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19.05.2024 à 19:10

Sciences Po : comment la crise dépolitise la parole étudiante ?

Olivier Akhamlich, Doctorant Sciences de l'Education et de la Formation, Université de Bordeaux

Les mobilisations des étudiants à Sciences Po portaient des objectifs et revendications propres, largement invisibilisées par le politique.
Texte intégral (2043 mots)

Le 7 mai 2024, une altercation survient devant Sciences Po Paris entre François-Xavier Bellamy (LR) et Louis Boyard (LFI). S’écharpant dans la tradition des logiques stratégique et politique, cette rencontre s’est inscrite dans le contexte de mobilisation étudiante à Sciences Po, rassemblés contre les attaques d’Israël sur les civils à Gaza. Mais cet « énième numéro de politique spectacle », semble surtout avoir pour conséquence une relative mise à l’écart et dépolitisation de la parole des étudiants.

Le 12 mars 2024, une occupation est lancée dans un amphithéâtre à Sciences Po Paris par le comité Palestine pour protester contre l’intervention de Tsahal à Gaza, et pour boycotter les partenariats entre Sciences Po et des universités israéliennes supportant l’armée israélienne.

Une polémique éclate suite à un témoignage d’une étudiante déclarant avoir été empêchée, pour raison antisémite, d’entrer dans l’amphithéâtre occupé. Les enquêtes administrative et pénale détermineront ce qui en a été réellement. Cet événement a déclenché un ensemble de réactions politiques et médiatiques.

Or la plupart de ces commentaires à chaud semblent ignorer les revendications politiques des étudiants.

Comme l’indique le chercheur Éric Darras :

« Politiser c’est généraliser. Dépolitiser c’est minimiser, minorer. […] Politiser c’est défataliser. Dépolitiser c’est essentialiser. »

Politiser, rendre politique, est une manière d’observer, de constater différents faits et de les désingulariser en les portant de façon plus générale à la connaissance de toutes et tous. À l’inverse, singulariser, dépolitiser c’est, d’une certaine façon, rendre obscur un fait ou un propos et, ainsi, de le soustraire à l’intérêt général. Politiser est l’affaire de toutes et tous.

Ce qui devient politique est de l’affaire de toutes et tous dans un souci de solidarité, de collectif, d’unité : ce qui porte à l’intérêt général. Or, nous observons que les réactions à n’en plus finir des politiques sont constitutives d’une manière de détourner la politique vers la polémique et ainsi produire une dépolitisation des revendications portées par les étudiants.


À lire aussi : Mouvement étudiant pour Gaza : entre mobilisation et polémiques


Jeunesses et politiques : les désunions

Les jeunes et la jeunesse ont été régulièrement mis à l’écart des considérations politiques. À ne pas considérer la jeunesse dans la politique et dans les politiques, le lien de confiance s’érode et la défiance à l’égard de la politique, de façon générale, se met en place. Il est aisé de méconsidérer la jeunesse sans jamais prendre le temps de s’y intéresser et de l’écouter sérieusement comme le relate la journaliste Salomé Saqué.

Alors même que la jeunesse est de plus en politisée au fil des décennies depuis les années 70-80, cette dernière se sent de moins en moins représentée, entendue et prise en compte. La succession des crises qui impacte les jeunesses et ne suscite que peu de réactions des politiques dans la mise en place de politiques publiques n’a fait qu’accroître un rejet et une défiance.

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La dégradation des conditions de vie de façon générale a progressivement amené une partie de la jeunesse vers une augmentation de l’abstention et une polarisation des votes où l’adhésion idéologique tend vers les extrêmes (entre la droite et la gauche). De même, ne constatant que peu de réactions de la part de la classe politique face aux revendications de la jeunesse, cette dernière tend à méconsidérer la politique institutionnelle pour son supposé hermétisme.

Comme l’écrivait Luc Rouban, en 2022, « c’est bien le sentiment d’une distance sociale avec les élites dirigeantes qui nourrit cette défiance » (p.21).

Cette négation de la jeunesse et de sa contribution indéniable à la société est partie prenante d’un dénigrement. Ce dernier vient à considérer que les jeunes seraient une sorte d’entité sujette à ses émotions, ses passions et qui aurait, par la même occasion, de grandes difficultés à être alors raisonnable parce que trop émotive.

Politique du mépris ?

À considérer la jeunesse de manière péjorative par différents qualificatifs emprunts de mépris tels que : « wokistes », « gauchistes », « islamo-bobos », etc. ; de manière indistincte et particulièrement caricaturale, notamment dans le cas de l’occupation d’un amphithéâtre à Sciences Po, les politiques participent au dénigrement des étudiants et peut-être in fine des études.

Certains politiques et médias pointent les institutions d’enseignement supérieur comme étant des laboratoires de thèses antirépublicaines et antidémocratiques par le « wokisme », voire même de « bunker islamo-gauchistes »“.

En faisant des étudiants des épouvantails, leurs détracteurs les « excommunient » de la citoyenneté. Cette forme d’anathème vient nier le pourquoi des actions. Elle dépolitise une mobilisation politique et jette l’opprobre, comme l’a démontré de façon particulièrement étayée, Olivier Beaud, sur les professions intellectuelles et les études.

L’intervention du premier ministre, Gabriel Attal, et de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Sylvie Retailleau, semble représenter des modérateurs moralisants d’une institution qui paraîtrait être à la dérive. Gabriel Attal indiquait, seulement quelques heures après l’événement, que « le poisson pourri par la tête » comme le rappelle Sonia Devillers.

Un « intérêt excessif » ?

Comme l’évoque Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques, institution qui gère les orientations stratégiques et administratives de Sciences Po, lors de son audition au Sénat le 20 mars 2024, les événements survenus à Sciences Po ont probablement suscité un « intérêt excessif » porté par les médias « et par conséquent par l’opinion publique ».

Madame Bertrand Dorléac rappelle « qu’aucun autre établissement universitaire français n’a suscité autant d’articles de presse et de tweets » tout en précisant que d’autres établissements ont été traversés par des événements similaires sans avoir connu les mêmes conséquences médiatiques et politiques. Pourtant, la liberté académique semble reculer dans de nombreux pays sans susciter autant de remous au niveau politique et médiatique.

En présentant les étudiants comme étant des individus hors de contrôle et les dirigeants d’établissement d’enseignement supérieur comme soupçonnés de défaillances, les politiciens présentent ces derniers alors comme irresponsables, irraisonnables et inaptes à l’exercice même de la politique. L’exercice de la politique, ici, est entendu comme la possibilité de participer pleinement en tant que citoyen et citoyenne aux débats publics ; émettre des doutes, propositions, actions, objections, contradictions par exemple. Par cette polémique, les politiciens réaffirment l’illusion de la politique comme raison défaite de ses émotions. Or, les recherches montrent que c’est tout le contraire : sans émotion et sans conflit, la politique ne serait que dépolitisée.

Dépolitiser les étudiants : une stratégie politique ?

Les revendications premières des étudiants sont la révision des partenariats de l’institution avec des universités israéliennes, une solution à deux États, un arrêt immédiat du déploiement de l’intervention de Tsahal sur Gaza, un arrêt de la politique coloniale israélienne en violation de nombreuses résolutions à l’ONU, etc.

Quelques personnels se sont joints et ont proposé des débats quand, en même temps, d’autres se désintéressent, voire usent de propos désobligeants, en direction des étudiants et de la mobilisation étudiante.

En réduisant l’événement survenu à Sciences Po à une invective antisémite, ces derniers participent à supprimer du débat le pourquoi d’une telle mobilisation ayant amené des étudiants d’une institution d’enseignement supérieur prestigieuse à occuper un amphithéâtre. Dans les propos des politiques, l’événement devient une illustration d’une jeunesse étudiante sauvage et irrationnelle. Comment des étudiants « ensauvagés » pourraient-ils parler sereinement et rationnellement de politique ?

Cette dépolitisation, est une stratégie politique efficace puisque nombre de médias et d’opinions n’ont pas retenu les revendications au détriment des interventions de nos politiques.

Ces derniers convoquent et enjoignent des émotions tout en reprochant aux étudiants d’être émotifs. À écouter et à voir les politiques s’engouffrer dans la polémique, il peut-être légitime de se demander s’ils ne seraient pas les premiers dépolitisés ?

The Conversation

Olivier Akhamlich ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.05.2024 à 19:10

« L’envers des mots » : Narchomicide

Bérengère Denizeau, Maîtresse de conférences à l'Université Sorbonne-Nouvelle et chercheuse en traductologie au CLESTHIA, Université Paris Cité

Fabrice Rizzoli, Spécialiste des mafias et président de l'association Crim'HALT. Enseignant en géopolitique des criminalités., Sciences Po

Contraction des mots « narcotrafic » et « homicide », le terme « narchomicide » a été utilisé pour la première fois par la procureure de la République à Marseille en 2023. Que signifie-t-il ?
Texte intégral (1118 mots)

Le néologisme narchomicide, contraction des mots narcotrafic et homicide, illustre la capacité dynamique de la langue à s’adapter et à refléter des réalités sociales complexes et, parfois, en mutation. Employé pour la première fois par Dominique Laurens, procureure de la République à Marseille, ce terme souligne la spécificité criminelle qui transcende les définitions traditionnelles dans le cas d’homicides directement liés aux trafics de drogue.

Dans le contexte marseillais, la présence de violents conflits entre clans de narcotrafiquants marque profondément le tissu social de la ville, particulièrement depuis 2021. Le trafic de drogue à Marseille est structuré par des bandes organisées, notamment en raison de la position stratégique de la ville comme port maritime et de la compétition territoriale pour le contrôle de ce marché.


À lire aussi : La France au cœur des trafics de drogue : un regard géopolitique


Selon un rapport mondial sur les drogues de 2023 de l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime), ces conflits qui ont coûté la vie à plusieurs dizaines de personnes en 2023, dépassent les chiffres des années précédentes et ne concernent pas uniquement des acteurs de l’économie souterraine.

Les narchomicides liés au trafic de drogue, contrairement aux règlements de compte, ne se limitent pas aux acteurs impliqués dans ces réseaux criminels, mais touchent également des victimes innocentes, prises au piège de cette guerre urbaine : passants, habitants des quartiers touchés par ces luttes de pouvoir, ou proches de victimes, des enfants et des familles entières qui se voient plongés au cœur de conflits sanglants. Leur présence dans le décompte macabre des « narchomicides » permet d’observer combien les conséquences de ces affrontements dépassent les frontières des milieux criminels pour affecter l’ensemble de la société.

L’introduction de ce concept rappelle l’urgence qu’il y a à rechercher des solutions à grande échelle qui, au-delà de la répression, engagent également des politiques de prévention, d’éducation et de réinsertion sociale, par le biais de programmes de formation professionnelle, de soutien psychologique, et de mentorat, pour éviter que des citoyens ne soient sacrifiés sur l’autel d’une guerre dont ils ne sont ni les acteurs, ni les bénéficiaires, mais bien trop souvent les victimes oubliées.


À lire aussi : L’héroïne en milieu rural en France : une réalité ignorée


Si les néologismes naissent souvent en réponse à de nouveaux phénomènes sociaux pour lesquels le lexique existant ne suffit plus, l’apparition du terme « narchomicide » dans le débat public et son utilisation par les autorités judiciaires ne sont pas tant le reflet d’une évolution sémantique que la réponse à une nécessité communicative face à une réalité sociale alarmante. Dans une interview donnée sur France Info le 6 septembre 2023, Dominique Laurens explique que cette notion s’applique à des homicides liés au narcobanditisme pouvant frapper de simples passants :

« Ils ne sont pas visés pour leur participation spécifique aux trafics, mais parce qu’ils sont là simplement. C’est ce qui est très frappant dans les homicides actuellement. »

Dans la langue judiciaire, un règlement de compte est défini très précisément : il concerne des auteurs agissant en bande organisée avec préméditation dans le cadre d’un guet-apens et à l’aide d’armes à feu d’un certain calibre pour éliminer un concurrent criminel.

Les nouveaux mots contribuent à façonner la perception publique d’un phénomène. En dotant le discours sur la violence liée au narcotrafic d’un terme spécifique, on associe à la cité phocéenne l’idée d’une recrudescence de la violence qui dépasse le règlement de compte et apporte de l’eau au moulin de la rhétorique du « mauvais endroit au mauvais moment ».


Cet article s’intègre dans la série « L’envers des mots », consacrée à la façon dont notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte à mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ?

De « validisme » à « silencier », de « bifurquer » à « dégenrer », nos chercheurs s’arrêtent sur ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public. À découvrir aussi dans cette série :

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

16.05.2024 à 18:30

Nouvelle-Calédonie : ces colères qui enflamment l’archipel

Nicole George, Associate Professor in Peace and Conflict Studies, The University of Queensland

Les émeutes en Nouvelle-Calédonie font suite à l’adoption d’une réforme constitutionnelle visant à élargir le corps électoral. Une organisation de femmes kanak remet en perspective la situation.
Texte intégral (1715 mots)

Pour la troisième nuit consécutive, la Nouvelle-Calédonie a été le théâtre de violentes émeutes. Quatre personnes, dont un gendarme, sont décédées lors d’« affrontements très graves ». Un deuxième agent a trouvé la mort lors d’un tir accidentel jeudi 16 mai. Des milices, parfois armées, patrouillent dans certains quartiers pour surveiller les habitations et les commerces. Le gouvernement a annoncé le déploiement de militaires afin de « sécuriser » les ports et l’aéroport de l’archipel ultramarin. L’état d’urgence a été décrété depuis mercredi soir et l’utilisation du réseau social TikTok est restreinte.

Des manifestations pacifiques avaient eu lieu dans tout le pays ces dernières semaines, alors qu’approchait le vote de l’Assemblée nationale sur le projet de réforme constitutionnelle qui prévoit l’élargissement du corps électoral propre au scrutin provincial. Lundi soir, la crise s’est rapidement intensifiée, prenant les autorités locales par surprise.

Pour comprendre comment cette situation a pu dégénérer aussi rapidement, il est important d’exposer les enjeux politique et socio-économique complexes qui ont cours dans cette région.


À lire aussi : Référendum en Nouvelle-Calédonie : un rendez-vous manqué dans le processus de décolonisation


Un projet de réforme constitutionnelle contesté

La crise politique trouve d’abord sa source dans un projet de loi du gouvernement prévoyant une modification constitutionnelle qui étend le droit de vote aux Français qui vivent sur l’île depuis dix ans.

Cette décision, prise à Paris, ferait qu’environ 25 000 nouveaux électeurs pourraient prendre part aux scrutins particuliers qui concernent directement la Nouvelle-Calédonie. Cette réforme met en évidence le pouvoir politique que la France continue d’exercer sur le territoire.

Les changements annoncés ont semé la discorde parce qu’ils annulent des dispositions de l’Accord de Nouméa de 1998, en particulier la restriction des droits de vote. Cet accord visait à « rééquilibrer » les inégalités politiques afin que les intérêts des autochtones kanaks et des descendants des colons français soient reconnus de manière égale. Il a permis de consolider la paix entre ces groupes après une longue période de conflit dans les années 1980, connue localement sous le nom d’« événements ».

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Loyalistes et indépendantistes s’opposent

Un groupe loyaliste (le terme est utilisé pour désigner les anti-indépendantistes néo-calédoniens, les « loyalistes aux institutions républicaines françaises ») d’élus au Parlement de Nouvelle-Calédonie rejette la signification contemporaine du « rééquilibrage » en ce qui concerne le statut électoral des Kanaks. Selon eux, après trois référendums sur la question de l’indépendance de la Nouvelle-Calédonie, organisés entre 2018 et 2021, qui ont tous abouti à un vote majoritairement négatif, le temps de la réforme électorale est largement dépassé.

Cette position est clairement exprimée par le député Nicolas Metzdorf. Loyaliste de premier plan, il a défini la révision constitutionnelle adoptée par l’Assemblée nationale comme « un vote pour la démocratie et l’universalisme ».

Nouvelle-Calédonie : une situation « insurrectionnelle ». Public Sénat, 15 mai 2024.

Ce point de vue est rejeté par les leaders indépendantistes kanaks, qui estiment que ces amendements portent atteinte au statut politique des autochtones kanaks, qui constituent une minorité de la population votante. Ces dirigeants refusent également d’admettre que le programme de décolonisation a été mené à son terme, comme l’affirment les loyalistes.

Ils contestent au contraire le résultat du référendum final de 2021 qui, selon eux, a été imposé au territoire par les autorités françaises trop tôt après la pandémie du Covid. Selon eux, l’organisation de ce vote n’a pas tenu compte du fait que les communautés kanakes ont été très durement touchées par la pandémie et n’ont pas été en mesure de se mobiliser pleinement avant le vote. Les demandes de report du référendum ont été rejetées et de nombreux Kanaks se sont abstenus en conséquence.

Dans ce contexte, les réformes électorales décidées à Paris cette semaine sont considérées par les camps indépendantistes comme une nouvelle prescription politique imposée au peuple kanak. Une figure de proue d’une organisation de femmes autochtones kanakes m’a décrit le vote comme une solution qui pousse « les Kanaks dans le caniveau », une solution qui les ferait « vivre à genoux ».

Le spectre des années 1980

De nombreux commentateurs politiques comparent la violence observée ces derniers jours à la violence politique des années 1980 qui a fait payer un lourd tribut au pays. Cette affirmation est cependant contestée par les femmes leaders locales avec lesquelles je discute et qui m’encouragent à analyser cette crise au-delà des seuls facteurs politiques.

Certaines dirigeantes rejettent l’idée que cette violence n’est que l’écho de griefs politiques passés. Elles soulignent les disparités de richesse très visibles dans le pays. Celles-ci alimentent le ressentiment et les profondes inégalités qui privent les jeunes kanaks d’opportunités et contribuent à leur colère.

Boom et bouillonnements !, un documentaire sur la période 1968-1975 (outre-mer la 1ère).

Les femmes m’ont également fait part de leur inquiétude quant à l’imprévisibilité de la situation actuelle. Dans les années 1980, les campagnes violentes étaient coordonnées par les leaders kanaks, me disent-elles. Elles étaient organisées, contrôlées.

En revanche, aujourd’hui, il semblerait que les jeunes qui prennent les devants usent de la violence parce qu’ils estiment, frustrés, ne pas avoir « d’autres moyens » d’être reconnus.

Prendre en compte les inégalités sociales et économiques

Parmi certains exemples, celui d’une conférence de presse tenue mercredi 15 mai en fin de journée, par des leaders politiques indépendantistes kanaks. Ces derniers se sont faits l’écho de leurs adversaires politiques loyalistes en condamnant les violences et en lançant des appels au dialogue. Ils ont notamment appelé les « jeunes » impliqués dans les violences à respecter l’importance d’un processus politique et ont mis en garde contre une logique de vengeance.

Les femmes leaders de la société civile avec lesquelles je me suis entretenue ont émis de fortes réserves à l’égard de ce type de propos. Elles affirment que les dirigeants politiques de tous bords n’abordent pas les réalités auxquelles sont confrontés les jeunes Kanaks. Selon elles, si le dialogue reste centré sur les racines politiques du conflit et n’implique que les mêmes élites qui ont dominé le débat jusqu’à présent, peu de choses seront comprises et peu de choses seront résolues.

De même, ces critiques déplorent la réponse du gouvernement et de l’État français, principalement sécuritaire, fondée sur l’« ordre et le contrôle ». Elle contredit les appels au dialogue et laisse peu de place à une quelconque participation de la société civile.

Ces approches permettent d’étouffer les griefs, mais ne les résolvent pas. Les femmes leaders qui observent la situation actuelle sont angoissées et ont le cœur brisé pour leur pays et son peuple. Elles affirment que si la crise doit être résolue de manière durable, les solutions ne peuvent être imposées et les mots ne peuvent être vides.

Au contraire, leurs paroles demandent à être entendues et à contribuer à la résolution de la crise. En attendant, les habitants vivent dans l’anxiété et l’incertitude jusqu’à ce que les incendies se calment et que la fumée qui plane actuellement sur une Nouméa meurtrie se dissipe.

The Conversation

Nicole George ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.05.2024 à 18:30

Que nous dit le rejet des minorités de genre de notre société ?

Christophe Broqua, Socio-anthropologue, Institut des mondes africains (IMAF), Centre national de la recherche scientifique (CNRS)

Parmi les thèmes clivants qui agitent les forces conservatrices, celui de la diversité de genre occupe désormais le devant de la scène : analyse d’une évolution.
Texte intégral (2946 mots)
Autoportrait de l'artiste tunisienne militante LGBT+ et féministe Khookha McQueer. 2018 Khooka McQueer/Wikimedia, CC BY-ND

Le 5 mai 2024, de nombreux rassemblements ont eu lieu en France « contre l’offensive anti-trans », montrant que la polarisation du débat public sur les questions de genre n’est pas ou plus, comme nous l’avons longtemps pensé, réservée à d’autres contextes nationaux, notamment américains.

En effet, au cours des années 1990, le spectacle des « culture wars » états-uniennes, consistant en des débats conflictuels souvent liés au genre ou à la sexualité, offrait aux observateurs français une forte impression d’exotisme. Il était alors difficile d’imaginer que de tels affrontements puissent se développer en France. Pourtant, nous y sommes.

Le temps des controverses

Depuis plusieurs années, divers acteurs et actrices du débat public – politiques, journalistes, éditorialistes et même chercheurs et chercheuses en sciences sociales –, s’emploient à fustiger une partie des minorités sociales et politiques en se focalisant sur des questions relatives au genre et à la sexualité : opposition au « mariage pour tous », à la procréation médicalement assistée, à la « théorie du genre », etc.

Alors que ces opposants aux combats pour l’avancée des droits reprochent à ceux-ci de s’inspirer des États-Unis, ils en importent eux-mêmes certaines causes emblématiques, en reprenant des cibles qui ont d’abord été définies outre-Atlantique, à commencer par la condamnation du « wokisme ».

Parmi les thèmes clivants qui agitent les forces conservatrices, celui de la diversité de genre occupe désormais le devant de la scène. La figure transgenre, qui incarne le passage possible d’un genre à l’autre, est devenue une sorte de bouc émissaire.

Photo prise à l’Université Libre de Bruxelles le 25 mars 2024. C. Broqua, Fourni par l'auteur

Plusieurs polémiques ont ainsi émaillé l’actualité ces dernières années : sur les enfants trans auxquels on permettrait trop facilement de changer de sexe, voire qu’on inciterait à cela, ou sur les hommes enceints ciblés par la communication du Planning familial. Des exemples qui participeraient de « l’idéologie transgenre ».

Sont spécialement blâmés celles et ceux désignés comme « transactivistes », vocable utilisé pour désigner les militants qui chercheraient à imposer leurs vues sur ces sujets, alors qu’il s’agit généralement de personnes déplorant simplement la stigmatisation, les discriminations et les violences.

La diversité de genre n’a rien de récent

De par sa nature et son ampleur, cette polarisation du débat public sur les minorités de genre est, dans l’histoire et à travers les cultures, un phénomène quelque peu singulier.

Les pourfendeurs des trans en parlent comme s’il s’agissait d’un fait nouveau et spécifique. Or, si l’on accepte de prendre un peu de recul, un constat différent s’impose : l’anthropologie nous enseigne qu’il a existé de longue date et qu’il existe encore aux quatre coins du monde des figures de la diversité de genre.

Au-delà de leur immense variété, ces figures montrent non pas que tout serait possible ou permis, mais que de nombreuses sociétés offrent des places socialement admises, voire valorisées, à des personnes qui ne se reconnaissent pas dans le genre qui leur a été assigné à la naissance, ou qui n’appartiennent exclusivement ni au pôle féminin ni au pôle masculin.

Leur existence n’a généralement pas pour effet d’invalider la binarité de genre – mais au contraire parfois de la conforter.

Elle indique cependant que la naturalité du genre ne va pas de soi et que ce sont plutôt les normes sociales entourant la réalité biologique qui prévalent. Pour ne donner qu’un exemple parlant, les mariages « entre femmes » documentés dans plusieurs pays d’Afrique au cours du XXe siècle reposaient sur l’attribution d’un rôle masculin à la femme-époux qui prenait alors en charge les enfants de son épouse.

Beaucoup d’autres exemples de ce type montrent à la fois la prégnance de la bicatégorisation de genre et la possibilité, selon les contextes, de passer d’un genre à l’autre ou de chevaucher le féminin et le masculin. Dans tous ces cas, les normes sociales priment sur le sexe biologique.


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Sous l’offensive anti-trans, le « genrisme »

En France, l’hostilité croissante affichée contre la diversité de genre est le fait d’acteurs variés qu’il serait vain de chercher à regrouper sous un label unique. Il est toutefois nécessaire de comprendre et, pour cela, caractériser et donc qualifier ces manifestations hostiles.

Rassemblement contre l’offensive anti-trans à Paris le 5 mai 2024, photo prise par Florence Chopin-Genet. Fourni par l'auteur

La notion de transphobie est sans doute trop limitative, tandis que celle de LGBT-phobie est trop vague. Plutôt qu’une sectorisation ou qu’une mise en équivalence artificielle des formes de rejet, il peut être utile d’identifier leur principe organisateur : l’hostilité envers la non-conformation aux normes de genre dominantes, parfois nommée « genrisme ». Selon la géographe Kath Browne, celui-ci sanctionne les personnes qui transgressent la dichotomie sexuelle.

Le genrisme inclut toute position visant à considérer qu’il existe deux sexes bien distincts non seulement biologiquement mais aussi socialement, à leur associer des attributs et des rôles spécifiques et fixes – dont ceux relatifs aux attirances et pratiques sexuelles –, et à stigmatiser les écarts supposés à ces normes.

Les manifestations du genrisme

Le genrisme recouvre bien entendu les prises de position publiques et militantes qui se donnent pour objectif de « sauver la différence des sexes » (par exemple celles de « La manif pour tous » et ses dérivés). Mais il concerne aussi tous les comportements quotidiens impliquant la stigmatisation des individus non conformes.

En effet, le genrisme est à la fois une forme d’injonction (ou au minimum d’incitation) et un mécanisme d’exclusion/inclusion que l’on rencontre de manière très ordinaire, au travers d’incessants rappels à l’ordre, dès les plus jeunes années et même tout particulièrement à cette période.


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C’est par exemple le cas lorsqu’un enfant est interpellé en ces termes : « T’es un homme ou t’es pas un homme ? » Ou encore lorsqu’un politicien explique que le « côté androgyne maquillé » d’un chanteur de rock le dérangeait.

Ces normes s’imposent et s’acquièrent très tôt, le plus souvent sans que nous en ayons conscience. Mais l’injonction genriste revêt aussi des formes plus drastiques et radicales comme l’illustre la situation réservée aux personnes intersexes, auxquelles la médecine s’acharne à assigner précocement l’un ou l’autre sexe par la chirurgie. Or, si certains s’alarment de l’accompagnement médical des mineures trans, seules les associations de personnes concernées dénoncent les mutilations génitales que subissent les enfants intersexes.

Le genrisme touche tout le monde

Raisonner en termes de genrisme permet aussi de ne pas limiter la réflexion sur ce phénomène à la catégorie transgenre.

Le genrisme englobe et explique en grande partie l’homophobie puisque l’une des attentes normatives relatives au rôle de genre est l’attirance pour les personnes du sexe opposé. Les insultes homophobes ne désignent-elles pas, pour la plupart, le fait de ne pas être conforme au rôle de genre attendu, en particulier pour les hommes stigmatisés comme efféminés à travers des termes bien spécifiques : folle, tante, tapette, tarlouze, etc. ?

De ce point de vue, on constate une certaine aporie du vocabulaire opposant transgenre à son antonyme « cisgenre » (c’est-à-dire conforme au genre associé au sexe de naissance), qui a été créé après coup comme pendant de la catégorie « transgenre », à l’image du terme « hétérosexuel » qui avait été « inventé » après la catégorie « homosexuelle ». Cette opposition transgenre/cisgenre est réductrice car toutes les personnes non trans ne sont pas cisgenre, et toutes les personnes non cisgenre ne sont pas trans. Ce qui s’oppose à cisgenre est la non-conformité de genre, qui est précisément la cible du genrisme.

Notons de plus que le genrisme est présent et diffus dans toutes les sociétés, puisqu’aucune n’est exempte de normes de genre ni d’injonctions à s’y conformer.

Le « passing » pour éviter l’hostilité

L’expérience sociale des personnes trans est conditionnée par les effets que produisent l’adéquation ou l’écart entre le genre ressenti et le genre perçu par autrui. De là l’importance du « passing », par lequel on désigne l’aptitude à être considéré comme appartenant au genre ressenti, et donc à passer pour cisgenre. C’est à cette condition que les risques d’hostilité, de stigmatisation ou de violence peuvent être réduits.

Mais là encore, cette logique du « passing » ne concerne pas uniquement les personnes trans. Si l’on admet que le genre est une performance formalisée au travers de rôles socialement mis en scène, alors le « passing » consiste en sa meilleure exécution possible, y compris pour les personnes non trans. En d’autres termes, la majorité des femmes et des hommes cherchent à adopter ordinairement des comportements leur permettant d’être considérés comme tels.

Ce faisant, le « passing » concerne aussi l’orientation sexuelle, puisque se conformer aux rôles de genre socialement attendus permet d’éviter de passer pour homosexuel (par exemple en incorporant la démarche ou les gestes jugés appropriés). Chez beaucoup, cela n’est pas pensé, mais chez les personnes non conformes, dont la non-conformité sera souvent perçue comme la révélation de l’orientation sexuelle, c’est l’objet d’une conscience quasi ininterrompue en raison des fréquents rappels à l’ordre.

Ainsi, de même qu’il importe de penser au-delà de la dyade transgenre/cisgenre, il est nécessaire d’élargir nos conceptions de la notion de « passing », applicable à l’ensemble des comportements visant à se conformer aux rôles de genre attendus, qu’ils soient le fait de personnes trans ou non trans.

L’aspiration à la « liberté de genre »

À l’opposé du souhait de passer pour cisgenre (ou pour conforme aux normes dominantes), une partie des jeunes générations refuse la binarité de genre, en France comme dans d’autres pays européens ou américains. Au cours de la dernière décennie, des personnes de plus en plus nombreuses ont tenté d’échapper aux dilemmes du genrisme en rejetant explicitement l’injonction à la conformation de genre et en se définissant comme « non binaires » ou « agenre ».

Il ne s’agit pas nécessairement de contrer la logique de la transition, puisque certaines se définissent aussi comme « trans non binaires », mais plutôt d’échapper au carcan de la « différence des sexes » dont les rappels du caractère indépassable par ses défenseurs ne suffisent pas à enrayer ce phénomène. Ils l’alimentent même sans doute par réaction aux formes d’oppression qu’ils représentent, comme l’indiquent par exemple en France les rassemblements du 5 mai 2024 ou les réactions contre la proposition de loi visant à interdire toute transition médicale aux mineurs.

Au fond, si les tenants du genrisme le plus explicite et revendicatif s’arc-boutent aujourd’hui sur leurs positions, c’est qu’ils voient s’effriter son emprise au travers des expérimentations du quotidien auxquelles se livrent les personnes qui réclament l’autodétermination, celles qui refusent la binarité et qui prônent ou mettent en pratique la « liberté de genre ».

The Conversation

Christophe Broqua a reçu des financements de l'ANRS Maladies infectieuses émergentes.

16.05.2024 à 18:30

Réfugiés LGBT+ en France : un difficile accès à la protection internationale

Florent Chossière, Chercheur associé, Université Gustave Eiffel

Les personnes demandant l’asile au motif de leur orientation sexuelle ou identité de genre peuvent rencontrer des difficultés d’accès au statut de réfugié. Leur parcours en France n’a rien d’évident.
Texte intégral (2314 mots)
À La Parade d'Amsterdam (Pays-Bas), en juin 2022. Dutchmen Photography

La répression étatique des personnes LGBT+ s’accentue dans plusieurs pays du monde, comme le montrent les exemples récents du Ghana, de l’Irak, ou encore de la Russie.

Confrontées à un climat d’hostilité multiforme (condamnations juridiques, discriminations variées, réprobation sociale et isolement, agressions voire mises en danger de mort), certaines d’entre elles quittent leur pays dans l’espoir de se mettre en sécurité ailleurs. Une partie se rend notamment en Europe et y initie une demande d’asile au motif spécifique de persécutions ou craintes de persécutions en raison de l’orientation sexuelle ou de l’identité de genre (OSIG).

En l’absence de statistiques officielles sur les motifs des demandes de protection, il est aujourd’hui extrêmement difficile d’estimer le nombre de personnes demandant l’asile OSIG. En 2011, un rapport proposait une estimation aux alentours de 10 000 demandes d’asile OSIG annuelles au sein de l’Union européenne.

En France, les rapports d’activité d’associations spécialisées peuvent donner des indications chiffrées, permettant de rendre compte de l’augmentation du nombre de ces demandes. Ainsi, alors que l’ARDHIS avait accompagné 79 nouveaux demandeurs d’asile OSIG en 2010, ce chiffre culmine à 821 en 2018. Toutefois ces données restent difficiles à mobiliser tant elles ne permettent pas de s’approcher d’une estimation globale : elles renseignent uniquement sur le nombre de personnes accompagnées par une association, n’incluant donc ni les personnes suivies par d’autres associations et surtout ni celles qui réalisent leur demande d’asile sans aucun suivi associatif quelconque.

De plus, ces chiffres dépendent également de la structure associative elle-même et des suivis qu’elle est en mesure de réaliser, la conduisant parfois à ne pas pouvoir proposer un suivi à des personnes qui la sollicitent. Ces données, même si elles offrent une vision sous-estimée de la réalité, rendent cependant bien compte de l’augmentation de cette demande d’asile au cours des dernières années.

Pourtant, alors que l’octroi du statut de réfugié par des pays européens à des minorités sexuelles et de genre persécutées peut renforcer la rhétorique de « l’ordre sexuel du monde », la migration vers un pays de l’Occident n’est en rien un synonyme intrinsèque de « libération » pour les exilés LGBT+.

L’enquête ethnographique que j’ai menée de février 2017 à février 2020 auprès de demandeurs d’asile au titre de l’orientation sexuelle ou identité de genre en région parisienne, dans le cadre d’une recherche doctorale, montre les difficultés pour accéder au statut de réfugié, en plus des nouvelles formes de marginalisations multiples éprouvées dans le pays d’arrivée.

« Je connaissais l’asile politique, pas l’asile pour les homos »

Le recours à une demande d’asile OSIG ne s’inscrit pas dans un processus linéaire. Pour celles et ceux qui arrivent en Europe, premier obstacle de taille à surmonter pour réussir à se mettre en sécurité dans un contexte global de durcissement des frontières et des politiques migratoires, se tourner vers cette procédure n’est en rien automatique.

Tout d’abord parce que certaines personnes ignorent qu’elles peuvent demander l’asile en raison de persécutions liées à l’OSIG, associant spontanément et uniquement la demande d’asile à la fuite de conflits ou à la répression politique.

Ainsi, alors que ce motif de demande d’asile est aujourd’hui stabilisé et bien cadré par les institutions, l’accès à l’information demeure discriminant dans l’obtention du statut de réfugié. Les personnes engagées dans des activités militantes dans leur pays, les personnes dotées d’un important capital culturel ou celles qui s’inscrivent dans des réseaux de connaissances transnationaux favorisant la circulation des informations sont les plus à même de connaître la possibilité de demander l’asile en tant que personne LGBT+ persécutée à leur arrivée en France, parfois même avant leur départ. D’autres en revanche ne sont pas informées de cette possibilité.

De plus, une fois l’information à disposition, plusieurs craintes subsistent. Pour celles et ceux qui n’ont pas eu d’autre choix que d’arriver irrégulièrement sur le territoire français, aucune voie légale ne s’étant offerte à elles et eux pour quitter leur pays ou devant le faire dans l’urgence, entamer une démarche administrative auprès des autorités françaises peut être source d’inquiétude.

En outre, en lien avec les expériences de LGBTphobies passées et parce que la France n’est pas toujours associée à un espace de protection et de liberté pour les minorités sexuelles et de genre (puisque certaines personnes n’ont par exemple pas connaissance des législations reconnaissant des droits aux personnes LGBT+ dans le pays), l’idée de devoir évoquer à une administration son homosexualité, bisexualité ou transidentité peut être inhibitrice. Adama [1], réfugié ivoirien revient sur ses réticences initiales à demander l’asile :

« J’ai hésité, j’ai plusieurs fois hésité. Parce que j’étais un peu réticent, j’ai eu peur parce que je connaissais pas le système, je sais pas si je partais le dire, peut-être parti expliquer à la préfecture, celui qui sera en face de moi va me chasser. Parce que je suis gay, parce qu’on est beaucoup repoussé quoi, rejeté. Donc avec le conseil de Fabrice [bénévole de l’ARDHIS], que je ne crains rien, j’y suis allé. »

Or, tous ces éléments qui retardent le dépôt d’une demande d’asile ne seront pas sans effet sur la procédure et le quotidien des requérants. Le dépôt d’une demande d’asile au-delà de 90 jours après l’arrivée en France, délai réduit par la loi asile et immigration de 2018, conduit en effet au placement en procédure accélérée par la préfecture, impliquant entre autres un traitement plus rapide de la demande d’asile et une possibilité de se voir refuser les conditions matérielles d’accueil (Allocation pour Demandeur d’Asile et proposition d’hébergement) par l’Office français de l’immigration et de l’intégration.

« Je suis lesbienne, Madame. Imagine, elle me croit pas ? » : la frontière de la crédibilité

Une fois la demande d’asile initiée, encore faut-il réussir à être reconnu réfugié par l’Office français de protection des réfugiés et des apatrides (OFPRA) ou par la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) en cas de recours formulé suite à un premier refus prononcé par l’OFPRA.

Lors d’entretiens avec les institutions, les demandeurs d’asile doivent convaincre du bienfondé de leur demande, mais aussi de la « véracité » de leur propos dans un contexte de suspicion généralisée à leur égard.

Dans le cas des demandes d’asile OSIG, c’est alors non seulement la crédibilité des risques de persécutions en cas de retour qui est en jeu, mais aussi la crédibilité de l’orientation sexuelle même des requérants ou de leur identité de genre.

Car si au cours de ces dernières années, les pratiques d’évaluation des demandes d’asile OSIG se sont formalisées pour parer à certaines dérives dans la façon d’"évaluer" l’OSIG, ces ajustements ont entériné le fait d’avoir à se prononcer sur la crédibilité de l’OSIG des requérants.

Interrogés sur les persécutions subies, mais aussi sur la prise de conscience de leur OSIG minoritaire, sur leurs relations de couples ou encore sur les précautions déployées pour dissimuler au quotidien leur OSIG, les requérants doivent fournir un récit de vie répondant à certaines normes permettant de paraître crédible comme personne LGBT+.

Cela passe tout d’abord par un mode d’énonciation du discours particulier transversal à l’ensemble des demandes d’asile, à savoir un récit cohérent, incarné, chronologiquement structuré et suffisamment détaillé pour attester de son « authenticité » : une modalité de discours qui ne va déjà pas de soi, qui plus est lorsqu’il s’agit d’aborder des sujets aussi intimes que l’OSIG, comme en témoigne Amir, originaire du Maroc.

« Tu sais parfois c’était compliqué pour moi, il y a des choses je sais même pas comment le dire en arabe. […] Du coup, la question sur la première fois que j’ai senti que je suis gay. Ben depuis que je suis né, j’ai jamais eu de relations avec des filles, j’ai eu que des relations avec des mecs. Et puis je sais pas, j’ai senti comme ça depuis que je suis enfant, à l’âge de 14 ou 15 ans. […] La question c’est comment savoir que je suis gay. Ben comment ? Tu veux que je ramène un mec et que je couche avec devant toi ou quoi ? J’essaye de dire tout ce que je sais par rapport à mon homosexualité, j’essaye de raconter tout ce qui restait dans ma mémoire depuis l’enfance, et les relations que j’ai passées avec les mecs. Et elle, elle était pas convaincue en fait. »

À cela s’ajoute une série de représentations des institutions à l’aune desquelles est considérée la « crédibilité » de l’OSIG des requérants. En 2020, une étude soutenue par le Défenseur des droits pointait la persistance des stéréotypes et des visions eurocentrées de l’homosexualité dans l’évaluation de ces demandes d’asile.

Par ailleurs, la lecture victimisante des réfugiés LGBT+ et essentialisante des pays d’origine conduit à une lecture appauvrie de la réalité qui restreint le registre de crédibilité. La tendance à attendre des récits de vie marqués par la souffrance ou le trouble à la découverte d’un « sentiment de différence » laisse peu de place pour d’autres formes de récits de soi.

De même, la récurrence de la thématique des « précautions » et des « prises de risque » montre le fragile équilibre sur lequel repose la crédibilité des requérants : d’un côté il leur est nécessaire de rapporter suffisamment d’expériences personnelles pour convaincre de la véracité de leur OSIG, de l’autre il leur faut en même temps en justifier les conditions de possibilité au sein d’un environnement appréhendé comme uniformément hostile et où il apparait alors peu probable qu’elles puissent avoir lieu.

Paradoxalement, être en mesure de produire un récit de soi qui permet de paraitre authentique et crédible nécessite alors dans la plupart des cas un travail de préparation du discours en amont et de recadrage des expériences personnelles.

De telles attentes normatives accroissent les inégalités entre les demandeurs d’asile qui n’ont pas tous accès à un accompagnement associatif leur offrant une telle préparation ou à des ressources et compétences personnelles leur garantissant une maîtrise de ce type de discours sur soi.

Et si le rejet de la demande d’asile a des implications administratives et matérielles directes, plaçant les déboutés en situation irrégulière sur le territoire français, il a aussi des conséquences psychologiques : le non-octroi d’une protection internationale et avec elle de la possibilité de rester en France peuvent être vécus comme une expérience ravivant les dénigrements précédemment expérimentés en tant que personne LGBT+.


Tous les prénoms dans cet article ont été modifiés.

The Conversation

Pour réaliser cette recherche doctorale, Florent Chossière a reçu un contrat doctoral financé par l’École Normale Supérieure de Lyon. Une partie de cette recherche a été réalisée sur la base d'une enquête ethnographique au sein de l'ARDHIS.

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