31.10.2025 à 17:05
Nucléaire : face à Poutine, l’Europe doit apprendre à faire peur
Poseidon, Bourevestnik.
Depuis 48 heures, la Russie est en train de subvertir la dissuasion nucléaire en la faisant sortir des gonds de la rationalité.
Selon Stéphane Audrand, pour conjurer la peur, il faut apprendre à la manier.
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Texte intégral (6918 mots)
La Russie de Poutine nous menace. Comment se préparer sérieusement sans tomber dans l’alarmisme ? Les chiffres et les analyses sont un bon point de départ. Si vous souhaitez soutenir une rédaction indépendante, abonnez-vous au Grand Continent
Que sont les « armes du Manège » de Vladimir Poutine ?
Le test très médiatisé du missile à propulsion nucléaire 9M730 Bourevestnik par la Russie a rencontré un certain écho dans les médias occidentaux ; lui a succédé l’évocation par Vladimir Poutine d’un essai de la torpille lourde autonome thermonucléaire Status-6 Poseidon.
Alors que les spécialistes de la dissuasion nucléaire ont plutôt tendance à considérer qu’il s’agit de « non-événements », les médias s’en émeuvent, et les réseaux sociaux sont comme toujours propices à la diffusion d’arguments erronés ou exagérés — voire de pure propagande russe — qui alimentent une peur panique de l’apocalypse nucléaire.
C’est sans doute l’effet principal recherché par Moscou : nous effrayer.
Depuis 2018, la poursuite par la Russie du développement de ce qu’on appelle les « armes du Manège » 18 — une nouvelle génération d’armes stratégiques présentée comme étant « de rupture » — s’inscrit largement dans une stratégie de peur — Sergueï Karaganov, nous y reviendrons, parle même aujourd’hui de « terreur » — plus que de dissuasion.
Il s’agit de provoquer et d’entretenir des sentiments collectifs irraisonnés, désarmants et coûteux dans les sociétés occidentales, bien plus que de dissuader de manière rationnelle ; et au sein des élites russes, en miroir, de se convaincre de sa propre puissance malgré les signes objectifs du déclin.
Le calcul derrière la dissuasion nucléaire
Qu’elle soit nucléaire ou non, la dissuasion repose en premier lieu sur un calcul rationnel : en démontrant que l’on dispose de capacités de destruction crédibles et d’une volonté de les utiliser dans le cadre d’une doctrine explicite, l’adversaire comprend que les coûts de son éventuelle agression dépasseraient de loin les bénéfices qu’il pourrait en retirer.
Parce qu’elle est porteuse de la plus grande capacité de destruction et pratiquement impossible à mettre en échec, la dissuasion nucléaire est de nature à prévenir les agressions les plus sérieuses et à inhiber les décisions les plus extrêmes. Lorsqu’elle est mutuelle, elle tend à une forme d’autolimitation des conflits : il n’est rationnellement pas possible de l’invoquer pour empêcher une « petite » agression, car en retour elle pourrait entraîner les adversaires dans un échange destructeur hors de proportion.
Il se crée alors un effet de « seuil », toujours un peu flou, en dessous duquel l’arme nucléaire ne peut pas être une option. L’ambiguïté du seuil fait partie inhérente d’une situation internationale qui voit coexister plusieurs puissances nucléaires : il s’agit à la fois d’être convaincant sur ses capacités et sa volonté, raisonnablement clair sur ce que la dissuasion protège, ambigu sur la limite précise du seuil de son déclenchement, mais aussi rassurant quant à sa propre rationalité.
La dissuasion vis-à-vis de Moscou repose depuis le début de la Guerre froide sur la promesse de représailles en cas d’agression et pas seulement d’une défense puissante.
Stéphane Audrand
En maintenant un dialogue stratégique permanent avec l’adversaire, même au plus fort des crises, on peut espérer qu’un calcul raisonnable fonctionnera entre les parties et que l’incertitude contribuera à la retenue de chacun, personne ne voulant « s’approcher du seuil ».
La métaphore la plus évidente est celle d’un taureau, au milieu d’un champ sans clôture : ne pas trop s’approcher de lui, et le contourner à bonne distance, est la voie la plus sûre pour éviter un problème.
Face à un État non doté, l’emploi en premier de l’arme nucléaire n’est pas non plus aisé à assumer, même pour un pays comme la Russie en Ukraine : le poids politique du tabou des armes nucléaires, l’importance des opinions mondiales hostiles à son usage et les bénéfices discutables qui seraient retirés d’un emploi tactique limité de l’arme au regard de son coût politique — de même que l’existence d’options conventionnelles puissantes et précises — font que l’arme nucléaire demeure pour l’heure cantonnée aux hypothèses les plus extrêmes, pour lesquelles elle conserve toute sa pertinence.
La dissuasion russe est déjà opérationnelle
La Fédération de Russie, héritière principale de l’Union soviétique, est pleinement insérée dans cet exercice « réaliste et rationnel » de la dissuasion nucléaire. Ses forces stratégiques sont nombreuses, crédibles et diversifiées : sous-marins nucléaires lanceurs d’engins, bombardiers porteurs de missiles de croisière ou aérobalistiques, missiles balistiques à portée tactique, intermédiaire ou intercontinentale sur transport-érecteur-lanceur, missiles en silos… L’arsenal russe, bien que parfois vieillissant, est suffisamment puissant — pléthorique même — pour remplir parfaitement sa fonction de dissuasion nucléaire.
Malgré les difficultés de sa modernisation, il comporte encore de nombreux vecteurs efficaces mettant en œuvre plus de 2600 têtes nucléaires stratégiques et environ 2000 têtes non stratégiques ; quels que soient les progrès de la défense antibalistique dans les pays qu’elle considère comme ses adversaires, la Russie serait toujours capable en 2025 de saturer toute défense pour infliger des dommages insupportables — y compris aux États-Unis ou à la Chine.
Quant à la volonté des dirigeants russes d’utiliser le cas échéant l’arme nucléaire pour défendre les intérêts les plus vitaux de la Russie, personne n’en doute.
Le test des vecteurs de l’arme nucléaire est une forme de routine pour les puissances qui en sont dotées. Qu’il s’agisse de tirs de missiles balistiques ou de raids aériens simulés, l’objectif est à la fois de s’entraîner, de s’assurer du bon fonctionnement technique des vecteurs, de la bonne connaissance des procédures et de démontrer à sa population, ses partenaires, ses adversaires et au monde que la dissuasion « fonctionne ».
Les tirs balistiques entre puissances nucléaires font l’objet de notifications préalables et suivent souvent un calendrier annuel assez routinier qui contribue aussi à la stabilité stratégique.
Paradoxalement, un pays qui cesserait brutalement ses exercices nucléaires sans raison valable susciterait plus de méfiance que de soulagement.
Le but des nouvelles « armes du Manège »
Pourquoi alors développer des armes aussi « exotiques » qu’un missile de croisière à propulsion nucléaire, une torpille thermonucléaire sous-marine à la charge prétendue de 100 mégatonnes ou même — on le sait depuis 2024 — un missile balistique conventionnel à portée intermédiaire ?
Si la recherche sur le planeur manœuvrant hypersonique Avangard peut se comprendre dans une optique de modernisation des arsenaux balistiques, les autres « armes du Manège » semblent bien plus incongrues et leur apport concret à la dissuasion russe apparaît discutable en termes purement rationnels.
Certes, lorsque les recherches furent lancées par la Russie dans les années 2010, les inquiétudes sur le devenir de la défense antibalistique justifiaient sans doute l’exploration de ruptures possibles pour se prémunir contre un éventuel déclassement ; mais l’état actuel des rapports de force stratégiques ne donne aucun intérêt au missile Bourevestnik, malgré sa portée. Peu discret, il serait rapidement repéré par n’importe quel avion de guet aérien ; volant à des vitesses transsoniques, il pourrait être intercepté par n’importe quel avion de chasse occidental. Même s’il pourrait, par sa portée et sa durée de vol, aborder un territoire adverse par « n’importe quelle direction », cela n’est en rien une capacité nouvelle.
Un pays qui cesserait brutalement ses exercices nucléaires susciterait plus de méfiance que de soulagement.
Stéphane Audrand
Pour se limiter au territoire nord-américain, la possibilité d’une frappe par le sud des États-Unis existe depuis que les SNLE soviétiques sont à la mer, et la Russie dispose actuellement de suffisamment de SNLE et de sous-marins nucléaires porteurs de missiles conventionnels pour disposer de moyens crédibles, gradués, tous azimuts, difficiles à repérer et qui permettraient de frapper le territoire américain sur une trajectoire non polaire bien plus facilement qu’avec un Bourevestnik.
De même, la torpille Poseidon, si elle pourrait sans doute frapper de manière inopinée un grand port, n’apporte pas de capacité concrète vraiment nouvelle : New York ou San Francisco peuvent là encore être atteintes par une attaque surprise depuis un sous-marin s’approchant à quelques dizaines de kilomètres de côtes bien trop longues pour être surveillées de façon étanche.
Conserver de tels programmes « exotiques » actifs dans un pays en pleine guerre et qui peine à moderniser toutes ses forces stratégiques et conventionnelles doit avoir une autre motivation.
Et c’est sans doute du côté de la peur qu’il faut chercher.
Au-delà du calcul rationnel, Moscou cherche à instiller la peur chez ses adversaires, leurs décideurs et leurs opinions — pour réveiller de vieilles phobies.
Semer « la terreur » en Europe
Le cœur de la dissuasion repose sur un calcul rationnel.
Parce qu’elle est porteuse d’une promesse de destruction et qu’elle se doit de comporter une dose d’ambiguïté pour compliquer le calcul stratégique de l’autre, la dissuasion doit pourtant reposer aussi sur une dose de peur.
Celle-ci participe pleinement de son bon fonctionnement puisqu’elle est de nature à faire hésiter — « au bord du gouffre » — un dirigeant qui penserait avoir trouvé une formule pour agresser l’autre en contournant, détruisant, neutralisant ou encaissant les capacités qui devraient le dissuader.
Le précédent de la Guerre froide
Cette peur a des ressorts profonds.
Peur pour soi, peur pour ses proches, peur pour sa patrie ; peur de mourir, mais aussi peur d’échouer, de perdre la face, là encore devant soi-même, ses proches, ses amis ou son peuple. Pendant la Guerre froide, on résumait cette idée par un slogan cherchant l’espoir dans la peur : « Même les Soviétiques aiment leurs enfants. »
Si le comportement le plus courant — et, semble-t-il, le plus adapté — reste celui de la froide détermination, en temps de crise, certains dirigeants peuvent volontairement adopter un comportement qui se veut effrayant, pour faire douter de leur propre rationalité. On a ainsi reproché à Nixon sa madman theory 19 et un comportement qualifié de brinkmanship 20.
Faute de fournir un message politique désirable, la Russie construit son image sur un message terrifiant.
Stéphane Audrand
Parce qu’elle tend à rendre plus concrète et incarnée la promesse de destruction, la peur peut avoir son intérêt dans le dialogue stratégique, notamment nucléaire.
Ainsi, lors de la crise de 1969 entre l’URSS et la Chine, face à Mao qui considérait que son pays était, par la taille de sa population, immunisé face à la dissuasion nucléaire soviétique, Moscou avait laissé entendre via ses canaux d’influence que les frappes nucléaires éventuelles contre la Chine pourraient viser non pas à massacrer la population, mais à décapiter la direction du Parti communiste chinois. Cela aboutit à un éparpillement paniqué des cadres du Parti, à la seule mise en alerte connue à ce jour des forces nucléaires chinoises, mais aussi à un recul de la Chine dans ses agressions sur la frontière sibérienne et à l’ouverture de négociations 21.
C’est là un usage de la peur comme complément du calcul rationnel, mais dans une démarche qui reste fondamentalement dissuasive.
À dire vrai, pendant toute la Guerre froide, Moscou a joué sur cette peur du nucléaire, notamment en Europe. Il s’agissait pour l’Union soviétique d’insister sur les dégâts que provoquerait l’emploi d’armes nucléaires sur le sol européen — voire de les fantasmer — et de surjouer systématiquement la peur de l’atome pour diviser l’Alliance atlantique, saper la légitimité de la dissuasion et espérer permettre à l’URSS d’exploiter son avantage numérique conventionnel en cas de conflit.
L’imaginaire occidental développé dans les médias a, dès les années 1950, associé l’atome à l’apocalypse et la radioactivité à un mal suprême, d’autant plus « maléfique » qu’il est invisible.
Le point culminant de cette peur fut sans doute la crise des euromissiles, qui vit d’immenses vagues de protestation en Europe, motivées et alimentées par l’URSS via ses relais de propagande. Cette situation fit dire à François Mitterrand, fort lucide, que « le pacifisme est à l’Ouest et les euromissiles sont à l’Est ». Il ne s’agissait pas pour l’Union soviétique de dissuader par un calcul rationnel, mais d’obtenir un avantage en prenant appui sur la peur primale du nucléaire et la vulnérabilité d’une société démocratique aux phobies collectives se transcrivant en choix électoraux.
C’est probablement la même stratégie qui anime l’ancien officier du KGB Vladimir Poutine depuis février 2022 lorsqu’il tire profit de la menace nucléaire
Certes, le maître du Kremlin a beau jeu d’exploiter la peur : il a pour lui la stabilité relative de l’autocrate et la capacité à ignorer les peurs de sa population. Surtout, peut-être, il peut d’autant plus facilement jouer de la peur qu’il inspire que nous ne sommes pas en capacité intellectuelle, politique ou matérielle de lui rendre la pareille.
La nouvelle rhétorique russe
Pour se convaincre qu’il s’agit avant tout d’une stratégie déclaratoire — et, donc, se rassurer un peu — il faut différencier, depuis trois ans, le comportement et le discours.
Le comportement russe en matière nucléaire est resté relativement cohérent et prévisible : les exercices des forces stratégiques se déroulent à date prévue, ils impliquent toujours les composantes habituelles et s’inscrivent dans les cycles annuels connus.
Le signalement stratégique de mars 2022 (mise en alerte des forces stratégiques russes, sortie des SNLE occidentaux) a été l’occasion d’un « dialogue » tendu mais classique entre la Russie et les puissances nucléaires occidentales, et aucun signal concret indiquant une option nucléaire russe imminente et crédible n’a été signalé publiquement depuis 22.
Il en va tout autrement du discours public, de plus en plus agressif et désinhibé, menaçant urbi et orbi — soit directement par la voix du Kremlin, soit par des individus plus ou moins proches du pouvoir, au premier rang desquels l’ancien président Dimitri Medvedev, devenu le « Monsieur Apocalypse nucléaire » du Kremlin.
Au-delà des rodomontades des propagandistes, certains des plus proches conseillers en matière de stratégie poussent dans cette direction de l’effroi comme arme décisive contre l’Europe.
Sergueï Karaganov déclarait ainsi dès 2023 qu’il fallait construire une stratégie de « dissuasion et d’intimidation » qui envisage l’utilisation des armes nucléaires, estimant qu’il n’y aurait pas de représailles américaines en défense de l’Europe (et ignorant les dissuasions française et britannique 23).
Tout récemment, poursuivant son cheminement, le même Karaganov déclarait à la télévision publique qu’il fallait changer de stratégie — la Russie s’étant montrée selon lui trop raisonnable et mesurée — et s’efforcer « d’instiller la terreur et la crainte de Dieu chez les alliés européens des États-Unis ».
Estimant que l’arme nucléaire avait été laissée « en marge du grand jeu russe », il fallait maintenant envisager un « châtiment » contre les voisins européens, d’abord conventionnel puis, si nécessaire, nucléaire. Châtier n’est pas dissuader : Karaganov fait entrer la rhétorique nucléaire dans un âge du chantage messianique.
Sergueï Karaganov a fait partie des conseillers ayant poussé à une révision de la doctrine nucléaire russe, jugeant qu’elle était trop timide et fixait trop haut le seuil d’emploi de l’arme nucléaire. Si la révision de décembre 2024 reste finalement conforme à l’idée d’une doctrine défensive réservant l’arme nucléaire à des fins dissuasives dans le cadre de scénarios extrêmes, il ne faut pas sous-estimer l’influence que peut avoir ce genre de discours dans les cercles de pouvoir.
Ce type de propos présente deux types de risques : pour la Russie, que le pouvoir russe finisse par s’auto-intoxiquer avec ses propres éléments de langage ; pour l’Europe, qu’elle se soumette à cette peur, alors même que, pour l’heure, l’arme nucléaire n’a pas été décisive pour faire triompher l’agression russe — parce que la dissuasion fonctionne.
L’impasse d’une stratégie européenne : le bouclier sans l’épée
Si l’on a beaucoup évoqué pour justifier ces discours la stratégie de « sanctuarisation agressive » russe en matière nucléaire, celle-ci a toutefois montré ses limites.
Certes, les pays occidentaux ont été dissuadés d’intervenir directement en Ukraine ; il semble d’ailleurs, vu le comportement de l’administration Biden et de ses alliés européens dès la crise de l’hiver 2021-2022, qu’ils s’en sont dissuadés eux-mêmes assez rapidement sans que les menaces russes ne soient déterminantes dans cette crainte occidentale d’une intervention directe pour sanctuariser l’Ukraine. En revanche, la rhétorique russe n’a pas réussi à paralyser l’aide à l’agressé, au moins jusqu’à l’élection de Donald Trump.
Parce qu’elle tend à rendre plus concrète et incarnée la promesse de destruction, la peur peut avoir son intérêt dans le dialogue stratégique, notamment nucléaire.
Stéphane Audrand
En cela, l’arme nucléaire russe n’a que partiellement réussi à « sanctuariser » son agression — la dissuasion occidentale ayant en revanche protégé le territoire des États de l’Alliance, puisqu’aucun n’a été frappé par la Russie de manière délibérée pour entraver l’aide à l’Ukraine ; d’un autre côté, le territoire russe est frappé chaque jour par l’Ukraine, bien au-delà des territoires ukrainiens occupés par la force depuis 2014, y compris à l’aide d’armes occidentales. Pour l’heure, en dehors d’une modification de sa doctrine nucléaire censée « abaisser le seuil » et le rendre encore plus « flou », le Kremlin n’a pas vraiment progressé dans cette « sanctuarisation » de son agression.
Dans ces conditions, si la dissuasion nucléaire russe fonctionne toujours dans sa rationalité pour protéger les intérêts les plus vitaux — si elle est aussi parvenue à une forme de limite dans sa capacité à freiner l’assistance occidentale à l’Ukraine — le battage et la consommation de ressources autour du Bourevestnik et du Poseidon ne se justifient guère que par la recherche d’une « incarnation » de la terreur que peut représenter la Russie, incarnation qu’elle se doit de projeter autant contre ses adversaires que vers sa population.
La Russie a recours à cette stratégie précisément parce que des armes peuvent avoir un effet psychologique considérable sur les opinions occidentales ; elles contribuent aussi à faire reculer le calcul stratégique rationnel au profit du réflexe de peur irrationnelle 24. Dans tous les cas, il s’agit d’installer dans les esprits l’idée que la Russie pourrait frapper n’importe où et n’importe quand, avec des armes que les Européens ne pourraient arrêter, et sans qu’il leur soit possible de répliquer, surtout depuis le retour de Donald Trump.
Cette peur a plusieurs vertus pour la Russie.
D’une part, elle crée dans les populations européennes un sentiment de vulnérabilité — sentiment d’autant plus important dans les pays d’Europe ne disposant pas d’une dissuasion nucléaire autonome. L’exemple de l’emploi du missile Orechnik contre l’Ukraine en novembre 2024 a été frappant : en Allemagne et en Scandinavie s’est développée une véritable phobie, aboutissant à la recherche d’abris et de bunkers pouvant abriter la population. Ce n’était pas le cas en France, pays à la fois plus éloigné mais qui se sait surtout protégé par sa propre dissuasion nationale autonome.
Le programme européen du « mur anti-drones » est un autre exemple de cette pensée réflexe issue d’une peur panique.
Face à l’incursion agressive des drones russes au-dessus de la Pologne et au désarroi qu’ils créent dans la population, la peur conduit une partie des décideurs européens à essayer de trouver une réponse strictement défensive et technologique, en envisageant la promesse d’une « défense totale » qui pourrait non pas dissuader, mais décourager l’agression russe.
Cette instrumentalisation de la peur parvient donc en même temps à saper la confiance des populations européennes envers leurs dirigeants, à renforcer l’image d’une Russie ne craignant pas les représailles et à détourner une partie substantielle des crédits européens de défense dans la recherche d’une chimère défensive totale.
À l’autre bout du spectre, le Bourevestnik ravive la crainte d’une menace nucléaire russe omniprésente et foudroyante.
La stratégie russe de la terreur fonctionne comme une tenaille : de l’essaim de drones tueurs à l’apocalypse nucléaire.
Moscou cherche, au-delà du calcul rationnel, à instiller la peur chez ses adversaires, leurs décideurs et leurs opinions.
Stéphane Audrand
Une Alliance atlantique sans tête
L’impact est d’autant plus fort que non seulement le leadership américain de l’Alliance atlantique n’est pas là pour rassurer les Européens et faire prévaloir le calcul rationnel de la dissuasion, mais que Donald Trump est lui-même vulnérable à l’influence de la peur et agit de manière à renforcer, volontairement ou non, les actions de propagande russe.
Ne lisant notoirement aucun des documents qui lui sont fournis, s’informant par ouï-dire et sur les réseaux sociaux, étant de longue date hostile aux armes nucléaires et ouvertement effrayé par elles, le locataire de la Maison Blanche qui prétendait être « l’adulte dans la pièce » au Conseil de l’Atlantique Nord — le Secrétaire général de l’OTAN Mark Rutte ne l’appelait-il pas « daddy » ? — s’avère être lui aussi une victime potentielle de la rhétorique de peur moscovite.
S’il vient d’annoncer une reprise possible des essais nucléaires américains, il n’est pas certain que cela soit la marque du retour d’un leadership américain stable et rationnel sur le sujet. Au contraire, la déclaration du président américain, qui semble mélanger tests des vecteurs et essais des armes nucléaires, suggère plutôt une forme de pensée réflexe à la fois instable et éloignée de la rationalité historique des stratèges américains qui avaient, depuis 1949, réussi à la fois à dissuader l’URSS (le plus simple) et à rassurer les alliés européens (le plus difficile).
Avec une Alliance dont le leadership historique hésite entre repli sur soi et vassalisation, des États très divisés face aux questions de dissuasion et des institutions communautaires pensées pour une ère de paix par le commerce, l’Europe semble bien démunie face à l’agenda du Kremlin, qui vise à diviser et à soumettre les populations européennes, à saper la confiance dans la démocratie, dans l’Union et dans l’Alliance et à détruire tout ce qui fait notre prospérité et notre force.
Faute de fournir un message politique désirable, la Russie construit son image sur un message terrifiant, et l’Amérique n’est plus là pour nous rassurer. Que faire ?
Déjouer la « tentation Karaganov » : la nouvelle dissuasion européenne
Nommer la peur est sans doute le premier pas pour la vaincre.
Admettre qu’une grande partie de la rhétorique russe ne vise pas la raison mais les émotions est un point crucial, notamment pour les analystes des questions stratégiques qui ont trop tendance, par influence du réalisme, à se concentrer sur le froid calcul 25.
Une fois admis l’impact de cette peur — dans nos populations comme chez nos dirigeants — il faut l’affronter et faire en sorte que le dialogue stratégique avec la Russie revienne sur le chemin du calcul rationnel et de la dissuasion ; non pas en instillant nous-mêmes la terreur, mais en étant déterminés et crédibles.
Accepter la peur pour la dominer
Pour ce faire, il faut accepter que la voie du « découragement » de l’agression soit irrationnelle sur le plan stratégique et n’ait pour ressort que nos peurs.
L’idée de doter l’Europe d’un « mur » de défense contre les drones et les missiles, comme le proposent largement la Commission européenne et l’Allemagne, a pour fondement l’idée implicite et fausse qu’on ne peut pas frapper la Russie et qu’il faut donc empiler les boucliers, faute de pouvoir tirer l’épée.
Or la dissuasion vis-à-vis de Moscou repose depuis le début de la Guerre froide sur la promesse de représailles en cas d’agression et pas seulement d’une défense puissante. Que ces représailles soient définies comme massives ou graduées ne change rien : depuis 1949, le monde occidental a toujours promis à tout agresseur qu’il subirait en cas d’attaque des coûts qui dépasseraient de loin les bénéfices de l’agression — en somme, des coûts insupportables.
Il faut souligner que, depuis quelques années, des échanges militaires violents ont impliqué des puissances nucléaires, sans que le seuil d’emploi de l’arme ne soit franchi ni qu’aucune « escalade irrémédiable » ne soit engagée. L’Inde a frappé le Pakistan, Israël et l’Iran ont échangé des salves de missiles — or, à chaque fois, les représailles ont été l’occasion à la fois d’une soigneuse planification militaire et d’un intense travail diplomatique, pour faire comprendre à l’agresseur que les représailles ne visaient absolument pas à engager une escalade guerrière ou à monter aux extrêmes mais bien à répondre à l’agression pour la faire cesser et à rétablir la dissuasion — d’abord par des moyens conventionnels.
Ce chemin doit commencer à être emprunté en Europe.
En dehors de la France et du Royaume-Uni — deux puissances nucléaires habituées à avoir leur destin national en main et à parler de concert lorsque les menaces extrêmes surgissent — les pays d’Europe sont tragiquement dépendants de Washington pour fixer un cap dans l’usage de la force.
Que ce cap manque ou qu’il soit, comme aujourd’hui, erratique ou incertain, et c’est le réflexe du bouclier qui prévaut.
Mais sans épée et sans volonté de s’en servir, le meilleur bouclier du monde n’imposera jamais à l’agresseur des coûts insupportables.
La grande question qui demeure, depuis février 2022, est donc bien celle-ci : les Européens veulent-ils collectivement être les garants de leur propre existence, ou souhaitent-ils s’en remettre à d’autres qui leur concèderont — peut-être — le droit d’exister ?
Troquer le bouclier pour l’épée : après le Groenland, un signalement stratégique au Svalbard
Une fois entamé ce changement de nos modèles mentaux — et il sera long — il y aura des réformes à la fois militaires et institutionnelles à engager.
Sur le plan militaire, être prêts à rétablir la dissuasion vis-à-vis de la Russie impose de se doter de capacités à la frapper de manière prompte et efficace, afin de faire cesser toute agression contre nous, comme nous en avons le droit de par l’article 51 de la Charte des Nations unies.
Si les capacités nucléaires combinées de la France et du Royaume-Uni — autour de 500 armes nucléaires — sont suffisantes pour garantir la sécurité du continent européen contre les menaces les plus extrêmes, il faut néanmoins disposer de capacités conventionnelles plus autonomes et plus crédibles pour mener des représailles conventionnelles graduées en cas d’agression, et ne pas être confrontés à une situation où nous devrions choisir entre « le M51 ou rien ».
La structuration d’une capacité européenne de représailles conventionnelles est essentielle. Comme nous ne pouvons pas tout financer, il faut donc avoir le « courage » d’ignorer publiquement le Bourevestnik et d’abandonner l’idée d’une défense antimissiles et antidrones totale du territoire européen. Le renforcement de la défense antiaérienne dont nous avons besoin est réel, mais doit se limiter aux emprises clefs de nos forces militaires — les grandes bases — et aux sites les plus vitaux de nos systèmes politiques et de nos économies — sites gouvernementaux, infrastructures énergétiques et de transport.
Il ne s’agit pas ainsi de protéger nos populations de tout acte hostile, mais de disposer d’un bouclier nous prémunissant contre toute frappe désarmante, qui complète l’épée prête à frapper l’agresseur, avec ou sans l’aide ou l’assentiment des États-Unis. Disposer en Europe de ces capacités est crucial, pour notre survie politique, pour la survie de l’Alliance et de l’Union et même pour notre crédibilité vis-à-vis de Washington.
Les pays d’Europe sont tragiquement dépendants de Washington pour fixer un cap dans l’usage de la force.
Stéphane Audrand
Pour contrer la « tentation Karaganov » d’une frappe nucléaire, la coordination franco-britannique a un défi majeur : faire admettre l’existence d’une dissuasion nucléaire crédible qui protège l’Europe sans l’avis de Washington.
Il semble pourtant que, pour l’heure, les cercles décisionnaires russes ne croient pas vraiment à une projection des garanties de sécurité franco-britanniques au-delà de leurs territoires respectifs si les États-Unis s’abstenaient 26.
C’est là un enjeu majeur, qui doit passer à la fois par des déclarations communes, mais aussi par des signalements stratégiques calibrés vis-à-vis de la Russie.
Le raid Pégase de l’Armée de l’Air et de l’Espace réalisé en 2025 au-dessus de la Scandinavie, ou le déploiement de Rafale en Pologne issus d’unités des Forces aériennes stratégiques peut participer à ces signalements.
Mais nous pouvons et nous devons aller plus loin.
Ainsi, plutôt que de prolonger une séquence symbolique mais d’un intérêt discutable au Groenland, on pourrait envisager la même séquence, franco-britannique, au Svalbard norvégien — menacé de manière beaucoup plus immédiate et directe par la Russie.
Sortir la défense du jeu politique
Les capacités militaires dont nous devons disposer — bouclier et épée — n’ont de valeur que si une volonté est là pour les utiliser.
Sur le plan institutionnel, afin de contrer la peur, il importe que les Européens engagent des réformes qui, à l’échelon national comme aux échelons communs de l’Alliance et de l’Union, matérialisent leur détermination et leur capacité démocratique à employer la force de manière résolue, sans qu’une crise politique « courante » ne mine notre crédibilité ou ne paralyse notre réponse, ni que tout ne repose sur l’allié américain.
Sur le plan national, chaque pays devrait avoir à cœur de trouver une voie qui sécurise ses capacités nationales d’engagement en les plaçant à la fois sous contrôle démocratique mais hors de l’écume du jeu politique. Pour la France, cela pourrait être par exemple une réforme de l’élection et de l’exercice du pouvoir présidentiel. En (re)faisant du président de la République un arbitre, garant de l’indépendance nationale, qui ne présiderait plus le Conseil des ministres mais serait toujours le chef des armées, nous retrouverions sans doute une crédibilité que la crise politique actuelle nous fait perdre un peu chaque jour ; ce nouveau rôle du Président, adossé à des capacités de frappe nucléaires et conventionnelles crédibles, aériennes et balistiques, serait de nature à donner du crédit à toute garantie de sécurité donnée par la France à l’espace européen — surtout s’il contribue de manière efficace à l’animation du tandem Paris-Londres.
À l’échelle de l’Union et de l’Alliance, il est de même urgent de développer nos capacités d’agir avec les États-Unis si nous le pouvons, et sans eux si nous le devons, tout en conférant aux institutions communes un rôle de facilitateurs mais non de décideurs supranationaux.
Le cadre pertinent est celui de la « coalition des volontaires » : un groupe de pays ouvert, informel, qui discute de sujets concrets plutôt que de virgules dans un communiqué final, et qui permette à tout l’espace européen de renforcer sa sécurité en s’appuyant sur les pays les plus avancés et volontaires en matière d’autonomie stratégique et en admettant un « partage des tâches » face au péril commun.
Sans épée et sans volonté de s’en servir, le meilleur bouclier du monde n’imposera jamais à l’agresseur des coûts insupportables.
Stéphane Audrand
C’est de cette coalition des volontaires européens — en y ajoutant le Canada — qu’il faut obtenir le signal fort d’une détermination à protéger l’espace démocratique européen par la force en infligeant à tout agresseur des coûts insupportables.
Pour l’instant, Vladimir Poutine et Sergueï Karaganov estiment que nous sommes décadents et faibles.
Si nous ne parviendrons sans doute jamais à les détromper sur le premier point, nous avons les moyens de leur faire comprendre qu’ils ont tort sur le second.
Le Bourevestnik ou du Poseidon ne sont pas des armes d’apocalypse. Ce sont des armes de peur, un moyen de créer une paralysie désarmante en Europe.
Nous commencerons à gagner au moment où nous aurons commencé à ne plus avoir peur.
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26.10.2025 à 06:30
Le nouvel antisémitisme
Nous n'avons pas encore mesuré toutes les conséquences du plus grand succès stratégique du Hamas : depuis le 7 octobre, un nouvel antisémitisme s'est enraciné en Occident.
Alberto Melloni signe un texte important : la méditation lucide et angoissée d'un des plus grands historiens du christianisme.
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Pour l’historien, il y a des questions particulièrement lancinantes. Et lorsque les comptes ne tombent pas juste — les comptes intellectuels, s’entend —, elles refont surface comme un présage sinistre et inéluctable, le signe de cette « mondialisation de l’impuissance » que dénonce le pape Léon XIV — en admettant par là-même qu’il en est lui aussi victime.
L’une de ces questions topiques a trait à la manière, aux temporalités et aux étapes par lesquelles s’est formé cet objet historique dense, complexe et stratifié que nous appelons antisémitisme — et qu’il serait plus précis et utile d’appeler die Sache-Antisemitismus.
Que des convictions et des mystifications théologiques, des théories scientifiques et pseudo-scientifiques, des sentiments politiques et des emballements se soient entremêlés derrière ce terme, tout le monde le conçoit. Tout le monde sait d’ailleurs que cette « chose » — élaborée entre les conciles du IVe siècle et celui de 1215, puis de Luther jusqu’au XXe siècle — a marqué le règne de la chrétienté et empoisonné la catéchèse des églises ; tout le monde sait qu’elle a subi une métamorphose politique spectaculaire et disséminé une théorie justifiant abominations et persécutions, jusqu’à la planification de l’extermination industrielle des Juifs d’Europe, apogée distincte — et conséquence — de tout ce qui l’a préparée.
Mais d’un point de vue historique, le vrai questionnement n’est pas tant qu’il y ait eu un enchevêtrement d’horreurs au centre du XXe siècle, ni, bien sûr, que cet enchevêtrement ait eu des origines, des causes et une histoire.
La question historique la plus angoissante est beaucoup plus tranchante, précise et pointue.
Si l’on voulait la décomposer en une série de sous-questions — énoncées de manière presque casuistique — cela donnerait à près la liste suivante.
Pourquoi le pape Léon le Grand, peu de temps après les décrets impériaux qui frappaient les chrétiens et les juifs des mêmes sanctions, invente-t-il un vocabulaire d’invectives sur le sacrilège déicide, destiné à perdurer dans le temps ?
Pour quelle raison précise — culturelle, théologique, politique — les croisés qui se mettent en marche sous le commandement de la papauté grégorienne, alors qu’ils descendent vers les embarquements du sud, massacrent-ils les juifs ?
Par quels instruments spécifiques le droit canonique médiéval emprunte-t-il des éléments à la théorie augustinienne, sur la nécessité d’un judaïsme minoritaire et humilié au sein des sociétés chrétiennes, pour fixer des lois de discrimination ?
Quel mécanisme a fait que la haine des Juifs fut le seul point de contact entre évangéliques et papistes au début de la réforme luthérienne ?
Sur quelle base les figures ecclésiastiques qui connaissaient l’ancien principe interdisant le baptême invitis parentibus le contournent-elles — conduisant à une période allant des conversions forcées à l’enlèvement d’enfants juifs ?
Sous nos yeux, le présent a commencé à accumuler des preuves qui suggèrent à quel point la formation d’une culture de mépris et de haine anti-juive peut être rapide, précise, géométrique.
Alberto Melloni
Quel est le passage conceptuel qui mène de la haine anti-musulmans à la haine anti-juifs et à la culture de l’ennemi qui les nourrit ?
Et pourquoi si peu de croyants, dans l’Europe de Karl Barth et de Dietrich Bonhoeffer, voient-ils que les stéréotypes de la discrimination chrétienne correspondent aux politiques nazies et fascistes qui persécutent d’abord les droits, puis la vie des Juifs ?
Le retour de la guerre et le retour de l’antisémitisme
Ce sont là des questions qui ont ponctué le travail quotidien de ceux qui ont abordé l’antisémitisme de manière professionnelle et scientifique.
Des questions froides et hors-sol en apparence — intimement urgentes en vérité.
Mais un présent désespérant a fait irruption, dans lequel pòlemos est revenu avec la force d’un dieu « pater, c’est-à-dire potens » — expliquait le philosophe Massimo Cacciari dans un essai sur le célèbre fragment 53 d’Héraclite où la guerre, comme toujours en grec, est au masculin — dont « la puissance ne se manifeste pas en détruisant, mais en posant » et « qui unit tout le monde précisément en exacerbant les différences » ; en nous rendant antagonistes, hostiles, incapables de communiquer.
Sous nos yeux, le présent a commencé à accumuler des preuves qui suggèrent à quel point la formation d’une culture de mépris et de haine anti-juive peut être rapide, précise, géométrique — cette culture même dont nous interrogeons, en historiens, la genèse.
Des signes, des indices, des mentalités émergent d’un contemporain dans lequel se renouent — comme toujours dans la candeur d’une apparente « innocence » subjective chez ceux qui l’expriment — un antisémitisme ancien et sa métamorphose moderne.
Ce nouvel antisémitisme est rendu invulnérable par un argument tout aussi géométrique et objectif, qui refuse de l’utiliser comme alibi face à une guerre qui n’est pas plus horrible que tant d’autres, mais sur laquelle s’est déclenché un incendie verbal rongé de cynisme politique.
Comme un dinosaure devant Ellie Sattler et Alana Grant dans Jurassic Park, une énorme haine antisémite qui semblait éteinte marche devant nous, se déplace, se nourrit, se reproduit.
Les théologies et le concile semblaient l’avoir rejetée et fossilisée par des décennies de dialogue judéo-chrétien.
La lucidité morale des constitutions démocratiques et du sens civique semblait l’avoir enfouie sous une montagne de « plus jamais ça ».
Au lieu de cela, nous voyons sous nos yeux les anciens stéréotypes de l’antisémitisme chrétien — parfois défini comme « antijudaïsme » avec une nuance dont la fonction est en fait implicitement auto-absolutrice — réapparaître dans une variante sécularisée — mais pas trop non plus : l’accusation de déicide, la diaspora comme sanction, la légende de l’effusion rituelle du sang des enfants faisaient passer cet antisémitisme d’un autre temps pour un mythe populaire et grand public, cru et crédible ; elles ont ressuscité et se sont régénérées dans un nouvel amalgame.
Cette réutilisation des vieux thèmes apportera la tragédie à ceux qui seront victimes de la violence qu’elle légitime ; mais elle frappera ensuite les compilateurs des nouveaux bréviaires de la haine — qui se retrouveront avec entre les mains un sens de la liberté détrempé de sang et une profession de foi corrompue par la haine.
Abstraction faite de ceux qui n’avaient jamais renoncé à l’antisémitisme, ce spectacle soulève pour les autres une question brûlante : aurions-nous dû nous attendre au retour de l’antisémitisme ?
Ma réponse est la suivante : non seulement nous aurions dû nous y attendre, mais nous savions qu’il reviendrait.
Nous le savions si bien que nous ne pouvions pas nous l’avouer.
Nous n’avions juste pas les bons instruments pour nous dire explicitement que les innombrables « plus jamais ça » des cérémonies sur la Shoah et l’indignation collective face aux attentats contre les synagogues, les restaurants casher ou les écoles juives d’Europe, l’alerte face à la haine dans les stades, étaient tous fondés sur du sable. Tous. Les hypocrites comme les plus sincères pouvaient arriver à cette conclusion. Du sable rempli de nobles intentions — mais du sable. Du sable mélangé à de la prose pleine d’émotions — mais du sable.
Une énorme haine antisémite qui semblait éteinte marche désormais devant nous.
Alberto Melloni
La mémoire des survivants, condamnés à se souvenir et à demander de se souvenir, semblait avoir fixé la ponctuation morale du discours public : leurs voix brisées, leurs visages « endurcis » (Is 50,7), leurs paroles lentes permettaient de ne pas dire que cette partition était tracée sur des lignes souvent vides, dans lesquelles nous espérions que le temps écrirait l’analyse profonde, impitoyable, sévère, que nous ne souhaitions pas faire nous-mêmes
Ces survivants, eux, avaient le pressentiment de cette dissolution.
Les plus implacables envers eux-mêmes, comme Primo Levi, en avaient d’ailleurs été broyés. Les plus pessimistes — je pense à Liliana Segre — décrivaient amèrement un avenir dans lequel ce qu’ils avaient porté et enduré se réduirait à dix lignes dans un manuel scolaire — une simple leçon de chose, comme un exemple de la méchanceté humaine.
Les autres se fiaient à une superstition civique qui s’énonçait comme une règle de grammaire latine : « les verbes spero, promitto et iuro sont toujours suivis de l’infinitif futur ».
Et alors, avec un volontarisme impatient, les autres se plongeaient dans des gestes et des textes artistiques, historiques, cinématographiques — une véritable liturgie de la mémoire. Ils étaient convaincus que quelques notes — le « si-mi, si-mi, do-si-sol-si » de John Williams dans La Liste de Schindler, par exemple — suffiraient à saturer la surdité des indifférents d’un acouphène sentimental.
Ils supportaient les enchantements de Roberto Benigni à Birkenau dans La vie est belle comme si une telle épreuve pouvait en quelque sorte se fondre dans le creuset de l’histoire.
Ils encourageaient la transhumance saisonnière des jeunes vers les camps, accompagnés de maires et d’enseignants volontaires stimulant l’identification de soi-même à la souffrance ; une identification qui ne s’accompagnait pas de l’exigence nécessaire — et nécessairement radicale — qu’aurait exigé ce contexte et qui devenait ainsi une compassion générique pour une autre douleur qu’elle comblait du même mouvement, par une simple effusion de larmes — une minute, un jour, une heure.
La logique de la mémoire comme « émotion » a ainsi laissé intacts les préjugés qui paissent dans le temple sordide des consciences insensibles aux exorcismes ordinaires — car l’exorcisme fonctionne si le Mal est appelé par son nom, s’il est reconnu dans son être non pas absolu mais très humain, s’il est raillé, quitte à s’exposer à la vengeance.
Nous savions tout — et nous le savions tous.
Mais nous espérions que ce château de cartes pourrait retarder, repousser d’une génération le moment où il faudrait rendre des comptes ; peut-être même deux générations ; ou trois. Puis — qui sait ? — le sable du temps passerait et le mal, alors, serait oublié.
La Shoah en miniature et la pédagogie du sang
Pourtant, il a suffi de quelques heures un 7 octobre — comme la date de la fusillade des rebelles d’Auschwitz, comme la date du début de la guerre du Kippour.
Quelques heures utilisées pour quelque chose d’infiniment plus important qu’une nouvelle scène du conflit israélo-arabe.
Dans cette bande de terre palestinienne que le siège israélien avait transformée en un terreau parfait, une série d’actes, pondérés avec méthode, a été préparée avec la même précision que celle par laquelle un prédicateur scrupuleux choisit les formules de ses invocations.
Grâce à l’argent des nababs vénérés par les vendeurs de Rolex et de Ferrari.
Grâce à l’inefficacité de l’armée la plus puissante du Moyen-Orient.
Grâce à la confiance stupide dans les technologies de renseignement les plus coûteuses au monde.
Grâce à l’illusion que les maîtres de la bande de Gaza étaient les alliés fiables des efforts déployés par le gouvernement israélien pour réduire « l’autorité » de l’Autorité palestinienne à des proportions vaticanes.
Grâce à la patience avec laquelle les Frères musulmans — qui habillaient les enfants en tenue de camouflage, les décoraient du ruban des martyrs, les entraînaient dès l’âge de cinq ans à prendre un otage et à le tenir en joue — avaient construit une pédagogie du sang qui portait en elle une soif de vengeance.
Tout a été vu, tout a été photographié, tout a été dit.
Tout a été ignoré.
Tout a été sous-estimé par un gouvernement qui s’appuie sur des personnages que la presse qualifie de « messianiques » ou d’« ultra-orthodoxes ». Des personnages qui ont peu à voir avec le judaïsme de Martin Buber, Franz Rosenzweig ou Emmanuel Lévinas — car le fondamentalisme biblique dont ils se vantent n’est pas redevable aux pères fondateurs de la sagesse du judaïsme ou du sionisme ou de l’État d’Israël, mais dérive d’une hérésie évangélique américaine qu’on appelle généralement le sionisme chrétien.
Cette doctrine fixe la seconde venue du Christ à un moment postérieur à la reconstitution du royaume de Juda, à la destruction des mosquées, à la reconstruction du Troisième Temple, à la reprise du sacrifice et du véritable holocauste, offert à la présence divine… Une pantomime chrétienne dont le matérialisme amoral aurait terrifié les maîtres de toutes les générations venues après Moïse — mais qui a trouvé dans certains partis et certains milieux sa niche électorale et théologique.
Jusqu’au jour fixé : Shemini Atzeret — le même shabbat que lors de l’attaque de la synagogue de Rome en 1982.
Ce jour-là, les enfants d’un système éducatif dans lequel ils avaient défilé vêtus de costumes de soldats — ceux qui avaient chez eux la photo de leurs pères en cagoule noire les tenant dans leurs bras — ont attaqué l’ennemi de toujours, avec un objectif précis, identique pour chacune des brigades déployées.
L’objectif n’était pas de commettre un acte terroriste — même très sanglant.
L’objectif était de produire une « Shoah en miniature ».
L’objectif était de faire subir, en terre d’Israël à des jeunes, laïques et dansants, à des habitants de kibboutz « pacifistes », à des soldats et soldates de conscription qui avaient donné quelques signaux d’alarme ignorés dans le brouhaha du bizutage de caserne, tout ce qui avait été infligé pendant la Seconde Guerre mondiale à leurs grands-parents et arrière-grands-parents en Ukraine et en Pologne, en France et en Croatie, en Italie ou en Allemagne.
Le 7 octobre n’était pas un acte de terrorisme commis par des terroristes. Ce n’était pas un acte de résistance — cette attaque n’avait rien à voir avec l’État palestinien. Ce n’était pas non plus un geste « spectaculaire » à la Ben Laden.
C’était l’acte par excellence d’un État sui generis qui allait accomplir sa finalité statutaire et étatique avec ses propres soldats : tuer, brûler, violer, mutiler et — enfin et surtout — déporter. Déporter pour tuer ; tuer pour déporter.
C’était un message qui disait clairement à ceux qui avaient souvent utilisé le théorème de la « terre des Pères » lointains que leurs pères proches étaient venus là, dans ce rectangle de l’ancien Empire ottoman, pour rien.
Car lorsque le Hamas affirme que « le drapeau d’Allah doit flotter sur chaque centimètre de Palestine », selon la formulation des Frères, il évoque pour ses sujets et ses esclaves un destin de mort.
Mais lorsque le Hamas planifie et réalise les plans du 7 octobre, il ne mène pas une « guerre » comme tant d’autres. Il mène « cette » guerre : l’extermination.
Ne pouvant commettre un « génocide » de dimensions nazies, il a dû se limiter à sa miniaturisation : mais comme un maquettiste obsessionnel qui collectionne les trains électriques, il a tout reconstruit au millimètre près.
La rafle maison par maison, les portes enfoncées, les exécutions sommaires gratuites à la vue de tous, la déportation effectuée par « sélection », la captivité et, en tout état de cause, la mort d’un nombre aussi élevé que possible de « pièces », comme aurait dit Heinrich Himmler.
Tout, le 7 octobre, a été préparé et déployé pour dire qu’Israël n’avait pas de voisin hostile ni d’ennemi puissant, mais qu’il avait à ses côtés un bourreau auquel il ne pouvait échapper.
Un adversaire qui avait compris que les barbelés et le mur avaient en fait une valeur ambivalente : ceux qui les avaient mis en place pour emprisonner étaient eux-mêmes emprisonnés et ne pouvaient s’échapper de cette portion de terre qui, au lieu d’être Heretz Israël, avait été choisie par le Hamas comme ghetto d’où, à l’aube ensoleillée du 7 octobre, sont partis de Gaza les vagues de tireurs, puis de déporteurs, de violeurs, de pillards.
Il espérait exactement ce qu’il a obtenu : des morts, des otages, des réactions, des effets.
Le Hamas a fait le pari qu’il existait dans le monde un homme assez fou pour se lancer dans un bellum perpetuum sans plan — et qu’il habitait à Césarée.
Alberto Melloni
Mais surtout la marchandise la plus précieuse : la conviction que cet acte si évocateur donnerait à Netanyahou quelque chose qu’il saisirait immédiatement. Lui qui n’était ni Levi Eshkol ni Moshé Dayan, ni Golda Meir ni Yitzhak Rabin, aurait trouvé ce jour-là — s’il était parvenu à éviter une crise gouvernementale et à échapper à la mise en place d’un gouvernement d’union nationale que le chef de l’État aurait pu exiger — une fonction politique, une légitimation militaire, des prétextes, un consensus, un mandat.
Et il aurait mené la première guerre d’Israël sans objectifs stratégiques clairs.
Une guerre destinée à donner au Hamas l’autre chose dont il avait urgemment besoin : des martyrs, comme l’avait expliqué son chef Sinwar.
Des martyrs par milliers.
Des martyrs combattants — mais encore mieux s’ils étaient innocents.
Des martyrs individuels — mais encore mieux s’il s’agissait de familles.
Des martyrs adultes — mais encore mieux s’il s’agissait d’enfants. À jeter — par le biais de son ministère de la Santé — dans le système d’information, avec un bulletin qui n’aurait pas eu trop besoin d’être falsifié ni enrichi par la description des règles d’engagement israéliennes qui confient à l’IA la reconnaissance faciale (l’appeler The Gospel était un blasphème gratuit) et le choix du système d’arme « proportionné » à la valeur de la cible.
Les actes d’Israël sur les villes de la bande de Gaza ont fourni des martyrs à profusion.
Dans un contexte où l’État hébreu aurait pu mettre en place un système de représailles aussi terrible que celui qui a littéralement explosé dans les poches des commandants du Hezbollah au Liban, une série d’opérations a été ordonnée dans un environnement urbain où aucun général n’aurait voulu s’aventurer.
Le Hamas a fait le pari qu’il existait dans le monde un homme assez fou pour se lancer dans un bellum perpetuum sans plan — et qu’il habitait à Césarée.
Tout ce que les chefs et les différentes brigades du Hamas souhaitaient s’est donc produit.
Et cela continue de se produire.
Le retournement : une guerre informationnelle sans fin
Tout ce que Hamas voulait obtenir s’est produit — y compris dans le rebond médiatique.
Très peu ont dit que le 7 octobre était « un acte légitime de résistance » ou une manière pour les Palestiniens « d’affirmer leur existence ».
Peu ont dit qu’il s’agissait d’un « acte justifié de lutte d’un peuple opprimé ».
Peu s’attendaient à une réaction « modérée » de la part d’Israël — pas même Joe Biden qui avait recommandé à Netanyahou de ne pas commettre l’erreur américaine post-11 septembre.
Mais entre-temps, un tourbillon prévisible — le Hamas n’a pas utilisé de boucliers humains, mais pratiqué des sacrifices humains — a érodé l’idée qu’Israël ne faisait que réagir mais qu’il était en train « d’accomplir » quelque chose. L’aveu que les massacres de civils étaient atrocement et inacceptablement similaires à ceux perpétrés par tant d’armées dans tant de zones de guerre a cédé la place au fait qu’Israël faisait quelque chose de nouveau ; et que cela dépendait du fait qu’il était le bénéficiaire type du « double standard » selon lequel certains pays s’autorisent ce qu’ils interdisent à d’autres.
Pendant ce temps, les 1500 victimes du 7 octobre ont été « compensées » par un nombre équivalent de morts — des terroristes et beaucoup d’innocents — qui s’est agrandi. Le double, le quintuple, le décuple — cinquante fois plus.
La stratégie du Hamas consistant à installer ses commandements dans les hôpitaux a « fonctionné » ; la tactique consistant à camoufler les chefs parmi les civils et les enfants a « fonctionné ».
Le langage a changé : l’armée israélienne qui frappait est devenue Israël qui bombarde, les crimes de guerre dont étaient accusés les dirigeants du gouvernement israélien et du Hamas sont devenus l’extermination des sionistes ; les violations des lois de la guerre par le commandement israélien, la faute des Juifs. À Gaza, la guerre est devenue un massacre, une hécatombe — un « génocide ».
Était-ce là l’objectif du Hamas ?
Dans la nuit du 6 au 7 octobre 2023, dans l’attente de voir couler le sang israélien et palestinien en un « déluge », quelqu’un avait-il planifié ce renversement des rôles qui allait retourner l’opinion publique mondiale et ressusciter une haine ancienne sous une nouvelle forme ?
Quelqu’un avait-il parié, en « prenant en otage 253 Israéliens et 2 millions de Gazaouis » comme l’a dit le cardinal Zuppi, que le lancement de 5 000 roquettes et l’assaut en trois vagues sur Kfar Aza, Nir Yitzhak, Nir Oz, Re’im et la rave Supernova, serait soupçonné d’être non pas un fait militaire, mais un alibi, un complot, un prétexte finalement bienvenu ?
Le Hamas avait-il calculé que pour chaque milicien tué sur ce champ de bataille saturé, de nouvelles « vocations » verraient le jour ?
Avait-il pensé que personne ne ferait un examen de conscience politique, moral et théologique sévère sur ce qu’il avait fait ou dit lorsque le Hamas avait pris le pouvoir par un coup d’État, liquidé les membres de l’Autorité palestinienne, imposé une économie de guerre financée à prix d’or et transformé des kilomètres de tunnels en une poudrière invulnérable ?
Avait-il misé sur le fait que l’analphabétisme religieux ferait oublier le problème de ce qui maintient la cohésion d’un réseau interconfessionnel chiite-sunnite — dont les Frères musulmans sont le ciment — plus redouté par les émirats et les gouvernements arabes que par ceux de « l’entité sioniste » ?
Avait-il prévu qu’on pourrait, pour la « Palestine libre » — c’est-à-dire une Palestine qui effacerait l’État juif d’une manière qui semble aujourd’hui impossible, mais qui pourrait l’être demain —, se diriger vers un « modèle syrien » et voir un chef comme Ahmed al-Chaara passer des rangs de Daech au rôle d’homme d’État ?
Peut-être que oui.
Mais il y a autre chose — bien plus difficile à admettre.
Les responsables marketing du Hamas, à Gaza et ailleurs, ont peut-compris avant nous — qui avons encore du mal à le concevoir — que chaque gramme de solidarité européenne et occidentale envers une population utilisée par les grandes puissances arabes depuis des décennies, trompée à plusieurs reprises par les stratgères iraniens, brimée par la dictature du Hamas, opprimée par la politique israélienne, meurtrie par les colons fondamentalistes juifs — que chaque gramme de cette solidarité se transformerait en une tonne de ce nouvel antisémitisme que nous voyons naître, qui est revenu pour rester — et qui nous fait ressentir la même impuissance que les familles de Gaza qui ont osé demander la reddition du Hamas et ont été passées par les armes.
Ce qui ne tient plus : la fonction du mot « génocide »
L’enlisement de la guerre, le nombre de victimes d’un conflit qui a relégué au second plan la vie des otages israéliens et gazaouis — pour lesquels un mouvement important s’est battu en Israël, sans bénéficier de toute la solidarité à laquelle on aurait pu s’attendre de la droite, du centre et de la gauche —, n’a pas entraîné la montée d’un front pacifiste.
L’horreur indélébile du conflit n’a pas alimenté une dénonciation de la guerre comme une superstition qui promet de résoudre des problèmes qu’elle ne fait qu’aggraver, de la guerre comme un crime, de la guerre comme un acte d’idolâtrie des « sangs » — comme dans le Psaume 50 dans lequel on supplie au pluriel : de sanguinibus libera me Domine.
Si l’on voulait le dire de manière visuelle, cette guerre n’a pas vu se hisser le drapeau de la paix — on l’a plutôt baissé pour hisser celui de la Palestine — celui de l’Autorité nationale palestinienne, certes, mais surtout celui du soutien à la Palestine combattante, c’est-à-dire au Hamas.
Et cela ne tient pas.
Tout comme ne tient pas l’hypothèse implicite selon laquelle le bon juif doit être une victime — et que s’il se soustrait à ce rôle, c’est un juif qui, au fond, fait aux autres ce qu’il a subi. C’est-à-dire un « génocide ».
Cette catégorie historiquement complexe qui, dans le droit international, est considérée par certains comme trop vague pour être efficace et par d’autres comme trop restrictive pour pouvoir sanctionner des crimes qui ont échappé à tous les systèmes de prévention mis en place par la politique et la diplomatie, est entré dans le discours public pour devenir un dogme : ceux qui hésitent à l’utiliser — ceux qui parlent de massacre, de carnage ou de toute autre chose — doivent accepter d’être insultés et traités de lâches, de complices, de sionistes.
Le terme a lentement conquis le devant de la scène.
L’inculpation de Benjamin Netanyahou et du ministre Yoav Gallant, ainsi que de Yahya Sinwar, Mohammed Deif et Ismail Haniyeh — tous tués par Israël — devant la Cour pénale internationale avec les mandats d’arrêt correspondants, date de mai 2024.
Une longue discussion diplomatique a suivi à l’ONU puis devant la Cour internationale de justice sur les obligations violées par Israël en tant que puissance occupante de Gaza.
Bien avant cela, en janvier 2024, l’hypothèse d’actions « vraisemblablement génocidaires » avait été formulée devant la CIJ par l’Afrique du Sud : un rapport rédigé entre le 26 février et le 5 avril 2024 par la rapporteuse spéciale Francesca Albanese 27 consacrait le terme dans les instances onusiennes, non seulement pour Gaza, mais aussi dans un sens plus large, faisant de la guerre qui a commencé en 2023 le dernier chapitre d’une politique israélienne qui aurait été depuis ses origines — c’est-à-dire depuis 1948 — ségrégationniste, coloniale, déshumanisante — et, en dernière analyse, génocidaire.
Le 5 décembre 2024, un rapport d’Amnesty International 28 rendait publiques ses conclusions sur le « génocide » en cours à Gaza.
À partir de là, au cours de l’année 2025, le terme est non seulement devenu courant dans les manifestations publiques contre Israël, mais il s’est également transformé en une sorte de ligne de démarcation entre ceux qui, en l’utilisant, se rangent du côté du droit international et ceux qui, en le refusant, sont accusés d’être les « complices » de celui-ci.
Seule exception provisoire : la papauté qui, tant sous François que sous Léon, a au moins laissé ouverte la question de la nature effectivement « génocidaire » de la succession interminable de morts, de mutilations, de blessures et de souffrances endurées par les civils de Gaza, Rafah et Khan Younis depuis maintenant près de la moitié de la durée de la Seconde Guerre mondiale.
Mais à part eux deux, personne n’est autorisé à définir autrement le massacre inutile causé par deux armées en guerre parmi les maisons, les tentes, les personnes déplacées ; à utiliser un autre mot que celui-là.
Une nouvelle contrainte : théorème de la réduction au génocide
Qu’on le veuille ou non, le mot de « génocide » est devenu la clef de voûte d’une construction idéologique dans laquelle se reconnaissent des foules terriblement nombreuses, une clef qui s’enracine dans des domaines politiques éloignés, et qui est le moteur de la logique du boycott commercial — mais aussi sportif, artistique ou scientifique.
Peut-on considérer l’accusation de « génocide » comme un pur phénomène de psychologie de masse ?
Ne faudrait-il pas, au fond, refuser de plonger la tête la première dans ce débat ? Faire œuvre de sagesse, attendre que passe l’engouement pour un mot qui est d’ordinaire utilisé avec une parcimonie suspecte dans d’autres contextes de guerre, mais dont l’usage pourrait se perdre pour parler de ce conflit-là ?
Il n’est pas à craindre que l’usage se perde, car ce mot est au cœur du problème historique posé face à nous.
L’usage du mot « génocide », depuis le 7 octobre, renferme une sorte de théorème de psychologie sociale qui se décomposerait à peu près comme ceci : les Israéliens, héritiers des victimes de la Shoah, feraient aux Palestiniens ce qu’ils ont subi. Ce que les troupes de Tsahal font à Gaza ne serait que l’apogée d’une « déshumanisation » des Palestiniens qui constitue l’essence même de la politique israélienne — mais aussi le résultat des annexions récentes. Cette déshumanisation serait l’aboutissement de l’occupation des terres de 1967, le résultat de la proclamation de l’État d’Israël, le fruit du sionisme en tant que tel.
Le caractère absurde d’un tel raisonnement idéologique n’est même pas en soi le véritable sujet.
Le fait est que rendre dogmatique la définition du « génocide » qu’on accuse Israël de perpétrer, plutôt que de condamner le carnage dont ses armées se rendent coupable, laisse supposer quelques arrières-pensées.
La logique est simple, froide, implacable : si Israël n’est pas coupable d’avoir accepté la conduite criminelle de la guerre du Hamas et de s’être bercé d’illusions en pensant que la montagne de victimes civiles qu’il faisait était la responsabilité de l’ennemi, mais qu’il est bien coupable de « génocide », alors tout ce qui arrivera aux Juifs, où qu’ils se trouvent, est légitime.
Et ce n’est pas tout : alors tout ce que le judaïsme a subi pendant la Shoah se trouvera rétrospectivement atténué, voire compensé.
Nous, auteurs de la Shoah, avons été des racistes, des fascistes, des nazis et des criminels méprisables.
Mais comme les descendants de nos victimes font la même chose, cela signifie que ce crime préparé par des siècles de haine n’était qu’un exemple de la méchanceté humaine, qui a toujours existé et existera toujours — et que donc, les Juifs n’étant plus seulement des victimes, nous pourrions nous aussi cesser de considérer les hommes de notre passé comme de simples bourreaux.
Si ce qui se passe à Gaza n’est pas une horreur qui angoisse chaque âme vivante, mais tout simplement un « génocide », alors le mal d’autrefois devient un mal qui en a engendré un autre auquel il ne s’ajoute pas, mais dont il peut se soustraire.
Équation morbide. Compteurs à zéro.
Le « génocide » manqué des fascistes et des nazis devient une prémisse mineure du « vrai » crime, qui ne serait pas celui commis contre six millions d’Européens mais contre les Palestiniens de partout, représentés aujourd’hui par les dizaines de milliers de civils gazaouis morts dans la guerre contre le Hamas. Et de même qu’ils seraient les seules véritables victimes, les seuls véritables coupables seraient Netanyahou, ou son gouvernement, ou l’État d’Israël, ou les Israéliens, ou les Juifs — dans un crescendo aveugle et indiscriminé.
Insister sur le fait que le siège de Gaza serait un génocide, voire « le » génocide, transforme le rêve des Frères musulmans de diriger un régime théocratique islamiste en une option politique réaliste — ou en tout cas moins irréaliste. Cela justifie l’effacement de cette erreur de l’histoire qu’aurait été la création de l’État d’Israël et la destruction d’une société dépeinte comme compacte et féroce, religieusement vindicative, où tout ce qui n’est pas abus de pouvoir serait tromperie, propagande, alibi.
Enfin, le terme « génocide » efface tout doute méthodologique.
Si les souffrances intolérables endurées par les civils de Gaza sont — on espère pouvoir dire : ont été — un « génocide », alors on ne peut pas remettre en question la stratégie d’information du Hamas ; alors on ne peut comparer la réaction « disproportionnée » de l’aviation israélienne à celle des Alliés sur l’Italie fasciste, l’Allemagne nazie et le Japon impérial — événements après lesquels nous avons construit un système de lois internationales pour la protection des populations en guerre, système qui n’a jamais eu d’effet décisif, mais qui devrait être contraignant pour un État civilisé.
L’antisémitisme met une seconde à s’enflammer et un millénaire à s’éteindre.
Alberto Melloni
La reconstruction du système : de quoi le nouvel antisémitisme est-il le nom ?
Le mot de « génocide » est le ferment de cet antisémitisme qui se cristallise, sous une mobilisation pleine d’intentions éthiques, d’indignation humanitaire, de cette pietas qui ne peut manquer d’être présente face à des milliers et des milliers d’enfants morts, mutilés, rendus orphelins par une guerre qui, à Gaza, à 1 heure du matin le 7 octobre, a été saluée par des coups de feu en l’air et des klaxons orchestrés par le Hamas autour de ses propres enfants revenus couverts du sang d’autrui.
Car lorsque les bons sentiments, les bonnes raisons, les bonnes intentions se seront évaporés, lorsque là-bas la guerre cédera la place à une trêve — comme cela pourrait être le cas après l’annonce du début de mise en œuvre du plan de Trump — lorsque le Moyen-Orient aura des dirigeants politiques qui abandonneront l’idée de répandre du sel sur les décombres des villes de l’autre, ce qui restera de ce côté-ci du mare nostrum sera un autre antisémitisme.
Un antisémitisme tout nouveau ou peut-être l’ancien rajeuni par le bref et intermittent répit qu’il s’était accordé.
Mais il sera, comme l’autre, une haine construite théologiquement 29.
Dans l’ancien antisémitisme — entendu comme un système —, l’accusation de « déicide » jouait un rôle central.
Elle ne désignait pas tant la responsabilité du meurtre de Jésus de Nazareth — condamné à un supplice romain par un jugement du préfet romain — que la conviction qu’il y avait une culpabilité collective des Juifs de tous les temps et une sanction — la diaspora — infligée collectivement au peuple d’Israël, rejeté pour l’éternité par l’Éternel, chassé partout afin que chaque partie de la chrétienté ait « ses » Juifs à disposition pour se prouver à elle-même que le crime pour lequel ils avaient été condamnés n’était pas prescrit.
Le « génocide » a aujourd’hui la même fonction — et les trois volumes de l’histoire mondiale du génocide publiés dans la série des grands manuels encyclopédiques de Cambridge sont là pour nous le dire 30.
Alors que chaque événement historique ancien ou récent, comporte une part de responsabilités individuelles, il n’existe une culpabilité collective indélébile que pour Israël et pour les Juifs.
Comme dans l’ancien antisémitisme, elle est capable de provoquer un court-circuit si rapide qu’il passe inaperçu : ainsi, les seules fautes collectives seraient celles des Israéliens, récalcitrants à leur rôle ; au fond, ce seraient les fautes de tous les Juifs.
À l’exception des « convertis », bien sûr.
Le deuxième pilier de l’antisémitisme d’origine chrétienne était en effet la « conversion ».
La preuve morale de l’innocence, dans l’antisémitisme chrétien, était qu’il « suffisait » de se convertir pour échapper à la discrimination du christianisme — pas toujours à celle du racisme nazi toutefois. Aujourd’hui, à la place du baptême, il y a le rejet. On ne demande pas aux Juifs d’abandonner la foi des pères mais plutôt l’histoire des frères : à la place de la capitulation devant la vérité, on demande aujourd’hui le renoncement à l’occupation — par amalgame à la conquête de territoires non prévus par le partage qui a créé les deux États et qu’Israël a annexés au cours des guerres qu’il a menées dans son histoire d’État laïc (initialement socialiste) puis d’État dans lequel la composante religieuse joue, de plus en plus, un rôle exorbitant.
Comme dans le régime chrétien, seul le juif converti à temps échappe à la condamnation, de même dans ce nouveau régime, seul le juif qui répudie et échappe à l’occupation — en paroles s’il est hors d’Israël, ou alors en quittant Israël pour laisser les Palestiniens gouverner la « Terre Sainte » — se montre digne d’un destin dans lequel, comme le veut Augustin, quelqu’un d’autre le gardera intact pour le Jour dernier.
Le troisième pilier de l’antisémitisme était le supersessionisme, ou théologie de la substitution : la doctrine selon laquelle l’alliance d’Israël n’aurait pas été prolongée dans la nouvelle alliance, mais remplacée.
Le nouveau peuple de Dieu, racheté par le sang de Jésus, prenait la place de l’ancien — hypocrite, incrédule, formaliste, adepte de la vengeance et non de l’amour… et assoiffé de sang. L’accusation portée contre les Juifs d’enlever des enfants le Vendredi saint pour les saigner et pétrir les pains azymes avait un pouvoir suggestif énorme : même une connaissance superficielle de la Halakah suffisait à démontrer qu’il s’agissait d’une légende invraisemblable, mais elle s’inscrivait dans le culte des saints et dans la sensibilité populaire.
Aujourd’hui, l’accusation de sang n’est différente que dans sa mécanique : il n’y a plus de rabbins qui dissèquent les artères d’un saint Simon, mais des personnes, des universités, des entreprises, complices du génocide et donc méritant un boycott nécessaire, justifié, non négociable, qui devrait être accepté avec la même docilité que celle avec laquelle les Juifs soumis à la torture ont confessé devant les tribunaux ecclésiastiques.
L’Église du pape qui téléphonait à Gaza et du patriarche qui s’était offert au Hamas en échange des otages, pourrait veiller.
Alberto Melloni
Échapper à la tenaille
Y a-t-il un moyen d’empêcher ce résidu antisémite de s’installer parmi nous ?
Il y a de bonnes raisons d’en douter.
La dernière fois, sa formation n’a rencontré aucun obstacle. Il s’est transmis entre les générations, les cultures, les confessions, jusqu’à ce que la Shoah ne provoque une prise de conscience ; nous avons ensuite perçu la fragilité de celle-ci.
Cette fois-ci, la politique de Netanyahou vient s’ajouter à cela, salant un peu plus la marmite qui bouillonne d’indignation et au fond de laquelle ce sel antisémite restera avec une épaisseur encore plus importante.
Ceux qui ont choisi comme métier l’étude de l’histoire ont vécu jusqu’à présent avec une conviction : produire des connaissances historiques a une efficacité paradoxale, mais réelle.
Plus elle est à l’abri de finalités simplistes et idéologiques, plus elle obtient des résultats éthiques et sociaux.
C’est pourquoi l’étude de l’antisémitisme était si urgente dans les années 1950 31.
C’est pourquoi il était si nécessaire d’en comprendre les mécanismes anciens et récents, des baptêmes forcés aux silences dilemmatiques de Pie XII, de la haine du Talmud au tournant de Vatican II.
L’angoisse de l’historien d’aujourd’hui est que la rapidité avec laquelle l’antisémitisme se recompose en une théologie politique pleine d’une énergie terrible ne signifie pas tant que son travail a été vain mais qu’il n’y a rien d’utile à faire — si ce n’est se livrer à la logique inacceptable qui sous-tend le discours public de la droite israélienne (« puisque personne ne partage nos méthodes, quelle que soit leur intensité, autant faire un carnage, car cela ne changera rien »).
Mais peut-être que la persévérance dans ce métier, la conviction obstinée que la rigueur critique peut contrebalancer — sinon aujourd’hui, peut-être demain — la fureur idéologique, est le seul antidote au sentiment angoissant d’impuissance qui s’empare de nous.
Le métier d’historien enseigne précisément qu’il existe une force de résistance à ce rebond de l’antisémitisme : elle se trouve dans les églises chrétiennes.
Certes, il existe des églises chrétiennes d’une troisième sorte : le monde évangélique qui a inventé le sionisme chrétien est un partisan de la pire politique israélienne ; il sera favorable à l’annexion de la « Samarie ». Il serait heureux si un accident ou un missile quelconque — houthi serait parfait — détruisait les mosquées, déclenchant un bain de sang. Il soutiendra toutes les politiques qui promettent de nouvelles terres à la Terre promise.
Dans les Églises établies en revanche, et en particulier dans le catholicisme romain, il pourrait y avoir la conscience et la crédibilité nécessaires à une résistance.
L’Église du pape qui téléphonait à Gaza et du patriarche qui s’était offert au Hamas en échange des otages, pourraient veiller.
Non par inspiration divine, mais par conscience historique que l’antisémitisme met une seconde à s’enflammer et un millénaire à s’éteindre — car il sait trouver des raisons théologiques pour se nourrir, dans un buisson impie et inextinguible qui contamine la terre sur laquelle il brûle.
Les églises ont-elles encore en elles cette force théologique ?
Comme l’aurait dit le pire ambassadeur français de tous les temps, « l’avenir nous renseignerait ».
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20.10.2025 à 19:07
Poutine et la guerre à l’Europe : le scénario du front atlantique
En réarmant son flanc Est face à la Russie, l’Europe a négligé un front stratégique.
Elle n’est pas prête à se défendre à l’Ouest.
Pourtant, c’est par l’Atlantique que Poutine pourrait attaquer — et gagner.
Stéphane Audrand signe un exercice de prospective qui devrait nous alerter.
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Texte intégral (9023 mots)
Face à Poutine, la défense de l’Europe commence peut-être au large. Dans un monde vertigineux, pour échapper aux idées reçues, découvrez nos offres pour s’abonner au Grand Continent
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Imaginons : automne 2032. Après plusieurs mois de crise, la Russie lance une « opération spéciale de protection des minorités russophones » dans les pays baltes, avec pour cible militaire immédiate l’annexion de territoires revendiqués comme russes et comme effet stratégique recherché l’éclatement de l’Alliance atlantique et de l’Union européenne. D’emblée, les troupes russes, opérant sous faux drapeau, attaquent les trois républiques en même temps, avec un effort principal contre la Lettonie considérée comme « le maillon faible ». Des feintes secondaires sont lancées contre Narva en Estonie et le corridor de Suwalki.
Depuis des mois, la crise couvait, sur fond d’opérations hybrides menées par la Russie. Le choix de la date par Moscou ne tient pas du hasard : les États-Unis sont en pleine campagne présidentielle et l’administration sortante, héritière du trumpisme, est hostile à toute intervention en Europe.
Fort heureusement, depuis 2025, celle-ci a réarmé. Les Européens sont solidaires et raisonnablement confiants : le rapport de force aérien et terrestre est, sur le papier, favorable aux défenseurs.
Pourtant, six mois plus tard, l’Europe est vaincue — par la guerre sous-marine russe.
Le sabotage atlantique russe : RETEX d’une guerre perdue
Rien dans la phase initiale de l’agression ne laissait penser que le conflit décisif se jouerait en mer.
Après une campagne d’attentats organisés par le FSB contre des minorités russes et attribués par la Russie à des « extrémistes néonazis aux ordres de Bruxelles », l’assaut russe commence, comme en 2014 en Crimée, par l’intervention de « petits hommes verts » sur fond de dénégations moscovites : Lituanie et Lettonie subissent les deux premières « feintes » russes. Les trois pays baltes invoquent immédiatement l’article 5 du Traité de l’Atlantique nord et l’article 42(7) du Traité sur l’Union européenne, ainsi que tous leurs accords de défense bilatéraux.
Sans surprise, la réunion du Conseil de l’Atlantique nord est difficile.
Si les États-Unis concèdent du bout des lèvres que l’agression vient bien des Russes, ils se refusent à tout engagement direct. Le président américain finit par autoriser un « service minimum » : la mise à la disposition des Européens de quelques moyens de soutien (ravitaillement en vol, renseignement) et de quelques stocks de munitions, mais aucune participation américaine directe aux combats. Il est également très équivoque sur les garanties nucléaires américaines envers les pays baltes ; le communiqué final de l’OTAN est un trésor d’ambiguïté.
Qu’importe : la résolution européenne est forte et, en dépit de quelques voix dissonantes qui agitent le risque d’escalade, le principe du soutien plein et entier aux pays baltes est acté par l’Union.
La « coalition des volontaires » animée par Paris et Londres depuis 2025 a porté ses fruits : au moins sur le plan défensif, les moyens sont là, et les structures pour les commander. Le Canada et la Norvège rejoignent la coalition, en dépit des avertissements de Washington.
Dès le début de la crise, la coordination politique franco-britannique de la dissuasion nucléaire décide d’activer le « bastion » du Golfe de Gascogne et d’y faire patrouiller quatre des SNLE français et britanniques disponibles. Si la manœuvre est un succès et si aucun sous-marin russe ne s’approche de la zone maritime pendant la crise, elle « consomme » une part très importante des moyens des deux marines : frégates, sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) et avions de patrouille maritime quadrillent le bastion et ses approches immédiates.
Ce choix a des conséquences importantes pour la suite ; tout du moins, pendant la phase initiale, ce signalement stratégique de Paris et Londres décourage Moscou de tout chantage nucléaire
Sur terre : contenir les Russes
Malgré la chute rapide de Narva en Estonie et le bombardement de Vilnius, la défense tient bon.
Les groupes de combat de l’OTAN présents dans les pays baltes s’engagent immédiatement, malgré la légèreté de leurs moyens et le repli des soldats américains présents dans les trois républiques, sur ordre de Washington. Assez rapidement, l’armée polonaise mène des frappes « préventives » contre Kaliningrad, neutralisant l’enclave à l’aide de ses centaines de lance-roquettes, selon un plan de ciblage soigneusement pensé pour éviter les dépôts d’armes nucléaires sur place.
Alors que les combats durent depuis trois jours, la Russie lance son principal effort contre la Lettonie.
D’emblée, un léger flottement se produit, lorsque des groupes de « séparatistes » attaquent la frontière minée et fortifiée : le groupe de combat canadien reçoit d’abord d’Ottawa la consigne qu’en application de la convention d’interdiction des mines antipersonnel, il n’a pas le droit de monter en ligne pour occuper un secteur du front qui le placerait en responsabilité de tenir un tel champ de mines et doit rester en deuxième échelon. Fort heureusement, les troupes canadiennes contournent la consigne et encaissent le premier choc aux côtés de leurs camarades baltes, sous un déluge de drones. Dans les jours qui suivent, Européens et Canadiens mettent à jour leurs règles d’engagement face au choc du réel.
À Riga, des hommes du FSB infiltrés tentent de décapiter le gouvernement et de proclamer une « république de Vidzeme ». La tentative échoue en quelques heures.
Les forces de réaction rapide européennes, principalement franco-britanniques et issues du Benelux, arrivent le lendemain dans les pays baltes, trois jours après le début de la crise. Dans les airs, les forces aériennes européennes étrillent toute manœuvre russe au-dessus des pays baltes, même si les bulles de déni d’accès et les incertitudes politiques limitent les possibilités de frappe au-dessus de la Russie. Des centaines de drones Geran pleuvent sur la Pologne et les républiques baltes, mais la plupart sont abattus par les moyens développés par les Européens : roquettes guidées laser, hélicoptères de combat, canons automatiques… Partout, la Russie semble en échec.
Les sondages confirment que l’opinion européenne soutient un effort défensif ferme, même si les craintes d’escalade sont grandes.
Cette séquence empêche le « fait accompli » russe et laisse le temps à l’Allemagne, à la Pologne et aux Scandinaves de rappeler leurs réservistes et de monter en capacité, malgré des divisions politiques importantes dans les deux premiers pays. Dans la semaine qui suit, protégées par une défense aérienne étoffée et à la trame complète, les forces européennes peuvent dérouler leur doctrine de combat combiné, avec une importante composante dronisée.
Passés les trois premiers jours critiques, plus jamais le corridor de Suwalki ne sera sérieusement menacé ; Kaliningrad est neutralisée mais non envahie, ce à quoi les pays européens les plus prudents se refusent.
Si Paris et Londres ont des plans pour frapper la Russie depuis la Méditerranée orientale ou l’Atlantique nord, la coordination politico-militaire européenne décide, pour limiter les risques d’escalade nucléaire, de ne pas frapper la Russie à plus de cinquante kilomètres de la frontière balte et de maintenir Kaliningrad sous blocus tout en laissant la Russie y envoyer du « ravitaillement humanitaire » par l’intermédiaire de navires neutres…
Malgré ces restrictions, les forces russes de « libération » des « minorités opprimées » ne peuvent étendre leur percée au-delà de quelques kilomètres en quelques points de la frontière fortifiée ; elles s’avèrent incapables de tendre la main aux « milices séparatistes » composées de quelques centaines de soldats russes entrés en secret à la faveur de l’instrumentalisation des flux migratoires. En mer, une campagne agressive de minage du golfe de Finlande par la marine finlandaise paralyse la flotte russe de la Baltique, coincée à Saint-Pétersbourg.
Sous les mers : la guerre qu’on ne prévoyait pas
À peine plus de dix jours après le début de son agression, voyant que la défense européenne est solide et que les Européens parviennent à une forme de consensus politique pour défendre les républiques baltes presque sans soutien américain, Moscou active son plan de guerre sous-marine.
En quelques heures, des dizaines de planeurs pélagiques, ces drones sous-marins qui dérivent juste sous la surface de l’océan, pré-positionnés en mer du Nord, convergent vers les champs éoliens britanniques, néerlandais et allemands.
Les sous-stations situées sur le fond marin à moins de cinquante mètres sous la surface sont détruites une à une.
Une panne électrique gigantesque frappe le Royaume-Uni, privant des millions de foyers d’électricité, alors que le pays est déconnecté en urgence du reste du réseau européen pour tenter d’éviter un effet domino sur l’Europe continentale.
Au même moment, devant Hambourg, plusieurs de ces mêmes planeurs détruisent un porte-conteneurs.
Quelques heures plus tard, au milieu de l’Atlantique, un pétrolier encaisse trois torpilles lourdes lancées par un sous-marin non identifié et coule en quelques heures.
La panique s’empare immédiatement des marchés financiers et des assureurs maritimes.
Dans les deux jours qui suivent, comme cela avait été le cas pendant la guerre d’Ukraine, les primes d’assurance s’envolent à des niveaux insupportables pour les armateurs, alors que tout l’Atlantique au nord du tropique du Cancer est déclaré « zone de guerre ».
Les armateurs européens, peu sensibles aux appels au patriotisme de leurs gouvernements, décident de dérouter les navires qui peuvent l’être et de sortir le plus vite possible des eaux européennes.
Quelques explosions liées à d’autres planeurs pélagiques en Manche et sur les côtes britanniques suffisent pour maintenir une tension durable. Une frégate néerlandaise est coulée au mouillage au Helder, par une mine dérivante « intelligente ».
Sur le front diplomatique, l’embarras européen est palpable : les pays de la Mitteleuropa qui ont été au cœur du renforcement militaire continental depuis 2025 ont toujours considéré que l’Atlantique resterait un lac de l’OTAN.
Pourtant, la marine américaine reçoit l’ordre de ne participer à aucune opération à l’est du 40e méridien ; le président américain se contente de souligner, entre deux polémiques électorales, que si le Groenland lui avait été remis, jamais les Russes n’auraient osé se comporter de la sorte. Il annonce également que seuls les navires à destination ou en partance de ports américains bénéficieront de la protection de l’US Navy, et conclut en demandant aux Européens de « négocier avec la Russie » pour résoudre la crise.
Dans le même temps, la Russie paralyse les travaux du Conseil de sécurité des Nations unies, nie toute implication et accuse l’Ukraine d’avoir manigancé toute l’opération sous-marine par esprit de revanche.
La Chine fait chorus et accuse les Européens de provocations.
En mer pourtant, ces derniers ne sont pas inactifs et leurs moyens navals sont censés être très supérieurs à ceux de la Russie. Le groupe aéronaval français, en partance pour le Pacifique au début de la crise, est maintenu en Méditerranée orientale, tandis que le groupe aéronaval britannique, revenu d’une longue mission dans le Pacifique, doit être rendu disponible au plus vite.
L’activation du bastion commun franco-britannique pour la dissuasion nucléaire pèse cependant sur les moyens ; la conséquence est qu’en l’absence d’un soutien naval américain, et compte tenu des impératifs européens pour faire front en Méditerranée et en mer Baltique, ne restent qu’une dizaine de frégates françaises, britanniques, espagnoles, canadiennes, belges et portugaises pour patrouiller dans un espace de plus de dix millions de kilomètres carrés, du Groenland à Madère, jusqu’aux côtes américaines.
Pire : compte tenu des divisions politiques des Européens sur les règles d’engagement en mer ou les frappes dans la profondeur du territoire russe, l’usage de ces moyens n’est pas coordonné.
Autant la défense des pays baltes avait été relativement bien préparée sur le plan politique et militaire, autant les Européens n’ont jamais envisagé ce que la Russie est en train de leur imposer : une bataille de l’Atlantique.
La Russie refusant de revendiquer les attaques sous-marines et accusant l’Ukraine d’en être responsable, certains pays européens refusent des règles d’engagement qui prévoiraient de tirer sur un sous-marin russe en l’absence de « flagrant délit » d’attaque. D’autres, comme la Norvège ou la Grèce, réservent leurs moyens navals à la protection de leurs côtes et de leur pavillon marchand national.
Alors que les séides de Moscou agitent la peur d’une catastrophe radiologique en cas de destruction d’un sous-marin nucléaire russe, seuls la France, le Royaume-Uni, le Canada et le Portugal décident d’assumer une chasse « active » dans l’Atlantique ; mais les moyens navals manquent, en raison de la multiplication des engagements et des priorités accordées depuis 2025 aux composantes terrestres et aériennes.
Sous la mer, un seul sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) français et deux SNA britanniques sont disponibles pour cette chasse aux sous-marins russes, tandis que les SNA américains reçoivent un ordre d’éloignement des eaux européennes.
C’est trop peu pour l’immensité de l’océan.
Le Royaume-Uni avait pourtant lancé un ambitieux projet « Cabot » de surveillance des fonds marins à l’aide de moyens dronisés.
Malheureusement, le projet a pris du retard, la fusion des données et leur échange s’avèrent trop ambitieux et la Russie parvient à neutraliser plusieurs drones en mer, la Royal Navy manquant de moyens pour assurer leur protection. Les Américains refusant de transférer les données de leurs propres réseaux de détection sur les fonds marins ; les sous-marins russes, naviguant à petite vitesse, sont difficiles à localiser précisément.
En outre, ces sous-marins n’ont pas besoin d’être très nombreux et de mener une campagne active de destruction du commerce maritime : la simple mention par le pouvoir moscovite de leur présence dans l’Atlantique suffit à maintenir la pression sur les armateurs, pression qu’un torpillage occasionnel permet de réactiver en cas de retombée.
Si la Royal Navy détruit rapidement un sous-marin conventionnel de la classe Kilo dans les approches maritimes du Royaume-Uni, le bilan en reste là pendant plus de dix jours.
Rien de choquant pour les spécialistes de la guerre sous-marine, mais plus compliqué à admettre pour les états-majors combinés et les opinions publiques, qui ont oublié depuis 1945 le caractère ingrat, défensif et laborieux des opérations océaniques anti-sous-marines…
La disruption du commerce maritime
Pendant les semaines suivantes, les premières tentatives d’escorte ad hoc se heurtent à une nouvelle difficulté : la Russie a modifié plusieurs navires marchands de sa « flotte fantôme » pour qu’ils emportent des essaims de drones navals, sous-marins et aériens.
Actifs en Manche, ils frappent Le Havre, Cherbourg, Hambourg et l’estuaire de la Tamise.
Car si les Européens avaient investi massivement dans un « mur anti-drones » sur la frontière orientale de l’Europe et la Baltique, ils avaient négligé la façade océanique.
Ils avaient négligé une vieille règle de l’art de la guerre : face à un effort strictement défensif, l’attaquant peut toujours choisir librement le jour, l’heure — et le lieu.
Les cargos responsables du lancement des attaques sont promptement détruits ou abordés. Les dommages restent faibles. Mais l’impact sur l’opinion est important et impose de renforcer la défense métropolitaine, au détriment du soutien des forces au sol dans les pays baltes.
Bien entendu, la Russie refuse de reconnaître toute responsabilité, soutenue par la Chine qui continue de dénoncer l’attitude belliciste et mensongère des Européens. Les marchés financiers européens continuent leur spirale vers le bas, et les taux d’intérêt s’envolent. Une réunion de crise conjointe de la BCE et de la Banque d’Angleterre fait discrètement passer aux gouvernements européens une note, mettant en garde contre un risque d’embolie de l’économie européenne dans les semaines qui viennent.
Espérant reprendre le commerce maritime via les ports de la Méditerranée, les Européens subissent, un mois après le début de la crise, une nouvelle déconvenue : les Houthis, avec le soutien de Moscou, mettent eux aussi en œuvre des drones sous-marins chargés d’explosifs, en plus de leur important stock de missiles et drones aériens livrés par l’Iran.
Avec cet arsenal, ils frappent en priorité tous les navires appartenant à des armateurs européens.
La Russie a pris soin de positionner au large de l’Afrique quelques vieux cargos de sa « flotte fantôme » chargés de drones aériens et navals, et a détaché dans l’océan Indien deux SNA de sa flotte du Pacifique. Il suffit de nouveau d’un torpillage et de quelques attaques au mouillage par des drones sous-marins pour que les primes d’assurance s’envolent et que se ferme la route maritime — sur fond d’effondrement des bourses européennes.
Malgré une défense commune toujours solide au sol dans les pays baltes et une campagne d’interdiction aérienne limitée mais efficace, les Européens décrochent en mer, et les risques de pénurie retournent des opinions publiques européennes qui étaient initialement en faveur d’une réponse ferme.
Les semaines passant, les stocks pétroliers et gaziers européens s’épuisent, alors que l’hiver approche.
De graves pénuries de produits manufacturés commencent à survenir, et la suspension par Amazon de ses services de livraison depuis l’Asie vers l’Europe provoque des manifestations à travers tout le continent.
Semblant toujours avoir un coup d’avance dans ses provocations, tout en continuant de nier avoir procédé à aucun torpillage, la Russie fait manœuvrer avec la Chine et l’Iran une flotte à proximité de la Nouvelle-Calédonie.
En Afrique, dans le canal du Mozambique, des flottilles de miliciens comoriens, armés et soutenus par des mercenaires de l’Africa Corps russe, embarqués sur des navires de « pêche » chinois, débarquent sur l’île française de Chissioua Mtsamboro, à quelques encablures de Mayotte ; ils entreprennent de s’y retrancher.
Au même moment, plusieurs câbles sous-marins sont coupés par une attaque non attribuée, au large de la France et du Royaume-Uni, ainsi qu’au large de plusieurs territoires ultramarins français et britanniques.
Ceux reliant d’autres pays européens sont épargnés.
Si les redondances sont suffisantes pour éviter une panne informatique généralisée, l’attaque constitue un signal fort envoyé aux Européens, sur fond de déclarations de la Russie contre la France et le Royaume-Uni, accusés de vouloir « entraîner le continent dans une revanche de la guerre d’Ukraine ». Le président français n’a pas d’autre choix que d’envoyer le groupe aéronaval du Charles de Gaulle dans l’océan Indien, l’Armée de l’air s’avérant incapable d’obtenir un résultat décisif avec les quelques raids occasionnels qu’elle peut lancer depuis Abu Dhabi.
Arsenalisant la crise économique qu’ils ont provoquée, les Russes imposent une paix armée
Alors que la bataille fait rage en mer, à Bruxelles, on s’active pour organiser un système de convois et tenter de rassurer le monde maritime.
Il n’est cependant plus question de réquisitions comme en 1914 ou en 1940 : il faut convaincre les acteurs privés du transport.
L’attitude de certains pays européens pro-russes ralentit les initiatives ; et lorsqu’une solution semble enfin en vue, Moscou propose un sauf-conduit aux navires qui se dirigeraient vers les ports de pays acceptant de cesser immédiatement toute attitude hostile envers la Russie, de rappeler leurs troupes et de reconnaître la situation humanitaire préoccupante des « minorités russes » dans les pays baltes. La Russie propose ce marché — sans reconnaître son implication dans le torpillage de la douzaine de pétroliers, méthaniers et porte-conteneurs détruits depuis le début du conflit.
La Grèce et Chypre acceptent aussitôt la proposition sous la pression de leurs armateurs, semant la division dans l’Union européenne.
Le ton monte encore entre Européens lorsqu’un sous-marin nucléaire russe est détruit par une attaque franco-portugaise d’opportunité au large des Açores, sans qu’il ait été impliqué de manière certaine et immédiate dans un torpillage de navire marchand.
En réponse, Moscou menace explicitement Lisbonne du feu nucléaire sur les îles de l’Atlantique si celles-ci sont encore utilisées pour « menacer la liberté de navigation et perpétrer des attaques illégales contre les sous-marins russes ».
Pour donner crédit à ses menaces, elle tire une salve de missiles Orechnik sur l’île de Flores, la plus éloignée des Açores.
Si la réaction de Paris et Londres est ferme et rassurante en termes de garanties de sécurité, Washington tergiverse de nouveau à propos de sa dissuasion élargie, estimant qu’en l’occurrence « le Portugal est l’agresseur ». La seule action américaine notable de la crise consiste à débarquer sans préavis quelques milliers d’hommes au Groenland pour en prendre le contrôle « avant la Russie » ; Copenhague ne peut que protester. Certes, l’arrivée du groupe aéronaval britannique dans le Grand Nord bloque une tentative d’action similaire de la Russie contre le Svalbard, mais les Européens sont trop absorbés par la crise du transport maritime en Atlantique pour aider le Danemark, faute de moyens et de vouloir agir sur deux fronts.
Dix jours après avoir quitté la Méditerranée orientale, le groupe aéronaval français commence les opérations aériennes contre les envahisseurs de l’archipel de Mayotte, les Rafale survolant toute l’Afrique. Les protestations de l’Angola sont relayées à l’Assemblée générale des Nations unies et les appels au boycott se multiplient contre la France, qualifiée de « puissance néocoloniale ».
Si le périple du Charles de Gaulle est un succès militaire et parvient à sauver Mayotte d’une invasion ou d’un blocus, il ne règle pas la situation en Atlantique nord — où les sous-marins et les planeurs pélagiques russes continuent de s’en prendre au trafic marchand.
Plusieurs pays européens instaurent un rationnement des produits alimentaires, ce qui déclenche des grèves générales et des manifestations en faveur d’un arrêt des combats.
Dans les jours qui suivent, plusieurs pays de l’arc balkanique lancent avec le soutien de la Turquie une initiative de paix prévoyant un cessez-le-feu immédiat et la création d’une zone démilitarisée de cinquante kilomètres de profondeur entre la frontière russe et les forces de l’Alliance. Le vote d’une résolution par la Chine, la Russie, les États-Unis et la majorité du Conseil de sécurité des Nations unies soutenant l’initiative divise les Européens. La France et le Royaume-Uni sont isolés ; un « parfum de Suez » flotte entre Whitehall et le Quai d’Orsay.
Les deux puissances nucléaires européennes, pourtant soudées depuis le début de la crise, font face à une agitation intérieure croissante, sur fond de pénuries et de coupures d’électricité : Londres souhaite préserver la relation transatlantique en n’opposant pas un veto à une résolution américaine, d’autant que Washington a menacé explicitement l’avenir du programme balistique britannique ou la fourniture de services pour la flotte de F-35 ; à Paris, le « réflexe gaullien » pourrait pousser le pays à utiliser seul son droit de veto, mais de discrètes pressions de la part de Berlin et de la Commission européenne l’en dissuadent : la crise économique liée aux pénuries énergétiques, de matières premières et de biens de consommation est trop sévère. Les notes de la Direction générale de la sécurité intérieure sur les risques d’explosion sociale achèvent d’emporter la décision : la France se résout à ne pas bloquer la résolution, prise sous le Chapitre VII des Nations unies.
Ultime humiliation, une force de « maintien de la paix » est confiée quelques jours plus tard à des casques bleus chinois et pakistanais.
Pour les républiques baltes, la potion est amère : alors qu’elles n’ont presque pas cédé de terrain à l’envahisseur, elles doivent se retirer de dizaines de localités et perdent tout leur système de défense frontalier.
Plusieurs pays d’Europe centrale prennent acte de cette défaite, décident dans les semaines qui suivent de quitter l’Union européenne et l’OTAN, proclament leur neutralité et annoncent « souhaiter établir un dialogue et des relations de confiance avec la Russie ».
Moscou a gagné.
La défense sous-marine : point aveugle de la défense européenne
Ce court récit prospectif, bien que sombre, ne décrit pas quelque chose d’inéluctable.
Il a pour objet d’attirer l’attention sur la réalité d’une menace russe sous-marine assez sous-estimée en Europe et, plus largement, de rendre apparente la vulnérabilité de notre continent à une disruption du commerce dans l’Atlantique.
S’il semble à la fois impératif et urgent de réarmer les composantes terrestres et aériennes de l’Europe et de disposer de forces, de stocks et de réserves humaines en nombre suffisant pour soutenir un conflit prolongé sur le sol européen, nous aurions tort de considérer que l’Atlantique sera toujours libre et ouvert à notre navigation.
Face à la combinaison de forces sous-marines russes anciennes, mais encore nombreuses et aguerries, et compte tenu des potentialités offertes par le développement des drones sous-marins dans toute la colonne d’eau — du planeur pélagique au rover de fond —, nous ne disposons pas en Europe de la capacité de faire face à une nouvelle « bataille de l’Atlantique » sans soutien américain.
Alors que nous avons souvent l’image d’un combat naval moderne — bref et violent — où l’avantage décisif va à l’attaquant, à celui qui le premier peut se placer en position d’ouvrir le feu, nous oublions le rôle clef des opérations sous la mer.
Pendant les deux conflits mondiaux, la protection des voies de communication maritimes s’est révélée un travail ingrat, de longue haleine, qui consomme une quantité de moyens très importante dans la durée.
Même si la recherche active et offensive des sous-marins adverses est une composante importante de ces opérations, leur volet « défensif » ne doit pas être sous-estimé : protéger un navire isolé ou même un convoi peut conduire le défenseur à se contenter d’interdictions d’approches, d’un travail harassant de « labourage des eaux », sans pouvoir forcément poursuivre et détruire chaque contact, la priorité étant à la survie des navires escortés.
Cette situation a failli entraîner par deux fois la défaite des Alliés dans l’Atlantique nord, alors que les Européens disposaient d’importantes marines marchandes sous pavillon national, de marines de guerre dotées d’escorteurs en nombre plus important et de populations maritimes plus nombreuses.
La défaite du Japon face à la campagne sous-marine américaine et celle de l’Italie face à la campagne britannique montrent ce qu’il en coûte d’ignorer cette menace ou d’y consacrer des moyens insuffisants.
Cette difficulté de la guerre sous-marine défensive est décuplée par les caractéristiques du transport maritime moderne : il s’agit d’une industrie mondialisée, dont les navires sont construits en Asie et sont la propriété d’armateurs asiatiques ou européens ; assurés par des entreprises européennes, armés par des équipages de marins le plus souvent issus de pays émergents sans lien avec notre continent, ils battent le pavillon de pays lointains ayant des registres maritimes de complaisance, tout en étant soutenus par une industrie financière pouvant s’appuyer sur des juridictions extra-européennes et des « paradis fiscaux ».
Ce secteur présente une très forte aversion au risque de guerre ; il n’est pas acquis à un pays particulier.
L’évolution des primes d’assurance dès le début du conflit ukrainien — lorsqu’il est devenu clair que des mines marines avaient été mouillées en mer Noire — a montré que la menace sous-marine est celle qui génère la plus grande crainte ; elle peut interrompre un flux maritime presque instantanément.
Le front russe est en Atlantique — et le planeur pélagique pourrait être le char d’assaut de la guerre qui vient
Le risque posé par la guerre sous-marine n’est donc plus proportionnel au nombre de sous-marins opérant dans l’Atlantique comme pendant les deux conflits mondiaux, mais plutôt à la capacité de faire planer une menace crédible, concrétisée par quelques incidents.
Certes, la flotte russe du Nord ne dispose que d’une douzaine de SNA et d’une dizaine de sous-marins conventionnels, loin des effectifs de la Guerre froide ; mais quatre ou cinq sous-marins positionnés en Atlantique nord pourraient suffire à paralyser le commerce, surtout si en parallèle deux ou trois sous-marins venus du Pacifique menaçaient les flux passant par la Corne de l’Afrique.
Encore ne s’agirait-il là, avec ces sous-marins et ces mines, que de menaces assez classiques. L’arrivée des drones sous-marins a le potentiel de compliquer bien davantage la lutte sous la mer.
Si l’Alliance atlantique teste le potentiel du drone pour la maîtrise des espaces maritimes sous la surface — ainsi de la « Task Force X » en Baltique ou du projet britannique « Cabot » —, elle se prépare peu pour lutter contre les menaces que pourraient représenter les drones sous-marins, et notamment les planeurs pélagiques.
Ces engins, moins coûteux que des torpilles classiques, peuvent dériver des semaines durant dans les courants marins.
Emportant un module de positionnement par GPS et une centrale inertielle, ils peuvent être dotés de détecteurs acoustiques simples et emporter une charge explosive importante.
Leur consommation énergétique est faible, car ils naviguent en modifiant leur flottabilité pour suivre les courants.
Même si les planeurs pélagiques ne peuvent menacer des navires de guerre au large, ils pourraient exploiter les vulnérabilités des infrastructures fixes en mer — énergétiques ou de communication —, mais aussi celles des navires marchands mouillant devant les grands ports.
En complément, comme la Russie le fait dans notre récit prospectif, il serait en outre possible de frapper les ports militaires et civils européens dès le début d’un conflit avec des essaims de drones aériens et navals pré-positionnés dans des cargos civils, ce qui compliquerait les phases initiales du déploiement naval. Dans un cas comme dans l’autre, l’absence de marquage et d’équipage, l’opacité du milieu et la mise en œuvre discrète compliqueraient l’attribution de l’attaque et permettraient un « déni plausible » sur fond de guerre informationnelle.
La réponse à ces menaces n’est ni unique, ni strictement « capacitaire ».
Faire un chèque ne suffira pas — pas plus que d’acheter quelques frégates.
Il importe d’abord, sur le plan stratégique, de retrouver une conscience claire et commune de l’importance de l’océan Atlantique pour les communications de l’Europe.
Depuis cette façade libre de détroits, l’Europe a accès à « l’océan-monde » ; mais pour profiter de cet accès, il faut être en capacité de dominer cet espace pour l’interdire aux sous-marins hostiles.
C’est ce qu’ont dû faire les Alliés pendant les deux guerres mondiales, menant de longues, ingrates et trop souvent oubliées campagnes navales profondément défensives.
Si l’approche de l’OTAN est, depuis 1957, centrée sur l’idée de « tenir » la « ligne GIUK (Greenland, Iceland, United Kingdom) » une future crise entre la Russie et une Europe délaissée au moins en partie par les Américains pourrait voir, dès son déclenchement, une présence sous-marine russe suffisamment importante devant la façade atlantique européenne pour menacer les flux, en tablant sur l’aversion au risque des acteurs du transport maritime.
Combinée à des essaims de planeurs pélagiques et de robots sous-marins en mer du Nord, en mer Baltique et dans la Manche, cette menace sous-marine aurait le potentiel de gripper des économies européennes qui n’ont, dans leur histoire, jamais été aussi dépendantes d’un accès permanent et sans entraves au commerce maritime. Enfin, s’agissant d’une crise lente à advenir, une crise complexe, impliquant de nombreux acteurs privés et se déroulant en mer loin des territoires nationaux, l’usage de la dissuasion nucléaire serait sans doute plus complexe et moins évident que s’il s’agit de garantir la survie de populations civiles européennes ou de forces armées au sol.
Soulager le duo franco-britannique
Survivre à une telle crise, une fois qu’on en a compris le risque systémique, suppose de développer pour l’Europe une stratégie intégrale, qui ne se limite pas à une ambition de « mur » terrestre et aérien sur la frontière terrestre de la Russie.
Sur le plan politique, il faut que les Européens s’entendent sur un « partage des tâches ». On ne peut pas demander à la France et au Royaume-Uni d’assurer seuls à la fois la dissuasion nucléaire du continent, les capacités de supériorité aérienne et de frappe dans la profondeur, « l’entrée en premier » des troupes au sol, et de maintenir la supériorité navale sur les approches maritimes du continent et sur ses voies de communication lointaines.
À ce jour, la France et le Royaume-Uni sont les seules nations en capacité de mener un effort naval réel, comme l’ont montré les opérations récentes contre les Houthis, où les autres marines européennes ont brillé par leur absence et leurs déconvenues. Le burden sharing européen doit entériner le principe que seules les deux puissances nucléaires européennes et les États de la péninsule ibérique sont pertinents pour assurer cette supériorité navale océanique et lointaine, en raison de leur accès libre à l’Atlantique : cela doit conduire à les décharger de certaines obligations, notamment sur le plan terrestre.
Dit autrement, il vaut sans doute mieux pour l’Europe que la France et le Royaume-Uni commandent davantage de frégates et de sous-marins que de chars de combat. La condition principale pour être crédibles serait en revanche de donner une priorité sans ambiguïté à la défense des eaux européennes et des flux de communication.
À ce titre, il faudrait renoncer à tout grand déploiement ou grande ambition à l’est de Singapour, pour se concentrer sur l’Atlantique et la Corne de l’Afrique. Les ambitions politiques franco-britanniques en Indo-Pacifique consomment un potentiel aérien et naval important, pour un intérêt stratégique plus que discutable.
Prévenir une nouvelle « bataille de l’Atlantique »
Sur le plan économique, il faut anticiper les éventuelles ruptures d’approvisionnement, en encourageant les stocks, la substitution et les relocalisations dans toutes les chaînes de valeur ; il faut aussi se doter d’un « plan » public en termes de rationnement et d’arbitrage des ressources et biens de consommation.
Ce sont des choix longs à envisager, souvent coûteux, peu compatibles avec les habitudes des consommateurs et acteurs économiques européens, qu’il faut mener sans surestimer notre capacité à nous sevrer du transport maritime.
Sur le plan militaire, nous ne pourrons faire l’économie d’une doctrine cohérente au sein de l’Alliance mais si nécessaire sans les États-Unis pour être en mesure d’assurer efficacement la composante océanique des dissuasions nucléaires française et britannique sans consommer tous nos moyens navals, tout en rassurant les acteurs privés du transport maritime. Cela suppose, dès le début de la crise, de leur proposer des mécanismes de réassurance publique, des schémas de réquisition robustes incluant la substitution d’équipages, un système de rationnement et de priorisation du transport maritime européen pour assurer les importations et les exportations les plus cruciales, des modes d’escorte adaptés et, éventuellement, des modules d’armement « conteneurisés » pouvant être installés sur les navires marchands pour lutter contre certaines menaces de bas du spectre comme les drones aériens, de surface ou sous-marins 32.
Cette doctrine, pensée avec et pour les acteurs civils du transport, doit être complétée d’une réflexion capacitaire urgente.
S’il est trop tard pour lancer la mise en chantier de nouveaux sous-marins nucléaires d’attaque, d’autres pistes existent : entre autres moyens, on peut considérer de nouveaux navires d’escorte, de nouveaux effecteurs contre les drones sous-marins — actant peut-être le retour des charges de profondeur et des roquettes anti-sous-marines —, des réseaux de capteurs sur le fond marin pour certaines zones sensibles et des drones de patrouille aériens et navals disposant de capacités d’engagement autonomes — notamment pour défendre les infrastructures en mer et les ports.
D’autres mesures de moyen terme peuvent être envisagées en France, mais avec des coûts importants : relocaliser durablement le groupe aéronaval sur la façade atlantique pour maintenir sa liberté d’action, disposer d’une base de sous-marins conventionnels sur cette même façade pouvant accueillir des sous-marins d’autres marines européennes, envisager le retour d’une composante anti-sous-marine embarquée à voilure fixe — par exemple, un drone Alizée 2.0 —, renforcer la défense des bases littorales et des grands ports marchands et militaires face aux menaces des drones…
Le chantier capacitaire est vaste et complexe, mais il est urgent que l’Europe se saisisse, d’un point de vue politique et stratégique, de la question de sa vulnérabilité maritime.
Cette prise de conscience nous permettrait aussi de nous préparer sur le plan informationnel, pour contrer les manœuvres de désinformation de la Russie et de ses soutiens et pour faire comprendre aux opinions publiques — même celles d’Europe centrale — que leur défense commence loin au large.
L’Europe est un continent qui dépend de manière vitale de son accès à l’océan.
Cet accès dépend lui-même d’un système économique à la fois performant, redondant et fragile face au risque de guerre.
La Russie le sait.
Elle ne se privera pas de peser sur cette vulnérabilité — surtout si l’allié américain n’est pas présent pour maintenir une suprématie occidentale sur et sous les eaux de l’Atlantique.
Il ne s’agit pas de choisir entre « Tahiti et Varsovie ».
Il faudra en revanche se rappeler que les eaux les plus importantes pour l’Europe et la France ne sont pas celles de l’Indo-Pacifique, mais bien celles de l’Atlantique : pour la défense du continent, Brest et Lisbonne sont aussi importantes que Vilnius ou Varsovie.
L’article Poutine et la guerre à l’Europe : le scénario du front atlantique est apparu en premier sur Le Grand Continent.