moment précis, une concentration devient largement avantageuse, puisque la concentration rencontre des petites unités dispersées.
Revenons à la victoire. La victoire, en général, est pensée politiquement. Mais elle repose sur un moment militaire bien précis. Autrement dit : la victoire est une pensée politique. Mais elle repose sur un moment stratégique. Ce moment est la bataille décisive des forces concentrées des deux camps. Mais quelle forme pourrait prendre une bataille décisive des forces concentrées des deux camps dans le cadre d'une insurrection sans arme et semi-citoyenniste ? Eh bien, logiquement, cette bataille, puisqu'elle n'est pas codée dans les termes d'une insurrection armée, ou d'une guerre d'indépendance nationale, puisqu'elle ne se joue pas sur le plan militaire, ni dans la forme de guerre asymétrique au sens propre ni dans la forme de guerre conventionnelle, doit être une bataille décisive métaphysique, c'est-à-dire idéologique, démonstrative et totale. Autrement dit : la bataille décisive doit se jouer au niveau de la supériorité éthique, pratique et intellectuelle, de la forme de vie qui se dessine dans chacune de nos interventions habilement réfléchies. Qu'on le veuille ou non, la bataille décisive, à notre échelle, n'existe que virtuellement, dans le témoignage que chacun de nous donne de lui-même et du monde qu'il veut faire paraître. Dettinger est devenu une image de cette supériorité éthique, de cette grandeur existentielle. Paradoxalement, la supériorité éthique est la seule forme de supériorité qui sait articuler son humilité à son sentiment d'humiliation. La beauté du peuple. La santé du peuple. La sainteté du peuple. La vérité profonde du peuple. Sa générosité et sa douceur. Son humour et ses farces. Voilà ce qui doit être retenu comme supériorité éthique. La bataille décisive, à notre échelle, doit être, pour des raisons absolument stratégiques et tactiques, profondément éthique. Cette bataille décisive aura lieu dès lors qu'il ne restera plus que deux camps : les justes et les pourris.
Post-scriptum sur ce que racontent nos adversaires
Dans la presse mainstream, c'est-à-dire superficielle et embrouillée, on peut déjà lire des réductions sociologisantes et des prophéties politiques niveau SciencePo. Gérald Bronner, sociologue à succès qui réduisait hier avec brio le complotisme "majoritaire chez les-extrêmes" à un trouble mental, sait déjà que le 10 septembre sera populiste. Il sait aussi qu'il sera insurrectionnel - ce qui n'a rien, selon lui, "d'exceptionnel". "Populiste", c'est-à-dire déployant un imaginaire où s'affirme 1° l'unité homogène du peuple (son hypostase) ; 2° le refus des médiations politiques ; 3° l'antagonisme avec l'élite. Mais Gérald fait peu de cas des contradictions. Deux lignes plus loin : "il y a lieu de conjecturer que le mouvement "Bloquons tout" sera acéphale et protéiforme" (Express, 28 août). Comment peut-on "être populiste" lorsque l'on est, en même temps, un mouvement "acéphale et protéiforme" qui rejette les représentants et les médiations politiques ? Comment revendiquer l'unité hypostasiée du peuple lorsque l'on fait parti d'une multitude hétérogène et sans chefs dont les souhaits ne sont pas des demandes ? En réalité, cela tient à ce que Bronner superpose la rhétorique populiste des partis politiques sur le mouvement populaire du 10 septembre. Bronner ne parvient pas à penser un mouvement acéphale et protéiforme hors de sa récupération a posteriori et représentative. Mais il faudrait un minimum d'esprit dialectique pour comprendre que l'affirmation du caractère "populiste" d'un tel mouvement dit en réalité qu'on le perçoit déjà comme phagocyté politiquement et que ses fins convergent avec les fins politiques de l'électoralisme de style populiste, c'est-à-dire qu'il est déjà représenté par des représentants politiques et qu'il a déjà ses médiations et ses chefs. Car le style populiste est la représentation politique du rejet de la représentation, la représentation politique de la non-représentation. Or un mouvement acéphale, protéiforme et apartisan, qui, en tant que spontané, refuse la médiation politique (sans pour autant refuser toute médiation non-politique), n'a rien à voir avec un mouvement populiste et l'un ne peut être réduit à l'autre que dans l'esprit des intellectuels à vocation de conseiller les princes du centre extrême.
Paolo Virno dit que le "point d'honneur" d'une pensée politique refusant la "bienveillance du Souverain" doit pouvoir renvoyer explicitement à une "attente imprévue". Une pensée libre de la Souveraineté est une pensée libérée de l'État et, au fond, indépendante du conseil des princes, même de ceux que l'on souhaiterait donner aux moins pires princes futurs. Ainsi, penser depuis l'attente imprévue, est-ce penser depuis une "exception qui surprend particulièrement celui qui l'attendait". Il faut donc mettre un point d'honneur à penser le mouvement du 10 septembre comme une attente imprévue. Sans quoi, avant même d'exister, le mouvement est déjà rapatrié et conjuré intellectuellement, sociologiquement, recodé comme style de représentation, bref, perçu de manière aussi superficielle et plate qu'une enquête empirique de plateau télé. Lorsque Bronner dit qu'il n'y a pas dans ce mouvement de programme politique clair, Bronner présuppose donc qu'un mouvement populaire devrait être un Parti politique pour avoir quelque chose à dire, et, mieux, un Parti politique idéalisé, puisqu'on a peine à citer la moindre proposition politique de la plupart des Partis politiques. Il manifeste en outre son indifférence de sociologue pour les multiples propositions "politiques" qui n'ont eu de cesse d'accompagner les propositions pratiques des multiples groupes, chaînes Telegram, et réunions en plein air du mouvement du 10 septembre. Comme pour les Gilets Jaunes, on efface par avance toute "doléance" pour en faire une pure valeur d'expression et une pure représentation du refus général.
Notre consœur Nathalie Raulin, journaliste de Libération spécialisée dans les questions hospitalières et médicales, s'est chargée de relayer la note de la fondation Jean Jaurès sur le 10 septembre. Le comité de rédaction a du juger, comme Gérald Bronner, que le 10 septembre était un sujet médical. On apprend que l'équipe d'Antoine Bristielle, un professeur agrégé de sciences sociales, grand "observateur" de l'opinion, a rassemblé 1089 réponses à un questionnaire publié mois d'Août. "Les chercheurs [en] tirent un enseignement fort : alors que le mouvement des gilets jaunes était marqué par une forte hétérogénéité partisane et la précarité vécue de ses membres, « Bloquons tout » semble surtout porté par une base proche de la gauche radicale, cohérente, fortement politisée et socialement insérée." Bref, pour toute la presse, le tour est joué : le 10 septembre devient un mouvement politique et non populaire, un mouvement politique de gauche, et, allons-y, un mouvement politique de gauche mélenchoniste.
Il faudrait leur faire payer cet affront médiatique.
[1] (cité par Debord page 130 de ses notes Stratégie).
02.09.2025 à 08:53
Bob Kaufman
Poète beat titubant debout jazz et abandon
- 1er septembre / Avec une grosse photo en haut, Histoire, Littérature, 2Texte intégral (3385 mots)

« Une chose est certaine, je ne suis pas blanc. Dieu merci. Ça rend tout le reste supportable. » [1]
Bob Kaufman n'est certes pas le poète vedette de la Beat Generation, la reconnaissance littéraire n'ayant au demeurant jamais été sa préoccupation. Ses quelques ouvrages ne sont que des mots jetés sur des bouts de papiers ou proférés devant des auditoires occasionnels, ils ont été le plus souvent rassemblés par Eileen, sa compagne, pour en faire des recueils présentables, ou encore récupérés par Mary Beach dans la poubelle de son éditeur. Abonné à l'alcool et à la came, aux arrestations sur la voie publique (pas moins de 39 pour la seule année 1959 !), il aurait même échappé de peu à la lobotomie lors d'un des séjours qu'il a effectués dans un hôpital psychiatrique. Mais au-delà des emmerdes et de l'angoisse, sa poésie coulait de lui sans fioritures, furieusement spontanée, empreinte des instants vécus comme des musiques qui l'habitaient, le jazz étant pour son âme un pensionnat ‒ il fut même surnommé : The Original Bebop Man.
DEAR PEOPLE
Nous faisons nos dents sur des coquilles d'huîtres,
Nous fûmes nourris avec le sang du Père
Et alors/
Foyers brisés,
Ne ripent jamais,
Et achetant des diamants
À même le dos
Des Nègres Sud-Africains
Les salopes en cire
sont bien habillées Ce Soir,
Dear People
Mangeons
du jazz [2]
Né en 1925 à la Nouvelle Orléans, Il est l'un des treize enfants d'une mère catholique originaire de la Martinique et d'un père juif allemand. Imprégné des rituels religieux de l'un et de l'autre, non sans être nourri des croyances vaudouesques de sa grand-mère, il connaît aussi le patois français, et les lectures de Rimbaud ou de Baudelaire seront plus tard déterminantes pour lui, tout comme celle de Lorca [3]. Ayant fui dès l'âge de treize ans la cellule familiale, il devient matelot sur des navires marchands, il fait ainsi neuf fois le tour du monde avant de s'inscrire à la New School de New York dans les années quarante et d'y rencontrer William Burroughs et Allen Ginsberg. Bientôt il se pose avec eux à San Francisco, dans le quartier de North Beach, se joignant ainsi à Jack Kerouac, Gregory Corso ou Lawrence Ferlinghetti pour y vivre à demeure ce qu'on appellera la scène beatnik. Assigné à sa négritude et aux incidents qui s'y rattachent, sans compter les vertiges liés aux excès, Bob Kaufman se frotte aussi à la dureté de la rue et de la police, sauvé par un sens de l'humour volontiers grinçant et une véritable chaleur humaine, ainsi que nous le rapporte sa compagne [4]. Dans les années des années cinquante, il fonde avec Ginsberg et quelques autres le magazine Beatitude, qui accueillera beaucoup de jeunes poètes. En 1959, Kaufman publie sous le nom de Bomkauf Abomunist Manifesto, suite de poèmes qui tournent en dérision l'esprit de sérieux de toute proclamation et toute échappatoire, il y déclare notamment, avec sa coutumière ironie grinçante, que : « L'abomunisme a été fondé par Barabbas, inspiré par ses derniers mots : ‘‘Je voulais être au milieu, mais je suis sorti trop loin.'' » [5] En 1961, il est nominé pour un prix littéraire en Grande-Bretagne. En 1963, l'assassinat de Kennedy lui déclenche un vœu de silence bouddhiste, retrait mutique dans lequel il se tiendra jusqu'à la fin de la guerre du Vietnam. Il reprend alors ses activités de poète durant trois années, avant de se retirer de nouveau, déclarant à un éditeur : « Je veux être anonyme… mon ambition est d'être complètement oublié. »
N'empêche, une question vaut d'être posée, et c'est Bob Kaufman qui la pose, en octobre 1963, alors que, semble-t-il, il vient d'être expulsé, dans un courrier adressé à la rédaction du quotidien San Francisco Cronicle : « De retour à San Francisco pour être accueilli par une liste noire et d'expulsion, j'écris ces lignes aux non-gens responsables. Une chose est certaine, je ne suis pas blanc. Dieu merci. Ça rend tout le reste supportable.
[…]
Pourquoi toutes les listes noires sont-elles toutes blanches ? Peut-être parce que toutes les listes claires sont noires, le listage de tout ce qui est listé est fait par qui est brun, les couleurs d'un tremblement de terre sont black, brown & beige, suivant la gamme ellingtonienne, such sweet thunder [6], il y a un beat silencieux entre les drums. [7]
HEURE BLEUE
sept lunes solo Flottant dans l'air
Embrassent les ciels nocturnes,
Sept saxos twistent,
Pris en bouche sept fois
Sept anges tremblants
Ombre entraperçue,
La nuit
Sept soleils d'un blanc de glace
Éblouissent nos douleurs
À nous. [8]

La poésie de Bob Kaufman pulse comme chez Kerouac au rythme de la rue, de la nuit, de la transe ou des prostituées, dans un défi permanent à la mort. « Quand je mourrai / Je refuserai la / Mort », écrit-il dans son poème Écho douloureux [9]. Rapide, son écriture jetée par la bouche, grattée ici ou là, elle tombe en avalanche sur la page comme une scansion sans égards, un couperet lapidaire. Les références au jazz et à ses acteurs sont incessantes, c'est là un carburant de son rythme, on croise donc chez lui Charles Mingus, ce « bouffeur de cordes », Ray Charles (« vent noir de Kilimandjaro »), Bessie Smith, et bien sûr Charlie Parker, dont le patronyme deviendra le prénom de son fils : Parker Kaufman.
« …Nuits dans les terres de Bird sur les montagnes du Bop, révolutions du saxophone venteux
Salle de shoot/et murs qui fondent et vautours qui tournoient/
Cancer de l'argent/douleur qui refait surface/accès de terreur/
Mort et existence indestructible… » [10]
On croise évidemment les amis poètes, Ginsberg, Corso, Rexroth, Ferlinghetti (le poète-éditeur de l'emblématique librairie City Light), ou encore le « moderniste » Hart Crane [11] (« tu es bien mort, Crane, mais nous savons que tu ne l'as jamais été… »), mais aussi le romancier John Steinbeck qui apparaît à plusieurs reprises dans les vers de Kaufman, lui ou un de ses personnages.
Bob Kaufman vit hanté par un monde où il a gravité et encore gravite, intérieurement, avec le recul propre à la solitude, justement, ou à ces certitudes auxquelles il se frotte, toutes « peuplées d'abandon ». Poèmes simples et déchirés que les siens, crachés oralement et que le lecteur accueille et reprend à son compte, selon qui il est. Mais avec ce poète de plain-pied, la distance a été franchie, l'homme de la rue, le vagabond, le fou de poésie, il a aussi son mot à dire, parce qu'il se sait poète et qu'il ne peut en être autrement.
« …
Que je sois un poète ou pas, je consomme cinquante dollars d'air chaque jour, super
Afin d'exister je me cache derrière des piles de poèmes rouges et bleus
Et j'ouvre des petits parasols voluptueux, chantant la chanson du clou-dans-le-pied, buvant de douces béatitudes » [12]
L'ouverture-préface de Solitudes peuplées d'abandon, paru originellement en 1966 est un télégramme signé Lawrence Ferlinghetti, poète-éditeur mort centenaire il y a quelques années. À propos de son ami, il écrit : « IL Y A PLIÉ SES CHAGRINS DANS UN RÊVE AFRICAIN EN RACCOMPAGNANT PARKER CHEZ LUI À PIED OÙ ENSUITE ILS DANSERONT. » Et voici donc que, dans le français d'une nouvelle traduction, signée Marie Schermesser, sous cette couverture cartographiée bleue et blanche, ils dansent aujourd'hui encore, les poèmes-chagrins de Bob Kaufman.
Cependant, il faut rendre justice au remarquable travail de passeur de Mary Beach et Claude Pélieu qui, débarqués en 1963 à San Francisco, avaient rencontré ces poètes effrontés qu'ils allaient traduire et faire connaître en France, notamment à travers un fameux numéro des Cahiers de l'Herne, puis avec des publications aux éditions Christian Bourgois. À propos de Kaufman, dans un long et beau texte, Pélieu, lui-même poète, y écrivait :
« […]
Kaufman vous a prévenu : ‘‘j'ai mis mes yeux au régime, mes larmes grossissent trop''
Parker et Monk étaient le commencement - - - les morts maigres criaient dans l'été froid - - -
San Francisco General Hospital, Ward 14, Portero Avenue, California - - - c'est LA que Bomkauf subit l'injection catégorique, Bomkauf à fleur de terre se débattant dans l'insomnie métallique de la surdité - - - Kaufman touché à mort - - - Kaufman le nègre pris au piège des griffes dans un ciel d'inaction - - - retranché, rétracté, déconnecté dans la nuit froide quand les boules lépreuses stratifient leurs cris - - -
[…] »
Bob Kaufman est mort d'emphysème et d'épuisement en janvier 1986. Quarante ans après, dans ce monde irrespirable du chacun-pour-soi, ses mots enfiévrés résonnent encore douloureusement de colère, de jazz et de solitude.
« Mon corps est un matelas lacéré,
Un lieu défait qui bat
Au rythme des va-et-vient
Des passagers sans amour
Mon corps tout entier
Est une pièce vide
Emplie d'une respiration froide et humide
S'échappant par bouffées sans trouver d'issue.
Devant des miroirs sans aucune compassion
Je me suis flingué avec les yeux,
Mais la mort a refusé mes avances.
[…] » [13]
Jean-Claude Leroy
Ouvrages disponibles
Bob Kauman, Solitudes peuplées d'abandon, traduction de Marie Schermesser, éditions Le Réalgar, coll. Amériques, 100 p., 2024, 20 €.
Bob Kaufman, Sardine dorée, suivi de Plus de jazz à Alcatraz, traduction de Marie Schermesser, éditions Le Réalgar, coll. Amériques, 120 p., 2025, 21 €.
Cahier de l'Herne, William Burroughs, Claude Pelieu, Bob Kaufman–(direction Pierre Bernard, traduction Mary Beach et Claude Pelieu), 1967. Réédition Fayard, 1998, 46,80 €.
[1] Bob Kaufman, Lettres à la rédaction, 5 octobre 1963, in Sardine dorée, (trad. Jacques François), éd. Christian Bourgois, 1976, p. 149.
[2] Cf. Cahier de l'Herne, Burroughs, Pélieu, Kaufman, 1967 (trad. Jacques François), p. 287.
[3] Cf. un entretien avec Eileen en 1996, mené dix ans après la mort de Bob Kaufman par Marc Villard, consultable sur le blog de ce dernier. https://www.marcvillard.net/?Bob-Kaufman-Beatnik-ultime
[4] Ibidem.
[5] Cf. Bob Kaufman, Solitudes, (trad. Mary Beach et Claude Pélieu), éditions Bourgois, 1974.p. 213.
[6] Black, brown & beige et Such sweet thunder sont deux compositions fameuses de Duke Ellington.
[7] Bob Kaufman, Lettres à la rédaction, 5 octobre 1963, in Sardine dorée (trad. Jacques François), éd. Christian Bourgois, 1976, p. 9.
[8] Heure bleue, in Bob Kaufman, Sardines dorées, Le Réalgar, 2025, p. 45.
[9] Bob Kaufman, Des solitudes peuplées d'abandon, Le Réalgar 2024, p. 47.
[10] Ibid., p. 11.
[11] Hart Crane (1899-1932), poète, homosexuel, alcoolique, figure de la modernité ayant eu une influence sur Bob Kaufman et bien d'autres poètes de cette génération. Il se suicide en se jetant d'un paquebot au large du golfe du Mexique le 27 avril 1932.
[12] Bob Kaufman, Des solitudes peuplées d'abandon, préface de Lawrence Ferlinghetti, Le Réalgar, 2024, p. 14.
[13] Ibid., p. 60.
01.09.2025 à 19:46
Un ornithologue en Palestine
Texte intégral (3733 mots)

Mes nuits d'insomnies sont à Gaza, hantées par l'inaction et le sommeil de la raison. Je pars en Cisjordanie le 27 juillet, laissant aux plages les vacanciers amnésiques. Des amitiés à découvrir, une solidarité à dire, je laisse pour quelques jours les torrents occidentaux de dénis et d'abjections. D'ailleurs je suis « birdwatcher » et pas ornithologue mais c'était chouette dans le titre…
Jour 1
5h37 - Bethléem s'éveille aux incantations du muezzin, aux cloches de Sainte-Catherine, le mainate /martin triste (Acridotheres tristis) et la tourterelle maillée (Spilopelia senegalensis) sont dans les choeurs, au jardin. Le voyage par les collines et les peines, le long des murs, entouré de la bienveillance des habitants de ces terres en sursis, nous emmène aujourd'hui vers le sud, à Hébron. Chaleur, lumière et ombres à l'étape.
Jour 2
Du souk d'Hébron et de la vieille ville, vous trouverez des photos romantiques à foison. La réalité de la colonisation s'impose ici dans sa nudité et sa violence. De nombreuses rues et ruelles sont fermées par les sionistes des colonies qui se sont implantés par la force (à partir de 1993). Ils vivent aux étages supérieurs et déversent leurs déchets dans les rues encore accessibles. D'où la présence de grillages, de barbelés en tous genres et dans toutes les directions. Ces barrières hostiles surveillées par des miradors inquisiteurs (un soldat dans sa tour blindée me voit et me fait un signe de la main !) évoquent un passé pas si lointain dont les colons ne semblent pas se souvenir. Enfermement, camp, déportation, annexion. Une dialectique de l'expansion et de l'oppression. Hébron est une ville assiégée qui assombrit les regards. Ici, les oiseaux sont de mauvais augure.
Jour 3
Le tombeau d'Abraham, dans la grande mosquée d'Hébron, est une tragédie minérale qui illustre l'enjeu mortifère de ce territoire. Pour la maîtrise de son accès, des dizaines de morts jalonnent les marches du dernier siècle. Il ne s'est pas trouvé un dieu, fut-il juif, chrétien ou musulman pour arrêter ce massacre. Aussi, aujourd'hui, les juifs ont accès d'un côté de ce mausolée et les musulmans de l'autre, l'ensemble divisé par des vitres blindées. Cette catastrophe en dévotion est contrôlée par un double check-point, où des jeunes soldates, maquillées, mitraillettes à l'épaule, nous dévisagent, impavides. Dans ce monde, peu de lieux aussi hostiles à une méditation bienveillante, à la prière, portent avec une telle force l'envers de la quête spirituelle. Atterrant est le mot qui me vient.
Jour 4
Aucun mur ne touche le ciel, fût-il à deux millions d'euros le kilomètre. Il en est prévu 708. Cela ressemble à l'hybridation moyenâgeuse d'un château fort, tourelles rondes, meurtrières, angles multiples, et d'une prison ultramoderne, caméras couleurs et thermiques à 360 degrés, vitres blindées. Le gris est de rigueur.… L'ensemble traverse les rues, les cimetières, les propriétés et serpente par monts et par vaux en donnant cette sensation étrange que les deux populations sont enfermées. La récurrence du barbelé, « the devil's rope », laisse une impression inquiétante d'aliénation. « Faites du houmous, pas des murs » est-il écrit. Dans la chaleur déclinante du retour à Bethléem, un Souïmanga de Palestine (Cinnirys osea) butine les fleurs dans le jardin en face. Cet oiseau léger et brillant (un « colibri » de l'Ancien Monde) est l'emblème de la Palestine.
Jour 5
Descente sous le niveau de la mer. Jéricho se situe à - 254 m. Cette oasis habitée depuis plus de 10.000 ans se transforme en étuve durant l'été. La route qui y mène est jalonnée de checkpoints, de colonies plus ou moins fortifiées (barbelés, tours, militaires) interdites aux Palestiniens qui risquent leur vie à toute approche. Inversement, à l'entrée des villes en zone A (voir sur la carte de Palestine), des panneaux rouges et blancs signalent : « In this area, Israeli are in danger ». La réalité contredit cette affirmation. Ce matin, une incursion de l'armée israélienne dans Jéricho nous a retardés, et la veille, le frère et la belle-sœur de notre amie Haya ont été temporairement arrêtés. Le quotidien des Palestiniens est peuplé de menaces et de vexations. Leur bienveillance n'en est pas affectée, mais dans les regards, tant d'ombre et de mélancolie.
Dans les ruines du palais d'Hicham, un Guêpier d'Orient (Merops orientalis) se cache sous les acacias, une Huppe fasciée (Upupa epops), emblème d'Israël, s'éloigne en dressant sa couronne de plumes.
Jour 6
Nous quittons Jéricho après y avoir passé la nuit. La veille, un ami de notre hôte était sur la route de Ramallah, trafic à l'arrêt. Un jeune colon israélien - armé - avait fermé une barrière. Aucun argument, aucune raison sinon une mesure vexatoire gratuite. Sur plus de 230 colonies, près de 800.000 colons sont installés en Palestine occupée, par la force. Le matin de notre départ, notre hôte nous demande provisoirement de ne pas sortir car l'armée israélienne fait une incursion. C'est le quotidien des habitants de cette terre.
Dialectique mythologique, vexations, humiliations, culpabilisation des victimes, les ressorts de la colonisation.
« Nous avons vu mentir, avilir, tuer, déporter, torturer, et, à chaque fois il n'était pas possible de persuader ceux qui le faisaient de ne pas le faire, parce qu'ils étaient sûr d'eux et qu'on ne persuade pas une abstraction, c'est-à-dire le représentant d'une idéologie ».
A. Camus, Ni victimes, ni bourreaux, 1975
Jour 7
Nous circulons dans un espace qui semble constitué de murs, de barrières, de barbelés, de postes de contrôle, où la vidéosurveillance est omniprésente. Il est nécessaire de rappeler qu'en Cisjordanie (Westbank), 3 zones définissent le niveau d'occupation. Dans les faits, les Israéliens (armée, colons) font ce qu'ils veulent. Cela ne nous empêche pas de rencontrer de nombreuses personnes qui continuent de créer et de vivre. Nous sommes accueillis avec bienveillance, une intensité qui dit l'urgence. Des musiciens, des artistes, des écrivains, des journalistes sont là pour nous partager le quotidien sous occupation.
Hier à Jérusalem. Traversée du checkpoint à pied. Immenses couloirs, béton, métal, caméras. Suspicion froide des gardes armées (des femmes, le plus souvent). Dans la vieille ville, tout change. Toutes les communautés se croisent dans une effervescence de marché, foule bigarrée en costumes traditionnels juifs, musulmans, chrétiens se mélangeant. Improbable paradoxe. Nous n'aurons pas accès à l'esplanade car c'est vendredi. Le cœur de la vieille ville semble immarcescible. Nous y aurons rencontré Assad, digne francophile de 89 ans, heureux de nous entendre dans une langue qu'il a apprise chez les salésiens de Jérusalem. Échanges variés sur la situation, mais aborder le sujet de Gaza n'est pas opportun, des larmes mouillent son regard bleu bienveillant, éteignant notre conversation.
Jour 8
Vendredi, à la mosquée, samedi à la synagogue, dimanche à l'église. La paix de l'aube, le calme des éléments, la lumière nacrée. On touche du doigt un monde parfait. Qui pourrait l'être. Le marché, hier après-midi dégageait une vibration sociale et colorée de mille fruits, légumes et harangues souriantes. La vie, ici comme là-bas.
La résistance, la dignité, la nécessité cathartique font du mur un tableau couvert d'humour et de poésie. Des artistes locaux et d'ailleurs, des enfants, des militants, des aimables facétieux y déploient leurs talents.
Sur ce mur, il est écrit : « les murs sont fait pour être escaladés ». Sur ce mur il est écrit : « Je ne peux pas croire ce que tu dis car je vois ce que tu fais ». On y lit aussi : « La guerre, c'est la paix, la liberté c'est l'esclavage, l'ignorance c'est la force ». Des colombes, des ânes et des anges se promènent autour des trompe-l'œil, un cupidon donne l'adresse d'une entreprise qui loue des grues pour le démontage. La force de l'esprit - l'humour comme politesse du désespoir - en marche pour dissoudre l'abject béton bête et brut.
Quelques corneilles mantelées (Corvus cornis) flânent et surveillent comme autour des gibets.
Jour 9
Dans le camp de réfugiés d'Aida qui fait partie de l'agglomération de Bethléem, l'État israélien donne l'accès à l'eau une fois par semaine. Les toits des immeubles sont chargés d'innombrables citernes de stockage. Ce qui était un camp de toiles en 1948 est devenu une cité aux ruelles étroites, organiques. Une solidarité doublée d'une forte résistance à l'Etat colonial habite ces lieux où vivent les descendants des victimes de la Nakba. Un ami artiste y a son atelier partagé. Avec des moyens dérisoires dans cet espace ouvert à tous vents, la créativité des occupants, jeunes hommes et femmes, domine le mur sur lequel, au loin, il est écrit : HOPE.
Hier matin, en longeant ces palissades de la honte, une immense porte s'ouvre et livre le passage à deux véhicules militaires. Armée, blindée, une patrouille israélienne pénètre en zone occupée. Avec un ami, nous observons la scène. Immédiatement, un soldat, au pied de la tour de guet nous interpelle. Très agressif, ce jeune homme casqué nous fait comprendre, arme à la main, qu'il s'agit de dégager au plus vite. Mon ami et moi obtempérons mais un noeud de colère me serre le ventre. Les véhicules s'en vont faire leur ronde en « territoire hostile ».
« Un geste de trop, un mot de trop, un pas trop lent, un grincement de dent sont alors interprétés comme une menace qui exige une réplique. ».
Y. Ternon, L'innocence des victimes, 2001
Pendant ce temps, le ministre israélien de l'intérieur, piétinant tous les accords intercommunautaires, va « prier » sur l'esplanade des mosquées.
Jour 10
Dans toutes les rues du Monde, des personnes comme Jack, insoumises, promènent leur différence irréductible. Il arrête sa trottinette électrique bariolée, équipée d'un improbable panneau solaire, et entame la conversation. En anglais et français, il porte un discours d'humour caustique sur ses engagements : « le communisme, c'est pas génial mais tout de même beaucoup mieux que les religions... ». Il est joyeux et la radio attachée au guidon de la trottinette diffuse sa musique favorite. Dans ce quartier est installée l'Université de Bethléem. Le campus arboré fait envie et appelle à la tranquillité. Le contraste est saisissant. Le mur et les colonies sont pourtant bien là, posés sur l'horizon proche. Avec mon compagnon de voyage, nous allons y visiter l' Institut pour la Biodiversité. Ici, contre la réalité, le professeur M. Q. déploie son énergie pluridisciplinaire et solaire. Les oiseaux, les arbres, le potager, la production de biogaz, les collections du musée d'histoire naturelle ont une place privilégiée. Au mur il est écrit : L'EDUCATION, C'EST LA RESISTANCE. La résistance passe aussi par la beauté des oliviers, du vent, et la tendresse des légumes. A notre admiration pour ce travail remarquable, le professeur répond que sans cela, il serait devenu fou dans ce monde orwellien. Dans le minibus qui nous transportera à Ramallah le lendemain, un jeune homme qui s'occupe d'une ONG vouée à l'aide aux enfants nous dira : « Avant, je réfléchissais à d'autres pays pour émigrer, maintenant, je cherche une autre planète… ».
Jour 11
Je vous écris d'une réserve indienne entourée de barbelés. Et vous êtes si loin, de l'autre côté du mur, où tout peut s'oublier.
Le peuple jeune que je rencontre et croise sur cette terre sans nom (les Israéliens l'appellent Judée-Samarie) connaît le monde, voyage, lit, chante. Mes pas, dans cette culture ancienne habitée de raffinement et de poésie, d'une politesse dont devrait
s'inspirer l'Occident à l'arrogance grossière, me conduisent à Ramallah, au pied de la
tombe de Mahmoud Darwich. Cet immense poète a mené la lutte avec les mots. La poésie est une arme, les chefs de guerre israéliens le savent très bien. M. Darwich a été emprisonné fréquemment, et à Gaza, en novembre 2024, Reefat Al Areer a été assassiné avec toute sa famille par les soldats de l'occupant. Il était poète.
Tous les artistes rencontrés ici créent autour des seuls sujets de la colonisation, la violence et la guerre à Gaza. Une œuvre très explicite montre de la terre et des os :
« Cette terre est un peuple », de Iz Al-Jabari. L'éducation et l'art sont au cœur de la résistance.
Jour 12
Dans un pays où coulait le lait et le miel, autour de Bethléem, on produit de la bière et du vin, plutôt agréables. Mais où trouver de l'eau ? Comme écrit précédemment, la gestion de l'eau est aux mains des Israéliens qui gèrent selon les circonstances, la distribution.
Évidemment stratégique, l'enjeu de l'eau, que l'état israélien a capturé à son profit, oblige les Palestiniens à développer des techniques de stockage, de pompage et de transport, sous un climat méditerranéen aride. L'accaparement du plateau du Golan qui alimente le Jourdain est une des conséquences de cette stratégie de colonisation. Les toits, en Cisjordanie, portent d'innombrables citernes connectées à des pompes bruyantes et une forêt de tuyaux. L'état israélien vend aux Palestiniens une ressource qui leur appartenait.
Le système colonial ne déroge jamais à ses règles d'asservissement. Mais les jardins ici sont luxuriants et les marchés débordent de fruits et légumes produits localement.
L'art - potager - naît de la contrainte et la terre est guérisseuse.
Jour 13
Mon séjour touche à sa fin, l'aube dans la brume comme un voile que le soleil déchire sans peine, promet un jour écrasé de chaleur. L'illusion de sérénité à Bethléem produit ce mélange dérangeant de perceptions contradictoires, comme cette gazelle des montagnes (Gazella gazella), prisonnière élégante au même titre que les vestiges antiques qu'elle fréquente, expropriés par Israël, restaurés à grands frais et surveillés par une garnison cernée des inévitables barrages et barbelés. Le village palestinien en contre-bas est ignoré et la route qui menait au site est obstruée. Pour visiter ce lieu à la fois parc national et patrimoine archéologique, je dois franchir trois obstacles, sous la surveillance des caméras et des gardes perchés dans les miradors. Je pénètre à pied et rejoins le bâtiment de la billetterie. Une foule de juifs orthodoxes en costumes traditionnels occupe l'espace.
Un homme jeune, avenant, est à la caisse. Il est très prévenant et me propose une casquette pour le soleil et de l'eau pour la visite. Il doit faire près de 40 degrés. Je paie mon entrée et je vois, glissé dans sa ceinture, un revolver de gros calibre. Cool mais vigilant. La visite du mausolée d'Hérode (Herodion) garantit une vue imprenable sur le désert et les villages autour de Bethléem et Jérusalem.
Dans ce pays où il est impossible d'échapper aux obstacles qui organisent le ghetto cisjordanien, nous visitons l'après-midi les Bains de Salomon à proximité de Bethléem.
Nous assistons à une prestation orale et gestuelle d'une actrice palestinienne qui nous entraîne dans la problématique de l'eau devant d'immenses bassins à moitié vides. Un Martin-chasseur de Smyrne (Halcyon smyrnensis) plonge dans l'eau sale où flottent des déchets en tous genres. Un élément du mur se dresse à l'horizon derrière la pinède.
Jour 14
Il fallait voir Battir, ce village classé par l'UNESCO qui doit ressembler à ce qu'était la Palestine avant 1948, avec ses jardins en terrasse, son eau claire et les vergers d'oliviers.
Je passerai un moment improbable de partage avec une famille qui m'ouvre ses bras et sa table, comme si le seul fait d'être venu jusque là méritait un accueil si bienveillant. On y produit les meilleures aubergines du monde, au dire de ses habitants. La ligne verte est à trois kilomètres et les colons, dont on se demande quels scrupules les retiennent encore, ont l'oeil sur cet Eden en sursis. Ici, on entend les oiseaux, ici, le Souïmanga et la Huppe se partagent le ciel et les jardins.
Jour 15
Départ. Le bus nous emmène vers Jérusalem. Au check-point, nous devons descendre et faire la file pendant qu'un soldat examine fouille le véhicule. Nous présentons une pièce d'identité à un soldat qui n'a pas vingt ans, son fusil-mitrailleur posé sur le parapet qui le protège. Dans le train qui m'emmène à l'aéroport, un jeune Israélien dévot récite ses psaumes debout au fond du wagon en se balançant et, derrière moi, un homme jeune en civil est assis nonchalamment sur la banquette, une mitraillette à l'épaule.
Au mur de l'aéroport, une immense photo représente de dos des soldats israéliens se soutenant et dressant le drapeau national, une citation triviale de la photo mythique des GI's sur la colline d'Iwo Jima en 1944. Le nationalisme propose à son habitude une vision révisionniste et simpliste du monde.
Aujourd'hui, je fais mon baluchon et je tiens serrée la bienveillance reçue. Mon cœur est à Gaza.
Pour les enfants de Gaza
Pour les enfants de Gaza
Dix-huit mille cinq cents fois
Je veux donner ma voix
On ne l'entend pas
Dix-huit mille cinq cents fois
Je veux dire des mots qui ne sortent pas
Dix-huit mille cinq cents fois
Je dois respirer pour détendre ma gorge serrée
Dix-huit mille cinq cents fois
C'est impossible à dire
Dix-huit mille cinq cents fois
C'est impossible à compter
C'est impossible à penser
Dix-huit mille cinq cents fois
18.500 xxxxxxxxx…
Bethléem 11 août 2025
Dans le train suivant l'Yonne
Je regarde passer les vaches, je regarde passer les arbres et la rivière vient à ma rencontre. Les enfants de Bethléem passent en courant, les soldats traversent le bus, le marchand de pain arrive aussi, monte le raidillon à six heures du matin arc-bouté à sa charrette, le marchand de glace l'après-midi, un monde à notre rencontre qui passe comme je vole par les montagnes enflammées, les mers tremblantes, les vapeurs colorées, voiles, nuages et lune.
Nous remontons la rivière, nous remontons le temps mais les enfants coulent dans le fleuve d'indifférence, de silence.
Le boucher est passé sans émoi, sans passion, parmi la chair déchirée par les canons du viol, pour ces enfants sans regards, sans pensées et sans bras. Ils flottent en haut des décombres, entre les bourdons-tueurs et les fragments d'obus, poussières d'amour en fugace artifice.
Tuer des poètes, tuer des enfants, des restes pendus aux fils, du linge taché, explosé.
Des enfants déchirés, comme du papier à musique, partitions inachevées et jetées, des feuilles d'un poème brûlé avant la fin. Je vois passer l'Histoire en sang.
Je vois des morceaux d'enfants glisser sur les murs, je sens notre humanité passer, suintement rouge au fond du fossé, reflété par le miroir du ciel.
« Tuer des enfants, c'est effacer l'avenir ».
Y. Ternon, L'innocence des victimes, 2001
Ladislas - Août 2025
A Mathilde et Michele
01.09.2025 à 19:41
Intelligence artificielle et Techno-fascisme
Un lundisoir avec le philosophe Frédéric Neyrat
- 1er septembre / Avec une grosse photo en haut, Cybernétique, lundisoir, 4Texte intégral (4810 mots)

Pour ce lundisoir, nous poursuivons notre enquête sur l'intelligence artificielle autour du dernier livre du philosophe Frédéric Neyrat, Traumachine : Intelligence artificielle et Techno-fascime, dont quelques bonnes feuilles sont publiées ici.
À voir mardi 2 septembre à partir de 20h :
Parmi les questions abordées :
Pourquoi la prolifération des régimes hyper-autoritaires et l'expansion des intelligences artificielles doivent être pensés comme deux phénomènes qui s'alimentent l'un l'autre.
En quoi l'IA est un phénomène social total et la pointe avancée de la destruction capitaliste de tout.
Comment la métaphore sabotera toujours la domination totale du langage des machines. La différence fondamentale entre prédiction est prophétie (et pourquoi ça n'a aucun sens de parler de « prophètes de l'IA).
La différence entre spectres et zombies et pourquoi le but ultime de l'IA est de parvenir à prendre nos décisions avant et malgré nous.
Pourquoi l'hypothèse d'une réforme de l'IA peut apparaître dérisoire.
En quoi une hypothèse révolutionnaire ne pourra se contenter de « casser les machines ».
Version podcast
Pour vous y abonner, des liens vers tout un tas de plateformes plus ou moins crapuleuses (Apple Podcast, Amazon, Deezer, Spotify, Google podcast, etc.) sont accessibles par ici.
Vous aimez ou au moins lisez lundimatin et vous souhaitez pouvoir continuer ? Ca tombe bien, pour fêter nos dix années d'existence, nous lançons une grande campagne de financement. Pour nous aider et nous encourager, C'est par ici.
Voir les lundisoir précédents :
De la résurrection à l'insurrection - Collectif Anastasis
Déborder Bolloré - Amzat Boukari-Yabara, Valentine Robert Gilabert & Théo Pall
Planifications fugitives et alternatives au capitalisme logistique - Stefano Harney
(Si vous ne comprenez pas l'anglais, vous pouvez activer les sous-titres)
De quoi Javier Milei est-il le nom ? Maud Chirio, David Copello, Christophe Giudicelli et Jérémy Rubenstein
Construire un antimilitarisme de masse ? Déborah Brosteaux et des membres de la coalition Guerre à la Guerre
Indéfendables ? À propos de la vague d'attaques contre le système pénitentiaire signée DDPF
Un lundisoir avec Anne Coppel, Alessandro Stella et Fabrice Olivert
Pour une politique sauvage - Jean Tible
Le « problème musulman » en France - Hamza Esmili
Perspectives terrestres, Scénario pour une émancipation écologiste - Alessandro Pignocchi
Gripper la machine, réparer le monde - Gabriel Hagaï
La guerre globale contre les peuples - Mathieu Rigouste
Documenter le repli islamophobe en France - Joseph Paris
Les lois et les nombres, une archéologie de la domination - Fabien Graziani
Faut-il croire à l'IA ? - Mathieu Corteel
Banditisme, sabotages et théorie révolutionnaire - Alèssi Dell'Umbria
Universités : une cocotte-minute prête à exploser ? - Bruno Andreotti, Romain Huët et l'Union Pirate
Un film, l'exil, la palestine - Un vendredisoir autour de Vers un pays inconnu de Mahdi Fleifel
Barbares nihilistes ou révolutionnaires de canapé - Chuglu ou l'art du Zbeul
Livraisons à domicile et plateformisation du travail - Stéphane Le Lay
Le droit est-il toujours bourgeois ? - Les juristes anarchistes
Cuisine et révolutions - Darna une maison des peuples et de l'exil
Faut-il voler les vieux pour vivre heureux ? - Robert Guédiguian
La constitution : histoire d'un fétiche social - Lauréline Fontaine
Le capitalisme, c'est la guerre - Nils Andersson
Lundi Bon Sang de Bonsoir Cinéma - Épisode 2 : Frédéric Neyrat
Pour un spatio-féminisme - Nephtys Zwer
Chine/États-Unis, le capitalisme contre la mondialisation - Benjamin Bürbaumer
Avec les mineurs isolés qui occupent la Gaîté lyrique
La division politique - Bernard Aspe
Syrie : la chute du régime, enfin ! Dialogue avec des (ex)exilés syriens
Mayotte ou l'impossibilité d'une île - Rémi Cramayol
Producteurs et parasites, un fascisme est déjà là - Michel Feher
Clausewitz et la guerre populaire - T. Drebent
Faut-il boyotter les livres Bolloré - Un lundisoir avec des libraires
Contre-anthropologie du monde blanc - Jean-Christophe Goddard
10 questions sur l'élection de Trump - Eugénie Mérieau, Michalis Lianos & Pablo Stefanoni
Chlordécone : Défaire l'habiter colonial, s'aimer la terre - Malcom Ferdinand
Ukraine, guerre des classes et classes en guerre - Daria Saburova
Enrique Dussel, métaphysicien de la libération - Emmanuel Lévine
Des kibboutz en Bavière avec Tsedek
Le macronisme est-il une perversion narcissique - Marc Joly
Science-fiction, politique et utopies avec Vincent Gerber
Combattantes, quand les femmes font la guerre - Camillle Boutron
Communisme et consolation - Jacques Rancière
Tabou de l'inceste et Petit Chaperon rouge - Lucile Novat
L'école contre l'enfance - Bertrand Ogilvie
Une histoire politique de l'homophobie - Mickaël Tempête
Continuum espace-temps : Le colonialisme à l'épreuve de la physique - Léopold Lambert
« Les gardes-côtes de l'ordre racial » u le racisme ordinaire des électeurs du RN - Félicien Faury
Armer l'antifascisme, retour sur l'Espagne Révolutionnaire - Pierre Salmon
Les extraterrestres sont-ils communistes ? Wu Ming 2
De quoi l'antisémitisme n'est-il pas le nom ? Avec Ludivine Bantigny et Tsedek (Adam Mitelberg)
De la démocratie en dictature - Eugénie Mérieau
Inde : cent ans de solitude libérale fasciste - Alpa Shah
(Activez les sous-titre en français)
50 nuances de fafs, enquête sur la jeunesse identitaire avec Marylou Magal & Nicolas Massol
Tétralemme révolutionnaire et tentation fasciste avec Michalis Lianos
Fascisme et bloc bourgeois avec Stefano Palombarini
Fissurer l'empire du béton avec Nelo Magalhães
La révolte est-elle un archaïsme ? avec Frédéric Rambeau
Le bizarre et l'omineux, Un lundisoir autour de Mark Fisher
Démanteler la catastrophe : tactiques et stratégies avec les Soulèvements de la terre
Crimes, extraterrestres et écritures fauves en liberté - Phœbe Hadjimarkos Clarke
Pétaouchnock(s) : Un atlas infini des fins du monde avec Riccardo Ciavolella
Le manifeste afro-décolonial avec Norman Ajari
Faire transer l'occident avec Jean-Louis Tornatore
Dissolutions, séparatisme et notes blanches avec Pierre Douillard-Lefèvre
De ce que l'on nous vole avec Catherine Malabou
La littérature working class d'Alberto Prunetti
Illuminatis et gnostiques contre l'Empire Bolloréen avec Pacôme Thiellement
La guerre en tête, sur le front de la Syrie à l'Ukraine avec Romain Huët
Abrégé de littérature-molotov avec Mačko Dràgàn
Le hold-up de la FNSEA sur le mouvement agricole
De nazisme zombie avec Johann Chapoutot
Comment les agriculteurs et étudiants Sri Lankais ont renversé le pouvoir en 2022
Le retour du monde magique avec la sociologue Fanny Charrasse
Nathalie Quintane & Leslie Kaplan contre la littérature politique
Contre histoire de d'internet du XVe siècle à nos jours avec Félix Tréguer
L'hypothèse écofasciste avec Pierre Madelin
oXni - « On fera de nous des nuées... » lundisoir live
Selim Derkaoui : Boxe et lutte des classes
Josep Rafanell i Orra : Commentaires (cosmo) anarchistes
Ludivine Bantigny, Eugenia Palieraki, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre : Une histoire globale des révolutions
Ghislain Casas : Les anges de la réalité, de la dépolitisation du monde
Silvia Lippi et Patrice Maniglier : Tout le monde peut-il être soeur ? Pour une psychanalyse féministe
Pablo Stefanoni et Marc Saint-Upéry : La rébellion est-elle passée à droite ?
Olivier Lefebvre : Sortir les ingénieurs de leur cage
Du milieu antifa biélorusse au conflit russo-ukrainien
Yves Pagès : Une histoire illustrée du tapis roulant
Alexander Bikbov et Jean-Marc Royer : Radiographie de l'État russe
Un lundisoir à Kharkiv et Kramatorsk, clarifications stratégiques et perspectives politiques
Sur le front de Bakhmout avec des partisans biélorusses, un lundisoir dans le Donbass
Mohamed Amer Meziane : Vers une anthropologie Métaphysique->https://lundi.am/Vers-une-anthropologie-Metaphysique]
Jacques Deschamps : Éloge de l'émeute
Serge Quadruppani : Une histoire personnelle de l'ultra-gauche
Pour une esthétique de la révolte, entretient avec le mouvement Black Lines
Dévoiler le pouvoir, chiffrer l'avenir - entretien avec Chelsea Manning
Nouvelles conjurations sauvages, entretien avec Edouard Jourdain
La cartographie comme outil de luttes, entretien avec Nephtys Zwer
Pour un communisme des ténèbres - rencontre avec Annie Le Brun
Philosophie de la vie paysanne, rencontre avec Mathieu Yon
Défaire le mythe de l'entrepreneur, discussion avec Anthony Galluzzo
Parcoursup, conseils de désorientation avec avec Aïda N'Diaye, Johan Faerber et Camille
Une histoire du sabotage avec Victor Cachard
La fabrique du muscle avec Guillaume Vallet
Violences judiciaires, rencontre avec l'avocat Raphaël Kempf
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Philosophie des politiques terrestres, avec Patrice Maniglier
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Laisser être et rendre puissant, un entretien avec Tristan Garcia
La séparation du monde - Mathilde Girard, Frédéric D. Oberland, lundisoir
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Démissionner, bifurquer, déserter - Rencontre avec des ingénieurs
Anarchisme et philosophie, une discussion avec Catherine Malabou
La barbarie n'est jamais finie avec Louisa Yousfi
Virginia Woolf, le féminisme et la guerre avec Naomi Toth
Françafrique : l'empire qui ne veut pas mourir, avec Thomas Deltombe & Thomas Borrel
Guadeloupe : État des luttes avec Elie Domota
Ukraine, avec Anne Le Huérou, Perrine Poupin & Coline Maestracci->https://lundi.am/Ukraine]
Comment la pensée logistique gouverne le monde, avec Mathieu Quet
La psychiatrie et ses folies avec Mathieu Bellahsen
La vie en plastique, une anthropologie des déchets avec Mikaëla Le Meur
Anthropologie, littérature et bouts du monde, les états d'âme d'Éric Chauvier
La puissance du quotidien : féminisme, subsistance et « alternatives », avec Geneviève Pruvost
Afropessimisme, fin du monde et communisme noir, une discussion avec Norman Ajari
Puissance du féminisme, histoires et transmissions
Fondation Luma : l'art qui cache la forêt
L'animal et la mort, entretien avec l'anthropologue Charles Stépanoff
Rojava : y partir, combattre, revenir. Rencontre avec un internationaliste français
Une histoire écologique et raciale de la sécularisation, entretien avec Mohamad Amer Meziane
LaDettePubliqueCestMal et autres contes pour enfants, une discussion avec Sandra Lucbert.
Basculements, mondes émergents, possibles désirable, une discussion avec Jérôme Baschet.
Au cœur de l'industrie pharmaceutique, enquête et recherches avec Quentin Ravelli
Vanessa Codaccioni : La société de vigilance
Comme tout un chacune, notre rédaction passe beaucoup trop de temps à glaner des vidéos plus ou moins intelligentes sur les internets. Aussi c'est avec beaucoup d'enthousiasme que nous avons décidé de nous jeter dans cette nouvelle arène. D'exaltations de comptoirs en propos magistraux, fourbis des semaines à l'avance ou improvisés dans la joie et l'ivresse, en tête à tête ou en bande organisée, il sera facile pour ce nouveau show hebdomadaire de tenir toutes ses promesses : il en fait très peu. Sinon de vous proposer ce que nous aimerions regarder et ce qui nous semble manquer. Grâce à lundisoir, lundimatin vous suivra jusqu'au crépuscule. « Action ! », comme on dit dans le milieu.
01.09.2025 à 19:41
Notes sur le surcapitalisme
Texte intégral (1495 mots)

Pour accompagner le lundisoir de cette semaine, nous publions ici quelques bonnes feuilles du dernier livre du philosophe Frédéric Neyrat : Traumachine, Intelligence artificielle et Techno-fascisme (éditions MF). Pour voir l'entretien c'est par ici.
- Première note : Le surcapitalisme est la recherche de l'immortalité sur fond d'écocide.
Explication : Le capitalisme est entré dans une nouvelle phase caractérisée par la question de la survie, qu'il faut entendre en deux sens, pouvoir subsister et trouver une sur-vie : une super-vie au-delà de la vie, une forme de vie persistant après la mort biologique. Le surcapitalisme est donc un capitalisme de survie.
Scholie : On pourrait croire que la recherche du profit su !t à expliquer les comportements des plus riches. Mais ces derniers sont désormais aussi les capitaines de l'industrie technologique de pointe, et celle-ci a dans le transhumanisme le trésor de son sens : devenir immortel grâce à la technologie (cryogénisation, uploading du cerveau sur une machine, fusion dans la Singularité, etc.). Ainsi Peter Thiel, dans un fameux article de 2009 où il annonce : « je ne crois plus que la liberté et la démocratie sont compatibles », précise : « Je m'oppose aux impôts confiscatoires, aux collectifs totalitaires et à l'idéologie de la mort inéluctable de chaque individu » [1]. Ramener la mort à une idéologie (de gauche) est l'opération méta-politique fondamentale du surcapitalisme.
- Deuxième note : La réponse à la contradiction à laquelle s'affronte le surcapitalisme est l'ia, qui élimine l'humanité restante tout en préparant la sur-vie technologique.
Explication : Les conditions de possibilité de reproduction de la vie s'érodant, les techno-milliardaires craignent de ne pas avoir assez de temps pour devenir immortels, de ne pas survivre assez longtemps pour inventer leur sur-vie et réaliser le projet transhumaniste de réincarnation numérique. Telle est la contradiction à laquelle ils s'affrontent : comment être immortels sur une Terre à l'agonie ? Il est donc nécessaire pour eux – des hommes essentiellement : le transhumanisme est un androcentrisme – de se réserver les dynamismes terrestres, de les orienter massivement et exclusivement afin de satisfaire leur projet technologique ; mais que faire de l'humanité restante, c'est-à-dire la quasi-majorité de la population mondiale fors les plus riches ? L'ia est la solution à ce problème : elle rend superflue l'humanité restante en la remplaçant, et elle prépare la survie technologique en calculant le taux optimal de désincarnation de l'humain-en-trop.
- Troisième note : L'impérialisme cherche des terres pour l'ia.
Explication : Le capitalisme de survie a besoin des ressources naturelles, énergétiques, etc., et doit donc s'allier avec une force impériale, quelle qu'elle soit (Nord-Américaine, Chinoise, Indienne, etc.) qui saura éliminer ou éloigner les populations indésirables – aucune monarchie texane ou moyen-orientale n'est possible sans force impériale capable de maintenir le souverain sur un trône numérique, dont les matériaux sont disséminés sur la planète. D'où le terme impérialisme, qui montre un nouvel agencement économique, politique, et technologique qui ultimement vise une expansion verticale (l'expansion horizontale est tactique). C'est l'expansion verticale qui signe la fin de la globalisation.
Scholie : L'impérialisme n'est pas pour autant déchargé des pulsions impériales racistes classiques, qui peuvent tout à fait s'accorder avec celles du surcapitalisme et son choix génocidaire généralisé. Le génocide des Palestinien. nes se poursuit aujourd'hui par un genocidal design, consistant à remplacer une population par un complexe touristique soumis à un strict numerus clausus. Le genocidal design est l'essence architecturale du surcapitalisme.
- Quatrième note : Un État impérial a pour fonction de faciliter par tous les moyens (lois, absence de lois, police, information répressive) la tâche du capitalisme de survie, liquidant peu à peu toute résistance à l'infiltration de l'ia.
Scholie : Chaque État périphérique inféodé à l'État impérial central sera la courroie de transmission d'une telle facilitation.
- Cinquième note : L'infiltration de l'ia perfuse le non-monde dans le monde.
Explication : Sous sa forme actuelle d'ia générative, l'ia est sans monde. Elle se réduit à des corrélations statistiques et sans relation aucune à un référent. Plus l'ia prend possession (littéralement) des activités cognitives humaines, plus s'automatise non seulement ces activités mais le champ même de la décision, plus disparaît l'épreuve du monde, son expérience affective et risquée. Le non-monde envahit le monde d'un vide imperceptible, trauma d'un trauma, inexpérience d'une expérience évanouie.
- Sixième note : Le surcapitalisme se confronte à la baisse tendancielle du taux d'intelligence générale.
Explication : plus les activités cognitives sont prises en charge par les ias et plus la décision s'automatise, plus l'intelligence humaine dépérit. Mais plus l'intelligence humaine disparaît, plus l'ia générative ne traite que les données qu'elle-même produit et reproduit en empêchant toute divergence. C'est peut-être là une contradiction au cœur du fascisme artificiel.
- Septième note : En régime surcapitaliste achevé, l'esprit disparaît.
Explication : Appelons surcapitalisme achevé l'éventualité de sa réussite. Dans un monde fragmenté composé d'éclats de sociétés hyper-homogènes sous contrôle d'un Immorthiel, le capitalisme de survie est parvenu à éliminer ou réduire drastiquement l'humanité restante ; ne subsistent que des individus dans les interstices des sociétés. Mais le processus qui a conduit au surcapitalisme et à son impérialisme a aussi conduit l'ia à modeler la sur-vie technologique, qui est par conséquent homogène et vide.
- Huitième note : Le surcommunisme est l'autre avancé du surcapitalisme.
Explication : Nous revient de l'horizon sinistre du surcapitalisme un surcommunisme dont l'enjeu est de désactiver la possibilité du surcapitalisme en comprenant la logique du capitalisme de survie, la fascisation imperiale qu'il induit, la fonction politique de l'ia, et les faisceaux de bêtise du fascisme cognitif. Le surcommunisme ne vise pas l'immortalité, mais la résurrection.
Scholie : il est deux façons d'interpréter ce qu'écrit Peter Thiel dans l'article de 2009 plus haut cité où il annonce : « je ne crois plus que la liberté et la démocratie sont compatibles ». La première consiste à déplorer et condamner, moralement, le rejet de la démocratie que Thiel effectue au nom de la liberté capitaliste. La seconde consiste à le prendre aux mots : oui, la démocratie est incompatible avec une licence donnée aux plus-que-riches de détruire ce qui n'est pas eux et de se réserver la Terre. Cette incompatibilité majeure dessine le nouveau front de la politique : ou bien l'auto-défense des peuples contre la guerre du surcapitalisme, ou bien la barbarie du fascisme artificiel.
- Neuvième note : L'amachine est (non-)commune.
Explication : Il est tentant de faire de l'amachine un messie.
Ce serait au risque de manquer que, comme l'écrit Gabriel Hagaï (cf. note en bas de page 224), c'est le messie qui nous attend. L'amachine est l'attente qui creuse le fond sur lequel nous nous tenons et le sans-fond local qui en résulte. Ni humaine, ni machine, l'amachine nomme ce qui n'est pas même subsumable sous du commun : elle est (non-)commune, car 1) elle donne lieu au commun mais 2) s'affranchit de ce qui ferait de ce commun une substance appropriable. L'amachine indique le (non-)commun de notre commune humanité.
[1] P. Thiel, « The Education of a Libertarian » in Cato Unbound, 13 avril 2009.