09.10.2025 à 06:00
La guerre des missiles de l’Ukraine à Israël : le levier caché de Pékin sur le Pentagone
Les États-Unis ont un problème de stocks — et Xi Jinping l’a très bien compris.
En arsenalisant certains minéraux critiques, en armant l’Iran, la « géo-bureaucratie » chinoise s’attaque à l’intimité du complexe militaro-industriel américain et exerce une pression constante sur sa production.
Jean-Michel Valantin étudie le rôle des missiles dans l’affrontement entre Pékin et Washington.
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Texte intégral (9093 mots)
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Le 21 juin 2025, l’US Air Force et l’US Navy lancent l’opération « Midnight Hammer » et bombardent trois sites iraniens d’enrichissement d’uranium. Le 23 juin, les Gardiens de la Révolution lancent une opération de représailles. Ils tirent plusieurs salves de missiles contre la base militaire américaine d’Al-Udeid au Qatar et contre plusieurs autres bases américaines. Les autorités iraniennes ayant prévenu les autorités américaines de ces frappes, les projectiles sont interceptés.
Cet « échange de bombardements » clôt la séquence de guerre « chaude » qui dure depuis le 12 juin 2025 et qui s’était ouverte par l’offensive menée par l’armée de l’air israélienne : avec elle, c’est une « guerre des missiles » qui commençait entre les deux pays.
Cette implication américaine dans la guerre Israël-Iran n’est pourtant pas la première action des États-Unis au Moyen-Orient depuis le début de la guerre de Gaza en octobre 2023.
Pour participer à la défense de l’espace aérien israélien contre les frappes du Hezbollah libanais, des milices irakiennes et de celles des Gardiens de la révolution iraniens, Washington avait déjà déployé sur terre de nombreux systèmes d’armes dans la région.
En mer Rouge, l’US Navy combat la milice yéménite houthie ; celle-ci soutient le Hamas dans sa guerre contre Israël en envoyant missiles et drones en direction de l’État hébreu et en ciblant — à l’exception des navires russes ou chinois — les cargos qui traversent cette grande artère. Les destroyers américains multiplient les interceptions de missiles et de drones, tandis que les porte-avions en rotation dans la zone bombardent régulièrement le territoire yéménite pour tenter, tant bien que mal 33, de briser les ressources et le moral des Houthis.
En Ukraine enfin, les missiles américains de tous ordres jouent un rôle tactique et opérationnel central.
Les Ukrainiens utilisent notamment des systèmes Patriot face aux missiles et aux drones russes. En mer Noire, ce sont les missiles Neptune qui ont permis de couler en avril 2022 le Moskva, navire-amiral de la flotte russe 34.
Les plus hautes autorités américaines travaillent à extraire les États-Unis de ces conflits qui épuisent les arsenaux américains, tant les capacités industrielles de Washington ne parviennent pas à reconstituer les stocks au rythme de leur utilisation.
Ils ont aussi face à eux un autre fournisseur : la Chine soutient industriellement, économiquement et militairement la Russie, la milice houthie, l’Iran, mais aussi le Pakistan.
En mai 2025, la guerre indo-pakistanaise, dont la dimension aérienne fut essentielle, a confirmé l’efficacité des systèmes d’armes chinois et russes utilisés contre l’armée de l’air indienne 35.
Au plan stratégique, la participation des États-Unis aux guerres en Ukraine, en mer Rouge et en Iran s’inscrit bien dans un affrontement tarifaire, économique et technologique contre Pékin. La Chine contre-attaque par l’instauration de tarifs douaniers, et un contrôle fin de ses exportations de terres rares 36. Or ces minéraux jouent un rôle essentiel dans le secteur des semi-conducteurs, de l’intelligence artificielle, des industries aérospatiales et automobiles.
C’est toute la base technologique de la défense américaine qui s’en trouve affectée.
À l’époque où les missiles de tous types sont devenus des systèmes d’armes centraux pour la moindre projection de force, cette « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.
Un problème de stock : la crise des missiles américains
Durant la « guerre de 12 jours », les missiles balistiques et hypersoniques que l’Iran lance contre Israël placent le conflit en très haute altitude.
Pour les intercepter — au moins partiellement — les systèmes de défense israéliens « Flèche » et « Fronde de David » ont été complétés par de très nombreux tirs de batteries américaines Patriot et THAAD 37.
Le conflit se situe au-delà de l’atmosphère : son intensité est telle qu’il ouvre sur une guerre spatiale 38.
En parallèle, la militarisation de l’IA générative, combinée aux réseaux sociaux, projette celle-ci dans des centaines de millions de cerveaux : c’est une autre forme de frappe — par l’intermédiaire de fake news 39. Certaines de ces images et vidéos générées par l’IA sont vues par plus de 100 millions de personnes.
Cette guerre n’est pourtant que brève : dans la nuit du 21 au 22 juin, les bombardiers furtifs de l’US Air Force larguent enfin une douzaine des bombes conventionnelles les plus puissantes au monde sur les sites nucléaires iraniens — suspendant le conflit sans toutefois détruire totalement le programme nucléaire iranien.
Il est possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense.
Jean-Michel Valantin
Ukraine-Israël-mer Rouge : l’arc de crise des missiles américains
De telles frappes s’inscrivent plus largement dans la continuité du soutien américain à Israël.
Depuis octobre 2023, les États-Unis envoient à l’État hébreu un grand nombre de munitions et de systèmes d’armes, notamment des batteries de missiles anti-aériens « Patriot ». À ce déploiement s’ajoutent ceux de batteries de missiles antibalistiques THAAD (Terminal High Altitude Area Defense). Celles-ci sont en particulier dédiées à la défense du territoire israélien contre les missiles de longue portée projetés par les forces Houthis depuis le Yémen, ou contre ceux envoyés depuis l’Iran 40.
Ce vaste dispositif antimissile, déployé sur terre en Israël, en Irak et en Syrie, est enfin complété en mer Rouge par les missiles anti-aériens des groupes de combat de l’US Navy 41.
Dans le même temps, les États-Unis soutiennent d’autres alliés : depuis le début de l’agression russe en février 2022, un flux d’armements et de munitions est acheminé vers l’Ukraine, qui est un composant essentiel de sa stratégie opérationnelle.
Mais cette dynamique est en train de changer.
Le 3 juillet 2025, le Pentagone décide de ralentir — voire dans certains cas de suspendre — l’envoi à l’Ukraine de certains de ces systèmes à guidage intégré, en particulier des Patriot. Il justifie sa décision par le trop faible stock des arsenaux américains 42. La décision que prend finalement le président Trump — celle d’envoyer entre dix et dix-sept systèmes Patriot supplémentaires en Ukraine — semble confirmer implicitement la préoccupation de Washington quant à l’état des réserves et de la production.
La décision du Pentagone, soutenue par Trump, déclenche une vive polémique aux États-Unis, au point que plusieurs élus fédéraux, républicains et démocrates, cherchent à la faire annuler.
Elle trouve pourtant une justification sur le plan interne.
Bien qu’il soit difficile d’accéder aux chiffres de production et d’usage des matériels, il apparaît que les capacités de production américaines de systèmes d’armes deviennent insuffisantes au regard de l’explosion de leurs usages depuis le début des guerres en Ukraine et à Gaza.
Éreintement : les stocks américains face au choc du retour des guerres
Le croisement d’un certain nombre de rapports offre le tableau d’une industrie de défense fragilisée par le soutien à Israël et à l’Ukraine 43 : depuis le début de sa résistance face à la Russie de Poutine, l’armée ukrainienne consomme des quantités considérables de ces missiles pour faire face aux drones et aux missiles russes. À titre d’exemple, Raytheon et Lockheed-Martin devraient en 2025 produire 740 missiles anti-aériens Patriot (PAC-2/PAC-3) — de la même gamme que ceux employés en Ukraine et en Israël. Cette cadence de production est le double du niveau courant : avant 2023, on ne produisait que 350 unités par an de ce modèle. En 2023 comme en 2024, on en a produit 500 44.
Cette accélération se retrouve ailleurs. Il existe ainsi cinq variantes de missiles Patriot, achetées par une vingtaine de pays pour renforcer leurs systèmes de défense. Combinées, ces différentes variantes correspondent à une production de 3 000 unités par an. L’US Army, responsable du déploiement des bataillons de Patriot, a obtenu un quadruplement de la production globale qui, en 2026, passera de 3 000 à 13 000 unités par an — si Boeing et Lockheed-Martin en ont la capacité industrielle 45.
La « crise américaine des missiles » pourrait se transformer en impasse stratégique pour Washington — et en opportunité pour la Chine.
Jean-Michel Valantin
Les Patriot ne sont pas les seuls concernés. En mer Rouge, un décompte établi par The War Zone établit qu’entre octobre 2023 et juillet 2024, le groupe de combat du porte-avion USS Eisenhower a consommé plus de 155 missiles Standard, 135 missiles de croisière Tomahawks, 60 missiles air-air et 460 « munitions » air-terre — sans doute des bombes guidées 46.
Ces systèmes d’armes — dont chacun coûte plusieurs millions de dollars — sont utilisés pour intercepter et détruire des drones aériens terrestres houthis ainsi que des missiles fabriqués « en kit » par les rebelles. Directement soutenus par l’Iran, ils bénéficient aussi d’un soutien chinois sous la forme de renseignement géospatial 47.
Depuis 2020, les États-Unis n’ont ajouté que 250 missiles de croisière Tomahawk à leur stock initial de 9 000 missiles ; or les différents groupes de combat en mer Rouge semblent en avoir utilisé plus de 2 900 pour la seule année 2023.
Sachant que ces taux d’utilisation sont restés très élevés en 2024 et 2025, la réduction des stocks (de 9 000 en 2023 à 4 000 en 2025), s’explique aisément : le rythme de production est actuellement insuffisant pour compenser les pertes 48.
L’inquiétude du Pentagone quant à l’état de ses stocks de missiles est d’autant plus forte que les quatorze bataillons opérants des Patriot se répartissent entre le territoire américain — en particulier pour répondre aux besoins de formation — l’Europe, le Moyen-Orient et le Golfe Persique. S’y ajoutent les bases maritimes dans le Pacifique, dont l’île de Guam — qui jouerait un rôle central en cas de guerre ouverte avec la Chine 49.
Du samarium à la « muraille de drones » en passant par l’Iran, la grande stratégie asymétrique de Pékin
En parallèle de ces conflits, la guerre commerciale contre la Chine, déclenchée en avril 2025 par Washington, a provoqué de la part de Pékin plusieurs contre-offensives.
La première a consisté à restreindre drastiquement les exportations de terres rares, tant vers les États-Unis que vers l’Europe.
En avril 2025, le ministère du Commerce chinois a créé une administration dédiée à l’établissement de licences à l’export pour les terres rares, désormais nécessaires pour que les partenaires commerciaux de la Chine se les procurent. Obtenir ces licences implique de préciser, entre autres, non seulement la nature du besoin mais aussi l’usage final qui en sera fait 50.
Si les négociations commerciales entre les États-Unis et la Chine aboutissent en juin 2025 à une réduction des droits de douane américains à 55 % et des droits chinois à 10 %, la Chine maintient toutefois ce système de licences à l’export sur les terres rares ; et bien que leur exportation reprenne à grande vitesse — + 660 % par rapport à avril 2025 51 — les mécanismes administratifs chinois pour leur commerce — comme celui des produits finis en contenant — se sont considérablement complexifiés.
C’est l’une des conséquences de cette guerre commerciale déclenchée par l’administration Trump.
Les applications des terres rares sont nombreuses : elles sont essentielles à l’informatique et l’IA, aux équipements de santé comme aux technologies pour la transition énergétique. Les industries américaine et européenne en ont besoin. Face aux restrictions chinoises, plusieurs terres rares, comme le dysprosium, le terbium et le samarium, se retrouvent ainsi au centre de l’attention : ces trois-là jouent en particulier un rôle important dans les industries liées à la défense et à la transition énergétique.
Le système de licences à l’export est ainsi lourd de conséquences pour l’industrie américaine, en particulier dans le secteur de la défense.
Depuis le 14 avril, la production de systèmes d’armes subit la réduction des importations de terres rares chinoises : les aimants en alliage samarium-cobalt sont en effet essentiels aux industries automobiles, aérospatiales et de défense, en raison de leur conductivité et de leur niveau de résistance à la chaleur ; ces qualités en font des éléments clefs des systèmes de guidage de systèmes aérospatiaux, comme des missiles HIMARS, des batteries de missiles anti-aériens Patriot ou des chasseurs-bombardiers F-35.
La Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran.
Jean-Michel Valantin
En parallèle, les entreprises américaines de la Silicon Valley se sont spécialisées dans la mise au point de logiciels, d’algorithmes et d’ordinateurs conçus aux États-Unis, dont les semi-conducteurs sont produits à Taïwan ; leurs composants sont constitués de terres rares extraites et raffinées par la Chine 52.
Celui qui contrôle le samarium contrôle le monde : l’offensive « géo-bureaucratique » de la Chine
L’industrie militaire des États-Unis est donc encore très dépendante de la Chine 53, bien que de façon indirecte ; or si les avancées dans les négociations commerciales sino-américaines ont permis de rétablir les échanges touchant à plusieurs types d’aimants contenant des terres rares, l’embargo sur le samarium n’est toujours pas levé.
En réponse à cette dépendance, la diplomatie américaine s’investit fortement en Afrique, en particulier en République démocratique du Congo 54.
Cette offensive vise à permettre aux entreprises américaines d’accéder aux gisements congolais de lithium, de coltan et de cobalt, minéraux essentiels à l’industrie électronique et énergétique. Le Pentagone souhaite d’ailleurs pouvoir se constituer une réserve stratégique de cobalt 55. Cet activisme minier traduit la volonté des États-Unis d’établir de nouvelles chaînes logistiques aussi rapidement que possible, pour échapper à l’influence chinoise.
Une démarche analogue est en cours dans le cas spécifique du samarium.
En juillet 2025, le Pentagone a signé un partenariat public-privé avec la société minière américaine MP Materials, accompagné d’un investissement public de 400 millions de dollars. Un tel interventionnisme économique — de facto une quasi-nationalisation — est inédit. La vocation de cette entreprise est de relancer l’industrie d’extraction et de traitement des terres rares aux États-Unis, en particulier pour le dysprosium, le terbium et le samarium 56.
Il est ainsi possible d’interpréter le système chinois de licences d’exportations de terres rares et d’aimants comme une offensive « géo-bureaucratique » contre le secteur américain de la défense, en particulier contre la production de missiles et de systèmes aérospatiaux. Ces systèmes d’armes et ces matériels sont pourtant les capacités militaires dont dépend l’armée américaine.
En d’autres termes, Pékin a su militariser et « arsenaliser » l’interdépendance entre la Chine et les États-Unis pour la projeter au plus intime de la fabrique de la puissance militaire américaine.
Des armes de Pékin à Téhéran : pourquoi la Chine de Xi appuie-t-elle l’Iran ?
Cette situation stratégique met aussi en évidence l’intrication entre la stratégie d’influence industrielle chinoise et les théâtres d’opérations où les forces américaines sont lourdement présentes.
Ainsi, depuis 2022 et le début de la guerre en Ukraine, la Chine n’a cessé de renforcer son soutien politique, économique et technologique à la Russie. Alors que l’Union, le G7 et les États-Unis ont accumulé les paquets de sanctions économiques contre la Russie, la Chine a multiplié les accords économiques avec le pays, en particulier dans les secteurs de l’énergie, de l’agriculture et des hautes technologies.
Par ailleurs, la Chine ne cesse de renforcer son partenariat stratégique avec l’Iran. Si les relations sino-iraniennes remontent à l’Antiquité 57, elles sont devenues plus étroites encore depuis l’adhésion formelle de l’Iran à la « Nouvelle route de la Soie » chinoise, en 2022.
À cette occasion, les deux pays ont signé un accord de coopération de vingt-cinq ans, s’engageant à renforcer leur intégration par le rail, déjà très avancée depuis l’ouverture en 2016 de la première voie de chemin de fer sino-iranienne. Selon cet accord, l’Iran réserve une part importante de sa production pétrolière à l’export en Chine tandis que celle-ci s’engage à investir à hauteur de 400 milliards de dollars en Iran durant les vingt-cinq ans de l’accord.
Cet investissement colossal est divisé en deux parties.
La première, qui s’élève à 280 milliards de dollars, sera dédiée au développement de l’industrie pétrolière et gazière, ainsi qu’au secteur pétrochimique iranien. La seconde, de 120 milliards de dollars, ira aux secteurs des infrastructures de transport et de communication. Ces sommes financeront notamment le développement du réseau de fibre optique par ZTE, le géant chinois des télécoms, tandis que les technologies de surveillance et d’intelligence artificielle seront mises en œuvre par d’autres groupes chinois, dont Huawei 58.
La combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.
Certes, les opérations israéliennes d’infiltration et de frappes de drones, les cyberattaques et les bombardements aériens — complétés par les frappes américaines de « superbombes » sur les trois grands sites d’enrichissement d’uranium — ont infligé une série de violents revers à la République islamique 59 ; mais les contre-offensives de celle-ci, une série de frappes aériennes par drones et par missiles balistiques et hypersoniques, ont fortement contribué à la surconsommation de systèmes d’armes américains, israéliens et israélo-américains — alors même que leur production est mise sous tension par l’embargo chinois.
Pékin l’a bien vu qui, dès la fin du mois de juin 2025, a soutenu l’effort de réarmement de l’Iran en lui fournissant en particulier des systèmes d’armes anti-aériens 60.
Jusqu’à cette date, la République islamique apparaissait isolée sur le plan militaire, car dépendante des capacités de production de sa propre base industrielle et technologique de défense — là où, en face, l’industrie américaine jouait un rôle majeur de soutien pour Israël 61.
L’implication de l’industrie militaire chinoise auprès de l’Iran fait désormais émerger une « situation en miroir » ; elle sort l’Iran de son relatif isolement stratégique en lui ouvrant l’accès à une industrie militaire de pointe.
Le Golfe Persique et le Moyen-Orient sont désormais des zones de contact stratégiques entre les zones d’influence américaine et chinoise.
En d’autres termes, le déploiement en Iran de ces armes peut être considéré comme une extension, à l’échelle régionale, du système de dissuasion conventionnelle chinois.
Pour Washington, la combinaison de la guerre israélo-iranienne et des réductions des exportations chinoises de terres rares constitue un point de tension que Pékin cherche à exploiter.
Jean-Michel Valantin
L’extension de la « Grande muraille de drones » et les leçons de la guerre Inde-Pakistan
Un tel rapprochement peut cependant avoir d’autres significations.
Il pourrait être interprété comme un message envoyé à d’autres partenaires stratégiques, dont la Russie et d’autres membres du groupe des BRICS+.
Les alliés potentiels se font ainsi plus nombreux : depuis 2024, ce groupe intègre l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Indonésie, l’Éthiopie et l’Iran 62.
L’Iran n’est qu’un des nombreux pays avec lesquels la Chine mène une politique d’exportation de hautes technologies militaires et d’intelligence artificielle. Les membres de l’Initiative des Nouvelles Routes de la soie en sont parmi les premiers bénéficiaires. Or certains sont voisins de pays militairement liés aux États-Unis.
Sur le sol européen, la modernisation de l’armée serbe est renforcée depuis 2020 par des importations de batteries de missiles sol-air et de drones de combat Wing Loong. Ces mêmes armes sont envoyées en Asie, en particulier au Pakistan et en Corée du Nord ; mais aussi au Moyen-Orient — en Irak, en Égypte et à la faction du général Haftar en Libye.
Du point de vue des receveurs, ce partenariat leur permet de renforcer leur souveraineté nationale, en renouvelant par des drones leurs capacités de projection de force ; la guerre en Ukraine démontre quotidiennement l’efficacité opérationnelle et stratégique de telles armes.
Quant aux batteries de missiles anti-aériennes, elles consolident les capacités de dissuasion conventionnelle des pays qui s’en équipent, mais aussi la protection du territoire en temps de guerre.
Cette nouvelle réalité s’est manifestée de manière spectaculaire du 7 au 10 mai 2025, durant la guerre Inde-Pakistan.
Les performances des systèmes d’armes russes et chinois employés par les deux belligérants font alors l’objet d’une grande attention internationale.
D’après Christopher Clark, chercheur au Stimson Center et auteur d’un rapport particulièrement fouillé sur cette guerre, le niveau exceptionnellement élevé de diffusion de fake news et de désinformation de la part des deux belligérants rend difficiles ces évaluations techniques et tactiques 63. Néanmoins, il semblerait que certaines frappes pakistanaises réussies contre quelques avions indiens, dont un Rafale, soient le fait de batteries de missiles chinoises HQ-9. En retour, certains appareils pakistanais auraient été abattus par des batteries de missiles russes S-400 achetées par l’Inde. L’Indian Air Force réfute toutefois l’affirmation selon laquelle certains de ses appareils auraient été abattus par des missiles chinois PL-15.
Plusieurs attaques de drones ont aussi été menées par les deux camps, mais les caractéristiques techniques de ces drones sont difficiles à établir, du fait de l’intensité de la guerre de l’information menée de part et d’autre.
Malgré le « brouillard » de désinformation qui caractérise cette guerre, il apparaît que les systèmes d’armes chinois et russes aient été particulièrement efficaces 64.
La « Chimère » se dévore
Ces quarante dernières années, une profonde interdépendance s’est établie entre les États-Unis et la Chine.
Dès le début des années 1980, les parcs industriels américain, japonais et européen ont entamé une grande migration vers la Chine, rendue possible par les profondes réformes lancées par Deng Xiaoping 65. Cette dynamique a « offert » sa révolution industrielle à l’Empire du Milieu 66 : les entreprises de la Silicon Valley se sont largement installées en Chine, afin de bénéficier de l’accès à son gigantesque marché intérieur ainsi qu’à des coûts de production beaucoup plus bas qu’aux États-Unis du fait du niveau des salaires chinois ; elles n’ont réalisé que très tardivement le profond état de dépendance dans lequel elles s’installaient 67.
Cette gigantesque vague de délocalisations transforme profondément l’économie et la société américaine. Le niveau de « fusion » entre les économies des deux pays est tel que Niall Ferguson, le grand historien britannique de l’économie, élabore le concept de « Chimérica » pour qualifier cette imbrication 68.
Cette « Chimérica » est tout sauf une chimère.
Les États-Unis compensent la réduction massive de leur production industrielle par des importations tout aussi massives de produits chinois à bas prix. L’Amérique s’installe ainsi dans un système de déficit commercial structurel à l’égard de la Chine, qui devient aussi l’un des principaux détenteurs de la dette américaine en achetant des obligations émises par le Trésor 69.
Depuis les années 2010, la Chine exporte trois fois plus vers les États-Unis que l’inverse ; cette situation ravage l’hinterland industriel américain, lourdement exposé au « China shock » et d’autant plus dépendant des biens chinois à bas prix.
Plus encore, de la fin des années 1990 aux années 2010, la « Chimérica » s’est étendue aux champs du numérique et des chaînes logistiques.
L’État et les entreprises chinois ont lourdement investi dans l’extraction et le raffinage de terres rares ; comme on l’a vu, cette double spécialisation confère à la Chine une place de quasi-monopole dans l’exportation tant des minéraux raffinés que des produits les contenant.
Les entreprises chinoises, contrôlées par l’État chinois, se sont donc installées comme des acteurs et des supports fondamentaux de l’industrie américaine du numérique et de l’IA, en s’insérant dans les chaînes logistiques. Elles sont ainsi devenues les briques technologiques et industrielles sur lesquelles s’est largement développée l’industrie numérique américaine, tant civile que militaire.
L’efficacité de cette redoutable stratégie déclenche de fortes réactions de l’administration Trump. Le 25 août 2025, le président américain a ainsi déclaré : « Ils [les Chinois] doivent nous donner des aimants. S’ils ne nous en donnent pas, alors nous devrons les taxer autour de 200 % » 70. Au-delà du « style Trump », la menace qu’il énonce souligne l’importance stratégique qu’ont les exportations chinoises pour les États-Unis.
La pénurie américaine de missiles, déclenchée par l’implication des États-Unis dans les conflits en Ukraine, au Moyen-Orient, en mer Rouge et dans le Golfe Persique, devient l’un des moteurs du « déchirement » de la « Chimère » — et un levier puissant pour Pékin.
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08.10.2025 à 16:11
À l’ombre de Mars : penser la diversité des guerres
Comment penser la guerre à nouveaux frais alors qu'elle est de retour dans des sociétés qui l'avaient longtemps refoulée ?
Comment nommer les nouvelles formes de conflit et les nouvelles figures de la violence à l'ère de l'IA et des drones ?
Antony Daliba montre qu’une typologie de la guerre est toujours concevable : derrière la variété apparente des affrontements, les moyens des belligérants sont finalement toujours limités.
Alexandre Escudier recense un ouvrage ambitieux qui propose rien moins qu'un modèle théorique de la guerre au XXIe siècle.
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Texte intégral (7758 mots)
Longtemps refoulée par des concitoyens bénéficiant, innocemment des dividendes de la paix, moquée par les sciences sociales sous l’étiquette péjorative d’« histoire-bataille », la guerre n’en finit pourtant pas de refaire irruption sur le devant de la scène.
Dans un premier temps, à partir des années 1950, la dissuasion nucléaire avait relégué au second plan l’hypothèse même d’un conflit conventionnel majeur. Puis, à partir des années 1960–1970, vinrent les guérillas insurrectionnelles, souvent fondées sur des stratégies asymétriques du faible au fort — parfois rudimentaires, mais redoutablement efficaces. Elles suscitèrent en retour l’élaboration de doctrines de contre-insurrection, de David Galula au général David H. Petraeus 71.
Depuis le milieu des années 2010, nous sommes confrontés à une situation inédite. Avec la guerre hybride en Ukraine dès 2014, la brutalisation du théâtre syrien, la militarisation croissante de l’espace indo-pacifique et l’intégration doctrinale par la Chine de la « guerre hors-limites » 72, c’est un théâtre stratégique qui se reconfigure.
Désormais, trois dimensions — guerre nucléaire, conflit conventionnel, lutte asymétrique — tendent à s’empiler et à s’activer simultanément (p. 32).
Retour de la guerre et crise des fondements
Cette recomposition élargit considérablement la surface stratégique que doivent couvrir à grands frais (p. 33), les démocraties libérales. Elle survient au moment même où celles-ci subissent déjà de fortes tensions internes : ralentissement de la croissance, coût élevé de leurs modèles sociaux, charge croissante liée à la transition environnementale et instabilité politique interne alimentée par l’enchaînement des crises budgétaires et de la dette publique.
Dans ce double contexte de géopolitique incertaine et de pressions domestiques accrues, les régimes démocratiques sont contraints de repenser en profondeur leurs schémas doctrinaux. Ils renouent ainsi avec ce que le général Lucien Poirier avait identifié dès les années de l’atome triomphant comme la « crise des fondements » 73 de la pensée stratégique contemporaine.
À l’équation militaire à trois variables — nucléaire, conventionnelle, asymétrique — s’ajoute désormais une seconde équation, celle-ci interne. Il s’agit des vulnérabilités propres aux démocraties, devenues selon le terme de Clausewitz un point de « friction » de toute conduite stratégique de long terme — en amont comme en aval de celle-ci. Polémologie et science politique peinent encore à en penser conjointement les termes, pourtant décisifs pour toute gouvernance éclairée.
Désormais, trois dimensions — guerre nucléaire, conflit conventionnel, lutte asymétrique — tendent à s’empiler et à s’activer simultanément.
Alexandre Escudier
La guerre comme opérateur central de bifurcation historique
Dans L’Échiquier stratégique 74, Antony Dabila 75 engage ce nouveau « Grand Débat », tant interne qu’externe. Il montre que la guerre n’est pas un simple épisode violent de l’histoire humaine, mais un opérateur de bifurcation centrale. Cette bifurcation s’opère sur un plan domestique : recomposition des régimes politiques, réorganisation des hiérarchies sociales, mobilisations économiques et technologiques. Elle se double aussi d’un plan international : transformation des rapports entre entités politiques, redéfinition des frontières, basculements hégémoniques.
Ce changement cristallise en effet un entrelacs de variables non militaires — logistiques, écologiques, idéologiques, religieuses ou démographiques — qu’elle active, redistribue ou détruit. Au-delà de cette fonction systémique, la guerre concrète est surtout, selon Dabila, un champ dynamique de combinaison et de superposition de régimes stratégico-tactiques, qui se succèdent ou s’articulent au sein d’une même séquence conflictuelle.
Cette pluralité opératoire génère des effets propres — de sidération, d’usure, de harcèlement, de contention, de surprise et de concentration — qui, plus encore que les résultats politiques apparents, conditionnent la morphogenèse des ordres sociaux issus des conflits.
C’est sur ce point décisif que la polémologie de Dabila — articulée à une réflexion encore trop peu suivie sur la dialectique entre conflictualité externe et structuration interne du politique — ouvre vers une sociologie historique comparée de la guerre, envisagée dans ses effets structurants sur les sociétés humaines, tant en amont (ante bellum) qu’en aval (post bellum) des séquences guerrières.
Dabila reprend ces questions à la racine en opérant une double réinscription de la guerre : d’une part, au sein d’une théorie générale des affaires humaines structurées par la pluralité irréductible des unités politiques souveraines (les polities) ; d’autre part, dans une architecture stratégique et combinatoire fondée sur une grammaire élémentaire des manœuvres et des configurations politico-militaires.
Il en résulte une thèse forte : à partir d’un certain seuil de densité humaine et de coalescence politique, la guerre s’impose comme une possibilité constitutive — virtuellement latente — des relations entre polities. Dans une conjoncture donnée, l’alignement de facteurs sociologiques peut générer des conflits , activant par là même certains éléments sélectionnés par les acteurs, en fonction du contexte, au sein de l’ensemble analytiquement pensable de la gamme stratégico-tactique.
Dans un double contexte de géopolitique incertaine et de pressions domestiques accrues, les régimes démocratiques sont contraints de repenser en profondeur leurs schémas doctrinaux.
Alexandre Escudier
La possibilité de la guerre comme contrainte de survie
La guerre, selon Dabila, n’est ainsi ni l’effet direct d’une pulsion biologique ni un accident sans cause : elle est la forme, certes extrême mais structurellement toujours possible, des relations entre polities, inhérente au fait de leur coexistence dans un champ d’interaction conflictuel. En effet, dès lors que plusieurs unités souveraines partagent un même espace d’influence ou de dépendance, il suffit qu’un différend porte sur un enjeu clef, inaccessible à toute médiation, pour que la tension latente se mue en affrontement organisé, où la parole cède la place à la violence structurée par l’action militaire.
Cette possibilité persistante de la guerre impose à toute politie — quel que soit son régime politique (autocratique, démocratique ou hiérocratique 76) et quelles que soient ses préférences normatives, d’intégrer structurellement les contraintes de cette possibilité dans l’architecture même de sa gouvernance instituée. Tout ordre politique doit ainsi les internaliser comme une contrainte de survie : comme le dit Dabila, un « corps politique doit avoir non seulement une capacité de résistance aux agressions, mais également une stratégie » (p. 10). Si les communautés politiques diffèrent, ce n’est qu’à deux niveaux distincts : d’une part, leur aptitude à élaborer la stratégie militaire la plus efficace face aux chocs externes de survie ; d’autre part, la légitimité de leur régime politique, appréciée à l’aune de la validité — objectivement argumentable — des normes qui fondent les finalités politiques que leur conduite stratégique, qu’elle soit militaire ou infra-guerrière, entend poursuivre.
Homo strategicus : entre « endo- » et « exopolitique »
Une telle approche s’oppose frontalement aux pensées politiques « hémiplégiques » 77, qui évacuent l’extérieur stratégique des polities au nom d’une normativité réduite au seul ordre interne du « régime politique » : compétition électorale, principes institués de justice et régime d’affects centré exclusivement sur les injustices liées à la redistribution et la reconnaissance. Contre cette réduction de l’ensemble du politique — dans ses dimensions internes et externes — à une pure « endopolitique », par oubli ou déni de l’« exopolitique », Dabila rejoint les prémisses centrales de Raymond Aron 78 et de Jean Baechler 79 : la guerre n’est pas seulement une nuisance structurelle apparue avec la densification néolithique des sociétés, elle fonctionne de manière chronique comme un mécanisme implacable de sélection des formes politiques, et du même coup des idéaux de « bonne vie » sous-jacents. Une pensée politique qui ferait l’impasse sur une contrainte aussi massive n’est tout simplement pas une pensée politique, en ce qu’elle méconnaît les pressions sélectives qui s’exercent depuis l’extérieur sur les frontières de l’unité politique qu’elle postule, bien imprudemment, comme souveraine.
Si les communautés politiques diffèrent, ce n’est qu’à deux niveaux distincts : d’une part, leur aptitude à élaborer la stratégie militaire la plus efficace face aux chocs externes de survie ; d’autre part, la légitimité de leur régime politique.
Alexandre Escudier
L’analytique et la sociologie historique des pratiques stratégiques que propose Dabila se fondent en conséquence sur la figure d’homo strategicus : non pas l’homme calculateur de l’utilité maximale, à la manière de l’homo economicus, mais l’homme confronté à la nécessité de survivre dans un monde d’incertitude et de violence, qu’elles soient radicales ou structurées ; un homme privé aussi de toute instance pacificatrice de rang supérieur aux polities.
L’histoire humaine apparaît dès lors comme une succession et superposition de séquences au sein desquelles la stratégie fonctionne comme un mécanisme d’adaptation, de survie ou de projection d’ordre — non seulement militaire, mais aussi institutionnel, diplomatique, logistique et symbolique.
Pour autant, la guerre n’est en cela que l’expression extrême et politiquement évitable du spectre plus large des relations nouées entre les unités politiques souveraines : ces relations peuvent comprendre pressions économiques, dissuasion, diplomatie ou usage symbolique de la puissance. La guerre constitue donc un « échec de la pacification » 80, c’est-à-dire de la capacité d’un système politique à stabiliser son environnement international sans recourir à la violence organisée. Cela suppose que la stratégie militaire proprement dite — définie comme mise en œuvre de cette violence organisée — ne soit jamais autonome. Elle doit toujours être subordonnée à une conduite stratégique plus englobante, expression synthétique des finalités politiques définies par la politie en situation.
Dans cette perspective, Dabila réaffirme un principe cardinal hérité de Carl von Clausewitz, de Hans Delbrück, du général André Beaufre 81 et du général Lucien Poirier : l’art de la guerre n’a de sens qu’en référence à un objectif politique. Son « finalisme stratégique » (p. 24) implique que toute opération militaire n’est qu’un instrument — certes décisif — au service d’une volonté souveraine, visant par l’action violente à contraindre une autre politie à reconnaître un certain ordre de pacification. Le stratège militaire n’est pas un acteur autonome : il est l’exécutant supérieur d’un dessein politique, dont la légitimité dépend du régime auquel il appartient, et non de la seule logique interne de l’engagement guerrier.
Concrètement, pour nous Modernes, si une démocratie libérale n’a nullement le loisir de faire l’économie d’une pensée et d’une conduite stratégiques unifiées, à la mesure des défis contemporains, celles-ci ne sauraient être absorbées par la seule rationalité militaire : elles doivent demeurer pleinement compatibles avec les normes juridiques, éthiques et politiques qui fondent son identité politique et conditionnent le soutien de la société civile — nationale comme transnationale. « La violence que l’on oppose à la violence ne doit être ni dérisoire ni immorale car c’est le projet politique proposé lui-même qui en pâtirait. » (p. 45).
La guerre : « conflit violent entre au moins deux polities »
La sociologie historique comparée et l’anthropologie sociale du politique montrent que la guerre n’est nullement propre au monde moderne de l’État, bureaucratisé et militarisé 82. Il convient donc d’en scruter aussi la logique « dans les sociétés n’ayant pas encore atteint une organisation étatique solide » (p. 122). C’est précisément afin d’éviter les biais analytiques liés à une conception trop étatisée de la stratégie militaire que Dabila s’appuie sur des notions formellement neutres et empiriquement transversales, telles que celles d’« unités politiques » (Raymond Aron) ou de « polities » (Jean Baechler).
Le stratège militaire n’est pas un acteur autonome : il est l’exécutant supérieur d’un dessein politique, dont la légitimité dépend du régime auquel il appartient
Alexandre Escudier
Une politie, ou unité politique, se définit selon une double dimension (p. 55). Sur le plan interne, elle constitue un espace social de pacification tendancielle, ordonné par une formule de justice mise en œuvre à travers un ensemble de règles instituées, dont l’application peut requérir le recours à la coercition. Sur le plan externe, toute politie — quels que soient son niveau d’organisation sociale, son époque ou son horizon culturel — évolue dans un espace d’interactions entre unités politiques où, en l’absence de mécanismes supérieurs de régulation, tout différend peut dégénérer en violence militarisée. La face interne définit le périmètre de l’« endopolitique » (intra-politique, c’est-à-dire la politique domestique) propre au régime de la politie ; la face externe correspond, quant à elle, au champ de l’« exopolitique » (inter-politique ou « transpolitique », c’est-à-dire la politique extérieure) qui régit ses relations avec les autres communautés politiques territorialement constituées.
Cette dynamique externe d’interaction s’exprime selon Dabila à travers ce qu’il nomme la « propagation transpolitique ». Ce concept englobe l’ensemble des actions extérieures d’une politie, puisant dans ses ressources endopolitiques pour assumer les trois fonctions fondamentales de toute stratégie : « dissuader », « défendre » et « attaquer ». Il se substitue utilement aux catégories plus classiques de « grande stratégie » ou de « stratégie intégrale », en ce qu’il refuse d’ériger la stratégie — trop souvent réduite à sa seule dimension militaire — en principe central de la liberté d’action de toute communauté politique.
Trois éléments indissociables constituent, dans ce cadre, le phénomène éminemment social de la guerre : une discorde initiale, le recours à la violence et l’inscription de cette violence dans un cadre politique. L’entrée en guerre transforme un litige en une « épreuve de force » dotée de sa propre logique. Dabila en précise les niveaux de réalité (p. 43) : l’objet du conflit (l’enjeu général), les finalités politiques (non militaires), les objectifs stratégiques (traduction militaire de l’ordre politique poursuivi post bellum) et les buts tactiques (traduction concrète en engagements armés séquencés).
Cette chaîne de traduction n’est jamais mécanique : elle suppose un acte d’interprétation, confié à la stratégie militaire, définie comme « l’interprétation d’un dessein politique » (p. 21). Interpréter, ici, c’est à la fois traduire, donner sens et représenter. Les stratèges ne se contentent pas de transmettre une intention politique : ils la reformulent en fonction des rapports de force, des intentions adverses, des contraintes héritées et des moyens disponibles. La « propagation transpolitique » désigne le cadre où s’élabore cette médiation interprétative entre volonté politique et conduite de la guerre.
Grammaire générale : « clavier tactique », « plan de guerre », « équation de paix »
Pour rendre possible la comparaison analytique de conflits issus de contextes hétérogènes, Dabila propose une grammaire stratégique fondée sur trois instruments complémentaires, articulés en un système cohérent allant de l’action tactique élémentaire à la décision politique de paix : le « clavier tactique », le « plan de guerre » et l’« équation de paix ». Le « clavier tactique », inspiré du « clavier stratégique » de Beaufre mais recentré sur l’échelon approprié (la tactique, et non la stratégie), offre un vocabulaire élémentaire permettant de décomposer toute opération militaire en une série d’actions génériques, définies non par leurs intentions mais par leurs effets dans l’interaction : attaquer, surprendre, tromper, fatiguer, rompre ou menacer. Ces touches combinables, exposées dans un tableau synthétique (pp. 96-97), permettent de composer des séquences opératoires selon la logique d’une gamme musicale, et non pas en toute certitude mécaniste, reproductible more geometricum.
La sociologie historique comparée et l’anthropologie sociale du politique montrent que la guerre n’est nullement propre au monde moderne de l’État, bureaucratisé et militarisé.
Alexandre Escudier
Le « plan de guerre » assure ensuite la cohérence verticale entre lignes politique, stratégique et tactique, par un mécanisme adaptatif de diagnostic, de coordination et de révision continue — chaque niveau devant rester révisable à la lumière de celui qui le surplombe.
Enfin, l’« équation de paix » (p. 106), prolongement direct de la « loi d’espérance politico-stratégique » de Lucien Poirier 83 (p. 104), formalise les conditions cognitives et psychiques de l’acceptation de la défaite : la guerre cesse non lorsqu’un camp est militairement anéanti, mais lorsque le décideur — compte tenu de son centre de gravité brisé — estime que la poursuite du conflit coûterait davantage que ce qu’il reste à espérer. La guerre est ainsi pensée non comme un pur affrontement mécanique, mais comme un processus où la perception des coûts, la lucidité stratégique et la résilience morale du groupe combattant — y compris celle de l’arrière — jouent un rôle central. Ce triptyque analytique — clavier tactique, plan de guerre, équation de paix — permet à Dabila de relier l’échelle des manœuvres concrètes, la cohérence des plans opératoires et les finalités politiques dans une « syntaxe stratégique » complète (pp. 50, 95, 111), apte à rendre comparables des séquences historiques de guerre en apparence dissemblables.
L’Échiquier des seize modes stratégico-tactiques
L’analytique générale de Dabila aboutit à un échiquier combinatoire de seize « modes stratégico-tactiques » (p. 91), déduits de trois couples fondamentaux : offensive/défensive, tactique/stratégique, directe/indirecte. Cette matrice typologique complète permet de décrypter la conduite stratégique selon différents régimes d’action militaire possibles. Chaque mode peut être activé ou corrompu en fonction des contextes, des doctrines, des configurations politico-institutionnelles et des régimes de commandement.
Les stratèges ne se contentent pas de transmettre une intention politique : ils la reformulent en fonction des rapports de force, des intentions adverses, des contraintes héritées et des moyens disponibles.
Alexandre Escudier
Pour appliquer cette matrice à l’analyse historique, Dabila propose enfin trois critères empiriquement observables, permettant de classer typologiquement les cas :
— L’objectif stratégique global de la campagne — au niveau des finalités politiques — est-il de préserver un ordre établi (conservatisme) ou de le transformer (révisionnisme stratégique) ?
— Sur le plan tactique, l’acteur prend-il l’initiative de l’engagement militaire ou organise-t-il sa défense ?
— L’approche opératoire consiste-t-elle à frapper le centre de gravité adverse, ou bien à le contourner par des manœuvres de diversion, de surprise ou d’encerclement ?
La réponse à ces trois questions princeps permet de coder la séquence selon les seize configurations possibles de l’échiquier stratégique.
Loin d’une simple manie taxinomique dénuée d’enjeu cognitif et pratique, cette typologie vise à rendre identifiables et comparables des opérations issues de contextes historiques, technologiques ou culturels très hétérogènes, en réduisant leur complexité opératoire à un schéma d’ensemble intelligible. Elle fournit ainsi à l’analyste un levier pour diagnostiquer la forme stratégique dominante d’un affrontement donné, et au praticien une grammaire d’action pour choisir, à chaque étape d’une campagne, parmi les formes disponibles de conduite de la guerre — dont aucune, toutefois, n’est adéquate ou efficace à tous les coups.
La mise à l’épreuve comparative : un large échantillon historique de cas
Dans la seconde partie de L’Échiquier stratégique, Dabila déploie avec rigueur une galerie de cas historiques qui démontrent empiriquement la robustesse de sa grille analytique. Cette approche combinatoire — fondée sur les couples stratégie offensive/stratégie défensive, tactique offensive/défensive et approche directe/indirecte — permet une lecture transhistorique des séquences de guerre, tout en respectant les singularités contextuelles.
Chaque « mode stratégico-tactique » donne lieu à une mise en situation dans des périodes historiques et aires civilisationnelles contrastées : du monde grec antique à l’Empire ottoman, de la Chine des Royaumes combattants aux guérillas des XXe-XXIe siècles, Dabila recompose une cartographie comparative des formes concrètes de la guerre.
La stratégie défensive directe appuyée sur une tactique défensive directe se retrouve par exemple, de manière paradigmatique, dans l’héroïsme sacrificiel des Thermopyles (480 av. J.-C.) ou la défense de Verdun (1916), où l’on « choisit de laisser l’avantage à l’adversaire et [de] le laisse[r] lancer ses forces sur ses résistances » (p. 233). Ce mode d’attrition relève d’une logique de temporisation politique sous contrainte de puissance, où la victoire réside moins dans la conquête que dans la capacité à empêcher l’ennemi d’atteindre ses propres objectifs. Il permet à Dabila de réévaluer des séquences classiquement perçues comme des échecs tactiques en victoires stratégiques différées ou symboliques (au niveau de l’énergie morale du groupe belligérant d’alors et de ses réactivations mémorielles jusqu’à nous, pour tenir).
La guerre est pensée non comme un pur affrontement mécanique, mais comme un processus où la perception des coûts, la lucidité stratégique et la résilience morale du groupe combattant jouent un rôle central.
Alexandre Escudier
L’analyse de cas issus de sociétés segmentaires — dépourvues d’État sédentaire à légitimité rationnelle-légale, comme en Occident —, tels que certaines campagnes montées des Nuer, des Mongols ou des chefferies zouloues, permet de tester la robustesse de la grille jusque dans des configurations de conflictualité infra-étatiques ou alter-étatiques ; en effet, on sait désormais que les Mongols ont bien disposé d’une forme redoutable d’État itinérant 84. Citant Polyen (IIe siècle ap. J.-C.) à propos des peuples alentour (notamment les Parthes) faisant la guerre tout autrement que les « cités » gréco-romaines, a fortiori que l’empire de Marc-Aurèle, Dabila insiste à juste titre sur l’importance de ne pas « mépriser comme des hommes sans finesse ni malice » (p. 123) ces polities acéphales, dont la ruse et la mobilité forcent à requalifier des tactiques souvent jugées primitives comme relevant en réalité de stratégies conscientes, bien qu’indirectes.
La percée heuristique de la table des éléments stratégico-tactiques proposée par Dabila repose ainsi sur sa capacité à intégrer aussi bien les combats mécanisés voire numérisés des XXe-XXIe siècles que les embuscades segmentaires du Néolithique ; elle permet ainsi de révéler, au-delà de la diversité de ces conflits, une combinatoire transhistorique des formes de la guerre, finie et structurée et dénombrable.
Le comparatisme historique proposé, étendu au temps long et aux divers espaces de l’histoire humaine, met ainsi à l’épreuve l’analytique générale élaborée par Dabila dans la première partie de l’ouvrage, au niveau des « formes élémentaires » (p. 9) de la « grammaire stratégique » (p. 51). À la lecture des exemples, minutieusement restitués et analysés, le lecteur voit peu à peu se dégager des logiques stratégiques, là où il ne percevait jusqu’alors qu’un enchaînement de cas isolés, traités comme de pures singularités dans le style souvent besogneux des narrations historiques traditionnelles. Celles-ci étaient incapables de faire apparaître le choix stratégique effectivement opéré par les protagonistes d’alors parmi les possibles disponibles de la gamme pérenne. Ce sont les facteurs déterminants de ces choix, ainsi que leurs conséquences, que le « clavier tactique » construit par Dabila permet de révéler, en rendant visible l’architecture opératoire des décisions militaires, jusque-là dissoute dans la contingence du récit.
Pourquoi les acteurs d’alors choisissent-ils tel ou tel « mode stratégico-tactique » ? Avec quels effets, quel succès ou quel échec du « plan de guerre » (p. 98 et 109) ? Autrement dit, avec quelle capacité d’adaptation à la réaction ajustée de l’ennemi, lui-même anticipant les anticipations de l’autre ? C’est cette logique « inter-réactionnelle » sans fin que Dabila (p. 53).
Sociologiser l’histoire des idées stratégiques
Toutes ces dimensions sont analysées à l’occasion de chaque exemple d’affrontement armé.
Dans la section « Auteurs » propre à chacun des seize modes stratégico-politiques mis en exemple, Dabila examine la manière dont l’expérience vécue, ou l’observation minutieuse des engagements, a modifié après coup la pensée des stratégistes — c’est-à-dire des auteurs de doctrines. De même que la philosophie politique, selon l’image célèbre de Hegel, ne déploie ses ailes qu’au crépuscule des événements qu’elle thématise, la pensée stratégique ne se développe, elle aussi, qu’après la fête, à partir d’expériences historiques déjà advenues.
Le général de Gaulle dénonçait la tentation de transformer un mode d’action ponctuellement victorieux en une « métaphysique absolue de l’action » — posture vouée à l’échec, dès lors qu’elle fétichise un succès passé en l’érigeant en modèle indépassable.
Alexandre Escudier
Ces expériences lentement décantées donnent naissance à des doctrines stratégiques successives, souvent en conflit les unes avec les autres ; en effet, les stratéges se lisent, se répondent et s’opposent. Ainsi, Basil H. Liddell Hart 85, ardent promoteur de la stratégie « indirecte », vouait aux gémonies la tradition clausewitzienne, accusée d’avoir inspiré par sa glorification de la stratégie directe et de la montée aux extrêmes les états-majors aveugles, responsables de la boucherie de 1914-1918.
En mobilisant une large constellation d’auteurs issus de la tradition stratégique — de l’Antiquité chinoise ou gréco-romaine à la pensée classique et moderne européenne, de Sun Tzu à Joly de Maizeroy (inventeur des termes « la stratégique » en 1770 et « la stratégie » en 1777 86), de Jacques de Guibert à Clausewitz, Jomini ou Liddell Hart — Dabila propose une relecture structurée de l’histoire de la pensée stratégique à partir de sa propre analytique des seize modes stratégico-tactiques.
Si cette grille typologique s’avère conceptuellement exhaustive et empiriquement discernable dans les conflits armés documentés, elle autorise alors à reconfigurer l’historiographie des doctrines classiques, en suggérant de les envisager désormais non plus comme théories générales autosuffisantes, mais comme autant d’explicitations partielles, historiquement situées, de certains modes opératoires spécifiques. À y bien regarder, en effet, chaque stratégiste tend à privilégier un type de guerre, identifiable par sa structure stratégique et tactique dominante, et souvent réductible à un ou quelques modes de l’échiquier — parfois même à un seul — qu’il érige en paradigme de l’efficacité guerrière : « Les grands auteurs militaires ont, pour la plupart, conseillé un type de guerre, qui peut se ramener à quelques modes stratégico-tactiques et parfois même à un seul » (p. 123). Ce sont ensuite ces doctrines, ainsi polémiquement constituées, qui reconfigurent — partiellement ou en profondeur — les dispositifs de formation et de reprogrammation intergénérationnelle du raisonnement stratégique, au sein des appareils militaires ou politiques des polities. À ce titre, les sections « Auteurs » de Dabila ne relèvent ni d’une simple histoire ni d’une paraphrase érudite des idées stratégiques : elles esquissent une sociologie historique comparée des doctrines et des pratiques, attentive à leurs conditions d’émergence, à leurs effets de cadrage opératoire, comme à leurs angles morts structurants.
Théâtres de guerre contemporains : ultime mise à l’épreuve des outils d’analyse opératoire
Dans la section sur la « résurrection de Bellone » qui conclut son ouvrage (pp. 347-374), Dabila applique sa matrice à seize cases aux théâtres contemporains majeurs pour démontrer la robustesse opératoire de son modèle. La guerre d’Ukraine illustre d’abord une stratégie offensive avec tactique offensive directe (attaque massive et frontale dès février 2022), rapidement réorientée par la Russie vers une stratégie offensive avec tactique défensive indirecte (repli organisé, fortifications, saturation logistique), signe d’un échec de la charge initiale. En face, l’Ukraine combine une stratégie défensive avec tactique défensive directe dans les premiers mois (tenue de terrain, protection des villes), puis développe une tactique offensive indirecte — frappes à longue portée, usage de drones, ciblage des nœuds logistiques — tout en conservant une posture stratégique défensive.
L’agir stratégique suppose toujours une décision ad hoc — sous contrainte, dans l’incertitude des circonstances comme des conséquences, et face à un belligérant qui anticipe déjà les options probables de son adversaire.
Alexandre Escudier
Dans le Haut-Karabakh, le conflit de 2020 voit l’Azerbaïdjan mobiliser une stratégie offensive avec tactique offensive indirecte : reconquête méthodique par saturation, usage intensif des drones turcs Bayraktar, ciblage des lignes de ravitaillement et des centres de commandement. Inversement — à l’instar de la France de 1940, fustigée par de Gaulle —, l’Arménie reste figée dans une stratégie défensive avec tactique défensive directe, tenant ses positions sans adaptation au nouveau paradigme technologique. Dabila y voit une sorte d’ossification politique par défaut d’actualisation de la conduite stratégique.
En Syrie, le théâtre se structure selon une pluralité de modes dissemblables : le régime Assad adopte une stratégie défensive avec tactique offensive indirecte, misant sur l’usure des poches rebelles ; les Kurdes pratiquent une stratégie défensive avec tactique défensive indirecte (esquive, retraits, contrôle de couloirs) ; la Turquie intervient selon une stratégie offensive avec tactique indirecte (frappes ciblées, zones tampons, proxies), illustrant un environnement stratégico-tactique où aucun mode ne devient hégémonique.
Enfin, dans le conflit opposant Israël à l’« arc chiite », Dabila voit un affrontement permanent à seuil d’escalade modulable. Israël déploie une stratégie défensive avec tactique offensive indirecte : frappes préventives contre les infrastructures du Hezbollah ou les convois iraniens, cyberattaques, éliminations ciblées, élimination du Hamas dans la bande de Gaza en réaction à l’attaque du 7 octobre 2023 — le tout sans volonté de conquête territoriale mais afin de desserrer l’étau de l’axe dit « de la Résistance ».
En miroir, l’Iran poursuit une stratégie offensive adossée à une tactique défensive indirecte — réseau de proxies, encerclement graduel, saturation périphérique — relevant d’une combinatoire de modes visant moins la conquête que l’érosion de la liberté d’action adverse. Le théâtre qui en résulte est celui d’une conflictualité continue et non déclarée, où les effets sont calibrés pour gérer le seuil d’escalade, maintenir une pression stratégique durable, et ménager des fenêtres de bascule vers des séquences tactiques offensives. Cette démonstration finale de Dabila confirme sans équivoque que ses seize combinaisons typologiques ne constituent pas des modèles rigides, mais bien des repères analytiques tangibles, permettant de décrypter les conflits contemporains au-delà de leur plasticité stratégique et de leur hybridation technologique croissante.
L’« agir » stratégique contre la « corruption » des modes stratégico-tactiques
On insistera pour finir sur le fait que chaque chapitre consacré aux seize modes stratégico-tactiques se referme par une section intitulée « Corruption ». Il y a à cela une raison de fond, inhérente à l’analytique de la conduite stratégique, déployée dans la première partie. En effet, Dabila montre que si toutes les « formes générales » et « élémentaires » de la « syntaxe stratégique » (p. 111) sont, par nature, immédiatement concevables par chaque protagoniste suffisamment lucide quant à l’existence de ces possibles opératoires — à l’image des coups disponibles dans une partie d’échecs —, ceci n’implique nullement qu’un mode donné constitue une martingale valide en toute situation. Autrement dit, aucun régime stratégique n’est, en soi, garant ni de la justesse des objectifs politiques, ni de l’efficacité stratégico-tactique de la conduite de guerre : il est structurellement indéterminé, aussi bien du point de vue des finalités poursuivies par la politie que de la compétence de son état-major.
De même que la philosophie politique, selon l’image célèbre de Hegel, ne déploie ses ailes qu’au crépuscule des événements qu’elle thématise, la pensée stratégique ne se développe, elle aussi, qu’après la fête, à partir d’expériences historiques déjà advenues.
Alexandre Escudier
Le général de Gaulle avait pleinement conscience de ce point clef lorsqu’il dénonçait la tentation de transformer un mode d’action ponctuellement victorieux en une « métaphysique absolue de l’action » (cité p. 138) — posture rigide, vouée à l’échec dès lors qu’elle fétichise un succès passé en l’érigeant en modèle indépassable. C’est précisément ce moment de bascule qui définit la « corruption » d’un régime stratégique : lorsqu’une politie, à travers ses dirigeants politiques et militaires, cesse d’ajuster sa conduite à la singularité de la situation pour reconduire mécaniquement une forme d’action jadis efficace, croyant tirer sa légitimité du précédent historique plutôt que de l’analyse dynamique des inter-réactions guerrières du moment — que ce soit au niveau de la bataille, de la campagne ou de la séquence stratégique d’ensemble. A contrario, une conduite stratégique réellement efficace se doit d’être multi-modale, adaptative, c’est-à-dire en capacité — cognitive et opérationnelle — de pivoter à tout moment en fonction des dynamiques mouvantes du conflit.
Ces qualités, la conduite stratégique doit les incorporer, car l’agir stratégique suppose toujours une décision ad hoc — sous contrainte, dans l’incertitude des circonstances comme des conséquences, et face à un belligérant qui anticipe déjà les options probables de son adversaire et met en œuvre des contre-stratégies qu’il faut deviner sans pouvoir les prédire, dans l’espoir de maximiser son propre « plan de guerre » et de forcer une certaine « équation de paix ». Cette dynamique rend la stratégie irréductible à un savoir clos (homo sapiens) académiquement transmissible, à un plan parfait ou une recette garantie (homo faber). Elle engage une rationalité du conflit fondée sur l’incertitude de l’« agir » (homo agens) 87, où la pertinence d’un mode stratégico-tactique ne se juge qu’à l’aune du rapport mouvant entre finalités politiques, configurations concrètes du théâtre de guerre et enchaînement contingent des « inter-réactions » stratégiques.
Le nouveau Grand Débat des démocraties libérales du XXIe siècle
Alors que les démocraties libérales, ainsi que la proto-fédération inachevée qu’est l’Union européenne, redécouvrent avec stupeur les contraintes géopolitiques pesant sur la promesse moderne d’émancipation — égale dignité humaine, dans la sécurité, la prospérité et les libertés politiques et sociales, L’Échiquier stratégique de Dabila ramène au premier plan, épurée, la table des éléments de la « conduite stratégique » et de la « stratégie militaire » à travers les âges. Sa polémologie constitue, à ce titre, l’un des fondements les plus assurés d’une doctrine unifiée de la résilience démocratique (externe/interne), à l’heure de la montée conjuguée des périls autocratiques domestiques et néo-impériaux.
Toute la question maintenant lancinante est de savoir si les déséquilibres devenus flagrants de nos démocraties libérales — déséquilibres sociaux, fiscaux, budgétaires, identitaires et, partant, politiques — permettront de hisser le débat public à la hauteur de ce nouveau Grand Débat du XXIe siècle sur la conduite stratégique.
Qu’on s’y adonne ou s’y refuse, ce Grand Débat a d’ores et déjà lieu sous nos yeux, moyennant la triple contrainte conjuguée des autocraties néo-impériales continentales, des périls climatiques et environnementaux de l’Anthropocène, et de l’ingouvernabilité chronique des régimes démocratiques. La difficulté majeure tient à ce que ces régimes de prospérité et de liberté, si durablement déshabitués aux enjeux de sécurité et aux misères concrètes de la guerre sur leur propre sol, peinent désormais à hiérarchiser leurs objectifs politiques internes et externes. Cette incapacité s’aggrave du fait que ces objectifs entrent en concurrence pour l’allocation de marges de manœuvre budgétaires désormais fortement contraintes — comme en témoigne la prolifération de mouvements sociaux désencastrés des traditions syndicales, dont la gestion absorbe à son tour une part non négligeable des capacités budgétaires et sécuritaires de l’État. On se trouve dans un cercle vicieux. Le risque systémique, pour les démocraties, est dès lors qu’elles échouent à penser la conduite stratégique de leur politie — et de leur système d’alliance — soit parce qu’elles demeurent paralysées de l’intérieur par une hyperconflictualité structurelle, soit parce qu’elles ne parviennent plus à appréhender leur environnement international autrement qu’avec les coordonnées de l’humanitarisme moral, qui ne suffisent plus à penser la situation : non pas la penser éthiquement, bien sûr, mais opérationnellement et dans l’urgence.
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08.10.2025 à 06:00
Avec Israël, abandonner la « raison d’État » : l’appel qui provoque le débat en Allemagne
Parmi les élites allemandes, un appel plaidant pour un changement de politique radical vis-à-vis d’Israël est en train de provoquer un débat de fond.
Pour l'un de ses principaux initiateurs, Philip Holzapfel, la doctrine de la « raison d’État » qui a guidé la position de l’Allemagne dans un soutien inconditionnel sans faille à l’État hébreu doit désormais connaître un aggiornamento.
Il nous explique sa démarche.
L’article Avec Israël, abandonner la « raison d’État » : l’appel qui provoque le débat en Allemagne est apparu en premier sur Le Grand Continent.
Texte intégral (6674 mots)
Vous êtes à l’origine d’un « Papier d’experts pour un tournant dans la politique allemande au Proche-Orient » qui a eu un grand retentissement en Allemagne, intitulé « Au-delà de la raison d’État : comment concilier responsabilité historique, intérêts stratégiques et droit international ». Pourriez-vous nous expliquer la genèse de ce travail ?
Ce papier est lié à un projet de livre collectif qui développera les fondements théoriques sous-tendant les recommandations politiques contenues dans cette note 88.
Nous avons voulu faire la démonstration qu’il existe en Allemagne un large consensus entre experts du Proche-Orient, au-delà de leurs orientations politiques, sur la nécessité pour le pays d’une nouvelle approche de la région et du conflit israélo-palestinien.
N’y a-t-il pas de couleur politique dominante dans le Groupe d’experts ?
Nous avons cherché à inclure dans ce travail des personnalités proches de tous les courants démocratiques, car la question du Proche-Orient n’est pas vraiment une question partisane en Allemagne. La politique de la coalition précédente, associant les sociaux-démocrates, les libéraux et les verts, ne se distinguait guère sur cette question de celle de la grande coalition dirigée par les chrétiens-démocrates. Certains experts ont préféré cependant ne pas s’associer publiquement au papier, mais ils ont participé à sa mise au point et le soutiennent dans la même mesure que les autres.
Quelles sont les principales préconisations de votre note ?
Dans cette note nous demandons avant tout un tournant stratégique dans la politique allemande concernant le Proche-Orient, ce qui implique bien plus qu’un simple recalibrage de court terme. La première idée majeure que nous défendons consiste à rappeler que le primat du droit international sur le droit national est au cœur de la Loi fondamentale allemande de 1949. Il s’agit là d’une des principales leçons tirées de la Seconde Guerre mondiale et un des acquis fondamentaux de l’Allemagne démocratique d’après-guerre ; c’est au moins autant une obligation légale pour le gouvernement allemand qu’une question de responsabilité historique et morale.
Le tournant politique que nous demandons concernant la politique allemande au Proche-Orient consiste d’abord à ce que le pays se mette en conformité avec la lettre et l’esprit de la Constitution allemande. Le fait que la politique allemande au sujet d’Israël amène le gouvernement du pays à s’exonérer du droit international a potentiellement des implications qui vont bien au-delà de la seule politique étrangère de l’Allemagne.
Le concept machiavélien de Staatsraison postule que la sécurité d’Israël correspondrait à l’intérêt supérieur de l’Allemagne, alors qu’Israël est engagé dans une occupation illégale, comme l’a confirmé la Cour de justice internationale.
Philip Holzapfel
Le deuxième axe majeur de notre papier consiste à rappeler que la responsabilité de l’Allemagne au Proche-Orient ne peut pas concerner seulement Israël et les Israéliens. Les Palestiniens n’ont eu aucune part dans le crime de la Shoah, mais ils en ont payé le prix après la Seconde Guerre mondiale.
La responsabilité de cet état de fait ne concerne évidemment pas que l’Allemagne. Celle-ci était un pays vaincu et occupé en 1948, au moment de la Nakba. Elle a cependant joué un rôle clef au cours des décennies suivantes dans le financement et l’armement de l’État d’Israël — tout comme la France de la IVe République. Nous demandons donc au gouvernement allemand de reconnaître les effets négatifs, sur les autres populations de la région, de la politique qu’il a poursuivie depuis des décennies vis-à-vis d’Israël.
Vous remettez en cause la « Staatsräson », qui sous-tend la politique allemande à l’égard de l’État d’Israël. Pourriez-vous expliquer à des non-Allemands ce que ce concept signifie et d’où il vient ?
Le terme « Staatsraison », raison d’État, a été utilisé en particulier par l’ex-Chancelière allemande Angela Merkel dans son discours prononcé devant la Knesset le 18 mars 2008 89. Il servait à désigner ce qu’elle considérait comme « la responsabilité historique particulière de l’Allemagne pour la sécurité d’Israël » qualifiée de « non-négociable ». Cette déclaration a été largement approuvée à l’époque et n’a jamais été sérieusement remise en question depuis par la classe politique allemande.
Après les massacres du 7 octobre, cette expression est même devenue une sorte de leitmotiv national, tous partis confondus. La traduction la plus tangible de cette raison d’État a été la forte augmentation des ventes d’armes à Israël, faisant de l’Allemagne son deuxième fournisseur d’armes, jusqu’à l’annonce récente de la suspension de la vente de certaines armes.
Le concept machiavélien de Staatsraison postule que la sécurité d’Israël correspondrait à l’intérêt supérieur de l’Allemagne, alors qu’Israël est engagé dans une occupation illégale, comme l’a confirmé la Cour de justice internationale en juillet 2024, et que son gouvernement est soupçonné de commettre des crimes contre l’humanité qui valent inculpation de son Premier ministre par la Cour pénale internationale. Parce qu’il est pouvoir occupant illégal, le soutien à Israël ne peut pas être conforme au droit international – et donc à la Constitution allemande.
L’intention d’Angela Merkel en 2008 n’était certainement pas de garantir un appui inconditionnel et éternel à toute politique venant d’un gouvernement israélien ; mais l’utilisation de cette notion de Staatsraison depuis le 7 octobre 2023 pose de graves problèmes politiques et juridiques.
Plus généralement, au cours des dernières décennies, la politique de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël a été contreproductive, notamment au sein de l’Union européenne car elle a encouragé en Israël un sentiment d’impunité et la levée de tous les tabous, dont le résultat a pu être constaté tant à Gaza et en Cisjordanie que dans toute la région.
N’est-il pas normal que la relation entre l’État allemand et l’État d’Israël soit marquée par une forme d’exceptionnalité ? L’Allemagne peut-elle avoir une relation normale avec Israël ?
La réconciliation historique sans précédent entre l’Allemagne et Israël restera toujours exceptionnelle, et l’objectif doit bien entendu être de maintenir des relations privilégiées, amicales et solidaires entre l’Allemagne d’une part, Israël et son peuple de l’autre. Cependant, ce partenariat doit être ancré dans des valeurs et des normes universelles, ce qui n’est pas le cas actuellement et ne l’a jamais pleinement été dans le passé.
Observe-t-on en Allemagne un retour de l’antisémitisme comme on peut le voir en France à l’occasion du conflit à Gaza ? Comment empêcher la résurgence de ce fléau ?
Je crains qu’il y ait un véritable risque en effet. Tant que la doctrine de la Staatsraison persiste, comme le narratif biaisé et incomplet qui la sous-tend, les gens vont chercher à résoudre les dissonances cognitives entre ce qu’ils voient et ce qu’ils entendent — d’une façon ou d’une autre. L’association de tout ce qui est juif avec l’État d’Israël, dans le contexte de sa politique à Gaza et de son impunité, est du tissu qui fait les théories du complot antisémite, alors qu’en réalité la plus grande partie du lobby en faveur du Grand Israël est constituée par des évangélistes.
Plus que l’Allemagne, ce sont surtout les États-Unis qui m’inquiètent sur ce plan. Ayant suivi les radicaux de toutes les couleurs depuis un moment, j’observe que les contenus ouvertement antisémites sont très présents dans les cercles MAGA. C’est moins le cas en Allemagne, mais ce type de contenus circule aussi à l’extrême droite. Si la politique actuelle continue, il y a un réel risque de bascule à un moment donné, avec un effet sur toute l’Europe. On n’y est pas encore, mais le risque est là.
On peut cependant agir préventivement et combattre la haine par le retour à un discours factuel et inclusif, à une politique ancrée dans le droit international et par la rencontre entre les communautés et le débat. Plusieurs sections de notre note sont dédiées à cette question. Vu qu’un conflit polarise par nature, il faut regarder l’ensemble et chercher à inverser les dynamiques des pôles vers le centre.
Il est possible et nécessaire d’offrir une troisième voie afin de sortir de la logique de jeu à somme nulle typique des conflits. Cela implique, par exemple, de mettre davantage en avant l’Initiative de Paix arabe de 2002 – réaffirmée chaque année par cinquante-sept États arabes et musulmans sans que personne n’en prenne note en Europe – ainsi que l’engagement remarquable de la solidarité juive et israélienne pour la Palestine, d’organiser des rencontres, des débats, des coopérations… Mais cela doit être fondé sur un narratif factuel et complet, ce qui n’est pas le cas actuellement.
Nous demandons au gouvernement allemand de reconnaître les effets négatifs, sur les autres populations de la région, de la politique qu’il a poursuivie depuis des décennies vis-à-vis d’Israël.
Philip Holzapfel
À moyen terme, afin de tirer les bonnes leçons de ce qui se passe au Proche-Orient, et ne pas jeter les bases d’un prochain génocide, notre culture de mémoire doit être réinitialisée et refondée sur une base holistique et humaniste. Il faut cesser de regarder isolément les différentes poussées de haine engendrées par le même conflit, ce qui renforce les divisions au lieu de rapprocher les camps.
En même temps, on observe la formation d’un puissant mouvement panhumaniste bottom-up, en Allemagne comme ailleurs. Jamais depuis la guerre du Vietnam, qui avait engendré la longue révolution de 1968, il n’y a eu un tel sujet de ralliement et une cause morale qui oppose si nettement la plus grande partie de la jeunesse occidentale, voire mondiale, au pouvoir en place. Il est trop tôt pour dire s’il s’agit de la lumière au bout du tunnel ou plutôt des phares d’un train qui s’approche.
Au sujet de Gaza, plusieurs sondages montrent que les réactions de l’opinion publique allemande et celle des autres pays européens diffèrent peu. Existe-t-il un fossé entre le public allemand et les dirigeants du pays concernant ce conflit ?
Il faut clairement distinguer entre les positions prises au sein de la classe politique, où on trouve dans presque tous les partis des responsables qui se font l’écho, de façon très radicale et très vocale, de la Staatsraison pro-israélienne et celles de la base électorale qui a des positions relativement similaires dans tous les camps politiques.
La grande majorité des citoyens — de toute orientation politique — voient clairement la contradiction entre la réalité de la politique israélienne et le droit international que l’Allemagne est censée avoir placé au cœur de son identité. Pourtant, comme dans la fable d’Andersen où le roi est nu, les dirigeants politiques n’osent pas encore reconnaître publiquement cet état de fait.
Un animateur de talk-show très connu, Markus Lanz, a critiqué récemment dans son podcast le fait que nombre de ses invités politiques, qui défendent toujours le soutien à Israël devant les caméras, se montrent beaucoup plus critiques dès que les micros sont éteints.
L’écart entre l’opinion publique et les dirigeants politiques au sujet du Proche-Orient est en effet énorme et croissant en Allemagne. Tous les sondages montrent que la vaste majorité des Allemands sont critiques ou très critiques à l’égard de la politique israélienne à Gaza (83 %). Une grande majorité des Allemands, plus de 60 %, est en faveur de sanctions contre Israël et pour la reconnaissance de l’État de Palestine.
Autant les réactions de la classe politique allemande aux discours et actions génocidaires du gouvernement et des dirigeants israéliens à Gaza furent décevantes depuis deux ans, autant la résilience des jeunes Allemands vis-à-vis de la propagande du camp du Grand Israël m’a impressionné. La manifestation de samedi dernier a réuni plus de cent mille personnes à Berlin, et on observe actuellement le début d’une vague d’excuses publiques parmi les acteurs culturels et la société civile allemande, pour avoir gardé le silence trop longtemps sur Gaza. Nous sommes dans une dynamique « bottom-up », comme on dit, qui commence à atteindre les milieux politiques.
C’est ce qui nous donne un peu d’espoir dans le fait que la Staatsraison a fait son temps. Il devient de plus en plus clair que le statu quo n’est pas tenable, mais il n’existait jusque-là pas de paradigme alternatif pour le remplacer. C’est ce à quoi nous avons essayé de remédier avec la note qui vient d’être rendue publique et le livre qui va suivre.
Pensez-vous que la position du gouvernement allemand à propos de Gaza a eu un effet, que les responsables politiques allemands mesurent à quel point leur position sur Gaza a endommagé l’image de l’Allemagne et de l’Europe ?
Pour toutes celles et tous ceux qui travaillent dans le domaine de la politique extérieure de l’Allemagne et sont en contact régulier avec des dirigeants étrangers, non seulement dans le monde musulman mais aussi ailleurs en Europe, en Asie ou en Amérique latine, les dégâts qui résultent de la position actuelle du gouvernement allemand au sujet du conflit israélo-palestinien sur l’image du pays sont massifs et impossibles à ignorer. Le reste de la population et des dirigeants politiques le mesurent moins pour l’instant, car ces dégâts réputationnels ne se traduisent pas, jusqu’ici, en dommages économiques tangibles — notamment sur le plan des exportations allemandes.
Une doctrine qui place la sécurité d’un État étranger engagé dans une occupation illégale au-dessus de la loi et de la moralité ne peut être une doctrine conforme à la Constitution allemande.
Philip Holzapfel
Est-ce que la reconnaissance de la Palestine par la France accélère cet aggiornamento ? D’un point de vue diplomatique, l’écart franco-allemand sur un sujet aussi central est-il tenable ?
La politique allemande actuelle à l’égard d’Israël a comme effet secondaire de paralyser le couple franco-allemand comme moteur d’une politique étrangère européenne cohérente et efficace au Proche-Orient. Ce sujet est central dans notre papier, qui appelle à ce que l’Allemagne soutienne la déclaration de New York en faveur de la solution à deux États et reconnaisse l’État de Palestine — à l’instar de ce qu’ont fait la France et de nombreux autres pays démocratiques ces dernières semaines.
Comme c’est le cas en France, l’opinion publique allemande est très polarisée sur la question de l’islam. Pensez-vous que la montée de l’extrême droite joue un rôle dans l’attitude des autorités allemandes sur la question de Gaza ?
Dans un premier temps, le soutien de l’extrême droite à Israël a été pour celle-ci un moyen de se dédouaner des accusations d’antisémitisme liées à son histoire. La lutte contre « l’antisémitisme importé » qui se manifeste parfois dans les manifestations propalestiniennes, a été utilisée pour renforcer leurs positions anti-immigrés.
Pour autant, la base de la droite et de l’extrême-droite est devenue en réalité tout aussi critique envers la politique d’Israël que les autres Allemands. L’idée d’une obligation historique quasi éternelle de la part de l’Allemagne pour la sécurité d’Israël n’a plus beaucoup de soutien dans la population, à droite comme à gauche — même si ce n’est pas toujours pour les mêmes raisons.
Il faut se rappeler que le vote pour l’extrême droite marque souvent le rejet d’une classe politique considérée comme hypocrite. En ce sens, le renoncement à une doctrine qui sacralise, de façon dogmatique, une responsabilité historique sélective de l’Allemagne vis-à-vis d’Israël, et son remplacement par un paradigme plus cohérent et fondé sur un narratif historique complet et authentique, peut contribuer à ramener dans le giron démocratique certains des électeurs de l’extrême droite qui ressentent l’hypocrisie de la classe politique sur ce sujet.
Vous êtes un diplomate de carrière — vous avez été en poste à travers la région à Bagdad et à Jérusalem, ainsi qu’à Washington et Bruxelles, au service de la diplomatie allemande et de l’Union européenne. Aujourd’hui, vous prenez publiquement la parole sur un sujet qui bouleverse les pratiques diplomatiques et la culture politique allemande. Pensez-vous que vous soyez dans votre rôle ?
Tout d’abord, notre initiative, qui a reçu l’appui de centaines d’experts et de collègues, est, comme je l’ai indiqué précédemment, fermement ancrée dans les valeurs inscrites dans la Constitution allemande, que j’ai prêté serment de défendre et qui constitue la base du contrat qui me lie à mon employeur.
C’est pour cette raison qu’il était hors de question pour moi de démissionner pour protester contre la politique du gouvernement allemand à l’égard d’Israël, comme l’ont fait nombre de collègues aux États-Unis, aux Pays-Bas ou ailleurs. C’est une attitude que je respecte, mais que je n’ai pas envisagée me concernant, parce que je considère que c’est la position que je défends qui est conforme à la Constitution allemande et non la doctrine de la Staatsraison.
L’incompatibilité de la doctrine du soutien inconditionnel à Israël avec la Constitution allemande est évidente depuis longtemps, mais elle a atteint après le 7 octobre 2023 un niveau insupportable – pour moi comme pour un grand nombre de mes collègues. J’ai longtemps espéré que le problème allait se résoudre de lui-même, au vu de la radicalisation croissante de la politique du gouvernement israélien. Après les massacres du 7 octobre, j’ai pensé que l’impératif d’arriver à une solution politique au Proche-Orient, voire de l’imposer si nécessaire, était devenu évident pour tout le monde.
Josep Borrell, Haut Représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité de 2019 à 2024, avait vu très clairement les risques que comportait pour l’Union de continuer à ignorer ce conflit, et la nécessité pour l’Europe de s’impliquer activement dans sa résolution. Travaillant au sein de son cabinet sur les dossiers du Proche-Orient, j’ai espéré que nous serions en mesure de commencer à mettre en œuvre une politique européenne efficace en faveur de la paix dans la région. Cela m’aurait dispensé d’avoir à initier cette note et ce livre, mais ce ne fut pas possible, en particulier du fait de mon employeur, le gouvernement allemand. Celui-ci a en effet constamment refusé que l’Union puisse jouer un rôle efficace dans la résolution du conflit en mettant une pression équilibrée sur tous les adversaires de la paix, y compris du côté israélien.
Je n’ai aucun doute qu’un tournant de la politique allemande au Proche-Orient est inévitable, et que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il advienne.
Philip Holzapfel
Après la fin du mandat de Josep Borrell, j’aurais normalement pu prétendre à un poste de chef de mission diplomatique, mais je ne pouvais pas simplement retourner dans mon ministère d’origine. Trop de lignes rouges avaient été franchies par le gouvernement allemand sur le dossier du Proche-Orient. J’ai donc demandé un congé sans solde pour commencer à écrire le livre dont est issu le papier rendu public le 2 octobre dernier.
Après vingt-deux ans de carrière en tant que diplomate allemand et en tant qu’Européen convaincu, ce n’est pas une décision facile à prendre que de critiquer publiquement la politique de son pays, mais ce genre de problèmes ne peut être une considération prioritaire dans le contexte actuel à Gaza et dans la région, voire dans le monde. L’avenir de mes enfants l’est bien plus.
Ceci dit, je n’ai point perdu espoir dans mon pays – au contraire. Comme indiqué précédemment, l’Allemagne a profondément évolué et sa population voit désormais clairement les choses. La réception publique et médiatique de notre initiative a été très favorable. Dans un esprit de loyauté, j’ai proposé à mon employeur de ne pas personnaliser le débat public sur cette question.
Avez-vous subi des pressions ? Pourriez-vous être pénalisé dans votre carrière ?
Je n’ai subi aucune pression pour l’instant, mais ce risque ne me fait pas perdre le sommeil de toute façon. Je suis heureux de travailler pour le think tank CIDOB, le Barcelona Centre for International Affairs, en tant que non-resident fellow pour l’instant.
Une doctrine qui place la sécurité d’un État étranger engagé dans une occupation illégale au-dessus de la loi et de la moralité — la définition du concept machiavélien de « raison d’État » — ne peut être une doctrine conforme à la Constitution allemande. Cette position est partagée par d’éminents juristes de mon pays.
Je n’ai aucun doute qu’un tournant de la politique allemande au Proche-Orient est inévitable, et que ce n’est qu’une question de temps avant qu’il advienne ; ce sera sans doute au plus tard quand la Cour de Justice internationale rendra sa décision — mais peut-être même avant.
Ce que nous avons essayé de faire avec cette initiative, c’est de fournir une nouvelle approche cohérente qui réconcilie la responsabilité historique de l’Allemagne, une responsabilité non-sélective, avec les intérêts stratégiques allemands et européens — ainsi que le strict respect du droit international, consacré par la Constitution allemande comme par les traités européens.
L’article Avec Israël, abandonner la « raison d’État » : l’appel qui provoque le débat en Allemagne est apparu en premier sur Le Grand Continent.