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19.05.2024 à 19:11

La géo-ingénierie, un enjeu géopolitique ? Pour les pays en surchauffe, la tentation de modifier le climat

Ben Kravitz, Assistant Professor of Earth and Atmospheric Sciences, Indiana University

Tyler Felgenhauer, Research Scientist in Civil and Environmental Engineering, Duke University

La géo-ingénierie peut-elle contribuer à réduire les risques du changement climatique pour la sécurité nationale des États, ou les aggraverait-elle au contraire en générant des tensions ?
Texte intégral (2743 mots)
La géo-ingénierie solaire entend réfléchir une partie des rayons du soleil vers l'espace. John Crouch/Moment via Getty Imgaes

L’emblématique accord de Paris sur le climat a donné naissance à un nouveau slogan dans les pays en développement : « 1,5 pour rester en vie ». Il se réfère à l’objectif international de maintenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Mais le monde dépassera probablement ce seuil d’ici une décennie, et le réchauffement climatique ne montre que peu de signes de ralentissement.

Le monde est déjà confronté à des catastrophes naturelles qui prennent des proportions épiques en raison de l’augmentation des températures. Les records de chaleur sont régulièrement battus. Les saisons des feux de forêt sont de plus en plus extrêmes. La violence des ouragans augmente. L’élévation du niveau de la mer, enfin, submerge lentement les petites nations insulaires et les zones côtières.

La seule méthode connue pour arrêter à court terme cette hausse des températures est l’ingénierie climatique. Elle recoupe des techniques appartenant à la géo-ingénierie. Certaines permettent de réduire artificiellement l’ensoleillement, ce qui est aussi connu sous le nom d’interventions solaires sur le climat. Il s’agit d’un ensemble d’actions visant à modifier délibérément le climat.

L’intention est d’imiter l’effet refroidissant des grandes éruptions volcaniques historiques, soit en plaçant dans l’atmosphère de grandes quantités de particules réfléchissantes, soit en éclaircissant les nuages bas au-dessus de l’océan. Ces deux stratégies permettraient de renvoyer une petite partie de la lumière du soleil vers l’espace afin de refroidir la planète.

De nombreuses questions restent toutefois sans réponse quant aux effets d’une modification délibérée du climat. Est-ce une bonne idée de seulement se poser la question ? Il n’y a pas de consensus scientifique.

Une illustration montrant comment l’énergie solaire est déviée par divers changements dans les aérosols et les nuages
Techniques potentielles d’ingénierie climatique. Chelsea Thompson/NOAACIRES

L’une des principales préoccupations de nombreux pays en matière de changement climatique est la sécurité nationale. Il ne s’agit pas seulement de guerres : les risques pour l’approvisionnement en nourriture, en énergie et en eau sont des questions de sécurité nationale, tout comme les migrations humaines provoquées par le climat.

L’ingénierie climatique pourrait-elle contribuer à réduire les risques du changement climatique pour la sécurité nationale, ou au contraire aggraverait-elle la situation ? Répondre à cette question n’est pas simple, mais les chercheurs qui, comme nous, étudient les liens entre changement climatique et sécurité nationale ont quelques idées sur les risques à venir.

Le changement climatique, un problème majeur

Pour comprendre à quoi pourrait ressembler l’ingénierie climatique à l’avenir, examinons d’abord les raisons pour lesquelles un pays pourrait vouloir l’essayer.

Depuis la révolution industrielle, l’homme a rejeté environ 1 740 milliards de tonnes de dioxyde de carbone (CO₂) dans l’atmosphère, principalement en brûlant des combustibles fossiles. Ce dioxyde de carbone emprisonne la chaleur et réchauffe la planète.

L’une des choses les plus importantes que nous puissions faire est de cesser de rejeter du carbone dans l’atmosphère. Mais la situation ne s’améliorera pas rapidement, car le CO2 met des siècles à être éliminé de l’atmosphère. La réduction des émissions ne fera qu’empêcher la situation de s’aggraver davantage.

Les pays pourraient extraire le dioxyde de carbone de l’atmosphère et le confiner quelque part, processus appelé élimination du dioxyde de carbone (en anglais, Carbon Dioxyde Removal, ou CDR). À l’heure actuelle, les projets d’élimination du dioxyde de carbone, notamment le fait de planter ou replanter des arbres et les dispositifs de capture directe du CO₂ de l’air, permettent de retirer de l’atmosphère environ 2 milliards de tonnes de CO₂ par an.


À lire aussi : La capture et le stockage du carbone, comment ça marche ?


Mais l’humanité rejette actuellement dans l’atmosphère plus de 37 milliards de tonnes de CO₂ par an du fait de la consommation de combustibles fossiles et des activités industrielles. Tant que la quantité de CO2 ajoutée dans l’atmosphère sera supérieure à la quantité éliminée, les sécheresses, les inondations, les ouragans, les vagues de chaleur et l’élévation du niveau de la mer, parmi les nombreuses autres conséquences du changement climatique, continueront de s’aggraver.

Il faudra sans doute beaucoup de temps pour réduire à zéro nos émissions nettes de CO2, c’est-à-dire pour ne plus augmenter les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. L’ingénierie climatique pourrait être utile dans cet intervalle.


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Qui veut s’essayer à l’ingénierie climatique ?

Différents organismes de recherche gouvernementaux dans élaborent déjà des scénarios examinant qui pourrait décider de mettre en œuvre l’ingénierie climatique et comment.

L’ingénierie climatique devrait être peu onéreuse par rapport au coût que représente l’élimination des émissions de gaz à effet de serre. Mais il faudrait tout de même des milliards de dollars et des années de développement et de fabrication pour obtenir une flotte d’avions capable de transporter, chaque année, des mégatonnes de particules réfléchissantes dans la stratosphère. Tout milliardaire envisageant une telle entreprise se retrouverait rapidement à court d’argent, en dépit de ce que la science-fiction pourrait suggérer.

Malgré tout, un seul pays ou une coalition de pays constatant les effets néfastes du changement climatique pourrait faire un calcul géopolitique et financier. Et décider de mettre en place des pratiques d’ingénierie climatique de sa propre initiative.


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C’est ce que l’on appelle le problème du « free driver », c’est-à-dire que si le coût de ces technologies n’est pas prohibitif, un pays moyennement riche pourrait décider unilatéralement de modifie le climat de la planète.

  • Par exemple, les pays confrontés à des vagues de chaleur de plus en plus dangereuses pourraient vouloir provoquer un refroidissement du climat.

  • Les pays qui dépendent des précipitations de la mousson pourraient vouloir rétablir une certaine fiabilité que le changement climatique a perturbée.

  • L’Australie étudie actuellement la possibilité de refroidir rapidement la Grande Barrière de Corail pour éviter sa disparition.

La création de risques pour les pays voisins

Sauf que le climat ne respecte pas les frontières nationales. Ainsi, un projet d’ingénierie climatique dans un pays serait susceptible d’affecter les températures et les précipitations dans les pays voisins. Cela pourrait être une bonne ou une mauvaise chose pour les cultures, l’approvisionnement en eau et les risques d’inondation. Cela pourrait également avoir des conséquences inattendues à large échelle.

Certaines études montrent qu’un niveau modéré d’ingénierie climatique aurait probablement des effets bénéfiques à grande échelle quant au changement climatique. Mais tous les pays ne seraient pas affectés de la même manière.

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Une fois les mesures d’ingénierie climatique déployées, les pays pourraient également être plus enclins d’accuser la géo-ingénierie d’être à l’origine des événements extrêmes tels que les ouragans, les inondations et les sécheresses, quelles que soient les preuves.

L’ingénierie climatique peut déclencher des conflits entre les pays, conduisant à des sanctions et à des demandes de compensation. Le changement climatique peut rendre les régions les plus pauvres plus vulnérables encore, et l’ingénierie climatique ne devrait pas exacerber ces dommages. Certains pays, en bénéficiant de l’ingénierie climatique, seraient plus résilients face aux conflits géopolitiques, tandis que d’autres seraient lésés – et d’autant plus vulnérables.

La géo-ingénierie est-elle un risque à prendre ?

Certes, des expériences de faible échelle ont été menées, mais personne n’a encore pratiqué l’ingénierie climatique à vaste échelle. Cela signifie que beaucoup d’informations sur ses effets reposent sur des modèles climatiques. Or, si ces modèles sont d’excellents outils pour étudier le climat, ils ne permettent pas de répondre aux questions liées à la géopolitique et aux conflits. En outre, les effets physiques des mesures d’ingénierie climatique dépendraient aussi pour beaucoup de l’approche utilisée.

La prochaine étape

Pour l’instant, l’ingénierie climatique suscite plus de questions que de réponses. Il est difficile de dire si l’ingénierie climatique risque d’aggraver les conflits ou si elle pourrait désamorcer certaines tensions internationales en réduisant le changement climatique.

Il est toutefois probable que des décisions internationales sur l’ingénierie climatique seront bientôt prises. Lors de l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement de mars 2024, les pays africains ont demandé un moratoire sur l’ingénierie climatique, appelant à la prudence. D’autres nations, dont les États-Unis, ont insisté pour qu’un groupe formel de scientifiques étudie les risques et les avantages de ces technologies avant de prendre toute décision.

L’ingénierie climatique pourrait faire partie d’une solution équitable au changement climatique. Mais elle comporte aussi des risques. En résumé, l’ingénierie climatique ne saurait être ignorée, mais des recherches supplémentaires sont nécessaires pour que les décideurs politiques puissent prendre des décisions en connaissance de cause.

The Conversation

Ben Kravitz a reçu des financements de la National Oceanographic and Atmospheric Administration (NOAA) américaine et de la National Science Foundation américaine.

Tyler Felgenhauer a reçu des financements de la National Science Foundation américaine et de Resources for the Future.

17.05.2024 à 12:39

Quels droits pour les promeneurs, entre droit d’accès à la nature et propriété privée ?

BASSET Mégane, Avocat au Barreau de Grenoble - Chargée de travaux dirigés, Université Grenoble Alpes (UGA)

L'accès aux espaces naturels privés est désormais puni d'une amende de 135 euros. De quoi remettre en cause notre relation à l'environnement lorsqu'on sait qu'en France 75% des forêts sont privées.
Texte intégral (2782 mots)
Pancarte indiquant une propriété privée forestière dans les Bouches-du-Rhône The Conversation, CC BY

Se promener dans la nature, cela peut-être, selon le point de vue que l’on adopte, un droit, un loisir, un sport, un bienfait pour la santé, mais aussi, depuis une récente loi passée en février 2023, une infraction pénale. Car une grande majorité des forêts françaises ne sont pas publiques, et que l’accès aux espaces naturels et aux forêts privés est désormais sanctionné par une amende de 135 euros. Comment en est-on arrivé là et quel avenir se dessine pour l’accès à la nature ?

Depuis la loi du 2 février 2023 visant à limiter l’engrillagement des espaces naturels et à protéger la propriété privée, le simple fait de pénétrer sans autorisation dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui dans le cas où le caractère privé du lieu est matérialisé physiquement, peut effectivement être sanctionné par une contravention de 4ème classe (amende forfaitaire de 135 euros). Certains propriétaires du massif de la Chartreuse en Isère, dans les Alpes maritimes ou encore un groupement forestier dans les Vosges, ont décidé d’utiliser cet outil afin d’empêcher tout accès à leurs propriétés. En riposte, de nombreuses personnes et des associations se sont alors mobilisées afin de défendre un droit d’accès à la nature.

Alors que 75 % des forêts françaises sont privées et appartiennent à plus 3,3 millions de citoyens, avec jusqu’à 90 % de forêts privées dans l’Ouest de la France qui bat tous les records dans les régions Pays de la Loire, Nouvelle-Aquitaine et Bretagne, cette loi redessine le rapport que peuvent entretenir les citoyens avec leur environnement.

Jusqu’alors, se trouver dans un espace naturel privé pour n’importe quel usager (promeneur, randonneur, alpinistes, pratiquant de trail…) n’était pas sanctionnable en soi, le droit civil proposant des mécanismes permettant de réparer les éventuels dommages ou le droit pénal permettant de sanctionner les violations de domicile ou les dégradations. Seule exception : les pratiquants de VTT pouvaient eux déjà, être verbalisés pour la pratique du free-ride en forêt (articles R. 163-6 du code forestier et R. 362-2 du code de l’environnement).

Pourquoi en est-on venu à faire changer cela ?

Le souhait d’une conciliation entre protection de l’environnement et protection de la propriété privée

À l’origine, la loi du 2 février 2023 est le résultat d’un compromis entre d’une part, une nécessité de rendre les clôtures qui se multiplient dans les paysages français, moins dommageables pour la biodiversité, et de l’autre, en contrepartie, une volonté de rassurer les propriétaires.

Le premier objectif de cette loi a donc été de répondre à l’explosion récente de la pratique de l’engrillagement visant à clôturer des terrains privés avec des conséquences directes sur l’environnement et la biodiversité : impact sur les corridors écologiques, morcellement des habitats naturels…

Un grillage apposé autour d’une forêt privée
Lutter contre l’engrillagement de la nature : un des objectifs de la loi du 2 février 2023. The Conversation, CC BY

Cette loi est ainsi venue modifier certaines dispositions du code de l’environnement afin d’y inscrire les nouvelles caractéristiques des clôtures : posées à 30 centimètres au-dessus de la surface du sol, hauteur limitée à 1m20, non vulnérantes pour la faune, réalisées en matériaux naturels définis par le SRADDET (Schéma régional d’aménagement de développement durable et d’égalité des territoires).

Le code de l’environnement précise désormais que les clôtures existantes (sauf certaines exceptions comme les élevages équins ou les exploitations agricoles par exemple) implantées dans les zones naturelles ou forestières délimitées par les règlements des plans locaux d’urbanisme, ou à défaut d’un tel règlement, dans les espaces naturels, doivent être mises en conformité avant le 1er janvier 2027 en ne portant pas atteinte à l’état sanitaire, aux équilibres écologiques et aux activités agricoles ou forestières du territoire.


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La pénalisation de l’accès à la nature comme contrepartie radicale aux mesures de protection environnementale

En contrepartie de ces mesures visant à « combattre l’emprisonnement de la nature » et dans l’optique d’apaiser les propriétaires, le législateur a donc créé un nouvel article 226-4-3 dans le code pénal, qui prévoit une contravention de 4ème classe (amende forfaitaire de 135 euros) afin de sanctionner le simple fait de pénétrer sans autorisation dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui dans le cas où le caractère privé du lieu est matérialisé physiquement.

Mais depuis son entrée en vigueur, comment cette loi a-t-elle été appliquée ?

Si d’un côté les inspecteurs de l’Office français de la biodiversité, souvent sollicités par des associations et des riverains, interviennent davantage sur le terrain pour constater les éventuelles clôtures non conformes aux prescriptions de la loi du 2 février 2023, d’un autre côté, depuis l’entrée en vigueur de l’article 226-4-3 du code pénal, les agents assermentés pour le faire ont également pu verbaliser des promeneurs qui se seraient introduits dans la propriété privée rurale ou forestière d’autrui, matérialisée comme telle.

Plusieurs interrogations concrètes ont émergé à la suite de l’adoption de cette loi : que faut-il entendre par matérialisation physique d’une propriété privée ? Une trace de peinture rouge sur un rocher, par exemple, doit-elle être considérée comme une telle matérialisation physique ?

Les difficultés liées à l’application sur le terrain

Il faut noter que pour pouvoir être appliquée, c’est-à-dire donner lieu à une sanction, une infraction doit être prévue par la loi en vertu du principe de légalité des délits et des peines, c’est-à-dire que l’objet et la nature de l’infraction doivent être clairement mentionnés et explicités dans la loi. Mais si nul n’est censé ignorer la loi, et si on veut réellement pousser jusqu’au bout la rigueur du raisonnement juridique, comment savoir si on est en infraction quand la propriété privée est uniquement signalée par un panneau « Propriété privée – Défense d’entrer » sans autre délimitation claire des limites de la propriété en question ?

Peut-on sincèrement demander aux promeneurs, avant leur excursion, de s’informer sur l’étendue exacte des propriétés privées dans lesquelles ils ne pourront plus pénétrer comme avant l’adoption de la loi lorsqu’elles n’étaient pas davantage clôturées ? Et s’agissant des agents verbalisateurs, chaque propriétaire va-t-il faire appel à des gardes assermentés pour surveiller et verbaliser les éventuels contrevenants ?

Si l’intention peut paraître d’une certaine manière louable au regard des perturbations des écosystèmes, des risques pour la sécurité, des pollutions et autres dépôts sauvages, et donc des problèmes de responsabilités pour les propriétaires – difficiles à nier et en partie liés à la surfréquentation de certains sites – sa mise en pratique n’est pas dénuée de complications sur le terrain. Et la récente pénalisation n’a pas solutionné mais plutôt, dans certains cas, aggravé les conflits d’usage avec les chasseurs notamment lorsque des réserves naturelles sont paradoxalement mises à leur disposition par des propriétaires, au détriment des promeneurs.


À lire aussi : La désobéissance civile climatique : les États face à un nouveau défi démocratique


Une proposition de loi portant dépénalisation de l’accès à la nature retoquée

D’autres pays européens, notamment les pays scandinaves, consacrent le droit de tout un chacun d’accéder à la nature : l’allemansrätten est même inscrit dans la Constitution suédoise depuis 1994 :

« Nonobstant les dispositions antérieures [relatives au droit à la propriété]l’accès de tous à l’environnement naturel est garanti, conformément au droit d’accès au public. »

Ce droit fait partie intégrante de la culture suédoise et permet à tous et partout de camper, d’accéder aux plages, de se baigner, certaines cueillettes et même de pêcher gratuitement. En contrepartie, car il y en a une, les promeneurs doivent faire preuve de civisme et respecter les propriétaires des lieux, avec pour obligation de laisser l’endroit comme ils l’ont trouvé.

Le « droit d’accès à la nature » en Scandinavie.

S’inspirant de ce modèle et alors que le préambule de la Charte de l’environnement précise que l’environnement est le « patrimoine commun des êtres humains », les députés écologistes Jérémie Iordanoff et Lisa Belluco ont déposé une proposition de loi visant à dépénaliser l’accès à la nature. Cette proposition avait pour objet de revenir sur le droit antérieur en abrogeant purement et simplement l’article L. 226-4-3 du Code pénal. Pour appuyer leur texte, ils mettent en avant les effets bénéfiques de la nature sur la santé physique et mentale et l’importance de la connaître pour être sensibilisé à sa défense.

Ces députés dénoncent ainsi l’inutilité de réprimer le simple fait de se promener en forêt, aucune offense n’étant alors commise, dans le cas où les promeneurs sont respectueux de la nature et des propriétaires évidemment. Tout système pénal répressif vise effectivement à protéger la société et les députés ont voulu souligner l’absence de danger, d’atteinte à la vie privée ou encore d’atteinte aux biens dans le cas d’activités de pleine nature.

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Leur proposition de loi a ainsi été présentée à la commission des lois de l’Assemblée nationale le 27 mars 2024 mais rejetée malgré plusieurs amendements. Des parlementaires avaient ainsi proposé d’atténuer la sévérité de l’article L. 226-4-3 du Code pénal en établissant des exceptions à la sanction dans les cas où la loi le permet et dans le cas des sentiers de randonnées entretenus et balisés par une association reconnue d’utilité publique, même s’il traverse une propriété privée.

D’autres députés avaient également proposé d’ajouter un article L. 361-4 au code de l’environnement prévoyant que les voies et chemins balisés par un établissement public, une collectivité territoriale ou une fédération de randonneurs agréée et traversant une propriété privée sont grevés sur une bande de trois mètres de largueur destinée à assurer exclusivement le passage des véhicules non motorisés, des piétons et des cavaliers, en vain.

Vers d’autres solutions plus équilibrées entre promeneurs, propriétaires et collectivités ?

Au Québec, où plus de 90 % du territoire fait partie du domaine de l’État, le médecin et professeur à la Faculté de médecine et des sciences de la santé

Isabelle Bradette prescrit désormais des sorties en nature de vingt minutes à ses patients pour les aider à réduire leur stress : baisse de l’anxiété, hausse du moral, baisse du cortisol, aide à réguler l’humeur, hausse de la créativité et de la concentration, renforcement du système immunitaire. Hippocrate aurait même dit : « La nature est la meilleure médecine pour l’homme. »

En France, le but est en réalité de trouver un équilibre entre protection de la propriété privée et liberté d’aller et venir tous deux constitutionnellement consacrés, équilibre dont la subtilité n’est cependant pas garantie avec l’outil répressif, négligeant d’autres instruments de gestion plus « démocratiques », qui, certes, nécessitent un réel suivi dans leur mise en œuvre.

Il existe en effet des conventions ou des plans départementaux des itinéraires de promenade et de randonnée (PDIPR) signalés par les députés dans le compte-rendu relatif à leur proposition de loi de dépénalisation de l’accès à la nature. Ces plans peuvent être signés entre les propriétaires volontaires et les départements afin de garantir un droit d’accès à la nature tout en veillant à l’encadrer.

The Conversation

BASSET Mégane ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.05.2024 à 09:37

Le droit international protège les investissements dans les énergies fossiles, et c’est un problème

Sabrina Robert, Professeure de droit international public à l'Université de Nantes, membre associée à l'Institut de recherche en droit internationale et européen de la Sorbonne à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Les traités d’investissement tel le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) s’opposent à l’ambition climatique des États. Peut-on résoudre cette anomalie et redonner cohérence au droit international ?
Texte intégral (3158 mots)
Le traité sur la charte de l'énergie (TCE) s'oppose à l'accord de Paris en cela qu'il protège les investissements étrangers dans l'énergie fossile. Gillian Thomas / Flickr, CC BY

Peu connu du grand public, le Traité sur la charte de l’énergie (TCE) protège les investissements étrangers dans le domaine de l’énergie des pays signataires… mais sans distinguer les fossiles des renouvelables. Le résultat : des procès jugés à huis clos par des tribunaux d’arbitrage privés, où les industriels réclament des milliards aux États qui oseront mettre en place des politiques pro-renouvelables qui défavoriseraient leurs actifs.

Mais le vent a tourné. Le 9 avril 2024, les députés européens ont voté en faveur de la sortie de l’Union européenne et de ses États membres de ce traité que de plus en plus de personnes qualifient désormais de « climaticide ». Ils validaient ainsi la proposition de retrait coordonné faite quelques mois plus tôt par la Commission européenne.

Auparavant, cette dernière avait pourtant défendu le maintien du traité, dès lors que celui-ci pouvait être renégocié. Un texte de TCE modernisé, largement inspiré des propositions européennes, avait d’ailleurs abouti à l’été 2022. Mais le processus de renégociation a avorté en raison du retrait de plusieurs États membres, dont celui de la France annoncé en octobre 2022 – devenu effectif le 8 décembre 2023.

Dans les deux cas – renégociation du traité ou sa dénonciation – il s’agit de mettre un terme à une anomalie juridique : le TCE offre aux investissements étrangers dans les énergies fossiles une protection exorbitante, parfois proche d’un mécanisme d’assurance contre les risques climatiques. Il peut constituer un obstacle à la poursuite par les États de politiques environnementales ambitieuses.

Face à l’urgence climatique et aux engagements pris par les États dans le cadre de l’accord de Paris et des COP successives quant à la sortie progressive des énergies fossiles, la dénonciation de ce traité n’est que la manifestation d’une obligation de mise en cohérence du droit international.


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Cette obligation ne concerne d’ailleurs pas uniquement le TCE. Il est devenu le symbole de l’incompatibilité entre les traités d’investissement et les enjeux climatiques parce qu’il porte précisément sur le domaine de l’énergie, et notamment les énergies fossiles. Mais en réalité, il existe à l’heure actuelle plus de 2200 autres traités du même type, susceptibles d’avoir les mêmes effets.

Il s’agit d’une anomalie juridique systémique du droit international. Les États ont l’obligation de la résoudre, en vertu d’un principe général de cohérence du droit international et de prévalence des enjeux climatiques. Pour y parvenir, plusieurs voies diplomatiques sont envisageables.


À lire aussi : À quoi servent les COP ? Une brève histoire de la négociation climatique


Le choc des traités internationaux

Le risque de contrariété entre le TCE et l’engagement des États de contenir l’élévation de la température moyenne de la planète « nettement en dessous de 2 °C » (article 2 de l’Accord de Paris) a été pointé par le GIEC, le Rapporteur spécial de l’ONU sur la question des obligations relatives aux droits de l’homme se rapportant aux moyens de bénéficier d’un environnement sûr, propre, sain et durable ou encore par le Rapporteur spécial de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l’homme dans le contexte des changements climatiques.

Le TCE, traité signé en 1994 entre l’UE, ses États membres, des États d’Europe de l’Est et le Japon, peut en effet être mobilisé par des investisseurs étrangers, devant un tribunal arbitral spécial pour contester les conséquences de mesures prises dans le but de poursuivre les objectifs climatiques de l’accord de Paris : sortie de l’exploitation du charbon, refus de nouveaux permis d’exploitation d’hydrocarbures…

En cas de requête fructueuse, les investisseurs peuvent alors obtenir des montants d’indemnisation qui dépassent de loin ce qu’ils pourraient obtenir devant le juge interne. En parallèle, ce dernier peut également être saisi de requêtes d’investisseurs étrangers, mais sur le fondement du droit interne de l’État hôte, et dans le cadre des recours de droit commun, comme le recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif français par exemple.

La mer au large de Pescara, sur la côte adriatique, où le projet de forage pétrolier de la société britannique Rockhopper a été bloqué. Luigi Alesi/Flickr, CC BY-NC

L’une des affaires les plus récentes a opposé l’entreprise britannique Rockhopper à l’Italie. Le tribunal a considéré que le refus d’exploiter de nouveaux gisements de pétrole dans la mer Adriatique, décidée par le gouvernement dans le but de préserver la biodiversité marine et de limiter l’exploitation des hydrocarbures, était une expropriation illicite pour laquelle l’investisseur avait droit à une indemnisation de 190 millions d’euros.

D’autres affaires comparables sont actuellement en cours de jugement devant les tribunaux arbitraux, sur le fondement du TCE ou d’autres traités d’investissement. Une étude récente estime que le coût total des dommages et intérêts décidés dans le cadre de tels arbitrages pourrait s’élever à 340 milliards de dollars américains, soit plus que les financements globaux dédiés à la lutte contre les changements climatiques pour 2020.

Si toutes n’aboutissent pas, ce contentieux peut avoir un effet dissuasif qui retarde d’autant l’adoption de mesures urgentes d’atténuation et d’adaptation au changement climatique.

Résoudre une anomalie juridique

La contrariété entre les traités d’investissement et le droit international du climat apparaît d’autant plus intenable à l’aune des derniers engagements pris par les États lors de la COP 26 à Glasgow et de la COP 28 à Dubaï, qui mentionnent :

l’accélération des « efforts destinés à cesser progressivement de produite de l’électricité à partir de charbon sans dispositif d’atténuation » et l’engagement dans « une transition juste, ordonnée et équitable vers une sortie des combustibles fossiles dans les systèmes énergétiques ».

Si la portée juridique des décisions des COP n’est pas claire (les engagements qui y sont pris ne sont pas, en tant que tels, juridiquement opposables aux États), il n’en reste pas moins que les États ont, unanimement, reconnu la nécessité d’amorcer un changement profond du système énergétique mondial. Or, maintenir en vigueur des traités qui protègent les énergies fossiles est clairement incompatible avec cet objectif.

Face à cette anomalie juridique, une obligation de mise en cohérence des traités internationaux devrait être reconnue à la charge des États.

Cette obligation repose d’abord sur le principe général de bonne foi. Si le droit international attend d’un État qui a signé un traité – mais ne l’a pas encore ratifié – qu’il s’abstienne d’actes qui priveraient cet accord de son objet et de son but (article 18 de la Convention de Vienne sur le droit des traités), sans aucun doute attend-il également d’un État qu’il ne maintienne aucun instrument international susceptible de compromettre la réalisation d’autres engagements internationaux de portée universelle et visant à répondre à une urgence unanimement reconnue. S’il en était autrement, quel serait le degré de sincérité et d’efficacité des engagements climatiques des États ?

Elle repose ensuite sur le principe d’équité, au cœur de la justice environnementale. Non seulement l’équité impose que le coût de la transition climatique soit supporté par les acteurs économiques, d’autant plus que le caractère insoutenable des activités dans le domaine des énergies fossiles est établi depuis longtemps. Mais cette équité exige également de protéger plus particulièrement les pays en développement, qui sont les plus exposés aux risques de contentieux climatiques devant les tribunaux d’investissement. Et cela alors même que le droit international du climat leur reconnaît le droit de bénéficier du soutien – notamment financier – des pays développés dans la mise en œuvre de leurs propres obligations climatiques.


À lire aussi : Justice climatique : ce nouveau front ouvert par les petits États insulaires à l’ONU


La difficile mise en cohérence climatique des traités d’investissement

Afin de satisfaire cette obligation de mise en cohérence, les États disposent de plusieurs options. La première est celle à laquelle s’est finalement ralliée l’UE au sujet du TCE : la dénonciation pure et simple. Toutefois, cette option est pavée d’incertitudes.

D’une part, la dénonciation du seul TCE ne suffit pas. Pour s’inscrire dans une posture parfaitement cohérente, l’UE devrait également demander aux États membres de dénoncer l’ensemble des autres traités d’investissement, de même facture que le TCE qui peuvent avoir les mêmes effets potentiels que celui-ci. La France, par exemple, est partie à 84 traités bilatéraux de ce type, avec des pays d’Afrique, d’Amérique du Sud ou encore d’Asie et d’Europe de l’Est.

L’UE et les États membres devraient aussi s’abstenir de soutenir de nouveaux traités qui reproduisent en grande partie le dispositif de protection juridique exceptionnelle pour les investissements fossiles. Or, de ce point de vue, on peut mentionner le CETA, qui a fait l’objet d’un vote négatif au Sénat français le mois dernier, mais qui continue d’être soutenu par le gouvernement. S’il devait entrer en vigueur, il aurait pour conséquence d’offrir aux investisseurs canadiens – y compris ceux dans les énergies fossiles – ce type de protection renforcée.

D’autre part, la dénonciation d’un traité d’investissement emporte avec lui l’activation systématique d’une clause de survie qui permet aux investisseurs de continuer à bénéficier de la protection conventionnelle, pendant une période qui peut aller de cinq à vingt ans. Pour le TCE, cette période est de vingt ans, ce qui signifie pour la France qu’elle pourra encore faire l’objet de plaintes d’investisseurs étrangers jusqu’au 8 décembre 2043.

Selon les spécialistes, il semble que la clause de survie puisse être neutralisée en cas de dénonciation par l’ensemble des parties au traité. Mais il est peu probable que la communauté internationale s’entende pour une solution si radicale.

La deuxième voie est celle de la renégociation. Elle était initialement privilégiée par l’UE au sujet du TCE. Celle-ci, avec le Royaume-Uni, était d’ailleurs parvenue à sortir les investissements fossiles du champ d’application du TCE modernisé. Toutefois, les autres parties contractantes ne l’avaient pas suivi. Dès lors, cette modification n’aurait eu qu’une portée limitée.

Un processus de renégociation des traités d’investissement de plus grande envergure, qui prendrait la forme d’un traité multilatéral modificateur, à l’image de la Convention BEPS négociée sous les auspices de l’OCDE en matière de fiscalité internationale, pourrait être imaginé.

L’objet pourrait être d’exclure les énergies fossiles du champ d’application matériel des traités, d’introduire des clauses de carve-out, qui permettraient aux États d’invoquer une exception climatique, ou même un veto climatique. Celui-ci empêcherait tout simplement les investisseurs d’attaquer les mesures étatiques prises en application du droit du climat devant un tribunal spécial.

De nouvelles voies de renégociation

En réalité, les propositions de renégociation ne manquent pas, ni dans la doctrine, ni dans les travaux des institutions internationales. Le plus difficile est de déterminer le modus operandi de cette renégociation.

La renégociation au cas par cas de chaque traité serait un processus trop long. L’adoption d’un moratoire multilatéral pourrait être plus efficace. Mais se pose alors la question du forum dans lequel cette renégociation pourrait avoir lieu. De nombreuses institutions économiques semblent être des candidates toutes désignées (Banque mondiale, CNUCED, OCDE…).

Mais l’hypothèse d’un « dépaysement » de la question qui pourrait être confiée à une instance non économique mérite aussi d’être examinée. Ici, l’inscription de la négociation de ce moratoire lors d’une prochaine COP sur le climat aurait tout son sens. Il s’agirait d’une étape forte dans la lutte contre les changements climatiques, qui viendrait attester que les engagements précédents des États au sujet des énergies fossiles ne sont pas de simples bouts de papier, mais des objectifs qu’ils entendent sincèrement et efficacement poursuivre.

The Conversation

Sabrina Robert ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.05.2024 à 17:45

Quatre idées reçues sur la « transition juste »

Solange Martin, Sociologue, Direction exécutive prospective et recherche, Ademe (Agence de la transition écologique)

Patrick Jolivet, Directeur des études socio-économiques, Ademe (Agence de la transition écologique)

Qu’est-ce vraiment que la transition juste ? Pourquoi est-elle aussi mal comprise ? Revenons sur quatre malentendus autour de cette notion au sens parfois galvaudé.
Texte intégral (2359 mots)

Alors que 63 % des Français se disent en 2024 inquiets des effets du changement climatique et que 88 % estiment qu’il est urgent d’agir, la nécessité de la [transition écologique] est (presque) unanimement partagée. Avec elle revient souvent l’idée que les efforts associés à cette transition ne seront consentis qu’à la condition qu’ils soient perçus comme « justes ».

Si le concept de « transition juste » peut sembler récent, il a en fait émergé dès 1993 dans les milieux syndicaux étasuniens, avant de se diffuser plus tard hors du monde du travail. En 2010, l’expression a été inscrite dans l’accord de la COP16, puis sacralisée dans le préambule de l’accord de Paris de 2015. Elle a aussi fait l’objet, en 2018, d’une déclaration spécifique, la déclaration de Silésie sur la solidarité et la transition juste.

Au fil du temps, son sens s’est élargi. L’expression de transition juste est devenue un peu fourre-tout, présentée comme une baguette magique censée résoudre toutes les difficultés inhérentes à la transition.

Pour clarifier la notion, l’Agence de la transition écologique (Ademe) a publié en avril un avis qui permet de démystifier quatre idées reçues sur le sujet.

Idée reçue n°1 : « La transition sera juste ou ne sera pas »

Première idée reçue à s’être imposée : la transition ne peut se déployer qu’à condition d’être juste. En d’autres termes, elle ne vaudrait la peine d’être menée que si elle est porteuse de justice sociale.

Cette exigence vient du fait, réel, que la transition peut accroître à court terme certaines vulnérabilités. Il existe en effet différents chemins pour la réaliser et tous n’auront pas les mêmes impacts sur nos sociétés.

Rappelons néanmoins que le plus injuste demeure ne pas mener du tout de transition. D’après les rapports du GIEC, le changement climatique va renforcer les inégalités – entre les pays et au sein des pays. Avec des vulnérabilités accrues chez certaines populations – pays du sud mais aussi les agriculteurs, les personnes âgées et très jeunes, les habitants des littoraux ou encore les femmes.

En outre, exiger de la transition d’être juste à tout prix, c’est oublier que l’avènement d’une société juste dépend de bien d’autres facteurs. Il serait absurde de faire peser sur cette évolution, plus que sur toute autre, la responsabilité de la justice sociale. Politiques sociales, trajectoire économique, répartition des patrimoines et des revenus, politiques d’inclusion, mondialisation, intelligence artificielle, crises géostratégiques… sont autant d’éléments qui entrent aussi en jeu.

Idée reçue n°2 : « La transition va massivement créer du chômage »

C’est autour des questions d’emplois perdus qu’est née la notion de transition juste en 1993 aux États-Unis, lorsque les syndicats de secteurs polluants prennent conscience que les régulations environnementales doivent être accompagnées pour éviter qu’elles ne frappent trop durement les travailleurs des filières concernées.

Encore aujourd’hui, les craintes vis-à-vis de l’impact qu’aura la transition sur l’emploi sont prégnantes, et correspondent, en partie, à une réalité. Certains secteurs d’activités – comme l’industrie automobile – vont inéluctablement subir des pertes d’emploi majeures du fait de la transition.

Méfions-nous toutefois de cette vision microéconomique. Car à l’échelle macroéconomique, les projections de l’Ademe estiment que la transition sera, à l’horizon 2050, pourvoyeuse d’emplois nets, grâce à l’éclosion de nouveaux secteurs – dans les énergies renouvelables ou les nouvelles mobilités.

En la matière, le risque porte davantage sur le manque de compétences qu’il faudra combler pour réaliser la transition que sur le manque d’emplois proposés. Pour la rénovation énergétique en France d’ici à 2030, il faudrait former de 170 000 à 250 000 travailleurs supplémentaires dans le secteur du bâtiment.

homme avec un casque qui isole un mur
La rénovation énergétique des bâtiments, secteur-clé pour l’emploi dans la transition. Shutterstock

L’enjeu est donc aussi celui de la formation aux compétences des métiers de la transition, en plus de l’accompagnement des chômeurs des secteurs polluants et des filières en reconversion.

Rappelons également que retarder la transition à l’échelle mondiale nous coûterait cher. La mettre en œuvre à partir de 2030 plutôt que dès à présent coûterait à la France 1,5 point de PIB en 2030 et 5 points de PIB en 2050.

De la même façon que pour la justice sociale, il faut relativiser le rôle de la transition dans les évolutions du travail par rapport à la dynamique économique générale. Ne nous leurrons pas, la transition ne va ni résoudre ni créer un chômage de masse.

Les impacts qu’elle aura en la matière doivent être mis en regard d’autres évolutions. Si 10 000 emplois seront perdus entre 2021 et 2026 dans l’industrie automobile, c’est peu au regard des 100 000 qui l’ont été sur les 10 dernières années et des autres 100 000 qui pourraient l’être d’ici 2035, du fait, en premier lieu, des arbitrages internationaux du secteur (délocalisations, approvisionnement dans les pays à bas coût et abandon de la production des petits modèles).

Idée reçue n°3 : « La transition va renforcer la pauvreté et les inégalités »

Il est inexact d’affirmer que la transition va accroître la pauvreté et les inégalités à terme, en 2050.

Toutefois, à court terme, elle engendrera des coûts supplémentaires, en particulier pour les personnes les plus vulnérables et les plus dépendantes des énergies fossiles, notamment pour la mobilité. Il est donc indispensable d’améliorer l’accessibilité matérielle comme financière des solutions bas carbone, spécialement en matière de rénovation énergétique et de véhicule électrique.

De même, un changement de régime alimentaire (moins de viande et de gaspillage alimentaire, plus de légumineuses et plus de bio) pourrait se traduire, selon l’assiette de départ, par une économie de 30 % ou au contraire un surcoût de 67 % des dépenses alimentaires, notamment pour les personnes aux revenus les plus faibles qui consomment déjà peu de viande et jamais de produits bio.


À lire aussi : Climat : nos systèmes alimentaires peuvent devenir plus efficaces, plus résilients et plus justes


Selon les projections de l’Ademe, la transition devrait néanmoins avoir, à l’horizon 2050, des effets positifs sur les revenus à l’échelle macroéconomique. Grâce à la diminution de la facture énergétique et à la création d’emplois, le revenu disponible des ménages pourrait augmenter entre 3,8 et 7 % par rapport à un scénario tendanciel (en l’absence de mesure supplémentaire en faveur de la transition).

En revanche, il est indéniable qu’une contribution progressive sur l’ensemble du spectre social devra être instaurée pour tenir compte des disparités d’impact de la transition. Il s’agit non seulement de ne pas précariser les plus pauvres, mais aussi de ne pas appauvrir les classes moyennes ni d’accroître un sentiment de déclassement.

Là encore, rappelons que d’autres facteurs politiques, sociaux et économiques déterminent et détermineront l’avenir des inégalités sociales. À cet égard, citons la part de salariés payés au smic, passée de 12 à 17,3 % entre janvier 2021 et janvier 2023. Cette évolution n’est nullement imputable à la transition.

Idée reçue n°4 : « La transition menace les libertés individuelles »

Du fait de l’urgence d’agir qu’elle porte, la transition est parfois perçue comme dangereuse pour la démocratie. Selon cet argument, elle ne pourrait se faire qu’en piétinant les libertés individuelles par des restrictions décidées unilatéralement.

À l’inverse, le GIEC considère la consultation de l’ensemble des parties prenantes comme l’une des conditions de réussite de la transition. Car contourner les instances de participation démocratique au nom de l’urgence d’agir mène à un double écueil, non seulement moral mais aussi pratique.

Vouloir gagner quelques mois en imposant des décisions sans concertation serait profondément inefficace. C’est le meilleur moyen de générer en aval un défaut d’appropriation des décisions et d’engendrer des résistances – comme celles observées pendant la crise des « gilets jaunes » – qui retarderont significativement les avancées écologiques.

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L’idée de transition juste est historiquement adossée à celle de dialogue social et à l’idée que l’inclusion de l’ensemble des parties prenantes était une condition de réussite de la transition. Elle implique potentiellement de repenser des processus de participation (convention citoyenne pour le climat par exemple), dans un contexte français marqué par une défiance forte envers les institutions et la classe politique. Elle pourrait donc être, au contraire, une excellente occasion de renouer le dialogue social et citoyen.

Associer transition et justice

Répondre à ces quatre idées reçues nous permet de rappeler qu’il n’y a lieu ni d’enchanter ni de diaboliser la transition. Sa réalisation n’est pas une option, elle est indispensable au bien-être des populations française et mondiale à une échéance de 10 ou 20 ans. Elle aura des effets à court et moyen terme qu’il faut appréhender et anticiper, mais il serait irresponsable d’en faire le bouc émissaire de toutes les difficultés que rencontrent, par ailleurs, nos sociétés : il s’agit d’associer, de cumuler, transition et justice, pas de jouer l’une contre l’autre.

Exiger de la transition qu’elle n’ait que des co-bénéfices pour tous et tout le temps équivaut aussi à la condamner. D’autres processus géostratégiques, économiques, financiers, politiques, technologiques, sanitaires ou démographiques continueront de peser sur notre société, dont les conséquences sur l’activité économique, la cohésion sociale et politique seront au moins aussi importantes que les politiques de transition écologique, qui sont indispensables au maintien d’une vie décente sur la planète.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

14.05.2024 à 16:59

Avec l’arrivée de La Niña, des ouragans plus intenses sont-ils à craindre ?

Pedro DiNezio, Associate Professor of Atmospheric and Ocean Sciences, University of Colorado Boulder

Après une année record pour les températures mondiales à cause d’El Niño, La Niña apportera-t-elle un peu de répit ? Cela dépend de l’endroit où vous vivez, et de si vous aimez les ouragans.
Texte intégral (3028 mots)
Les épisodes La Niña se traduisent généralement par des conditions plus fraîches et plus humides, mais cela n'est vrai qu'en moyenne à l'échelle mondiale. Luis Robayo/AFP via Getty Images

L’épisode El Niño, l’un des principaux responsables des températures records mesurées dans le monde l’année dernière, est presque terminé. Son antagoniste, un épisode La Niña, est en route.

Un soulagement ? Cela dépend en partie de l’endroit où vous vivez. Des températures supérieures à la normale sont encore prévues aux États-Unis pour l’été 2024. Si vous vivez le long des côtes américaines de l’Atlantique ou du Golfe, La Niña pourrait contribuer à produire la pire combinaison possible de conditions climatiques favorable aux ouragans.

Pedro DiNezio, spécialiste de l’atmosphère et des océans à l’Université du Colorado, qui étudie El Niño et La Niña, explique ce qui nous attend.


Qu’est-ce que La Niña ?

La Niña et El Niño sont les deux extrêmes d’un schéma climatique récurrent qui peut affecter la météo dans le monde entier.

Les prévisionnistes considèrent qu’un épisode La Niña débute lorsque les températures dans l’océan Pacifique oriental, le long de l’équateur à l’ouest de l’Amérique du Sud, se refroidissent d’au moins un demi-degré Celsius par rapport à la normale. Pendant un épisode El Niño, au contraire, la même région se réchauffe.

Ces fluctuations de température peuvent sembler minimes, mais la façon dont elles affectent l’atmosphère se répercute sur l’ensemble de la planète.

Comment naissent La Niña et El Niño ? NOAA.

Les tropiques présentent un schéma de circulation atmosphérique appelé « circulation de Walker », du nom de Sir Gilbert Walker, physicien anglais du début du XXe siècle. La circulation de Walker est essentiellement constituée de boucles géantes d’air qui montent et descendent dans différentes parties des tropiques.

Normalement, l’air monte au-dessus de l’Amazonie et de l’Indonésie, ce qui est favorisé par l’humidité des forêts tropicales (la vapeur d’eau étant plus légère que l’air sec). Il redescend ensuite en Afrique de l’Est et dans le Pacifique oriental.

Pendant un épisode La Niña, ces boucles s’intensifient, générant des conditions plus orageuses là où elles s’élèvent, et des conditions plus sèches là où elles descendent. Pendant El Niño, la chaleur de l’océan dans le Pacifique oriental déplace ces boucles, ce qui rend le Pacifique oriental plus orageux.

Une carte montrant des boucles, avec de l’air ascendant sur l’Amazonie et l’Indonésie
Pendant La Niña, la circulation de Walker s’intensifie, déclenchant des tempêtes plus violentes là où l’air s’élève. Fiona Martin, NOAA Climate.gov
Une carte montrant des boucles, avec de l’air ascendant sur l’est du Pacifique
Pendant El Niño, la circulation de Walker se déplace vers l’est, de sorte que davantage de tempêtes se forment au large de la Californie lorsque l’air chaud s’élève au-dessus des eaux plus chaudes de l’est du Pacifique. Fiona Martin, NOAA Climate.gov

Les phénomènes EL Niño et La Niña affectent également le courant-jet (ou jet stream), un puissant courant d’air qui souffle d’ouest en est à travers les États-Unis et d’autres régions de latitude moyenne.

Pendant El Niño, le courant-jet a tendance à déplacer les tempêtes vers les régions subtropicales, ce qui rend ces régions habituellement sèches plus humides. À l’inverse, les régions des latitudes moyennes qui sont normalement touchées par les tempêtes deviennent plus sèches parce que les tempêtes s’en éloignent.

Cette année, les prévisionnistes s’attendent à une transition rapide vers un épisode La Niña, probablement à la fin de l’été. Après un épisode El Niño prononcé comme celui que le monde a connu fin 2023 et début 2024, les conditions tendent à basculer assez rapidement vers celles de La Niña.

La question de savoir combien de temps l’épisode va durer reste ouverte. Ce cycle a tendance à passer d’un extrême à l’autre tous les trois à sept ans en moyenne, mais si les épisodes El Niño ont tendance à être de courte durée, les épisodes La Niña peuvent durer plus de deux ans.

Le lien entre La Niña et les ouragans

Les températures dans le Pacifique tropical affectent également le cisaillement des vents sur de grandes parties de l’océan Atlantique.

Le cisaillement du vent est une différence de vitesse du vent à différentes hauteurs ou dans différentes directions. Les ouragans ont plus de mal à maintenir la structure de leur colonne en cas de fort cisaillement du vent, car les vents plus forts en altitude poussent la colonne à s’écarter.

[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. Abonnez-vous aujourd'hui]

Un épisode La Niña produit moins de cisaillement du vent, alors que celui-ci freine généralement les ouragans. Ce n’est pas une bonne nouvelle pour les habitants des régions exposées aux ouragans comme la Floride. En 2020, lors de la dernière période La Niña, l’Atlantique a connu un nombre record de 30 tempêtes tropicales et de 14 ouragans. En 2021, il s’agissait de 21 tempêtes tropicales et de 7 ouragans.

Les prévisionnistes annoncent d’ores et déjà que la saison des tempêtes de l’Atlantique de cette année pourrait rivaliser avec celle de 2021, en grande partie à cause de La Niña. L’Atlantique tropical a également été exceptionnellement chaud, avec la température des eaux de surface qui bat des records depuis plus d’un an. Cette chaleur affecte l’atmosphère et provoque davantage de mouvements atmosphériques au-dessus de l’Atlantique, ce qui alimente les ouragans.

Avec La Niña, le retour de la sécheresse dans le sud-ouest des États-Unis ?

Les réserves d’eau du sud-ouest des États-Unis seront probablement suffisantes pour la première année de La Niña en raison de toutes les pluies tombées au cours de l’hiver dernier. Mais la deuxième année tend généralement à devenir problématique. Une troisième année La Niña, comme celle que la région a connue en 2022, pourrait entraîner de graves pénuries d’eau.

Les conditions plus sèches alimentent également des feux de forêt plus violents dans l’Ouest, en particulier à l’automne, lorsque les vents se lèvent.

Illustration de la configuration des vents de La Niña
Pendant La Niña, le courant-jet a tendance à se déplacer vers le nord, ce qui provoque des conditions plus sèches dans le sud-ouest des États-Unis. NOAA Climate.gov

La Niña dans l’hémisphère sud

Les effets d’El Niño et de La Niña sont presque identiques dans l’hémisphère sud, à quelques différences notables près.

Le Chili et l’Argentine ont tendance à souffrir de la sécheresse pendant La Niña, tandis que les pluies s’intensifient en Amazonie. L’Australie a connu de graves inondations lors du dernier épisode La Niña. La Niña favorise également la mousson en Inde, ce qui se traduit par des précipitations supérieures à la moyenne. Les effets ne sont toutefois pas immédiats. En Asie du Sud, par exemple, les changements tendent à se manifester quelques mois après l’apparition officielle de La Niña.

Les épisodes La Niña sont dangereux pour l’Afrique de l’Est, où des communautés vulnérables sont déjà confrontées à une sécheresse de longue durée.

Une carte mondiale montre les zones susceptibles d’être plus chaudes, plus sèches ou plus humides pendant le phénomène La Niña
Impacts climatiques typiques de La Niña. NOAA Climate.gov

L’impact du changement climatique

Les phénomènes El Niño et La Niña se surajoutent aux effets du réchauffement climatique. Cela peut exacerber les températures, comme le monde l’a vu en 2023, et faire bondir le cumul des précipitations.

Depuis l’été 2023, le monde a connu dix mois consécutifs de températures mondiales records. Une grande partie de cette chaleur a été stockée dans les océans, qui affichent toujours des températures records.

La Niña devrait rafraîchir un peu la situation, mais les émissions de gaz à effet de serre, qui sont à l’origine du réchauffement de la planète, continuent d’augmenter en arrière-plan. Ainsi, même si les fluctuations entre El Niño et La Niña peuvent entraîner des variations de température à court terme, la tendance générale reste au réchauffement de la planète.

The Conversation

Pedro DiNezio a reçu des financements de la National Science Foundation américaine (NSF).

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