17.03.2025 à 18:33
Quand on aime quelqu’un, on l’aime toujours… Vraiment ?
« En découvrant cette affirmation de l’actrice Maria Casarès, j’ai d’abord cherché à comprendre ce qu’elle avait signifié dans son histoire d’amour avec Albert Camus. Mais je n’ai pas pu m’empêcher, ensuite, de me demander si elle avait un sens au-delà de cette passion hors du commun. Est-il vrai qu’on aime pour toujours celle ou celui qu’on a aimé(e) un temps ? Et si quelque chose demeure, qu’est-ce que l’on continue à aimer, par-delà la séparation ? L’autre, tel qu’il continue d’exister ? Ce qu’il a été pour nous ? Ce qui a eu lieu entre nous ?
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C’est lors d’un passage à Apostrophes, l’émission de Bernard Pivot, où elle était invitée pour la sortie de son autobiographie, Résidente privilégiée, publiée en 1980, que l’actrice Maria Casarès, l’une des grandes tragédiennes de l’après-guerre, a livré cette formule, prenant à revers l’idée convenue selon laquelle la passion amoureuse ne dure pas. Pivot l’interrogeait sur l’engagement qu’elle avait pris et auquel elle s’était tenue, un temps, lorsqu’elle était tombée amoureuse de Camus, que leur histoire clandestine s’arrêterait à la fin de la guerre. Elle s’en explique ainsi : “On avait, Camus et moi, un sens de la fidélité, du destin, d’un mot qu’on n’oserait plus dire aujourd’hui, de l’honneur […] Quand on aime quelqu’un, on l’aime toujours […] On continue à l’aimer toute la vie même si on ne se voit plus. […] Quand une fois, on n’a plus été seul, on ne l’est plus jamais. Mais il faut avoir la chance ou l’entêtement d’accueillir la rencontre.” De fait, on peut dire que ces deux-là ont accueilli leur rencontre. C’était le 5 juin 1944… La veille du débarquement des Américains en Normandie. Arrivée en France avec ses parents d’Espagne en 1936 alors que son père, dirigeant la Seconde République espagnole, avait a dû fuir la guerre civile, Maria avait fait le conservatoire et répétait alors la dernière pièce de Camus, Le Malentendu. Un soir, en sortant du théâtre des Mathurins, le philosophe l’emmène à une “fiesta” chez l’écrivain Michel Leiris, où se retrouvait régulièrement la bande existentialiste des Sartre, Beauvoir et consorts. Elle a 21 ans, les yeux de jais, la passion de la scène autant que de la vie ; lui en a trente, le look de Humphrey Bogart, il dirige Combat et participe à la Résistance tout en s’étant imposé avec L’Étranger comme l’écrivain-philosophe de l’absurde et de la révolte – et il a aussi une femme, Francine, bloquée depuis deux ans à Oran, en Algérie, envers laquelle il se sent moralement engagé.
Camus et Casarès dansent et boivent toute la nuit, pendant que les autres récitent des poèmes pour passer le couvre-feu. Au petit matin, il l’emmène en vélo, de la rue des Martyrs à la rue Vanneau, dans le 7e arrondissement, traversant Paris alors que les premiers soldats américains sont en train de débarquer sur les plages normandes. Ils s’aiment éperdument… tout en s’engageant à se quitter à la fin de la guerre, quand Francine pourra revenir. A l’été 1944, ils se séparent donc et font même le deuil de leur histoire. Mais quatre ans plus tard, jour pour jour, le 6 juin 48, alors que le silence n’avait été rompu que par une lettre de Camus pour la mort de la mère de Casarès, ils se croisent par hasard boulevard Saint-Germain. Et la passion se réenflamme. Jusqu’à la mort de Camus, douze ans plus tard, ils vont vivre une histoire clandestine, brûlante et tumultueuse, dont atteste l’une des plus belles correspondances amoureuses de la littérature, qui ne fut publiée que récemment, en 2017. Le 26 juillet 1948, un mois après leurs retrouvailles, Camus écrit ainsi : “J’ai le cœur serré d’une étrange tendresse quand je pense à ce temps que nous venons de passer, à ton air grave, à ton poids sur mon bras quand nous marchions dans la campagne, à ta voix, et aux orages…. Je ne sais rien en dehors de toi, rien que toi et je ne suis capable que de toi. Restons serrés comme nous l’étions et prions ton Dieu que cet embrasement n’en finisse plus… Au revoir, chérie, ma petite Maria, au revoir, nuit, je t’embrasse comme je le voudrais.” Et Casarès de répondre : “Mon amour, j’ai beaucoup réfléchi et je suis arrivée à la conclusion que les événements que nous croyions contraires ne sont destinés qu’à nous aider à comprendre le véritable sens de la vie et, dans ce cas, à nous rapprocher plus étroitement l’un de l’autre. J’étais trop jeune lorsque je t’ai connu pour saisir véritablement tout ce que ‘nous’ représentions, et il a peut-être fallu que j’aille ailleurs me buter à la vie pour revenir avec une soif intarissable vers toi, mon sens.”
Que veut dire Casarès, vingt ans après la mort accidentelle de Camus, quand elle affirme qu’on aime toujours celui qu’on a aimé ? Sans doute qu’elle a toujours su, avant même la séparation et la mort, que sa vie était “justifiée”, comme elle dit, par cette rencontre. Et qu’en dépit de l’éloignement programmé, des tromperies et des mensonges aussi, elle a voulu rester fidèle à cette révélation, d’“une fidélité qu’on ne choisit pas, qui se fait malgré moi”, explique-t-elle à Bernard Pivot.
Mais à la réflexion, il me semble que Casarès nous fait une proposition éthique et philosophique très profonde, au-delà de son histoire personnelle : quelque part, en nous, l’amour ne meurt pas, il est indestructible. Et ce serait être infidèle à soi-même que de considérer, dès lors que nous n’éprouvons plus au présent ce que nous éprouvions au passé pour l’être aimé, que tout cela s’est dissout complètement. Cela ne veut pas dire que les séparations et les désastres amoureux n’ont pas d’effet. Mais que si amour il y avait, cette expérience est ineffaçable. Pour ma part, en tout cas, quand je me retourne vers les femmes que j’ai aimées, quand me reviennent, au-delà des souvenirs, les sensations même, comme Camus, “j’ai le cœur serré d’une étrange tendresse”. Est-ce de l’amour ? Je crois. »
mars 202517.03.2025 à 16:22
Mayotte, la dystopie presque parfaite de Marine Le Pen
La candidate du RN a investi le terrain mahorais depuis longtemps. Lorsqu’elle affirme que Mayotte est notre futur, celui d’un territoire de misère et de violence submergé par les immigrés, Marine Le Pen forge une dystopie puissante et anxiogène. Enquête sur l’histoire et les coulisses d’un investissement politique payant.
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Lorsque le parlement français vote en février dernier un projet de loi d’urgence pour la reconstruction du territoire de Mayotte, dévasté par le cyclone Chido, tout y en restreignant encore le droit du sol, Marine Le Pen a de quoi être satisfaite. Elle se présente comme la plus ancienne et la plus ardente avocate du plus jeune département de France, tout en réclamant la suppression du droit du sol pour lutter contre l’immigration. La candidate du Rassemblement National a compris depuis longtemps ce que Mayotte peut lui apporter. L’archipel est selon elle un enfer migratoire, sécuritaire, social, économique, éducatif, ce qui en fait à ses yeux la préfiguration de ce qui attend la France entière. « Mayotte, c’est notre futur », affirme-t-elle dans un entretien au Journal du dimanche. Cet enfer représente donc également pour elle un paradis idéologique, une miraculeuse coïncidence des contraires, entre sa volonté de dédiabolisation et sa fidélité aux idées de l’extrême droite.
Un intérêt ancien…
Marine Le Pen n’est en effet pas la première, dans sa famille politique, à s’y intéresser. Dans les années 1970, alors que les Comores (archipel dont Mayotte fait partie) se dirigent vers l’indépendance, le mouvement royaliste Action française lance une intense campagne de presse et de lobbying afin de garder Mayotte au sein de la France. C’est sous l’influence de ce courant de l’extrême droite, selon Rémi Carayol (dans Mayotte. Département colonie, La Fabrique, 2024), que les autorités françaises décident d’organiser un second référendum île par île, ce qui permettra en 1976 à Mayotte d’exprimer sa volonté de rester française. Familier des militants de l’Action française (mais aussi du mercenaire Bob Denard, très actif dans les Comores), Jean-Marie Le Pen hérite de cette vision impériale. Il évoque régulièrement Mayotte dans ses discours. En 2008, en meeting à Nice, il clame : « Mayotte est en train d’être colonisée par les immigrés comoriens et malgaches, et l’immigration clandestine fragilise considérablement un territoire déjà pauvre et sans ressources. » Il ajoute, ravi : « Une fois n’est pas coutume, je devrais remercier aussi l’un de nos concurrents, monsieur Estrosi, secrétaire d’État à l’Outre-mer et candidat à la mairie de Nice, qui a récemment proposé de supprimer le droit du sol à Mayotte, sage mesure que le Front national préconise d’appliquer à la France entière depuis 30 ans ! » Marine Le Pen suit donc avec soin les traces de son père.
Elle a compris l’intérêt que représentait pour elle Mayotte dès son accession à la présidence du Front national, en 2011. Le 31 mars de cette année, le territoire d’outre-mer devient le cent-unième département français. La députée européenne, alors, proteste, au nom des fondamentaux idéologiques de son parti : le rejet des immigrés et des étrangers. Elle affirme déjà sa volonté d’enterrer le droit du sol : « C’est une folie de faire passer Mayotte comme département sans supprimer le droit du sol, sans supprimer l’ensemble des aides sociales qui sont accordées aux étrangers. » Un an plus tard, elle déclare que le cas de Mayotte est « très intéressant », car « un tiers de la population est clandestine », ce qui implique qu’il faille « arrêter de faire de ces territoires [ultramarins] une attraction pour l’immigration ». Reste que le parti lepéniste a un lourd passif avec les Outre-mer. En 1987, Jean-Marie Le Pen n’avait pas pu mettre le pied en Martinique, empêché d’y atterrir par des manifestations d’opposants. En 2012, sa fille avait dû annuler sa visite en Guadeloupe et en Martinique. Elle doit à nouveau renoncer à un voyage aux Antilles en 2015. Un responsable du parti se lamente : « Les points noirs, ça reste Mayotte, les Antilles. Ça ferait des super images. »
…devenu passion
La présidente du RN entame alors une offensive de charme. Elle parle de Mayotte comme d’une « île très belle et très sauvage », « avec un lagon magnifique, mais complètement abandonnée ». En juin 2016, lors d’un entretien télévisé, elle affirme même au journaliste Francis Letellier, qui l’interroge : « Je suis allée à Mayotte. C’est très pauvre, Mayotte », et elle prend la défense des Mahorais qui manifestent violemment contre les migrants venus des Comores. Or malgré nos recherches, nous n’avons pas trouvé la trace de cette visite. D’après des proches de Marine Le Pen interrogés sur ce sujet, sa première visite sur l’île date effectivement de fin 2016. Aurait-elle menti, anticipant déjà sur le potentiel électoral de l’île ? Ou bien y aurait-elle effectué un ou plusieurs séjours privés ? Le service de communication du Rassemblement national n’a pas répondu à nos messages sur ce point.
La visite de fin novembre-début décembre 2016, elle, est fort bien documentée. Dans une vidéo du parti, on voit la présidente du parti, après un mauvais accueil à La Réunion, presque étonnée d’être accueillie avec tant d’enthousiasme à Mamoudzou, chef-lieu du département : « Vive Marine ! Vive Marine ! »… Elle esquisse des sourires sous les chants d’accueil et finit par embrasser des femmes et des enfants. Son discours n’a pas changé, axé sur la lutte contre l’immigration et l’abandon de la part de l’État : « Il faut supprimer le droit du sol, supprimer les aides sociales accordées aux clandestins. Nous ne leur donnerons rien. Parce que nous voulons réserver notre solidarité aux nôtres. » Le Journal de Mayotte ironise, relevant que le chiffre avancé de 200 personnes qui la suivent contraste avec celui des adhérents du RN, qui ne sont que 83. Mais le média s’étonne d’une tournée sans fausses notes de la cheffe de l’extrême droite outre-mer : « La population exprime quelque chose qu’il ne faut pas négliger. »
Après s’être rendue à la Chambre d’agriculture et avant une réunion avec les femmes leaders du Collectif du sud, Marine Le Pen rend visite aux autorités musulmanes de l’île, les cadis, à Mamoudzou. Le Point affirme qu’elle « a été adoubée » par ces sages et que « le Grand Cadi a formulé des prières pour qu’elle devienne présidente de la République en 2017 ». Cette interprétation des échanges a été remise en cause par des acteurs locaux, et une polémique est apparue autour de ce prétendu soutien. Mais l’essentiel, pour Marine Le Pen, est acquis. C’est une victoire énorme dans le processus de dédiabolisation d’un parti qui, dans le même temps, n’hésite pas à attaquer, au nom de l’opposition à l’islamisme, la religion musulmane elle-même. Celle qui a comparé les prières dans la rue à une « occupation », sans « blindés » ni « soldats » mais « occupation tout de même » (en décembre 2010 puis en juillet 2013), n’a de cesse, dans ces années 2010, de rabattre des pratiques religieuses traditionnelles sur le radicalisme. Elle affirme ainsi en 2012 que « les voiles hier exceptionnels se sont multipliés, leur nombre a même explosé, avec la volonté d’un affichage qui n’a rien d’innocent, utilisé comme une arme politique ». Elle dénonce la « collusion immigration, prière de rues, abattoirs hallal » et rappelle la même année que « la France plonge aussi ses racines dans le christianisme. C’est […] notre histoire, notre identité, que ça leur plaise ou pas ! » En octobre 2016, elle choisit le thème de la protection animale pour s’attaquer à des « problématiques communautaires » et rappelle, visant notamment les musulmans, « l’exigence morale d’étourdir les animaux avant de les abattre ». Sa visite à Mayotte lui permet de recentrer son discours : « Je veux en finir avec les caricatures, nos adversaires nous ont décrits comme les adversaires de telle ou telle religion, et notamment de la religion musulmane. Je respecte toutes les religions », affirme-t-elle parmi les cadis. Mais, tout en considérant que les religieux mahorais luttent, comme elle, contre le fondamentalisme musulman, elle reste prudente : « Vous avez un magistère spirituel, faut-il pour autant déléguer à un responsable religieux le soin de faire le travail de la République ? Je n’en suis pas convaincue. » Marine Le Pen tente, le temps d’un rendez-vous, de faire oublier l’islamophobie persistante de son idéologie, mais sans aller trop loin : elle sait qu’elle marche sur un fil.
Un investissement payant
Ce bref séjour s’avère payant. Aux élections présidentielles de 2017, Marine Le Pen arrive en deuxième position au premier tour, avec plus de 27% des voix, derrière François Fillon (32,6%), mais devant Emmanuel Macron (19,2%). Elle obtient presque 43% au second tour, malgré une très forte abstention de 56,43%. Elle sent la dynamique qui la porte et continue de « cultiver » Mayotte. En mars 2018, le RN présente un projet de loi proposant des « mesures d’urgence spécifiques en matière de maîtrise de l’immigration et de maintien de l’ordre public ». Le lien entre immigration et insécurité est assumé, tant il constitue le cœur idéologique du parti. Tout en concédant que « l’invasion migratoire » subie par Mayotte est « sans commune mesure avec la situation, pourtant très dégradée, que connaissent tant la métropole que certaines autres collectivités territoriales », les mesures proposées correspondent à ce que pourrait entreprendre le RN dans une situation semblable. Il s’agit d’« instaurer dans l’île un véritable dispositif d’“état d’urgence” d’une durée de cinq ans au minimum, afin de limiter la pression migratoire ». L’avertissement est clair : « Il n’a vocation, dans un premier temps, à s’appliquer qu’à Mayotte. »
Dès lors, Marine Le Pen n’abandonnera plus le terrain mahorais. Elle se rend sur l’archipel durant la campagne des élections européennes de 2019, alors que l’abstention atteint des sommets pour ce scrutin. Elle arrive en tête sur l’île avec plus de 46% des suffrages exprimés — mais qui correspondent à un peu moins de 10 000 voix… Elle progresse cependant régulièrement. Elle y retourne en 2021. Elle obtient 59,1% des suffrages au second tour des présidentielles de 2022, et les législatives de 2024 permettent l’élection d’une députée RN mahoraise, Anchya Bamana. En avril de la même année, Marine Le Pen porte toujours une couronne de fleurs, danse sur de la musique traditionnelle et étreint des dizaines de femmes lors d’une nouvelle visite. Ces habitantes d’une banlieue de Mamoudzou s’adressent à elle pour lui demander son aide contre des localités « gangrénées par l’insécurité » : « Nous comptons sur vous car nous savons que vous êtes capable d’attirer l’attention du gouvernement sur la gravité et l’indignité de cette situation. » Marine Le Pen est devenue, pour une partie des Mahorais, leur porte-parole en métropole. Elle parle de manière concrète, raconte que deux ans plus tôt, une lycéenne pleurait car elle rêvait de devenir infirmière mais que, comme « elle n’allait à l’école que deux fois sur trois, elle pensait qu’elle n’arriverait jamais à l’être. Si vous saviez comme j’ai eu honte de mon gouvernement ce jour-là ». Elle proclame son « affection » pour les Mahorais, car « la politique ce n’est pas que des chiffres, des courbes, des oppositions entre les partis ; fondamentalement, la politique, c’est de l’amour ». Mission accomplie : Marine Le Pen est devenue l’amie fidèle de ses soutiens sur l’archipel, non-blancs et musulmans, et non une personnalité politique distante : « Nous, on vous voit », lui dit un pêcheur. « Tenez bon, on arrive », répond-elle. L’afflux d’immigrés, notamment des autres îles des Comores, à Mayotte, a transformé Marine Le Pen en recours.
Après le passage du cyclone Chido, afin de garder son avance sur les autres personnalités politiques, elle prend soin d’effectuer le séjour le plus long et le plus complet sur l’archipel, visitant les zones les plus isolées. C’est durant son retour vers la métropole qu’elle apprend la nouvelle du décès de son père. Malgré sa peine, elle tient à longuement évoquer le sort des Mahorais dans un entretien au Journal du dimanche, au nom de son « devoir profond et [d’]une véritable obligation morale envers eux ». Dénonçant l’approche « purement officielle » des visites de membres du gouvernement après la catastrophe, elle prétend avoir une bien meilleure connaissance de « la réalité du terrain ». Elle appelle à la construction d’une usine de désalinisation et d’un centre de traitement des déchets, évoque le développement futur avec l’exploitation gazière et pétrolière, appelle à une réforme du cadastre. Mais le cœur de son discours reste la question de l’immigration illégale qui, selon elle, « conditionne tout le reste ». Au lieu de montrer de la compassion aux victimes du cyclone quelle que soit leur origine, elle évoque plutôt les pillages par des illégaux, qui s’en prendraient aux Mahorais français, avant d’insister sur la mesure qu’elle porte depuis des années, la suppression du droit du sol.
L’île de la dédiabolisation
Avec Mayotte, Marine Le Pen a trouvé le lieu idéologique parfait, qui réalise une coïncidence des contraires. D’un côté, sa proximité avec l’archipel incarne (au lieu de simplement proclamer) la dédiabolisation réussie de son parti, à l’échelle locale. De l’autre, elle lui sert de laboratoire à des mesures qu’elle souhaiterait généraliser à toute la République. Afficher son affection pour les Mahorais permet à la fille de Jean-Marie Le Pen de déracialiser l’idéologie du RN, longtemps compromise dans un racisme souvent affiché d’inégalité des peuples et des races. Comment taxer Marine Le Pen de raciste lorsqu’elle dit se sentir chez elle parmi des personnes à la peau noire ? On a vu que son amour pour Mayotte lui permet également de se protéger de l’accusation d’islamophobie — pourtant très ancrée dans le parti et promue par sa dirigeante. Elle enfonce le clou dans Le JDD : « Mayotte est […] un exemple d’islam très laïcisé. Là-bas, tout le monde se souhaite joyeux Noël. L’idéologie islamiste n’a pas pénétré cette société. » Il s’agit donc pour elle d’un islam compatible avec la République. Au sein d’un mouvement au passé viriliste, s’afficher aux côtés de femmes mahoraises permet également à Marine Le Pen de mettre en scène son féminisme revendiqué : « Mayotte est une société matriarcale, et ce sont les femmes qui ont mené les grands combats politiques. Rappelez-vous l’histoire de Mayotte : ce sont les Chatouilleuses qui se sont battues pour que Mayotte reste française. Toutes des femmes. Quand vous faites un meeting politique là-bas, 95% du public, ce sont des femmes. C’est surprenant ! » En contraste avec le club masculin de la vie politique métropolitaine, la mise en scène d’une affection féminine partagée a un intérêt stratégique. Depuis les élections européennes de 2024, d’ailleurs, les femmes, longtemps réticentes au parti d’extrême droite, votent autant RN que les hommes. Face à une société qui se sentirait abandonnée par les politiciens de la métropole, Marine Le Pen veut emplir un besoin de protection et entend assumer le rôle d’une mère bienveillante, qui sait aimer et punir, en tout cas être forte pour « rétablir la justice et la sécurité » ou repousser les Comoriens, dans un souci permanent du concret. Le côté néocolonial de cette posture ne semble pas l’effleurer.
Le “complot comorien”
L’image de l’archipel que projette Marine Le Pen correspond à sa vision du monde. En 2016, la vidéo de sa visite commence avec des images paradisiaques de l’archipel. Mais la voix de Marine Le Pen dévoile l’envers du décor : « Il ne faut pas croire à cette carte postale, qui n’est pas la réalité de l’île. » Dans son esprit, le discours qu’elle appelle officiel propose une fausse image du monde qui dissimule « un grand mensonge » (Le JDD). Mensonge sur le nombre réel d’habitants de l’île (« Il y a au moins 500 000 habitants, probablement plus, mais les services publics continuent d’affirmer qu’il y en a 320 000 »), mensonge sur la situation en matière d’électricité, d’urbanisme, de distribution de l’eau… Mayotte vue par l’État français ressemble aux yeux de Marine Le Pen à « un village Potemkine ». Elle seule révèle à tous un pseudo-monde imposé par les puissants déracinés.
Le RN ne peut exister sans ennemis. Dans le cas de Mayotte, il s’agit surtout des Comores voisines, dont Marine Le Pen appelle, en avril 2024, à « tordre le cou ». Elle dénonce d’ailleurs une intentionnalité belliqueuse de la part de l’État, qui a choisi son indépendance par rapport à la France. Elle déclare ainsi le 29 juillet 2024 : « On va dire que je suis complotiste. Je me demande si les Comores n’ont pas intérêt à maintenir cette pression de l’immigration massive clandestine et le chaos qui en est la conséquence pour pouvoir porter avec succès le moment venu des revendications territoriales qu’ils portent sur notre territoire national et nos compatriotes. » Il s’agit donc de défendre la France contre une guerre hybride et une opération de déstabilisation menée par une puissance étrangère. Elle semble ici reprendre les thèses d’un doctorant mahorais en droit public, Soula Saïd-Souffou, qui dénonce une « arsenalisation » des migrants comoriens à Mayotte. Selon lui, « loin de relever de la petite délinquance entretenue de l’intérieur ou de l’extérieur, la violence extrême des mineurs, transformés en “enfants soldats” ou en “agents de l’étranger” peut être constitutive d’activités hybrides tendant à défier, discréditer et affaiblir des gouvernements ou des autorités régionales, notamment dans leur capacité à assurer la sécurité de leurs territoires ». Les immigrés seraient donc les soldats d’une invasion.
Un discours simplificateur ?
Les chercheurs spécialistes de la région relativisent ce discours. L’anthropologue Sophie Blanchy, qui étudie le territoire depuis les années 1970, ne récuse aucunement le poids migratoire que connaît Mayotte ni les tensions qu’il engendre. Le département français est entouré de territoires beaucoup plus pauvres, que ce soit dans le reste de l’archipel des Comores, à Madagascar ou sur le continent africain : « Cette différence de développement économique provoque nécessairement des migrations. » Mais, précise-t-elle, « ceux qui arrivent des Comores parlent la même langue, pratiquent la même religion, se marient entre eux et ont des liens familiaux ». Marine Le Pen cherche donc à cultiver une xénophobie anti-comorienne avec « des semblables », car « il y a des migrants dans chaque famille ». Ceux-ci, d’ailleurs, « ne viennent pas pour obtenir des papiers, car le droit du sol n’a rien d’automatique depuis longtemps à Mayotte ». Bref, avec des structures sociales très diverses dans les différentes parties de l’archipel comorien, et un passé colonial non soldé, la réalité est beaucoup plus complexe que la dystopie lepéniste.
Le sociologue Olivier Chadoin a récemment publié avec les géographes Anthony Goreau-Ponceaud et Fahad Idaroussi Tsimanda un article sur l’urbanisation de Mayotte après la passage du cyclone. Selon lui, la population réelle est de 450 000 personnes, alors que l’estimation de l’Insee est de 320 000. Sur une île qui produit très peu, cela pose évidemment des problèmes. « Cela fait longtemps que de nombreux Mahorais désignent l’immigration comme la source de tous les maux », précise-t-il, « ce qui explique que Marine le Pen ait trouvé là un terrain d’expression assez facile, tout en déjouant l’accusation de racisme ». Les Mahorais, « qui souffrent effectivement d’un régime d’exception, d’une sous-dotation en service public et d’un réel problème démographique, deviennent un peu les idiots utiles d’un usage politique en métropole ». Au fond, « la construction d’un Autre dangereux vient compenser l’insuffisance de développement économique et de services publics ». Selon le sociologue, ces représentations empêchent les habitants de l’île d’élaborer des projets de développement et d’en devenir collectivement les acteurs. La reconstruction de l’île après le passage du cyclone leur fournira, espère-t-il, l’occasion de le faire en tenant compte de leurs besoins et de leurs volontés.
Marine Le Pen, de son côté, a créé une dystopie apocalyptique, oubliant que les réalités de cet archipel ne peuvent être plaquées sans précautions sur la situation métropolitaine. Mais la tentation de faire de Mayotte la préfiguration de notre avenir collectif était trop forte. Investir ce département lui permet de dédiaboliser son discours tout en demeurant fidèle aux idées de son père, de faire preuve d’empathie et d’humanité tout en réclamant les mesures les plus radicales contre des ennemis malfaisants. Le cinéma, en politique, fonctionne souvent mieux que l’attention au réel.
mars 202517.03.2025 à 16:12
Mort d’Émilie Dequenne : quand Luc Dardenne évoquait le “corps en révolte” de “Rosetta”
L’actrice Émilie Dequenne est morte dimanche 16 mars, à 43 ans, emportée par le cancer. De nationalité belge, elle avait été révélée par les frères Dardenne en 1999 dans le drame Rosetta, qui lui avait valu le prix d’interprétation au Festival de Cannes – le film avait reçu la Palme d’or.
Nous avions rencontré Luc Dardenne il y a deux ans, à l’occasion d’un hors-série sur Emmanuel Levinas. Le cinéaste avait évoqué Rosetta et l’esprit qui guidait la mise en scène, focalisée sur le personnage interprété par Émilie Dequenne : « Rosetta ne sait pas où elle va. Nous ne le savons pas non plus, mais nous essayons de la suivre. Si la caméra bouge beaucoup, ce n’est pas pour le simple plaisir de bouger : c’est pour tenter de saisir ce corps en révolte qui dit “tu ne me prendras pas”, “tu ne tueras pas mon regard”. » Un grand entretien issu de nos archives, à redécouvrir ici.
mars 202517.03.2025 à 12:59
Misère du télétravail
Le confinement dû à la pandémie de Covid-19 a débuté il y a tout juste cinq ans. Tous les actifs, même ceux qui ne le pratiquaient pas, ont plongé dans le télétravail obligatoire. Pour le mieux ou le pire ? Dans cet article, Alexandre Lacroix, dès l’automne 2020, en décrivait les effets pervers sur notre rapport au temps et au corps.
mars 202517.03.2025 à 08:00
Pourquoi nous sommes entrés dans la “guerre des récits” : entretien avec Amélie Férey
De l’Ukraine à Gaza, l’usage des réseaux sociaux a déplacé une partie des zones de conflit sur le terrain des mots. Ce conflit de communication est au cœur de la guerre cognitive. Dans notre tout nouveau hors-série consacré à « L’art de la guerre », nous avons demandé à la chercheuse Amélie Férey, autrice de l’essai Les mots, armes d’une nouvelle guerre ?, d’en définir les contours.
mars 2025