La surface forestière européenne n’a cessé de croître au cours des dernières décennies.
Depuis le milieu des années 1990, le continent européen concentre ainsi une plus grande part de la superficie forestière mondiale que l’Amérique du Sud : 25,1 % contre 20,5 %.
À l’inverse de la tendance mondiale, marquée par une déforestation croissante, la couverture forestière en Europe augmente chaque année. Le continent est ainsi beaucoup plus vert qu’il ne l’était au début du siècle, les forêts couvrant désormais 39 % de la surface totale (soit 160 millions d’hectares), contre 33,5 % en 2000 (152 millions d’hectares).
Entre 1990 et 2020, la superficie forestière européenne a augmenté d’environ 10 %, soit 14 millions d’hectares ou la surface de la Hongrie et de la Slovaquie réunies.
Les pays scandinaves disposent des territoires les plus boisés — jusqu’à plus de 60 % en Finlande et en Suède —, tandis qu’aux Pays-Bas, seulement 10 % de la surface du pays est recouverte d’arbres.
Depuis le milieu des années 1990, le continent européen concentre une plus grande part de la superficie forestière mondiale que l’Amérique du Sud : 25,1 % contre 20,5 % cette année.
Les forêts européennes jouent un rôle majeur en tant que puits de carbone. Chaque année, les forêts du continent séquestrent dans leur biomasse environ un dixième des émissions de dioxyde de carbone produites dans d’autres secteurs (soit environ 436 Mt d’équivalent dioxyde de carbone par an entre 1990 et 2022) 1. Cette capacité est toutefois en baisse depuis 2020 en raison de pressions naturelles et anthropiques croissantes.
En 2024, le puits de carbone forestier moyen entre 2020 et 2022 a diminué d’environ 27 % par rapport à la période 2010-2014 2.
Ce déclin pourrait être davantage marqué cette année en raison du changement climatique, qui rend les vagues de chaleur et les sécheresses plus fréquentes, ce qui contribue à réduire la croissance des arbres.
Plus que leur exploitation — notamment pour la culture des sapins de Noël —, ce sont surtout les incendies qui menacent à la fois la pérennité des forêts européennes et leur effet « refroidissant ». Avec plus d’un million d’hectares brûlés au cours de l’année 2025, l’Europe a vécu son année la plus destructrice depuis au moins 2006, contribuant à l’émission de 38 millions de tonnes de CO2, soit un chiffre supérieur aux émissions totales de la Suède.
À l’échelle mondiale, le World Resources Institute estime que les incendies extrêmes ont entraîné une absorption de carbone nettement inférieure à la normale par les forêts en 2023 et 2024 3.
Au cours de ces deux années, les forêts n’ont absorbé qu’un quart du dioxyde de carbone qu’elles absorbent en moyenne chaque année. L’année 2023 a quant à elle été marquée par le plus faible puits de carbone forestier depuis plus de deux décennies.
« Nous ne sommes pas les otages des circonstances, mais les acteurs d’un processus historique »
Alors que les autocraties semblent l’emporter de toute part, comment renverser la tendance et réactiver l’énergie démocratique ?
Afin d’y répondre, Simon Kuper a interrogé la Prix Nobel de la Paix Oleksandra Matviïtchouk, la leader de l’opposition au Bélarus Sviatlana Tsikhanouskaya, la vice-présidente espagnole Yolanda Díaz, le secrétaire général du Conseil de l’Europe Alain Berset et le philosophe Philip Pettit.
Simon KuperLe statut de la démocratie aujourd’hui n’est pas florissant. Le Varieties of Democracy Institute de Suède estime que 78 % de la population mondiale vit aujourd’hui sous régime autocratique. En incluant l’Inde, cela représente la proportion mondiale la plus élevée depuis 1978. Parallèlement, nous assistons statistiquement au pire recul démocratique depuis les années 1930. Que peut donc faire l’Europe, l’un des derniers bastions de la démocratie, pour la défendre et la diffuser ?
Alain Berset Lorsque le sujet de la démocratie est abordé, il est toujours accompagné des mêmes discussions, à propos des élections ou de la désinformation. J’aimerais choisir une autre approche et parler du pouvoir brutal : le pouvoir militaire.
À l’heure actuelle, parler de démocratie ne signifie pas seulement parler du type de société ou de gouvernement que nous voulons. Cela signifie aussi parler de sécurité.
Les événements dont nous sommes témoins suffisent à le prouver. Nous assistons d’un côté à un investissement très important dans le réarmement en Europe. Ce montant s’élève à 800 milliards d’euros pour l’Union européenne, ainsi qu’à des centaines de milliards supplémentaires pour les plus grands pays ; il va ne faire qu’augmenter au cours des dix ou quinze prochaines années.
Nous devons considérer la réalité de manière dynamique. Cela signifie envisager la présence de pays fortement armés autour de l’Europe, beaucoup plus qu’auparavant, mais aussi de démocraties en recul.
Il est possible que dans une de ces démocraties, où des élections se tiennent mais où la méfiance et la désinformation règnent, un groupe communiste soit élu. Qu’est-ce que cela signifie pour notre propre sécurité ?
Lorsque nous parlons d’un « Grand Continent », nous désignons un continent géographique et culturel. Bien que l’Union européenne en soit le centre, cette expression englobe bien plus que cela : l’Ukraine, le Royaume-Uni, la Turquie aussi, dont les liens avec le continent en font un acteur très important et puissant dans la région.
Il faut commencer par résoudre les problèmes que nos citoyens rencontrent au quotidien. Sinon, il est évident que les projets autoritaires qui nient notre légitimité vont se multiplier.
Yolanda Díaz
Cette expression implique également d’envisager le futur de nos relations avec nos voisins tels que la Biélorussie, et de la manière dont nous pouvons travailler et progresser ensemble ; enfin, elle implique aussi une réalité géographique et politique, la Russie.
Dans le cas de l’Ukraine, nous travaillons beaucoup actuellement à soutenir les institutions démocratiques, les réformes, l’indépendance du pouvoir judiciaire, les communautés locales et le travail. Nous devons continuer d’offrir à l’Ukraine et aux restes de ces pays la perspective d’accéder un jour à l’Union ou d’avoir au moins une convergence avec les valeurs européennes.
Travailler sur ces éléments dès maintenant est extrêmement important pour assurer notre propre sécurité dans dix ou quinze ans ; il s’agit là de sécurité démocratique, c’est-à-dire d’une sécurité militaire, accompagnée d’une sécurité démocratique forte et d’institutions solides.
Simon Kuper Comment les institutions et les pays européens peuvent-elles soutenir ceux qui, dans des pays autoritaires, mènent un combat pour la démocratie ?
Sviatlana TsikhanouskayaAu Bélarus, la situation est désastreuse. Alexandre Loukachenko, qui a pris le pouvoir en 2020, continue de terroriser la population. Des milliers de militants politiques sont derrière les barreaux, et des centaines de milliers de personnes ont dû fuir le pays et les répressions.
En échange du soutien que Poutine lui a offert en 2020, Loukachenko lui vend notre indépendance. Contre la volonté du peuple biélorusse, le pays est entraîné dans une guerre russe.
Cependant, ces difficultés font partie du chemin que doit emprunter le Bélarus pour retrouver la démocratie. Elle représente à la fois un exemple très frappant de la difficulté à retourner vers la démocratie une fois celle-ci perdue, mais également une leçon pour tous les pays démocratiques : il faut chérir ce que l’on a, mais aussi soutenir ceux qui sont en première ligne dans la lutte contre la tyrannie.
Il est très important de comprendre que la tyrannie dans un pays est une menace pour la démocratie partout ailleurs. Les dictateurs ne se contentent pas de terroriser leur propre peuple, mais mènent une guerre hybride contre tous leurs voisins.
C’est une telle guerre que mène Loukachenko, soutenu par Poutine, en Pologne et en Lituanie. Il a pour cela recours à des migrations orchestrées et des attaques de ballons au-dessus de la Lituanie pour perturber le fonctionnement des aéroports et entraîner l’annulation de nombreux vols. De même, des drones survolent la Pologne et des actes de sabotage sont commis sur les chemins de fer du pays.
La guerre hybride a déjà atteint les pays de l’Union. Les dictateurs testent les frontières et le niveau de résilience des pays européens, pour tenter de provoquer une réaction. Ils essaient également de semer la division, d’empoisonner l’esprit de vos sociétés et de normaliser la situation de l’Ukraine et du Bélarus pour diminuer leur gravité.
Nous devons établir une distinction claire entre le régime biélorusse et le peuple biélorusse.
La nation biélorusse a choisi l’Europe. Nous voulons revenir dans notre famille européenne, tandis que le régime de Loukachenko souhaite nous ramener à l’époque de l’Union soviétique.
Poutine cherche à faire de l’Ukraine la même chose que le Bélarus : un allié loyal et bon marché, de facto indépendant mais fidèle aux intérêts de la Russie — ce que représentait autrefois Ianoukovitch.
La Russie cherche à s’enfoncer de plus en plus loin dans le territoire démocratique européen. C’est pourquoi il est dans l’intérêt de l’Europe d’aider les Biélorusses et les Ukrainiens à protéger leurs pays.
J’attends de l’Europe qu’elle comprenne ses frontières, qui sont beaucoup plus vastes que celles de l’Union. Sa perception de l’Ukraine et du Bélarus contribuera à leur éloignement ou à leur rapprochement avec la Russie.
Il est dans l’intérêt stratégique de l’Europe d’avoir le Bélarus, l’Ukraine, la Moldavie, la Géorgie et l’Arménie de son côté, sans quoi elle s’expose aux attaques de la Russie.
Comme l’a dit un jour le président Zelensky, la frontière orientale de l’Europe se trouve à la frontière orientale du Bélarus. C’est pour cette raison que, pour faire face à ce moment historique, l’Europe doit élaborer une stratégie à l’égard du Bélarus, dont le sort est lié à celui de l’Ukraine.
Nous ne sommes pas les otages des circonstances. Nous sommes les participants d’un processus historique.
Oleksandra Matviïtchouk
Dans ce nouveau contexte, nous demandons à l’Europe de ne pas négliger le Bélarus, de ne pas le céder à Poutine comme monnaie d’échange, sans quoi le pays risque d’être perdu pour toujours, vendu à Poutine. Cette situation ferait du Bélarus une rampe de lancement permanente pour de nouvelles attaques ainsi qu’une source de menaces et de chantage pour nos voisins.
Il est dans l’intérêt stratégique de l’Europe et, bien sûr, des Biélorusses et des Ukrainiens, que nos pays deviennent une source de stabilité et de bon voisinage. C’est pourquoi j’encourage les Européens, tout en punissant le régime de Loukachenko, en maintenant l’isolement humain et en menant une politique de non-reconnaissance, à soutenir les peuples.
Les armes sont bienvenues, mais inutiles sans des personnes prêtes à défendre leurs valeurs. C’est pourquoi la distinction entre le régime et les Biélorusses est si importante. Il nous faut soutenir ces derniers à travers les médias, la défense des droits de l’homme et les organisations de lutte contre la dictature, soutenir aussi nos structures politiques.
Il est très difficile de se battre lorsque votre pays est sous l’emprise de dictateurs ; nous avons officialisé nos relations avec le Conseil de l’Europe, ce qui est une mesure sans précédent, mais il est extrêmement important que l’Europe montre aux dictateurs qu’elle ne reconnaît que leur peuple, et non leur autorité.
Simon KuperComment expliquer cette régression de la démocratie dans le monde ?
Oleksandra Matviïtchouk Je ne sais pas comment les futurs historiens appelleront cette période historique, mais l’ordre mondial fondé sur la Charte des Nations Unies et le droit international s’effondre sous nos yeux. Ce système était censé empêcher l’escalade de la violence après la Seconde Guerre mondiale, mais aujourd’hui, nous nous contentons de reproduire des mouvements rituels.
Il ne faut pas se méprendre : nous ne reviendrons jamais au statu quo.
Les changements que nous connaissons sont devenus la nouvelle norme. Et l’Ukraine se trouve au cœur des événements qui façonneront l’avenir du monde.
Simon KuperEn quel sens ?
Oleksandra Matviïtchouk Il ne s’agit pas seulement d’une guerre entre deux États.
C’est une guerre entre deux systèmes : l’autoritarisme et la démocratie.
Avec cette guerre, Poutine tente de convaincre le monde entier que la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et la liberté sont des valeurs factices, car elles n’auraient pas pu protéger qui que ce soit pendant la guerre.
Poutine tente de convaincre le monde que les pays dotés d’un fort potentiel militaire et d’armes nucléaires peuvent enfreindre la Charte des Nations unies, dicter leur loi à l’ensemble de la communauté internationale et même modifier de force des frontières internationalement reconnues.
La Russie cherche à s’enfoncer de plus en plus loin dans le territoire démocratique européen. C’est pourquoi il est dans l’intérêt de l’Europe d’aider les Biélorusses et les Ukrainiens à protéger leurs pays.
Sviatlana Tsikhanouskaya
Nous sommes confrontés à la formation d’un bloc autoritaire.
Je vis à Kiev et ma ville natale est constamment bombardée, non seulement par des roquettes russes, mais aussi par des drones iraniens. La Chine aide la Russie à éviter les sanctions et à importer des technologies essentielles à la guerre. La Corée du Nord a envoyé plus d’un million d’obus d’artillerie à la Russie et a commencé à envoyer ses troupes.
Tous ces régimes ont quelque chose en commun.
Pour eux, l’Ukraine n’est pas un objectif. L’Ukraine n’est qu’un outil — pour casser l’ordre mondial et le remplacer par la volonté du plus fort.
La bonne question est plutôt : comment arrêter Poutine ?
Simon KuperComment ?
Oleksandra Matviïtchouk Je ne parle pas seulement de posture opérationnelle — de battre en retraite, de se regrouper et d’étendre l’agression, mais littéralement de mettre fin à cette guerre sanglante.
Ce n’est pas une question facile, car Poutine n’a pas lancé cette guerre à grande échelle uniquement pour occuper une plus grande partie du territoire ukrainien. Ce n’est pas une guerre pour Avdiivka ou Bakhmout.
Il est très naïf de penser que Poutine aurait perdu des centaines de milliers de soldats russes uniquement pour occuper de petites villes ukrainiennes que la majorité des Russes seraient incapables de placer sur une carte. Il n’est pas fou, il est pragmatique.
Mais il a déclenché une guerre à grande échelle parce qu’il veut occuper et détruire tout le pays, pour aller plus loin.
Il considère l’Ukraine comme un pont vers l’Europe.
Sa logique est historique, et non transactionnelle. Il rêve de laisser son empreinte dans l’histoire. Il veut restaurer de force l’empire et le peuple russes dans d’autres pays européens.
Ceux-ci ne sont en sécurité que parce que les Ukrainiens continuent de se battre et empêchent l’armée russe d’avancer.
Or quelle est la réponse de l’Union européenne à ce défi ?
Poutine cherche à faire de l’Ukraine la même chose que le Belarus : un allié loyal et bon marché, de facto indépendant mais fidèle aux intérêts de la Russie — ce que représentait autrefois Ianoukovitch.
Alain Berset
Ce que nous observons depuis trois ans tient en quatre petits mots : gérer la non-escalade. Voilà où nous en sommes.
Simon KuperPourquoi à votre avis ?
Oleksandra Matviïtchouk La Russie a été proactive — mais seulement la Russie.
La Russie a commis des actes horribles en Tchétchénie, en Moldavie, en Géorgie, au Mali, en Libye, en Syrie, au Bélarus. Elle les a ensuite présentés comme un fait accompli, comme une nouvelle réalité, et a poussé la communauté internationale à les accepter.
C’est la raison pour laquelle nous nous trouvons ici, dans ce moment historique.
Toutes ces années, nous avons simplement joué selon les règles du jeu de Poutine.
Permettez-moi donc de poser une autre question : comment allons-nous défendre nos démocraties ?
Cela n’a rien d’évident. Dans les pays européens, les générations actuelles ont hérité de la démocratie de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils ne se sont jamais battus pour elle. Ils ont commencé à considérer les droits de l’Homme et la liberté comme acquis. Ils sont devenus des consommateurs de démocratie. Ils ont commencé à échanger leur liberté contre des revendications populistes, des avantages économiques, des préoccupations sécuritaires, et, avant tout, leur propre confort.
La démocratie et la liberté sont très fragiles. On n’obtient pas sa démocratie et sa liberté une fois pour toutes ; or, dans les sociétés démocratiques, beaucoup de gens sont déçus par la démocratie parce qu’elle n’est pas idéale. Il reste encore beaucoup de problèmes à résoudre, comme les inégalités sociales.
Après la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’Union soviétique, nous étions si convaincus que la démocratie était la solution définitive que nous avons cessé de la promouvoir.
Les pays autoritaires n’ont pas davantage résolu ces problèmes que nous ; la seule différence est que les gens là-bas n’ont pas le droit de se plaindre.
Il nous faut donc accomplir simultanément deux tâches pour protéger notre démocratie et la perfectionner ; l’alternative à notre démocratie imparfaite, c’est l’enfer des régimes autoritaires où l’espace de liberté se réduit à la taille d’une cellule de prison.
L’Europe que nous avons entrevue pendant la pandémie était une Europe qui accueille et protège ; elle ne commet pas les erreurs de l’ancienne Europe, issue de la crise financière.
Yolanda Díaz
Simon Kuper – Après bientôt quatre ans de conflit, comment voit-on l’Europe à Kiev ?
Oleksandra Matviïtchouk – Lorsque la guerre à grande échelle a éclaté, l’Union, les États-Unis et d’autres partenaires ont déclaré qu’ils aideraient l’Ukraine à ne pas être défaite.
L’Ukraine a alors commencé à recevoir ses premières armes pour se défendre, et les premières sanctions réelles contre la Russie ont été mises en place.
Nous sommes extrêmement reconnaissants de ces mesures, car cela nous a aidés à survivre.
Néanmoins, l’Ukraine a attendu plus d’un an pour recevoir son premier char moderne, plus de trois ans pour recevoir son deuxième avion moderne ; elle attend toujours la résolution de nombreuses autres questions urgentes, comme la création d’un tribunal spécial pour juger les crimes de guerre, la confiscation des avoirs russes gelés et l’aide à l’Ukraine pour fermer son espace aérien.
Dans l’intervalle, nous attendons.
Il y a une énorme différence entre aider l’Ukraine à ne pas échouer et aider l’Ukraine à gagner.
Nous pouvons mesurer cette différence dans les types d’armes dont nous disposons, la rapidité des décisions et la sévérité des sanctions.
La gestion de la non-escalade qui a été faite jusqu’à aujourd’hui est inefficace. Poutine a déclaré qu’il était prêt à entrer en guerre avec l’Union européenne ; l’Union n’est pas prête à entrer en guerre avec la Russie.
Simon KuperQue pensez-vous qu’il va se passer cette semaine ?
Oleksandra Matviïtchouk J’ai une mauvaise nouvelle pour le président Trump.
Oleksandra Matviïtchouk Je suis prête à donner à Trump mon prix Nobel de la paix s’il parvient à instaurer une paix juste et durable — je vous le promets.
Trump a déclaré à plusieurs reprises que ce n’était pas sa guerre, mais celle de Biden.
Dans chacun de ses messages sur Truth Social, il a mentionné que s’il avait été président, cette guerre n’aurait jamais éclaté.
Il est important que les dirigeants assument leur rôle de leaders démocratiques. Il est pour cela nécessaire d’être guidé par un idéal, tout en ayant la capacité d’amener les gens à y adhérer.
Philip Pettit
Mais, comme je le disais, j’ai une mauvaise nouvelle pour Trump : la guerre en Ukraine est désormais aussi la sienne.
Poutine se moque ouvertement de la tentative de Trump d’arrêter cette guerre sanglante. Le président américain doit également regarder les choses avec une perspective historique : il restera dans l’histoire comme un président faible qui n’a pas mis fin à cette guerre — ce qui est anormal étant donné que la taille de l’économie russe est équivalente à celle du Texas.
Simon KuperLes démocraties se sentent également faibles sur le territoire de leurs propres pays : l’ennemi est aussi à l’intérieur. Comment les dirigeants démocratiques peuvent-ils lutter contre la vague autoritaire qui déferle sur eux ?
Philip PettitNous devrions réfléchir à la raison pour laquelle nous nous soucions de la démocratie, et à ce que nous apprécions dans la démocratie.
À bien des égards, ce sont les politiciens plutôt que les citoyens qui nous ont déçus. J’estime qu’il existe plusieurs dangers majeurs pour la démocratie :
L’un d’entre eux serait que les dirigeants adoptent une attitude réactive, se contentant d’observer les sondages, et d’essayer de suivre le rythme de la population afin de remporter les prochaines élections.
Il est très frappant de constater que dans de nombreuses démocraties occidentales, par exemple, ce que nous appelons les collaborateurs politiques ont souvent pris le pas sur les fonctionnaires. Les fonctionnaires avaient traditionnellement une vision à long terme de l’État qu’ils servaient, alors que les collaborateurs se soucient de faire réélire le politicien avec lequel ils travaillent lors du prochain scrutin.
Je pense que c’est là un danger pour la démocratie, et que notre déception envers nos dirigeants émane souvent de leur attitude réactive. Ils dirigent pour des publics cibles, deviennent des adeptes des sondages, et seule leur réélection occupe leurs pensées.
Il est important que les dirigeants assument leur rôle de leaders démocratiques. Il est pour cela nécessaire d’être guidé par un idéal, tout en ayant la capacité d’amener les gens à y adhérer.
Plutôt que de se contenter de réagir aux attentes de la population, il s’agit d’aller de l’avant pour mettre en œuvre une vision, quitte à aller sur le terrain pour persuader les gens, les diriger, les amener à vous suivre malgré des politiques qui peuvent paraître peu attrayantes.
Je suis prête à donner à Trump mon prix Nobel de la paix s’il parvient à instaurer une paix juste et durable — je vous le promets.
Oleksandra Matviïtchouk
Simon KuperAvez-vous un exemple ou un modèle à l’esprit ?
Philip Pettit En 2004, j’ai eu le privilège d’être invité par le président espagnol Zapatero. Il m’a gentiment dit suivre les principes du républicanisme, qui étaient le sujet d’un de mes livres.
Lors de ce voyage, j’ai prononcé un discours à Madrid, à la fin duquel je lui ai dit qu’il était très facile d’être philosophe, ce que je suis, mais très difficile d’être politicien, ce qu’il était.
Dans mon livre, je proposais de confier le contrôle des chaînes nationales au Parlement, qui devait en élire le directeur, plutôt qu’au gouvernement. Dans mon discours, j’ai défendu cette politique, mais aussi affirmé qu’il serait très difficile pour le chef du gouvernement de ne pas pouvoir décrocher le téléphone pour se plaindre au directeur des critiques à l’égard de sa politique.
En réponse, Zapatero m’a invité à examiner son gouvernement six mois avant les prochaines élections. C’était en 2007. J’ai depuis mené cette évaluation et, entre-temps, bien sûr, je l’ai beaucoup côtoyé et j’ai pu me faire une bonne idée de lui, de ses opinions politiques, etc.
Je dois dire que Zapatero est pour moi un modèle ; il est difficile d’imaginer quelqu’un qui lui soit égal en termes de leadership.
Zapatero avait par exemple une vision très claire de la démocratie. Il s’agissait de veiller à ce que le gouvernement n’exerce pas un contrôle arbitraire, uniquement fondé sur les désirs de quelques-uns ; d’empêcher que se développent des groupes de lobbying qu’un parti doit satisfaire pour être réélu.
Selon Zapatero, la démocratie a pour but de garantir que le gouvernement est le gouvernement du peuple et qu’il est responsable devant le peuple ; cela ne signifiait pas être réactif, myope et ne penser qu’aux prochaines élections, mais forger un idéal puis en déduire des politiques efficaces, pour ensuite les promouvoir et les défendre.
Nous n’offrons pas d’autre issue aux jeunes d’aujourd’hui que de mal vivre.
Yolanda Díaz
Dès la première année de son mandat, Zapatero a réussi de manière remarquable à faire adopter au Parlement une loi autorisant le mariage entre personnes du même sexe — l’Espagne fut ainsi le troisième pays au monde à promulguer une telle loi.
À cette occasion, Zapatero déclara devant le Parlement, en reprenant une phrase de la tradition républicaine civique, que pour être libre et appartenir à une démocratie, il fallait être capable de regarder les autres dans les yeux sans crainte ni déférence — en particulier ceux que l’on gouverne.
En substance, Zapatero a dit au Parlement : à supposer que vous soyez hétérosexuel, lequel d’entre vous peut quitter cette assemblée, rencontrer un homosexuel, et s’attendre à ce qu’il puisse vous regarder dans les yeux sans crainte ni déférence, si vous venez de voter pour lui refuser la reconnaissance légale de ses relations intimes, que vous considérez comme allant de soi quand il s’agit des vôtres ?
Cet appel au test du regard, comme j’ai tendance à l’appeler, est devenu très puissant en Espagne. Il est associé à la notion de liberté, c’est-à-dire de vivre sans maître.
Dans ce pays, l’expression « aucune domination » est devenue une forme de slogan ; elle semble inspirer l’esprit des Espagnols et permet de mettre en place un certain nombre de politiques.
Lorsque Zapatero présenta pour la première fois sa proposition pour légaliser le mariage homosexuel, celle-ci ne rencontra que peu de soutien, même de la part du PSOE. Lorsqu’il l’a ensuite soumise au Parlement et qu’il a utilisé ses talents de persuasion, il a obtenu le soutien de 66 % de la population espagnole.
Je trouve cela remarquable ; après tout, l’Espagne est un pays très catholique ; pourtant, elle a montré l’exemple au reste du monde.
Cet exemple permet de se représenter ce qui est pour moi un idéal de leadership : non pas être réactif ou myope, mais diriger et rallier les gens à sa cause. Zapatero est démocratique en ce sens : il est clair sur ses idéaux. On m’a dit que lorsqu’il est devenu chef du parti et qu’il devenait possible pour lui d’accéder au poste de Premier ministre, il a lu beaucoup d’ouvrages de philosophie politique, pour réfléchir longuement à ce qu’il attendrait du gouvernement s’il était élu.
Simon KuperComment expliquer ces échecs des démocraties — et comment les institutions politiques européennes peuvent-elles les empêcher ?
Yolanda Díaz C’est là le débat de notre époque. Lorsque nous parlons de l’échec des démocraties, nous parlons d’une détérioration de long terme, qui concerne les intérêts liés à la citoyenneté.
Pour citer quelques chiffres, en Espagne, un jeune sur quatre défend aujourd’hui des projets autoritaires. En Europe, il s’agit d’un jeune sur cinq.
Pour y répondre, je vais vous donner quelques chiffres. L’Europe compte aujourd’hui 93,2 millions de personnes pauvres et 25 % de travailleurs précaires.
Il y a quelques mois une très grande manifestation a été organisée à Budapest en faveur de la liberté et de la défense des droits des personnes LGTBIQ. J’étais présente à cette manifestation qui a rassemblé une foule immense ; elle avait d’abord été interdite par la police hongroise, mais l’événement a été maintenu.
Dans l’Europe du XXIe siècle, un tel événement a été interdit — et cependant la Commission européenne détourne le regard.
Dans les pays européens, les générations actuelles ont hérité de la démocratie de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils ne se sont jamais battus pour elle.
Oleksandra Matviïtchouk
Les démocraties ne sont pas seulement un mécanisme formel. Il ne suffit pas d’aller voter tous les quatre ans ou tous les cinq ans pour les élections européennes. Ce que je défends, c’est un projet de démocratie qui apporte de la sécurité dans la vie des citoyens et des citoyennes de nos pays.
En Europe, la question que les jeunes doivent se poser est celle-ci : quelles sont leurs attentes vis-à-vis des démocraties européennes ?
Aujourd’hui, dans mon pays, les jeunes Européens souhaiteraient que nous leur offrions un avenir ; par exemple, que les problèmes de logements et de sécurité matérielle soient résolus. Les femmes espèrent que nous leur offrions la tranquillité et la sécurité face à une violence machiste insupportable — une violence qui n’est pas que celle de Trump, et que certains se permettent de nier sans que la Commission européenne ose les remettre en question.
Comment les démocraties prospèrent-elles ? En proposant des droits et en les garantissant ; en offrant des emplois dignes ; en garantissant le droit à un logement décent.
Aujourd’hui, où que l’on soit en Europe, les jeunes n’ont aucune garantie quant à leur avenir et deviennent ainsi la proie de l’extrême droite.
Simon Kuper Pour résoudre cette crise, faut-il une proposition qui soit, en un sens, centrée sur des problèmes domestiques — ou bien l’Union ne peut-elle appréhender ceux-ci que par une stratégie tournée vers son extérieur ?
Yolanda DíazLe projet européen se trouve à un carrefour. Non seulement l’Europe se trouve prise entre la politique de Washington et celle de la Chine, mais nous devons aussi formuler une proposition forte, autonome, indépendante, qui apporte la sécurité en termes de défense, mais aussi en termes de vie aux citoyens européens. C’était là le propos de Mario Draghi.
Si nous ne formulons pas une telle proposition, le recul sera de plus en plus important et les gens se détourneront encore plus des systèmes démocratiques. Bien sûr, ils se détourneront aussi du projet européen que je défends.
L’Europe doit se réveiller pour se doter d’un projet autonome. Mario Draghi a déclaré que l’Europe doit atteindre l’autonomie stratégique ; elle doit cependant l’atteindre non pas comme nous le faisons actuellement, mais en développant sa propre industrie par un projet autonome. C’est là, par exemple, le modèle d’Airbus. Dans ce modèle, nous apportons sécurité et stabilité aux entreprises et aux travailleurs européens.
À l’heure actuelle, parler de démocratie ne signifie pas seulement parler du type de société ou de gouvernement que nous voulons. Cela signifie aussi parler de sécurité.
Alain Berset
Que doit faire l’Europe ? Défendre son projet ; légiférer, par exemple, sur l’utilisation des algorithmes, non seulement pour le bien-être des travailleurs, mais aussi parce que les entreprises européennes sont touchées et discriminées par ceux-ci, comme par les grandes entreprises technologiques américaines. Un tel travail réglementaire est important à cause des barrières à l’entrée sur le marché, mais aussi parce que bon nombre des approches qu’adoptent les entreprises américaines en matière d’IA générative conditionnent aujourd’hui le développement des entreprises européennes.
Il est clair que si l’Europe n’agit pas en son nom propre, elle commettra une erreur historique.
Ceci étant dit, il faut commencer par résoudre les problèmes que nos citoyens rencontrent au quotidien. Sinon, il est évident que les projets autoritaires niant notre légitimité vont se multiplier ; or, à considérer les projets formulés dans nos différents pays, ce sont là des propositions réactives, qui ne se projettent pas dans l’avenir.
Nous n’offrons pas d’autre issue aux jeunes d’aujourd’hui que de mal vivre. Pour assurer la cohésion sociale et progresser en termes de démocratie forte, matérielle, et pas seulement formelle, nous avons besoin de termes appropriés à l’époque.
Le défi de l’urgence climatique dans une Europe qui, aujourd’hui, fait des pas en arrière, ainsi que celui de la société numérique, ne peuvent être abordés sans prendre en compte le monde du travail et les entreprises. L’Europe doit réagir, mais en résolvant les problèmes des gens. Sinon, les chiffres ne feront qu’empirer.
Pour être libre et appartenir à une démocratie, il fallait être capable de regarder les autres dans les yeux sans crainte ni déférence — en particulier ceux que l’on gouverne.
Philip Pettit
Aujourd’hui, la jeunesse voit comment la communauté internationale et le droit international, tant en Ukraine qu’en Palestine, ont volé en éclats. Ce droit est bafoué chaque jour en Ukraine et en Palestine, sous nos yeux ébahis. Nous ne sommes pas capables d’arrêter les deux guerres qui ont lieu aujourd’hui aux portes de l’Europe.
Il nous faut par conséquent établir un projet fort dans un sens radicalement démocratique. Par exemple, les grandes entreprises technologiques américaines doivent payer des impôts. La taxe Zucman doit être envisagée, car les gens perçoivent clairement qu’il y a une injustice fiscale en Europe.
Je pense que l’Europe que nous avons entrevue pendant la pandémie était une Europe qui accueille et protège ; elle ne commet pas les erreurs de l’ancienne Europe, celle du temps de la crise financière.
Simon KuperSur le territoire même de l’Union, plusieurs pays sont confrontés à la montée de l’extrême droite ; en France, elle pourrait arriver au pouvoir lors des prochaines élections présidentielles. Au Royaume-Uni, le parti Reform arrive aussi en tête des sondages. Face à la séduction de leurs discours, quel contre-récit proposer ?
Philip Pettit Il devient important que les dirigeants européens démocratiques adoptent une forme de leadership plutôt que d’être des suiveurs, en faisant preuve d’une unité d’intention, comme le font les autocrates.
Une telle unité d’intention est l’une des raisons pour lesquelles les discours d’extrême droite suscitent tant d’engouement dans les pays démocratiques. Bien sûr, les citoyens de ces pays n’ont pas fait l’expérience de vivre sous une autocratie, ce qui souvent leur donne des idées fausses à ce sujet.
Il est important que les dirigeants européens montrent ce qu’ils représentent en tant que démocrates, et créent leur propre histoire. Faute d’une telle histoire, d’autres prennent l’avantage : au Royaume-Uni, Nigel Farage arrive à davantage convaincre que n’importe quel autre dirigeant politique. Il renoue avec une idée quelque peu délaissée, celle de la liberté comme absence de domination — selon laquelle le gouvernement ne devrait pas être une force dominante.
L’idée populiste à laquelle Farage adhère, d’une certaine manière, est celle-ci : s’il est élu, lui ou son parti deviendront le porte-parole du peuple, et s’occuperont des problèmes que les démocraties ne semblent pas bien gérer actuellement — comme la migration, le changement climatique dans certains pays ainsi qu’Internet et les médias.
Aujourd’hui, la jeunesse voit comment la communauté internationale et le droit international, tant en Ukraine qu’en Palestine, ont volé en éclats. Ce droit est bafoué chaque jour en Ukraine et en Palestine, sous nos yeux ébahis.
Yolanda Díaz
Bien sûr, il est facile de soutenir que les gens devraient avoir leur mot à dire ; toutefois, ceux-ci ne pourront vraiment avoir un tel contrôle sur les événements que dans de rares cas : ils sont surtout dirigés par ceux qui expriment leurs idées et gagnent leur soutien.
Simon KuperVous constatez donc qu’à ce jour, aucune voix ne s’est faite entendre pour s’opposer de manière convaincante aux récits populistes. Pourquoi ce retard ?
Alain Berset Je pense que, dans l’ensemble, tout ce qui est lié aux problèmes que nous rencontrons avec la démocratie est lié au temps : les politiciens, mais aussi d’autres personnes, réagissent toujours à court terme et de manière réactive.
Sur le continent et dans le monde, nous assistons depuis quinze ans à une succession de crises : d’abord la crise financière, l’explosion des inégalités et du populisme ; puis la première phase de la guerre en Ukraine, en 2014, à laquelle, en revenant en arrière, on pourrait adjoindre la guerre en Géorgie ; enfin, la crise du multilatéralisme, à laquelle s’ajoutent celle du Covid, du climat — et l’invasion de grande échelle menée par la Russie depuis 2022.
Face à ces événements, notre attitude n’a été que réactive.
Dans cette succession de crises, dans cette sorte de tempête parfaite, il est impossible de former des perspectives à long terme. Il y a trente ans, l’avenir était prometteur pour les jeunes de vingt ans. Aujourd’hui, ils n’ont aucune idée de ce qui se passera dans cinq ans. Il est impossible de faire des projets et d’avoir une certaine stabilité.
C’est là une menace énorme pour la démocratie, car nous perdons le sens des projets à long terme et également, ce qui est une catastrophe pour la démocratie, le sens des frustrations qui peuvent se faire jour en son sein.
Lorsque vous perdez une élection, vous devez être sûr que vous serez de toute façon intégré d’une manière ou d’une autre dans les discussions futures, et que vous apporterez également votre soutien ; c’est là une façon d’accepter la frustration en échange de la perspective de peut-être remporter les élections dans cinq ou dix ans.
Si nous ne pensons que jusqu’à la semaine ou le jour suivant, et non jusqu’aux prochaines élections, nous perdons tout ce qui rend la démocratie possible.
La réponse aujourd’hui est de revenir, si possible, non pas à l’ancien monde, mais à un monde où nous pouvons développer des perspectives et une stabilité, notamment autour de la technologie.
Lors d’un sommet sur l’IA qui s’est tenu à Paris début février 2025, un dîner informel a été organisé à l’Élysée. Sam Altman étant présent, on lui a demandé : « Monsieur Altman, où en sera-t-on dans cinq ans avec l’intelligence artificielle ? » Sa réponse fut qu’il n’en avait aucune idée, car cinq ans représentaient une éternité.
Que tirer de cette réponse ? Comment concilier la crise, les changements technologiques et l’impossibilité de prédire ce qui va se passer avec des projets et des perspectives pour notre société ?
C’est exactement le point sur lequel nous devons nous concentrer.
Simon KuperCet effort doit-il passer par les États, les institutions interétatiques comme les Nations unies — ou bien la société civile ?
Oleksandra Matviïtchouk Je suis avocate spécialisée dans les droits de l’homme et je sais par expérience que lorsque l’on ne peut pas compter sur les instruments juridiques ni sur le système international de paix et de sécurité, on peut toujours compter sur les gens. Nous avons l’habitude de raisonner en termes d’États et d’organisations interétatiques, mais les gens ont un pouvoir bien plus grand qu’ils ne peuvent l’imaginer.
Permettez-moi de vous raconter une histoire tirée de notre base de données.
J’ai interviewé un jour le professeur de philosophie Ihor Kozlovskii, qui a passé sept cents jours en captivité en Russie ; avant cela, j’avais interviewé des centaines de personnes : elles m’ont raconté comment elles avaient été battues, violées, enfermées dans des caisses en bois ; on leur avait coupé les doigts, arraché les ongles, percé les ongles, infligé des décharges électriques à travers le bord ; en Italie, une femme m’a raconté comment son œil avait été crevé avec une cuillère, donc rien ne pouvait vraiment me surprendre.
Le professeur Ihor Kozlovskii a mentionné un détail qui n’avait aucune importance pour les preuves de crimes de guerre, mais qui m’a frappé. Il a décrit comment il avait été détenu à l’isolement dans une minuscule cellule au sous-sol, sans fenêtre, sans lumière, sans air frais. Elle était à peine ventilée ; pour continuer à entendre le son d’une voix humaine, le professeur a donné des cours de philosophie à lui-même, aux animaux nuisibles qui partageaient sa cellule.
Légalement, le professeur Ihor Kozlovskii est une victime parce qu’il a été enlevé, détenu illégalement, maintenu dans des conditions inhumaines. Il a été torturé si sévèrement qu’il a dû réapprendre à marcher ; mais il m’a dit que toute son expérience n’était pas une raison pour lui de se traiter et de se considérer comme une victime. Car le fondement de notre existence est la dignité, et non le statut de victime ; or la dignité est une action.
Nous ne sommes pas les otages des circonstances. Nous sommes les participants de ce processus historique. Et la dignité nous donne la force et le courage de poursuivre notre combat pour la démocratie et la liberté, même dans des conditions insupportables.
Si nous ne pensons que jusqu’à la semaine ou le jour suivant, et non jusqu’aux prochaines élections, nous perdons tout ce qui rend la démocratie possible.
Alain Berset
Simon KuperLe fossé qui sépare les différentes manières de vivre cette guerre me frappe : en-dehors de l’Union, en Ukraine et au Bélarus, les gens vivent des expériences existentielles de vie ou de mort. La différence entre la démocratie et l’autocratie est alors ressentie de manière physique. En Europe, nous nous accordons sur nos objectifs ne serait-ce que d’une façon vague ; mais sommes-nous prêts, pour notre part, à faire des sacrifices ?
Sviatlana TsikhanouskayaJe pense bien sûr que la lutte pour la démocratie dans les pays démocratiques et la lutte pour la démocratie dans les autocraties sont deux processus différents.
Au Bélarus, nous nous sacrifions beaucoup pour pouvoir obtenir les libertés dont les Européens jouissent tous les jours ; de notre point de vue, la démocratie est forte.
Les pays démocratiques ont mis en place des institutions qui peuvent vraiment fonctionner ; lorsque les citoyens du Bélarus, ou peut-être d’autres pays, constatent qu’il n’existe pas assez de volonté politique pour rendre ces institutions efficaces ou pour soutenir ceux qui souhaitent vraiment les défendre et lutter pour elles, ils en viennent à être déçus par le monde démocratique.
Par comparaison, les systèmes autocratiques offrent beaucoup plus de facilité : les décisions sociales sont prises par une seule personne. Il n’est pas nécessaire d’obtenir l’accord du peuple.
Je tiens à encourager non seulement les dirigeants, mais aussi les citoyens ordinaires à défendre la démocratie. Tout le monde doit s’investir pour elle. Les entreprises en sont responsables, comme les citoyens ordinaires : c’est avec leurs efforts que celle-ci pourrait revenir au Bélarus.
Nous savons où peut mener le fait de rester silencieux pendant qu’une personne s’accapare le pouvoir, jusqu’à ce que demander des libertés vous mène à être battu ou emprisonné. De nombreux exemples peuvent illustrer cette marche vers l’autocratie.
La propagande russe a empoisonné l’esprit des Européens ; ils promettent des solutions faciles à des questions difficiles, une vie meilleure en échange du sacrifice de valeurs. Si l’Europe perd ses valeurs, perd ce qu’elle a en propre, l’ennemi sera à sa porte.
On ne se rend pas compte d’un tel glissement, la transformation d’une démocratie en autocratie est presque invisible. D’abord les médias sont réprimés ; le lendemain, il est interdit de se rassembler pour défendre certains droits. Le jour d’après, on comprend qu’un pouvoir tyrannique ou autocratique est en place, et qu’il n’est plus possible de rien faire.
Il nous faut donc observer attentivement ce qui se passe et participer à la vie politique. Le droit de s’investir dans le monde démocratique est aussi celui des Européens, pas seulement celui des politiciens.
Simon Kuper Face aux autocraties, à quel point devons-nous être impitoyables ? Puisque la Russie lance des cyberattaques contre les États-Unis, devrions-nous lancer des cyberattaques contre la Russie ? Devons-nous restreindre la liberté d’expression des personnes qui sont peut-être financées par la Russie, ou qui soutiennent la Russie en étant financée par la Chine ?
Alain BersetJe pense que la manière la plus forte dont nous pouvons agir pour notre démocratie est d’agir de l’intérieur. Nous devons cesser de nous contenter d’observer ce qui se passe dans tous les pays.
Il est clair que nous devons réagir ; mais nous devons d’abord être forts pour nous-mêmes, car les menaces considérables qui pèsent actuellement sur les démocraties viennent de l’intérieur, et nous devons y faire face ensemble. C’est pourquoi le Conseil de l’Europe a proposé le projet du Nouveau pacte démocratique.
Nous devons certes apprendre à innover et à protéger la démocratie ; à ce titre, la Moldavie a conduit ces deux dernières années un travail impressionnant pour protéger les élections. Cependant, un tel travail ne suffit pas et, pour développer sur l’ingérence russe, nous avons connu en parallèle des élections moldaves des tentatives d’ingérence en Roumanie et en Pologne.
Nous devons nous attaquer à ce problème ensemble. Et c’est pourquoi nous préparons également une sorte de boîte à outils pour déterminer ce qui est légitime.
Poutine se moque ouvertement de la tentative de Trump d’arrêter cette guerre sanglante.
Oleksandra Matviïtchouk
Il n’est pas question de revenir à l’ancien monde : nous devons nous adapter à ce nouveau monde, ses flots d’informations et ses ingérences, mais pour protéger notre démocratie, et non seulement lutter contre les autres.
Nous devons faire une telle chose ensemble, sur ce grand continent. Cela implique tous les membres de la grande famille européenne, y compris le Royaume-Uni, la Turquie.
Nous n’avons cependant pas beaucoup de temps pour le faire. Nous devons agir maintenant ; si cela attend trois, quatre ou cinq ans, que faire alors si un groupe extrémiste prend le pouvoir dans un pays démocratique en régression, un pays lourdement armé ?
Simon KuperFaudrait-il à cette fin interdire de tels partis, comme cela a été envisagé en Allemagne pour Alternative für Deutschland ?
Alain BersetCette interdiction doit être fondée sur la loi et conforme à la Convention européenne des droits de l’homme et au droit international. Si cela est possible, il conviendrait de le faire.
Selon les données officielles, l’inflation en Russie atteint le niveau le plus bas depuis septembre 2023.
Cette baisse s'accompagne d'un ralentissement net de la croissance et semble provoquée par l'asphyxie de l'économie civile et l'explosion de l'économie de guerre.
Au cours de son bilan de l’année, Vladimir Poutine a évoqué les mauvaises performances économiques de la Russie.
Le président russe a été forcé de reconnaître que la croissance avait ralenti, en soulignant qu’il s’agissait d’une mesure délibérée du gouvernement russe visant à réduire l’inflation.
Il avait déjà préparé cette ligne d’interprétation pour justifier les résultats médiocres de l’économie, lors d’une intervention au Conseil sur le développement stratégique et les projets nationaux, le 8 décembre 2025, en déclarant : « L’économie est passée par une phase attendue de ralentissement. En même temps que l’inflation diminuait, le rythme de croissance du PIB a lui aussi baissé. À la fin de l’année, il s’établira autour de 1 % » 1.
La divergence entre les indicateurs officiels et la perception réelle de l’inflation et du niveau de vie paraît désormais une donnée structurelle de l’économie russe.
La Banque centrale de Russie a rapporté que l’inflation annuelle était de 5,8 % au 15 décembre 2025, et prévoit que le taux restera en dessous de 6 % à la fin de l’année 2.
Il s’agit d’une baisse continue. Les données de l’agence officielle Rosstat montrent que le taux d’inflation annuel était tombé à 6,6 % en novembre 2025, contre 7,7 % en octobre 2025, soit le niveau le plus bas depuis septembre 2023.
Pourtant ces données cachent une réalité économique beaucoup moins positive pour le régime russe.
Comme nous le montrions dans une récente analyse, les enquêtes de consommateurs indiquent que les Russes percevaient en novembre une inflation d’environ 14,5 %, plus du double de l’indicateur officiel.
Les ménages modestes consacrent jusqu’à 45–50 % de leurs revenus à l’alimentation et aux services essentiels, dont l’inflation reste supérieure à la moyenne.
Par ailleurs, selon les données de Rosstat, les salaires nominaux augmentent reflétant notamment une contraction de l’offre de travail (émigration, mobilisation, pénurie), mais les hausses sont très inégalement réparties : elles concernent surtout les secteurs liés à l’État ou à la défense.
Le 5 décembre, le Premier vice-président du gouvernement russe, Denis Manturov, a confirmé qu’un accord sur la mobilité du travail avait été conclu avec l’Inde. Il a déclaré : « Nous sommes prêts à accueillir un nombre illimité de spécialistes indiens. Rien que pour les industries manufacturières, nous avons besoin d’au moins 800 000 personnes supplémentaires, en plus du nombre actuel. » « En ce qui concerne le commerce, par exemple, il faudrait 1,5 million de personnes supplémentaires » 3.
L’économie russe souffre des problèmes classiques d’une économie de guerre : si elle n’est pas en récession, elle a perdu ses moteurs civils de croissance.
La structure de la croissance est désormais simple. Les données sectorielles publiées par Rosstat montrent que l’essentiel de la croissance 2024–2025 provient du complexe militaro-industriel, de la métallurgie liée à l’armement et de la logistique publique et para-publique. Les secteurs civils (consommation, services, PME, logement) sont stagnants ou en recul réel 4.
Le ralentissement de la demande intérieure, la compression du crédit, l’épuisement de l’effet de rattrapage post-2022 produisent un ralentissement de l’inflation sans créer aucun socle de croissance future.
La capacité des politiques actuelles à stimuler une reprise durable, notamment au-delà des dépenses militaires et en présence de pressions sur les revenus des ménages, ne paraît pas évidente.
La Banque centrale est ainsi prise dans un dilemme : un assouplissement plus marqué de la politique monétaire risquerait de raviver l’inflation, encore élevée par rapport à la cible, tandis que le maintien de taux d’intérêt très élevés continue d’étouffer l’investissement privé, le crédit et la modernisation du tissu productif civil.
Cette configuration limite la capacité de l’économie à générer une croissance endogène, tirée par la consommation et l’investissement hors secteur public — dans ce contexte, les perspectives de relance dépendent de plus en plus de facteurs exogènes.
Depuis le mois de février, les États-Unis sont engagés dans un processus de négociation visant à la construction d’une série d’accords commerciaux et sectoriels, susceptibles de modifier partiellement l’environnement économique international.
Ces discussions sont suivies avec attention par le Kremlin comme un indicateur d’un possible desserrement des contraintes extérieures.
Malgré une stabilisation des prix du cacao par rapport aux pics atteints en 2024, les producteurs de fèves de cacao peinent à s’adapter face au changement climatique.
Le maintien à un prix élevé des chocolats qui seront offerts à Noël pourrait pousser les chocolatiers à se tourner vers des alternatives naturelles ou de synthèse.
Les prix du cacao ont considérablement augmenté depuis le début de l’année 2024 en raison de la propagation du virus de l’œdème des pousses du cacaoyer (CSSV), qui a dévasté 500 000 hectares rien qu’au Ghana, et du changement climatique, qui favorise des conditions météorologiques extrêmes, les maladies et les parasites.
Une tonne de cacao s’échange aujourd’hui contre 6 000 dollars à la bourse de New York, soit deux fois moins qu’en décembre 2024, lorsqu’un pic à 12 000 dollars la tonne avait été atteint.
Le prix du cacao demeure toutefois considérablement plus élevé que durant la période 2020-2023, lorsqu’une tonne coûtait en moyenne entre 2 000 et 3 000 dollars.
Si le marché semble être en voie de se stabiliser, il pourrait s’agir plutôt d’un répit passager. Près des deux-tiers (environ 60 %) de la production mondiale de cacao est aujourd’hui concentrée en Afrique de l’Ouest, notamment en Côte d’Ivoire et au Ghana, où celle-ci est dominée par de petits exploitants qui ne sont pas en mesure d’investir suffisamment pour renouveler leurs plants de cacaoyers et s’adapter au changement climatique.
Selon une étude de chercheurs de l’Université d’Oxford publiée en février, les températures élevées ont un impact direct sur la production de cacao.
Les sites de production situés dans trois des principaux pays producteurs (Brésil, Ghana et Indonésie) où les températures étaient jusqu’à 7 degrés plus élevées ont enregistré des rendements de cacao inférieurs de 20 à 31 % 1.
Or, c’est notamment durant la saison de récolte du cacao (qui a lieu entre octobre et mars) que les températures ont enregistré les plus fortes hausses au Ghana et en Côte d’Ivoire.
La région connaît chaque année trois semaines de plus par an au cours desquelles la température est supérieure à 32°C en raison du changement climatique — soit une température supérieure à la plage optimale pour les cacaoyers 2.
Face à la perspective d’une baisse durable de la production mondiale de cacao, les chocolatiers explorent des alternatives.
L’une des techniques utilisées par certains industriels, inventée dès le début des années 1800 par le chimiste et chocolatier néerlandais Coenraad Johannes van Houten, est l’alcalinisation du chocolat.
Cette méthode consiste à traiter le cacao avec des agents alcalinisants comme le carbonate de potassium afin de lisser et modifier le goût tout en l’adoucissant, ce qui permet d’utiliser moins de cacao dans les recettes.
D’autres entreprises, comme l’allemand Planet A Foods, cherchent à remplacer totalement le cacao par des graines de tournesol fermentées et torréfiées, un produit qu’ils appellent le « ChoViva » 3.
La Chine, dont le marché est de plus en plus ouvert aux produits chocolatés, s’est elle aussi lancée dans la culture de cacaoyers.
Les Européens sont les plus vulnérables à ces transformations.
Si l’Afrique, l’Amérique du Sud et l’Asie du Sud-Est sont les principaux producteurs de fèves de cacao, c’est en Suisse et au Danemark où la consommation de produits chocolatés est la plus élevée : plus de 10 kilos par habitant en 2023.
Kim GhattasÀ bien des égards, l’Union n’a pas encore pris conscience à quel point le monde a réellement changé. Entre la guerre en Ukraine, Trump, la montée de l’extrême-droite en Europe et d’autres menaces, comment définir la crise dans laquelle nous sommes aujourd’hui ?
Cristina Gherasimov Je souhaiterais partager l’expérience du petit pays qu’est la Moldavie, aux frontières de cet immense pays qu’est la Russie.
Voilà longtemps que nous sommes déstabilisés. Bien que les petits États soient rarement à l’origine des perturbations mondiales, ils sont néanmoins les premiers à les ressentir, souvent plus intensément que les autres.
Dans le cas de la Moldavie, je vais essayer de me concentrer sur trois éléments principaux, pour illustrer ce que les perturbations signifient pour nous.
Tout d’abord, nous sommes exposés à des menaces et des risques inédits que nous ne pouvons gérer seuls — qu’il s’agisse de la crise énergétique et du chantage qui peut en découler, de la crise des réfugiés, ou des perturbations commerciales. Ces choses échappent à notre contrôle, et pourtant nous les ressentons directement, sans tampons pour protéger la Moldavie.
Cette exposition se traduit d’une part par une forte pression géopolitique. Nous sommes pris entre l’Union européenne et une Russie révisionniste qui n’a aucun respect pour les concepts d’intégrité territoriale et de souveraineté.
Aujourd’hui, la force des armes est en train de prendre le pas sur la force de l’État de droit. La position difficile de la Moldavie se traduit par une polarisation accrue de la société, exacerbée par les craintes et incertitudes de la population. Il est très difficile de convaincre vos citoyens d’être courageux face à une puissance comme la Russie, alors que les réseaux sociaux les bombardent de messages promettant le même sort que l’Ukraine à la Moldavie.
Ensuite, ces perturbations deviennent un test de notre souveraineté et de notre résilience, alors que la Russie mène une guerre hybride, entre l’ingérence électorale et le chantage énergétique. Aujourd’hui, la souveraineté n’est plus seulement une question territoriale, mais aussi informationnelle et économique. Nous avons encore beaucoup de travail à faire dans ce domaine afin de pouvoir nous protéger.
Enfin, je dirais que malgré tous ces aspects négatifs pour notre pays, la déstabilisation peut aussi représenter une opportunité historique.
La Moldavie n’a pas réussi à réaliser beaucoup de percées en termes d’économie et de leadership politique au cours des 30 dernières années, mais elle se trouve désormais dans une position où un leadership politique fort et la volonté du peuple peuvent l’ancrer au sein de l’espace de stabilité et de sécurité que représente l’Union Européenne.
Cette question est à l’heure actuelle essentielle.
Certes, la déstabilisation est pour nous une vulnérabilité, une pression, mais il s’agit aussi d’une opportunité historique de travailler à l’avenir européen de la Moldavie.
Kim GhattasPoutine, de par ses intentions et sa vision du monde, est à bien des égards un perturbateur ; la crise qu’il précipite doit-elle beaucoup à ses vues personnelles, ou bien n’est-il que l’instrument d’un mouvement historique plus large ?
Sergey Radchenko Je continue de penser que nous ne savons pas vraiment pourquoi Poutine agit comme il le fait ; nous avons cependant certaines théories.
L’historien grec Thucydide a écrit dans son ouvrage sur la guerre du Péloponnèse que les gens font la guerre pour des raisons de peur, d’honneur et d’intérêt. Cependant, je pense que nous accordons parfois trop d’importance à ce facteur d’intérêt. Nous pensons que Poutine est motivé par le calcul des coûts et des bénéfices.
Certaines personnes aux États-Unis pensent de cette façon ; à mon avis, ce n’est pas la bonne façon d’aborder ce phénomène.
Une meilleure manière de considérer les choses est d’observer, sur le long terme, la perturbation des trente-cinq dernières années depuis la fin de la guerre froide. La clôture de celle-ci fut un grand bouleversement ; que s’est-il passé lors de l’effondrement de l’Union soviétique ?
À ce jour, nos ressources publiques subventionnent les entreprises de la Silicon Valley qui soutiennent l’administration Trump — celle-là même qui nous attaque.
Marietje Schaake
À cette époque, Mikhaïl Gorbatchev avait une idée de la position de l’Union soviétique dans le monde, que rendait en partie son projet de « Maison commune européenne ». Au printemps 1990, il a ainsi rencontré le secrétaire d’État James Baker.
D’après Poutine, lors de cette rencontre, Gorbatchev a demandé à Baker de ne pas élargir l’OTAN. En vérité, c’est tout le contraire : Gorbatchev a fait part de sa volonté d’intégrer l’URSS dans l’OTAN. Baker a bien entendu ignoré cette requête.
Gorbatchev ne voulait pas être exclu de l’architecture de sécurité européenne ; c’est toutefois ce qui est advenu. On peut dire que c’était juste, car l’Union soviétique — c’était un empire. On peut aussi dire que le refus fait à la demande de Gorbatchev fut de la négligence — car cette mise à l’écart a créé un ressentiment.
Dans les années 1990, Eltsine tendit la main aux Américains en demandant l’adhésion à l’OTAN ; lui et Clinton parlèrent aussi de son élargissement en 1995, non que celui-ci fût un problème de sécurité pour la Russie, mais parce qu’un tel élargissement humiliait la Russie.
Poutine, lui aussi, ressent cette humiliation et cette atteinte au prestige ; lorsqu’il est arrivé au pouvoir au début des années 2000, il a déclaré d’emblée vouloir sortir la Russie de sa torpeur.
L’année dernière, lors d’une conférence de presse intéressante au Kremlin, le journaliste britannique Steve Rosenberg a demandé à Poutine quelque chose de cet acabit : « Êtes-vous satisfait ? Vous avez parlé de l’OTAN et de la menace que représente celle-ci ; maintenant que des drones ukrainiens volent au-dessus de votre territoire, la Russie se sent-elle plus en sécurité ? »
Poutine, en réponse, n’a pas parlé de l’élargissement de l’OTAN, ni des menaces pour la sécurité, ni de quoi que ce soit de ce genre ; il a dit qu’ils voulaient nous montrer sa place à l’Occident.
Où s’inscrit ce sentiment de colère dans la théorie de Thucydide ? Est-ce que cela fait partie de l’honneur ? Ce n’est certainement pas l’intérêt. Ce n’est certainement pas la peur non plus ; c’est autre chose qui motive Poutine, et qui fait de lui un facteur majeur de perturbation pour l’Europe et pour le monde.
Kim GhattasLes guerres sont perturbatrices, et elles le sont également pour le commerce ; si l’on considère aujourd’hui Trump comme la principale cause du désordre, la réaction contre l’ordre libéral mondial a commencé avant lui. D’où vient cette colère ?
Olivier Blanchard Le projet européen, avec vingt-sept pays qui essaient de travailler ensemble, est un projet extraordinaire ; il est cependant clair qu’il est en difficulté, voire en danger d’extinction. Je pense que cela s’explique par deux raisons qui sont liées à Trump, mais pas seulement.
La première raison touche à des problèmes internes, à savoir la montée de l’extrême droite, qui attise la colère et se retourne contre le commerce de marchandises, l’immigration et l’Europe. Selon mes estimations, l’Union compte huit pays dans lesquels l’extrême droite fait partie du gouvernement ou le soutient. Ce nombre a diminué d’un avec les élections néerlandaises, mais il est probable qu’il augmente à nouveau dans les prochaines années.
Lorsque nous réfléchissons au rôle que l’Union devrait jouer, nous devons donc tenir compte du fait que l’ennemi se trouve en grande partie à l’intérieur de celle-ci. Il importe de savoir si cela va conduire les pays à vouloir quitter l’Union, comme l’a fait le Royaume-Uni.
Certes, les conséquences du Brexit pour le Royaume-Uni font que cette option n’est guère attrayante ; toutefois, un parti d’extrême-droite au pouvoir peut aussi semer le chaos tout en maintenant son pays dans l’Union ; les règles d’unanimité, ainsi que la divergence croissante des intérêts le montrent. Pour donner un exemple, l’importance que les pays accordent à l’Ukraine dépend beaucoup de la distance à celle-ci. De même, l’industrie manufacturière est avant tout une question allemande.
Tirer parti de ses divisions est la recette idéale pour paralyser l’Union face au danger.
En ce qui concerne les questions extérieures, d’autres problèmes sérieux sont à examiner. Si nous considérons certes les États-Unis et la Chine comme les grands tyrans du monde, l’Europe ne semble pourtant pas avoir beaucoup d’influence. Nous n’avons pas de terres rares ; nous avons des moyens d’action qui seraient très coûteux pour nous, un peu coûteux pour les États-Unis, mais du reste peu attrayants.
Nous sommes donc dans une position de faiblesse ; nous devons considérer ce que nous sommes prêts à accepter, ce que nous devons refuser — vis-à-vis des États-Unis, puis de la Chine.
La Chine ne nous a pas attaqués, mais les décisions de Trump ont eu pour conséquence que, n’ayant plus le marché américain, celle-ci se tourne vers l’Europe. Or, le modèle de croissance que la Chine a suivi et a décidé de poursuivre, tel qu’énoncé dans son plan quinquennal adopté la semaine dernière, est fondamentalement incompatible avec l’Europe, avec son bien-être, ainsi qu’avec l’économie allemande.
Je pense donc que nous allons traverser une période très difficile. Il faut essayer de rassembler les troupes, mais nous ne sommes pas dans une position très forte.
Kim GhattasConsidérez-vous que le manque de cohésion en Europe est le principal problème — ou bien est-il impossible d’être en position de force face aux menaces de Trump sur les droits de douane ?
Olivier Blanchard – L’Union est faite de vingt-sept pays avec des cultures et des systèmes politiques différents. Aujourd’hui, la montée de l’extrême droite change la façon dont Bruxelles envisage, dans les domaines dont nous parlons, la conduite des événements pour les prochaines années.
En Europe, nous devrions nous concentrer davantage sur la politique intérieure, même du point de vue de la géopolitique et de la géoéconomie.
Kim GhattasAujourd’hui, l’interdépendance est transformée en arme, selon un processus que Cory Doctorow a appelé l’« enshittification ». Ce phénomène est apparent dans le domaine économique, en particulier dans le domaine technologique avec l’IA et l’économie des plateformes américaines. Trump est-il réellement le dénominateur commun de tout ce qui ne va pas dans le monde ?
Henry Farrell Ces faiblesses existent depuis un certain temps.
Le terme « enshittification » est un terme utilisé par l’auteur de science-fiction Cory Doctorow en référence à la Silicon Valley 1. Celle-ci développe des plateformes offrant au départ de nombreuses possibilités ; elles cherchent à être ouvertes et accueillantes. Néanmoins, dès qu’un certain niveau de clôture est atteint, la situation s’inverse et se dégrade. Ces entreprises s’« enshittifient », car les propriétaires des plateformes utilisent tous les moyens à leur disposition pour soutirer le plus d’argent possible aux utilisateurs.
Dans un certain sens, l’ordre économique mondial interdépendant, que les États-Unis ont soutenu de manière très importante, suit la même trajectoire. Cet ordre fut d’abord une création merveilleuse pour les pays raisonnablement proches des États-Unis ; il reposait cependant de manière très importante sur des plateformes. Dans le domaine de la sécurité nationale, par exemple, il existe des plateformes d’armements dans lesquelles il est facile de se retrouver enfermé.
Le processus est similaire avec les plateformes d’information : les satellites Starlink sont devenus un sujet majeur de discorde en Ukraine. De même, nous pouvons considérer le système de compensation en dollars et la puissance du dollar américain comme une sorte de plateforme.
Ces plateformes ont extrêmement bien fonctionné dans les années 1990 et au début des années 2000 ; toutefois, avant même l’élection de Donald Trump, les États-Unis ont commencé à les utiliser à des fins stratégiques — particulièrement le système du dollar.
Aujourd’hui, Trump accélère ce processus. Je pense que nous vivons dans un monde où l’hégémonie américaine, auparavant relativement bénigne, est devenue une proposition de plus en plus « enshittifiée » pour le reste du monde. Ce phénomène ne doit pas cependant pas nous faire oublier que la Chine pose d’autres problèmes à l’Europe.
L’administration Trump est en train de développer de nouvelles plateformes, sans grande cohérence sur le plan stratégique ; je pense néanmoins que l’Europe doit y prêter particulièrement attention 2.
Tirer parti de ses divisions est la recette idéale pour paralyser l’Union face au danger.
Olivier Blanchard
La Maison-Blanche cherche à faire de l’IA une sorte de plateforme, tant dans son infrastructure physique, c’est-à-dire les semi-conducteurs, que dans ses usages. J. D. Vance l’a dit explicitement : il s’agit d’assurer la domination des États-Unis sur le long terme.
L’administration américaine cherche aussi à tirer profit des stablecoins, qui ont le potentiel — ou la menace, selon le point de vue —, de devenir bien plus indispensables aux systèmes de paiement et aux systèmes économiques nationaux des États membres de l’Union que le dollar ne l’a jamais été.
L’Europe doit se demander quelle approche adopter face à ces plateformes apparemment pratiques. Les États membres de l’Union européenne font face à une forte pression politique pour les pousser à accepter ces plateformes, sous peine d’en subir les conséquences ; cela s’accompagne de très sérieux inconvénients stratégiques à long terme. Si l’administration Trump reste au pouvoir, je pense que nos successeurs se retrouveront confrontés à un processus d’enshittification très problématique.
Kim GhattasCe processus est-il trop avancé pour commencer une réflexion sur l’autonomie stratégique de l’Europe ?
Henry FarrellJe pense que certaines personnes réfléchissent clairement à cette autonomie. À la Commission européenne, la directrice générale du Commerce Sabine Weyand a fait des commentaires très intéressants après la conclusion de l’accord de Turnberry ; ces remarques suggèrent que les questions de stratégie lui restent à l’esprit.
Il existe cependant des faiblesses institutionnelles fondamentales dans le fonctionnement de l’Union européenne. L’une d’entre elles est celle-ci : les décisions en matière de sécurité sont prises au niveau des États membres, tandis que les décisions relatives au marché et au commerce sont prises au niveau de l’Union européenne. Il est donc assez difficile de coordonner les deux.
La deuxième faiblesse de l’Union tient à sa nature : elle est avant tout une institution chargée de créer des marchés ; cela signifie que lorsqu’elle est confrontée à des difficultés ou à des problèmes qui ne sont pas nécessairement bien perçus par les marchés, elle se retrouve dans une situation délicate.
Il est clair que les États-Unis, mais aussi la Chine, utilisent la technologie comme un outil stratégique et une plateforme pour leurs ambitions hégémoniques.
Marietje Schaake
Lorsque l’Union a été confrontée à de fortes pressions de la part des États-Unis pour céder sur la modération des plateformes, des fuites ont laissé entendre qu’elle envisageait très sérieusement de faire des concessions. Cela se comprend, car l’Union se consacre, dans un certain sens, aux négociations commerciales et à la conclusion d’accords commerciaux. Néanmoins, les négociations qu’elle entreprend ne sont pas toujours de nature commerciale : en cette occasion, il s’agissait d’infrastructures et d’architectures fondamentales dont dépend la démocratie.
Si vous faites des concessions à court terme au sujet de ces infrastructures, les concessions à long terme pourraient être très graves. Elles le seraient d’autant plus qu’on assiste, pour des raisons internes, à la montée de l’extrême-droite dans l’Union.
D’autres menaces aggravent la situation : un certain nombre de personnes au sein de l’administration Trump — au département d’État ou autour de J. D. Vance — aimeraient voir l’Union se rapprocher davantage de leur vision des États-Unis en tant qu’institution antilibérale.
Kim GhattasPour pouvoir retourner la situation à son avantage, l’Europe a aussi à développer une stratégie numérique — relative, par exemple, à la régulation des réseaux sociaux ou aux technologies d’IA. À quels défis l’Union est-elle confrontée dans ce domaine ?
Marietje SchaakeDans son discours prononcé aujourd’hui au Sommet Grand Continent, le Premier ministre croate Andrej Plenkovic, a déclaré que nos jeunes de 18 à 35 ans ne sont familiers aujourd’hui que d’une arme : le téléphone portable. Je pense qu’il voulait dire par là que les gens ne sont peut-être pas prêts à se sacrifier comme les générations précédentes l’ont fait pour défendre les valeurs de notre continent. C’est là quelque chose que nous devons approfondir largement.
D’un autre point de vue, les jeunes Croates ont une longueur d’avance, car ils voient à quel point la technologie est importante, puissante et utilisée de manière agressive dans le monde d’aujourd’hui.
Il est clair que les États-Unis, mais aussi la Chine, utilisent la technologie comme un outil stratégique, comme une plateforme pour leurs ambitions hégémoniques et comme une arme pour exercer une pression ; certes, ce n’est pas de la même manière qu’avec les chars ou les avions de combat, mais les objectifs et les résultats sont similaires.
Je pense que ce qui est difficile pour l’Europe, outre le fait que le mouvement de numérisation nous déstabilise beaucoup, c’est que celui-ci a un impact sur toutes sortes de domaines : la souveraineté, le commerce, l’expansion ou le pouvoir géopolitique.
Ce mouvement donne des avantages asymétriques à ceux qui savent bien l’utiliser, comme le Kremlin ; celui-ci en tire avantage, comme on peut le voir avec la propagande sur les réseaux sociaux. La déstabilisation obtenue est assez remarquable.
Si nous considérons certes les États-Unis et la Chine comme les grands tyrans du monde, l’Europe ne semble pourtant pas avoir beaucoup d’influence.
Olivier Blanchard
L’Union a adopté une approche trop défensive vis-à-vis de la technologie en pensant que la réglementation des grands acteurs permettrait de protéger les droits fondamentaux ou de créer un marché équitable ; ces choses ne se sont pas produites. En raison de son architecture, l’Europe n’a pas été capable d’utiliser réellement la technologie de manière stratégique.
Tirer avantage de la technologie est la règle du jeu dans le monde d’aujourd’hui ; or nous risquons de développer une faiblesse fondamentale aujourd’hui avec l’intelligence artificielle. L’ambition des plateformes américaines, qui combinent le pouvoir de l’État et celui des entreprises — il est de plus en plus difficile de différencier — est de disposer à la fois de l’infrastructure et des services d’une part, et de collecter les données d’autre part. L’administration Trump supporte ce mouvement via son AI Action Plan.
Comme il s’agit d’un modèle de plateforme, je pense qu’il est vraiment important de comprendre ce point : les gens n’achètent pas un produit, mais ils accèdent à une plateforme qui crée de nouvelles dépendances.
Même si nous entendons beaucoup de politiciens, y compris à Bruxelles, parler d’autonomie stratégique, de souveraineté numérique, de la nécessité d’EuroStack, les mesures nécessaires pour changer la donne ne sont pas prises.
Le paquet « omnibus » — qui modifie chirurgicalement certaines lois parce qu’elles sont trop bureaucratiques — est une distraction, un mauvais message envoyé au mauvais moment, car nous sommes sous la pression de la Maison-Blanche. La réponse à cette pression est certes de revenir à ce que nous savons faire au sein de nos institutions ; mais ce paquet risque d’envoyer le message que la pression fonctionne et que nous affaiblissons notre législation en réponse.
C’est là une question de souveraineté numérique. Généralement, lorsque nous parlons de celle-ci, nous réfléchissons à créer des alternatives ; je pense que cela devrait être la priorité absolue.
Nous ne pouvons chercher à évincer des lois qui ont été adoptées démocratiquement. Que vous et moi les aimions ou non, que nous les trouvions bonnes ou mauvaises, n’a pas vraiment d’importance : il s’agit d’une atteinte à leur légitimité ; or, en réponse aux pressions américaines, l’Europe tente de répondre par des modifications de fond de ses lois.
Face à la manière dont la technologie est devenue un outil de pouvoir pour nos concurrents géopolitiques, nous n’avons donc guère d’approche stratégique.
Kim GhattasPour élaborer cette réflexion stratégique, comment faire une pause pour réfléchir ? Comment pouvons-nous nous préparer au mieux, nous protéger et développer les outils et les piliers nécessaires pour avoir cette autonomie stratégique et ne pas être trop dépendants de l’enshittification ?
Marietje SchaakeLe livre de Cory Doctorow contient des analyses d’une grande pertinence, non seulement sur la façon dont les choses empirent, mais aussi sur la façon dont les grands acteurs abusent de leur position de pouvoir : être puissant vis-à-vis d’un partenaire plus junior, quel qu’il soit, peut être une séduction menant à un abus de pouvoir.
Je pense qu’en ce qui concerne les besoins actuels de l’Europe, la réflexion stratégique a été menée. Nous devons encore la mettre en œuvre avec un leadership politique sérieux, et des ressources considérables.
Dans beaucoup d’endroits où je parle de politique technologique, les gens me demandent : Avons-nous encore la possibilité de renverser la situation ? Les politiciens ne manquent-ils pas de compréhension du fonctionnement de la technologie pour même faire cela ?
Certes, la déstabilisation est pour la Moldavie une vulnérabilité, une pression, mais il s’agit aussi d’une opportunité historique de travailler à l’avenir européen du pays.
Cristina Gherasimov
Permettez-moi de remettre en question certaines hypothèses sous-tendant ces questions.
Premièrement, les choix qui s’offrent à nous ne nécessitent pas de diplôme en informatique. Il s’agit de choix moraux, stratégiques et politiques que des personnes sans expertise peuvent faire concernant l’avenir de nos enfants, de l’éducation, de la démocratie, de la sécurité nationale, de la concurrence économique. À Bruxelles, et sans avoir étudié la médecine, nous pouvons prendre des décisions en matière de politique de santé.
Il existe aujourd’hui de nombreuses visions, mais il est important de les mettre en œuvre rapidement. Quelques mesures concrètes pourraient être prises dès maintenant.
Premièrement, la Commission européenne pourrait ordonner à chaque État membre de dresser une cartographie de nos dépendances technologiques. Ce n’est qu’en sachant d’où nous venons que nous pouvons savoir où nous allons, combien nous dépensons et comment nous pouvons dépenser différemment.
Ensuite, nous pouvons soumettre ces dépendances à des tests de résistance ; nous évaluerions lesquelles sont les plus critiques, et nous encouragerions la transition vers de meilleures normes et des alternatives européennes. À ces fins, nous apporterions un soutien important, notamment en tirant parti des marchés publics, car à ce jour, nos ressources publiques subventionnent les entreprises de la Silicon Valley qui soutiennent l’administration Trump — celle-là même qui nous attaque.
Ce cycle doit être brisé.
Les gouvernements européens peuvent montrer l’exemple, mais il est certain que le secteur privé a un rôle à jouer ici. Je trouve intéressant de constater que, lorsque j’étais membre du Parlement européen, le secteur privé était uni face aux craintes ou aux préoccupations liées à la réglementation. Aujourd’hui pourtant, nous assistons à une rupture : le secteur privé européen, du moins certaines personnes, comprend très bien ce que signifierait pour les entreprises, une dépendance accrue à l’égard de l’IA américaine — en termes de perte de propriété intellectuelle, par exemple.
Kim GhattasÉtant donné les menaces qui pèsent sur l’Europe, en particulier sur son versant Est, a-t-on seulement le temps de penser à une stratégie de long terme ?
Cristina Gherasimov Nous avons l’impression d’être dans une ère de gestion de crise permanente. J’ai rejoint le gouvernement moldave il y a cinq ans et je ne me souviens pas d’un seul jour où j’ai pu m’asseoir et réfléchir aussi longtemps que je le souhaitais. Il faut donc vraiment prendre le temps de le faire, sinon cela ne fonctionne pas.
Je pense que nous avons trouvé aujourd’hui un juste milieu, dans la mesure où nous comprenons nos vulnérabilités ; nous comprenons désormais la crise comme un mode de fonctionnement quotidien et l’appréhendons mieux. Cela se reflète dans nos solutions, qu’elles soient immédiates ou à long terme ; nous réfléchissons à la manière d’inscrire nos mesures dans une stratégie à plus long terme pour consolider les institutions étatiques et l’économie.
Je vous donnerai un exemple. Il y a seulement trois ou quatre ans, nous étions entièrement dépendants du gaz russe ; en l’espace d’un an et demi, nous avons réussi à mettre en place la diversification nécessaire pour qu’aujourd’hui, nous n’en dépendions plus du tout.
D’ici la fin de l’année, en Moldavie, nous achèverons la construction d’une ligne électrique à haute tension qui nous rendra moins vulnérables aux infrastructures existantes traversant la région séparatiste de Transnistrie et les zones d’Ukraine qui sont constamment bombardées. Nous disposerons ainsi d’une connexion directe au réseau électrique européen via la Roumanie, ce qui nous rendra également 100 % indépendants de ce point de vue.
Il s’agit là de projets de long cours. Cela ne se fait pas du jour au lendemain ; nous les avons intégrés dans notre stratégie à long terme.
La stratégie principale de Poutine consiste à créer le chaos : il prospère dans celui-ci.
Sergey Radchenko
Cette stratégie de long terme est difficile à déployer dans d’autres domaines, comme pour faire face aux attaques hybrides ou à la désinformation. Comment luttez-vous contre cela ? Sur ces sujets, on a toujours l’impression d’avoir deux longueurs de retard.
Il y a un an, lors de nos élections présidentielles, pendant notre référendum sur l’adhésion à l’Union, nous avons clairement compris quelles étaient nos vulnérabilités et à quel point elles avaient été exploitées par la Russie. Nous avons donc mis à profit les douze mois suivants pour préparer nos prochaines élections législatives, qui ont eu lieu fin septembre. Ce n’était pas idéal, mais nous étions bien mieux préparés que pendant l’année 2021.
Kim GhattasComment ce retournement a-t-il été possible ?
Cristina GherasimovIl s’agissait d’identifier la nature des attaques contre l’État.
Pour financer celles-ci, l’argent illégal provient de Russie — nous savions qu’il arrivait par le biais de passeurs d’argent, par avion, etc., dans des sacs remplis d’argent liquide. Nous avons ensuite compris que ce n’était pas tout : les cryptomonnaies constituaient un moyen important de transférer de l’argent dans le pays.
Avec le soutien de nos partenaires, nous avons donc trouvé des solutions pour atténuer cela. Par exemple, le portefeuille d’Ilan Șor fait désormais l’objet de sanctions, car nous avons réussi à mettre à jour sa responsabilité dans des opérations d’ingérence pro-russe. Nous avons également renforcé notre cadre législatif afin de garantir que les sanctions soient beaucoup plus sévères, non seulement pour ceux qui versent des pots-de-vin, mais aussi pour ceux qui les acceptent.
Il s’agit donc d’identifier nos vulnérabilités, les moyens par lesquels elles sont exploitées, puis d’utiliser les mécanismes et les ressources nécessaires pour y remédier. Nous faisons cela avant tout pour notre propre pays, pour la durabilité et la résilience de nos institutions et de notre économie.
Sachant où nous en sommes d’un point de vue politique, géopolitique et géographique, devenir membre de l’Union est la seule voie possible pour nous. Il nous faut consolider notre démocratie, car l’ampleur et la puissance des menaces provenant de la Russie sont très difficiles à supporter seul.
Kim Ghattas Face à une telle résilience, quelle stratégie le Kremlin mène-t-il pour déstabiliser les États européens ?
Sergey Radchenko Je pense que ce que Poutine essaie de faire est assez clair.
Beaucoup de gens pensent qu’il se préoccupe uniquement de contrôler l’Ukraine. Ce n’est qu’une partie de l’histoire.
La stratégie principale de Poutine consiste à créer le chaos : il prospère dans celui-ci. Poutine veut que cette guerre ne concerne pas seulement l’Ukraine et qu’elle s’étende peut-être au-delà.
Si j’étais la Moldavie, je serais très inquiet. Récemment, quelqu’un m’a demandé d’écrire un rapport sur la possibilité d’une invasion russe dans les pays baltes ; j’ai dit dans celui-ci qu’elle était possible, mais que, pour la Russie, commencer par envahir la Moldavie serait plus sûr.
Il nous faut nuancer un peu notre propos sur les États-Unis, pour ne pas les dénigrer excessivement. Les États-Unis ne sont pas une dictature ; si vous voulez voir à quoi ressemble une dictature, il suffit d’aller vivre en Russie.
Il est important de comprendre que les États-Unis ont leurs intérêts nationaux. Le problème avec l’administration Trump, c’est qu’elle les conçoit mal 3. Par exemple, au sujet de l’Ukraine, il n’y a pas lieu de conclure une paix prématurée comme souhaite le faire la Maison-Blanche. Cela peut ressembler à un discours belliciste néoconservateur, mais en réalité, personne ne souhaite sacrifier l’Ukraine pour la simple promesse que Poutine ne fera rien d’autre une fois la guerre terminée.
Nous voyons donc la situation évoluer. Trump tente de faire quelque chose qui semble contraire à l’intérêt national américain, lequel commanderait d’affaiblir les adversaires.
En vérité, la Russie est en déclin rapide en tant que puissance viable ; sa démographie est dans un état bien pire que celle de l’Europe et, d’un point de vue économique, c’est un cas désespéré. La Russie dépend de plus en plus de la Chine et mène une guerre sans issue en Ukraine, dont elle ne peut s’échapper.
L’administration Trump a tenté de diviser pour mieux régner ; néanmoins, les divisions au sein de la coalition MAGA s’accentuent.
Henry Farrell
Nous, ou du moins les États-Unis, essayons presque de livrer une victoire à Poutine et à l’Ukraine : je pense que c’est là que réside le problème.
En ce qui concerne Poutine, celui-ci continuera bien sûr à faire pression, car il a une vision claire de ce que la Russie doit devenir. À en juger par ses sourires chaque fois qu’on le montre au Kremlin, il pense qu’il est en train d’y parvenir.
Kim Ghattas Les États-Unis semblaient aussi avoir une vision : à leurs yeux, la fin du conflit serait l’occasion de gagner de grandes sommes d’argent, comme en atteste le plan « pay to play » proposé par l’envoyé Steve Witkoff.
Sergey RadchenkoL’administration Trump se fait des illusions à ce sujet.
Dans les circonstances actuelles, je ne peux imaginer aucune entreprise américaine décider d’investir en Russie sous prétexte que la guerre est finie. C’est la pire décision que l’on pourrait prendre, car elle expose grandement les entreprises : la Russie peut décider de nationaliser celles-ci pour les retirer à leurs propriétaires.
Je pense que la stratégie de Witkoff n’est pas conforme à l’intérêt national américain.
Kim GhattasLorsque l’on est confronté à un tyran, l’option la plus simple consiste à céder par crainte des représailles. Néanmoins, aux États-Unis, nous voyons depuis peu des exemples de résistance. Quelles leçons doivent être tirées de ce retournement ?
Henry Farrell Je pense que la situation s’est beaucoup améliorée aux États-Unis.
Beaucoup de gens ont aujourd’hui un pronostic très sombre pour les États-Unis. Les choses auraient pu très mal tourner, mais je ne pense pas que les États-Unis seraient devenus semblables à la Russie de Poutine : nous aurions très probablement fini dans une situation proche de celle de la Hongrie, — une situation telle que celle qu’a connue le sud des États-Unis, avant l’ère des droits civiques, alors que les démocrates détenaient le pouvoir.
Je pense donc que nous assistons à une sorte de résurgence tardive de la société civile, qui s’est en grande partie produite au cours de ces derniers mois.
L’argument général est très clair : pour avoir un système démocratique raisonnablement dynamique, il faut une société civile forte, dans laquelle de nombreux groupes pluralistes se battent pour leurs intérêts, s’affrontent de manière raisonnable dans l’arène publique et, dans une certaine mesure, freinent l’État en empêchant le gouvernement d’aller trop loin. C’est un sujet que Daron Acemoğlu et James A. Robinson ont très bien traité dans The Narrow Corridor4, qui traite des conditions dans lesquelles ce système démocratique peut être réalisé.
Au cours des premiers mois de l’administration Trump, la société civile n’a pas fonctionné comme elle le devrait. Nous avons vu des cabinets d’avocats, des universités et toutes sortes d’institutions décider de ne pas prendre position ; en retour, l’administration Trump a eu recours à l’intimidation et à des promesses pour amener différentes institutions à céder.
J’ai donc écrit pour le New York Times un article 5 à un moment où les universités ont décidé de ne pas adhérer à ce pacte universitaire. Je pense qu’au cours des dernières semaines, nous avons assisté à un renouveau et à une résurgence qui n’ont pas été impulsés par les institutions de premier plan, mais plutôt par des gens ordinaires descendus dans la rue. Le mouvement Indivisible a organisé ces manifestations massives à travers les États-Unis.
Nous constatons que l’administration Trump a tenté de diviser pour mieux régner ; mais les divisions au sein de la coalition du président s’accentuent. Les personnes qui ont adhéré à ce projet se rendent compte qu’il n’est pas aussi avantageux qu’elles l’espéraient.
Hier, lors des élections dans l’État conservateur du Tennessee, les républicains ont gagné avec une marge beaucoup plus faible que prévu. Je pense donc que cela va accroître la nervosité des membres du Congrès qui se soucieront, par exemple, de certains projets de redécoupage électoral. Il peut sembler intéressant pour eux d’avoir six circonscriptions républicaines supplémentaires afin d’obtenir deux ou trois sièges supplémentaires au Congrès.
Si l’on vit dans un monde où il est possible pour des députés républicains de perdre une élection par 10 ou 12 points de pourcentage, ceux-ci commenceront à s’inquiéter pour leur avenir. Nous pourrions nous acheminer vers un monde plus fracturé, et où la société civile compose un front plus uni.
Kim Ghattas À l’international, Trump s’est aussi fait remarquer par une politique commerciale agressive. Contre le modèle proposé par le président américain, quelle coalition former pour façonner sur le long terme un autre ordre commercial ?
Olivier Blanchard J’ai souvent entendu dire ces derniers temps que le vent était en train de tourner ; désormais, je pense moi-même que la situation devient favorable. Il se peut donc que les élections de mi-mandat se déroulent comme nous l’espérons et que Trump soit paralysé pendant la seconde moitié du mandat, auquel cas il s’agirait plutôt pour nous de faire profil bas pendant un an — ce qui est très différent de réfléchir à une stratégie pour la décennie à venir.
Si nous pensons que le modèle proposé par Trump ne disparaîtra pas de sitôt alors, en fait de vision stratégique, la priorité numéro un se situe au niveau des États.
Si l’extrême droite continue à monter en puissance, à dominer et à remporter les élections, rien de bon ne se produira. Beaucoup de choses prendront un mauvais tour, comme l’usage que l’on fait de l’IA ou l’ingérence de la Russie en Moldavie.
Notre deuxième priorité concerne désormais le commerce. Avec Jean Pisani Ferry, j’ai écrit il y a cinq mois un article sur les coalitions de volontaires, devenues aujourd’hui très courantes 6. Celles-ci doivent être envisagées à deux niveaux.
Le premier est celui des coalitions de volontaires au sein de l’Europe. À défaut de l’unanimité, qui pose des problèmes, l’Europe a en principe la capacité de créer des sous-groupes de pays qui renforcent la coopération : un certain nombre de pays peuvent agir même si les autres ne le font pas. Schengen a été mis en place avant l’émergence des coalitions de volontaires, mais il pourrait être utilisé comme exemple.
Je pense que c’est une piste qui mérite d’être explorée, car l’unanimité fait vraiment obstacle à un certain nombre de décisions importantes.
L’autre voie est celle des coalitions de volontaires avec des pays extérieurs à l’Europe : en fait, Schengen compte certains pays qui ne font pas partie de l’Union européenne. Je pense que le même concept peut être décliné pour différents problèmes, comme le réchauffement climatique, sur lesquels nous nous penchons avec les pays d’Amérique latine ou les pays asiatiques.
Une telle coalition est faisable, mais elle nécessite un leader. Je pense que le président français aimerait beaucoup être celui-ci ; il ne semble pas en mesure de la mener seul, mais c’est faisable.
Marietje Schaake Je pense qu’il ne faut pas céder à la nostalgie ou espérer que les prochaines élections de mi-mandat aux États-Unis — ou la prochaine présidentielle — résoudront le problème. Avant Trump, nous voyions déjà les États-Unis se détourner de l’Europe pour se donner d’autres priorités.
Il nous importe donc de nous concentrer sur notre propre travail. Ce dont nous avons besoin avant tout, c’est que les politiciens européens accordent la plus haute priorité à la politique technologique, qu’ils se familiarisent avec le sujet et considèrent ce moment difficile comme une excellente occasion de redéfinir ce qu’est l’Europe et ce qu’elle peut faire à l’avenir en matière de technologie — grâce à ses talents, à son éducation et à ses ressources.
Il semble que ce que nous apprécions le plus à l’heure actuelle, c’est la confiance en soi et l’imagination ; on dénigre beaucoup ce qu’est et ce que peut être l’Union dans le domaine technologique. Je ne pense pas que cela soit toujours justifié sur le plan politique.
L’Union a adopté une approche trop défensive vis-à-vis de la technologie en pensant que la réglementation des grands acteurs permettrait de protéger les droits fondamentaux.
Marietje Schaake
Il faut avoir une vision positive de ce à quoi pourrait ressembler le changement. Les élections néerlandaises peuvent être un indicateur, une histoire positive : un parti pro-européen qui, pendant la campagne, a également revendiqué la fierté nationale pour reprendre le drapeau à l’extrême droite en disant : « Nous n’allons pas laisser ce drapeau, qui est à nous tous, être pris par un seul groupe extrémiste. »
Être de nouveau fier pour se départir, face à l’extrême-droite, d’un discours simplement catastrophé, demande un peu d’imagination et de courage. J’aimerais donc voir plus d’optimisme, plus de fierté et plus d’esprit combatif, non pas à cause de ce qui se passe aux États-Unis, en Chine ou ailleurs, mais parce que nous en avons besoin. Nous le méritons et nous en sommes tout à fait capables.
Kim Ghattas Avez-vous un conseil aux penseurs européens sur la manière de tracer la voie pour les dix prochaines années ?
Sergey Radchenko Pour lutter contre cette « enshittification », l’Europe doit reprendre ses esprits (get its shit together). Je pense que l’Europe devrait lutter contre les institutions en s’unissant. Nous nous plaignons beaucoup en Europe de ce à quoi nous faisons face : Poutine, la Chine ou les États-Unis. Pour l’Union européenne, il reste encore beaucoup à faire.
L’époque ne demande qu’une chose : la défense.
Cristina Gherasimov Dans cinq ou dix ans, la Moldavie se voit dans l’Union ; néanmoins, cette entrée ne marquera pas la fin de nos vulnérabilités. L’Union n’est pas un bouclier, mais c’est le meilleur ancrage, pour un petit pays comme le nôtre, face à l’ampleur des menaces auxquelles nous sommes confrontés.
De ce point de vue, je pense qu’il y a beaucoup d’espoir pour les pays candidats, et je ne parle pas seulement au nom de la Moldavie : l’Union peut être un ancrage pour nos démocraties, non seulement pour survivre, mais aussi pour prospérer.
Cette Union est sujette à des divisions, mais nous devons avoir plus de courage pour discuter de celles-ci à Bruxelles et mettre en pratique les décisions qui s’imposent. Alors, lentement mais sûrement, la situation s’améliorera.
Sources
enshittification. Why Everything Suddenly Got Worse and What To Do About It, Verso Books, 2025.