15.11.2025 à 15:00
Marivaux philosophe
Superficiel et frivole, Marivaux ? Marquée par Pascal, son œuvre est au contraire profondément philosophique, comme le montre Nicolas Fréry dans Marivaux penseur. Les raisons du cœur (CNRS, 2025). Pour nous en convaincre, relisons trois de ses œuvres.
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Quand un vent frais soufflait sur le théâtre…
Entendons-nous bien : Marivaux (nom de plume de Pierre Carlet, 1688-1763) n’est pas un philosophe, et il n’a jamais prétendu l’être. Il est avant tout un dramaturge dont les comédies de mœurs célèbrent le sentiment amoureux et analysent les ambivalences du désir, mais sans ériger jamais une quelconque théorie de nature philosophique. D’ailleurs, quand il met en scène un personnage de philosophe, celui-ci apparaît souvent plutôt ridicule (L’Île de la raison ou les Petits Hommes, 1727) ou pédant (Hortensius, dans La Seconde Surprise de l’amour, 1727).
“Philippe Sollers souligne la finesse de l’inventivité chez Marivaux, qui a renouvelé un théâtre français alors empesé et tragique”
Marivaux est-il pour autant frivole et superficiel ? En 1994, Philippe Sollers avait signé dans Le Monde un article qui visait à s’élever en faux contre cette réputation méprisante qui lui colle à la peau mais que l’essayiste estimait imméritée : dans « Profond Marivaux », il soulignait la finesse de l’inventivité d’un dramaturge important et vantait sa liberté d’écriture, qui renouvelait la tradition d’un théâtre français alors empesé, tragique, empreint de religiosité et de pathétique. Dans Marivaux penseur, l’universitaire spécialiste de littérature française Nicolas Fréry va plus loin en revisitant la totalité d’une œuvre qu’il ne réduit pas aux seules pièces de théâtre de Marivaux mais qu’il élargit à ses romans ainsi qu’à son « corpus journalistique », aujourd’hui presque totalement oublié, alors que pendant plus de quarante ans, il a activement collaboré aux périodiques de son temps comme Le Spectateur français ou Le Cabinet du philosophe.
Existe-t-il donc une philosophie de Marivaux et si oui, où se situe-t-elle ? Relisons trois de ses œuvres qui donnent à voir un auteur qui se révèle aussi réfléchi qu’il est sensible.
“L’Île des esclaves”, entre dialectique et critique politique
L’Île des esclaves (1725) semble, à première vue, la plus philosophique des œuvres de Marivaux. Un valet se transforme en maître, et un maître devient un valet : faut-il voir dans cette pièce une préfiguration de la dialectique du maître et de l’esclave telle qu’on la découvre dans la Phénoménologie de l’esprit (1807) de Hegel ? À force de travailler pendant que son maître se repose, l’esclave transforme le monde et se met à le dominer. Attention à ne pas surinterpréter, car ce qui est chez Marivaux une comédie et un jeu de théâtre a une tout autre dimension dans la philosophie hégelienne, où elle désigne une logique essentielle pour la condition humaine. Cela ne signifie pas que la pièce soit dépourvue de toute portée : elle est à l’évidence une critique de l’ordre social, une dénonciation subversive des normes et des inégalités qui anticipe à certains égards les grands débats des philosophes des Lumières sur la liberté, l’égalité et la justice. En inversant les rôles entre Iphicrate et Arlequin, comme entre Euphrosine et Cléanthis, L’Île des esclaves montre que la place qu’occupent les uns et les autres dans la hiérarchie sociale ne vient pas de leurs qualités ou de leur valeur propre, mais est instituée par la société et due au hasard des naissances. Grâce au jeu et au rire, cette comédie propose ainsi une sorte d’expérience à vocation morale, qui invite chacun à s’interroger sur le bien-fondé des rapports de domination et d’humiliation qui traversent la société. L’île en question représente une sorte d’utopie ou de laboratoire social clos, où le spectateur se plaît à expérimenter en pensée et au plateau la possibilité d’une société plus juste, fondée sur des liens sociaux plus doux, plus fraternels et finalement plus égalitaires.
“Le Jeu de l’amour et du hasard” : une philosophie du cœur
Le Jeu de l’amour et du hasard (1730) repose sur un stratagème similaire, puisqu’à nouveau, les maîtres Dorante et Silvia échangent leurs vêtements avec leurs domestiques (Arlequin et Lisette). Mais à l’enjeu de classe s’en ajoutent d’autres, qui s’y expriment de manière plus explicite que dans L’Île des esclaves – et notamment la question du sentiment amoureux. En se travestissant, les différents personnages veulent en effet tester la sincérité de l’amour, entre l’être et l’apparaître, en même temps qu’ils explorent aussi leur propre identité, en cherchant à se connaître eux-mêmes. Le doute qui les tenaille n’est pas sans évoquer la manière dont, dans les Pensées de Blaise Pascal, le questionnement sur l’amour rejoint celui qui porte sur l’identité du sujet.
“Si l’on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées”
Pascal, Pensées (posth., 1670)
Aime-t-on jamais quelqu’un ou seulement le masque qu’il nous tend ? Ses qualités d’emprunt ou sa nature profonde, si tant est qu’elle existe ? Chez les deux auteurs, l’interrogation sur la sincérité du sentiment amoureux est, indissociablement, interrogation sur soi. C’est ce genre de rapprochement qui permet à Nicolas Fréry de voir dans l’esthétique de Marivaux l’influence décisive de Pascal. Tout en se gardant « de tenir Marivaux pour un pascalien orthodoxe », il pointe, après d’autres exégètes (Georges Poulet, Leo Spitzer, etc.), tout un ensemble d’échos de la philosophie de Pascal dans l’œuvre marivaldienne : interrogation sur le moi donc, mais aussi vanité des faux-semblants de la vie mondaine, un certain sens de la religiosité chrétienne, et surtout priorité donnée au cœur plutôt qu’à la raison abstraite comme meilleur moyen d’accéder à la vérité de la condition humaine. Le cœur de Marivaux n’est-il pas le même que celui de Pascal – à savoir non seulement le siège des affects mais aussi et surtout un moyen d’accéder à soi-même, voire peut-être le meilleur instrument dont nous disposons pour nous connaître ?
“Le Cabinet du philosophe” : Marivaux lecteur et avocat de Pascal
Ce rapprochement entre Marivaux et Pascal ne doit rien au hasard, dans la mesure où il est avéré que le dramaturge a lu de près l’écrivain-philosophe, et qu’il l’admire profondément. Nicolas Fréry rappelle que Marivaux a pris le parti de Pascal alors même que celui-ci était attaqué par Voltaire à travers le texte « Anti-Pascal » qui paraît en 1734 dans les Lettres Philosophiques. Éclipsé par son théâtre, on trouve en effet dans le reste du corpus de Marivaux un certain nombre de textes qui, sous la forme de fiction ou d’essais, développent des idées dont l’inspiration est proche de celle des Pensées. Mais c’est dans Le Cabinet du philosophe, cette revue créée par Marivaux lui-même en 1726, que s’exprime le mieux son versant pascalien, aussi bien dans la forme que dans le contenu des réflexions qu’il partage avec ses lecteurs.
“Le cœur de Marivaux n’est-il pas le même que celui de Pascal – à savoir le siège des affects, mais surtout le meilleur moyen d’accéder à soi-même ?”
Dans cette publication périodique, à mi-chemin entre le journal introspectif et l’essai, Marivaux adopte expressément la posture d’un « philosophe » au sens où il se fait observateur de la société, penseur qui réfléchit librement sur les mœurs, les passions et les comportements humains. Tour à tour moraliste, psychologue et philosophe, il y développe des thèses qui ont une réelle portée philosophique même s’il ne fait pas de ses idées un système. Comme dans ses pièces de théâtre, mais de manière plus théorique, sa sensibilité laisse une large part au cœur, non seulement dans la connaissance de soi mais dans son apologétique qui mène à Dieu, comme lorsqu’il écrit :
“En fait de religion, ne cherchez point à convaincre les hommes ; ne raisonnez que pour leur cœur ; quand il est pris, tout est fait”
Marivaux, Le Cabinet du Philosophe, VI
L’étude de l’ensemble de ces « pensées » marivaldiennes fait conclure à Nicolas Fréry :
“Réquisitoire contre l’indifférence des athées, insistance sur le rôle du cœur en matière de foi, comparaison du monde avec une prison, tableau des paradoxes de la condition humaine : à de nombreux égards, [le] Cabinet du philosophe est un concentré de réflexions pascaliennes”
N. Fréry, Marivaux penseur. Les raisons du cœur (2025)
Bien sûr, Pascal ne constitue pas l’unique source d’inspiration philosophique de Marivaux, même s’il en est la principale. On trouve aussi d’autres œuvres qui empruntent d’autres chemins, comme La Dispute (1744) – qui imagine un prince élevant des enfants isolés pour découvrir qui, de l’homme ou de la femme, a trahi le premier dans l’histoire du monde, mais qui conclut par l’impossibilité de connaître la nature humaine – ou encore L’Indigent Philosophe (1727), ce récit d’inspiration épicurienne où le personnage principal est un philosophe qui, réduit à la misère, comprend la vanité de la richesse qui n’apporte ni le bonheur ni la liberté. Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement que malgré sa légèreté apparente, Marivaux est loin d’être frivole. Son charmant théâtre est la partie émergée et visible d’un esprit alliant la finesse psychologique d’analyse des sentiments à une réflexion profonde et sincère sur la situation de celui qui cherche son chemin entre l’amour, la société des hommes et Dieu.
Marivaux penseur. Les raisons du cœur, de Nicolas Fréry, vient de paraître aux Éditions du CNRS. 528 p., 30€, disponible ici.
15.11.2025 à 06:00
Changer de monde ou changer le monde ? Le dilemme de Tiago Rodrigues dans sa pièce “La Distance”
Dans cette pièce, à voir en tournée jusqu’en juin 2026, une partie de l’humanité a trouvé refuge sur Mars, après une suite d’effondrements sur Terre. Ces colons ont dû s’engager à faire table rase du passé pour fonder une société nouvelle. L'auteur Tiago Rodrigues imagine alors les échanges entre un père terrien et sa fille martienne, avant que la jeune femme n’oublie vraiment tout. Un lien fragile par-delà l'espace et le temps que vous présente Cédric Enjalbert dans notre nouveau numéro.
14.11.2025 à 21:00
“Musée Duras” au théâtre de l’Odéon : dix heures, dit-il…
Un spectacle fleuve est représenté actuellement aux Ateliers Berthier du théâtre de l’Odéon, à Paris : Musée Duras, de Julien Gosselin. Attention : il dure dix heures ! Le concept ? Mettre en scène non pas « tout Duras », mais plutôt toute l’écriture de Marguerite Duras, en cinq propositions scéniques distinctes qui prennent la forme d’un musée imaginaire. Rassurez-vous : vous pouvez le voir en continu… ou pas, puisqu’il est, justement, fractionné en performances indépendantes. Cédric Enjalbert vous en dit plus.
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Ce texte est extrait de notre newsletter hebdomadaire « Par ici la sortie » : trois recommandations culturelles, éclairées au prisme de la philosophie, chaque vendredi soir. Abonnez-vous, elle est gratuite !
« “On doit pouvoir dire que les occasions de rendre les gens pensifs sont toujours excellentes.” Marguerite Duras le dit dans Hiroshima, mon amour, et ces occasions, Julien Gosselin les multiplie sur scène, avec de l’audace et beaucoup de café. Car en habitué des voyages au long court, il a imaginé un spectacle de dix heures, monté au pas de charge contre les clichés durassiens de l’étirement de la prose, tout contre. Avec seize interprètes sortant du Conservatoire national supérieur d’art dramatique, le directeur du théâtre de l’Odéon saisit d’un geste toutes les tonalités de cette écriture romanesque, dramatique, cinématographique et critique : d’Hiroshima, mon amour à La Vie matérielle en passant par Suzanna Andler, La Maladie de la mort ou l’Amant… La scénographie très simple, faite d’une allée blanche bordée de deux gradins, se déploie comme une feuille blanche où s’écrivent ces récits d’amour et de mort, intimes et universels, obligeant les comédiens à soigner leurs entrées et leurs sorties. Comme dans la vie ? De part et d’autre, des écrans diffusent ce qu’ils filment sur l’instant, en acteurs et réalisateurs de ce corpus ravivé sans déférence. “La seule façon de se sortir d’une histoire personnelle c’est de l’écrire”, note Duras en 1981, définissant sa pratique de l’extimité, d’un soi branché sur le dehors. Elle fréquente les philosophes – Edgar Morin, Jean-Pierre Vernant, Georges Bataille, Maurice Merleau-Ponty... – mais les convoque rarement explicitement même si elle loue le bonheur puisé “dans l’entendement des choses”. Elle l’affirme dans Le Livre dit : “C’est l’entendement de la vie et de ses contradictions ; c’est là qu’est le bonheur, c’est dans l’intelligence. […] Je pense que Montaigne, par exemple, l’a atteint ; Rousseau, des gens comme ça ; Diderot.” La vie et ses contradictions, voici aussi tout ce qui intéresse Julien Gosselin, qui me confiait dans un entretien vouloir “embrasser directement le monde, sans métaphore”. »
Musée Duras, spectacle représenté aux Ateliers Berthier de l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Jusqu’au 30 novembre 2025.
