17.11.2025 à 17:06
« À propos de semis et de récoltes »
Texte intégral (5696 mots)
À l'occasion de l'anniversaire de la formation politico-militaire de l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) ce 17 novembre 2025, et en complément de l'article « À 42 ans de se formation : ¡Viva EZLN ! », nous proposons quelques considérations croisées depuis la situation passée et présente de la Palestine et du mouvement zapatiste au Chiapas, relatives à la « question du génocide ».
En septembre 2021, l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) alertait le monde, avec la publication du communiqué « Le Chiapas au bord de la guerre civile… » [1], sur la dégradation constante de la situation au Chiapas - et ce, renforcée par la présidence de la gauche institutionnelle mexicaine, sous la bannière du Mouvement pour la régénération nationale (MORENA, parti d'Andres Manuel Lopez Obrador et de Claudia Sheinbaum, successivement au pouvoir depuis 2018). Ce n'était pas la première fois que le mouvement zapatiste interpellait « le peuple du Mexique et les peuples du monde » à condamner la violence paramilitaire, militaire, gouvernementale et criminelle, ainsi que la constante stratégie contre-insurrectionnelle à laquelle ces différents groupes contribuent.
Depuis, les conflits armés, territoriaux et agraires, les vols et viols, arrestations et séquestrations [2], les assassinats, la fabrique de coupables et les disparitions n'ont pas cessé [3]. Bien au contraire, la complicité entre le crime désorganisé - les autorités politiques des 3 niveaux de gouvernement du Mexique, de plusieurs partis confondus - et le crime organisé - les cartels et « narcos » - continue de garantir une impunité structurelle à la brutalité qui affecte les populations originaires et les gens ordinaires qui vivent et luttent au Mexique, défendant leurs conditions d'existence, le territoire et les cultures. Par ailleurs, la porosité entre les groupes criminels, les mauvais gouvernements et les industries capitalistes nationales et transnationales - qui imposent des megaprojets inutiles et nuisibles soutenus par la politique moréniste de la « Quatrième Transformation » [4] - tend à intensifier un dangereux désordre belliqueux où la vie, humaine et extra-humaine, est constamment menacée par la quête insatiable du pouvoir et de l'argent.
En octobre 2024, l'EZLN interrompait l'annonce des Rencontres internationales des résistances et des rébellions 2024-2025 (sur le thème : « La Tempête et le Jour d'Apres ») [5], alertant sur les agressions, l'intimidation avec des « armes longues de haut calibre » et les menaces, notamment de « viol envers les femmes », subies par les villages zapatistes du Caracol de Jerusalen « avec le soutien des autorités municipales d'Ocosingo et du gouvernement de l'Etat du Chiapas » (Parti Vert Écologiste du Mexique - PVEM et MORENA, respectivement) [6]. Par ailleurs, les zapatistes indiquent que les « mauvais gouvernements » se sont engagés à « remettre aux agresseurs les papiers accréditant leur propriété sur les terres spoliées ». Ce violent conflit de « papiers », corollaire de la logique propriétaire de la modernité capitaliste, résulte de la politique contre-insurrectionnelle du « mauvais gouvernement » de Claudia Sheinbaum qui, s'appuyant notamment sur le programme démagogique et populiste « Sembrando Vida » initié par son prédécesseur, attise les conflits agraires et territoriaux en poussant les populations paysannes de la région à agresser les zapatistes pour « les déloger des terres qu'ils occupent et travaillent de manière pacifique depuis plus de 30 ans ». Les autorités politiques municipale, étatique et fédérale, qui sont les responsables intellectuels de ces agressions, auraient passé un « accord » avec les agresseurs, sous la pression du crime organisé, pour « donner un caractère « légal » à cette spoliation ». Ici on retrouve, de façon exemplaire, les trois acteurs de l'instabilité existentielle de celles et ceux « d'en bas » qui, au Mexique, vivent pacifiquement et luttent pour la défense du territoire, des cultures et de la vie. Le village zapatiste agressé avait finalement été contraint de se déplacer.
Depuis trois décennies, les communautés zapatistes et l'EZLN, qui est une armée d'autodéfense à visée principalement dissuasive, affrontent pacifiquement diverses et récurrentes attaques. L'effort zapatiste du refus de la lutte armée, privilégiant « le dialogue et les accords » avec leurs agresseurs et la mobilisation du soutien de la société civile nationale et internationale et de ses réseaux de solidarité, est l'une de ces nombreuses forces.
À peine un an plus tard, en septembre 2025, le village de Belen situé dans la région rurale du Caracol 8 « Dolorès Hidalgo » (dont Ocosingo est la municipalité officielle), subit aussi une spoliation institutionnelle et criminelle, base des conflits territoriaux et armés qui affectent la région. Alors que ce territoire a été libéré par le soulèvement armé de 1994 et que les communautés bases d'appui de l'EZLN y vivent pacifiquement, travaillant la terre légalement depuis 1996, les zapatistes y dénoncent la préparation du « choc, [de] l'affrontement et [de] la guerre » par les autorités des trois niveaux de gouvernement [7]. Face à ces provocations, intimidations armées et actions violentes, le mouvement zapatiste annonce qu'il a décidé de « se retirer pour planifier la défense nécessaire ». Privilégiant toujours la puissance des mots à la force des armes, les zapatistes rappellent : « Notre tentative de recherche de dialogue n'a pas abouti. Nous avons souvent dit que nous ne voulons pas la guerre. Ce que nous voulons c'est la vie en commun ».
Chaque 1er janvier, en commémoration des zapatistes tombé•es au combat à l'aube de l'année 1994 et du chemin parcouru depuis, l'EZLN fait une démonstration militaire. A cette occasion, le commandement zapatiste réaffirme sa disposition à l'usage de la parole, plutôt que des armes. Si les miliciens et miliciennes, insurgé•es zapatistes de l'EZLN y défilent sans armes, munis de bâton au rythme chorégraphié de la cadence militaire, l'EZLN reste une armée équipée et entraînée. Ces dernières années, face à la dégradation de la situation au Chiapas, le commandement de l'EZLN a souvent insisté sur son rôle armé au sein du mouvement zapatiste, largement civil.
La teneur des mots et la gravité de la situation subie par les peuples zapatistes nous oblige à agir de façon stratégique, créative et performative, au gré des diverses modalités jugées pertinentes, pour garantir la pérennité du mouvement dans les territoires autonomes du Chiapas. Si ce contexte est loin d'être inédit, son intensité actuelle est néanmoins très préoccupante. Voici les derniers mots écrits en majuscule dans le communiqué original des « gouvernements en commun », adressés « aux peuples du Mexique et du monde, aux compañeros et compañeras du Congrès National Indigène, à la société civile nationale et internationale, aux organisations des droits humains, aux médias alternatifs, à la presse nationale et internationale » : « Prenez soin de vous. Nous nous reverrons peut-être ou peut-être pas. Il se peut que la fois où nous nous sommes vus lors des dernières rencontres ait été la dernière. Nous resterons attentifs et en contact et vous maintiendrons informés. Pourvu qu'à cette rencontre au « Semillero » vous nous ayez compris concernant tout ce que nous avons dit. C'est à dire la recherche de la vie en commun. Frères et sœurs du Mexique et du monde, voilà ce qu'il y a, le plan du néolibéralisme au Mexique à notre encontre. Comme nous l'avons bien dit à la rencontre au « Semillero » : aujourd'hui c'est la Palestine, demain ce sera nous. »
Alors que l'on a souvent eu tendance à vanter, et à raison, les précieux apports théoriques et pratiques du mouvement zapatiste pour nos réflexions et nos actions, ces fameuses « graines rebelles », il nous a semblé important de consacrer quelques lignes à la situation difficile vécue au Chiapas par les zapatistes. Le cheminement zapatiste, dont la construction civile de l'autonomie est au cœur, n'est pas exempt des considérables et violentes entraves auxquels les résistances et les rebellions, dans le monde, doivent faire face. Cette violence qui affecte les peuples zapatistes, s'exerce aussi sur l'ensemble des populations originaires et gens ordinaires du Chiapas, du Mexique, d'Abya Yala et du monde, c'est à dire, dans « chaque partie du tout » - bien que différemment en fonction des territoires, des assignations « de classe, de race et de sexe », et des positions dans la pyramide globale. Depuis octobre 2023, l'EZLN publie fréquemment des communiqués sur la configuration actuelle du système-monde, dont la « pyramide-mère » est le capitalisme [8], et sur l'intensification des dominations et de la guerre protéiforme et permanente qui le caractérise. La guerre d'anéantissement prémédité et d'extermination massive en Palestine en est une sanglante démonstration. Bien avant l'actuelle et continue férocité israélienne, le mouvement zapatiste exprimait déjà sa complicité et sa solidarité avec la Palestine. En janvier 2009, lors d'une prise de parole à un séminaire intitulé « À propos de semis et de récoltes », le sous-commandant Marcos réagissait à la guerre de conquête israélienne en Palestine : « Peut-être que notre pensée est trop simple et qu'il nous manque des nuances et des subtilités si nécessaires, toujours, dans les analyses mais, pour nous, Zapatistes, à Gaza, il y a une armée qui est en train d'assassiner un peuple sans défense. Qui, en bas et à gauche peut rester sans rien dire ? » [9].
Face au dépeuplement génocidaire et aux destructions écocidaires subis par la population et les territoires palestiniens, il est nécessaire et vital de soutenir la résistance palestinienne, de manifester une solidarité matérielle, interculturelle et transfrontière, ainsi qu'une détermination active. En ces temps sombres, nous partageons aussi un regard inquiet orienté vers le territoire autonome et les peuples zapatistes au Sud-Est du Mexique. Les mots zapatistes résonnent : « Aujourd'hui c'est la Palestine, demain ce sera nous ».
Pour compléter et amplifier ces quelques considérations croisées, nous avons choisit de partager un texte de John Ross daté de 2003, publié pour la première fois en janvier 2004 dans le journal mexicain Ojarasca et re-publié en novembre 2025 dans le journal Desinformemonos [10], presque 22 ans plus tard. La version proposée est une traduction en français de la dernière publication mentionnée.
Il ne s'agit nullement d'appuyer une symétrie fallacieuse, d'autant qu'il est évident que cet article est daté, et nous ne partageons pas nécessairement l'ensemble du propos de son auteur. Mais il nous a semblé essentiel de rétablir les ponts entre les mondes en croisant les regards, pour interroger les similitudes et les spécificités, et approfondir notre compréhension de la situation passée et actuelle au Chiapas et en Palestine. C'est aussi, modestement, une invitation à situer et à repenser la « question du génocide » laquelle, bien que particulièrement connotée par les atrocités nazis du siècle dernier, n'en reste pas moins une notion transhistorique. « Génocide », ce n'est pas seulement un concept pour les lointains débats historiques et juridiques, c'est une blessure dans le cœur et la chair, un souvenir douloureux et un effrayant présent que connaissent, chacun avec son histoire mais aussi en commun, les peuples du Chiapas et de la Palestine. La mort et l'oubli qui lui sont caractéristiques, ont marqué la mémoire et la résistance de nombreux peuples du monde. Veillons à ce qu'il ne soit plus jamais un lendemain.
La destruction des cultures est un génocide
Comme chaque année, la campagne de recrutement de volontaires pour travailler dans les oliveraies en Palestine recommence, « dans l'une des saisons les plus difficiles dont on se souvienne ». Baqa, qui signifie littéralement « rester », est « un hommage à la force morale des Palestiniens et à leur défi, de rester sur leurs terres et de cultiver leurs fruits, alors que leurs terres ont été soumises à une campagne atroce d'attaques de colons, de vols de terres, d'épuration ethnique et de spoliation inacceptables », peut-on lire sur une carte publiée sur Instagram par l'Union des comités agricoles (UAWC) le 9 octobre 2025 [11] [ndt. Ajout de la rédaction de Desinformemonos].
8 décembre 2003, Chiapas/Palestine. La saison est relativement abondante pour celles et ceux qui cultivent la terre en Palestine et au Chiapas, deux régions occupées. Sous la main ferme des paysans et paysannes, les ânes patients transportent la récolte vers les villages de Los Altos de Chiapas et vers ce minuscule lambeau de terre qui reste de ce qui fut autrefois la Palestine. En fait, les ânes des deux géographies sont interchangeables et les paysans et leurs familles ont tous « la couleur de la terre », comme l'a dit le sous-commandant Marcos de la caravane qui s'est rendue à Mexico pour demander au Congrès d'approuver une réforme constitutionnelle sur les droits indigènes, il y a trois hivers [ndt. La « Marche de la couleur de la Terre » est une initiative zapatiste réalisée en 2001, pour exiger au Congrès de l'Union le respect et la ratification des Accords de San Andres de 1996].
Si les distances traversent les océans et les déserts, les points communs entre les paysans de ces deux terres occupées tissent des ponts entre les cultures, les langues et même les dieux.
En septembre [2003], les piliers du commerce mondial se sont réunis dans la luxueuse station balnéaire caribéenne de Cancún pour contraindre le Sud à se soumettre aux deux fléaux que sont l'ouverture des marchés et les subventions agricoles, impositions qui pénalisent les nations pauvres et en développement, car elles ne font que creuser le fossé entre les nantis et les démunis. Le Japon, par exemple, dépense 7,50 dollars par jour pour chaque vache qui paît sur ses terres, tandis que la moitié de la population mondiale — plus de trois milliards d'êtres humains — survit avec à peine deux dollars, voire moins, par jour.
En réponse à l'arrogance de l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC), 12 000 paysannes et paysans se sont réunis pour manifester à Cancún. La solidarité des personnes réunies sous la bannière de La Vía Campesina, qui représente 100 millions de paysans pauvres et leurs familles dans 70 pays, était palpable.
Le suicide de Lee Kwang Hae, dirigeant coréen, a démontré si clairement son désespoir, que beaucoup de délégués ont été profondément touchés. Lorsque, insensibles à cette tragique tournure des événements, les États-Unis, l'Union européenne, le Japon et d'autres géants du commerce ont continué à faire pression avec leur proposition de domination économique de la planète, les nations pauvres et en développement ont quitté le train en marche et les négociations (et peut-être même l'OMC) se sont effondrées comme un château de cartes.
Les paysannes et paysans d'Afrique du Sud et du Brésil, d'Inde et du Kansas, de Corée et des villages mayas voisins, ont joué sur le même accord. « Nous ne permettrons pas qu'ils nous expulsent de nos terres », a déclaré l'un des compagnons de Kwang Hae lors des funérailles. Ce sentiment a souvent été exprimé à ce journaliste lors d'un récent séjour en Palestine pour la récolte automnale des olives.
La lutte pour mettre fin à l'occupation israélienne, la construction du territoire et l'élément « terre » — sans oublier les oliveraies si profondément enracinées dans ce sol rocailleux — sont au cœur de la volonté palestinienne d'accéder à la libération nationale.
Chargée d'une symbolique lourde, icône amère et ironique d'une paix fracturée, la défense des « zaytoons » ou oliviers est intimement liée à la viabilité d'une économie agricole, fondement sur lequel repose l'État palestinien lui-même. L'assaut des forces d'occupation contre ces arbres ancestraux et tortueux que les paysannes et les paysans cultivent depuis des millénaires a pour but d'écraser ce rêve et de consolider la conquête israélienne.
Depuis la création d'Israël en 1948, l'État sioniste s'est approprié et a abattu près d'un demi-million de ces oliviers, pour justifier des améliorations infrastructurelles ou sous prétexte que les arbres fournissaient une couverture aux combattants palestiniens. Il les a également clôturés afin d'étendre le « périmètre de sécurité » des 196 colonies illégales qui pillent les terres et les ressources de la bande de Cisjordanie.
Dans des villages tels que Awwarta, Bet Fariq, Yanoon et Ein Abus, dans la vallée de Naplouse, les colons israéliens de droite, généralement partisans de Meir Kahane (démagogue raciste né à Brooklyn et fondateur de la Ligue de défense juive), terrorisent les Palestiniens pendant la récolte automnale des olives sans que l'armée ou la police israéliennes n'interviennent.
À Ein Abus, un groupe d'observateurs internationaux, dont le présent journaliste (conduit par les Rabbins pour les droits de l'homme, basés en Israël), a été frappé en octobre par les colons alors qu'il tentait de vérifier la destruction par Israël de 200 oliviers palestiniens. Les victimes ont porté plainte, mais la police israélienne n'a ouvert aucune enquête.
Il n'y a pas de meilleur moyen de comprendre la lutte des agriculteurs palestiniens que de se rendre sur leurs terres face à l'occupation israélienne et de travailler côte à côte avec les villageois et leurs familles à la récolte des olives. Chaque matin, les paysans chargent leurs ânes d'échelles et de bidons et se rendent dans les petites parcelles familiales (de dix à vingt arbres), division de la terre qui est restée intacte depuis l'Empire ottoman.
Traditionnellement, les olives sont secouées de l'arbre vers les tonneaux disposés en dessous, mais dans les arbres « grands-pères », vieux de plus d'un siècle, fragiles mais toujours productifs, les olives sont ramassées à la main. À la fin de la récolte, les arbres sont taillés et les communautés cuisent du pain cérémoniel au feu de bois d'olivier. Même les noyaux d'olives sont séchés pour être utilisés comme combustible pendant les mois d'hiver, parfois enneigés.
Les après-midi froids, les hommes se réunissent pour fumer et discuter dans le pressoir local. Le volume de la récolte diminue d'année en année et la surabondance d'huile d'olive au niveau mondial a fait chuter les prix. Jusqu'à l'année dernière, le gouvernement israélien ne délivrait pas de permis d'exportation aux habitants et cette année, les permis coûtent plus cher que la transformation.
Malgré tous les barils d'huile d'olive que Saad Abdul n'a pas pu vendre et qu'il stocke dans sa cave à Awwarta, et malgré les obstacles pour les mettre sur le marché (l'Autorité palestinienne en achète une partie), il est déterminé à ne pas abandonner ses terres. Assis à table devant un humus préparé à partir de ses propres pois chiches, du pain pita fait avec son blé d'hiver, des poulets rôtis de son poulailler, du yaourt produit par ses quelques vaches et, bien sûr, sept variétés différentes d'olives, Saad jure de rester sur ses terres. Il agite alors le bras en voyant le festin, rit et dit : « C'est pour cela que nous n'abandonnerons jamais notre terre ».
La promesse de Saad de résister a trouvé un écho à Cancún, et ce même écho alimente la rébellion zapatiste au Chiapas. Lors des discussions avec le gouvernement mexicain, les journalistes ont entendu le commandant zapatiste David répondre aux représentants fédéraux qui insistaient pour qu'il dise ce que voulaient réellement les rebelles : « Nous, les indigènes, sommes des paysans et nous voulons continuer à être des paysans ».
La rébellion zapatiste dans les jungles et les montagnes du Chiapas trouve son origine dans cette promesse. En 1993, dix ans plus tôt, avec l'horizon de la mondialisation permise par l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), et alors que les États-Unis, le Canada et le Mexique négociaient les quotas d'importation de maïs qui excluraient les « peuples du maïs » du marché intérieur, les zapatistes ont déclaré la guerre au gouvernement néolibéral de Carlos Salinas [ndt. Carlos Salinas de Gortari est issu du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) et président du Mexique de 1988 à 1994]. Ce soulèvement, qui a eu lieu au moment même où l'ALENA entrait en vigueur, continue de faire rage au Chiapas dix ans plus tard [ndt. Cette année, plus de vingt ans plus tard, l'Armée zapatiste de libération nationale célébrait ses 42 ans de formation politico-militaire et le mouvement zapatiste les 31 ans de son apparition publique].
Tout comme la Palestine, le Chiapas est un État occupé. Bien que le président Vicente Fox confine ses soldats dans des complexes de type vietnamien sans les déployer directement à l'extérieur des communautés rebelles, l'armée mexicaine maintient 18 000 soldats dans la région, soit un pour cinq zapatistes [ndt. Vicente Fox est issu du Parti action nationale (PAN) et président du Mexique de 2000 a 2006].
Pour les Mayas, et pour les 57 peuples indiens qui comptent peut-être plus de 20 millions de citoyens et citoyennes composant le Mexique indigène, l'occupation a commencé il y a cinq siècles, lorsque Hernán Cortés a jeté l'ancre à Veracruz, le Vendredi saint de l'année 1519. Ce jour-là, la population indienne du Mexique oscillait entre 12,5 et 25 millions d'individus. Un siècle plus tard, lorsque les conquistadors européens ont effectué le premier recensement, il n'en restait plus que deux millions — un génocide qui constitue un holocauste au moins deux fois plus important que celui qui a décimé les Juifs en Europe et qui a finalement été utilisé pour justifier l'annexion de la Palestine lors de la création de l'État d'Israël.
Malgré ces holocaustes, les Indiens du Mexique et les Palestiniens n'ont toujours pas réussi à conserver un territoire.
Aujourd'hui, le sud du Mexique n'est pas seulement occupé par les militaires. L'agro-industrie transnationale, stimulée par l'ALENA et les 21 000 dollars par acre de subventions que le gouvernement américain accorde à ses propres producteurs de maïs, pousse le Mexique à importer du maïs de mauvaise qualité à moins de 20 % de son coût, ce qui chasse les paysans indigènes de leurs terres. L'émigration depuis le Chiapas est aujourd'hui la plus élevée du sud du Mexique et les paysans abandonnent leurs milpas [ndt. parcelle agricole travaillée par l'association traditionnelle et permaculturelle des cultures de maïs, de courge et d'haricot] et leurs plantations de café pour se diriger vers le nord, où des centaines d'entre eux sont morts dans le désert de l'Arizona en essayant de trouver du travail « de l'autre côté ».
Les plus de 3 000 Mexicains qui ont trouvé la mort à la frontière avec les États-Unis forment une pile de cadavres plus haute que celle des victimes des attentats terroristes du 11 septembre aux États-Unis, mais cela n'est rien comparé au nombre de Palestiniens tués pendant les deux intifadas sous l'occupation israélienne. [Et ce sont les chiffres de 2003].
Pour consolider sa domination, l'agro-industrie transnationale inonde le Mexique de maïs génétiquement modifié — peut-être quatre des six millions de tonnes que le Mexique a importées l'année dernière dans le cadre de l'ALENA. [Aujourd'hui, en 2025, nous parlons de 16 800 tonnes de maïs importé]. On trouve du maïs transgénique dans des communautés reculées de Oaxaca et de Puebla, là où le maïs a évolué en tant que culture locale il y a plusieurs millénaires. Aujourd'hui, la graine de maïs est menacée dans le lieu qui l'a vue naître.
Pour les indigènes mexicains et les Palestiniens, la destruction de ces deux cultures vitales, qui les identifient en tant que peuples, est un moyen de les effacer, ainsi que leurs noms, de la surface de la terre. Il n'y a pas d'autre façon de qualifier ce mal que de le nommer génocide.
Pour celles et ceux qui souhaiteraient actualiser et approfondir les informations et les analyses de l'article de John Ross sur la situation des paysans et paysannes de Palestine et de la culture des olives, il est possible de se référer à l'article intitulé « L'État israélien entreprend la destruction des fondements matériels ancestraux du peuple palestinien », publié le 14 novembre sur le site de Desinformemonos [12].
Entre 2003 et 2025, qu'en est-il de la « continuité dans le changement » qui spolie, détruit et dépeuple la Palestine ?
En 2009, dans le communiqué susmentionné, le sous-commandant Marcos écrivait :
« Est-ce utile de parler ? Nos cris peuvent-ils arrêter une bombe ? Notre parole sauve-t-elle la vie d'un enfant palestinien ?
Nous, nous pensons que, oui, cela sert, peut-être que nous n'arrêterons pas une bombe, peut-être que notre parole ne se transforme pas en un bouclier blindé qui empêcherait cette balle de calibre 5.56 mm ou 9 mm dont les lettres « IMI », (“Industrie Militaire Israélienne”), sont gravées sur la cartouche, d'atteindre la poitrine d'une petite fille ou d'un petit garçon palestinien, parce que peut-être notre parole arrivera à s'unir à d'autres du Mexique et du monde et peut-être qu'elle se convertira d'abord en un murmure, puis en une voix plus forte et enfin en un cri qu'on entendra à Gaza.
Nous ignorons si vous le savez, mais nous, Zapatistes de l'EZLN, savons combien il est important, au milieu de la mort et de la destruction, d'entendre des mots de soutien.
Je ne sais pas comment l'expliquer mais il se trouve que, oui, peut-être que les mots depuis très loin n'arrêtent pas les bombes, mais ils permettent d'ouvrir une brèche dans la chambre noire de la mort et d'y laisser passer une petite lumière. »
Aujourd'hui, malgré l'obscurité qui habite leur quotidien et menace leur existence, les palestiniens et les palestiniennes conservent la vigueur qui anime la résistance pour une paix durable, digne et juste, et pour une Palestine vivante et libre.
¡Viva l@s zapatistas en Chiapas !
¡Viva Palestina !
Lupa Serra
Photo de bannière : Julia A
[3] Le Centre de droits humains Fray Bartolomé de Las Casas a récemment publié un rapport intitulé « Chiapas, dans la spirale de la violence armée et criminelle » : https://www.frayba.org.mx/informe-frayba-violencia-armada-criminal
[4] Le prétentieux projet de la « Quatrième Transformation » ou « 4T » du Mouvement pour la régénération nationale (MORENA), lancé par Andres Manuel Lopez Obrador (président du Mexique de 2018 à 2024) et poursuivi par l'actuelle présidente Claudia Sheinbaum, est une politique qui vise une « transformation socio-politique et économique » du Mexique, notamment via des programmes sociaux et des projets développementalistes. A ce propos, les zapatistes écrivent : « Il est clair que la quatrième transformation est du côté des gros propriétaires et des hommes d'affaire nationaux et transnationaux. Telle est la véritable quatrième transformation. Elle n'est pas du tout pour les peuples pauvres du Mexique » (septembre 2025).
[5] https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2024/10/16/convocation-aux-rencontres-internationales-de-rebellions-et-resistances-2024-2025-theme-la-tempete-et-le-jour-dapres/
[6] https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2024/10/17/lezln-denonce-des-agressions-et-des-menaces-contre-ses-bases-dappui/
[7] https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2025/09/30/assemblee-de-collectifs-de-gouvernements-autonomes-zapatistes-a-c-g-a-z/
17.11.2025 à 16:56
Il y a 42 ans, naissait l'Armée zapatiste de libération nationale
Texte intégral (3322 mots)
Le 17 novembre 1983, un petit groupe de gueriller@s issues des Forces de Libération Nationale (FLN) se retrouve dans les montagnes du Sud-est mexicain, dans l'État du Chiapas, pour former l'Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). Au contact des communautés mayas qui résistent depuis plus de 500 ans, l'EZLN se transforme peu à peu. D'un groupe d'avant-garde, de type guévariste, elle devient, en quelques années et en toute clandestinité, une vaste armée essentiellement indigène, mêlant les traditions de lutte et d'organisation des peuples du Chiapas à l'héritage des luttes politiques et armées du XXe siècle. Dès 1993, l'EZLN promulgue ses premières déclarations, dont la Loi Révolutionnaire des Femmes qui permet la pleine et entière participation de celles-ci à la lutte zapatiste.
Alors que ceux d'en haut célébraient l'entrée du Mexique dans le « Premier Monde » par l'entrée en vigueur de l'Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), le soulèvement armé de l'EZLN dans l'État du Chiapas perça l'obscurité. Le 1er janvier 1994, les zapatistes font irruption sur la scène internationale pour sortir de cette longue nuit de l'oppression des peuples originaires du Mexique, qui vivaient et mouraient dans l'oubli. Le cri de la dignité rebelle, ¡Ya Basta ! (Ça suffit !), résonna dans les cœurs qui peuplent la terre. Il était lancé par des hommes et des femmes issues des peuples tzeltal, tsotsil, cho'ol, mames, quiche et zoque de racines mayas et de quelques métis.
Depuis son apparition, la lutte zapatiste, territoriale et planétaire, n'a cessé de cheminer et de s'exprimer au travers d'une littérature conséquente partageant contes, analyses politiques et monologues à de nombreuses voix...
En août 2019, dans un communiqué intitulé « Et nous avons brisé l'encerclement » [1], le Sous-commandant insurgé Moises, porte-parole zapatiste et chef militaire de l'EZLN, écrivait au nom « des hommes, des femmes, des enfants et des anciens des bases d'appui zapatistes et du Comité clandestin révolutionnaire indigène-Commandement général de l'EZLN » :
« Compañer@s et frœurs, nous sommes là, nous sommes zapatistes. Pour qu'on nous regarde, nous nous sommes couvert le visage ; pour qu'on nous nomme, nous avons nié notre nom ; nous avons parié le présent pour avoir un futur, et, pour vivre, nous sommes morts. Nous sommes zapatistes, majoritairement indigènes de racines mayas, nous ne nous vendons pas, nous ne nous rendons pas et nous n'abandonnons pas. Nous sommes rébellion et résistance. Nous sommes une de ces nombreuses masses qui abattront les murs, un de ces nombreux vents qui balayeront la terre, et une de ces nombreuses graines desquelles naîtront d'autres mondes. Nous sommes l'Armée zapatiste de libération nationale. »
Par ces mots, le mouvement zapatiste répondait pacifiquement à la situation désastreuse du Chiapas, par l'amplification de son autonomie politique sur les terres récupérées par le soulèvement armé de 1994.
Le 1er janvier 2024, l'insurrection zapatiste célébrait ses 30 ans.
Cette année, les zapatistes organisent les Rencontres internationales de résistances et de rebellions 2024-2025 dans leurs territoires autonomes du Chiapas, sur le thème : « La Tempête et le Jour d'Après ». Trois sessions thématiques ont eu lieu : un séminaire au CIDECI - Unitierra à San Cristóbal de Las Casas sur « le diagnostic de la tempête et la généalogie du commun pour affronter le jour d'après » (décembre 2024), et des festivités culturelles au Caracol d'Oventik avec les premières présentations théâtrales des jeunes zapatistes (janvier 2025) ; une rencontre « d'art, de rébellion et de résistance en vue du jour d'après », intitulée « Rebel et Revel », au Caracol Jacinto Canek, au Caracol d'Oventik et au CIDECI (avril 2025) ; une rencontre semencière pour partager les « chemins, rythmes, compagnies et destinations » pour le jour d'après, présentée comme centrale et intitulée « Quelques parties du tout » (août 2025).
Face à la tempête qui menace et détruit « chaque partie du tout », les guerres dites de « basse intensité » et les stratégies gouvernementales de contre-insurrection, les conflits armés et les disparitions forcées, la brutalité du crime organisé et la violence illégitime des « mauvais gouvernements », les féminicides, l'extractivisme, l'exploitation, la spoliation des terres et des cultures, la destruction des territoires et les déplacements contraints, la violation des droits et de la dignité humaine et terrestre, et tant d'horreurs qui nous affectent et nous terrifient, l'organisation zapatiste continue de porter l'espérance utopique d'un autre monde. Pas d'un îlot merveilleux, lointain et abstrait, flottant dans un univers paisible. Un monde terrestre bien réel, certainement « pas parfait », mais assurément « meilleur ».
Aujourd'hui, le 17 novembre 2025, l'EZLN célèbre ses 42 ans de formation politico-militaire.
A cette occasion, nous souhaitions partager un extrait des récents communiqués zapatistes publiés sur http://enlacezapatista.ezln.org.mx/ et traduits en français par Flor de la palabra - Collectif de traduction de la Sexta francophone [2].
Ces dernières années, le mouvement zapatiste a fréquemment partagé son analyse-critique de la configuration actuelle du système-monde, responsable de la « tempête », et des « luttes pour la vie » qui s'y opposent, redéfinissant son chemin au travers d'une « nouvelle étape » (2023) : une nouvelle perspective ontologico-politique portée par la jeune Dení [3], une restructuration de l'autonomie zapatiste et une réorganisation de l'EZLN [4], ainsi que l'ambitieuse initiative du « commun et de la non-propriété » [5].
Comme nous le disions, la parole zapatiste est abondante, il n'est pas évident de la synthétiser, ni d'en proposer un seul extrait. Nous avons choisi le communiqué intitulé « 3 post-scriptum 3. 1-PS Globalisé. Une planète, beaucoup de guerres » (juin 2025) [6] pour sa vigueur et sa clarté, pour sa concision et son actualité.
Peut-être y trouvera-t-on une petite lumière qui ne cesse de scintiller… Pour qu'enfin nos mondes fleurissent sur la terre blessée.
« 3 Postscriptums 3. I.-PS Globalisé. Une planète, beaucoup de guerres.
Note : Cette année, ce sont les 20 ans de la Sixième Déclaration de la Forêt Lacandone et les 5 ans de la Déclaration pour la Vie. Avec la VI, nous avons exprimé clairement notre position anticapitaliste et notre distance critique avec la politique institutionnelle. Avec l'effort de la Déclaration pour la Vie, nous avons essayé d'élargir l'invitation à un partage de résistances et rébellions. Pour nos compañeras, compañeros, compañeroas de la Sixième Déclaration et de la Déclaration pour la Vie, ces années ont été difficiles, cependant, nous nous sommes maintenus sans nous rendre, sans nous vendre et sans capituler. La tempête n'est plus un mauvais présage, c'est une réalité présente. Voici donc les postscriptums suivants pour réaffirmer notre engagement, et notre tendresse et respect pour celles et ceux qui, bien que différentes et diverses, partagent vocation et destin selon les modes, calendriers et géographie de chacune.
-*- Toutes les guerres nous sont étrangères tant qu'elles ne frappent pas à notre porte. Mais la Tempête ne prévient pas avant d'arriver. Quand tu la perçois, tu n'as déjà plus de porte, ni de murs, ni de toit, ni de fenêtres. Il n'y a plus de maison. Plus de vie. Quand elle s'en va, il ne reste que l'odeur du cauchemar mortel.
Puis arrivera la puanteur du diesel et de l'essence des machines, le bruit avec lequel on construit sur ce qui a été détruit. « Écoutez », dit la bête d'or, « ce son annonce l'arrivée du progrès ».
Et ainsi, jusqu'à la prochaine guerre.
-*- La guerre est la patrie du chaos, du désordre, de l'arbitraire et de la déshumanisation. La guerre est la patrie de l'argent.
L'utilisation de missiles, de drones et d'avions contrôlés par IA n'est pas une « humanisation » de la guerre. C'est plutôt un calcul économique. Une machine est plus rentable qu'un être humain. Elles sont plus chères, c'est vrai. Mais, bon, c'est un investissement à moyen terme. Leur capacité destructrice est plus grande. Et il n'y a pas de problèmes ultérieurs avec des remords de conscience, des vétérans estropiés physiquement et mentalement, des poursuites, des protestations, des « body bags » et des procès inutiles dans des tribunaux internationaux.
Et il en sera ainsi jusqu'à ce que le bain de sang imposé par l'agresseur redevienne rentable.
-*- Il est courant de calculer combien de personnes pourraient être nourries avec ce qu'il se dépense en guerres prédatrices. Mais, outre le fait qu'il est inutile de faire appel à la sensibilité et à l'empathie du Capital, ce n'est pas le bon calcul.
Ce qu'il faut quantifier, ce sont les bénéfices que rapporteront le centre commercial et la zone touristique quand ils seront érigés sur un tas de cadavres cachés sous les décombres (cachés, à leur tour, sous les hôtels et les centres de loisirs). C'est seulement ainsi qu'on peut comprendre le caractère véritable d'une guerre.
Les fondations de la civilisation moderne ne se construisent pas avec du béton, mais avec de la chair, des os et du sang, beaucoup de sang.
Le système détruit, pour ensuite vendre le remplacement. Aux villes détruites, succédera un paysage de bâtiments, d'appartements, de gratte-ciel brillants, de centres commerciaux et de terrains de golfs si intelligents que même Trump gagne, pendant que Netanyahu donne des conférences sur les droits humains, que Poutine organise des courses d'ours sibériens et que Xi Jinping vend les billets d'entrée. Un signe monétaire brille au-dessus de la pyramide qui rassemble autour du culte de l'argent.
-*- Au cours des dernières guerres, l'arrogante Europe d'en haut a fait office de tête de pont. Quelque chose en accord avec sa fonction de zone de loisirs et de divertissement pour le Capital. Ledit « eurocentrisme » fait désormais partie d'un passé nostalgique et rance. Le cap de cette Europe est décidé dans les conseils d'actionnaires et les « lobbies » des grandes entreprises. Le patron d'Amazon célèbre son mariage dans la piscine de sa maison de campagne (Venise), et l'OTAN est la succursale de distribution et le client des marchandises les plus rentables : les armes.
Les gouvernements des États Nations de ce continent se voilent timidement la face devant le « Padre Padrone », dont ils rêvent de devenir indépendants en s'enrôlant dans l'armée du Capital. Non plus dans le futur, mais maintenant (comme en Ukraine), le Capital fournit les armes ; l'Europe, les morts présents et futurs ; Poutine, les hologrammes d'un mélange de tsarisme et d'URSS et Xi Jinping affine sa proposition alternative de pyramide sociale.
Près de là, non pas les rejetons de Trump, mais les héritiers des grandes entreprises rêvent de vacances dans une Palestine libre… de Palestiniens. Netanyahou, ou son équivalent, en sera l'aimable hôte et, au dessert, il amusera les visiteurs avec des anecdotes d'enfants, de femmes, d'hommes, d'anciens, d'hôpitaux et d'écoles morts de bombes et morts de faim. « J'ai économisé des millions en utilisant les centres de distribution alimentaire comme terrains de chasse », se vantera-t-il en servant le Zibdieh. Les convives applaudiront.
-*- La guerre est l'option première du Capital pour se débarrasser des jetables. Religion, politiquement correct ou incorrect (cela n'a plus d'importance), discours enflammés et histoires héroïques fabriquées avec IA, cessez-le-feu avec explosions et coups de feu comme musique de fond, trêves suivant les indications de la bourse et les prix du pétrole, tout cela n'est rien d'autre que le décor.
Les différents dieux font semblant d'être affairés à diriger la mort et la destruction de l'un et l'autre camp. Et le vrai dieu qui peut tout et est partout, le Capital, reste discret. Ou pas, le cynisme est aujourd'hui une vertu. Derrière tout cela se cache l'essentiel : le bilan financier des grandes entreprises et des banques.
La législation internationale sur les conflits militaires est obsolète depuis des décennies. Dans les guerres modernes, l'ONU est seulement une référence pour les fêtes scolaires. Ses affirmations ne vont pas plus loin que les déclarations d'une candidate à un concours de beauté : « Je souhaite la paix dans le monde ».
Les armées du Capital sont l'équivalent des services de livraison à domicile. Et il y a ceux qui, dans une géographie lointaine du point de livraison, notent : « 5 étoiles pour Netanyahou ». Dans la dispute pour le meilleur « livreur de l'année », Trump, Poutine et Netanyahou marquent des points, c'est vrai. Mais le système aura toujours la possibilité d'en choisir un autre… ou une autre (ne pas oublier la parité de genre).
-*- À travers les médias de masse, réseaux sociaux inclus, les géographies lointaines du territoire agressé assument le rôle de spectatrices. Comme si c'était un face-à-face sportif, elles choisissent leur favori et prennent parti pour un camp ou pour l'autre. Elles applaudissent l'un et elles huent l'autre. Elles se réjouissent des succès et elles s'attristent des échecs des concurrents. Dans les loges des commentateurs, des spécialistes assaisonnent le spectacle. « Géopolitique », disent-ils. Et ils se languissent de changer de dominateur, mais non pas de changer la relation dans laquelle ils sont les victimes.
Ils oublient peut-être que le monde n'est pas un terrain de sport. Par contre, il ressemble à un gigantesque Colisée où les futures victimes applaudissent en attendant leur tour. Ce ne sont pas des gladiateurs dans l'antichambre, ce sont les gibiers qui seront les victimes des machines de guerre. Pendant ce temps-là, des bots avec tous leurs avatars et pseudos ingénieux, dirigent les applaudissements, les grondements et les hourras ; et, le temps venu, le glas des larmes et des lamentations.
Depuis sa loge d'honneur, le Capital remercie les applaudissements du public et écoute ce que les spectateurs crient avec des paroles muettes : « Ave César, ceux qui vont mourir te saluent. »
-*- Et pourtant…
Un jour, sur les ruines de l'histoire, gisera le cadavre d'un système qui s'était cru éternel et omniprésent. Avant cette aube-là, parler de paix n'est que sarcasme pour les victimes. Mais ce jour-là, le soleil de l'orient regardera, surpris, la Palestine vivante. Et libre, car c'est seulement libre qu'on vit.
Parce qu'il y en a qui disent « NON ».
Il y en a qui ne veulent pas seulement changer de patron, mais ne pas avoir de patron du tout.
Il y en a qui résistent, se rebellent… et se révèlent.
Depuis les montagnes du Sud-est mexicain.
Le Capitaine,
Juin 2025. »
Flor de la palabra - Collectif de traduction de la Sexta francophone.
Photo de bannière A. Cases
[1] https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2019/08/28/communique-du-ccri-cg-de-lezln-et-nous-avons-brise-lencerclement/
[2] La Sexta nationale et internationale rassemble les adhérents à la Sixième déclaration de la Selva Lacandona, publiée en 2005. Ce texte clé est une analyse politique de la situation locale et globale ; il propose de marcher ensemble contre l'ennemi commun dans une perspective anticapitaliste et internationaliste.
[4] https://enlacezapatista.ezln.org.mx/2023/12/01/neuvieme-partie-la-nouvelle-structure-de-lautonomie-zapatiste/
17.11.2025 à 15:47
À qui profite le BBL ?
Théodora : traîtresse pop au service du capital ou nouvelle icône révolutionnaire afro-queer
- 17 novembre / Avec une grosse photo en haut, Positions, 4Texte intégral (3214 mots)
Si vous n'avez jamais entendu parler de Théodora, l'icône des jeunes d'aujourd'hui ou que vous n'avez pas la moindre idée de ce que signifie BBL [1], cet article est pour vous (mais vous donnera un coup de vieux). Si au contraire, vous dansez sur son Bouyon tout en vous interrogeant sur la charge subversive de l'image qu'elle incarne, cet article est aussi pour vous.
Qui est cette « Boss Lady » ?
Factuellement : Théodora, Lili Théodora Mbangayo Mujinga, née en 2003 à Lucerne dans une famille congolaise réfugiée, a grandi entre Grèce, Congo, La Réunion, Bretagne, banlieue parisienne – la trajectoire classique des exilées assignées au nomadisme par la géopolitique plus que par le “digital nomad lifestyle”.
Elle a d'abord tenté la voie de la bonne élève républicaine (prépa ENS, conseils de jeunes, etc.) avant de bifurquer vers la musique. Musicalement, elle mélange rap, pop, bouyon antillais, amapiano, drum'n'bass et chanson, ce que la presse dominante s'empresse d'appeler « modernité créolisée » ou « musique de toutes les diasporas » [2].
Son tube « Kongolese sous BBL » (bouyon dopé à TikTok) devient en 2024 le premier morceau bouyon certifié single d'or en France, interprété par une artiste non antillaise. Depuis, elle enchaîne festivals (Vieilles Charrues, Cabaret Vert, Yardland) et Zéniths, encensée comme « phénomène pop de l'été » par Le Monde [3].
Courrier International la vend comme la star qui raconte « le quotidien d'une femme noire et queer » en France [4]. Elle-même se présente comme « Boss Lady », produit de la mixité, et revendique une musique pour « toutes les diasporas ». Bref : socialisation diasporique, passage par l'appareil scolaire, puis capture rapide par les majors et les plateformes (Universal, playlists, TikTok, Netflix, GP Explorer & co). On est au cœur de l'industrie culturelle au sens le plus classique du terme.
Diasporas, BBL et hyperféminité
Les défenseurs de Théodora nous expliqueront que « Kongolese sous BBL » est un hymne à la beauté des femmes noires, à l'hyperféminité assumée, à la fierté de corps longtemps stigmatisés [5]. Les paroles jouent explicitement sur le fantasme BBL (chirurgie) et sur l'idée de se lever déjà « belle », d'être « trop sexy », etc. On est là dans une logique que la littérature sur le pop féminisme décrit depuis des années : la réappropriation symbolique de codes de beauté dominants, vendue comme empowerment individuel, mais qui reconduit les mêmes normes corporelles sous un packaging cool, queer, intersectionnel et Instagram-compatible.
Le problème n'est pas que des femmes noires jouent avec l'hyperféminité – ça, ça peut être une arme, une ironie, un retournement. Le problème, c'est où ça se passe :
- dans une industrie qui repose sur la rentabilité, la segmentation de marché, le ciblage des publics, et transforme toute esthétique en niche monnayable [6] ; la « création » y est prise dans la loi de la valeur autant que n'importe quel secteur productif [7]
- dans un régime de féminisme néolibéral où l'injonction n'est plus « libérons-nous ensemble » mais « optimise ton self-branding, deviens la meilleure version de toi-même, monétise ta résilience ».
Dans ce cadre, le BBL n'est plus seulement un symptôme de la violence patriarcale-raciste sur les corps des femmes (et singulièrement des femmes noires) ; il devient une marchandise narrative : un motif de storytelling, un angle de clip, un hook TikTok. La chanson peut très bien jouer sur le second degré, l'auto-dérision, la revendication, mais la machine qui la porte ne connaît qu'un langage : streams, vues, tickets vendus.
Autrement dit : oui, il y a là une représentation plus complexe que la bimbo blanche standard. Non, ce n'est pas en soi une rupture politique avec le système qui produit et consomme ces images.
De la « Boss Lady » à la fempreneur : l'avatar musical du féminisme néolibéral
Le surnom « Boss Lady », sa mise en scène de l'ascension sociale par le talent, le travail, la souffrance et finalement la réussite – Zéniths, mode, collaborations prestigieuses – l'inscrit dans la figure aujourd'hui bien identifiée de la fempreneur : artiste / marque / entrepreneuse de soi. [8]
Les travaux sur les influenceuses et la « féminisation » du travail culturel en régime de plateformes montrent comment ce modèle repose sur :
- l'auto-exploitation permanente (contenus, présence, intimité livrable),
- la conversion de toute expérience – y compris le racisme, la précarité, la dépression – en capital
symbolique monnayable, - une rhétorique d'empowerment qui masque la continuité des rapports de classe et de race.
Théodora coche à peu près toutes les cases :
- discours sur le poids de l'« excellence » imposée aux enfants d'immigrées, notamment les femmes noires,
- abandon de la prépa pour la musique, figure de la rupture courageuse,
- utilisation publique de références critiques (bell hooks, Césaire) dans Le Monde, histoire de prouver qu'on a lu mieux que Paulo Coelho [9].
Rien de scandaleux en soi – on a vu pire comme trajectoire. Mais politiquement, ça reste pris dans le moule : le racisme structurel n'est pas pensé comme rapport de production à détruire, mais comme ensemble d'obstacles individuels à dépasser ; la solution n'est pas l'organisation collective, mais la success story : devenez toutes des Boss Ladies, et l'oppression se dissoudra dans le champagne du carré VIP. Pour le dire crûment : on est loin de la perspective d'un féminisme matérialiste ou communiste, et très proche de ce que la critique appelle postféminisme néolibéral – celui qui aime les slogans, la visibilité, l'empowerment esthétique, mais pas trop la remise en cause des rapports sociaux.
La culture de masse adore ses anomalies contrôlées
L'autre élément : la presse dominante présente Théodora comme une « anomalie » dans la pop française, un « coup de pied dans la fourmilière » [10], une artiste qui « bouscule les codes » de genre, de race, de style. Là encore, rien de nouveau : comme le rappellent une partie des analyses marxistes de la culture, l'industrie culturelle intègre volontiers des formes « déviantes » ou marginales pour se régénérer, élargir son marché, produire l'impression de diversité tout en gardant le contrôle des moyens de production, de distribution et de financement [11].
Le bouyon antillais lui-même, au cœur de « Kongolese sous BBL », n'est pas arrivé là par miracle : il y a eu, dès le succès du morceau, des débats sur le fait qu'une artiste non antillaise, signée chez une grosse structure et portée par TikTok, devienne la première à obtenir un single d'or dans ce style très localisé – pendant que toute une scène antillaise, souvent ultra-précarisée, reste en marge [12]. Ce n'est pas « la faute » de Théodora en tant qu'individu ; c'est la logique de la machine : on prend un genre issu d'une périphérie (ici les Antilles), on le reconditionne via une figure plus bankable pour le centre hexagonal, on transforme ça en « révolution pop » alors que c'est surtout une opération d'actualisation de catalogue pour l'industrie.
Résultat : la chanson devient à la fois un espace de jeu symbolique pour une artiste noire diasporique, et un outil d'extension du marché pour majors, plateformes, festivals. Les deux dimensions coexistent, mais ce n'est pas la première qui dirige la seconde.
Alors faut-il aimer ou détester Théodora ?
Pas de réponse simple, du genre : « c'est une traîtresse pop au service du capital » ou « c'est la nouvelle icône révolutionnaire afro-queer ».
Ce qu'on peut dire, c'est qu'il y a une vraie intelligence formelle dans le mélange de styles, dans l'usage de l'ironie, dans la capacité à transformer des matériaux diasporiques (langues, imaginaires, esthétiques corporelles) en objets pop efficaces.
Il y a une subjectivité réelle derrière la marque. Son histoire d'exil, de racisme, de pression à l'excellence, sa position de femme noire et queer dans une France blanche, ne sont pas des fictions marketing sorties d'un powerpoint chez Universal. Elles trouvent des échos chez beaucoup de gens.
Mais cette subjectivité est intégralement capturée par l'industrie culturelle formats courts optimisés pour TikTok, design sonore calibré pour les plateformes, esthétique hyperféminine parfaitement compatible avec la logique du « pop féminisme » que le capitalisme adore : beaucoup de « girl power », zéro remise en cause des rapports sociaux de production.
Son succès ne menace pas le système, il le lubrifie Il apporte de la diversité au catalogue, de la couleur à la programmation, un vernis de progressisme à une industrie qui continue de surexploiter artistes, techniciennes, publics, et de concentrer propriétés et droits.
En résumé : Théodora ne sauvera personne, mais ce n'est pas son boulot. Son boulot, c'est de fabriquer des chansons efficaces dans et pour l'industrie culturelle. À nous de ne pas confondre ce travail-là avec la construction d'une autonomie politique. Et oui, tu as le droit de bouger la tête sur « Kongolese sous BBL » en lisant Marx ou Federici. Simplement, n'oublie jamais qui encaisse les droits d'auteur à la fin du mois.
[1] Ayant nous-mêmes trouvé la réponse sur google, on vous épargne une recherche inutile : Brazilian Butt Lift est une intervention de chirurgie esthétique de la silhouette qui remodèle les fesses en y injectant la propre graisse du patient.
[6] Le plus beau métier du monde. Dans les coulisses de l'industrie de la mode. Extrait du livre de G. Mensitieri - CONTRETEMPS
[8] Serions-nous tous et toutes devenues des influenceureuses ?] (traduit par Hélène Bourdeloie)








