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21.10.2025 à 15:10

La biodiversité dans le viseur des droites françaises

Fabienne Barataud· Aude Carreric · Stéphanie Mariette

Les reculs sur le climat et l’assaut contre la science de l’administration Trump vous ont stupéfié ? Un processus comparable est pourtant à l’œuvre en France autour de la biodiversité, dont la protection est constamment attaquée par l’ensemble des partis de droite, au diapason pour l’occasion. Trois chercheuses retracent un « backlash » aussi violent que planifié.

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Texte intégral (12843 mots)
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En 2017, lors de la première investiture de Donald Trump et la première sortie des États-Unis de l’accord de Paris, Emmanuel Macron avait lancé l’appel « Make Our Planet Great Again », pour inviter les scientifiques américains à rejoindre la France afin de lutter contre le réchauffement climatique. Le retour de Trump pour un second mandat de président en 2025, et les attaques sidérantes contre des pans entiers de la recherche scientifique1, qui n’ont cessé depuis, provoquent en France une diversité de réactions d’indignation et de soutien aux scientifiques américain·es.

Pourtant, entre les deux investitures de Trump, des idéologies communes se sont propagées en France dans les sphères politiques et économiques dirigeantes. Ce qui se passe aux États-Unis autour de la question climatique vous semble stupéfiant ? Les régressions autour de la biodiversité en France suivent une pente similaire. Retour sur un sinistre glissement à l’œuvre.

Trump, le pétrole, et le climat

Depuis le retour de Donald Trump pour un second mandat de président, son administration a lancé le démantèlement, non pas de la science dans son ensemble, mais de certaines activités de recherche2. Sont notamment ciblées les travaux sur le changement climatique, avec l’interdiction du mot « climat » dans les programmes de financement de la recherche. Ce climato-scepticisme au plus haut niveau de responsabilité de la première puissance économique du monde est appuyé par un long travail de sape à l’encontre des climatologues par les majors pétrolières elles-mêmes. Elles ont financé non seulement la campagne de Trump (75 millions de dollars) mais également la fabrique du doute à large échelle3 La suppression du mot « climat » du monde de la recherche franchit l’ultime obstacle et permet à l’administration Trump de publier un rapport climato-sceptique qui servira de base à sa politique de dérégulation environnementale4. Et signe ainsi la subordination de la totalité des sphères d’activités humaines – et y compris la production de connaissances – à l’économie productiviste : la recherche en climatologie, par ce qu’elle dit de manière certaine du lien entre réchauffement du climat et utilisation des énergies fossiles, menace en effet directement l’idéologie de la croissance. Pour rappel, les États-Unis restaient en 2024 le premier producteur mondial de pétrole, devant la Russie et l’Arabie Saoudite, et le premier producteur de gaz naturel devant la Russie et l’Iran. Dès lors, « casser le thermomètre », empêcher les mesures en temps réel, limiter les activités de recherche dans le domaine à l’échelle internationale, remettre en cause les consensus scientifiques et censurer la recherche sur le climat semblent alors la voie la plus simple pour satisfaire la croissance.

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En France, c’est bien connu, « on n’a pas de pétrole, mais on a des idées », comme le proclamait à l’automne 1973 un spot publicitaire du gouvernement pour mobiliser la population face à la hausse brutale des cours du pétrole, qui menaçaient alors « notre richesse et notre façon de vivre ». La France d’aujourd’hui n’a toujours pas de pétrole – ce qui n’empêche pas, soit dit en passant, des entreprises françaises de continuer à aller l’exploiter dans d’autres pays comme Total Energies le fait avec le projet EACOP5. Mais qu’en est-il de ses idées ?

Depuis notre place de chercheuses, nous prêtons une attention particulière aux domaines de l’agriculture et de la biodiversité. Et récemment, nous sommes frappées par un déroutant parallèle : celui entre le déni climatique étasunien et la rhétorique anti-normes qui se déploie en France autour du champ de la biodiversité, tout particulièrement dans le secteur agricole. La victoire de ce qu’on peut appeler le carbo-fascisme états-unien, c’est-à-dire une alliance entre pétro-culture et pouvoir autoritaire entérinant un violent « backlash » climatique, pourrait-elle préfigurer l’avènement d’une forme similaire de backlash en France dans le domaine de la biodiversité ?6 C’est de cette question que nous sommes parties pour examiner les discours et mesures politiques récentes sur les questions de biodiversité en France.

Récemment, nous sommes frappées par un déroutant parallèle : celui entre le déni climatique étasunien et la rhétorique anti-normes qui se déploie en France autour du champ de la biodiversité.

Pour cela, nous nous concentrons sur le secteur agricole, dont les activités influencent très directement et très massivement l’évolution de la biodiversité. En partant du rappel d’un certain nombre de faits relatifs aux liens entre agriculture et biodiversité, nous analysons les responsabilités politiques des droites françaises et spécifiquement des gouvernements néo-libéraux successifs, qui ont progressivement construit une véritable « pensée négationniste environnementale ». Les attaques contre la biodiversité se déploient d’autant plus aisément que cet enjeu reste massivement occulté par le discours climatique qui, pour des raisons évidentes, occupe l’espace médiatique. L’agriculture n’est certes pas le seul secteur d’activité pouvant entrer en conflit avec des enjeux de biodiversité, et ce qui s’opère en matière de détricotage réglementaire, de lobbying, et de remise en question des faits n’est pas le propre exclusif du secteur agricole.

Les droites françaises, l’agriculture et la biodiversité

Janvier 2024. Après plusieurs semaines d’un mouvement agricole de contestation7, le premier ministre Gabriel Attal, lors d’une visite sur une ferme en Haute-Garonne, fait plusieurs promesses aux agriculteurs·ices8 : celle d’adopter « dix mesures de simplification immédiates », portant notamment sur les délais de recours contre les projets agricoles ou encore sur les curages des cours d’eau ; celle aussi de mettre l’Office français de la biodiversité (OFB) sous la tutelle des préfets, plutôt que sous celle du ministère de la Transition écologique, pour « faire baisser les contrôles », et renforcer la capacité des agriculteurs « à dire au préfet quand ça va, ou quand ça ne va pas ». Il affirme vouloir « simplifier les normes » et déclare alors : « Ce que je veux, c’est déverrouiller, libérer et laisser respirer les agriculteurs ». Il répète ce message autour d’une « simplification massive et rapide des normes pesant sur les agriculteurs » dans son discours de politique générale le 30 janvier 2024 à l’Assemblée nationale. Alors que des agriculteurs·ices bloquent de nombreuses autoroutes et menacent Rungis et Paris d’un blocus, il annonce finalement le 1er février de nouvelles mesures, et notamment la mise en « pause » du plan Ecophyto, plan de réduction de l’utilisation de pesticides.

Cette séquence est exemplaire de ce qui marque, au moins depuis 2017, les politiques de droite – du centre libéral jusqu’à l’extrême-droite – dans leur rapport à l’environnement. Un suivi minutieux des discours et des modifications réglementaires et législatives indique par leur nombre, leur rythme, leur nature, leur espace de développement et leurs porteurs qu’il s’agit bien non pas d’actes isolés mais d’un projet d’ensemble cohérent de dérégulation environnementale, caractérisé par trois dimensions : 1) allégeance au syndicat agricole productiviste, la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles) 2) affaiblissement du pouvoir de régulation et de contrôle des organismes publics, et enfin 3) invocation de la simplification contre les normes. Revenons sur les faits.

Emma Miller sur Unsplash.

L’influence de la FNSEA sur les décisions politiques

Au moment du mouvement de contestation agricole de 2024 et dans la réponse qui lui est apportée par la voix de Gabriel Attal, le décalage est spectaculaire entre les demandes majoritaires et initiales des agriculteurs·ices (le revenu, les prix planchers, les retraites, la protection contre la concurrence, le respect de la loi Egalim) et le discours épouvantail du « trop de normes » porté par la FNSEA sur lequel s’aligne alors le gouvernement9. Il ne s’agit pas d’une situation isolée : on observe très régulièrement le soutien des ministres successifs de l’agriculture à la FNSEA.

En mars 2024 à Dunkerque, lors de son discours de clôture du congrès de la FNSEA10, Marc Fesneau déclare en substance qu’il faut changer la gouvernance de l’eau (traduction : il faut réduire les délais de recours formulés par des opposants à des projets d’infrastructures, en supprimant un niveau de juridiction). Il reprend à son compte 62 mesures sur les 67 réclamées par la FNSEA, dont celle, très symbolique, sur les mégabassines11. Dans son discours du 30 novembre 2024, c’est au tour de sa successeure Annie Genevard de promettre notamment une accélération des autorisations de nouveaux pesticides ou la facilitation de l’installation des gros élevages ; elle s’adresse aussi aux préfets sur la question des nitrates, indiquant qu’ils recevront bientôt une circulaire leur demandant « de mobiliser tout le champ des dérogations qui leur est offert ». Les syndicats FNSEA et Jeunes Agriculteurs (JA) saluent alors des annonces qui vont « dans le bon sens ». Il faut dire que ces déclarations font suite à une réunion où les deux syndicats avaient pu présenter une liste de 34 revendications12.

Un suivi minutieux des discours et des modifications réglementaires et législatives indique qu’il s’agit bien d’un projet cohérent de dérégulation environnementale.

Enfin, la récente loi Duplomb « visant à lever les contraintes à l’exercice du métier d’agriculteur » illustre bien elle aussi l’intervention directe de la FNSEA dans la décision publique – en premier lieu parce que ses principaux porteurs et rédacteurs entretiennent des liens très étroits avec ce syndicat13. Le texte, dans sa version initiale, consacre ainsi notamment le principe « pas d’interdiction [de pesticides] sans solution », particulièrement cher à celui-ci. Mais pour satisfaire plus aisément aux dites exigences, il faut pouvoir s’affranchir des contrôles opérés par un certain nombre d’agences ou d’organismes ; on arrive alors sur la seconde dimension caractéristique de ce vaste programme d’attaques et de régressions environnementales.

Lire aussi | OFB et polices de l’environnement : le désarmement du droit・François Jarrige et Yannick Sencébé (2025)

Les organismes de protection de la biodiversité dans le viseur des droites

Depuis près d’un an, l’Office Français de la Biodiversité (OFB) est attaqué par tous les partis de droite confondus. Suite à une mission d’information sur l’OFB qu’il a menée, le sénateur (LR) du Var Jean Baci présente le 25 septembre 2024 une série de recommandations amorçant une remise en cause de la légitimité de l’office et concourant ainsi à son affaiblissement, mais aussi à la menace qui pèse sur ses agents14. Lorsqu’en novembre 2024, la ministre de l’agriculture Annie Genevard promet une mission sur les relations entre les agriculteurs et l’OFB, elle accrédite l’idée qu’il y aurait là un problème à régler. Lorsque le 14 janvier 2025, dans son discours de politique générale, François Bayrou, alors premier ministre, affirme que « quand les inspecteurs de la biodiversité viennent inspecter le fossé ou le point d’eau avec une arme à la ceinture, dans une ferme déjà mise à cran par la crise, c’est une humiliation. C’est donc une faute », il attaque à son tour l’OFB. Laurent Wauquiez est encore plus explicite dans ses intentions le 23 janvier, dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux : « Notre objectif, c’est de supprimer l’OFB, un organisme qui vient contrôler les agriculteurs avec un pistolet à la ceinture alors qu’ils nous nourrissent. ». Il surenchérit le 7 février 2025 par une lettre (qu’il cosigne avec Fabrice Pannekoucke, président de Région AURA) adressée aux agriculteurs·ices de leur région dans laquelle ils les encouragent à se tourner vers celle-ci « pour bénéficier d’une aide juridique en cas de litige avec l’Office français de la biodiversité », et les appellent à « faire remonter les situations ubuesques » rencontrées. Fort heureusement, il est des agriculteurs et des agricultrices pour s’indigner de ces procédés15. Le 25 février 2025, l’Union des Droites pour la République (UDR) lance une pétition pour supprimer l’OFB, qu’elle relaie sur le réseau social X. Eric Ciotti enfonce le clou, le 26 février sur X, en annonçant que « le groupe UDR inscrira la suppression de l’OFB dans sa niche parlementaire dans quelques semaines ». Armé d’une tronçonneuse — pour plagier le président climatosceptique de l’Argentine Javier Milei, qui souhaite couper drastiquement dans les dépenses publiques —, Éric Ciotti, allié du Rassemblement national, promet alors de dissoudre l’établissement qui, selon lui « incarne le pire de la bureaucratie autoritaire ».

Lorsque la ministre de l’agriculture promet une mission sur les relations entre les agriculteurs et l’OFB, elle accrédite l’idée qu’il y aurait là un problème à régler.

Mais l’OFB n’est pas la seule agence à subir les foudres des droites. Le 30 novembre 2024, la ministre de l’agriculture Annie Genevard annonce qu’elle souhaite que l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses), en charge d’étudier les demandes de mise sur le marché des pesticides, les examine plus rapidement. Dans sa version originelle, la proposition de loi Duplomb sus-mentionnée va plus loin en prévoyant la création d’un « comité d’orientation pour la protection des cultures » chargé de désigner des pesticides prioritaires pour lesquels on estimerait qu’il n’existe pas d’alternative, permettant ainsi au ministère de l’Agriculture de se passer de l’avis de l’Anses. Notons qu’Annie Genevard s’était déjà alignée sur une position de Laurent Duplomb le 20 janvier 2025, en donnant son accord de bienveillance, dit « avis de sagesse », à l’adoption d’un amendement passé discrètement au cours du débat sur le projet de loi de finances le 17 janvier, visant purement et simplement à supprimer l’Agence française de promotion et de développement de l’agriculture biologique16.

Steven Weeks sur Unsplash.

Soulignons que les attaques contre les différents organismes garants d’un contrôle de l’action publique en matière environnementale débordent largement le champ agricole. En octobre 2024, c’était une proposition de loi portée par le Rassemblement National qui envisageait, « à moyen terme, de réinternaliser, en administration centrale, les missions de l’Ademe et de supprimer cette agence »17. Dans la foulée, plusieurs politiques de droite surenchérissent autour de la suppression de l’Ademe18. Le 14 janvier 2025, lors de son discours de politique générale, François Bayrou s’interroge : « Est-il nécessaire que plus de 1 000 agences, organes ou opérateurs exercent l’action publique ? ». Question purement rhétorique, puisqu’il enchaîne en fustigeant des agences dénuées de « contrôle démocratique réel » et constituant « un labyrinthe dont un pays rigoureux et sérieux peut difficilement se satisfaire ». En mars 2025, c’est la Commission Nationale du Débat Public (CNDP) qui se trouve remise en cause par un projet de réforme par décret : le droit qu’ont les citoyens d’accéder aux informations relatives à l’environnement et de participer à l’élaboration des décisions publiques, pourtant garanti par la Charte de l’Environnement (article 7), pourrait être relégué à la seule enquête publique. Ce projet, lancé par le gouvernement Attal, repris dans une version plus dure par le gouvernement Barnier, puis par le gouvernement Bayrou, permettrait d’exonérer certains projets industriels de toute participation du public. Le passage par décret ayant été retoqué par le Conseil d’État, un amendement à ce sujet a été inclus dans la proposition de loi de simplification de la vie économique ; l’amendement a finalement été rejeté19, mais le futur de la CNDP continue à se jouer à bas bruit avec une nouvelle consultation publique en cours, sur la proposition de retirer cette fois « seulement » les créations de lignes souterraines (de tension supérieure ou égale à 400 kV) de son champ de saisine. Et la visée plus générale de dérégulation sur les projets de taille industrielle est revenue par une nouvelle porte sous la forme de la possibilité de déclarer la raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM) dès la Déclaration d’Utilité Publique inscrite dans la loi de simplification de la vie économique, actuellement en relecture par une commission mixte paritaire.

Les attaques sont donc constantes et empruntent une diversité de voies. Mais elles doivent être justifiées par des éléments rhétoriques : c’est la troisième dimension de ce vaste processus.

Une rhétorique « anti-norme » au prétexte de « simplification »

En avril 2019, le projet de loi climat-énergie présenté en conseil des ministres inclut la possibilité de transférer aux préfets la mission d’évaluation de la conformité avec l’environnement de nombreux petits projets d’infrastructures, mission qui incombe normalement à l’Autorité environnementale, au motif d’une « simplification en faveur du développement des énergies renouvelables ». Un an plus tard, en avril 2020, le gouvernement publie un décret20 qui permet aux préfets de région ou de département de « déroger à des normes arrêtées par l’administration de l’État pour prendre des décisions non réglementaires relevant de sa compétence », et ce dans de vastes champs d’application (subventions, aménagement du territoire, environnement, agriculture et forêts, construction, logement et urbanisme…). Au motif de « faciliter la reprise de notre pays », selon l’annonce de Christophe Castaner, alors ministre de l’intérieur, dans son communiqué de presse, la dérogation ouvre la porte à de multiples transgressions environnementales comme l’a démontré l’expérimentation de cette procédure, conduite de 2017 à 2019 dans deux régions et dix-sept départements : elle a parfois été utilisée, non pas pour simplifier localement des normes réglementaires nationales, mais bien pour écarter l’application de pans entiers de la réglementation (soustraction à l’enquête publique et à l’étude d’impact de projet d’envergure)21.

En novembre 2024, Annie Genevard, affirme le besoin d’une « simplification » contre les « boulets » des normes. Elle assure par ailleurs que « la première série de simplifications […] sera suivie de beaucoup d’autres ». Elle entendrait même mener des « rendez-vous de la simplification » tous les mois entre ses services et les syndicats agricoles22.  

Si la simplification est un mot d’ordre auquel tout un chacun pourrait aisément souscrire, il ne faut pas s’y tromper : ce type de discours porté par les droites est utilisé comme paravent pour démanteler la protection de la biodiversité.

C’est le même esprit qui anime la proposition de loi TRACE de la majorité sénatoriale23 de mars 2025 visant l’assouplissement de la loi Zéro Artificialisation Nette (recul sur les objectifs intermédiaires et dérogations pour certaines infrastructures), qui anime également l’appel à une « pause réglementaire massive » à l’échelle européenne d’Emmanuel Macron24, ou encore le projet de loi de simplification de la vie économique25 qui prévoit, « pour favoriser l’implantation d’usines ou des projets de transition énergétique, des mesures dérogatoires au droit commun […] dans différents domaines : installation d’éoliennes, installation d’antennes-relais, compensation des atteintes à la biodiversité des projets d’aménagement notamment industriels », et qui propose de réformer le code minier pour réduire le délai d’instruction des permis exclusifs de recherche miniers.

Si la simplification est un mot d’ordre auquel tout un chacun pourrait aisément souscrire tant pèse sur nos quotidiens la multiplication, souvent vide de sens, de pièces justificatives, il ne faut pas s’y tromper : en fait, ce type de discours porté par les droites, est utilisé comme paravent pour démanteler la protection de la biodiversité. Il ne s’agit pas (seulement) de lutter contre la « bureaucratie » mais surtout de supprimer les protections garanties par l’édiction des normes.

Lire aussi | Défendre les normes pour défendre une autre agriculture ?・Salvador Juan (2024)

@dcbelanger sur Unsplash.

Quand un gouvernement s’organise pour contourner les lois

Ce qui doit nous interroger est alors la tenue d’un discours d’illégalité au plus haut sommet de l’État, ou, du moins, les moyens recherchés pour affaiblir et contourner les obligations légales. Les gouvernements de ces dernières décennies entretiennent un rapport paradoxal avec la loi. Ils sont prompts à dénoncer et criminaliser toute action qui tente de stopper des projets écocides, cherchant ainsi à mettre fin, par tous les moyens de répression à leur disposition, aux actions des mouvements écologistes militants, sous couvert de protection des biens et des personnes. Dans le même temps, ils n’hésitent pas à tenter méthodiquement de contourner les dispositifs légaux et d’affaiblir les pouvoirs des organismes garants du fonctionnement démocratique.

Or, par ailleurs, ces milieux militants gagnent, ces derniers temps, au moins partiellement, un certain nombre de batailles sur le plan juridique : Sainte-Soline26, autoroute A6927, Justice pour le vivant28, Algues vertes29… Les actions en justice se multiplient qui donnent raison aux revendications écologistes et qui mobilisent justement des arguments autour de la biodiversité. De quoi énerver les tenants du monde actuel. Et parmi eux, des gouvernements portant des discours et attaques à l’encontre des lois environnementales qui démontrent une volonté farouche de démanteler lois et agences à visée de protection de l’environnement au sens large. Avec la remise en question de l’OFB et d’autres agences environnementales, mais aussi d’un certain nombre de lois votées, la tentative de diminuer leur portée par décrets (toujours dans le sens d’un moins-disant environnemental), ou encore la confiscation du débat public à l’Assemblée nationale comme cela a été fait pour la loi Duplomb et la RIIPM (raison impérative d’intérêt public majeur) de l’A69, c’est la séparation des pouvoirs et le fonctionnement démocratique de notre système politique qui ne sont plus respectés.

Le gouvernement s’engage dans le chemin tortueux de remise en cause de l’État de droit en France, qui suppose la prééminence du droit sur le pouvoir politique.

Et, bien pire, avec la contestation de décisions de justice (comme l’appel de l’État contre la décision du tribunal administratif de l’A69), le gouvernement s’engage dans le chemin tortueux de remise en cause de l’État de droit en France, qui suppose la prééminence du droit sur le pouvoir politique. Jamais avare d’une incohérence, dans l’affaire « Justice pour le vivant », l’État justifie son inaction par des réglementations européennes qui l’empêcheraient d’agir de manière ambitieuse !30 Et quand le détricotage des lois ne marche pas, ou si le vote d’une loi ad-hoc est bloqué, il essaie de contourner l’obstacle avec un renforcement des pouvoirs des préfets (mise sous tutelle des préfets d’instance comme l’OFB par exemple), ceux-ci devenant ainsi de facto détenteurs d’un pouvoir discrétionnaire et autoritaire.

Ces dérives sont dénoncées par plusieurs avocats : « Sous couvert de droit, il s’agit de laisser à l’administration un véritable pouvoir d’opportunité et de mettre en parenthèses des lois et règlements habituels qui ont constitué notre Code de l’environnement31 ». Un autre cabinet d’avocats souligne que « Permettre aux préfets, dont la mission est de faire appliquer la réglementation nationale, de déroger localement à des règles déjà atténuées par les exceptions prévues par les textes engendre un risque majeur de développement d’un « droit à la carte »32 ».

Non content de poser les briques d’un État autoritariste qui s’affranchit de la séparation des pouvoirs, le gouvernement, par son inconséquence dans son rapport à la loi et à l’environnement, fait le jeu de l’extrême droite. Dans le domaine agricole, cela se traduit par un basculement des affiliations de la FDSEA vers la Coordination Rurale33 : celle-ci séduit par son discours anti-normes et protectionniste et par la promesse d’une prise en compte réelle de leurs revendications et colère face à des inégalités économiques et sociales.

La biodiversité, cible favorite des droites françaises ?

L’un des ressorts fondamentaux de ces attaques semble bien être la défense d’intérêts économiques puissants qui voient dans la prise en compte des enjeux de préservation de la biodiversité une « entrave » à leurs activités. Quels sont les secteurs économiques concernés ?

L’agriculture tout d’abord34. Pour comprendre le poids de ce secteur, il convient d’ajouter aux productions primaires agricoles toute l’agro-industrie, mais aussi toutes les activités de commerce, de restauration et de tourisme qui jouent à la fois sur une image liée aux produits agricoles « d’excellence » de la filière, et sur la restauration hors domicile et sur la grande distribution, des activités intimement liées au modèle agricole productiviste.

Le gouvernement, par son inconséquence dans son rapport à la loi et à l’environnement, fait le jeu de l’extrême droite.

C’est aussi la filière du machinisme agricole et le secteur bancaire incarné par le Crédit Agricole. Celui-ci s’est élevé au siècle dernier au rang de première banque mondiale pour le montant des crédits accordés en poussant, aux côtés du lobbying des industriels, au suréquipement qui a conduit à un surendettement structurel de l’agriculture française35. On doit enfin y inclure les activités de production et distribution de pesticides et intrants de synthèse, indissociables de l’agriculture industrielle, qui constituent un partenaire et un débouché de choix pour un secteur de la chimie florissant36.

Un autre grand secteur dont les intérêts économiques s’affranchiraient volontiers de toute contrainte environnementale est le secteur du bâtiment37, dont la majeure partie de l’activité concerne le logement, le neuf pesant pour près de la moitié du total. Il faut y ajouter toutes les grandes infrastructures et travaux publics, dont les conflits territoriaux avec la biodiversité sont manifestes et récurrents.

Robert Clark sur Unsplash.

Enfin, une partie des activités industrielles gravitant autour de ce que d’aucuns appellent la « transition verte » (photovoltaïque, éoliennes, électrification, etc.) se trouve justifiée par une nécessaire décarbonation des activités38, en tentant d’occulter les conséquences environnementales plus larges de cette « transition » (utilisation de sols agricoles pour l’installation de champs d’énergie renouvelables, développement de mines d’extraction du lithium, etc.).

Regarder ainsi où se constitue la « richesse économique » en France permet de comprendre pourquoi la biodiversité, qui contrairement aux services écosystémiques, n’est pas économico-compatible39, apparait surtout comme une concurrence insupportable à l’impératif économique. Dans ce contexte, les attaques s’étendent non seulement aux réglementations agricoles mais aussi de plus en plus aux instances consultatives, comme l’Autorité environnementale, qui ont pour fonction de délivrer un avis sur les grands projets. Et, de manière générale, tout ce qui se met en travers de ces projets est la cible d’attaques : les écologistes, les « agences » et potentiellement la justice lorsque celle-ci s’applique à faire respecter le droit de l’environnement.

La biodiversité apparait surtout comme une concurrence insupportable à l’impératif économique.

À côté de cet impératif économique, ce sont certainement aussi des registres plus idéologiques et symboliques qui s’expriment et empêchent de penser une transformation de nos rapports à la biodiversité. Prendre en compte la biodiversité implique en effet de considérer des systèmes d’interrelations complexes entre vivants, à l’opposé de rapports purement extractivistes, d’utilité ou de domination. Or ce sont ces derniers rapports qui prévalent dans les représentations et discours de nombre de personnalités politiques. À titre d’exemple, on peut citer la métaphore douteuse d’Emmanuel Macron le 7 novembre 2024 lors du sommet de la Communauté politique européenne : « Si on décide de rester des herbivores, les carnivores gagneront »40. De même, le 6 janvier 2025, quand il exhorte devant les ambassadeurs à « Rentrer dans la compétition » sinon « on sera balayés » il exprime que, selon lui, les relations aux autres sont faites de force, de concurrence et d’écrasement41. De son côté, lors des débats au Sénat sur le projet de loi agricole en février 2025, le sénateur (LR) Laurent Duplomb assène : « Notre République repose sur trois piliers : la liberté, l’égalité, la fraternité. Pas l’inverse, la peur, la culpabilité, l’interdit ! ». Ces expressions sont celles d’une force revendiquée sans remords ni limites et peuvent être utilement relues au prisme de travaux de la politiste féministe Cara New Daggett qui analyse ce lien étroit entre certaines expressions de masculinité, les matrices de domination de nos sociétés extractivistes et le déni des désastres environnementaux42. À partir du rapport de la société américaine au pétrole, elle forge le concept de pétro-masculinité. Le parallèle entre, d’un côté, le déni climatique en lien avec la question du pétrole aux États-Unis et, d’un autre côté, les attaques contre la biodiversité en France, invite à ne pas occulter la dimension symbolique de ce qui est en jeu ici. En appelant à une attention à la biodiversité, qui demande une transformation des rapports au vivant, ce sont aussi les codes des identités professionnelles et personnelles et, in fine, d’une culture masculiniste que les « écolos » bousculent. Étant données les quantités d’argent et les privilèges en jeu, il n’est pas étonnant que toute restriction ou réorientation des activités au motif d’une considération pour le vivant suscite de violentes résistances. 

Lire aussi | Mesures contre nature・Benoît Dauguet (2021)

Réhabiliter des normes collectivement contractées

Ce qui devrait donc nous alerter est qu’il existe bel et bien un parallèle entre les attaques violentes perpétrées par Trump autour du climat pour protéger le marché du pétrole et celles menées contre la biodiversité en France. Ces attaques procèdent en effet de registres communs fondés sur une synergie entre la préservation des intérêts capitalistiques, un discours d’extrême-droite (repris par l’ensemble de la droite) « anti-système », désignant des boucs-émissaires et niant des faits, et la mobilisation d’un discours viriliste. Or si une frange significative de différents mondes professionnels (notamment l’Enseignement Supérieur et la Recherche, des médias) observe et s’alarme à juste titre de ce qui se passe outre-Atlantique, il semble exister tendanciellement et malheureusement une forme de cécité sur la similitude et la gravité de ce qui se joue ici en France.

Ce qui devrait donc nous alerter est qu’il existe bel et bien un parallèle entre les attaques violentes perpétrées par Trump autour du climat pour protéger le marché du pétrole et celles menées contre la biodiversité en France.

Au-delà de la multiplication et de l’accélération des attaques, au-delà de l’existence manifeste de liens répétés entre un syndicat agricole, la FNSEA, et les partis politiques de droite et/ou libéraux, il est frappant que les mêmes idées circulent allègrement entre les droites, qu’elles soient libérales, conservatrices, ou extrémistes. Au gré de petites phrases ou de grandes annonces (distillées par voies de presse, lors de discours publics ou dans des arènes institutionnelles), mais aussi via des projets de loi, des décrets ou des modifications réglementaires, la droite dite républicaine associée à « l’extrême-centre » macroniste entretiennent un dialogue croissant avec l’extrême-droite. Ces parentés idéologiques ont de quoi inquiéter dans un contexte, rappelons-le, d’une montée de l’extrême-droite qu’un cordon sanitaire de plus en plus ténu ne parviendra peut-être pas indéfiniment à écarter du pouvoir à l’échelle nationale. 

Photo de Benjamin Demian sur Unsplash.

Quelles pistes s’offrent alors à nous pour résister à et lutter contre cette logique ?

Depuis notre place de chercheuses engagées, nous proposons déjà d’assumer collectivement que nos travaux, comme les enjeux sur la biodiversité, sont fondamentalement politiques. Nous travaillons également à tisser des liens en dehors du monde académique afin de contribuer depuis notre place et nos compétences de scientifiques aux discussions et actions sur l’ensemble des sujets qui touchent à nos relations aux vivants.

Ce que nous notons c’est que, dans le cadre de fonctionnements centralisés et gestionnaires, il s’agit de ne pas tout attendre d’une abstraction comme l’État, et ne certainement pas la poser comme au-dessus des habitant·es, (i.e. « désétatiser nos imaginaires politiques »43). Un État aussi régalien que la France ne garantit aucunement une politique efficace de protection de la nature (et des personnes) tant que les dogmes du modèle économique dominant s’appliqueront. L’histoire comme les évolutions contemporaines montrent que la tendance inverse prévaut.  

Pour autant, il s’agit aussi de reconnaitre aux normes leur nécessité et valeur. Les normes sont évidemment produites dans une large mesure par les classes et les lobbies dominants. Mais en démocratie les normes sont également l’enjeu et la résultante de rapports sociaux. Les normes peuvent contribuer à une bifurcation agroécologique si elles sont pensées et construites de manière démocratique44Si on considère sérieusement les impacts de l’agriculture productiviste et les désastres écologiques en cours, c’est bien de plus de normes environnementales dont on a besoin, débattues démocratiquement, et entendues comme des attentions collectives aux vivants.

Il s’agit donc au plus vite de prendre très au sérieux les attaques contre la biodiversité et contre les organismes et mécanismes démocratiques qui existent pour la préserver, de voir ces attaques pour ce qu’elles sont, à savoir les signaux d’un système de domination des vivants qui n’entend pas se laisser déposséder de ses prérogatives, de repérer et dénoncer les collusions et les filiations politiques qui portent ces attaques, et de s’y opposer activement, par une multiplicité de voies.

Image d’accueil : photo de Robert Clark sur Unsplash.

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Notes

  1. https://www.nature.com/articles/d41586-025-00197-x
  2. Idem.
  3. https://www.terrestres.org/2021/10/26/total-face-au-rechauffement-climatique-1968-2021/ ; https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0959378021001655 ; https://www.science.org/doi/10.1126/science.abk0063 ; https://link.springer.com/article/10.1007/s10584-015-1472-5.
  4. https://www.science.org/content/article/contrarian-climate-assessment-u-s-government-draws-swift-pushback
  5. https://reporterre.net/Eacop-le-projet-climaticide-de-TotalEnergies-en-6-chiffres
  6. Sur le terme de backlash, voir Greenbacklash – Qui veut la peau de l’écologie ?, dirigé par Laure Teulières, Steve Hagimont et Jean-Michel Hupé, Seuil, collection « Écocène », 2025.
  7. Mouvement né en octobre 2023 d’abord en Occitanie, initialement porté par la FNSEA et les JA (Jeunes Agriculteurs) qui le mettent officiellement en pause le 6 décembre. La contestation reprend en janvier, cette fois hors du contrôle de la FNSEA et des JA qui n’auront de cesse alors d’essayer de reprendre la main jusqu’à annoncer la fin du mouvement alors même que les revendications initiales essentiellement axées sur le revenu n’ont pas été satisfaites et que les promesses gouvernementales concernent d’autres points (notamment l’assouplissement des normes environnementales).
  8. https://www.info.gouv.fr/actualite/gabriel-attal-apporte-des-solutions-durgence-aux-agriculteurs
  9. Un sondage commandé au début du Salon de l’agriculture 2024 par le collectif Nourrir et Terra Nova auprès de l’institut BVA, mené auprès de 600 agriculteurs à qui il est demandé : « Quelle est votre principale source d’inquiétude en rapport avec votre travail ? » indique que 21% des répondants mentionnent le dérèglement climatique et ses conséquences tandis que la réduction d’usage des produits phyto arrive en queue de peloton, seulement citée par 4% des sondé·es (https://www.bva-xsight.com/sondages/crise-agricole-sondage-bvaxsight-collectifnourrir/).
  10. https://www.youtube.com/watch?v=H1avsCQLf50
  11. https://reporterre.net/Notre-crainte-c-est-la-mort-des-agences-de-l-eau
  12. https://www.fnsea.fr/communiques-de-presse/jeunes-agriculteurs-et-la-fnsea-entendus-sur-des-mesures-de-simplification-essentielles-pour-redonner-de-la-visibilite-aux-agriculteurs-mais-impatients-de-voir-leur-concretisation/
  13. Elle a été proposée et portée par le sénateur Les Républicains Laurent Duplomb (ancien élu FNSEA, ex-président de la chambre d’agriculture de Haute-Loire), et son collègue centriste Franck Menonville (exploitant agricole, ancien président des JA en Lorraine, et vice-président de chambre d’agriculture).
  14. https://reporterre.net/Agressions-en-serie-les-agents-de-la-biodiversite-abandonnes-par-l-Etat
  15. https://reporterre.net/Nous-agriculteurs-soutenons-l-OFB-et-denoncons-le-populisme-de-Laurent-Wauquiez
  16. https://www.fnab.org/suppression-de-lagence-bio-la-fnab-denonce-linconsistance-du-gouvernement-sur-les-questions-agricoles/
  17. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/0324C/CION-DVP/CD6
  18. https://www.francetvinfo.fr/environnement/crise-climatique/a-quoi-servent-l-ademe-et-ses-quatre-milliards-d-euros-de-budget-cibles-par-laurent-wauquiez-valerie-pecresse-et-gerard-larcher_7013501.html
  19. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/17/amendements/1191/AN/2286 le 11 avril 2025.
  20. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000041789766/
  21. https://www.senat.fr/rap/r18-560/r18-560_mono.html#toc125
  22. https://reporterre.net/Agriculture-la-ministre-promet-de-la-simplification-contre-les-boulets-des-normes
  23. https://www.publicsenat.fr/actualites/parlementaire/zan-le-senat-souhaite-assouplir-les-objectifs-du-zero-artificialisation-nette-des-sols
  24. https://www.politico.eu/article/pacte-vert-le-revirement-de-macron-indigne-ses-allies/
  25. https://www.vie-publique.fr/loi/293913-entreprises-projet-de-loi-de-simplification-de-la-vie-economique
  26. https://reporterre.net/La-megabassine-de-Sainte-Soline-est-illegale
  27. https://toulouse.tribunal-administratif.fr/decisions-de-justice/dernieres-decisions/a69-le-projet-autoroutier-est-annule-faute-de-necessite-imperieuse-a-le-realiser
  28. https://justicepourlevivant.org/
  29. https://www.lemonde.fr/planete/article/2025/03/13/algues-vertes-la-justice-ordonne-a-l-etat-de-renforcer-la-lutte-contre-les-pollutions-aux-nitrates_6580268_3244.html ; https://www.notre-planete.info/actualites/5025-Justice-pour-le-Vivant-pesticides-biodiversite-France
  30. https://www.notre-planete.info/actualites/5025-Justice-pour-le-Vivant-pesticides-biodiversite-France
  31. https://www.actu-environnement.com/blogs/christian-huglo/65/christian-huglo-droit-derogatoire-prefet-decret-inquietant-92.html
  32. https://charrel-avocats.com/actualite/le-droit-de-derogation-certaines-reglementations-reconnu-au-prefet-perennise
  33. https://www.sudouest.fr/gironde/victoire-de-la-coordination-rurale-en-gironde-crise-viticole-anti-fdsea-les-raisons-de-la-colere-23154240.php
  34. https://www.insee.fr/fr/statistiques/7728839?sommaire=7728903
  35. L’endettement — croissant — des agriculteurs représente presque toujours des centaines de milliers d’euros, y compris pour les petites et moyennes exploitations. Même la Coordination rurale le souligne sur son site : « Les chiffres du Réseau d’information comptable agricole (RICA) montrent que le taux d’endettement moyen des exploitations augmente inexorablement. Ce taux, qui était de 35,40 % en 1988, a atteint 41,88 % en 2018 (étude menée sur un échantillon similaire : 7210 exploitations en 1988, 7220 en 2018) ». Les masses considérables des traites — qui diminuent le revenu agricole final — vont, outre le secteur bancaire, dans les caisses des industries chimiques et du machinisme agricole (voir https://www.terrestres.org/2024/02/12/defendre-les-normes-pour-defendre-une-autre-agriculture/).
  36. https://www.francechimie.fr/positions-expertises/economie-competitivite/chiffres-cles-et-conjoncture/chiffres-cles
  37. https://www.ffbatiment.fr/le-batiment-en-chiffres
  38. Rapport de la Direction Générale du Trésor, janvier 2025, sur « Les enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone » https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2025/01/27/rapport-final-les-enjeux-economiques-de-la-transition-vers-la-neutralite-carbone
  39. Virginie Maris, 2014. Nature à vendre, Les limites des services écosystémiques, QUAE Éditions, coll. « Sciences en questions ».
  40. En France, cette métaphore animale est régulièrement citée depuis 2020 par l’ancien ministre de l’Europe et des Affaires étrangères, Hubert Védrine. « Nous sommes des herbivores géopolitiques, dans un monde de carnivores géopolitiques. Bientôt nous serons des végans et nous allons finir comme des proies », avait-il déclaré en janvier 2020 lors du compte rendu de la chaire des grands enjeux stratégiques contemporains de l’université parisienne Panthéon Sorbonne.  https://www.lefigaro.fr/international/le-monde-est-fait-d-herbivores-et-de-carnivores-d-ou-vient-cette-expression-employee-par-macron-au-sujet-de-l-europe-20241110
  41. https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2025/01/06/conference-des-ambassadrices-et-ambassadeurs-2025
  42. Cara New Daggett, Pétromasculinité, Wild Project France, 2023.
  43. https://www.terrestres.org/2019/09/11/crise-ecologique-desetatiser-nos-imaginaires-politiques-et-nos-savoirs-scientifiques/
  44. https://www.terrestres.org/2024/02/12/defendre-les-normes-pour-defendre-une-autre-agriculture/

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09.10.2025 à 11:27

« Au diable l’environnement, donnez‑moi l’abondance ! » : pourquoi le backlash est structurel

Jean-Baptiste Fressoz

Et si ce que nous appelons backlash écologique n'était que la manifestation brutale d'un mouvement plus profond ? C’est la thèse défendue par l’historien Jean-Baptiste Fressoz dans ce court texte : ce qui nous revient en boomerang, c’est l’incompatibilité structurelle entre l’organisation matérielle de nos sociétés et toute perspective écologique.

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Texte intégral (6059 mots)
Temps de lecture : 9 minutes

Ce texte est extrait du livre collectif Greenbacklash : qui veut la peau de l’écologie ?, sous la direction de Laure Teulières, Steve Hagimont et Jean-Michel Hupé, à paraître le 10 octobre 2025 aux éditions du Seuil.


Le 25 mai 1970, un mois à peine après le premier Jour de la Terre qui vit des millions d’Américains manifester pour la défense de l’environnement, le New York Times évoquait déjà l’hypothèse d’un ecological backlash, d’un retour de bâton contre l’écologie. La menace n’était pas prise au sérieux. La vague environnementaliste semblait portée par la démocratie américaine elle‑même. « Tant que des millions d’Américains ont l’usage de leurs yeux, de leurs oreilles, de leur nez, la position du personnel politique est prévisible », expliquait l’éditorialiste. « Les habitants de Santa Barbara, dont beaucoup sont conservateurs, n’ont pas eu besoin d’être sermonnés pour s’indigner de la pollution de leurs plages. Les habitants de New York et de Los Angeles n’ont pas besoin d’être informés des dangers de la pollution de l’air. »

Dans la perspective des élections de novembre 1970, le New York Times plaignait « le député qui n’aurait pas de mesures environnementales à présenter à ses électeurs ». La défense de l’environnement était alors consensuelle, portée à la fois par une jeunesse éduquée votant démocrate et par le Parti républicain défendant son passé conservationniste (les parcs nationaux, Theodore Roosevelt). L’Environmental Protection Agency (EPA) et le Clean Air Act furent d’ailleurs adoptés sous la présidence du républicain Richard Nixon avec d’écrasantes majorités. Le backlash, expliquait le journal, venait de « conservateurs obtus […] qui n’accepteraient pas d’être sauvés d’un incendie sans demander avec suspicion où ils sont emmenés et si le danger des flammes n’a pas été exagéré ». Certes, quelques industriels « de moindre envergure » s’opposeraient à l’écologie, mais ils « seraient balayés par ceux dotés d’une vision plus large ».

Avec le recul, 1970 semble marquer l’apogée de l’écologie politique aux États‑Unis. La décennie qui s’ouvrait, annoncée par Nixon comme celle de l’environnement, fut surtout celle de la « crise énergétique » et de la recherche tous azimuts de la souveraineté par le nucléaire, par le gaz et par le charbon. Dès 1970, le journal Science prévoyait que la crise énergétique allait engloutir les préoccupations environnementales : « quand l’air conditionné et les télévisions s’arrêteront le public se dira “au diable l’environnement donnez‑moi l’abondance” ». En 1980, l’élection de Ronald Reagan et plus encore le score de Barry Commoner à la même élection (0,25 %) confirmeraient ce sombre pronostic. À l’époque, comme aujourd’hui, l’idée de « backlash écologique » est trop optimiste. Elle suggère une réaction temporaire, une résistance agressive, mais passagère, émanant des franges conservatrices de la société face à un mouvement d’écologisation et de transition. Les reculs observés ne seraient que tactiques : des contretemps fâcheux sur la voie du progrès. Le problème est qu’en matière écologique, le backlash est structurel, il reflète des intérêts liés à la totalité ou presque du monde productif. La lutte contre la pollution touche au fondement de l’activité économique, au volume et à la nature de la production, à la rentabilité des investissements, à la compétitivité des entreprises et des nations et à la place de l’État dans la régulation de l’économie. La nature structurelle du backlash est particulièrement visible pour le cas des États‑Unis et du réchauffement climatique sur lequel se limite ce texte.

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La résignation climatique sous couvert de « transition »

À la fin de la décennie 1970, quand la question du réchauffement apparaît dans l’arène politique aux États‑Unis, personne ne mettait en cause la réalité du phénomène. Sa compréhension n’était entravée ni par les fausses controverses (le climatoscepticisme) ni par les fausses solutions (la capture du carbone par exemple). La nature du défi était bien perçue par les experts de l’EPA et de la National Academy of Science. Les experts soulignaient le rôle central du carbone dans le système productif mondial et l’énorme difficulté qu’aurait l’humanité à sortir des fossiles à temps pour éviter un réchauffement de 3 °C avant 2100. En 1979, le météorologue américain Jule Charney parlait du réchauffement comme du « problème environnemental ultime » : il fallait agir immédiatement, avant même sa détection, pour espérer limiter les dégâts à la fin du XXIe siècle.

Jule Gregory Charney en 1978

Très vite, la résignation l’emporta. En 1979, la Chine annonçait aux pays du G7 ses prévisions de production de charbon : 2 milliards de tonnes par an d’ici l’an 2000, soit les deux tiers de la production mondiale à l’époque. Si on ajoute à cela l’échec de l’énergie nucléaire — lié à ses risques et ses surcoûts —, l’urbanisation et l’électrification du monde pauvre, la poursuite du consumérisme dans le monde riche et la montée du néolibéralisme, on comprend pourquoi l’idée de stopper le réchauffement fut promptement abandonnée.

En 1983, la National Academy of Science publiait un rapport dont le titre Changing Climate signale à lui seul le parti pris de la résignation. La conclusion défendait rationnellement l’idée de ne rien faire. Il était plus que probable que les grandes puissances de ce monde, prises dans un dilemme du prisonnier, ne parviendraient pas à restreindre leur consommation énergétique et matérielle. L’essentiel des stocks de carbone étant réparti entre les États‑Unis, l’URSS et la Chine, c’est‑à‑dire entre deux superpuissances rivales et un pays en voie de développement, il était illusoire de penser qu’un de ces acteurs puisse y renoncer. On pourrait certes ralentir le phénomène, en introduisant une taxe carbone, mais, concluait le rapport, l’expérience des chocs pétroliers récents dissuaderait n’importe quel gouvernement d’opter pour un renchérissement volontaire des prix de l’énergie. Il faudrait donc s’adapter à un climat plus chaud, ce qui, au dire des agronomes, des forestiers et des ingénieurs consultés sur ce sujet était tout à fait envisageable pour un pays comme les États‑Unis. Quant aux pays pauvres, leur meilleure option était encore de brûler les fossiles nécessaires à leur développement et donc à l’augmentation de leur « résilience ». Il y aurait bien sûr des perdants — le Bangladesh est souvent cité à l’époque — mais imaginer que les pays industriels ou ceux qui aspiraient à le devenir puissent sacrifier leur économie pour le bien‑être des plus pauvres était une illusion. Au pire, il resterait la possibilité de déménager des zones entières de la planète.

Lire aussi | « Les plus pessimistes étaient beaucoup trop optimistes »・Jean-Baptiste Fressoz (2023)

À l’échelle internationale, les grandes conférences commencèrent à se succéder, mais sans modifier les bases économiques et géostratégiques du problème. L’une des premières du genre se tient à Toronto en 1988. La déclaration finale fait preuve d’une réelle ambition : réduire de 20 % les émissions mondiales de CO2 d’ici à 2005 par la mise en place d’une taxe sur les combustibles fossiles dans les pays riches, destinée à financer le développement et l’adaptation des pays pauvres. Mais des contre‑feux sont rapidement allumés. En 1988, une nouvelle institution est créée, le GIEC, dont le but explicite était de remettre les gouvernements au cœur du processus d’expertise. Parmi les trois groupes composant le GIEC, deux sont présidés par des climatosceptiques. Le groupe III, celui chargé des « solutions », est dirigé par l’Américain Robert Reinstein. Comme il l’expliquera plus tard, cette affaire de réchauffement n’est selon lui qu’un faux-nez des négociations commerciales. Les Européens, jaloux des ressources énergétiques américaines, cherchent à nuire à la compétitivité des États‑Unis en invoquant des objectifs de réduction d’émissions illusoires. En tant que chef de la délégation américaine à la conférence de Rio en 1992, il est chargé par son gouvernement de mettre en avant les solutions technologiques au réchauffement — même si lui-même n’y croyait guère. Cette « carte technologique » — c’est son expression — fut largement reprise tant elle arrangeait tout le monde : elle permettait de repousser à plus tard et dans des progrès futurs les efforts de décarbonation.

Couverture du rapport de la Conférence mondiale de Toronto, Canada, 27-30 juin 1988 : l’atmosphère en évolution : implications pour la sécurité du globe. Le texte intégral des actes est disponible dans la bibliothèque numérique de l’ONU.

Transitionisme et climatoscepticisme sont loin d’être contradictoires. En 2002, un mémo de Franz Luntz qui est alors le principal communiquant au service du Parti républicain montre comment ces deux tactiques dilatoires peuvent fonctionner en tandem. Selon lui, les Républicains proches des intérêts pétroliers sont perçus comme vulnérables sur la question climatique. Ils ont besoin de modifier leur langage. Il leur faut par exemple employer le terme « énergie » en lieu et place de « pétrole », dire « energy company » pour désigner Exxon et consorts. De même, mieux vaut éviter « drilling for oil », qui évoque « une bouillasse noire et gluante », mais dire plutôt « energy exploration » qui paraît plus propre et renvoie à la technologie. Sur la question du climat, Luntz reprend la boîte à outils des marchands de doute et y ajoute l’idée de transition en cours. « Le débat scientifique est en train de se clore contre nous » écrit‑il, mais il reste « une fenêtre de tir ». Les Américains respectent la science et donc il faut insister sur le besoin de faire plus de science ou de la meilleure science. Et surtout, il faut parler d’innovation, souligner les baisses d’émissions déjà réalisées par le secteur privé et insister sur les progrès technologiques à venir. L’opposition aux normes et aux traités internationaux n’est pas contre le climat ou l’environnement. Au contraire : ces règles imposées par les étrangers entraveront la prospérité nationale et l’inventivité technologique américaines. C’est aussi à ce moment, sous la présidence de George W. Bush, que sont poussées les propositions de capture et de stockage du carbone, solutions impraticables à grande échelle, mais qui jouent un rôle clé dans les scénarios de neutralité carbone mis en avant par le GIEC.

Quelle « écologisation » au regard des dynamiques matérielles ?

Depuis que le monde se préoccupe officiellement du changement climatique, depuis 1992 et la conférence de Rio, les techniques — dont les énergies renouvelables — ont beaucoup progressé : il faut émettre presque deux fois moins de CO2 pour produire un dollar de PIB. Mais ce rapport entre deux agrégats est bien trop grossier pour comprendre les dynamiques matérielles. La baisse de l’intensité carbone de l’économie mondiale cache le rôle presque inexpugnable des énergies fossiles dans la fabrication d’à peu près tous les objets, un rôle qu’elles remplissent, il est vrai, de manière plus efficace. Depuis les années 1980, l’agriculture mondiale a accru sa dépendance au pétrole et au gaz naturel (ingrédient essentiel des engrais azotés) avec les progrès de la mécanisation et l’usage croissant d’intrants chimiques. L’extraction minière et la métallurgie deviennent plus gourmandes en énergie. L’urbanisation du monde pauvre a conduit à remplacer des matières peu émettrices comme le pisé ou le bambou par du ciment. L’extension des chaînes de valeur, la sous‑traitance et la globalisation accroissent les kilomètres parcourus par chaque marchandise ou composant de marchandise et donc le rôle du pétrole dans la bonne marche de l’économie. Tous ces phénomènes sont masqués par l’efficacité croissante des machines et le poids des services dans le PIB mondial (d’où l’impression de découplage), mais ils n’en sont pas moins des obstacles essentiels sur le chemin de la décarbonation.

Lire aussi | Défataliser l’histoire de l’énergie・François Jarrige & Alexis Vrignon (2020)

Car la « transition énergétique » présentée comme la solution au réchauffement concerne surtout l’électricité, soit 40 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Pour l’aviation, le transport maritime, l’acier, le ciment, les plastiques, les engrais, l’agriculture, le bâtiment ou encore l’armement, les perspectives de décarbonation restent encore assez fantomatiques. Le déploiement des renouvelables va alimenter en électricité décarbonée une économie dont la constitution matérielle dépendra encore longtemps des fossiles. D’où la nécessité de quantités colossales « d’émissions négatives » après 2050 sous forme de BECCS, pour « bioénergie couplée à la capture et au stockage de carbone ». C’est sur cette promesse technologique sans fondement que reposait l’Accord de Paris.

En 1970, l’éditorialiste du New York Times qui avait inventé le terme d’« ecological backlash» se moquait d’une rumeur colportée par la droite américaine, celle d’une collusion entre socialisme et environnementalisme. Peut‑être aurait‑il fallu explorer cette idée plus loin : lutter contre le réchauffement et la destruction des écosystèmes nécessite une transformation extraordinairement profonde du monde matériel et donc de notre société. Cela requiert non seulement le déploiement de nouvelles techniques, mais aussi et surtout le démantèlement accéléré de secteurs entiers de l’économie qui dépendent et dépendront longtemps des fossiles. Il s’agit bien d’une rupture avec le capitalisme industriel fondé sur la propriété privée des moyens de production. Denis Hayes, l’organisateur du premier Jour de la Terre, le reconnaissait volontiers : « Je soupçonne que les politiciens et les hommes d’affaires qui sautent dans le train de l’écologie n’ont pas la moindre idée de ce à quoi ils s’engagent […] Ils parlent de projets de traitement des eaux usées alors que nous contestons l’éthique d’une société qui, avec seulement 6 % de la population mondiale, représente plus de la moitié de la consommation annuelle mondiale de matières premières. »

L’idée de backlash a ceci de confortable qu’elle tend à naturaliser l’écologisation des sociétés. Elle donne l’impression que les revers actuels ne sont que temporaires. La transition serait en marche, il suffirait de l’accélérer. En fait, les ennemis de l’écologie — qu’ils soient populistes ou néolibéraux — ne sont que la face visible et grimaçante d’une force colossale, celle qui se trouve derrière l’anthropocène : non seulement le capitalisme, mais tout le monde matériel tel qu’il s’est constitué depuis deux siècles.



Sunday Telegraph, 26 avril 1970 (traduit en français)

Lire aussi | Portrait du capitalisme en économie régénérative・Quentin Pierrillas (2020)


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27.09.2025 à 11:37

Le fleuve mangé par son lit : l’extractivisme du sable au Cambodge

Dolorès Bertrais

Endiguer, pomper, assécher, convoyer, remblayer. Dans une belle enquête graphique, l’urbaniste Dolorès Bertrais retrace la filière du sable à Phnom Penh. À mesure qu’on l’extrait du Mékong pour édifier la ville et ses mégaprojets capitalistes, le lit du fleuve se vide… et les inégalités au sein de la société cambodgienne s’aggravent. Extraits choisis.

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Texte intégral (10353 mots)
Temps de lecture : 14 minutes

Ce texte est composé d’extraits du livre de Dolorès Bertrais Sur la piste minérale. Enquête sur la filière du sable en Asie du Sud Est, paru en 2025 chez Métis Presses dans la collection « Vues D’ensemble Essais ».


Ancien comptoir fluvial cosmopolite installé au confluent de quatre rivières navigables, Phnom Penh jouit d’une situation géographique privilégiée1. Sous protectorat français pendant près d’un siècle, ce dernier joue un rôle majeur dans la transformation d’une ville vers une certaine forme de « modernité2 ». L’extension physique de la ville, portée à ce moment par les autorités publiques, devient possible à l’aide de techniques de génie urbain. Endiguer, assécher, remblayer, soit autant d’actions pour permettre le passage « des villes sur l’eau aux villes sur terre3 ». Autrement dit, la fabrique de la ville s’organise à l’aide de remblais hydrauliques réalisés grâce aux instruments issus de l’ingénierie française. La géographe Céline Pierdet mentionne qu’entre 3000 et 4000m3 d’alluvions sont dragués chaque jour dans les années 1920 pour alimenter les casiers, c’est-à-dire des parcelles de terrain délimitées par des digues. Ces casiers, une fois remblayés, permettent de surélever le niveau altimétrique du sol, générant ainsi des terres à bâtir hors d’eau. Toutefois, à l’intérieur de certains casiers, la vie avec l’eau se poursuit, puisque Phnom Penh dénombre encore de nombreux lacs. La planification urbaine repose alors sur la concordance entre les juxtapositions hydrauliques et les fonctions urbaines qui cohabitent4. Cette méthode de remblais hydraulique, perçue comme la plus « rationnelle » à cette période5, reste synonyme d’instrument de contrôle hors pair pour développer la ville. Ces casiers s’accompagnent de systèmes d’ingénierie hydraulique complexes composés de digues, de stations de pompage et de vannes qui, successivement, redessinent le paysage naturel hydrique afin de préserver le territoire urbain de ces inondations.

Ces infrastructures nécessitent une maintenance constante et une attention particulière aux phénomènes météorologiques intenses présents dans la sous-région. À la saison sèche, de novembre à avril, les vannes ouvertes permettent à l’eau de s’écouler vers le fleuve. À la saison des pluies, de mai à octobre, ces mêmes vannes doivent être refermées pour éviter aux eaux des crues de pénétrer dans les terres. La planification urbaine de Phnom Penh repose sur ce legs colonial, qui reste un jalon essentiel pour comprendre les dynamiques urbaines contemporaines et l’extension de la ville.

Plan directeur de la ville de Phnom Penh dessiné par Ernest Hébrard en 1925. Les tracés en rouge indiquent l’extension de la ville. Les trois quartiers sont mentionnés : le « quartier européen » est situé au nord de la ville et son extension envisagée à l’Est, sur la presqu’île de Chroy Changvar ; au Sud, le « quartier cambodgien » se trouve à proximité du Palais Royal; et entre ces deux quartiers s’insère le « quartier chinois ». © Archives de l’APUR.

Certes, ces prémices suggèrent que la composante hydraulique alimente une spatialité en interaction avec son environnement. Cependant, les instigateurs de la planification urbaine « moderne » de Phnom Penh encouragent progressivement la ville à se déconnecter, voire à s’affranchir du site géomorphologique singulier où elle s’est bâtie. L’eau « dans la ville » passe progressivement à l’eau « sous la ville6 ». Le remblai hydraulique annonce le début d’une nature instrumentalisée pour servir les intérêts du développement urbain dans la capitale. Ce dispositif, hérité du protectorat et toujours à l’œuvre, constitue le socle actuel et concret de la production de l’espace, profondément influencée par des décisions politiques. Des travaux en sciences politiques ont analysé la « politique de patronage » au Cambodge7 et révèlent que l’imbrication du Cambodian People’s Party (CPP), principal parti politique, avec l’État a initialement fourni au parti un mécanisme permettant de contraindre les électeurs et de restreindre les activités des partis d’opposition8. Le CPP et le Premier ministre (Hun Sen jusqu’en août 2023 et désormais Hun Manet, son fils aîné) ont utilisé leur pouvoir pour développer un système où ils offrent des avantages à certaines personnes en échange de leur soutien. Cela crée des liens entre le parti au pouvoir, les électeurs, les représentants du gouvernement et les grandes entreprises, entraînant souvent des pratiques de corruption.

Cette politique de patronage a joué un rôle prépondérant dans la distribution des ressources naturelles, leur exploitation et l’octroi du foncier urbain. La nature, autrefois considérée comme un héritage précieux, est devenue une marchandise à vendre, et les sédiments, en particulier le sable, sont désormais extraits et commercialisés à grande échelle, contribuant à la transformation radicale des paysages, notamment pour consolider les métabolismes d’une « urbanisation planétaire9 ».

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Agencements techniques : extraire le sable du Mékong

Le sable du Mékong, dans l’aire d’étude arpentée, s’extrait de quatre manières différentes, dont trois d’entre elles transitent par un dépôt de sable. Ces méthodes ont toutes été identifiées grâce aux observations directes.

La première technique d’extraction s’opère à l’aide d’une pelle à câble équipée d’un godet en « pince » ou benne preneuse d’une capacité de 2m3 installée sur une barge au mouillage. Des va-et-vient s’opèrent entre la collecte du sable au fond du fleuve et l’action de déverser ce sable attrapé – avec certainement bien d’autres vivants captés lors de cette collecte – dans une barge qui attend d’être remplie, accostée sur ces barges au mouillage. Le bruit des moteurs des pelles mécaniques vrombit et à mesure que le godet plonge et ressort de l’eau, le fracas du métal dissone au contact de la masse d’eau. Il est possible d’observer l’eau saisie par la même occasion qui s’écoule le long du godet 10.

Une deuxième technique d’extraction s’opère directement depuis la barge à remplir. Sans intervention de barges annexes, un moteur et des tuyaux de pompage sont directement installés sur la barge. Un tronçon de tuyau plonge dans les eaux et aspire à l’aide d’un moteur le sable présent au fond du lit et le déverse par ce même tuyau directement dans l’aire de stockage sur la barge. D’un aspect boueux, le trop-plein d’eau est évacué à mesure que la masse de sable prend place dans la barge.

La troisième manière d’extraire le sable du Mékong s’effectue à l’aide de ce que nous nommerons dans cette recherche une « barge-machine ». Souvent accostées sur les rives du fleuve, ces barges-machines sont reliées par un système de tuyaux au dépôt de sable. Elles pompent directement le sable depuis le fleuve. Elles peuvent aussi servir de relais pour les barges qui arrivent pleines de sable pour le transférer de la barge au dépôt.

Illustration : Dolorès Bertrais

Enfin, la dernière technique déployée est celle qui, sans transiter par un dépôt de sable, aspire le sable depuis le fleuve à l’aide de moteurs (sur les barges-machines) et l’envoie par un système de tuyaux imbriqués les uns aux autres. Ce système se rapproche de la troisième technique développée précédemment. Elle est surtout mobilisée lorsque les sites à remblayer se trouvent à « proximité » du fleuve. Une partie du remplissage du Boeng Cheung Ek, en cours de remblais, s’effectue à l’aide de cette technique, tout comme le Prek Pnov, au nord de la ville, qui se jette dans le Boeng Tamok (en cours de remblais également)11. Cette technique échappe au « contrôle » du ministère des Mines et de l’Énergie puisque ce sable ne transite pas par un dépôt.

Illustration : Dolorès Bertrais

Cartographier les mouvements du sable

À Phnom Penh et dans les périphéries en construction, le sable de plus en plus prisé pour le secteur de la construction s’amoncelle dans les rues. Si la plupart des dépôts distribuent le sable à Phnom Penh et aux alentours, pour subvenir à une « demande locale », l’un des dépôts nous explique que le sable peut parfois être livré dans les autres provinces comme à Kampot, Kampong Speu et Preah Vihea 12. Si certains tas de sable destinés à des constructions individuelles revêtent des allures de petits monticules qui n’excèdent pas un mètre de hauteur, d’autres prennent de faux airs de dunes du désert de hauteurs variables et s’étendent à perte de vue sur des centaines de mètres. Ces énormes amas de sable attendent d’être nivelés.

L’un des projets les plus consommateurs de sable à Phnom Penh est actuellement celui situé au sud de la capitale sur les Boeng Tumpun et Boeng Cheung Ek pour le projet [immobilier] ING City13. Le sable s’amoncelle le long du Boulevard Hun Sen, en attendant de permettre d’aplanir le sol. En 2020, l’ONG Sahmakum Teang Tnaut (STT) écrivait à propos de ces remblais en cours :

La quantité de sable nécessaire pour remblayer les zones humides est estimée, de manière prudente, à 77 000 000m3. Ce remblai des zones humides devrait nécessiter une quantité de sable supérieure à tout autre projet dans l’histoire du Cambodge14.

L’artiste Khvay Samnang a immortalisé la présence de ces lacs en perdition dans une série de photographies intitulée « Untitled » où il se met en scène, à nu, dans les lacs, un pot rempli de sable en main, le déversant sur sa tête. Hommage à toutes ces personnes et autres qu’humains qui seront ensevelis métaphoriquement et réellement sous ces remblais. Certains citoyens utilisent donc des matériaux tels que le sable pour illustrer que le remblai inscrit le politique dans l’espace physique, alors qu’il est quasiment impossible d’engager une discussion politique à ce sujet.

« Untitled », 2011. © Khvay Samnang. Digital C-Print, 80×120 cm, Edition of 7 + 2AP. Reproduit dans l’ouvrage avec autorisations de l’auteur.

ING City n’est pas un cas isolé. Ces projets de grande envergure se multiplient dans la capitale. Le schéma qui les accompagne, la plupart du temps, implique une quantité de sable qui atteint des records pour produire du foncier à partir de remblais sur des terres ou des eaux. Dès 2008, le remblai du Boeng Kak révélait l’accélération du développement urbain au détriment de l’environnement naturel et des populations vulnérables, notamment celles privées de titres fonciers15.

Les injustices spatiales et environnementales augmentent à mesure que le sable sort de son lit.

L’envergure de ces remblais en cours dans le Boeng Cheung Ek présage une issue bien pire, menaçant la sécurité de tous les habitants de la ville de Phnom Penh. Lorsque les lacs disparaissent sous ces millions de mètres cubes de sable, les agriculteurs urbains et leurs familles, en particulier, subissent en première ligne ces transformations socio-écologiques en cours qui façonnent la ville16. Le gouvernement royal contribue à la disparition de ces Boeng en procédant à l’acquisition forcée de terres, créant ainsi des opportunités pour les investisseurs privés de spéculer sur la transformation des terres agricoles en propriétés immobilières, comme l’explique Beng Huat Chua dans un contexte singapourien17. Ces opérations, dans le cas cambodgien, profitent principalement à la classe aisée. Les inégalités s’accroissent au sein de la société cambodgienne, alors qu’une classe moyenne émergente donne l’illusion d’une redistribution de la richesse. Les injustices spatiales et environnementales augmentent à mesure que le sable sort de son lit.

Illustration : Dolorès Bertrais

Koh Norea : un tas de sable qui vaut de l’or

À l’instar de Singapour et de Dubaï, la capitale cambodgienne poldérise pour créer de la valeur foncière. Si les deux premières capitales s’appuient largement sur le sable marin dans leur expansion urbaine, Phnom Penh mobilise le sable de rivière. (…)

[En] 2020, les remblais gigantesques pour la création de l’île de Koh Norea débutent. Le développeur de ce projet, l’Overseas Cambodian Investment Corporation Ltd (OCIC18), qui développe également le nouvel aéroport au sud de la ville, estime qu’il faudrait environ 60 millions de m3 de remblais (ici de sable) pour façonner cette île de 125 hectares19. Les remblais se sont étalés sur 2020 et 2021 selon les images satellites Google Maps. (…)

Koh Norea ou le ballet des camions [extrait du carnet de terrain de l’autrice]

« Après une bonne demi-heure de vélo portée par un vent fort, j’atteins le site de Koh Norea localisé à Chbar Ampov. Je trouve le site idéal : un terrain vague, fraîchement remblayé avec une vue imprenable sur le chantier du projet Koh Norea.

8h21 : en position d’affût, je guette les va-et-vient de quatre camions de 20 m3 qui se trouvent à 200 ou 300 mètres. Je chronomètre leur temps de chargement et à vue d’œil tente de suivre leurs trajectoires. Ces quatre camions se relayent sans interruption auprès de la pelle mécanique hydraulique, stationnée près d’un tuyau qui crache ce mélange de sable et d’eau : telle une chaîne de production où, à la ligne, des gestes répétitifs socio-matériels s’instaurent. L’un des camions (jaune orangé), que j’identifierai comme le 1er camion, vient d’être chargé et part. Il est aussitôt remplacé par un deuxième camion à 8h23. Le 1er camion ne roulera que quelques centaines de mètres avant de décharger sa cargaison près des pieux, nouvellement mis en place au sud du projet Koh Norea. Dans cette scène, plusieurs actants entrent en jeu : les tuyaux, les pelleteuses, les camions et les bulldozers (pour tasser et niveler).

Illustration : Dolorès Bertrais

8h27 : fin du chargement du 2e camion qui part en direction du nord du site du projet Koh Norea, contrairement au 1er camion observé.

8h30 : le 3e camion, plus facilement identifiable car il est de couleur blanche, se met en place et le chargement commence.

8h35, fin du chargement, il partira au même endroit que le 1er camion y déposer le sable au niveau des pieux qui permettent de stabiliser la future berge. Dans le même temps, un camion-citerne rempli d’eau humidifie le chemin emprunté par ces camions pour faciliter la tenue de la « route » et éviter la poussière. Le 1er camion est de retour à la « base » lorsque le 4e camion patiente que le chargement de sable se termine. À ce moment, les seuls bruits environnants proviennent des sons émis par les moteurs de ces différents engins et d’un frappement régulier perceptible au loin.

3 minutes et 27 secondes, c’est le temps nécessaire à la pelleteuse pour remplir la remorque du 4e camion-benne. Je remarque alors un pêcheur sur le filet d’eau du Mékong conservé entre la berge où je suis et le remblai de Koh Norea. Ce dernier dans l’eau, torse nu, équipé d’une bouée, nage et tire son filet de manière répétitive. Une scène surréaliste que d’observer ce pêcheur, seul, qui paraît minuscule au milieu de ces monstres remblais…

Photographie : Dolorès Bertrais

Puis, je distingue au-dessus de ma tête le vol d’un drone. Une personne fraîchement arrivée sur le terrain vague où je me trouve pilote ce petit engin. Je patiente 15/20minutes et m’assure que le drone revienne pour entamer la discussion. Ce trentenaire travaille pour le Groupe B.I.C20. Il explique que le drone sert à prendre des photos et vidéos pour son entreprise afin de faire du repérage. Les terrains où nous nous trouvons appartiennent au groupe B.I.C et un développement immobilier se profile sur ses emprises. Il ajoute que les terrains où nous sommes étaient à l’origine un dépôt de sable, qui permettait de dispatcher les différents amas dans le quartier pour les futurs projets ; ces terrains étaient loués par B.I.C. Puis, j’oriente la conversation au sujet de Koh Norea, sur les extractions de sable et les coûts associés. Il me précise alors en souriant que « rien n’est trop cher pour eux [NDLA : en parlant des millions de mètres cubes de sable indispensable aux remblais], nous les appelons les millionnaires au Cambodge ».21

(…) Koh Norea illustre particulièrement la production capitaliste de la ville et le processus de financiarisation associé qui s’implantent aux quatre coins du monde, devenant de plus en plus marquants dans des villes qui étaient jusqu’alors considérées en « marge » de ce processus22. Koh Norea et plus largement Phnom Penh avec ses marchés résidentiels s’insèrent ainsi dans ce que Gabriel Fauveaud décrit comme étant « l’évolution plus globale de la géopolitique de l’immobilier en Asie du Sud-Est et de sa financiarisation »23. Cette financiarisation se met en œuvre grâce notamment à la « mise au travail du sable ».

Illustration : Dolorès Bertrais

Ainsi, ce que je nomme la production urbaine néolibérale granulaire pourrait se concevoir sous deux aspects.

D’un côté, elle interrogerait dans quelle mesure le faible coût des grains de sable contribue à davantage de financiarisation, c’est-à-dire comment le sable, en tant que ressource naturelle, par son processus de vie hors de l’eau, est transformé en un objet de spéculation et d’investissement par la matérialité de ses productions. Cela soulève des questions sur la manière dont la valeur du sable est augmentée à travers sa transformation en composante clé des infrastructures urbaines et des mégaprojets, reflétant ainsi les mécanismes du marché et les politiques de développement urbain qui favorisent cette utilisation.

Le sable extrait dans le lit du Mékong au Cambodge traverse désormais les frontières, notamment pour rejoindre la Chine.

De l’autre, le sable, ressource naturelle à la rareté annoncée, au-delà d’être un matériau de base nécessaire pour la construction et donc moteur de la croissance économique, deviendrait essentiellement spéculation sur les marchés financiers et favoriserait davantage son exportation hors du Cambodge. Cette transformation pourrait avoir d’importantes implications, notamment en termes d’exploitation accrue des ressources de sable, de modifications des politiques environnementales et de création de tensions dans les communautés locales et au niveau international. Si les observations réalisées témoignent de l’extraction en cours pour une demande locale, les sollicitations venues de l’étranger sont nombreuses et le sable extrait dans le lit du Mékong au Cambodge traverse désormais les frontières pour rejoindre la Chine notamment24. Les demandes croissantes sur le marché international pourraient intensifier la pression sur les ressources de sable au Cambodge, exacerbant ainsi les problèmes environnementaux et sociaux existants.


Image d’accueil : « Untitled », 2011. © Khvay Samnang (détail).

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Notes

  1. Historiquement, la ville de Phnom Penh est connue sous le nom de « Krong Chaktomuk » (littéralement « la ville aux quatre visages ») qui fait référence au réseau hydraulique formé par le Tonlé Sap, le Bassac et le Mékong. C’est à Phnom Penh que le delta du Mékong se forme. Le fleuve, long de plus de 4000 km, se sépare en deux branches, le Bassac et le Mékong, avant de s’écouler vers le Vietnam.
  2. Slocomb, Margaret. 2010. An economic history of Cambodia in the twentieth century. NUS Press, p. 43
  3. Pierdet, Céline. 2008. « Les temporalités de la relation ville-fleuve à Phnom Penh : la fixation d’une capitale fluviale par la construction d’un système hydraulique (1865-2005) », thèse de doctorat, Université Paris 1, p. 18.
  4. Pierdet, Céline, op. cit., p. 341.
  5. APUR. 1997. Phnom Penh, développement urbain et patrimoine, p. 37.
  6. Stetten, Guillaume. 1997. « La ville et l’eau ». Dans Phnom Penh, développement urbain et patrimoine, APUR. Paris, p. 20.
  7. Un, Kheang. 2005. « Patronage politics and hybrid democracy : Political change in Cambodia, 1993-2003 ». Asian Perspective n°29 (2) : pp. 203–230 ; Hughes, Caroline. 2006. « The Politics of Gifts : Tradition and Regimentation in Contemporary Cambodia ». Journal of Southeast Asian Studies, pp. 469–489.
  8. Un, Kheang. 2005. « Patronage politics and hybrid democracy : Political change in Cambodia, 1993-2003 ». Asian Perspective n°29 (2) : pp. 203–230.
  9. Brenner, Neil, et Christian Schmid. 2014. Implosions/explosions. Towards a study of planetary urbanization. Berlin, Germany : Jovis.
  10. Phnom Penh, le 7 avril 2021.
  11. Le Boeng est une dépression formant un lac ou un étang vaste. Il est alimenté par des canaux naturels ou artificiels durant la saison des pluies et sert éventuellement de réserve d’eau pour les cultures durant la saison sèche (APUR 2019 : 19). Un prek est un bras d’eau naturel ou artificiel sans source qui met en relation, à la saison des pluies, le fleuve, les étangs et les lacs. Il est alimenté par la crue du fleuve et le ruissellement des eaux de pluies » (APUR 2019: 19).
  12. Phnom Penh, le 30 juin 2022.
  13. En2019, l’Atelier parisien d’urbanisme a rédigé un ouvrage intitulé Phnom Penh extension et mutations qui couvre les enjeux de planification attenants à ce projet et aux risques associés de voir disparaître ces lacs indispensables à la gestion des eaux pluviales.
  14. LICADHO et al. 2020 : 3.
  15. Schneider, Helmut. 2011. The Conflict for Boeng Kak Lake in Phnom Penh, Cambodia. n°7.
  16. Beckwith, Laura. 2020. « When Lakes Are Gone : The Political Ecology of Urban Resilience in Phnom Penh », thèse de doctorat, Ottawa, Université d’Ottawa.
  17. Chua, Beng Huat. 2011. « Singapore as Model : Planning Innovations, Knowledge Experts ». In Worlding Cities, édité par Ananya Roy et Aihwa Ong. Wiley-Blackwell.
  18. L’OCIC est une filiale de la Canadia Bank, l’une des plus importantes banques privées du pays. Son fondateur et actuel dirigeant, Neak Oknha Dr. Pung Kheav Se, est considéré comme l’un des plus riches et influents magnats économiques du pays, très proche de l’ancien premier Ministre Hun Sen. Il se démarque notamment dans le développement de mégaprojets immobiliers à l’exemple de Koh Pich ou actuellement de Koh Norea.
  19. Haffner, Andrew et Mech Dara : « Island of the Rich : As Sand Dune Rises, Old Neighborhood Upturned », VOD (blog), 10 novembre 2021.].
  20. Le promoteur B.I.C. Group, qui est présidé par Yim Leak, fils du député Yim Chhay Ly est un beau-frère du plus jeune fils de Hun Sen, Hun Many. B.I.C propose également des services bancaires (Haffner et Dara 2021).
  21. Phnom Penh, le 18 mars 2021.
  22. Shatkin, Gavin (1998) : « “Fourth World” Cities in the Global Economy : The Case of Phnom Penh, Cambodia », International Journal of Urban and Regional Research, no 22(3), pp. 378‑393.
  23. Fauveaud, Gabriel (2020) : « Les nouvelles géopolitiques de l’immobilier en Asie du Sud-Est : financiarisation et internationalisation des marches immobiliers a Phnom Penh, Cambodge », Hérodote, no 176(1), pp. 169‑184.
  24. Notes de terrain de l’autrice, 7 novembre 2023.

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