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20.10.2025 à 19:07

Poutine et la guerre à l’Europe : le scénario du front atlantique

Matheo Malik

En réarmant son flanc Est face à la Russie, l’Europe a négligé un front stratégique.

Elle n’est pas prête à se défendre à l’Ouest.

Pourtant, c’est par l’Atlantique que Poutine pourrait attaquer — et gagner.

Stéphane Audrand signe un exercice de prospective qui devrait nous alerter.

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Texte intégral (9023 mots)

Face à Poutine, la défense de l’Europe commence peut-être au large. Dans un monde vertigineux, pour échapper aux idées reçues, découvrez nos offres pour s’abonner au Grand Continent

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Imaginons : automne 2032. Après plusieurs mois de crise, la Russie lance une « opération spéciale de protection des minorités russophones » dans les pays baltes, avec pour cible militaire immédiate l’annexion de territoires revendiqués comme russes et comme effet stratégique recherché l’éclatement de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne. D’emblée, les troupes russes, opérant sous faux drapeau, attaquent les trois républiques en même temps, avec un effort principal contre la Lettonie considérée comme « le maillon faible ». Des feintes secondaires sont lancées contre Narva en Estonie et le corridor de Suwalki.

Depuis des mois, la crise couvait, sur fond d’opérations hybrides menées par la Russie. Le choix de la date par Moscou ne tient pas du hasard : les États-Unis sont en pleine campagne présidentielle et l’administration sortante, héritière du trumpisme, est hostile à toute intervention en Europe.

Fort heureusement, depuis 2025, celle-ci a réarmé. Les Européens sont solidaires et raisonnablement confiants : le rapport de force aérien et terrestre est, sur le papier, favorable aux défenseurs.

Pourtant, six mois plus tard, l’Europe est vaincue — par la guerre sous-marine russe.

Le sabotage atlantique russe : RETEX d’une guerre perdue

Rien dans la phase initiale de l’agression ne laissait penser que le conflit décisif se jouerait en mer.

Après une campagne d’attentats organisés par le FSB contre des minorités russes et attribués par la Russie à des « extrémistes néonazis aux ordres de Bruxelles », l’assaut russe commence, comme en 2014 en Crimée, par l’intervention de « petits hommes verts » sur fond de dénégations moscovites : Lituanie et Lettonie subissent les deux premières « feintes » russes. Les trois pays baltes invoquent immédiatement l’article 5 du Traité de l’Atlantique nord et l’article 42(7) du Traité sur l’Union européenne, ainsi que tous leurs accords de défense bilatéraux.

Sans surprise, la réunion du Conseil de l’Atlantique nord est difficile.

Si les États-Unis concèdent du bout des lèvres que l’agression vient bien des Russes, ils se refusent à tout engagement direct. Le président américain finit par autoriser un « service minimum » : la mise à la disposition des Européens de quelques moyens de soutien (ravitaillement en vol, renseignement) et de quelques stocks de munitions, mais aucune participation américaine directe aux combats. Il est également très équivoque sur les garanties nucléaires américaines envers les pays baltes ; le communiqué final de l’OTAN est un trésor d’ambiguïté.

Qu’importe : la résolution européenne est forte et, en dépit de quelques voix dissonantes qui agitent le risque d’escalade, le principe du soutien plein et entier aux pays baltes est acté par l’Union.

La « coalition des volontaires » animée par Paris et Londres depuis 2025 a porté ses fruits : au moins sur le plan défensif, les moyens sont là, et les structures pour les commander. Le Canada et la Norvège rejoignent la coalition, en dépit des avertissements de Washington.

Dès le début de la crise, la coordination politique franco-britannique de la dissuasion nucléaire décide d’activer le « bastion » du Golfe de Gascogne et d’y faire patrouiller quatre des SNLE français et britanniques disponibles. Si la manœuvre est un succès et si aucun sous-marin russe ne s’approche de la zone maritime pendant la crise, elle « consomme » une part très importante des moyens des deux marines : frégates, sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et avions de patrouille maritime quadrillent le bastion et ses approches immédiates.

Ce choix a des conséquences importantes pour la suite ; tout du moins, pendant la phase initiale, ce signalement stratégique de Paris et Londres décourage Moscou de tout chantage nucléaire

«  Automne 2032  : après plusieurs mois de crise, la Russie lance une «  opération spéciale de protection des minorités russophones  » dans les pays baltes, avec pour cible militaire immédiate l’annexion de territoires revendiqués comme russes et comme effet stratégique recherché l’éclatement de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne.  »

Sur terre : contenir les Russes

Malgré la chute rapide de Narva en Estonie et le bombardement de Vilnius, la défense tient bon.

Les groupes de combat de l’OTAN présents dans les pays baltes s’engagent immédiatement, malgré la légèreté de leurs moyens et le repli des soldats américains présents dans les trois républiques, sur ordre de Washington. Assez rapidement, l’armée polonaise mène des frappes « préventives » contre Kaliningrad, neutralisant l’enclave à l’aide de ses centaines de lance-roquettes, selon un plan de ciblage soigneusement pensé pour éviter les dépôts d’armes nucléaires sur place.

Alors que les combats durent depuis trois jours, la Russie lance son principal effort contre la Lettonie.

D’emblée, un léger flottement se produit, lorsque des groupes de « séparatistes » attaquent la frontière minée et fortifiée : le groupe de combat canadien reçoit d’abord d’Ottawa la consigne qu’en application de la convention d’interdiction des mines antipersonnel, il n’a pas le droit de monter en ligne pour occuper un secteur du front qui le placerait en responsabilité de tenir un tel champ de mines et doit rester en deuxième échelon. Fort heureusement, les troupes canadiennes contournent la consigne et encaissent le premier choc aux côtés de leurs camarades baltes, sous un déluge de drones. Dans les jours qui suivent, Européens et Canadiens mettent à jour leurs règles d’engagement face au choc du réel.

À Riga, des hommes du FSB infiltrés tentent de décapiter le gouvernement et de proclamer une « république de Vidzeme ». La tentative échoue en quelques heures.

Les forces de réaction rapide européennes, principalement franco-britanniques et issues du Benelux, arrivent le lendemain dans les pays baltes, trois jours après le début de la crise. Dans les airs, les forces aériennes européennes étrillent toute manœuvre russe au-dessus des pays baltes, même si les bulles de déni d’accès et les incertitudes politiques limitent les possibilités de frappe au-dessus de la Russie. Des centaines de drones Geran pleuvent sur la Pologne et les républiques baltes, mais la plupart sont abattus par les moyens développés par les Européens : roquettes guidées laser, hélicoptères de combat, canons automatiques… Partout, la Russie semble en échec.

Les sondages confirment que l’opinion européenne soutient un effort défensif ferme, même si les craintes d’escalade sont grandes.

Cette séquence empêche le « fait accompli » russe et laisse le temps à l’Allemagne, à la Pologne et aux Scandinaves de rappeler leurs réservistes et de monter en capacité, malgré des divisions politiques importantes dans les deux premiers pays. Dans la semaine qui suit, protégées par une défense aérienne étoffée et à la trame complète, les forces européennes peuvent dérouler leur doctrine de combat combiné, avec une importante composante dronisée.

Passés les trois premiers jours critiques, plus jamais le corridor de Suwalki ne sera sérieusement menacé ; Kaliningrad est neutralisée mais non envahie, ce à quoi les pays européens les plus prudents se refusent.

Si Paris et Londres ont des plans pour frapper la Russie depuis la Méditerranée orientale ou l’Atlantique nord, la coordination politico-militaire européenne décide, pour limiter les risques d’escalade nucléaire, de ne pas frapper la Russie à plus de cinquante kilomètres de la frontière balte et de maintenir Kaliningrad sous blocus tout en laissant la Russie y envoyer du « ravitaillement humanitaire » par l’intermédiaire de navires neutres…

Malgré ces restrictions, les forces russes de « libération » des « minorités opprimées » ne peuvent étendre leur percée au-delà de quelques kilomètres en quelques points de la frontière fortifiée ; elles s’avèrent incapables de tendre la main aux « milices séparatistes » composées de quelques centaines de soldats russes entrés en secret à la faveur de l’instrumentalisation des flux migratoires. En mer, une campagne agressive de minage du golfe de Finlande par la marine finlandaise paralyse la flotte russe de la Baltique, coincée à Saint-Pétersbourg.

Sous les mers : la guerre qu’on ne prévoyait pas

À peine plus de dix jours après le début de son agression, voyant que la défense européenne est solide et que les Européens parviennent à une forme de consensus politique pour défendre les républiques baltes presque sans soutien américain, Moscou active son plan de guerre sous-marine.

En quelques heures, des dizaines de planeurs pélagiques, ces drones sous-marins qui dérivent juste sous la surface de l’océan, pré-positionnés en mer du Nord, convergent vers les champs éoliens britanniques, néerlandais et allemands.

Les sous-stations situées sur le fond marin à moins de cinquante mètres sous la surface sont détruites une à une.

Une panne électrique gigantesque frappe le Royaume-Uni, privant des millions de foyers d’électricité, alors que le pays est déconnecté en urgence du reste du réseau européen pour tenter d’éviter un effet domino sur l’Europe continentale.

Au même moment, devant Hambourg, plusieurs de ces mêmes planeurs détruisent un porte-conteneurs.

Quelques heures plus tard, au milieu de l’Atlantique, un pétrolier encaisse trois torpilles lourdes lancées par un sous-marin non identifié et coule en quelques heures.

La panique s’empare immédiatement des marchés financiers et des assureurs maritimes.

Dans les deux jours qui suivent, comme cela avait été le cas pendant la guerre d’Ukraine, les primes d’assurance s’envolent à des niveaux insupportables pour les armateurs, alors que tout l’Atlantique au nord du tropique du Cancer est déclaré « zone de guerre ».

Les armateurs européens, peu sensibles aux appels au patriotisme de leurs gouvernements, décident de dérouter les navires qui peuvent l’être et de sortir le plus vite possible des eaux européennes.

Quelques explosions liées à d’autres planeurs pélagiques en Manche et sur les côtes britanniques suffisent pour maintenir une tension durable. Une frégate néerlandaise est coulée au mouillage au Helder, par une mine dérivante « intelligente ».

Sur le front diplomatique, l’embarras européen est palpable : les pays de la Mitteleuropa qui ont été au cœur du renforcement militaire continental depuis 2025 ont toujours considéré que l’Atlantique resterait un lac de l’OTAN.

Pourtant, la marine américaine reçoit l’ordre de ne participer à aucune opération à l’est du 40e méridien ; le président américain se contente de souligner, entre deux polémiques électorales, que si le Groenland lui avait été remis, jamais les Russes n’auraient osé se comporter de la sorte. Il annonce également que seuls les navires à destination ou en partance de ports américains bénéficieront de la protection de l’US Navy, et conclut en demandant aux Européens de « négocier avec la Russie » pour résoudre la crise.

Dans le même temps, la Russie paralyse les travaux du Conseil de sécurité des Nations unies, nie toute implication et accuse l’Ukraine d’avoir manigancé toute l’opération sous-marine par esprit de revanche.

La Chine fait chorus et accuse les Européens de provocations.

En mer pourtant, ces derniers ne sont pas inactifs et leurs moyens navals sont censés être très supérieurs à ceux de la Russie. Le groupe aéronaval français, en partance pour le Pacifique au début de la crise, est maintenu en Méditerranée orientale, tandis que le groupe aéronaval britannique, revenu d’une longue mission dans le Pacifique, doit être rendu disponible au plus vite. 

L’activation du bastion commun franco-britannique pour la dissuasion nucléaire pèse cependant sur les moyens ; la conséquence est qu’en l’absence d’un soutien naval américain, et compte tenu des impératifs européens pour faire front en Méditerranée et en mer Baltique, ne restent qu’une dizaine de frégates françaises, britanniques, espagnoles, canadiennes, belges et portugaises pour patrouiller dans un espace de plus de dix millions de kilomètres carrés, du Groenland à Madère, jusqu’aux côtes américaines.

Pire : compte tenu des divisions politiques des Européens sur les règles d’engagement en mer ou les frappes dans la profondeur du territoire russe, l’usage de ces moyens n’est pas coordonné.

Autant la défense des pays baltes avait été relativement bien préparée sur le plan politique et militaire, autant les Européens n’ont jamais envisagé ce que la Russie est en train de leur imposer : une bataille de l’Atlantique.

La Russie refusant de revendiquer les attaques sous-marines et accusant l’Ukraine d’en être responsable, certains pays européens refusent des règles d’engagement qui prévoiraient de tirer sur un sous-marin russe en l’absence de « flagrant délit » d’attaque. D’autres, comme la Norvège ou la Grèce, réservent leurs moyens navals à la protection de leurs côtes et de leur pavillon marchand national.

Alors que les séides de Moscou agitent la peur d’une catastrophe radiologique en cas de destruction d’un sous-marin nucléaire russe, seuls la France, le Royaume-Uni, le Canada et le Portugal décident d’assumer une chasse « active » dans l’Atlantique ; mais les moyens navals manquent, en raison de la multiplication des engagements et des priorités accordées depuis 2025 aux composantes terrestres et aériennes.

Sous la mer, un seul sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) français et deux SNA britanniques sont disponibles pour cette chasse aux sous-marins russes, tandis que les SNA américains reçoivent un ordre d’éloignement des eaux européennes.

C’est trop peu pour l’immensité de l’océan.

Le Royaume-Uni avait pourtant lancé un ambitieux projet « Cabot » de surveillance des fonds marins à l’aide de moyens dronisés.

Malheureusement, le projet a pris du retard, la fusion des données et leur échange s’avèrent trop ambitieux et la Russie parvient à neutraliser plusieurs drones en mer, la Royal Navy manquant de moyens pour assurer leur protection. Les Américains refusant de transférer les données de leurs propres réseaux de détection sur les fonds marins ; les sous-marins russes, naviguant à petite vitesse, sont difficiles à localiser précisément. 

En outre, ces sous-marins n’ont pas besoin d’être très nombreux et de mener une campagne active de destruction du commerce maritime : la simple mention par le pouvoir moscovite de leur présence dans l’Atlantique suffit à maintenir la pression sur les armateurs, pression qu’un torpillage occasionnel permet de réactiver en cas de retombée. 

Si la Royal Navy détruit rapidement un sous-marin conventionnel de la classe Kilo dans les approches maritimes du Royaume-Uni, le bilan en reste là pendant plus de dix jours. 

Rien de choquant pour les spécialistes de la guerre sous-marine, mais plus compliqué à admettre pour les états-majors combinés et les opinions publiques, qui ont oublié depuis 1945 le caractère ingrat, défensif et laborieux des opérations océaniques anti-sous-marines…

«  Moscou menace explicitement Lisbonne du feu nucléaire sur les îles de l’Atlantique si celles-ci sont encore utilisées pour «  menacer la liberté de navigation et perpétrer des attaques illégales contre les sous-marins russes  ». Pour donner crédit à ses menaces, elle tire une salve de missiles Orechnik sur l’île de Flores, la plus éloignée des Açores.  »

La disruption du commerce maritime

Pendant les semaines suivantes, les premières tentatives d’escorte ad hoc se heurtent à une nouvelle difficulté : la Russie a modifié plusieurs navires marchands de sa « flotte fantôme » pour qu’ils emportent des essaims de drones navals, sous-marins et aériens.

Actifs en Manche, ils frappent Le Havre, Cherbourg, Hambourg et l’estuaire de la Tamise.

Car si les Européens avaient investi massivement dans un « mur anti-drones » sur la frontière orientale de l’Europe et la Baltique, ils avaient négligé la façade océanique.

Ils avaient négligé une vieille règle de l’art de la guerre : face à un effort strictement défensif, l’attaquant peut toujours choisir librement le jour, l’heure — et le lieu.

Les cargos responsables du lancement des attaques sont promptement détruits ou abordés. Les dommages restent faibles. Mais l’impact sur l’opinion est important et impose de renforcer la défense métropolitaine, au détriment du soutien des forces au sol dans les pays baltes.

Bien entendu, la Russie refuse de reconnaître toute responsabilité, soutenue par la Chine qui continue de dénoncer l’attitude belliciste et mensongère des Européens. Les marchés financiers européens continuent leur spirale vers le bas, et les taux d’intérêt s’envolent. Une réunion de crise conjointe de la BCE et de la Banque d’Angleterre fait discrètement passer aux gouvernements européens une note, mettant en garde contre un risque d’embolie de l’économie européenne dans les semaines qui viennent.

Espérant reprendre le commerce maritime via les ports de la Méditerranée, les Européens subissent, un mois après le début de la crise, une nouvelle déconvenue : les Houthis, avec le soutien de Moscou, mettent eux aussi en œuvre des drones sous-marins chargés d’explosifs, en plus de leur important stock de missiles et drones aériens livrés par l’Iran.

Avec cet arsenal, ils frappent en priorité tous les navires appartenant à des armateurs européens.

La Russie a pris soin de positionner au large de l’Afrique quelques vieux cargos de sa « flotte fantôme » chargés de drones aériens et navals, et a détaché dans l’océan Indien deux SNA de sa flotte du Pacifique. Il suffit de nouveau d’un torpillage et de quelques attaques au mouillage par des drones sous-marins pour que les primes d’assurance s’envolent et que se ferme la route maritime — sur fond d’effondrement des bourses européennes. 

Malgré une défense commune toujours solide au sol dans les pays baltes et une campagne d’interdiction aérienne limitée mais efficace, les Européens décrochent en mer, et les risques de pénurie retournent des opinions publiques européennes qui étaient initialement en faveur d’une réponse ferme.

Les semaines passant, les stocks pétroliers et gaziers européens s’épuisent, alors que l’hiver approche.

De graves pénuries de produits manufacturés commencent à survenir, et la suspension par Amazon de ses services de livraison depuis l’Asie vers l’Europe provoque des manifestations à travers tout le continent. 

Semblant toujours avoir un coup d’avance dans ses provocations, tout en continuant de nier avoir procédé à aucun torpillage, la Russie fait manœuvrer avec la Chine et l’Iran une flotte à proximité de la Nouvelle-Calédonie.

En Afrique, dans le canal du Mozambique, des flottilles de miliciens comoriens, armés et soutenus par des mercenaires de l’Africa Corps russe, embarqués sur des navires de « pêche » chinois, débarquent sur l’île française de Chissioua Mtsamboro, à quelques encablures de Mayotte ; ils entreprennent de s’y retrancher.

Au même moment, plusieurs câbles sous-marins sont coupés par une attaque non attribuée, au large de la France et du Royaume-Uni, ainsi qu’au large de plusieurs territoires ultramarins français et britanniques.

Ceux reliant d’autres pays européens sont épargnés.

Si les redondances sont suffisantes pour éviter une panne informatique généralisée, l’attaque constitue un signal fort envoyé aux Européens, sur fond de déclarations de la Russie contre la France et le Royaume-Uni, accusés de vouloir « entraîner le continent dans une revanche de la guerre d’Ukraine ». Le président français n’a pas d’autre choix que d’envoyer le groupe aéronaval du Charles de Gaulle dans l’océan Indien, l’Armée de l’air s’avérant incapable d’obtenir un résultat décisif avec les quelques raids occasionnels qu’elle peut lancer depuis Abu Dhabi.

Arsenalisant la crise économique qu’ils ont provoquée, les Russes imposent une paix armée

Alors que la bataille fait rage en mer, à Bruxelles, on s’active pour organiser un système de convois et tenter de rassurer le monde maritime.

Il n’est cependant plus question de réquisitions comme en 1914 ou en 1940 : il faut convaincre les acteurs privés du transport.

L’attitude de certains pays européens pro-russes ralentit les initiatives ; et lorsqu’une solution semble enfin en vue, Moscou propose un sauf-conduit aux navires qui se dirigeraient vers les ports de pays acceptant de cesser immédiatement toute attitude hostile envers la Russie, de rappeler leurs troupes et de reconnaître la situation humanitaire préoccupante des « minorités russes » dans les pays baltes. La Russie propose ce marché — sans reconnaître son implication dans le torpillage de la douzaine de pétroliers, méthaniers et porte-conteneurs détruits depuis le début du conflit.

La Grèce et Chypre acceptent aussitôt la proposition sous la pression de leurs armateurs, semant la division dans l’Union européenne. 

Le ton monte encore entre Européens lorsqu’un sous-marin nucléaire russe est détruit par une attaque franco-portugaise d’opportunité au large des Açores, sans qu’il ait été impliqué de manière certaine et immédiate dans un torpillage de navire marchand.

En réponse, Moscou menace explicitement Lisbonne du feu nucléaire sur les îles de l’Atlantique si celles-ci sont encore utilisées pour « menacer la liberté de navigation et perpétrer des attaques illégales contre les sous-marins russes ».

Pour donner crédit à ses menaces, elle tire une salve de missiles Orechnik sur l’île de Flores, la plus éloignée des Açores.

Si la réaction de Paris et Londres est ferme et rassurante en termes de garanties de sécurité, Washington tergiverse de nouveau à propos de sa dissuasion élargie, estimant qu’en l’occurrence « le Portugal est l’agresseur ». La seule action américaine notable de la crise consiste à débarquer sans préavis quelques milliers d’hommes au Groenland pour en prendre le contrôle « avant la Russie » ; Copenhague ne peut que protester. Certes, l’arrivée du groupe aéronaval britannique dans le Grand Nord bloque une tentative d’action similaire de la Russie contre le Svalbard, mais les Européens sont trop absorbés par la crise du transport maritime en Atlantique pour aider le Danemark, faute de moyens et de vouloir agir sur deux fronts.

Dix jours après avoir quitté la Méditerranée orientale, le groupe aéronaval français commence les opérations aériennes contre les envahisseurs de l’archipel de Mayotte, les Rafale survolant toute l’Afrique. Les protestations de l’Angola sont relayées à l’Assemblée générale des Nations unies et les appels au boycott se multiplient contre la France, qualifiée de « puissance néocoloniale ».

Si le périple du Charles de Gaulle est un succès militaire et parvient à sauver Mayotte d’une invasion ou d’un blocus, il ne règle pas la situation en Atlantique nord — où les sous-marins et les planeurs pélagiques russes continuent de s’en prendre au trafic marchand.

Plusieurs pays européens instaurent un rationnement des produits alimentaires, ce qui déclenche des grèves générales et des manifestations en faveur d’un arrêt des combats. 

Dans les jours qui suivent, plusieurs pays de l’arc balkanique lancent avec le soutien de la Turquie une initiative de paix prévoyant un cessez-le-feu immédiat et la création d’une zone démilitarisée de cinquante kilomètres de profondeur entre la frontière russe et les forces de l’Alliance. Le vote d’une résolution par la Chine, la Russie, les États-Unis et la majorité du Conseil de sécurité des Nations unies soutenant l’initiative divise les Européens. La France et le Royaume-Uni sont isolés ; un « parfum de Suez » flotte entre Whitehall et le Quai d’Orsay.

Les deux puissances nucléaires européennes, pourtant soudées depuis le début de la crise, font face à une agitation intérieure croissante, sur fond de pénuries et de coupures d’électricité : Londres souhaite préserver la relation transatlantique en n’opposant pas un veto à une résolution américaine, d’autant que Washington a menacé explicitement l’avenir du programme balistique britannique ou la fourniture de services pour la flotte de F-35 ; à Paris, le « réflexe gaullien » pourrait pousser le pays à utiliser seul son droit de veto, mais de discrètes pressions de la part de Berlin et de la Commission européenne l’en dissuadent : la crise économique liée aux pénuries énergétiques, de matières premières et de biens de consommation est trop sévère. Les notes de la Direction générale de la sécurité intérieure sur les risques d’explosion sociale achèvent d’emporter la décision : la France se résout à ne pas bloquer la résolution, prise sous le Chapitre VII des Nations unies. 

Ultime humiliation, une force de « maintien de la paix » est confiée quelques jours plus tard à des casques bleus chinois et pakistanais.

Pour les républiques baltes, la potion est amère : alors qu’elles n’ont presque pas cédé de terrain à l’envahisseur, elles doivent se retirer de dizaines de localités et perdent tout leur système de défense frontalier.

Plusieurs pays d’Europe centrale prennent acte de cette défaite, décident dans les semaines qui suivent de quitter l’Union européenne et l’OTAN, proclament leur neutralité et annoncent « souhaiter établir un dialogue et des relations de confiance avec la Russie ». 

Moscou a gagné. 

La défense sous-marine : point aveugle de la défense européenne

Ce court récit prospectif, bien que sombre, ne décrit pas quelque chose d’inéluctable.

Il a pour objet d’attirer l’attention sur la réalité d’une menace russe sous-marine assez sous-estimée en Europe et, plus largement, de rendre apparente la vulnérabilité de notre continent à une disruption du commerce dans l’Atlantique.

S’il semble à la fois impératif et urgent de réarmer les composantes terrestres et aériennes de l’Europe et de disposer de forces, de stocks et de réserves humaines en nombre suffisant pour soutenir un conflit prolongé sur le sol européen, nous aurions tort de considérer que l’Atlantique sera toujours libre et ouvert à notre navigation.

Face à la combinaison de forces sous-marines russes anciennes, mais encore nombreuses et aguerries, et compte tenu des potentialités offertes par le développement des drones sous-marins dans toute la colonne d’eau — du planeur pélagique au rover de fond —, nous ne disposons pas en Europe de la capacité de faire face à une nouvelle « bataille de l’Atlantique » sans soutien américain.

Alors que nous avons souvent l’image d’un combat naval moderne — bref et violent — où l’avantage décisif va à l’attaquant, à celui qui le premier peut se placer en position d’ouvrir le feu, nous oublions le rôle clef des opérations sous la mer.

Pendant les deux conflits mondiaux, la protection des voies de communication maritimes s’est révélée un travail ingrat, de longue haleine, qui consomme une quantité de moyens très importante dans la durée.

Même si la recherche active et offensive des sous-marins adverses est une composante importante de ces opérations, leur volet « défensif » ne doit pas être sous-estimé : protéger un navire isolé ou même un convoi peut conduire le défenseur à se contenter d’interdictions d’approches, d’un travail harassant de « labourage des eaux », sans pouvoir forcément poursuivre et détruire chaque contact, la priorité étant à la survie des navires escortés.

Cette situation a failli entraîner par deux fois la défaite des Alliés dans l’Atlantique nord, alors que les Européens disposaient d’importantes marines marchandes sous pavillon national, de marines de guerre dotées d’escorteurs en nombre plus important et de populations maritimes plus nombreuses.

La défaite du Japon face à la campagne sous-marine américaine et celle de l’Italie face à la campagne britannique montrent ce qu’il en coûte d’ignorer cette menace ou d’y consacrer des moyens insuffisants.

Cette difficulté de la guerre sous-marine défensive est décuplée par les caractéristiques du transport maritime moderne : il s’agit d’une industrie mondialisée, dont les navires sont construits en Asie et sont la propriété d’armateurs asiatiques ou européens ; assurés par des entreprises européennes, armés par des équipages de marins le plus souvent issus de pays émergents sans lien avec notre continent, ils battent le pavillon de pays lointains ayant des registres maritimes de complaisance, tout en étant soutenus par une industrie financière pouvant s’appuyer sur des juridictions extra-européennes et des « paradis fiscaux ».

Ce secteur présente une très forte aversion au risque de guerre ; il n’est pas acquis à un pays particulier.

L’évolution des primes d’assurance dès le début du conflit ukrainien — lorsqu’il est devenu clair que des mines marines avaient été mouillées en mer Noire — a montré que la menace sous-marine est celle qui génère la plus grande crainte ; elle peut interrompre un flux maritime presque instantanément.

Le front russe est en Atlantique — et le planeur pélagique pourrait être le char d’assaut de la guerre qui vient

Le risque posé par la guerre sous-marine n’est donc plus proportionnel au nombre de sous-marins opérant dans l’Atlantique comme pendant les deux conflits mondiaux, mais plutôt à la capacité de faire planer une menace crédible, concrétisée par quelques incidents. 

Certes, la flotte russe du Nord ne dispose que d’une douzaine de SNA et d’une dizaine de sous-marins conventionnels, loin des effectifs de la Guerre froide ; mais quatre ou cinq sous-marins positionnés en Atlantique nord pourraient suffire à paralyser le commerce, surtout si en parallèle deux ou trois sous-marins venus du Pacifique menaçaient les flux passant par la Corne de l’Afrique.

Encore ne s’agirait-il là, avec ces sous-marins et ces mines, que de menaces assez classiques. L’arrivée des drones sous-marins a le potentiel de compliquer bien davantage la lutte sous la mer.

Si l’Alliance atlantique teste le potentiel du drone pour la maîtrise des espaces maritimes sous la surface — ainsi de la « Task Force X » en Baltique ou du projet britannique « Cabot » —, elle se prépare peu pour lutter contre les menaces que pourraient représenter les drones sous-marins, et notamment les planeurs pélagiques.

Ces engins, moins coûteux que des torpilles classiques, peuvent dériver des semaines durant dans les courants marins.

Emportant un module de positionnement par GPS et une centrale inertielle, ils peuvent être dotés de détecteurs acoustiques simples et emporter une charge explosive importante.

Leur consommation énergétique est faible, car ils naviguent en modifiant leur flottabilité pour suivre les courants.

Même si les planeurs pélagiques ne peuvent menacer des navires de guerre au large, ils pourraient exploiter les vulnérabilités des infrastructures fixes en mer — énergétiques ou de communication —, mais aussi celles des navires marchands mouillant devant les grands ports.

En complément, comme la Russie le fait dans notre récit prospectif, il serait en outre possible de frapper les ports militaires et civils européens dès le début d’un conflit avec des essaims de drones aériens et navals pré-positionnés dans des cargos civils, ce qui compliquerait les phases initiales du déploiement naval. Dans un cas comme dans l’autre, l’absence de marquage et d’équipage, l’opacité du milieu et la mise en œuvre discrète compliqueraient l’attribution de l’attaque et permettraient un « déni plausible » sur fond de guerre informationnelle.

La réponse à ces menaces n’est ni unique, ni strictement « capacitaire ». 

Faire un chèque ne suffira pas — pas plus que d’acheter quelques frégates.

Il importe d’abord, sur le plan stratégique, de retrouver une conscience claire et commune de l’importance de l’océan Atlantique pour les communications de l’Europe.

Depuis cette façade libre de détroits, l’Europe a accès à « l’océan-monde » ; mais pour profiter de cet accès, il faut être en capacité de dominer cet espace pour l’interdire aux sous-marins hostiles.

C’est ce qu’ont dû faire les Alliés pendant les deux guerres mondiales, menant de longues, ingrates et trop souvent oubliées campagnes navales profondément défensives.

Si l’approche de l’OTAN est, depuis 1957, centrée sur l’idée de « tenir » la « ligne GIUK (Greenland, Iceland, United Kingdom) » une future crise entre la Russie et une Europe délaissée au moins en partie par les Américains pourrait voir, dès son déclenchement, une présence sous-marine russe suffisamment importante devant la façade atlantique européenne pour menacer les flux, en tablant sur l’aversion au risque des acteurs du transport maritime.

Combinée à des essaims de planeurs pélagiques et de robots sous-marins en mer du Nord, en mer Baltique et dans la Manche, cette menace sous-marine aurait le potentiel de gripper des économies européennes qui n’ont, dans leur histoire, jamais été aussi dépendantes d’un accès permanent et sans entraves au commerce maritime. Enfin, s’agissant d’une crise lente à advenir, une crise complexe, impliquant de nombreux acteurs privés et se déroulant en mer loin des territoires nationaux, l’usage de la dissuasion nucléaire serait sans doute plus complexe et moins évident que s’il s’agit de garantir la survie de populations civiles européennes ou de forces armées au sol.

«  Il vaut sans doute mieux pour l’Europe que la France et le Royaume-Uni commandent davantage de frégates et de sous-marins que de chars de combat.  »

Soulager le duo franco-britannique 

Survivre à une telle crise, une fois qu’on en a compris le risque systémique, suppose de développer pour l’Europe une stratégie intégrale, qui ne se limite pas à une ambition de « mur » terrestre et aérien sur la frontière terrestre de la Russie.

Sur le plan politique, il faut que les Européens s’entendent sur un « partage des tâches ». On ne peut pas demander à la France et au Royaume-Uni d’assurer seuls à la fois la dissuasion nucléaire du continent, les capacités de supériorité aérienne et de frappe dans la profondeur, « l’entrée en premier » des troupes au sol, et de maintenir la supériorité navale sur les approches maritimes du continent et sur ses voies de communication lointaines.

À ce jour, la France et le Royaume-Uni sont les seules nations en capacité de mener un effort naval réel, comme l’ont montré les opérations récentes contre les Houthis, où les autres marines européennes ont brillé par leur absence et leurs déconvenues. Le burden sharing européen doit entériner le principe que seules les deux puissances nucléaires européennes et les États de la péninsule ibérique sont pertinents pour assurer cette supériorité navale océanique et lointaine, en raison de leur accès libre à l’Atlantique : cela doit conduire à les décharger de certaines obligations, notamment sur le plan terrestre.

Dit autrement, il vaut sans doute mieux pour l’Europe que la France et le Royaume-Uni commandent davantage de frégates et de sous-marins que de chars de combat. La condition principale pour être crédibles serait en revanche de donner une priorité sans ambiguïté à la défense des eaux européennes et des flux de communication.

À ce titre, il faudrait renoncer à tout grand déploiement ou grande ambition à l’est de Singapour, pour se concentrer sur l’Atlantique et la Corne de l’Afrique. Les ambitions politiques franco-britanniques en Indo-Pacifique consomment un potentiel aérien et naval important, pour un intérêt stratégique plus que discutable.

Prévenir une nouvelle « bataille de l’Atlantique »

Sur le plan économique, il faut anticiper les éventuelles ruptures d’approvisionnement, en encourageant les stocks, la substitution et les relocalisations dans toutes les chaînes de valeur ; il faut aussi se doter d’un « plan » public en termes de rationnement et d’arbitrage des ressources et biens de consommation.

Ce sont des choix longs à envisager, souvent coûteux, peu compatibles avec les habitudes des consommateurs et acteurs économiques européens, qu’il faut mener sans surestimer notre capacité à nous sevrer du transport maritime.

Sur le plan militaire, nous ne pourrons faire l’économie d’une doctrine cohérente au sein de l’Alliance mais si nécessaire sans les États-Unis pour être en mesure d’assurer efficacement la composante océanique des dissuasions nucléaires française et britannique sans consommer tous nos moyens navals, tout en rassurant les acteurs privés du transport maritime. Cela suppose, dès le début de la crise, de leur proposer des mécanismes de réassurance publique, des schémas de réquisition robustes incluant la substitution d’équipages, un système de rationnement et de priorisation du transport maritime européen pour assurer les importations et les exportations les plus cruciales, des modes d’escorte adaptés et, éventuellement, des modules d’armement « conteneurisés » pouvant être installés sur les navires marchands pour lutter contre certaines menaces de bas du spectre comme les drones aériens, de surface ou sous-marins 32.

Cette doctrine, pensée avec et pour les acteurs civils du transport, doit être complétée d’une réflexion capacitaire urgente. 

S’il est trop tard pour lancer la mise en chantier de nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque, d’autres pistes existent : entre autres moyens, on peut considérer de nouveaux navires d’escorte, de nouveaux effecteurs contre les drones sous-marins — actant peut-être le retour des charges de profondeur et des roquettes anti-sous-marines —, des réseaux de capteurs sur le fond marin pour certaines zones sensibles et des drones de patrouille aériens et navals disposant de capacités d’engagement autonomes — notamment pour défendre les infrastructures en mer et les ports.

D’autres mesures de moyen terme peuvent être envisagées en France, mais avec des coûts importants : relocaliser durablement le groupe aéronaval sur la façade atlantique pour maintenir sa liberté d’action, disposer d’une base de sous-marins conventionnels sur cette même façade pouvant accueillir des sous-marins d’autres marines européennes, envisager le retour d’une composante anti-sous-marine embarquée à voilure fixe — par exemple, un drone Alizée 2.0 —, renforcer la défense des bases littorales et des grands ports marchands et militaires face aux menaces des drones…

Le chantier capacitaire est vaste et complexe, mais il est urgent que l’Europe se saisisse, d’un point de vue politique et stratégique, de la question de sa vulnérabilité maritime. 

Cette prise de conscience nous permettrait aussi de nous préparer sur le plan informationnel, pour contrer les manœuvres de désinformation de la Russie et de ses soutiens et pour faire comprendre aux opinions publiques — même celles d’Europe centrale — que leur défense commence loin au large.

L’Europe est un continent qui dépend de manière vitale de son accès à l’océan.

Cet accès dépend lui-même d’un système économique à la fois performant, redondant et fragile face au risque de guerre.

La Russie le sait.

Elle ne se privera pas de peser sur cette vulnérabilité — surtout si l’allié américain n’est pas présent pour maintenir une suprématie occidentale sur et sous les eaux de l’Atlantique.

Il ne s’agit pas de choisir entre « Tahiti et Varsovie ». 

Il faudra en revanche se rappeler que les eaux les plus importantes pour l’Europe et la France ne sont pas celles de l’Indo-Pacifique, mais bien celles de l’Atlantique : pour la défense du continent, Brest et Lisbonne sont aussi importantes que Vilnius ou Varsovie.

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09.10.2025 à 06:00

La guerre des missiles de l’Ukraine à Israël : le levier caché de Pékin sur le Pentagone

Matheo Malik

Les États-Unis ont un problème de stocks — et Xi Jinping l’a très bien compris.

En arsenalisant certains minéraux critiques, en armant l’Iran, la « géo-bureaucratie » chinoise s’attaque à l’intimité du complexe militaro-industriel américain et exerce une pression constante sur sa production.

Jean-Michel Valantin étudie le rôle des missiles dans l’affrontement entre Pékin et Washington.

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Texte intégral (9093 mots)

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Le 21 juin 2025, l’US Air Force et l’US Navy lancent l’opération « Midnight Hammer » et bombardent trois sites iraniens d’enrichissement d’uranium. Le 23 juin, les Gardiens de la Révolution lancent une opération de représailles. Ils tirent plusieurs salves de missiles contre la base militaire américaine d’Al-Udeid au Qatar et contre plusieurs autres bases américaines. Les autorités iraniennes ayant prévenu les autorités américaines de ces frappes, les projectiles sont interceptés.

Cet « échange de bombardements » clôt la séquence de guerre « chaude » qui dure depuis le 12 juin 2025 et qui s’était ouverte par l’offensive menée par l’armée de l’air israélienne : avec elle, c’est une « guerre des missiles » qui commençait entre les deux pays.

Cette implication américaine dans la guerre Israël-Iran n’est pourtant pas la première action des États-Unis au Moyen-Orient depuis le début de la guerre de Gaza en octobre 2023.

Pour participer à la défense de l’espace aérien israélien contre les frappes du Hezbollah libanais, des milices irakiennes et de celles des Gardiens de la révolution iraniens, Washington avait déjà déployé sur terre de nombreux systèmes d’armes dans la région.

En mer Rouge, l’US Navy combat la milice yéménite houthie ; celle-ci soutient le Hamas dans sa guerre contre Israël en envoyant missiles et drones en direction de l’État hébreu et en ciblant — à l’exception des navires russes ou chinois — les cargos qui traversent cette grande artère. Les destroyers américains multiplient les interceptions de missiles et de drones, tandis que les porte-avions en rotation dans la zone bombardent régulièrement le territoire yéménite pour tenter, tant bien que mal 33, de briser les ressources et le moral des Houthis.

En Ukraine enfin, les missiles américains de tous ordres jouent un rôle tactique et opérationnel central.

Les Ukrainiens utilisent notamment des systèmes Patriot face aux missiles et aux drones russes. En mer Noire, ce sont les missiles Neptune qui ont permis de couler en avril 2022 le Moskva, navire-amiral de la flotte russe 34.

Les plus hautes autorités américaines travaillent à extraire les États-Unis de ces conflits qui épuisent les arsenaux américains, tant les capacités industrielles de Washington ne parviennent pas à reconstituer les stocks au rythme de leur utilisation.

Ils ont aussi face à eux un autre fournisseur : la Chine soutient industriellement, économiquement et militairement la Russie, la milice houthie, l’Iran, mais aussi le Pakistan. 

En mai 2025, la guerre indo-pakistanaise, dont la dimension aérienne fut essentielle, a confirmé l’efficacité des systèmes d’armes chinois et russes utilisés contre l’armée de l’air indienne 35.

Au plan stratégique, la participation des États-Unis aux guerres en Ukraine, en mer Rouge et en Iran s’inscrit bien dans un affrontement tarifaire, économique et technologique contre Pékin. La Chine contre-attaque par l’instauration de tarifs douaniers, et un contrôle fin de ses exportations de terres rares 36. Or ces minéraux jouent un rôle essentiel dans le secteur des semi-conducteurs, de l’intelligence artificielle, des industries aérospatiales et automobiles.

C’est toute la base technologique de la défense américaine qui s’en trouve affectée. 

À l’époque où les missiles de tous types sont devenus des systèmes d’armes centraux pour la moindre projection de force, cette « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.

Un problème de stock : la crise des missiles américains

Durant la « guerre de 12 jours », les missiles balistiques et hypersoniques que l’Iran lance contre Israël placent le conflit en très haute altitude.

Pour les intercepter — au moins partiellement — les systèmes de défense israéliens « Flèche » et « Fronde de David » ont été complétés par de très nombreux tirs de batteries américaines Patriot et THAAD 37

Le conflit se situe au-delà de l’atmosphère : son intensité est telle qu’il ouvre sur une guerre spatiale 38

En parallèle, la militarisation de l’IA générative, combinée aux réseaux sociaux, projette celle-ci dans des centaines de millions de cerveaux : c’est une autre forme de frappe — par l’intermédiaire de fake news 39. Certaines de ces images et vidéos générées par l’IA sont vues par plus de 100 millions de personnes.

Cette guerre n’est pourtant que brève : dans la nuit du 21 au 22 juin, les bombardiers furtifs de l’US Air Force larguent enfin une douzaine des bombes conventionnelles les plus puissantes au monde sur les sites nucléaires iraniens — suspendant le conflit sans toutefois détruire totalement le programme nucléaire iranien.

Il est possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense.

Jean-Michel Valantin

Ukraine-Israël-mer Rouge : l’arc de crise des missiles américains

De telles frappes s’inscrivent plus largement dans la continuité du soutien américain à Israël. 

Depuis octobre 2023, les États-Unis envoient à l’État hébreu un grand nombre de munitions et de systèmes d’armes, notamment des batteries de missiles anti-aériens « Patriot ». À ce déploiement s’ajoutent ceux de batteries de missiles antibalistiques THAAD (Terminal High Altitude Area Defense). Celles-ci sont en particulier dédiées à la défense du territoire israélien contre les missiles de longue portée projetés par les forces Houthis depuis le Yémen, ou contre ceux envoyés depuis l’Iran 40.

Ce vaste dispositif antimissile, déployé sur terre en Israël, en Irak et en Syrie, est enfin complété en mer Rouge par les missiles anti-aériens des groupes de combat de l’US Navy 41.

Dans le même temps, les États-Unis soutiennent d’autres alliés : depuis le début de l’agression russe en février 2022, un flux d’armements et de munitions est acheminé vers l’Ukraine, qui est un composant essentiel de sa stratégie opérationnelle.

Mais cette dynamique est en train de changer. 

Le 3 juillet 2025, le Pentagone décide de ralentir — voire dans certains cas de suspendre — l’envoi à l’Ukraine de certains de ces systèmes à guidage intégré, en particulier des Patriot. Il justifie sa décision par le trop faible stock des arsenaux américains 42. La décision que prend finalement le président Trump — celle d’envoyer entre dix et dix-sept systèmes Patriot supplémentaires en Ukraine — semble confirmer implicitement la préoccupation de Washington quant à l’état des réserves et de la production.

La décision du Pentagone, soutenue par Trump, déclenche une vive polémique aux États-Unis, au point que plusieurs élus fédéraux, républicains et démocrates, cherchent à la faire annuler.

Elle trouve pourtant une justification sur le plan interne.

Bien qu’il soit difficile d’accéder aux chiffres de production et d’usage des matériels, il apparaît que les capacités de production américaines de systèmes d’armes deviennent insuffisantes au regard de l’explosion de leurs usages depuis le début des guerres en Ukraine et à Gaza.

Éreintement : les stocks américains face au choc du retour des guerres

Le croisement d’un certain nombre de rapports offre le tableau d’une industrie de défense fragilisée par le soutien à Israël et à l’Ukraine 43 : depuis le début de sa résistance face à la Russie de Poutine, l’armée ukrainienne consomme des quantités considérables de ces missiles pour faire face aux drones et aux missiles russes. À titre d’exemple, Raytheon et Lockheed-Martin devraient en 2025 produire 740 missiles anti-aériens Patriot (PAC-2/PAC-3) — de la même gamme que ceux employés en Ukraine et en Israël. Cette cadence de production est le double du niveau courant : avant 2023, on ne produisait que 350 unités par an de ce modèle. En 2023 comme en 2024, on en a produit 500 44.

Cette accélération se retrouve ailleurs. Il existe ainsi cinq variantes de missiles Patriot, achetées par une vingtaine de pays pour renforcer leurs systèmes de défense. Combinées, ces différentes variantes correspondent à une production de 3 000 unités par an. L’US Army, responsable du déploiement des bataillons de Patriot, a obtenu un quadruplement de la production globale qui, en 2026, passera de 3 000 à 13 000 unités par an — si Boeing et Lockheed-Martin en ont la capacité industrielle 45.

La « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.

Jean-Michel Valantin

Les Patriot ne sont pas les seuls concernés. En mer Rouge, un décompte établi par The War Zone établit qu’entre octobre 2023 et juillet 2024, le groupe de combat du porte-avion USS Eisenhower a consommé plus de 155 missiles Standard, 135 missiles de croisière Tomahawks, 60 missiles air-air et 460 « munitions » air-terre — sans doute des bombes guidées 46.

Ces systèmes d’armes — dont chacun coûte plusieurs millions de dollars — sont utilisés pour intercepter et détruire des drones aériens terrestres houthis ainsi que des missiles fabriqués « en kit » par les rebelles. Directement soutenus par l’Iran, ils bénéficient aussi d’un soutien chinois sous la forme de renseignement géospatial 47.

Depuis 2020, les États-Unis n’ont ajouté que 250 missiles de croisière Tomahawk à leur stock initial de 9 000 missiles ; or les différents groupes de combat en mer Rouge semblent en avoir utilisé plus de 2 900 pour la seule année 2023.

Sachant que ces taux d’utilisation sont restés très élevés en 2024 et 2025, la réduction des stocks (de 9 000 en 2023 à 4 000 en 2025), s’explique aisément : le rythme de production est actuellement insuffisant pour compenser les pertes 48.

L’inquiétude du Pentagone quant à l’état de ses stocks de missiles est d’autant plus forte que les quatorze bataillons opérants des Patriot se répartissent entre le territoire américain — en particulier pour répondre aux besoins de formation — l’Europe, le Moyen-Orient et le Golfe Persique. S’y ajoutent les bases maritimes dans le Pacifique, dont l’île de Guam — qui jouerait un rôle central en cas de guerre ouverte avec la Chine 49.

Des systèmes de missiles sol-air Patriot sont visibles à l’aéroport Babice de Varsovie, dans le quartier de Bemowo, en Pologne, le 6 février 2023. © Jaap Arriens

Du samarium à la « muraille de drones » en passant par l’Iran, la grande stratégie asymétrique de Pékin

En parallèle de ces conflits, la guerre commerciale contre la Chine, déclenchée en avril 2025 par Washington, a provoqué de la part de Pékin plusieurs contre-offensives.

La première a consisté à restreindre drastiquement les exportations de terres rares, tant vers les États-Unis que vers l’Europe. 

En avril 2025, le ministère du Commerce chinois a créé une administration dédiée à l’établissement de licences à l’export pour les terres rares, désormais nécessaires pour que les partenaires commerciaux de la Chine se les procurent. Obtenir ces licences implique de préciser, entre autres, non seulement la nature du besoin mais aussi l’usage final qui en sera fait 50.

Si les négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine aboutissent en juin 2025 à une réduction des droits de douane américains à 55 % et des droits chinois à 10 %, la Chine maintient toutefois ce système de licences à l’export sur les terres rares ; et bien que leur exportation reprenne à grande vitesse — + 660 % par rapport à avril 2025 51 — les mécanismes administratifs chinois pour leur commerce — comme celui des produits finis en contenant — se sont considérablement complexifiés.

C’est l’une des conséquences de cette guerre commerciale déclenchée par l’administration Trump.

Les applications des terres rares sont nombreuses : elles sont essentielles à l’informatique et l’IA, aux équipements de santé comme aux technologies pour la transition énergétique. Les industries américaine et européenne en ont besoin. Face aux restrictions chinoises, plusieurs terres rares, comme le dysprosium, le terbium et le samarium, se retrouvent ainsi au centre de l’attention : ces trois-là jouent en particulier un rôle important dans les industries liées à la défense et à la transition énergétique.

Le système de licences à l’export est ainsi lourd de conséquences pour l’industrie américaine, en particulier dans le secteur de la défense.

Depuis le 14 avril, la production de systèmes d’armes subit la réduction des importations de terres rares chinoises : les aimants en alliage samarium-cobalt sont en effet essentiels aux industries automobiles, aérospatiales et de défense, en raison de leur conductivité et de leur niveau de résistance à la chaleur ; ces qualités en font des éléments clefs des systèmes de guidage de systèmes aérospatiaux, comme des missiles HIMARS, des batteries de missiles anti-aériens Patriot ou des chasseurs-bombardiers F-35.

La Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran.

Jean-Michel Valantin

En parallèle, les entreprises américaines de la Silicon Valley se sont spécialisées dans la mise au point de logiciels, d’algorithmes et d’ordinateurs conçus aux États-Unis, dont les semi-conducteurs sont produits à Taïwan ; leurs composants sont constitués de terres rares extraites et raffinées par la Chine 52.

Celui qui contrôle le samarium contrôle le monde : l’offensive « géo-bureaucratique » de la Chine

L’industrie militaire des États-Unis est donc encore très dépendante de la Chine 53, bien que de façon indirecte ; or si les avancées dans les négociations commerciales sino-américaines ont permis de rétablir les échanges touchant à plusieurs types d’aimants contenant des terres rares, l’embargo sur le samarium n’est toujours pas levé.

En réponse à cette dépendance, la diplomatie américaine s’investit fortement en Afrique, en particulier en République démocratique du Congo 54.

Cette offensive vise à permettre aux entreprises américaines d’accéder aux gisements congolais de lithium, de coltan et de cobalt, minéraux essentiels à l’industrie électronique et énergétique. Le Pentagone souhaite d’ailleurs pouvoir se constituer une réserve stratégique de cobalt 55. Cet activisme minier traduit la volonté des États-Unis d’établir de nouvelles chaînes logistiques aussi rapidement que possible, pour échapper à l’influence chinoise. 

Une démarche analogue est en cours dans le cas spécifique du samarium. 

En juillet 2025, le Pentagone a signé un partenariat public-privé avec la société minière américaine MP Materials, accompagné d’un investissement public de 400 millions de dollars. Un tel interventionnisme économique — de facto une quasi-nationalisation — est inédit. La vocation de cette entreprise est de relancer l’industrie d’extraction et de traitement des terres rares aux États-Unis, en particulier pour le dysprosium, le terbium et le samarium 56.

Il est ainsi possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense, en particulier contre la production de missiles et de systèmes aérospatiaux. Ces systèmes d’armes et ces matériels sont pourtant les capacités militaires dont dépend l’armée américaine.

En d’autres termes, Pékin a su militariser et « arsenaliser » l’interdépendance entre la Chine et les États-Unis pour la projeter au plus intime de la fabrique de la puissance militaire américaine.

Des armes de Pékin à Téhéran : pourquoi la Chine de Xi appuie-t-elle l’Iran ?

Cette situation stratégique met aussi en évidence l’intrication entre la stratégie d’influence industrielle chinoise et les théâtres d’opérations où les forces américaines sont lourdement présentes.

Ainsi, depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine, la Chine n’a cessé de renforcer son soutien politique, économique et technologique à la Russie. Alors que l’Union, le G7 et les États-Unis ont accumulé les paquets de sanctions économiques contre la Russie, la Chine a multiplié les accords économiques avec le pays, en particulier dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture et des hautes technologies. 

Par ailleurs, la Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran. Si les relations sino-iraniennes remontent à l’Antiquité 57, elles sont devenues plus étroites encore depuis l’adhésion formelle de l’Iran à la « Nouvelle route de la Soie » chinoise, en 2022.

À cette occasion, les deux pays ont signé un accord de coopération de vingt-cinq ans, s’engageant à renforcer leur intégration par le rail, déjà très avancée depuis l’ouverture en 2016 de la première voie de chemin de fer sino-iranienne. Selon cet accord, l’Iran réserve une part importante de sa production pétrolière à l’export en Chine tandis que celle-ci s’engage à investir à hauteur de 400 milliards de dollars en Iran durant les vingt-cinq ans de l’accord.

Cet investissement colossal est divisé en deux parties.

La première, qui s’élève à 280 milliards de dollars, sera dédiée au développement de l’industrie pétrolière et gazière, ainsi qu’au secteur pétrochimique iranien. La seconde, de 120 milliards de dollars, ira aux secteurs des infrastructures de transport et de communication. Ces sommes financeront notamment le développement du réseau de fibre optique par ZTE, le géant chinois des télécoms, tandis que les technologies de surveillance et d’intelligence artificielle seront mises en œuvre par d’autres groupes chinois, dont Huawei 58.

La combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.

Certes, les opérations israéliennes d’infiltration et de frappes de drones, les cyberattaques et les bombardements aériens — complétés par les frappes américaines de « superbombes » sur les trois grands sites d’enrichissement d’uranium — ont infligé une série de violents revers à la République islamique 59 ; mais les contre-offensives de celle-ci, une série de frappes aériennes par drones et par missiles balistiques et hypersoniques, ont fortement contribué à la surconsommation de systèmes d’armes américains, israéliens et israélo-américains — alors même que leur production est mise sous tension par l’embargo chinois. 

Pékin l’a bien vu qui, dès la fin du mois de juin 2025, a soutenu l’effort de réarmement de l’Iran en lui fournissant en particulier des systèmes d’armes anti-aériens 60.

Jusqu’à cette date, la République islamique apparaissait isolée sur le plan militaire, car dépendante des capacités de production de sa propre base industrielle et technologique de défense — là où, en face, l’industrie américaine jouait un rôle majeur de soutien pour Israël 61.

L’implication de l’industrie militaire chinoise auprès de l’Iran fait désormais émerger une « situation en miroir » ; elle sort l’Iran de son relatif isolement stratégique en lui ouvrant l’accès à une industrie militaire de pointe.

Le Golfe Persique et le Moyen-Orient sont désormais des zones de contact stratégiques entre les zones d’influence américaine et chinoise. 

En d’autres termes, le déploiement en Iran de ces armes peut être considéré comme une extension, à l’échelle régionale, du système de dissuasion conventionnelle chinois.

Pour Washington, la combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.

Jean-Michel Valantin

L’extension de la « Grande muraille de drones » et les leçons de la guerre Inde-Pakistan

Un tel rapprochement peut cependant avoir d’autres significations.

Il pourrait être interprété comme un message envoyé à d’autres partenaires stratégiques, dont la Russie et d’autres membres du groupe des BRICS+. 

Les alliés potentiels se font ainsi plus nombreux : depuis 2024, ce groupe intègre l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie, l’Éthiopie et l’Iran 62.

L’Iran n’est qu’un des nombreux pays avec lesquels la Chine mène une politique d’exportation de hautes technologies militaires et d’intelligence artificielle. Les membres de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie en sont parmi les premiers bénéficiaires. Or certains sont voisins de pays militairement liés aux États-Unis.

Sur le sol européen, la modernisation de l’armée serbe est renforcée depuis 2020 par des importations de batteries de missiles sol-air et de drones de combat Wing Loong. Ces mêmes armes sont envoyées en Asie, en particulier au Pakistan et en Corée du Nord ; mais aussi au Moyen-Orient — en Irak, en Égypte et à la faction du général Haftar en Libye.

Du point de vue des receveurs, ce partenariat leur permet de renforcer leur souveraineté nationale, en renouvelant par des drones leurs capacités de projection de force ; la guerre en Ukraine démontre quotidiennement l’efficacité opérationnelle et stratégique de telles armes. 

Quant aux batteries de missiles anti-aériennes, elles consolident les capacités de dissuasion conventionnelle des pays qui s’en équipent, mais aussi la protection du territoire en temps de guerre. 

Cette nouvelle réalité s’est manifestée de manière spectaculaire du 7 au 10 mai 2025, durant la guerre Inde-Pakistan.

Les performances des systèmes d’armes russes et chinois employés par les deux belligérants font alors l’objet d’une grande attention internationale.

D’après Christopher Clark, chercheur au Stimson Center et auteur d’un rapport particulièrement fouillé sur cette guerre, le niveau exceptionnellement élevé de diffusion de fake news et de désinformation de la part des deux belligérants rend difficiles ces évaluations techniques et tactiques 63. Néanmoins, il semblerait que certaines frappes pakistanaises réussies contre quelques avions indiens, dont un Rafale, soient le fait de batteries de missiles chinoises HQ-9. En retour, certains appareils pakistanais auraient été abattus par des batteries de missiles russes S-400 achetées par l’Inde. L’Indian Air Force réfute toutefois l’affirmation selon laquelle certains de ses appareils auraient été abattus par des missiles chinois PL-15.

Plusieurs attaques de drones ont aussi été menées par les deux camps, mais les caractéristiques techniques de ces drones sont difficiles à établir, du fait de l’intensité de la guerre de l’information menée de part et d’autre.

Malgré le « brouillard » de désinformation qui caractérise cette guerre, il apparaît que les systèmes d’armes chinois et russes aient été particulièrement efficaces 64.

La « Chimère » se dévore

Ces quarante dernières années, une profonde interdépendance s’est établie entre les États-Unis et la Chine.

Dès le début des années 1980, les parcs industriels américain, japonais et européen ont entamé une grande migration vers la Chine, rendue possible par les profondes réformes lancées par Deng Xiaoping 65. Cette dynamique a « offert » sa révolution industrielle à l’Empire du Milieu 66 : les entreprises de la Silicon Valley se sont largement installées en Chine, afin de bénéficier de l’accès à son gigantesque marché intérieur ainsi qu’à des coûts de production beaucoup plus bas qu’aux États-Unis du fait du niveau des salaires chinois ; elles n’ont réalisé que très tardivement le profond état de dépendance dans lequel elles s’installaient 67.

Cette gigantesque vague de délocalisations transforme profondément l’économie et la société américaine. Le niveau de « fusion » entre les économies des deux pays est tel que Niall Ferguson, le grand historien britannique de l’économie, élabore le concept de « Chimérica » pour qualifier cette imbrication 68.

Cette « Chimérica » est tout sauf une chimère. 

Les États-Unis compensent la réduction massive de leur production industrielle par des importations tout aussi massives de produits chinois à bas prix. L’Amérique s’installe ainsi dans un système de déficit commercial structurel à l’égard de la Chine, qui devient aussi l’un des principaux détenteurs de la dette américaine en achetant des obligations émises par le Trésor 69.

Depuis les années 2010, la Chine exporte trois fois plus vers les États-Unis que l’inverse ; cette situation ravage l’hinterland industriel américain, lourdement exposé au « China shock » et d’autant plus dépendant des biens chinois à bas prix.

Plus encore, de la fin des années 1990 aux années 2010, la « Chimérica » s’est étendue aux champs du numérique et des chaînes logistiques.

L’État et les entreprises chinois ont lourdement investi dans l’extraction et le raffinage de terres rares ; comme on l’a vu, cette double spécialisation confère à la Chine une place de quasi-monopole dans l’exportation tant des minéraux raffinés que des produits les contenant.

Les entreprises chinoises, contrôlées par l’État chinois, se sont donc installées comme des acteurs et des supports fondamentaux de l’industrie américaine du numérique et de l’IA, en s’insérant dans les chaînes logistiques. Elles sont ainsi devenues les briques technologiques et industrielles sur lesquelles s’est largement développée l’industrie numérique américaine, tant civile que militaire.

L’efficacité de cette redoutable stratégie déclenche de fortes réactions de l’administration Trump. Le 25 août 2025, le président américain a ainsi déclaré : « Ils [les Chinois] doivent nous donner des aimants. S’ils ne nous en donnent pas, alors nous devrons les taxer autour de 200 % » 70. Au-delà du « style Trump », la menace qu’il énonce souligne l’importance stratégique qu’ont les exportations chinoises pour les États-Unis. 

La pénurie américaine de missiles, déclenchée par l’implication des États-Unis dans les conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer Rouge et dans le Golfe Persique, devient l’un des moteurs du « déchirement » de la « Chimère » — et un levier puissant pour Pékin.

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08.10.2025 à 16:11

À l’ombre de Mars : penser la diversité des guerres

guillaumer

Comment penser la guerre à nouveaux frais alors qu'elle est de retour dans des sociétés qui l'avaient longtemps refoulée ?

Comment nommer les nouvelles formes de conflit et les nouvelles figures de la violence à l'ère de l'IA et des drones ?

Antony Daliba montre qu’une typologie de la guerre est toujours concevable : derrière la variété apparente des affrontements, les moyens des belligérants sont finalement toujours limités.

Alexandre Escudier recense un ouvrage ambitieux qui propose rien moins qu'un modèle théorique de la guerre au XXIe siècle.

L’article À l’ombre de Mars : penser la diversité des guerres est apparu en premier sur Le Grand Continent.

Texte intégral (7758 mots)

Longtemps refoulée par des concitoyens bénéficiant, innocemment des dividendes de la paix, moquée par les sciences sociales sous l’étiquette péjorative d’« histoire-bataille », la guerre n’en finit pourtant pas de refaire irruption sur le devant de la scène.

Dans un premier temps, à partir des années 1950, la dissuasion nucléaire avait relégué au second plan l’hypothèse même d’un conflit conventionnel majeur. Puis, à partir des années 1960–1970, vinrent les guérillas insurrectionnelles, souvent fondées sur des stratégies asymétriques du faible au fort — parfois rudimentaires, mais redoutablement efficaces. Elles suscitèrent en retour l’élaboration de doctrines de contre-insurrection, de David Galula au général David H. Petraeus 71.

Depuis le milieu des années 2010, nous sommes confrontés à une situation inédite. Avec la guerre hybride en Ukraine dès 2014, la brutalisation du théâtre syrien, la militarisation croissante de l’espace indo-pacifique et l’intégration doctrinale par la Chine de la « guerre hors-limites » 72, c’est un théâtre stratégique qui se reconfigure. 

Désormais, trois dimensions — guerre nucléaire, conflit conventionnel, lutte asymétrique — tendent à s’empiler et à s’activer simultanément (p. 32).

Retour de la guerre et crise des fondements

Cette recomposition élargit considérablement la surface stratégique que doivent couvrir à grands frais (p. 33), les démocraties libérales. Elle survient au moment même où celles-ci subissent déjà de fortes tensions internes : ralentissement de la croissance, coût élevé de leurs modèles sociaux, charge croissante liée à la transition environnementale et instabilité politique interne alimentée par l’enchaînement des crises budgétaires et de la dette publique.

Dans ce double contexte de géopolitique incertaine et de pressions domestiques accrues, les régimes démocratiques sont contraints de repenser en profondeur leurs schémas doctrinaux. Ils renouent ainsi avec ce que le général Lucien Poirier avait identifié dès les années de l’atome triomphant comme la « crise des fondements » 73 de la pensée stratégique contemporaine.

À l’équation militaire à trois variables — nucléaire, conventionnelle, asymétrique — s’ajoute désormais une seconde équation, celle-ci interne. Il s’agit des vulnérabilités propres aux démocraties, devenues selon le terme de Clausewitz un point de « friction » de toute conduite stratégique de long terme — en amont comme en aval de celle-ci. Polémologie et science politique peinent encore à en penser conjointement les termes, pourtant décisifs pour toute gouvernance éclairée.

Désormais, trois dimensions — guerre nucléaire, conflit conventionnel, lutte asymétrique — tendent à s’empiler et à s’activer simultanément.

Alexandre Escudier

La guerre comme opérateur central de bifurcation historique

Dans L’Échiquier stratégique 74, Antony Dabila 75 engage ce nouveau « Grand Débat », tant interne qu’externe. Il montre que la guerre n’est pas un simple épisode violent de l’histoire humaine, mais un opérateur de bifurcation centrale. Cette bifurcation s’opère sur un plan domestique : recomposition des régimes politiques, réorganisation des hiérarchies sociales, mobilisations économiques et technologiques. Elle se double aussi d’un plan international : transformation des rapports entre entités politiques, redéfinition des frontières, basculements hégémoniques.

Ce changement cristallise en effet un entrelacs de variables non militaires — logistiques, écologiques, idéologiques, religieuses ou démographiques — qu’elle active, redistribue ou détruit. Au-delà de cette fonction systémique, la guerre concrète est surtout, selon Dabila, un champ dynamique de combinaison et de superposition de régimes stratégico-tactiques, qui se succèdent ou s’articulent au sein d’une même séquence conflictuelle.

Cette pluralité opératoire génère des effets propres — de sidération, d’usure, de harcèlement, de contention, de surprise et de concentration — qui, plus encore que les résultats politiques apparents, conditionnent la morphogenèse des ordres sociaux issus des conflits.

C’est sur ce point décisif que la polémologie de Dabila — articulée à une réflexion encore trop peu suivie sur la dialectique entre conflictualité externe et structuration interne du politique — ouvre vers une sociologie historique comparée de la guerre, envisagée dans ses effets structurants sur les sociétés humaines, tant en amont (ante bellum) qu’en aval (post bellum) des séquences guerrières.

Dabila reprend ces questions à la racine en opérant une double réinscription de la guerre : d’une part, au sein d’une théorie générale des affaires humaines structurées par la pluralité irréductible des unités politiques souveraines (les polities) ; d’autre part, dans une architecture stratégique et combinatoire fondée sur une grammaire élémentaire des manœuvres et des configurations politico-militaires.

Il en résulte une thèse forte : à partir d’un certain seuil de densité humaine et de coalescence politique, la guerre s’impose comme une possibilité constitutive — virtuellement latente — des relations entre polities. Dans une conjoncture donnée, l’alignement de facteurs sociologiques peut générer des conflits , activant par là même certains éléments sélectionnés par les acteurs, en fonction du contexte, au sein de l’ensemble analytiquement pensable de la gamme stratégico-tactique.

Dans un double contexte de géopolitique incertaine et de pressions domestiques accrues, les régimes démocratiques sont contraints de repenser en profondeur leurs schémas doctrinaux.

Alexandre Escudier

La possibilité de la guerre comme contrainte de survie

La guerre, selon Dabila, n’est ainsi ni l’effet direct d’une pulsion biologique ni un accident sans cause : elle est la forme, certes extrême mais structurellement toujours possible, des relations entre polities, inhérente au fait de leur coexistence dans un champ d’interaction conflictuel. En effet, dès lors que plusieurs unités souveraines partagent un même espace d’influence ou de dépendance, il suffit qu’un différend porte sur un enjeu clef, inaccessible à toute médiation, pour que la tension latente se mue en affrontement organisé, où la parole cède la place à la violence structurée par l’action militaire.

Cette possibilité persistante de la guerre impose à toute politie — quel que soit son régime politique (autocratique, démocratique ou hiérocratique 76) et quelles que soient ses préférences normatives, d’intégrer structurellement les contraintes de cette possibilité dans l’architecture même de sa gouvernance instituée. Tout ordre politique doit ainsi les internaliser comme une contrainte de survie : comme le dit Dabila, un « corps politique doit avoir non seulement une capacité de résistance aux agressions, mais également une stratégie » (p. 10). Si les communautés politiques diffèrent, ce n’est qu’à deux niveaux distincts : d’une part, leur aptitude à élaborer la stratégie militaire la plus efficace face aux chocs externes de survie ; d’autre part, la légitimité de leur régime politique, appréciée à l’aune de la validité — objectivement argumentable — des normes qui fondent les finalités politiques que leur conduite stratégique, qu’elle soit militaire ou infra-guerrière, entend poursuivre.

Homo strategicus  : entre « endo- » et « exopolitique »

Une telle approche s’oppose frontalement aux pensées politiques « hémiplégiques » 77, qui évacuent l’extérieur stratégique des polities au nom d’une normativité réduite au seul ordre interne du « régime politique » : compétition électorale, principes institués de justice et régime d’affects centré exclusivement sur les injustices liées à la redistribution et la reconnaissance. Contre cette réduction de l’ensemble du politique — dans ses dimensions internes et externes — à une pure « endopolitique », par oubli ou déni de l’« exopolitique », Dabila rejoint les prémisses centrales de Raymond Aron 78 et de Jean Baechler 79 : la guerre n’est pas seulement une nuisance structurelle apparue avec la densification néolithique des sociétés, elle fonctionne de manière chronique comme un mécanisme implacable de sélection des formes politiques, et du même coup des idéaux de « bonne vie » sous-jacents. Une pensée politique qui ferait l’impasse sur une contrainte aussi massive n’est tout simplement pas une pensée politique, en ce qu’elle méconnaît les pressions sélectives qui s’exercent depuis l’extérieur sur les frontières de l’unité politique qu’elle postule, bien imprudemment, comme souveraine.

Si les communautés politiques diffèrent, ce n’est qu’à deux niveaux distincts : d’une part, leur aptitude à élaborer la stratégie militaire la plus efficace face aux chocs externes de survie ; d’autre part, la légitimité de leur régime politique.

Alexandre Escudier

L’analytique et la sociologie historique des pratiques stratégiques que propose Dabila se fondent en conséquence sur la figure d’homo strategicus : non pas l’homme calculateur de l’utilité maximale, à la manière de l’homo economicus, mais l’homme confronté à la nécessité de survivre dans un monde d’incertitude et de violence, qu’elles soient radicales ou structurées ; un homme privé aussi de toute instance pacificatrice de rang supérieur aux polities.

L’histoire humaine apparaît dès lors comme une succession et superposition de séquences au sein desquelles la stratégie fonctionne comme un mécanisme d’adaptation, de survie ou de projection d’ordre — non seulement militaire, mais aussi institutionnel, diplomatique, logistique et symbolique.

Pour autant, la guerre n’est en cela que l’expression extrême et politiquement évitable du spectre plus large des relations nouées entre les unités politiques souveraines : ces relations peuvent comprendre pressions économiques, dissuasion, diplomatie ou usage symbolique de la puissance. La guerre constitue donc un « échec de la pacification » 80, c’est-à-dire de la capacité d’un système politique à stabiliser son environnement international sans recourir à la violence organisée. Cela suppose que la stratégie militaire proprement dite — définie comme mise en œuvre de cette violence organisée — ne soit jamais autonome. Elle doit toujours être subordonnée à une conduite stratégique plus englobante, expression synthétique des finalités politiques définies par la politie en situation.

Dans cette perspective, Dabila réaffirme un principe cardinal hérité de Carl von Clausewitz, de Hans Delbrück, du général André Beaufre 81 et du général Lucien Poirier : l’art de la guerre n’a de sens qu’en référence à un objectif politique. Son « finalisme stratégique » (p. 24) implique que toute opération militaire n’est qu’un instrument — certes décisif — au service d’une volonté souveraine, visant par l’action violente à contraindre une autre politie à reconnaître un certain ordre de pacification. Le stratège militaire n’est pas un acteur autonome : il est l’exécutant supérieur d’un dessein politique, dont la légitimité dépend du régime auquel il appartient, et non de la seule logique interne de l’engagement guerrier.

Concrètement, pour nous Modernes, si une démocratie libérale n’a nullement le loisir de faire l’économie d’une pensée et d’une conduite stratégiques unifiées, à la mesure des défis contemporains, celles-ci ne sauraient être absorbées par la seule rationalité militaire : elles doivent demeurer pleinement compatibles avec les normes juridiques, éthiques et politiques qui fondent son identité politique et conditionnent le soutien de la société civile — nationale comme transnationale. « La violence que l’on oppose à la violence ne doit être ni dérisoire ni immorale car c’est le projet politique proposé lui-même qui en pâtirait. » (p. 45).

La guerre : « conflit violent entre au moins deux polities »

La sociologie historique comparée et l’anthropologie sociale du politique montrent que la guerre n’est nullement propre au monde moderne de l’État, bureaucratisé et militarisé 82. Il convient donc d’en scruter aussi la logique « dans les sociétés n’ayant pas encore atteint une organisation étatique solide » (p. 122). C’est précisément afin d’éviter les biais analytiques liés à une conception trop étatisée de la stratégie militaire que Dabila s’appuie sur des notions formellement neutres et empiriquement transversales, telles que celles d’« unités politiques » (Raymond Aron) ou de « polities » (Jean Baechler).

Le stratège militaire n’est pas un acteur autonome : il est l’exécutant supérieur d’un dessein politique, dont la légitimité dépend du régime auquel il appartient

Alexandre Escudier

Une politie, ou unité politique, se définit selon une double dimension (p. 55). Sur le plan interne, elle constitue un espace social de pacification tendancielle, ordonné par une formule de justice mise en œuvre à travers un ensemble de règles instituées, dont l’application peut requérir le recours à la coercition. Sur le plan externe, toute politie — quels que soient son niveau d’organisation sociale, son époque ou son horizon culturel — évolue dans un espace d’interactions entre unités politiques où, en l’absence de mécanismes supérieurs de régulation, tout différend peut dégénérer en violence militarisée. La face interne définit le périmètre de l’« endopolitique » (intra-politique, c’est-à-dire la politique domestique) propre au régime de la politie ; la face externe correspond, quant à elle, au champ de l’« exopolitique » (inter-politique ou « transpolitique », c’est-à-dire la politique extérieure) qui régit ses relations avec les autres communautés politiques territorialement constituées.

Cette dynamique externe d’interaction s’exprime selon Dabila à travers ce qu’il nomme la « propagation transpolitique ». Ce concept englobe l’ensemble des actions extérieures d’une politie, puisant dans ses ressources endopolitiques pour assumer les trois fonctions fondamentales de toute stratégie : « dissuader », « défendre » et « attaquer ». Il se substitue utilement aux catégories plus classiques de « grande stratégie » ou de « stratégie intégrale », en ce qu’il refuse d’ériger la stratégie — trop souvent réduite à sa seule dimension militaire — en principe central de la liberté d’action de toute communauté politique.

Trois éléments indissociables constituent, dans ce cadre, le phénomène éminemment social de la guerre : une discorde initiale, le recours à la violence et l’inscription de cette violence dans un cadre politique. L’entrée en guerre transforme un litige en une « épreuve de force » dotée de sa propre logique. Dabila en précise les niveaux de réalité (p. 43) : l’objet du conflit (l’enjeu général), les finalités politiques (non militaires), les objectifs stratégiques (traduction militaire de l’ordre politique poursuivi post bellum) et les buts tactiques (traduction concrète en engagements armés séquencés).

Cette chaîne de traduction n’est jamais mécanique : elle suppose un acte d’interprétation, confié à la stratégie militaire, définie comme « l’interprétation d’un dessein politique » (p. 21). Interpréter, ici, c’est à la fois traduire, donner sens et représenter. Les stratèges ne se contentent pas de transmettre une intention politique : ils la reformulent en fonction des rapports de force, des intentions adverses, des contraintes héritées et des moyens disponibles. La « propagation transpolitique » désigne le cadre où s’élabore cette médiation interprétative entre volonté politique et conduite de la guerre.

Grammaire générale : « clavier tactique », « plan de guerre », « équation de paix »

Pour rendre possible la comparaison analytique de conflits issus de contextes hétérogènes, Dabila propose une grammaire stratégique fondée sur trois instruments complémentaires, articulés en un système cohérent allant de l’action tactique élémentaire à la décision politique de paix : le « clavier tactique », le « plan de guerre » et l’« équation de paix ». Le « clavier tactique », inspiré du « clavier stratégique » de Beaufre mais recentré sur l’échelon approprié (la tactique, et non la stratégie), offre un vocabulaire élémentaire permettant de décomposer toute opération militaire en une série d’actions génériques, définies non par leurs intentions mais par leurs effets dans l’interaction : attaquer, surprendre, tromper, fatiguer, rompre ou menacer. Ces touches combinables, exposées dans un tableau synthétique (pp. 96-97), permettent de composer des séquences opératoires selon la logique d’une gamme musicale, et non pas en toute certitude mécaniste, reproductible more geometricum

La sociologie historique comparée et l’anthropologie sociale du politique montrent que la guerre n’est nullement propre au monde moderne de l’État, bureaucratisé et militarisé.

Alexandre Escudier

Le « plan de guerre » assure ensuite la cohérence verticale entre lignes politique, stratégique et tactique, par un mécanisme adaptatif de diagnostic, de coordination et de révision continue — chaque niveau devant rester révisable à la lumière de celui qui le surplombe.

Enfin, l’« équation de paix » (p. 106), prolongement direct de la « loi d’espérance politico-stratégique » de Lucien Poirier 83 (p. 104), formalise les conditions cognitives et psychiques de l’acceptation de la défaite : la guerre cesse non lorsqu’un camp est militairement anéanti, mais lorsque le décideur — compte tenu de son centre de gravité brisé — estime que la poursuite du conflit coûterait davantage que ce qu’il reste à espérer. La guerre est ainsi pensée non comme un pur affrontement mécanique, mais comme un processus où la perception des coûts, la lucidité stratégique et la résilience morale du groupe combattant — y compris celle de l’arrière — jouent un rôle central. Ce triptyque analytique — clavier tactique, plan de guerre, équation de paix — permet à Dabila de relier l’échelle des manœuvres concrètes, la cohérence des plans opératoires et les finalités politiques dans une « syntaxe stratégique » complète (pp. 50, 95, 111), apte à rendre comparables des séquences historiques de guerre en apparence dissemblables.

L’Échiquier des seize modes stratégico-tactiques

L’analytique générale de Dabila aboutit à un échiquier combinatoire de seize « modes stratégico-tactiques » (p. 91), déduits de trois couples fondamentaux : offensive/défensive, tactique/stratégique, directe/indirecte. Cette matrice typologique complète permet de décrypter la conduite stratégique selon différents régimes d’action militaire possibles. Chaque mode peut être activé ou corrompu en fonction des contextes, des doctrines, des configurations politico-institutionnelles et des régimes de commandement.

Les stratèges ne se contentent pas de transmettre une intention politique : ils la reformulent en fonction des rapports de force, des intentions adverses, des contraintes héritées et des moyens disponibles.

Alexandre Escudier

Pour appliquer cette matrice à l’analyse historique, Dabila propose enfin trois critères empiriquement observables, permettant de classer typologiquement les cas : 

— L’objectif stratégique global de la campagne — au niveau des finalités politiques — est-il de préserver un ordre établi (conservatisme) ou de le transformer (révisionnisme stratégique) ?

— Sur le plan tactique, l’acteur prend-il l’initiative de l’engagement militaire ou organise-t-il sa défense ?

— L’approche opératoire consiste-t-elle à frapper le centre de gravité adverse, ou bien à le contourner par des manœuvres de diversion, de surprise ou d’encerclement ?

La réponse à ces trois questions princeps permet de coder la séquence selon les seize configurations possibles de l’échiquier stratégique.

Loin d’une simple manie taxinomique dénuée d’enjeu cognitif et pratique, cette typologie vise à rendre identifiables et comparables des opérations issues de contextes historiques, technologiques ou culturels très hétérogènes, en réduisant leur complexité opératoire à un schéma d’ensemble intelligible. Elle fournit ainsi à l’analyste un levier pour diagnostiquer la forme stratégique dominante d’un affrontement donné, et au praticien une grammaire d’action pour choisir, à chaque étape d’une campagne, parmi les formes disponibles de conduite de la guerre — dont aucune, toutefois, n’est adéquate ou efficace à tous les coups.

La mise à l’épreuve comparative : un large échantillon historique de cas

Dans la seconde partie de L’Échiquier stratégique, Dabila déploie avec rigueur une galerie de cas historiques qui démontrent empiriquement la robustesse de sa grille analytique. Cette approche combinatoire — fondée sur les couples stratégie offensive/stratégie défensive, tactique offensive/défensive et approche directe/indirecte — permet une lecture transhistorique des séquences de guerre, tout en respectant les singularités contextuelles.

Chaque « mode stratégico-tactique » donne lieu à une mise en situation dans des périodes historiques et aires civilisationnelles contrastées : du monde grec antique à l’Empire ottoman, de la Chine des Royaumes combattants aux guérillas des XXe-XXIe siècles, Dabila recompose une cartographie comparative des formes concrètes de la guerre.

La stratégie défensive directe appuyée sur une tactique défensive directe se retrouve par exemple, de manière paradigmatique, dans l’héroïsme sacrificiel des Thermopyles (480 av. J.-C.) ou la défense de Verdun (1916), où l’on « choisit de laisser l’avantage à l’adversaire et [de] le laisse[r] lancer ses forces sur ses résistances » (p. 233). Ce mode d’attrition relève d’une logique de temporisation politique sous contrainte de puissance, où la victoire réside moins dans la conquête que dans la capacité à empêcher l’ennemi d’atteindre ses propres objectifs. Il permet à Dabila de réévaluer des séquences classiquement perçues comme des échecs tactiques en victoires stratégiques différées ou symboliques (au niveau de l’énergie morale du groupe belligérant d’alors et de ses réactivations mémorielles jusqu’à nous, pour tenir).

La guerre est pensée non comme un pur affrontement mécanique, mais comme un processus où la perception des coûts, la lucidité stratégique et la résilience morale du groupe combattant jouent un rôle central.

Alexandre Escudier

L’analyse de cas issus de sociétés segmentaires — dépourvues d’État sédentaire à légitimité rationnelle-légale, comme en Occident —, tels que certaines campagnes montées des Nuer, des Mongols ou des chefferies zouloues, permet de tester la robustesse de la grille jusque dans des configurations de conflictualité infra-étatiques ou alter-étatiques ; en effet, on sait désormais que les Mongols ont bien disposé d’une forme redoutable d’État itinérant 84. Citant Polyen (IIe siècle ap. J.-C.) à propos des peuples alentour (notamment les Parthes) faisant la guerre tout autrement que les « cités » gréco-romaines, a fortiori que l’empire de Marc-Aurèle, Dabila insiste à juste titre sur l’importance de ne pas « mépriser comme des hommes sans finesse ni malice » (p. 123) ces polities acéphales, dont la ruse et la mobilité forcent à requalifier des tactiques souvent jugées primitives comme relevant en réalité de stratégies conscientes, bien qu’indirectes. 

La percée heuristique de la table des éléments stratégico-tactiques proposée par Dabila repose ainsi sur sa capacité à intégrer aussi bien les combats mécanisés voire numérisés des XXe-XXIe siècles que les embuscades segmentaires du Néolithique ; elle permet ainsi de révéler, au-delà de la diversité de ces conflits, une combinatoire transhistorique des formes de la guerre, finie et structurée et dénombrable.

Le comparatisme historique proposé, étendu au temps long et aux divers espaces de l’histoire humaine, met ainsi à l’épreuve l’analytique générale élaborée par Dabila dans la première partie de l’ouvrage, au niveau des « formes élémentaires » (p. 9) de la « grammaire stratégique » (p. 51). À la lecture des exemples, minutieusement restitués et analysés, le lecteur voit peu à peu se dégager des logiques stratégiques, là où il ne percevait jusqu’alors qu’un enchaînement de cas isolés, traités comme de pures singularités dans le style souvent besogneux des narrations historiques traditionnelles. Celles-ci étaient incapables de faire apparaître le choix stratégique effectivement opéré par les protagonistes d’alors parmi les possibles disponibles de la gamme pérenne. Ce sont les facteurs déterminants de ces choix, ainsi que leurs conséquences, que le « clavier tactique » construit par Dabila permet de révéler, en rendant visible l’architecture opératoire des décisions militaires, jusque-là dissoute dans la contingence du récit.

Pourquoi les acteurs d’alors choisissent-ils tel ou tel « mode stratégico-tactique » ? Avec quels effets, quel succès ou quel échec du « plan de guerre » (p. 98 et 109) ? Autrement dit, avec quelle capacité d’adaptation à la réaction ajustée de l’ennemi, lui-même anticipant les anticipations de l’autre ? C’est cette logique « inter-réactionnelle » sans fin que Dabila (p. 53).

Sociologiser l’histoire des idées stratégiques

Toutes ces dimensions sont analysées à l’occasion de chaque exemple d’affrontement armé. 

Dans la section « Auteurs » propre à chacun des seize modes stratégico-politiques mis en exemple, Dabila examine la manière dont l’expérience vécue, ou l’observation minutieuse des engagements, a modifié après coup la pensée des stratégistes — c’est-à-dire des auteurs de doctrines. De même que la philosophie politique, selon l’image célèbre de Hegel, ne déploie ses ailes qu’au crépuscule des événements qu’elle thématise, la pensée stratégique ne se développe, elle aussi, qu’après la fête, à partir d’expériences historiques déjà advenues. 

Le général de Gaulle dénonçait la tentation de transformer un mode d’action ponctuellement victorieux en une « métaphysique absolue de l’action » — posture vouée à l’échec, dès lors qu’elle fétichise un succès passé en l’érigeant en modèle indépassable.

Alexandre Escudier

Ces expériences lentement décantées donnent naissance à des doctrines stratégiques successives, souvent en conflit les unes avec les autres ; en effet, les stratéges se lisent, se répondent et s’opposent. Ainsi, Basil H. Liddell Hart 85, ardent promoteur de la stratégie « indirecte », vouait aux gémonies la tradition clausewitzienne, accusée d’avoir inspiré par sa glorification de la stratégie directe et de la montée aux extrêmes les états-majors aveugles, responsables de la boucherie de 1914-1918.

En mobilisant une large constellation d’auteurs issus de la tradition stratégique — de l’Antiquité chinoise ou gréco-romaine à la pensée classique et moderne européenne, de Sun Tzu à Joly de Maizeroy (inventeur des termes « la stratégique » en 1770 et « la stratégie » en 1777 86), de Jacques de Guibert à Clausewitz, Jomini ou Liddell Hart — Dabila propose une relecture structurée de l’histoire de la pensée stratégique à partir de sa propre analytique des seize modes stratégico-tactiques.

Si cette grille typologique s’avère conceptuellement exhaustive et empiriquement discernable dans les conflits armés documentés, elle autorise alors à reconfigurer l’historiographie des doctrines classiques, en suggérant de les envisager désormais non plus comme théories générales autosuffisantes, mais comme autant d’explicitations partielles, historiquement situées, de certains modes opératoires spécifiques. À y bien regarder, en effet, chaque stratégiste tend à privilégier un type de guerre, identifiable par sa structure stratégique et tactique dominante, et souvent réductible à un ou quelques modes de l’échiquier — parfois même à un seul — qu’il érige en paradigme de l’efficacité guerrière : « Les grands auteurs militaires ont, pour la plupart, conseillé un type de guerre, qui peut se ramener à quelques modes stratégico-tactiques et parfois même à un seul » (p. 123). Ce sont ensuite ces doctrines, ainsi polémiquement constituées, qui reconfigurent — partiellement ou en profondeur — les dispositifs de formation et de reprogrammation intergénérationnelle du raisonnement stratégique, au sein des appareils militaires ou politiques des polities. À ce titre, les sections « Auteurs » de Dabila ne relèvent ni d’une simple histoire ni d’une paraphrase érudite des idées stratégiques : elles esquissent une sociologie historique comparée des doctrines et des pratiques, attentive à leurs conditions d’émergence, à leurs effets de cadrage opératoire, comme à leurs angles morts structurants.

Théâtres de guerre contemporains : ultime mise à l’épreuve des outils d’analyse opératoire

Dans la section sur la « résurrection de Bellone » qui conclut son ouvrage (pp. 347-374), Dabila applique sa matrice à seize cases aux théâtres contemporains majeurs pour démontrer la robustesse opératoire de son modèle. La guerre d’Ukraine illustre d’abord une stratégie offensive avec tactique offensive directe (attaque massive et frontale dès février 2022), rapidement réorientée par la Russie vers une stratégie offensive avec tactique défensive indirecte (repli organisé, fortifications, saturation logistique), signe d’un échec de la charge initiale. En face, l’Ukraine combine une stratégie défensive avec tactique défensive directe dans les premiers mois (tenue de terrain, protection des villes), puis développe une tactique offensive indirecte — frappes à longue portée, usage de drones, ciblage des nœuds logistiques — tout en conservant une posture stratégique défensive.

L’agir stratégique suppose toujours une décision ad hoc — sous contrainte, dans l’incertitude des circonstances comme des conséquences, et face à un belligérant qui anticipe déjà les options probables de son adversaire.

Alexandre Escudier

Dans le Haut-Karabakh, le conflit de 2020 voit l’Azerbaïdjan mobiliser une stratégie offensive avec tactique offensive indirecte : reconquête méthodique par saturation, usage intensif des drones turcs Bayraktar, ciblage des lignes de ravitaillement et des centres de commandement. Inversement — à l’instar de la France de 1940, fustigée par de Gaulle —, l’Arménie reste figée dans une stratégie défensive avec tactique défensive directe, tenant ses positions sans adaptation au nouveau paradigme technologique. Dabila y voit une sorte d’ossification politique par défaut d’actualisation de la conduite stratégique.

En Syrie, le théâtre se structure selon une pluralité de modes dissemblables : le régime Assad adopte une stratégie défensive avec tactique offensive indirecte, misant sur l’usure des poches rebelles ; les Kurdes pratiquent une stratégie défensive avec tactique défensive indirecte (esquive, retraits, contrôle de couloirs) ; la Turquie intervient selon une stratégie offensive avec tactique indirecte (frappes ciblées, zones tampons, proxies), illustrant un environnement stratégico-tactique où aucun mode ne devient hégémonique.

Enfin, dans le conflit opposant Israël à l’« arc chiite », Dabila voit un affrontement permanent à seuil d’escalade modulable. Israël déploie une stratégie défensive avec tactique offensive indirecte : frappes préventives contre les infrastructures du Hezbollah ou les convois iraniens, cyberattaques, éliminations ciblées, élimination du Hamas dans la bande de Gaza en réaction à l’attaque du 7 octobre 2023 — le tout sans volonté de conquête territoriale mais afin de desserrer l’étau de l’axe dit « de la Résistance ».

En miroir, l’Iran poursuit une stratégie offensive adossée à une tactique défensive indirecte — réseau de proxies, encerclement graduel, saturation périphérique — relevant d’une combinatoire de modes visant moins la conquête que l’érosion de la liberté d’action adverse. Le théâtre qui en résulte est celui d’une conflictualité continue et non déclarée, où les effets sont calibrés pour gérer le seuil d’escalade, maintenir une pression stratégique durable, et ménager des fenêtres de bascule vers des séquences tactiques offensives. Cette démonstration finale de Dabila confirme sans équivoque que ses seize combinaisons typologiques ne constituent pas des modèles rigides, mais bien des repères analytiques tangibles, permettant de décrypter les conflits contemporains au-delà de leur plasticité stratégique et de leur hybridation technologique croissante.

L’« agir » stratégique contre la « corruption » des modes stratégico-tactiques

On insistera pour finir sur le fait que chaque chapitre consacré aux seize modes stratégico-tactiques se referme par une section intitulée « Corruption ». Il y a à cela une raison de fond, inhérente à l’analytique de la conduite stratégique, déployée dans la première partie. En effet, Dabila montre que si toutes les « formes générales » et « élémentaires » de la « syntaxe stratégique » (p. 111) sont, par nature, immédiatement concevables par chaque protagoniste suffisamment lucide quant à l’existence de ces possibles opératoires — à l’image des coups disponibles dans une partie d’échecs —, ceci n’implique nullement qu’un mode donné constitue une martingale valide en toute situation. Autrement dit, aucun régime stratégique n’est, en soi, garant ni de la justesse des objectifs politiques, ni de l’efficacité stratégico-tactique de la conduite de guerre : il est structurellement indéterminé, aussi bien du point de vue des finalités poursuivies par la politie que de la compétence de son état-major.

De même que la philosophie politique, selon l’image célèbre de Hegel, ne déploie ses ailes qu’au crépuscule des événements qu’elle thématise, la pensée stratégique ne se développe, elle aussi, qu’après la fête, à partir d’expériences historiques déjà advenues. 

Alexandre Escudier

Le général de Gaulle avait pleinement conscience de ce point clef lorsqu’il dénonçait la tentation de transformer un mode d’action ponctuellement victorieux en une « métaphysique absolue de l’action » (cité p. 138) — posture rigide, vouée à l’échec dès lors qu’elle fétichise un succès passé en l’érigeant en modèle indépassable. C’est précisément ce moment de bascule qui définit la « corruption » d’un régime stratégique : lorsqu’une politie, à travers ses dirigeants politiques et militaires, cesse d’ajuster sa conduite à la singularité de la situation pour reconduire mécaniquement une forme d’action jadis efficace, croyant tirer sa légitimité du précédent historique plutôt que de l’analyse dynamique des inter-réactions guerrières du moment — que ce soit au niveau de la bataille, de la campagne ou de la séquence stratégique d’ensemble. A contrario, une conduite stratégique réellement efficace se doit d’être multi-modale, adaptative, c’est-à-dire en capacité — cognitive et opérationnelle — de pivoter à tout moment en fonction des dynamiques mouvantes du conflit.

Ces qualités, la conduite stratégique doit les incorporer, car l’agir stratégique suppose toujours une décision ad hoc — sous contrainte, dans l’incertitude des circonstances comme des conséquences, et face à un belligérant qui anticipe déjà les options probables de son adversaire et met en œuvre des contre-stratégies qu’il faut deviner sans pouvoir les prédire, dans l’espoir de maximiser son propre « plan de guerre » et de forcer une certaine « équation de paix ». Cette dynamique rend la stratégie irréductible à un savoir clos (homo sapiens) académiquement transmissible, à un plan parfait ou une recette garantie (homo faber). Elle engage une rationalité du conflit fondée sur l’incertitude de l’« agir » (homo agens87, où la pertinence d’un mode stratégico-tactique ne se juge qu’à l’aune du rapport mouvant entre finalités politiques, configurations concrètes du théâtre de guerre et enchaînement contingent des « inter-réactions » stratégiques.

Le nouveau Grand Débat des démocraties libérales du XXIe siècle

Alors que les démocraties libérales, ainsi que la proto-fédération inachevée qu’est l’Union européenne, redécouvrent avec stupeur les contraintes géopolitiques pesant sur la promesse moderne d’émancipation — égale dignité humaine, dans la sécurité, la prospérité et les libertés politiques et sociales, L’Échiquier stratégique de Dabila ramène au premier plan, épurée, la table des éléments de la « conduite stratégique » et de la « stratégie militaire » à travers les âges. Sa polémologie constitue, à ce titre, l’un des fondements les plus assurés d’une doctrine unifiée de la résilience démocratique (externe/interne), à l’heure de la montée conjuguée des périls autocratiques domestiques et néo-impériaux.

Toute la question maintenant lancinante est de savoir si les déséquilibres devenus flagrants de nos démocraties libérales — déséquilibres sociaux, fiscaux, budgétaires, identitaires et, partant, politiques — permettront de hisser le débat public à la hauteur de ce nouveau Grand Débat du XXIe siècle sur la conduite stratégique.

Qu’on s’y adonne ou s’y refuse, ce Grand Débat a d’ores et déjà lieu sous nos yeux, moyennant la triple contrainte conjuguée des autocraties néo-impériales continentales, des périls climatiques et environnementaux de l’Anthropocène, et de l’ingouvernabilité chronique des régimes démocratiques. La difficulté majeure tient à ce que ces régimes de prospérité et de liberté, si durablement déshabitués aux enjeux de sécurité et aux misères concrètes de la guerre sur leur propre sol, peinent désormais à hiérarchiser leurs objectifs politiques internes et externes. Cette incapacité s’aggrave du fait que ces objectifs entrent en concurrence pour l’allocation de marges de manœuvre budgétaires désormais fortement contraintes — comme en témoigne la prolifération de mouvements sociaux désencastrés des traditions syndicales, dont la gestion absorbe à son tour une part non négligeable des capacités budgétaires et sécuritaires de l’État. On se trouve dans un cercle vicieux. Le risque systémique, pour les démocraties, est dès lors qu’elles échouent à penser la conduite stratégique de leur politie — et de leur système d’alliance — soit parce qu’elles demeurent paralysées de l’intérieur par une hyperconflictualité structurelle, soit parce qu’elles ne parviennent plus à appréhender leur environnement international autrement qu’avec les coordonnées de l’humanitarisme moral, qui ne suffisent plus à penser la situation : non pas la penser éthiquement, bien sûr, mais opérationnellement et dans l’urgence.

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