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19.05.2024 à 19:16

« Pretty privilege » : faites-vous plus confiance à quelqu’un que vous trouvez beau ?

Astrid Hopfensitz, Professor in organizational behavior, EM Lyon Business School

D’après nos recherches, les personnes jugées les plus séduisantes sont également considérées comme les plus dignes de confiance. Pour quelles raisons ?
Texte intégral (1996 mots)

Ce qui fait la beauté d’une personne fascine les artistes et les scientifiques depuis des siècles. La beauté n’est pas, comme on le croit souvent, « dans l’œil de celui qui regarde », mais suit bel et bien des règles prévisibles. La symétrie et les proportions jouent un rôle dans ce que l’on considère comme beau, et bien que la culture et les normes façonnent notre perception de la beauté, les chercheurs observent un large consensus sur les personnes qui sont considérées comme belles par la plupart des gens.

Il n’est donc pas surprenant que le marché de la beauté soit en constante augmentation (à l’exception d’une petite baisse en 2020, liée à la pandémie de Covid), atteignant 430 milliards de dollars de revenus en 2023, selon un récent rapport de McKinsey. La fascination pour le maquillage ou les soins cosmétiques est alimentée par l’image des visages « parfaits » qui pullulent sur les médias sociaux, artificiellement améliorés par le traitement d’image et les filtres. Mais tout cet argent est-il dépensé à bon escient ?

Privilège de la beauté

Pour le dire vite : oui. Dans le contexte actuel de concurrence acharnée sur le marché du travail, les avantages économiques liés à la beauté sont indéniables. De nombreuses études ont montré que les personnes séduisantes bénéficient d’un bonus et gagnent mieux leur vie en moyenne. Certaines professions bien rémunérées sont construites autour de la beauté (comme le show-business), mais ce qui est plus surprenant, c’est que pour presque n’importe quel type d’emploi, la beauté peut entraîner un effet de halo positif. On s’attend à ce que les personnes perçues comme belles soient plus intelligentes et elles sont considérées comme de meilleurs leaders, ce qui influe sur les trajectoires et les opportunités de carrière.

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Les personnes perçues comme belles seraient également plus susceptibles de bénéficier de la confiance des gens, ce qui leur permet d’obtenir plus facilement une promotion ou de conclure des accords commerciaux. Les personnes à l’apparence agréable sont supposées être en meilleure santé et/ou avoir eu des interactions sociales plus positives dans leur passé, ce qui peut influencer leur fiabilité aux yeux des autres.

Est-ce que le fait d’être séduisant rend plus digne de confiance ?

Mais cette théorie tient-elle la route ? Dans notre récent article, Adam Zylbersztejn, Zakaria Babutsidze, Nobuyuki Hanaki et moi-même avons cherché à le savoir. Dans des études antérieures, on présentait différents portraits à des observateurs et on leur demandait ce qu’ils pensaient de ces personnes. Cependant, ces images étaient souvent tirées de bases de données de portraits ou même générées par ordinateur, ce qui permet aux chercheurs d’étudier les perceptions, mais pas de savoir si ces croyances sont exactes. Pour le savoir, nous avons dû mettre au point un paradigme expérimental dans lequel nous pouvions observer la fiabilité de différentes personnes, prendre des photos d’elles et, plus tard, présenter ces photos à d’autres personnes pour qu’elles les évaluent. Voici comment nous avons procédé.

Comprenant un total de 357 volontaires, notre étude a débuté à Paris en octobre 2019, où nous avons demandé à un premier groupe de 76 volontaires de participer à une courte expérience sur la prise de décision. Dans le cadre de l’étude, les participants ont été répartis en paires de manière aléatoire, sans savoir avec qui ils jouaient. Certains jouaient un rôle qui nécessitait de faire confiance à un autre individu (groupe A), tandis que d’autres étaient en position de rendre la pareille ou de rompre la confiance qu’ils avaient reçue (groupe B), sachant qu’ils gagnaient toujours plus en rompant la confiance. Pour augmenter les enjeux, de l’argent réel était mis sur la table.

Les participants du groupe A pouvaient gagner jusqu’à 12 euros, mais seulement s’ils faisaient confiance à l’autre joueur. Pour ce faire, ils se sont vus présenter le scénario de choix abstrait expliqué ci-dessous, alors qu’ils étaient assis individuellement dans une cabine.

S’ils décidaient de ne pas faire confiance, ils étaient sûrs de recevoir un maigre paiement de 5 euros pour leur participation à l’étude. En revanche, lorsqu’un joueur A décidait de faire confiance à son partenaire B, son sort était entre les mains du joueur B. Ce dernier pouvait alors agir de manière à être digne de confiance en lançant un dé qui promettait de générer un gain de 12 euros pour le joueur A, ou de manière indigne de confiance en réclamant une récompense de 14 euros pour lui-même et en ne laissant rien au joueur A.

Ce type de jeu (appelé « jeu d’action cachée ») a déjà été développé pour mesurer l’attitude de confiance désintéressée des individus.

Il se déroulait comme suit : dans un premier temps, le joueur A devait choisir de faire confiance au joueur B (en disant « à droite ») ou de ne pas lui faire confiance (en disant « à gauche »). Dans un deuxième temps, le joueur B devait décider s’il lançait un dé ou non.

Le gain de chaque joueur dépend donc de ses propres actions et/ou des actions de l’autre joueur :

  • Si le joueur A choisit « à gauche » (ne pas faire confiance), quel que soit le choix du joueur B :

    • le joueur A et le joueur B reçoivent tous deux un gain de 5 euros ;
  • Si le joueur A choisit « à droite » (faire confiance) et que le joueur B choisit « Ne pas lancer » :

    • le joueur A ne reçoit rien et le joueur B reçoit 14 euros ;
  • Si le joueur A choisit « à droite » (faire confiance) et le joueur B choisit « Lancer » :

    • Lorsque le chiffre du dé est compris entre 1 et 5, le joueur A reçoit 12 euros et le joueur B 10 euros ;
    • Lorsque le chiffre du dé est 6, le joueur A ne reçoit rien et le joueur B reçoit 10 euros.

Nous avons non seulement observé comment les participants agissaient dans ce jeu, mais nous avons également pris des photos d’eux avec une expression neutre, avant qu’ils ne soient initiés à la tâche. Ces photos ont été présentées à 178 participants recrutés à Lyon. Nous nous sommes d’abord assurés qu’aucun de ces individus ne se connaissait. Nous avons ensuite donné aux participants de Lyon la tâche d’essayer de prédire comment la personne qu’ils voyaient sur la photo se comportait dans le jeu. S’ils tombaient juste, ils étaient récompensés en gagnant plus d’argent pour leur participation. Enfin, nous avons montré les mêmes photos à un troisième groupe de 103 personnes de Nice, dans le sud de la France. Ces personnes ont été invitées à évaluer la beauté des visages figurant sur les photos.

Le genre entre-t-il en ligne de compte ?

Nos résultats confirment que les personnes considérées comme plus belles par nos évaluateurs sont également jugées beaucoup plus dignes de confiance. Cela implique que dans notre échange économique abstrait, les personnes belles sont plus susceptibles de bénéficier de la confiance des autres. Toutefois, lorsque nous étudions les comportements réels, nous constatons que les belles personnes ne sont ni plus ni moins dignes de confiance que les autres. En d’autres termes, la confiance dépend des bonnes vieilles valeurs individuelles et de la personnalité, qui ne sont pas liées à l’apparence d’une personne.

Une prime à la beauté a déjà été observée aussi bien pour les hommes que pour les femmes. On pourrait toutefois penser que les femmes, dont on pense généralement qu’elles ont un degré d’intelligence sociale plus élevé, sont plus à même de déterminer la fiabilité de leur partenaire. Nos résultats ne le démontrent pas. Les femmes sont en moyenne jugées plus belles et jugent également les autres plus beaux. Cependant, les femmes n’agissent pas de manière plus honorable que les hommes dans le jeu. Enfin, les hommes et les femmes s’accordent sur leurs attentes quant à savoir qui sera digne de confiance ou non, et les femmes ne sont donc pas meilleures que les hommes pour prédire les comportements.

Les personnes perçues comme « belles » sont-elles plus méfiantes à l’égard de leurs semblables ?

L’adage selon lequel « tout ce qui brille n’est pas or » s’applique donc également à la beauté chez les humains. Cependant, on peut se demander qui est le plus susceptible d’être victime de ce biais. On pourrait penser que les personnes qui sont elles-mêmes souvent traitées favorablement en raison de leur apparence sont conscientes qu’il ne faut pas se fier à cette impression, qui résulte d’un biais d’appréciation.

Nous avons conçu notre étude de manière à pouvoir également étudier cette question. Plus précisément, les participants que nous avons recrutés à Lyon pour faire leurs prédictions ont également été pris en photo. Nous savions donc à quel point ils étaient influencés par l’apparence des autres, mais aussi à quel point ils étaient eux-mêmes conventionnellement beaux. Nos résultats sont clairs. Le biais de beauté existe pour tout le monde. Alors que nous pourrions penser que ceux qui bénéficient d’une belle apparence peuvent voir derrière le masque, ils sont tout autant influencés par l’apparence des autres lorsqu’ils décident à qui faire confiance.

L’industrie de la beauté a donc raison. Investir dans la beauté en vaut vraiment la peine, car cela apporte des avantages réels. Toutefois, les recruteurs ou les managers doivent se garder de se laisser abuser. Une façon de le faire est de rendre les CV anonymes et d’interdire les photos dans les candidatures. Mais dans de nombreuses interactions, nous devons décider d’accorder ou non notre confiance. Il est donc essentiel d’être conscient de ses propres biais. Nos résultats soulignent que ce biais est très difficile à surmonter, puisque même les personnes qui, de par leur propre expérience, devraient être conscientes du biais de jugement que confère la beauté en sont victimes.

The Conversation

Astrid Hopfensitz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.05.2024 à 18:31

« Réarmement démographique » : les séries dystopiques s’invitent dans le débat

Marine Malet, Researcher in Information sciences and media studies, University of Bergen

Les craintes démographiques ressurgissent dans le débat public. Que nous disent les séries dystopiques à succès, comme La Servante écarlate, des angoisses contemporaines et quel pourrait être leur rôle politique ?
Texte intégral (2790 mots)
Dans une société dystopique et totalitaire au très bas taux de natalité, les femmes sont divisées en trois catégories : les Epouses, qui dominent la maison, les Marthas, qui l'entretiennent, et les Servantes, dont le rôle est la reproduction. Alloicné

Le 16 janvier 2024, le président de la République Emmanuel Macron défendait l’idée d’un « réarmement démographique », tout en restant évasif sur les applications concrètes d’un tel projet. Cette prise de parole a entraîné de nombreuses réactions associant cette rhétorique guerrière et l’évocation de tests de fécondité à des dystopies comme le roman de Margaret Atwood La Servante écarlate, adapté en série à succès.

L’actualité et sa lecture à travers le prisme de la dystopie sont l’occasion d’interroger le succès des séries appartenant à ce genre et leurs éventuelles fonctions. À quels problèmes publics ou débats de société font-elles écho ? Mais surtout, à quelles réflexions sont-elles susceptibles de nous inviter ?

Des futurs sombres pour repenser nos sociétés

La dystopie n’est pas un genre nouveau. Le XXe siècle, tourmenté par des périodes de crises profondes, donne naissance à des œuvres qui se sont érigées en références littéraires du genre : 1984 de George Orwell, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou encore Fahrenheit 451 de Ray Bradbury, pour ne citer qu’eux.

Depuis le milieu des années 2010, on peut cependant observer une nouvelle vague dystopique largement alimentée par les séries télévisées. Les récits dystopiques fleurissent sur nos écrans et ont su séduire des publics variés, notamment du fait de leur diffusion sur des plates-formes de VOD. Certaines séries se sont ainsi érigées en références culturelles partagées, devenant parfois des grilles d’interprétation de l’actualité socio-politique : Black Mirror, Squid Games ou encore La Servante écarlate, au point de voir leur iconographie reprise en symbole de luttes contestataires.

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Science-fiction, anticipation, uchronie, post-apocalyptique, dystopie… les frontières entre les genres fictionnels sont ténues, parfois poreuses. Ici, la dystopie est donc entendue comme un récit fictionnel qui, en hypertrophiant des phénomènes déjà à l’œuvre dans la société de l’auteur, en imagine les dérives possibles dans un futur plus ou moins proche et se fait le relais des préoccupations et des angoisses contemporaines. Dans un geste de mise en garde, ces récits confient une responsabilité aux lecteurs/téléspectateurs, celle d’éviter que le futur décrit ne se produise en demeurant vigilant.

C’est d’ailleurs précisément ce qui semble se produire en réaction au « réarmement démographique » évoqué par Emmanuel Macron : la fiction dystopique – dans ce cas précis, La Servante écarlate – a été mobilisée par certains comme une grille d’interprétation de l’actualité, désignant comme problématique une telle orientation politique. Ces propos ont été interprétés à travers le prisme de la fiction dystopique, qui agit comme une mise en garde quant à la fragilité des droits des femmes face aux enjeux démographiques.

Le thème démographique n’est pas un motif nouveau dans les dystopies – le sociologue Andreu Domingo parle d’ailleurs de « demodystopia ». Déjà en 1973, Richard Fleischer imaginait dans Soleil vert les conséquences de la surpopulation. Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Quelles représentations dystopiques en font les séries ?

La réactualisation du motif de la surpopulation

Si le thème de la surpopulation a largement inspiré les auteurs de dystopies dans les années 80, celui-ci se fait plus rare, à quelques exceptions près. La série américaine The 100 (2014-2020) en est une. Créée par Jason Rothenberg, elle imagine le monde de 2149 – 97 ans après que la Terre ait été rendue inhabitable suite à une catastrophe nucléaire, seuls ont survécu les habitants d’une station orbitale. Malgré le contrôle des naissances, les ressources s’épuisent, les obligeant à un retour sur Terre. Durant sept saisons, la survie de l’humanité sera au cœur de l’intrigue principale.

The 100 réactualise donc le motif dystopique de la surpopulation, entrant en résonance avec certains discours alarmistes qui, encore récemment, établissaient un lien entre la surpopulation mondiale et les questions environnementales (épuisement des ressources, pollution, etc.). Elle l’associe également aux risques que peuvent représenter certains usages de l’IA (intelligence artificielle).

Dans The 100, bien qu’il ne s’agisse pas du cœur de l’intrigue, la surpopulation correspond au point de départ qui entraîne ce que j’appelle le « basculement dystopique ». Dans le premier épisode de la saison trois, la série met en récit les origines de la catastrophe nucléaire : en 2051, une scientifique [Becca] a développé une IA (ALIE), programmée pour « rendre la vie meilleure » et régler la crise environnementale mondiale. Afin de remplir son objectif premier, ALIE se donne pour mission de régler ce qu’elle identifie comme le problème de fond : « trop de monde » (S03E01, 01:54).

Reprenant la construction du mythe de Frankenstein, The 100 illustre le concept de perverse instantiation, soit la capacité d’une IA à pervertir les intentions de son programmeur en poursuivant un objectif de manière logique mais délétère et hostile pour l’humain. La surpopulation étant identifiée comme principal obstacle s’opposant à une vie meilleure par l’IA, celle-ci échappe au contrôle de sa créatrice pour procéder au lancement de missiles nucléaires afin de ne permettre la survie que de quelques humains.

Les angoisses liées aux catastrophes nucléaires sont emblématiques du contexte géopolitique de la Guerre froide et sont devenues un thème classique dans la science-fiction, réactualisé par la série. C’est encore une fois par la main de l’humain, mais sous les traits d’une IA, que se joue la perte d’une partie de l’humanité. La technologie alimente l’espoir de lendemains meilleurs (notons que la série propose aussi une représentation positive de l’IA dans la suite du récit) mais elle peut aussi être une menace fatale lorsque ses conséquences ne sont pas maîtrisées.

Le recours à la technologie pour répondre aux problèmes relatifs à l’environnement et/ou aux enjeux démographiques fait également écho à des débats contemporains : le dérèglement climatique et ses conséquences se sont progressivement constitués en problème mondial ces dernières années. En réponse, certains discours envisagent la technologie comme solution à tous les maux, ce qu’Evgeny Morozov désigne comme un « solutionnisme technologique », tout en en soulignant ses limites. La série The 100 illustre ce que pourraient être les conséquences dystopiques d’une telle solution apportée au problème de la surpopulation.

Le scénario d’une baisse drastique de la natalité

Dans La Servante écarlate, c’est a contrario la baisse de la fertilité qui entraîne le « basculement dystopique », en entraînant une crise mondiale. Cette question agite les débats de nos sociétés occidentales depuis plusieurs années et s’est progressivement érigée en problème public.

En 2023, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a publié un rapport sur l’infertilité qu’elle qualifie de « problème mondial de santé publique ». Si le phénomène concerne aujourd’hui 17,5 % de la population selon le rapport, La Servante écarlate met en récit les conséquences qu’entraînerait sa généralisation.

La série, s’inspirant du roman éponyme de Margaret Atwood, postule une société où l’infertilité s’est généralisée, entraînant une chute drastique de la natalité. C’est dans ce contexte qu’une secte politico-religieuse renverse le Gouvernement des États-Unis et crée une société totalitaire, La République de Gilead, affichant le projet d’un retour aux valeurs traditionnelles et religieuses.

Après avoir purgé la société de tous les individus et éléments allant à l’encontre de cette vision du monde, la société est réorganisée autour d’une lecture fondamentaliste de la Bible. Les femmes sont déchues de leurs droits et de leurs libertés, celles identifiées comme fertiles ont le devoir de donner naissance. Celles qui ont péché par le passé (c’est le cas du personnage principal du récit, June/Offred) deviennent des Servantes et n’ont d’autre mission que la reproduction : affectées à des couples des castes les plus élevées, elles sont violées chaque mois par le Commandant en présence de l’Epouse, dans un rituel appelé la Cérémonie, afin de leur donner des enfants.

Les causes de l’infertilité sont également nommées par la série qui l’associe à des questions environnementales et sanitaires. La dystopie est « critique » pour le chercheur Tanner Mirrlees, puisqu’elle pointe explicitement la responsabilité d’un système industrialo-capitaliste. On retrouve là aussi l’idée que l’humain est à l’origine de sa propre perte.

Dans le premier épisode de la saison 1, le personnage de Tante Lydia – chargé de « former » les Servantes – désigne le système pré-Gilead comme responsable de l’infertilité en ces termes :

« Ils remplissaient l’air de produits chimiques, de radiations et de poison ! Dieu a donc créé un fléau spécial. Le fléau de l’infertilité… alors que le taux de natalité chutait, ils ont aggravé la situation. Pilules contraceptives, pilules du lendemain, assassinat de bébés. Juste pour pouvoir faire leurs orgies, leur Tinder… » (Tante Lydia, S01E01, 16:07)

Mais, dans la rhétorique de Gilead – et là réside le tournant dystopique – les pollutions industrielles partageant la responsabilité avec les valeurs défendues par les démocraties libérales et tout ce que nos sociétés actent comme des acquis et des libertés : le droit à la contraception, à l’avortement, ou encore à vivre son orientation sexuelle. Pollution et libertés sont donc deux éléments que le système de Gilead s’est employés à éradiquer, au nom du bien commun.

« Nous ne nous sommes pas réveillés » nous dit June (Elisabeth Moss). Face aux effets de l’infertilité, la société a évolué progressivement : un contrôle accru de l’éducation des enfants par les services sociaux d’une part ainsi qu’un retour à la Foi dans l’espoir d’un salut.

À partir de l’analyse des flashbacks des quatre premières saisons, il est possible de reconstituer l’ordre chronologique des grands évènements ayant conduit à la formation de l’univers dystopique de Gilead : infertilité et baisse drastique du taux de natalité dans le monde, popularité de mouvements religieux appelant à la responsabilité collective en embrassant « son destin biologique » (Serena Waterford, S02E06), un coup d’État, des purges, la fermeture des frontières, puis la réorganisation de la société.

Ces scènes témoignent du processus méticuleux et calculé qui conduit au basculement dystopique. Elles montrent aussi, et la série tend à mettre en garde contre cela à travers le discours de June, la passivité des personnages face aux mesures qui introduisent la catastrophe et leur capacité d’adaptation à ces mesures d’exception, jusqu’à ce qu’il ne soit trop tard.

Une invitation à la réflexion collective

En mettant en fiction les causes du « basculement dystopique », les séries identifient et désignent certains faits de société comme problématiques, puisque susceptibles de conduire à de futurs indésirables. Par ailleurs, la présence de nombreux personnages permet de dresser un tableau complexe et réaliste des problèmes publics fictionnalisés : ceux-ci incarnent différentes visions du monde qui façonnent la réalité sociale.

Pour reprendre l’exemple de La Servante écarlate, le récit est raconté du point de vue de June et donne à voir son expérience du basculement dystopique et de son nouveau quotidien de Servante. Le téléspectateur est solidarisé avec l’expérience oppressive du régime dystopique telle que vécue par June. Cependant, dès la première saison, la série rend également audibles d’autres voix et d’autres expériences, notamment celles de ceux qui sont les instigateurs de Gilead, Fred Waterford et Serena Joy Waterford. Plusieurs scènes de flashbacks permettent aux téléspectateurs de mieux saisir leur vision du monde : convaincus d’œuvrer pour le bien de l’espèce humaine, Gilead constitue pour eux l’unique voie pour répondre à la menace que représente l’infertilité.

En confrontant les points de vue de ces personnages, les séries dystopiques produisent une forme alternative de débat public et se constituent en « arènes publiques fictionnelles ».

Néanmoins, si les séries mettent en garde contre des visions du monde associées à au basculement dystopique, elles ne proposent pas d’alternative permettant de régler les problèmes initiaux mis en récit. Les séries usent de la complexité narrative pour retranscrire la complexité des problèmes publics qu’elles abordent.

Comme l’affirme le chercheur en sciences politiques Yannick Rumpala à propos de la science-fiction, les séries dystopiques peuvent devenir des ressources cognitives pour « réinterpréter des problèmes et des situations, pour avancer des formes d’interrogations et explorer des propositions par un déplacement dans un monde différent, reconfiguré ».

Finalement, plus qu’une simple critique, les séries dystopiques peuvent être lues comme des invitations à engager une réflexion collective sur les problèmes mis en fiction, en laissant aux téléspectateurs la responsabilité d’éviter les catastrophes qu’elles décrivent et de réimaginer des futurs plus chantants que ceux à l’écran.

The Conversation

Marine Malet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.05.2024 à 17:45

Récit d’un voyage d’études au Rwanda, 30 ans après le génocide des Tutsi

Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Près de 30 ans après le génocide, un enseignant en histoire part au Rwanda avec 18 étudiants visiter des mémoriaux pendant 10 jours. Une expérience formatrice et transformatrice.
Texte intégral (4129 mots)
Présentation du guide en amont de la visite, Nyarubuye Genocide Memorial, 13/07/2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

SUR LE TERRAIN

En juillet 2023, l’historien Fabien Theofilakis (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) est parti pour un voyage d’études avec ses étudiants de Master de Paris 1 et de la Europa-Universität Viadrina en Allemagne. Pendant deux semestres, il a travaillé avec eux sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, dans une approche comparative avec la génocide des Juifs en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce voyage a bouleversé les étudiants et leur enseignant. Il a donné lieu à un blog et à une exposition itinérante, leurs ressentis et leurs apprentissages, constituant ainsi un nouvel espace de réflexion et de mémoire. Il nous livre ici, avec Inès de Falco, l’une des étudiantes du Master, le récit d’un voyage qui a confronté le groupe à la question de la violence extrême, de l’empathie, de l’altérité et de la façon dont on pouvait partager et rendre compte, en humains et en historiens, d’une expérience aussi marquante.

Attention, cet article contient des descriptions de violences qui peuvent choquer les plus sensibles.


Nous entrons dans une grande hutte plutôt faite de planches de bois avec un sol en béton. La pièce est quasiment vide et nous contient tous, à peine. Le guide nous explique qu’il s’agissait du lieu où l’on préparait les repas, puisque les réfugiés tutsi, pensant retourner chez eux, avaient apporté des ustensiles. Et là, nous dit-il, en faisant signe au groupe de s’écarter afin de montrer, dans l’un des coins de la pièce, une grande tache que nous regardons dans un silence respectueux. Et là, nous dit-il, de sa voix posée qui nous accompagne depuis le début de la visite, c’est une tache de sang, du sang des femmes tutsi enceintes que les Hutus éventraient vivantes pour en extraire les fœtus qu’ils éclataient contre le mur.

Nous sommes au Ntarama Genocide Memorial. Nous sommes le 12 juillet 2023, le lendemain de notre arrivée.

Je suis au Rwanda près de 30 ans après le génocide avec 18 étudiants de Master 1 et 2, issus, à parts égales, des universités de Paris 1 Panthéon Sorbonne et de la Europa-Universität Viadrina en Allemagne, où j’enseigne alors comme professeur invité.

Nous avons beau avoir travaillé sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 deux semestres durant dans une approche comparative avec le génocide des Juifs en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale, quelque chose nous saisit qui nous transforme, lentement ou brusquement, quelque chose qui à la fois va anesthésier et aiguiser nos émotions et réflexions, quelque chose de l’ordre d’un processus qui se déploie tout au long des 10 jours que nous avons passés à visiter, entre les 10 et 20 juillet 2023, une dizaine de mémoriaux nationaux.

Des salles de séminaire en Europe aux lieux de massacre au Rwanda, nous passons des traces de la violence à la violence des traces. Comment y réagit-on en tant que chercheur ou étudiant ? En tant qu’Occidental dont la mémoire culturelle est dominée par le paradigme de la Shoah ?

Environs de Nyarubuye, 13 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Appréhender la violence génocidaire par le terrain

L’église de Ntamara, les collines de Bisesero, l’école technique de Murambi : que visitons-nous quand, fraîchement débarqués de l’aéroport de Kigali, nous suivons nos guides dans ces lieux qui furent le lieu de l’assassinat de Tutsi – femmes, enfants, personnes âgées – qui se comptent toujours en milliers, voire en dizaines de milliers ? Assurément, une confirmation des nombreuses lectures et discussions en séminaire, qui viendrait comme nous rassurer en offrant une mise à distance de l’immédiateté si déstabilisante des traces ? Peut-être aussi, sur le mode de l’ambivalence, l’expectation de cette horreur indicible tant décrite par les témoignages analysés en Europe.

Très vite, il s’avère toutefois que la confrontation avec cette violence génocidaire qui, en cent jours (du 7 avril à mi-juillet 1994), a tué un million de personnes – 10 000 par jour – fait naître une autre réaction qui questionne notre référentiel mémoriel et introduit un autre rapport aux traces du génocide.

Nyamata Genocide Memorial, 12 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Le Kigali Genocide Memorial qui ouvrait notre programme a proposé une entrée en matière presque trompeuse tant son architecture reproduit celle de Yad Vashem à Jérusalem (les deux ont d’ailleurs été conçus par le même organisme, AEGIS Trust).

C’est aussi quasiment le seul à proposer des cartels en anglais, permettant une visite individuelle. Mais, une fois quitté ce musée-mémorial, passage quasi obligé au Rwanda pour le touriste occidental un peu curieux, les habits ensanglantés de Ntarama exposés sur les bancs de l’église, les machettes qui ont servi, au couvent de Nyarubuye, à « travailler » (comprendre découper) les réfugiés, les crânes colorés par la terre dans laquelle ils ont été ensevelis, qui remplissent des salles à Bisesero, et ces ossements – ces crânes, ces fémurs, ces bassins – que nous retrouvons, en séries, dans chacun des lieux, rendent la compréhension par rapprochement au connu impossible.

Les débriefings – exercice de libre parole à la fois, semble-t-il, attendu et appréhendé par les étudiants – qui concluent chaque journée me font prendre conscience combien notre façon de voir qui est aussi une façon de percevoir et de concevoir suscite une attente prédéterminée – donc réductrice – de ce que doit être une exposition de la violence et de sa compréhension. Pour lever l’écran que constitue notre point de vue et en faire un point de comparaison heuristique, il est nécessaire de mettre à distance ce référentiel hérité de nos cultures mémorielles nationales.

Les visites, mais surtout les discussions (in) formelles après avec les étudiants comme celles des étudiants entre eux nourrissent une opération de dévoilement intellectuel salutaire de notre européanité. « Tu n’as rien vu au Rwanda ! » si nous cherchons à visiter ces mémoriaux comme nous aurions visité le mémorial de l’Internement et de la Déportation de Compiègne ou celui des Juifs assassinés à Berlin. In situ, les traces nous font ressortir les spécificités de ce génocide des voisins dans lequel 60 % des victimes ont été tuées sur leur colline par des personnes de leur interconnaissance comme elles rendent visible dans le paysage l’omniprésence des lieux de tueries.

Une expérience éprouvante

En nous exposant, la confrontation avec la violence génocidaire nous a tous poussés à nous dévoiler. À un moment ou un autre du séjour, nul d’entre nous n’a pu faire l’économie de s’interroger pour savoir ce qu’a provoqué cette exposition à la violence et en quoi elle a influencé ses catégories et capacités d’analyse.

Cette expérience, Inès de Falco – en deuxième année de Master recherche en Histoire à Paris 1 – l’a faite quand elle visite le mémorial de Murambi, le sixième jour : ce matin-là, dit-elle :

« Je me lève et me dis que je vais encore voir des os, que je vais jeter un coup d’œil dans des tombeaux entrouverts. J’accepte cette information me persuadant que c’est pour mieux comprendre le génocide des Tutsi. »

Pourtant, ce jour-là, seuls neuf des 21 participants que compte le groupe achèvent la visite, dont Inès de Falco, qui raconte :

« Certains se sont révoltés face à cette exposition de l’horreur dans sa forme la plus crue : des squelettes chaulés exposés sur des claies ; des cadavres conservés dans ces cylindres transparents avec pour seules indications leur taille, poids, âge et la cause supposée de leur décès ; les baraques occupées par des soldats français après la défaite des génocidaires, où des viols collectifs ont été organisés, le terrain de volley-ball de ces soldats jouxtant la fosse commune. »

Comment réagir face à ce que nous avions pourtant discuté lors du semestre ?

« Devons-nous nous horrifier d’une forme de déshumanisation des morts ou devrions-nous réfléchir sur cette manière de faire mémoire ? La seule chose qui me vient à l’esprit huit mois après Murambi est de ne jamais, absolument jamais, s’habituer à l’horreur, peu importe à quel point elle est inconfortable, car s’y habituer c’est, d’une certaine façon, l’accepter. »

Escaliers menant aux sous-sols funéraires. Église du mémorial de Nyamata, 12 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Des sens au sensible : que faire des émotions ?

Aller sur les traces d’un génocide une génération plus tard, c’est faire à chaque instant cette expérience si particulière d’un pays plein de vie – plus des deux tiers des 14,4 millions de Rwandais en 2024 sont nés après le génocide –, transformé par l’une des croissances économiques les plus fortes d’Afrique, offrant des paysages magnifiques et ne pas s’empêcher, dans la rue, au restaurant, au marché, de se demander si celui-ci a tué ou celle-là survécu.

Ce passé-présent qui saisit les Européens que nous sommes provoque d’abord une certaine confusion des sentiments et révèle combien nos chères études nous préparent assez mal à les considérer pour apprendre à utiliser nos sens dans la compréhension de la violence génocidaire.

À nouveau, le séjour se révèle être une ré-éducation. Au Nyarubuye Genocide Memorial, cela devient évident quand notre guide manipule des armes qui servirent à massacrer 20 000 Tutsi, des vêtements dont les couleurs permettent d’identifier certaines professions des victimes, un fémur parmi les centaines exposés, avec le même naturel qu’elle avait quelques minutes auparavant dans la cour ensoleillée du mémorial offert des grenadelles récoltées devant nous. Ébahissement assuré.

Regarder sans déshumaniser

La place de l’artefact, omniprésent pour signifier la disparition – et corrélativement la quasi-absence de la figure du témoin comme médiateur mémoriel – comme le rapport immédiat que le visiteur peut entretenir avec lui, interroge le regard que nous posons sur ces ossements dès lors que nous ne venons pas, en Rwandais, dans ces mémoriaux pour nous recueillir. Quelle est alors la bonne attitude, somatique et sociale d’abord ; intellectuelle ensuite dès lors que la vitrine, si fréquente en Europe, ne fait plus barrière avec l’horreur ? Comment regarder sans voyeurisme ni déshumanisation qui achèverait la négation voulue par les perpétrateurs ?

Inès de Falco revient sur ce sensible devenu facteur de compréhension :

« Le parcours universitaire que j’ai suivi encourage à partir de soi pour aller vers l’événement. Rien n’ait affaire de soi en histoire, mais tout est affaire de l’autre : l’autre du passé, celui qui a disparu, celui qui est mort. Paradoxalement, dans cette approche, j’ai toujours pensé qu’il n’y avait de la place pour les vivants que dans la mesure où l’on devait s’effacer pour écrire une histoire plus grande que nous. Or, le Rwanda m’a appris tout l’inverse. Je suis dans une église et je suis témoin d’une petite trace du génocide face à cet autel devenu lors des massacres lieu de décapitation. Je suis dans un mémorial et je vois ces vêtements d’enfant, qui auraient pu être ceux de mes sœurs. Je suis dans le bus et j’échange, je ris avec mes camarades pour oublier un peu la mort. Au Rwanda, je ne réfléchis qu’avec mes émotions, omniprésentes. Et alors que je vois mon reflet dans les autres et que je culpabilise d’être si égoïste, je comprends qu’en passant par mon moi, en accueillant mes émotions et mon empathie, je m’approche un peu plus d’une compréhension du génocide des Tutsi. Au Rwanda, j’ai révisé l’histoire telle que je l’avais connue, scientifique et rigoureuse car mes émotions sont devenues à ce moment-là mon vecteur de savoir, d’introspection, d’ouverture à l’autre. »

Rencontres, Nyanza-Kicukiro Genocide Memorial, 17 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Revenir du Rwanda

L’aventure ne s’est pas arrêtée avec le départ le 20 juillet 2023 : il a fallu revenir et savoir ce qu’enseignant comme étudiants, nous allions faire de ça. De quoi étions-nous devenus dépositaires, même à notre corps défendant ? Les différents billets du blog rédigés sur place laissaient déjà sourdre une réflexion sur l’après. Pour certains étudiants, il est apparu impossible de retourner à leurs occupations sans coup férir mais il n’était pas non plus évident de trouver, seul, la voie pour poursuivre la confrontation-réflexion.

C’est par le collectif que la réponse a été trouvée à travers une exposition « Le Rwanda et nous : retour sur un voyage au Rwanda trente ans après le génocide » réalisée sous ma direction : douze panneaux écrits à plusieurs mains et illustrés de photos originales pour revenir sur les traces, celles laissées sur place par le génocide, celles que le génocide a gravées en ces participants du voyage d’étude, celles enfin imprimées sur les panneaux en espérant qu’elles le soient sur leurs lecteurs, des deux universités partenaires et au-delà. Les étudiants ont ainsi saisi combien le besoin de faire partager ce qu’ils avaient ressenti était un moyen de revenir sur cette expérience et de vivre avec elle, dès lors qu’elle faisait partie de leur histoire comme le génocide fait partie de la nôtre.

Nyange Genocide Memorial, 18 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Le retour pour l’enseignant-chercheur que je suis a également abondé en réflexions sur la pratique de la comparaison – asymétrique au besoin – qui rend visibles les évidences que l’on peut alors questionner (nos mémoriaux dédiés à la Seconde Guerre mondiale sont un des possibles muséographiques pour exposer la violence extrême) et vient enrichir des perspectives de recherche, notamment quant aux acteurs et aux échelles (avec par exemple le débat sur le statut des bystanders (« spectateurs ») dans la Shoah.

Sans doute cette pratique de la comparaison est-elle à développer à partir de l’analogie car son égalité de rapport paraît respectueuse des spécificités de chaque situation. Réflexions aussi sur la nécessaire prise en compte du sensible dans l’appréhension des phénomènes historiques, en l’occurrence génocidaires, comme de la subjectivité du chercheur afin d’assumer ses biais ; réflexion encore sur les processus de muséographie, de remémoration et de politique mémorielle d’événements de violence extrême. Revenir sur les traces du génocide au Rwanda, c’est accepter d’occuper – un peu – la place du provincial en son champ d’expertise pour contribuer à son renouvellement et considérer, en retour, que le génocide des Tutsi au Rwanda peut aussi nous dire quelque chose sur celui des Juifs en Europe un demi-siècle plus tôt. Défi immense.


Je remercie Inès de Falco pour ses contributions et sa relecture de l’article qui a été conçu de concert.


Pour aller plus loin :

  • Certaines réactions à chaud des étudiants peuvent être écoutées dans les podcasts réalisés par l’une des participantes, Yasmine Benaïssa, « Le Rwanda, sur les traces du génocide des Tutsi ».

  • L’exposition dont il est question dans cet article a été montrée début 2024 à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et à la Europa-Universität Viadrina. Destinée à tourner en France, elle peut être réservée gratuitement par mail à mon adresse professionnelle (fabien.theofilakis@univ-paris1.fr).

The Conversation

Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.05.2024 à 16:58

Ce que le livre d’occasion dit de la lecture

Claude Poissenot, Enseignant-chercheur à l'IUT Nancy-Charlemagne et au Centre de REcherches sur les Médiations (CREM), Université de Lorraine

Les acheteurs de livres d’occasion sont de plus en plus nombreux : les livres circulent davantage, et connaissent plusieurs vies.
Texte intégral (2108 mots)
Les Français achètent de plus en plus de livres d'occasion. Pxhere, CC BY

Depuis une dizaine d’années, le marché du livre d’occasion est en croissance. Alors que les acheteurs de livres neufs diminuent (de 5 et 12 % selon les sources) entre 2014 et 2022, les acheteurs de livres d’occasion sont de plus en plus nombreux (entre 27 % et 37 %). Autrement dit, l’achat de livres aurait sensiblement diminué sans le concours du marché de l’occasion. Ce phénomène de recomposition des pratiques d’accès aux livres (qui inclut les boîtes à livres) s’opère discrètement mais une étude pour la Société française des intérêts des auteurs de l’écrit (SOFIA) sur le marché du livre d’occasion nous permet de le questionner. Plus précisément, on peut se demander ce que ces changements révèlent du rapport de nos contemporains à la lecture.

Le papier, support privilégié des lecteurs

Nous sommes entourés d’écrans et nous leur consacrons beaucoup de temps (3h14 par jour chez les 15 ans et plus selon l’enquête du CNL de 2023). Depuis le début des années 2000, les innovations numériques ont régulièrement alimenté les débats sur la fin du livre. Or, le papier demeure un support privilégié de la lecture de livre. En 2022, c’est au maximum 5 % des livres achetés qui le sont en format numérique contre 15 % d’occasions et 80 % de neuf environ. Et cette répartition est stable depuis 2017. La submersion du livre numérique n’a toujours pas eu lieu et on est donc loin de la fin du livre depuis qu’il est stabilisé sous la forme du codex imprimé sur du papier… C’est que les lecteurs trouvent dans le papier une matérialité adaptée à leurs pratiques. Ils apprécient ce support qui les change des écrans.

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Et il faut rappeler cette présence massive du livre afin d’en prendre la mesure. Les instituts Kantar et GfK estiment entre 234 et 320 millions le nombre de livres neufs vendus par an entre 2014 et 2022 auxquels s’ajoutent entre 48 et 80 millions de livres d’occasion. Cela représente des volumes considérables qui marquent notre société. Par comparaison c’est nettement plus que le nombre de CD à son sommet en 2002 (plus de 150 millions).

De quoi la matérialité est-elle le signe ?

Le livre d’occasion repose sur l’idée d’une propriété temporaire et non exclusive. Les lecteurs qui revendent ou qui achètent acceptent qu’un même livre change de propriétaire. L’enquête montre que 66 % à 73 % des acheteurs d’imprimés ne s’approvisionnent que sur le marché du neuf. Ils envisagent l’achat du livre comme une histoire commune qui démarre par le neuf. Le livre encore immaculé apparaît comme la page blanche d’une histoire à écrire, celle de la relation entre lecteur, texte et auteur. Le marché du livre repose sur cette promesse implicite. Il est des livres qui nous ont construits et dont il serait difficile de se priver car ils nous relient à nous-mêmes.

Cette situation dominante est toutefois en train de changer puisque la part des acheteurs exclusifs de neuf a reculé de 5 à 8 points de 2014 à 2022. À l’inverse, les « mixeurs » qui achètent du neuf et de l’occasion a augmenté et atteint désormais de 23 à 28 %. Cette population conjugue des pratiques d’achats différentes selon l’intention qui les habite.

Mais l’enquête montre qu’« un acheteur d’occasion revend […] davantage ses livres (achetés neufs ou d’occasion) qu’un acheteur de neuf. » Quand la norme de l’achat neuf est transgressée, celle de ne pas revendre ses livres l’est également. Le rapport à l’objet l’emporte sur l’objet lui-même. Le lecteur fait prévaloir son autonomie sur le « respect » dû à l’objet. Cet assouplissement du rapport au livre marque le marché du livre puisque ces « mixeurs » procèdent à 42 à 47 % des achats de livres. Le livre fétiche d’une croyance collective cède peu à peu sa place au livre choisi, élu (ou revendu) au gré d’une décision personnelle. Et les acheteurs d’occasion sont souvent en veille, attendant la disponibilité d’un titre précis (40 % le font systématiquement ou souvent). « Je » décide, y compris d’attendre la bonne occasion.

Poche ou grand format ?

Mais peut-on repérer ce qui fait d’un livre qu’il sera acheté neuf ou d’occasion, conservé ou, au contraire, remis sur le marché de l’occasion ?

Le format poche se révèle plus propice à la revente que le grand format. Ce résultat étonnant montre que l’attachement au livre passe par ce critère. Plus grand, plus cher, peut-être plus souvent offert ou reçu en cadeau, le grand format fait l’objet d’un investissement (subjectif et objectif) plus important que le poche. Il remplit davantage une fonction de trace mémorielle.

À l’inverse, le format de poche est plus souple dans sa matérialité et dans le rapport que l’on entretient avec. Quand il s’agit d’acheter d’occasion, les lecteurs se concentrent sur le contenu plutôt que le format.

Livres illustrés encore plus supports de soi ?

Quand on demande aux lecteurs le type de livre qu’ils achèteraient plutôt en neuf ou en occasion, on perçoit une différence assez sensible entre la littérature (tous genres confondus) d’une part et les beaux livres et livres d’art ainsi que les BD, mangas, comics d’autre part. La littérature arrive en tête dans les livres que les lecteurs sont prêts à acheter d’occasion là où les autres genres sont préférentiellement achetés neufs. Ce résultat est surprenant car beaux livres et BD sont plus chers que les autres. La logique de réduction des coûts par l’occasion semble trouver ici une limite que l’on peut essayer d’interpréter.

Les types de livre le moins achetés d’occasion ont en commun de comporter des images. Les lecteurs semblent vouloir être les premiers à se les approprier. À l’inverse, la lecture de roman conduit à la production d’images mentales qui dépendent peu ou pas de l’apparence du livre, lequel peut être plus facilement acheté d’occasion. Le virage de la culture vers l’audiovisuel affecte aussi le livre (neuf comme occasion) en accordant une place plus importante aux images mais aussi en suscitant chez les lecteurs un intérêt accru pour elles.

La fracture entre petits et gros lecteurs

Le marché du livre neuf et de l’occasion donne à voir une distribution des lecteurs très inégale selon l’intensité de leurs pratiques. Pour le neuf, les petits acheteurs (1 à 4 livres par an) sont deux fois plus nombreux que les gros acheteurs (12 et plus). En revanche, ils pèsent nettement moins dans les ventes que les gros car ceux-ci cumulent autour de 35 achats en moyenne. Et cette tendance s’est plutôt renforcée en 2021 et 2022 par rapport à 2018. On assiste donc à une concentration des ventes de livres dans une part réduite de la population. Cette tendance s’observe de façon très semblable pour le marché de l’occasion.

Ces constats entrent en totale cohérence avec l’évolution des pratiques de lecture. L’enquête « Pratiques culturelles des Français » de 2018 montrait de façon très nette une augmentation de la part des 15 ans et plus à déclarer n’avoir lu aucun livre dans l’année alors que la part des lecteurs intensifs avait cessé de diminuer. Une sorte de fracture semble s’opérer entre des non-lecteurs plus nombreux et des lecteurs intensifs qui maintiennent voire accentuent leurs pratiques.

Défendre son pouvoir d’achat

L’occasion est bien sûr un moyen de faire des économies. C’est la possibilité de conserver des pratiques en réduisant leur coût. Et quand on interroge les acheteurs d’occasion, 76 % mettent en avant le souci de faire des économies alors que la motivation écologique n’est citée que par un tiers d’entre eux. La fin du mois est bien prioritaire.

Et en effet, le prix de l’occasion est en moyenne 2,5 fois moins élevé que celui du neuf. Et pour certains types de livres, cela peut se révéler important. Ainsi, les livres jeunesse dont les ventes ont été quasi stables (+1 %) pour le neuf entre 2014 et 2022 ont augmenté de 56 % pour l’occasion. La lecture aux jeunes enfants demande un volume de titres important car ce sont souvent des livres peu épais et illustrés et dont la lecture est régulière, voire quotidienne. Dès lors elle peut donc constituer un budget élevé. Et d’ailleurs, l’achat d’occasion concerne davantage les foyers avec enfants que les foyers sans. L’occasion peut prendre place en complément de pratiques d’emprunt en bibliothèques publiques dont on sait que les sections jeunesse totalisent 38 % du volume total des prêts.

L’achat d’occasion intéresse aussi des catégories de population au pouvoir d’achat modeste. Les étudiants soutiennent ainsi le secteur des livres universitaires et les catégories populaires le secteur des livres pratiques dont les ventes ont presque doublé entre 2014 et 2022. Mais l’achat d’occasion concerne tous les segments de l’édition et donc tous les publics. Par exemple, l’étude estime qu’un roman sur trois (tous genres confondus) est acheté d’occasion.

Le marché de l’occasion apparaît donc comme une opportunité ou une nécessité mais ne constitue pas un marché réservé aux personnes les moins favorisées. L’émergence des plates-formes en ligne a finalement démocratisé l’accès au livre d’occasion au sens où il s’est ouvert à un public plus large que les étudiants et catégories populaires urbaines.

D’ailleurs les acteurs traditionnels de l’occasion (braderies, marchés, brocantes et bouquinistes) ne sont cités que par 18 % des acheteurs d’occasion, ce qui montre que l’essentiel du marché passe désormais par le numérique.

En croissance, le marché de l’occasion est porté par les catégories défavorisées et les jeunes qui l’utilisent pour revendre plus que les autres catégories. La nécessité de réduire les dépenses du foyer prévaut. Et l’enquête montre d’ailleurs que, globalement deux tiers des vendeurs écoulent moins de 10 livres par an pour un gain inférieur à 50 euros. Une taxe réduirait l’attractivité du marché et concernerait en premier lieu des particuliers en lutte pour défendre leur pouvoir d’achat. Elle ne permettrait pas de promouvoir la lecture.

The Conversation

Claude Poissenot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.05.2024 à 16:48

Les dangers de la pollution sonore sous-marine : l’art peut-il aider la science ?

Irène Mopin, Research scientist, ENSTA Bretagne

Le projet (S)E(A)SCAPE aborde de manière artistique et créative la question de la pollution sonore des écosystèmes marins.
Texte intégral (2292 mots)
Paysage sonore sous-marin : sources naturelles et anthropiques. Illustration de Siegrid Design pour le projet (S)E(A)SCAPE CC BY

L’océan, plus grand écosystème de la planète et berceau de la vie organique, est lourdement menacé. Parmi les pressions engendrées par l’homme, comme la pêche intensive, la pollution plastique, ou les contaminations chimiques, celle du son est souvent négligée.

La pollution sonore, bien qu’invisible, est dévastatrice : le bruit généré par les activités humaines altère l’équilibre de la vie sous-marine, mettant en péril la survie des individus et groupes d’individus, ce qui, à plus grande échelle temporelle implique la survie d’espèces sous-marines entières tels que certains cétacés.

Le projet art et science (S)E(A)SCAPE propose d’aborder de manière artistique et créative la question de la pollution sonore des écosystèmes marins. En suscitant l’émotion et en stimulant la créativité, l’équipe artistique a la conviction que l’art est un outil pour éveiller les consciences et provoquer l’action, dès le plus jeune âge.

Le son et les écosystèmes marins

À l’état naturel, le monde sous-marin est un monde de sons. Ce qu’on appelle le paysage sonore sous-marin est empli de sons provenant de diverses sources telles que le déferlement des vagues, la tombée de la pluie sur la surface de l’eau, les séismes, le craquement des icebergs, etc. Au sein de ce paysage ambiant, de nombreuses espèces, animales ou végétales, sont sensibles aux sons et y ont recours. En particulier, les poissons utilisent des informations sonores pour pressentir leur environnement. Réputés muets « comme des carpes » dans leur « monde du silence », les poissons ont en réalité développé au cours de l’évolution des dizaines de manières différentes de produire du son.

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Un jeune poisson se dirigera, par exemple, vers le récif coralien le plus adapté à sa croissance grâce à l’écoute de son contenu sonore.

Toujours dans ces barrières de corail, une femelle poisson-demoiselle ne trouvera un mâle et son nid préparé qu’en écoutant les sons qu’il émet pour la courtiser.

Les cétacés, bien connus pour leurs chants, utilisent le son pour tout un ensemble de fonctions : trouver à manger, chasser, détecter des prédateurs, communiquer, se localiser. En effet, seules les ondes acoustiques se propagent assez loin sans être trop absorbées pour transmettre de l’information dans l’eau de mer, contrairement par exemple à la lumière qui est très vite absorbée par l’eau, la majeure partie des océans baignant dans l’obscurité la plus totale. La possibilité de transmettre et recevoir des signaux sonores est donc une question de survie pour tous les cétacés, autant lorsqu’ils sont proches des côtes que lorsqu’ils traversent des océans.

Concert (S)E(A)SCAPE. Artiste : Marie Delprat. En fond : fresque du collectif RESKATE Studio. Photo de Leveau Studio. CC BY

Les activités humaines, source additionnelle de bruit sous-marin

Depuis des dizaines d’années, les activités maritimes s’intensifient sur l’ensemble des océans. Parmi ces activités, nombreuses sont celles qui produisent du son telles que les passages de navires, les forages, battages, les activités nautiques touristiques et portuaires. Au paysage sonore naturel s’ajoute donc un paysage sonore anthropique qui peut devenir une gêne pour les espèces. Lorsque le bruit ambiant généré est trop fort, les communications entre individus sont coupées, les repères sont perdus, l’utilisation du son pour chasser et s’alimenter devient impossible. Le trafic maritime est une des principales causes de bruit continu générant ces masquages de communication. Notamment, son niveau sonore basse fréquence augmente depuis les années 1960, intensifiant la pression humaine sur les écosystèmes. Les espèces marines peuvent aussi souffrir d’impacts physiologiques, en particulier produits par les explosions sous-marines, sources de niveaux sonores extrêmes. Les organes internes des individus comme le système auditif sont alors endommagés, la puissance de l’explosion pouvant aller jusqu’à engendrer des traumatismes létaux.

Sensibiliser pour susciter l’action

Le projet de co-création art et science (S)E(A)SCAPE propose d’aborder de manière artistique et créative la question de la pollution sonore des océans. Entre électro, musique expérimentale, street-art et médiation scientifique, il réunit des artistes et des scientifiques issus de différents horizons pour créer une expérience immersive mélangeant arts visuels et sonores : le collectif Oreille Indiscrète (direction artistique, création sonore et musicale), le collectif Reskate Studio (arts visuels et fresque), la musicienne Marie Delprat (composition et performance), la chercheuse en acoustique sous-marine Irène Mopin (référence scientifique, contribution à la composition) et le biophysicien et écrivain Bill François (médiation scientifique).

(S)E(A)SCAPE, un projet en plusieurs temps

Avec l’objectif de sensibiliser et d’éveiller les consciences, différents temps sont proposés au public :

Le premier temps est celui du concert. La création musicale et la scénographie plongent les spectateurs dans les sonorités marines, depuis le large vers les profondeurs. Des bruits anthropiques comme des sons naturels sont intégrés à la composition, modelés et repris par la musicienne en direct sur scène. Il s’agit d’une rencontre où se rejoignent sciences, technologies innovantes et création artistique, dans laquelle chacune et chacun est amené à s’immerger dans le paysage sous-marin, le (S)E(A)SCAPE.

(S)E(A)SCAPE.

Vient ensuite un temps d’échange : une médiation scientifique sous forme de mini-conférence est proposée au public à la suite du concert. Alors que la musique évoque l’émotion et le poétique dans le registre artistique, la médiation scientifique assurée par Bill François apporte une dimension pédagogique et éclairante sur l’univers sonore sous-marin. En s’appuyant sur les sons déployés dans la composition musicale, Bill François invite avec poésie et humour à s’émerveiller et à respecter l’univers sous-marin et les espèces qui l’habitent.

L’expérience se poursuit avec un temps de découverte : le public est invité à explorer trois cabines interactives conçues en collaboration avec l’ENSTA Bretagne, le LAUM et Reskate Studio, et animées par l’équipe du projet.

Dans la cabine « Luminescences », muni de lampes de poche UV, le public découvre des créatures bioluminescentes sous-marines, représentées par Reskate Studio. Dans la cabine « Le son des bulles » développée par le LAUM, le public se familiarise aux outils qu’utilisent les chercheuses et chercheurs pour enregistrer les sons, souvent méconnus, des océans. Dans la troisième cabine, « Sonorités marines », le public est invité à reconnaître et identifier les sons entendus lors du concert à travers un quiz sonore : sur les parois de la cabine, une illustration représente le cheminement sonore de l’œuvre musicale et des boutons permettent d’écouter les sons produits par les différents éléments, de la crevette à l’explosion sous-marine en passant par les grands mammifères.

Les premiers spectacles ont eu lieu à la biennale du son Le Mans Sonore 2024, réunissant 400 spectateurs. Plus de 200 scolaires du Mans ont aussi pu assister aux concerts qui leur étaient dédiés puis participer aux cabines pédagogiques, découvrant ainsi les sonorités marines, les instruments de mesures acoustiques sous-marins et les fresques luminescentes.

Deux concerts sont prévus en juillet 2024 au festival Plein Champ (Le Mans) et aux fêtes maritimes Brest 2024. Une tournée en Suisse est ensuite prévue à l’automne 2024.

L’espoir d’une cohabitation sonore sous-marine

Pour mieux respecter l’environnement sonore sous-marin, des mesures de réductions du bruit anthropique sont nécessaires. En premier lieu, la réduction du trafic maritime, notamment la réduction de la vitesse des navires et leur évitement des zones à écosystèmes fragiles, permettrait de diminuer drastiquement le bruit ambiant généré et réduire ses conséquences.

En zone côtière, limiter les activités nautiques motorisées réduirait l’impact sur les espèces environnantes telles que les dauphins, phoques, poissons et crustacés des petits fonds. Dans le cas des chantiers off-shore comme le battage de pieux (mise à poste des pieds d’éoliennes dans le fond marin), des solutions comme l’utilisation de rideaux de bulles (ensemble de bulles d’air générées sous l’eau) pour confiner la propagation des forts niveaux sonores à de faibles zones sont envisagées.

L’utilisation de ces solutions est un premier pas vers une diminution de la pollution sonore humaine, mais beaucoup de chemin reste à parcourir pour accéder à une cohabitation sous-marine écologique. En particulier, les mécanismes d’utilisation du son par de nombreuses espèces sont encore méconnus. Mieux comprendre les écosystèmes et leur sensibilité au son est donc une étape indispensable.

En parallèle des recherches scientifiques, les démarches de sensibilisation comme le projet (S)E(A)SCAPE participent à avertir sur les conditions sonores marines, et permettent d’inspirer des actions à toutes les échelles.


Cet article a été co-écrit avec Noémie Favennec-Brun (compositrice et chercheuse) et Bill François (biophysicien et naturaliste). Les auteurs remercient la Compagnie Oreille Indiscrète et le festival Plein Champ, co-producteurs de (S)E(A)SCAPE, ainsi que tous les partenaires du projet.

The Conversation

Irène Mopin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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