06.11.2025 à 09:00
Le désir de vivre sa vie : entretien avec Antoine Hardy
Texte intégral (1939 mots)
Antoine Hardy est écrivain et chercheur en sociologie. Il a soutenu en 2024 une thèse consacrée aux mobilisations scientifiques liées aux enjeux écologiques. Il est l’auteur d’un premier roman, Au bout de la route, publié en 2005 chez Christian Bourgois. Vingt ans plus tard, il publie, chez Grasset cette fois, Libido.
Ce nouveau roman raconte l’histoire de Nawel, jeune libraire parisienne et descendante d’immigrés, dont la vie s’écroule après le décès de sa mère. Elle cherche à remplir le vide de son existence par le trop-plein de l’internet, et par la pornographie. Ce nouveau loisir virtuel la ramène soudain à la réalité, car une actrice lui est familière : il s’agit de son amie d’enfance Élodie. Leurs retrouvailles suscitent un nouvel espoir pour Nawel. Aujourd’hui mère célibataire et salariée dans la cantine d’un collège, Élodie, connue autrefois sous le pseudonyme de Queenor, recherche la stabilité et le droit à l’oubli de ce passé professionnel. Mais le numérique n’oublie pas, et Marc Douchet non plus. Ce père de famille et accro au porno en quête de rédemption sera à l’initiative d’une pétition dans l’établissement scolaire pour faire licencier Élodie. Nawel trouvera dans cette énième injustice une force nouvelle pour se battre et reprendre la main sur sa vie. La rencontre, par la suite, d’un réalisateur désargenté, et du dirigeant d’une entreprise dans le secteur de la pornographie en ligne, montre des personnages aux trajectoires imprévisibles mais toujours épris de vie.
À travers une écriture tantôt douce, tantôt crue, mais toujours sensible, Antoine Hardy révèle la puissance des expériences communes que sont le deuil, l’amour, l’amitié, le sexe, la honte ou la quête de dignité. Pour ce faire, il use de l’arme la plus puissante de la littérature : l’empathie.
Maud Lepers : Le personnage principal de votre livre, Nawel, est féminin. On pourrait même considérer qu’il s’agit d’un roman de l’amitié entre Nawel et Élodie. Le monde de la pornographie tel qu’il est montré interroge le regard porté sur les corps féminins et les mécanismes de la domination masculine dans le monde contemporain. Comment crée-t-on, dans ce cadre, un personnage féminin en tant qu’auteur masculin ?
Antoine Hardy : C’est une question que je me suis posée tout au long de l’écriture du roman ! D’abord, je crois que c’est la proximité émotionnelle qui a orienté mon écriture. Je me sens proche de Nawel et cela m’a aidé à construire ce personnage. En même temps, je suis un homme et elle une femme. Elle vit donc des expériences auxquelles je n’aurai jamais accès en tant qu’homme. Corporellement, je ne sais pas ce que cela veut dire d’avoir ses règles, d’être regardé comme une femme dans la rue, de faire l’amour en tant que femme. Il y a des choses qui me sont inaccessibles sur le plan de l’expérience, alors même que celle-ci peut être une bonne ressource pour écrire. Ce qui peut alors pallier le manque d’expérience directe, c’est la lecture, les discussions, les témoignages, etc. La contrainte que je me suis donnée, ma responsabilité d’auteur, c’est celle de la vraisemblance. J’ai voulu éviter de reproduire les clichés d’un regard masculin sur les femmes, je n’ai pas voulu par exemple raconter la relation entre Nawel et Élodie sous l’angle de la rivalité féminine pour un homme ou de leur attirance sexuelle l’une pour l’autre. Cela dit, cela ne change pas le fait que je suis un homme qui a placé deux femmes au centre de son roman, et je ne doute pas que mon genre, sans que j’en aie eu conscience, a eu des effets sur mon écriture et mes choix narratifs. Enfin, dans la période politique dans laquelle nous sommes, je trouvais intéressant, en tant qu’auteur homme, de me confronter au sujet de la pornographie, en essayant d’incarner les jugements sur le porno dans des vies individuelles et dans des épreuves très concrètes.
On observe dans votre récit l’épaisseur du contexte dans lequel vivent les personnages, avec une grande attention portée aux détails. Ceux-ci interpellent le lecteur ou la lectrice à propos de questions actuelles : les enjeux écologiques, le genre et l’hétéronormativité, la mixité sociale ou encore l’actualité médiatique. Que dit ce réalisme de vos intentions dans ce roman ? Cela est-il lié à votre métier de chercheur en sciences sociales ?
Je pense que le travail de documentation n’est pas le monopole des chercheuses ou chercheurs en sciences sociales, et heureusement ! D’ailleurs, les questions que je pose dans ce roman me préoccupent depuis de nombreuses années, ce qui m’a conduit à lire, à regarder des films ou des documentaires, à écouter des podcasts. Et bien sûr à beaucoup parler avec des proches. Ce qui m’intéressait, c’était d’articuler ces questions entre elles. Non pas uniquement d’évoquer la sensation de la fin d’un monde, la sexualité, le réchauffement climatique, mais de relier tout cela au cœur d’une intrigue. Mais votre question me fait réfléchir ! Il y a peut-être un point commun entre la sociologie et la littérature : c’est la volonté de comprendre, avant toute chose. Dans ce roman, bien des personnages sont éloignés de moi, par leurs choix de vie, leurs comportements, leurs valeurs. Mais je veux comprendre pourquoi elles et ils se comportent ainsi. Je trouve que la sociologie et la littérature peuvent nous aider à travailler notre empathie, en nous faisant regarder d’autres vies que les nôtres. Mais je ne vais pas théoriser sur ce sujet car il y a des spécialistes de la littérature, dont je ne suis pas !
Le récit présente différents types de deuils que traversent les personnages : la perte d’un parent, une amitié perdue, un amour qui s’étiole, la fin d’une carrière professionnelle, ou encore la fin du monde naturel tel qu’il a été. Que font ces épreuves aux personnages ? Comment se présentent-elles à différents stades de leurs vies ?
Je suis heureux que vous mentionniez cela, car j’ai effectivement le sentiment, avec Libido, d’avoir écrit un roman sur le deuil, et pas seulement parce que le roman s’ouvre sur les conséquences de la mort de la mère de Nawel. C’est vrai que le deuil des proches est une composante importante de ce roman. Je le tire d’une expérience personnelle, puisque ma mère est morte en 2018 et mon père en 2021, c’est-à-dire au cours des années qui m’ont vu débuter puis développer l’écriture de ce roman. Mais c’est un deuil plus large qui habite le roman : faire le deuil d’une longue relation, entre Simon et Nawel ; le deuil d’une amitié qui ne pourra plus jamais être ce qu’elle était dans les temps de l’enfance entre Nawel et Élodie ; le deuil de la stabilité climatique, avec le réchauffement et ses conséquences ; et même le deuil de la stabilité tout court.
Nawel, et je l’admire pour cela, est quelqu’un qui est écrasé au sol au début du roman et qui, petit à petit, et parfois de façon maladroite, réussit à se décoller. Mais pour vous répondre plus précisément, les formes de deuil qu’affrontent les personnages sont diverses. C’est une expérience qui est ressaisie dans ce qu’est leur vie quand on les rencontre. Miky, par exemple, ce réalisateur et producteur porno qui va de galère en galère, doit faire le deuil d’un modèle économique qui lui permettait de vivre de cette industrie. Le deuil, c’est la fin, bien sûr, mais cela peut aussi être le début de quelque chose. Et c’est toute la zone entre les deux, douloureuse, incertaine, dont on peut très bien ne jamais réchapper, qui mérite d’être explorée.
Le roman sonne finalement comme une ode à la-vie-malgré-tout. On retient la violence qui tranche avec la douceur avec laquelle les personnages sont décrits. La vie semble transcrite à travers une écriture très incarnée, au sens littéral du terme, c'est-à-dire qui s’écrit dans la chair ou par la chair. Elle permet de rompre parfois avec l’apathie qui s’empare des personnages. Comment avez-vous cherché à représenter cette vie qui anime les esprits et les corps de vos personnages ?
Je me suis intéressé à leurs expériences corporelles. Disons que j’ai cherché à ce que leurs émotions, les situations dans lesquelles ils se trouvent, puissent trouver une incarnation. Il y a trois fluides dans le roman : le sang, qui ouvre le livre ; le sperme, qui le traverse ; la pisse, enfin. Trois fluides liés aux fonctions corporelles. Mais j’ai aussi prêté attention aux battements du cœur, à la respiration, à la transpiration. Nawel, au début du roman, est engourdie, étouffée ; la chaleur colle les cheveux sur son front. Mais elle se déplie. Elle se remet même à la course à pied ! À l’inverse, le monde de Miky se rétrécit et il maigrit de plus en plus, finissant par penser que sa disparition économique et son étiolement physique sont liés !
Pour finir, une question qui peut être posée à tout auteur : pourquoi avez-vous fait le choix d’écrire cette histoire-là ?
Avant ce roman, il y en avait un autre auquel je travaillais, Emma, qui racontait une histoire de prédation exercée sur une jeune actrice dont la carrière commençait à connaître le succès. L’histoire était racontée par son ancien petit-ami. C’est dans ce roman que, progressivement, Libido est né. Il a presque poussé à l’intérieur ! J’avais sans doute davantage envie de raconter une histoire qui ne suive pas le point de vue d’un homme et qui soit plus proche de moi, sur le plan spatial et social. Je voulais vraiment investir la thématique du porno – la vie des actrices, les flux monétaires, le déferlement d’images – en me demandant ce qu’un roman pouvait faire de cela. Comment décrire une vidéo porno ? Faut-il redoubler la littéralité des images ? J’ai plutôt voulu explorer le porno comme une matière et voir ce que celle-ci faisait à nos vies. Même s’il y a aujourd’hui de nombreuses façons de se divertir, je reste convaincu que la lecture procure quelque chose de très spécial. Le cinéma ou les séries peuvent bien des choses que le roman ne peut pas, mais l’inverse est tout aussi vrai !
06.11.2025 à 09:00
Les Noces de Figaro de Mozart
Lire plus (428 mots)
Du 15 novembre au 27 décembre 2025, le Palais Garnier s’illumine à nouveau avec Les Noces de Figaro dans une production signée Netia Jones et sous la baguette d’Antonello Manacorda. Cette reprise promet non seulement de goûter la finesse musicale mozartienne mais aussi d’apprécier une mise en scène audacieuse, qui prend place au sein même de ce lieu mythique qu’est Garnier.
Une œuvre au cœur du répertoire et de ses enjeux
Les Noces de Figaro (1786) est peut-être l’opéra le plus fameux du duo Mozart-Da Ponte. Plus qu’une comédie de mœurs, ce drame social léger et subtil exprime les tensions entre classes, les travers du pouvoir et la recherche d’équité. Le Comte Almaviva, la Comtesse, Figaro, Suzanne… tous incarnent des figures d’un monde en mutation, entre privilèges et aspirations démocratiques. À l’opéra, ce sont des personnages humains, confrontés à leurs désirs, mensonges, jalousies — et aussi à leurs faiblesses et à leur aptitude au pardon. Le chant traduit l’affect, la musique colore, nuance, révèle ce qui dans le livret pouvait sembler trop simple. C’est dans cet espace entre le mot et la note que réside la grande puissance de l’œuvre.
Une mise en scène qui fait du décor un personnage à part entière
Netia Jones (mise en scène, décors, costumes, vidéo), propose de jouer Les Noces non seulement comme une intrigue de salon ou de château, mais comme un regard porté sur les coulisses mêmes du Palais Garnier. L’idée est de considérer le lieu, non comme un simple décor, mais comme le microcosme du pouvoir : les escaliers, les corridors, les loges, les machineries, les coulisses administratives — autant d’espaces où situer les tensions de classe, les rivalités, les secrets. Cette insertion du drame dans le quotidien d’une grande institution lyrique entend rendre l’opéra plus vivant, plus proche. Elle permet aussi de poser la question : dans quelles loges, normes et pouvoirs invisibles se jouent encore aujourd’hui les dynamiques de rang, de genre et de privilège ? Le décor devient théâtre dans le théâtre. C’est Antonello Manacorda qui dirige musicalement ces Noces, un chef dont l’approche mozartienne est unanimement saluée pour sa clarté, son sens du rythme et sa finesse expressive.
04.11.2025 à 09:00
Entretien avec Juan Sebastian Carbonell : ce que l'IA fait au travail
Texte intégral (2659 mots)
Après un premier ouvrage consacré au futur du travail et aux effets de l'automatisation, de la précarisation et de l'essor des emplois de plateformes et dans le secteur de la logistique, Juan Sebastian Carbonell explore dans Un taylorisme augmenté les conséquences de l'Intelligence artificielle (en général, et pas uniquement de l'IA générative, qui a fait beaucoup parler d'elle ces derniers temps) sur les emplois et les conditions de travail. Critiquant des applications conçues pour renforcer le contrôle du travail par les directions, dans la continuité du taylorisme, il avance que l'IA pourrait être à l'origine d'un vaste mouvement de déqualification du travail, dont les salariés et leurs organisations doivent désormais prendre la mesure.
Nonfiction : Pourquoi est-il si important s’agissant de l’IA de chercher à prendre la mesure de ses effets sur le travail ?
Juan Sebastian Carbonell : L’IA est ce qu’on pourrait appeler une « promesse technologique », c’est-à-dire que des acteurs privés et publics élaborent des discours cherchant à présenter cette technologie comme nécessaire et inévitable, apportant des solutions à des problèmes auxquels fait face la société : la pauvreté, la faiblesse de la croissance, le changement climatique, etc. C’est le but des discours sur les « ruptures », « révolutions » ou « disruptions » technologiques, sur l’intelligence artificielle générale ou, au niveau du travail, sur d'immenses gains de productivité grâce à l’IA. Pourtant, il faut adopter une posture sceptique à l’égard de l’IA, comme à l’égard de toute technologie, faisant la part entre ce qu’elle peut faire et ce qu’elle ne peut pas faire, et entre ce que disent des acteurs qui sont juge et partie du changement technologique et ce que disent les chercheuses et chercheurs en IA ou les acteurs de terrain qui vivent ces changements au quotidien. Ces derniers ne voient pas de « révolution », mais une transformation dans leurs conditions de travail. Étudier les effets de l’IA au travail permet donc de démystifier cette technologie en l’inscrivant dans la longue histoire des efforts patronaux pour mieux contrôler le processus de travail. C’est ce que j’essaie de faire avec l’idée que l’IA au travail est un « taylorisme augmenté », c’est-à-dire qu’elle prolonge aujourd’hui les logiques tayloriennes du XXe siècle de parcellisation du travail ou de séparation entre la conception et l’exécution. L’idée étant, de façon générale, que l’IA pose à nouveaux frais des questions classiques de la sociologie du travail sur l’organisation du travail, l’autonomie des travailleurs, leurs qualifications, etc.
Comment ses effets sont-ils appréhendés par les économistes et que penser des modèles qu'ils mobilisent pour cela et des résultats auxquels ils parviennent ?
Il existe aujourd’hui plusieurs modèles pour penser les effets du changement technologique au travail, mais le modèle dominant, présent principalement dans l’économie mainstream, est celui du routine-biased technological change, formulé, entre autres, par deux des derniers prix de la Banque de Suède, Daron Acemoglu et Philippe Aghion. Cette théorie veut que le changement technologique affecte différemment les professions selon le contenu plus ou moins routinier des tâches qui les composent, d’où le « biais » des technologies vis-à-vis de la « routine ». Selon cette approche, il existe quatre (ou même cinq) types de tâches, qui se distinguent selon le degré de routine et leur composante manuelle ou cognitive. Les tâches routinières et manuelles, routinières et cognitives, non routinières et manuelles et, enfin, non routinières et cognitives (où l'on peut encore distinguer selon qu'elles sont interactives ou analytiques). Le changement technologique aurait tendance à faire disparaître les métiers composés de tâches routinières, qu’elles soient cognitives ou manuelles, ce qui provoquerait une polarisation des métiers. Cette théorie, quoique très séduisante, comporte de nombreuses limites. La principale étant que des études de cas que je développe dans le livre montrent que même les métiers composés de tâches non routinières et cognitives ne sont pas à l’abri d’une déqualification du travail.
Vous expliquez l’importance de faire la part dans l’introduction d’une nouvelle technologie entre le quoi, le comment et le avec quoi. Pourriez-vous en dire un mot ?
Oui, en effet. Je m’appuie beaucoup dans ce livre sur un auteur qui m’est très cher qui s’appelle Harry Braverman. Ce dernier n’était pas un sociologue, ou un économiste universitaire, mais un militant ouvrier trotskiste pendant une grande part de sa vie, avant de devenir éditeur. Il publie Travail et capitalisme monopoliste en 1974, s’appuyant sur son expérience d’ouvrier, mais aussi sur une critique de la vaste littérature de sociologie et d’économie du travail de l’époque. Il formule dans ce livre une critique de l’organisation du travail, notamment de la manière dont celle-ci contribue à la déqualification des travailleuses et des travailleurs et donc à accroître le pouvoir patronal sur le processus de travail. Cette analyse débute avec Marx, et Braverman essaie de montrer ce qui a changé depuis en analysant le taylorisme, c’est-à-dire l’organisation « scientifique » du travail. Braverman rappelle que l’analyse du travail en termes de tâches n’a rien d’évident, mais est plutôt le produit du taylorisme qui analyse le travail ouvrier pour ensuite le décomposer en tâches pour mieux les distribuer à des ouvriers moins qualifiés. Suivant en cela Braverman, je préfère partir d’une analyse de l’organisation du travail, c’est-à-dire de la distinction entre quoi (quelles sont les tâches qui composent un métier), comment (avec quel degré d’autonomie travaillent les salariés et les salariées) et avec quoi (quels sont les outils avec lesquels ils et elles travaillent). Ce cadre conceptuel nous permet de comprendre mieux les effets des nouvelles technologies au travail, dont l’IA, puisque celle-ci entre dans une organisation du travail en particulier, la modifie dans son ensemble, redistribuant le travail entre les différents métiers, au lieu, simplement, d’affecter ce travail selon son degré de routine. Il faudrait peut-être ajouter à cette configuration le « pourquoi », c’est-à-dire les déterminants socio-économiques qui poussent les entreprises à choisir telle ou telle technologie au détriment d’une autre, puisque l’existence d’une technologie n’implique pas son application immédiate ou réussie dans une organisation du travail particulière.
Les applications (autorisées) de l’IA dans les entreprises sont multiples et variés, sans parler des utilisations « sauvages » que peuvent en faire les salariés dans leur travail, comment les caractériseriez-vous ?
Une entreprise qui introduit un nouvel outil dans le but de baisser le coût du travail, quantifier l’activité de ses salariés, ou les surveiller n’a rien à voir avec un salarié qui s’appuie sur ChatGPT pour rédiger ses emails. Mais, le fait est que, dans aucun des deux cas, cet usage ne bénéficie aux salariés. C’est quelque chose que j’ai pu observer dans l’industrie automobile, où les nouveaux robots industriels sont présentés par la direction, les syndicats, et souvent par les salariés eux-mêmes, comme un moyen de rendre le travail moins pénible, ou de réduire le nombre d’accidents. Un robot peut porter des pièces lourdes, ou commettre moins d’erreurs qu’un humain. Pourtant, l’effet pervers de ce allègement est une intensification du travail, puisque les ouvriers se concentrent sur ce que l’entreprise appelle les « gestes à valeur ajoutée », c’est-à-dire les gestes de montage. C’est ce que l’on constate aussi dans la logistique, où la commande vocale a pour but de « libérer » les yeux et la main des préparateurs de commandes, en leur dictant leur travail, pas à pas. Une interprétation charitable voudrait que cela réduit la charge mentale des ouvriers, qui n’ont plus à suivre un listing papier ou sur une tablette. Mais les différentes études sur cet outil montrent qu’il permet surtout d’accélérer la cadence, provoquant, comme dans l’industrie automobile, des troubles musculo-squelettiques sur le long terme. On en vient donc aux salariés de bureau et à l’« adoption silencieuse », comme on l’appelle, qui peuvent voir dans ChatGPT, ou n’importe quelle autre IA générative, « juste un outil ». Or, d’un côté, l’adopter, même volontairement, change le travail, puisque les salariés délèguent alors à l'IA certaines tâches pour se concentrer sur d’autres. D’un autre côté, cet usage contribue à rendre les IA génératives incontournables et à imposer leur usage. Plus on l’utilise, plus son usage est encastré dans nos activités professionnelles quotidiennes, jusqu’à la rendre « évidente », rendant plus difficile ou coûteux le fait de s’en passer.
Vous n’évoquez pas d’exemples où l’IA a permis au contraire d’améliorer significativement la prestation, sans dégradation du travail (même si les deux ne vont pas nécessairement de pair). Est-ce à dire qu’il n’en existe pas ?
Je ne nie pas qu’il puisse y avoir des cas où l’IA pourrait, d’une façon ou d’une autre, contribuer à améliorer les conditions de travail des salariées et salariés. On travaille avec des collègues italiens et autrichiens la question de l’introduction de technologies « digitales » dans l’industrie automobile européenne. Le type de technologie utilisé par les entreprises dépend du type de produit fabriqué, avec des effets différenciés sur la main-d’œuvre.
Pour le dire très rapidement, dans l’industrie automobile française, ou chez les constructeurs généralistes italiens, comme Fiat, les technologies ont les effets que je décris dans le livre : déqualification, intensification, etc. Parce que cela correspond aux besoins d’une industrie dont le modèle économique repose sur la production de véhicules particuliers généralistes et donc sur la réduction permanente des coûts. Mais dans l’industrie automobile autrichienne ou dans le segment de luxe de l’industrie automobile italienne (Maserati, Ducati, Lamborghini, etc.), les effets négatifs des technologies pouvaient être négociés avec les salariés et leurs représentants syndicaux. Cela tient à la politique produit, qui nécessite des investissements technologiques importants en lien avec la qualité, donc un usage plus intensif des technologies par les salariés et les salariées qui les fabriquent. On voit donc bien que les effets des technologies varient selon le contexte économique. On pourrait aussi dire que le cadre institutionnel peut également influencer les effets des technologies : dans une industrie sans tradition de négociation collective sur le changement technologique, comme c’est le cas de l’industrie automobile ou de la logistique en France, les effets de la technologie ne sont pas discutés entre direction et syndicats. Souvent même, les directions locales découvrent de nouveaux outils ou de nouvelles machines en même temps que les représentants du personnel. En quelque sorte, tout le monde est dessaisi de cette question au niveau de l’entreprise. Cela étant dit, dans des pays où il existe des instruments de négociation sur le changement technologique, on voit que les effets négatifs de ces technologies peuvent être mitigés par la négociation collective.
Finalement, comment parer ces effets ? Vous n’accordez pas beaucoup de crédit pour cela à la réglementation... Vous évoquez pour finir un « nouveau luddisme », qui pourrait prendre la forme d'une critique de l’organisation du travail par les travailleurs eux-mêmes pour promouvoir des trajectoires technologiques alternatives à celles que prétendent instaurer les directions, et non déqualifiantes. Pourriez-vous en dire un mot ?
En effet, la réglementation est souvent brandie comme un moyen d’encadrer l’IA et ses effets négatifs. Pourtant, cette option me semble limitée. La réglementation n’a pas tant pour but de « freiner » l’« innovation », comme le disent ses opposants, mais d’offrir un cadre pour le développement à l’IA, pour, en quelque sorte, favoriser l’émergence d’un marché de l’IA. Il suffit de voir qui siège dans les commissions qui, soit rédigent les réglementations, soit sont consultées dans leur élaboration : on y trouve des représentants d’entreprises de la Tech, d’entreprises du numérique, de transnationales, etc. Comme le montre la Quadrature du Net, le règlement IA de l’Union européenne n’a rien d’un encadrement qui permettrait de protéger les populations ou les travailleurs et travailleuses de l’IA. Il a pour objectif de favoriser le prolifération des usages de l’IA, tout en régulant la concurrence entre entreprises d’IA. Par exemple, alors qu’il y a eu de nombreuses demandes d’interdiction de certains usages, comme la vidéosurveillance algorithmique ou le « crédit social », technologies dangereuses, aucune de ces revendications n’a été intégrée au texte final. Pour le dire autrement, en encadrant l’IA, ces réglementations favorisent l’acceptation de cette technologie. Réguler n’a pas freiné l’introduction de la vidéosurveillance algorithmique, mais a, au contraire, favorisé son expérimentation. La technologie est présentée comme « fiable » ou « sûre », puisque les entreprises peuvent désormais se protéger derrière ce cadre législatif.
Face à ce déchaînement incontrôlé de l’IA et aux effets négatifs qu’on commence à documenter sur la surveillance des populations ou sur l’environnement, je défends une stratégie de refus qui s’incarnerait dans un « renouveau luddite », du nom des luddites, des ouvriers anglais du début du XIXe siècle, connus pour avoir détruit des machines industrielles. En détruisant des machines, ces ouvriers ne rejetaient pas le changement technologique dans l’absolu, mais la trajectoire technologique du capitalisme industriel naissant, c’est-à-dire l’existence de machines qui déqualifient les travailleurs et les travailleuses et déstructurent les collectifs ouvriers. Ils défendaient, en quelque sorte, une autre trajectoire technologique, un changement technologique alternatif. Cela passe, à mon avis, par le contrôle ouvrier, perspective que je défendais déjà dans l’ouvrage précédent. Celui-ci n’a rien à voir avec la co-détermination à l’allemande, ou la co-gestion. Mais plutôt, l’intervention des travailleurs dans la marche de l’entreprise, dans l’organisation du travail, et dans le changement technologique, indépendamment de la direction et du patron. Cela revient à décider démocratiquement de quelles technologies on a besoin, donc de décider si on a besoin d’IA, ou non.
