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19.05.2024 à 19:10

« L’envers des mots » : Narchomicide

Bérengère Denizeau, Maîtresse de conférences à l'Université Sorbonne-Nouvelle et chercheuse en traductologie au CLESTHIA, Université Paris Cité

Fabrice Rizzoli, Spécialiste des mafias et président de l'association Crim'HALT. Enseignant en géopolitique des criminalités., Sciences Po

Contraction des mots « narcotrafic » et « homicide », le terme « narchomicide » a été utilisé pour la première fois par la procureure de la République à Marseille en 2023. Que signifie-t-il ?
Texte intégral (1118 mots)

Le néologisme narchomicide, contraction des mots narcotrafic et homicide, illustre la capacité dynamique de la langue à s’adapter et à refléter des réalités sociales complexes et, parfois, en mutation. Employé pour la première fois par Dominique Laurens, procureure de la République à Marseille, ce terme souligne la spécificité criminelle qui transcende les définitions traditionnelles dans le cas d’homicides directement liés aux trafics de drogue.

Dans le contexte marseillais, la présence de violents conflits entre clans de narcotrafiquants marque profondément le tissu social de la ville, particulièrement depuis 2021. Le trafic de drogue à Marseille est structuré par des bandes organisées, notamment en raison de la position stratégique de la ville comme port maritime et de la compétition territoriale pour le contrôle de ce marché.


À lire aussi : La France au cœur des trafics de drogue : un regard géopolitique


Selon un rapport mondial sur les drogues de 2023 de l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime), ces conflits qui ont coûté la vie à plusieurs dizaines de personnes en 2023, dépassent les chiffres des années précédentes et ne concernent pas uniquement des acteurs de l’économie souterraine.

Les narchomicides liés au trafic de drogue, contrairement aux règlements de compte, ne se limitent pas aux acteurs impliqués dans ces réseaux criminels, mais touchent également des victimes innocentes, prises au piège de cette guerre urbaine : passants, habitants des quartiers touchés par ces luttes de pouvoir, ou proches de victimes, des enfants et des familles entières qui se voient plongés au cœur de conflits sanglants. Leur présence dans le décompte macabre des « narchomicides » permet d’observer combien les conséquences de ces affrontements dépassent les frontières des milieux criminels pour affecter l’ensemble de la société.

L’introduction de ce concept rappelle l’urgence qu’il y a à rechercher des solutions à grande échelle qui, au-delà de la répression, engagent également des politiques de prévention, d’éducation et de réinsertion sociale, par le biais de programmes de formation professionnelle, de soutien psychologique, et de mentorat, pour éviter que des citoyens ne soient sacrifiés sur l’autel d’une guerre dont ils ne sont ni les acteurs, ni les bénéficiaires, mais bien trop souvent les victimes oubliées.


À lire aussi : L’héroïne en milieu rural en France : une réalité ignorée


Si les néologismes naissent souvent en réponse à de nouveaux phénomènes sociaux pour lesquels le lexique existant ne suffit plus, l’apparition du terme « narchomicide » dans le débat public et son utilisation par les autorités judiciaires ne sont pas tant le reflet d’une évolution sémantique que la réponse à une nécessité communicative face à une réalité sociale alarmante. Dans une interview donnée sur France Info le 6 septembre 2023, Dominique Laurens explique que cette notion s’applique à des homicides liés au narcobanditisme pouvant frapper de simples passants :

« Ils ne sont pas visés pour leur participation spécifique aux trafics, mais parce qu’ils sont là simplement. C’est ce qui est très frappant dans les homicides actuellement. »

Dans la langue judiciaire, un règlement de compte est défini très précisément : il concerne des auteurs agissant en bande organisée avec préméditation dans le cadre d’un guet-apens et à l’aide d’armes à feu d’un certain calibre pour éliminer un concurrent criminel.

Les nouveaux mots contribuent à façonner la perception publique d’un phénomène. En dotant le discours sur la violence liée au narcotrafic d’un terme spécifique, on associe à la cité phocéenne l’idée d’une recrudescence de la violence qui dépasse le règlement de compte et apporte de l’eau au moulin de la rhétorique du « mauvais endroit au mauvais moment ».


Cet article s’intègre dans la série « L’envers des mots », consacrée à la façon dont notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte à mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ?

De « validisme » à « silencier », de « bifurquer » à « dégenrer », nos chercheurs s’arrêtent sur ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public. À découvrir aussi dans cette série :

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

19.05.2024 à 19:08

Une citoyenneté européenne encore peu tangible

Anne-Sophie Lamblin-Gourdin, Professeur de droit public, Membre du LabLEX (Laboratoire de recherche en droit, UR 7480), Université Bretagne Sud

Les élections européennes sont un moment important dans l’exercice par les citoyens de l’UE d’une citoyenneté collective dont ils n’ont pas vraiment conscience.
Texte intégral (1839 mots)

Du 6 au 9 juin 2024, les citoyens des 27 États membres de l’UE sont appelés à élire les 720 députés qui siégeront au Parlement européen pour un mandat de cinq ans. Ceux-ci sont élus au suffrage universel direct, libre et secret depuis une décision du 20 septembre 1976, mise en œuvre pour la première fois entre les 7 et 10 juin 1979. L’élection repose sur un scrutin de liste à un tour, les partis ayant obtenu plus de 5 % des suffrages bénéficiant d’un nombre de sièges proportionnel à leur nombre de voix.

Ce scrutin constitue un temps fort de la démocratie européenne. Il permet aux citoyens de l’Union de participer au projet politique et à la contribution de l’UE à la gestion des principaux défis contemporains, parmi lesquels le changement climatique et la déstabilisation économique et sociale qu’il engendre, la défense du modèle démocratique européen face à des régimes politiques illibéraux et agressifs ou encore la pression migratoire.

En effet, doté des pouvoirs législatif et budgétaire qu’il partage avec le Conseil de l’Union européenne, et du pouvoir de contrôle politique exercé sur la Commission européenne, le Parlement européen incarne la démocratie représentative sur laquelle est fondée l’UE. Il constitue une institution unique au monde, aucune autre organisation internationale ne disposant d’une assemblée ainsi élue pour assurer la représentation directe des citoyens qu’elle unit.

Un scrutin avant tout perçu à travers le prisme national ?

Le sondage Eurobaromètre publié le 17 avril 2024 indique que 60 % des Européens se disent intéressés par ce scrutin, soit une hausse de 11 points par rapport à 2019. Les partis politiques nationaux ont également bien mesuré son importance et se sont, partout, franchement engagés dans la campagne électorale. Cependant, celle-ci reste fortement imprégnée de considérations nationales, notamment en France où le pouvoir d’achat et la sécurité nationale monopolisent les débats alors que ces sujets, certes importants, correspondent à des domaines qui relèvent principalement des compétences des États et dans lesquels l’action de l’UE ne peut être que réduite et indirecte.

Que les électeurs ne se trompent pas d’enjeu : ces élections sont le moment, pour eux, d’exercer leur citoyenneté européenne, en s’emparant des enjeux européens. Or, force est de constater que cette citoyenneté européenne, les Européens ne se la sont que peu appropriée.

« La citoyenneté européenne », Centre de Recherches en Histoire Internationale et Atlantique (EA 1163 – Universités de Nantes et de La Rochelle).

En témoigne une enquête Eurobaromètre menée du 31 mai au 25 juin 2023 dans les 27 États membres de l’UE, mais aussi dans des États tiers (soit 39 pays au total). 58 % des personnes interrogées ont déclaré éprouver un attachement à l’égard de l’Union, pourcentage en diminution de 3 points par rapport à l’enquête précédente ; cela correspond à une faible identification en comparaison de l’identification nationale puisque 91 % des Européens se disent attachés à leur pays.

S’agissant du sentiment de citoyenneté européenne, 72 % se sentent citoyens de l’UE – seulement 58 % en France, l’une des plus faibles proportions parmi les États membres de l’UE. Quant aux domaines contribuant au sentiment de communauté, les citoyens européens ont cité les valeurs et l’économie pour 23 % d’entre eux, la culture pour 22 %, la solidarité pour 21 %, et 20 % ont évoqué l’État de droit. Enfin, s’agissant des droits conférés par la citoyenneté de l’UE, 58 % ont affirmé les connaître, quand 70 % ont exprimé le souhait d’en savoir plus.

La citoyenneté européenne existe depuis trente ans, mais les Européens le savent-ils ?

La citoyenneté de l’UE aurait-elle donc manqué sa cible ? Elle fut pourtant un concept prometteur. Instaurée par le traité de Maastricht en 1993, elle répond à la volonté des États membres de dépasser une intégration principalement économique en développant un sentiment d’appartenance à une entité politique en devenir, un « vouloir vivre ensemble » facteur d’émergence d’un espace public européen.

Formellement, la citoyenneté de l’UE est effective : elle consiste en un ensemble de droits civils et politiques, parmi lesquels le droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen. Mais bien qu’elle ait fêté ses trente ans, elle reste peu tangible.

Il est certain que ses caractéristiques la rendent ambiguë et abstraite. En effet, et même si le traité invite à l’envisager comme une plus-value d’autant plus qu’elle n’est pas assortie de devoirs explicites, sa dépendance à la nationalité d’un État membre lui confère un caractère apparemment accessoire. Et la pratique démocratique favorise cette dimension subsidiaire, puisque les élections au Parlement européen sont organisées dans le cadre d’une circonscription nationale unique, avec des listes nationales, et non transnationales, et que les campagnes électorales sont structurées nationalement.

Quant aux droits qu’elle confère, ils sont peu perceptibles. Le droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen existait avant l’instauration de la citoyenneté européenne. Surtout, plusieurs de ces droits se matérialisent principalement pour les Européens qui se trouvent, de façon temporaire ou permanente, dans un autre État membre. La citoyenneté européenne permet alors de combler la rupture, momentanée ou durable, de la relation avec l’État de nationalité, en reconnaissant le droit de vote et d’éligibilité aux élections municipales dans l’État membre de résidence ; dans un pays tiers où l’État membre de nationalité n’est pas représenté, elle accorde aussi la protection diplomatique et consulaire d’un autre État membre – une réelle plus-value juridique.

S’y ajoute que la plupart des droits qu’elle confère ne sont, en réalité, pas réservés aux seuls citoyens de l’Union, mais aussi ouverts aux ressortissants d’États tiers et aux agents économiques, tels les droits de pétition au Parlement européen et de saisine du médiateur européen ; il en va de même du droit à une bonne administration, ainsi que du droit d’accès aux documents qui concrétisent les principes démocratiques sur lesquels est fondée l’UE. Enfin, les principaux apports de la citoyenneté européenne, déduits du principe de non-discrimination à raison de la nationalité, sont le produit d’une construction jurisprudentielle, certes riche mais complexe et méconnue.

Rapprocher l’Europe des Européens

Peu incarnée, la citoyenneté européenne est singulière, reposant sur la théorie du patriotisme constitutionnel (étudiée en France par Jean-Marc Ferry, dans La question de l’État européen, Paris, Gallimard, 2000), selon laquelle les motifs d’adhésion à une communauté politique peuvent provenir non pas d’une proximité géographique ou de parentalité, mais de l’attachement à une culture politique partagée, fondée sur une histoire et des valeurs communes.

Pour autant, cette citoyenneté européenne n’est pas artificielle. Elle est ancrée dans un héritage religieux, intellectuel et culturel partagé dès le XIe siècle grâce aux échanges, notamment commerciaux, qui ont forgé des expériences communes, socle d’une culture européenne et berceau des grands principes que sont la liberté, l’égalité, la dignité humaine. Elle exprime ces valeurs fondatrices communes et participe à une culture politique commune basée sur les valeurs de l’UE, dont la démocratie et l’État de droit. C’est la raison pour laquelle la Cour de justice a qualifié la citoyenneté européenne de statut fondamental des ressortissants des États membres (CJCE, 20 septembre 2001, arrêt Grzelczyk). Car elle instaure non seulement une relation juridique et politique entre ceux-ci et l’Union, mais permet aussi d’offrir aux Européens une même condition juridique et politique.

L’histoire, la culture et les valeurs communes sont une réalité, qu’il faudrait rendre plus accessible à la conscience collective pour pallier la consistance juridique peu perceptible de la citoyenneté européenne. L’instauration de celle-ci a été audacieuse, mais sa matérialisation par des droits ne suffit pas à construire une communauté politique. Le droit ne peut à lui seul rapprocher l’Europe des Européens, d’autant plus que le fonctionnement de l’UE est peu intelligible. Et à trop mettre en avant les apports économiques de l’Union, les promoteurs de celle-ci rendent la citoyenneté européenne et sa substance démocratique moins perceptibles.

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La meilleure connaissance de la citoyenneté européenne est donc essentielle à l’éveil de la conscience européenne et à l’émergence d’un véritable espace public européen. Et toutes les initiatives visant à la promouvoir doivent être encouragées. Les simulations de Parlement européen et le séminaire d’immersion dans les institutions de l’UE portés par le Mouvement européen et auxquelles ont participé des lycéens du Morbihan et étudiants de l’Université Bretagne Sud y ont contribué. Les résultats sont éloquents : les participants ont tous éprouvé le sentiment d’« unité dans la diversité » et perçu la réalité de leur citoyenneté européenne.

The Conversation

Anne-Sophie Lamblin-Gourdin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.05.2024 à 14:38

Tentative d’assassinat de Robert Fico : quelles conséquences pour la Slovaquie ?

Jan Rovny, Professor of Political Science, Centre d’études européennes et de politique, Sciences Po

Depuis son retour au pouvoir en octobre, Robert Fico avait entamé ce que ses adversaires qualifient de tournant illibéral. Qu’il reprenne son poste ou non, ce tournant va sans doute se confirmer.
Texte intégral (2118 mots)

Mercredi 15 mai, dans la petite ville slovaque de Handlova, Robert Fico, 59 ans, redevenu premier ministre le 25 octobre dernier après avoir déjà exercé cette fonction – la plus importante dans son pays – pendant dix ans au total entre 2006 et 2018, a été victime d’une tentative d’assassinat. Touché par cinq balles à bout portant, il a été rapidement évacué vers son hôpital. Son état, un temps jugé critique, est désormais qualifié de « grave ». Le suspect, un homme de 71 ans aux motivations floues, a été arrêté.

Fico est un dirigeant qui détonne au sein de l’UE. Élu sur une ligne populiste, notamment marquée par un discours résolument hostile aux migrants et aux minorités sexuelles, connu pour sa proximité avec Moscou sur le dossier ukrainien, souvent présenté comme un tenant de l’illibéralisme à l’instar du premier ministre de la Hongrie voisine, Viktor Orban, dont il est proche, il est un personnage extrêmement clivant sur la scène politique de la Slovaquie, ce pays d’Europe centrale de quelque 5,5 millions d’habitants actuellement plongé, comme les 26 autres États membres de l’UE, en pleine campagne électorale dans la perspective des européennes du 9 juin prochain.

The Conversation France a demandé à Jan Rovny, professeur de science politique au Centre d’études européennes et de politique comparée à Sciences Po, de revenir sur la trajectoire et l’idéologie de Robert Fico, et d’évaluer les conséquences que pourrait avoir cet événement sans précédent en Slovaquie, et rarissime à l’échelle de l’Europe, où les deux derniers chefs de gouvernement à avoir été assassinés dans l’exercice de leurs fonctions sont le Serbe Zoran Djindjic en 2003 et le Suédois Olof Palme en 1986.

Comment qualifieriez-vous Robert Fico, sur le plan politique ? Son parcours et ses prises de position sont-ils ceux d’une personnalité inclassable, ou bien s’inscrivent-ils dans des mouvances politiques clairement définies ?

Tout d’abord, il me semble important de commencer par rappeler que toute forme de violence, et en particulier la violence politique, est un phénomène odieux. Ce qui s’est passé ce 15 mai, c’est d’abord une tentative de meurtre visant un être humain, et ensuite seulement une attaque contre une personnalité politique – une personnalité politique qui a remporté des élections équitables et compétitives, et qui a légitimement accédé aux fonctions qui sont les siennes. Cet acte est une atteinte à la vie humaine et, au-delà, du fait du poste de la personne visée, une atteinte à la démocratie libérale, et mérite donc une condamnation absolument univoque.

Robert Fico est un personnage incontournable de la politique slovaque depuis un quart de siècle. Initialement issu du parti social-démocrate modéré SDL (Parti de la gauche démocratique), qui était un parti post-communiste réformé, Fico a fondé en 1999 son propre parti, SMER (Direction), initialement inspiré par la politique dite de la troisième voie du Labour britannique de Tony Blair et opposé au gouvernement de droite en place à l’époque en Slovaquie.

Au début des années 2000, Fico parvient à dominer l’aile gauche de la politique slovaque en attirant dans l’orbite du SMER d’autres forces de gauche. Il est généralement soutenu par des électeurs socialement défavorisés, qui ont été les perdants de la transition économique de la Slovaquie vers une économie capitaliste – une transition dans l’ensemble plutôt réussie.

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Fico attire de plus en plus ces électeurs en insérant dans son discours un mélange de protectionnisme économique, de connotations nationalistes et de rhétorique hostile aux minorités. En 2006, il forme un gouvernement de coalition avec des forces nationalistes et de droite radicale, et continue à glisser vers un illibéralisme politique de plus en plus explicite.

Fico et ses gouvernements – il sera premier ministre de 2006 à 2010 puis de 2012 à 2018, avant de récupérer ce poste en 2023 – sont accusés d’approfondir les pratiques de corruption et de construire ce que certains analystes qualifient d’« État mafieux », associant les élites politiques du régime à des oligarques impliqués dans des pratiques commerciales douteuses.

Fico est contraint de démissionner à la suite de l’assassinat, en 2018, d’un journaliste politique, Ján Kuciak, qui enquêtait sur les liens de la SMER avec le crime organisé. Son retour au pouvoir à l’issue des élections législatives de 2023 est précédé par des apparitions publiques remarquées dans le contexte des protestations contre les mesures sanitaires prises par le gouvernement pendant la pandémie de Covid, et par sa vive opposition à l’envoi de nouvelles armes à l’Ukraine.

Après sa réélection en 2023, Fico et son gouvernement, qui comporte des ministres d’extrême droite, se sont lancés dans une rapide « dé-démocratisation » à la Viktor Orban, en abolissant le bureau spécial du procureur pour les affaires de corruption et de crime organisé, et en cherchant à fermer la chaîne de télévision publique slovaque. Le camp politique de Fico a obtenu la victoire de son ancien collaborateur, Peter Pellegrini, lors de la toute récente élection présidentielle (23 mars/6 avril), ce qui a renforcé l’emprise de Fico sur le pouvoir.

En bref, Fico ne verrait probablement rien à redire si on le qualifiait de « Viktor Orban de la Slovaquie ».

En Slovaquie, quelles sont les réactions à la tentative d’assassinat dont il a été la cible ?

La quasi-totalité des adversaires de Fico, à commencer par la présidente sortante Zuzana Caputova, qui est son adversaire de longue date, ainsi que de nombreux médias, ont fermement condamné la tentative d’assassinat et lancé un appel à l’unité politique et sociale, mettant en garde contre les effets néfastes de la violence politique et de son instrumentalisation opportuniste.

D’autre part, un certain nombre de membres du gouvernement ont réagi en critiquant l’opposition libérale et les médias traditionnels, allant jusqu’à affirmer que ceux-ci avaient le sang de Fico sur les mains en raison de leurs critiques à l’égard du premier ministre. Les mesures que le camp gouvernemental pourrait prendre dans les prochains jours et les prochaines semaines en matière de contrôle des médias, notamment, devront être scrutées de près.

Une chose semble sûre : un tel acte de violence politique, sans précédent dans la jeune histoire de la Slovaquie indépendante, n’est certainement pas de nature à favoriser une évolution harmonieuse vers une démocratie libérale apaisée. Le gouvernement avait déjà clairement indiqué que certains de ses objectifs étaient tout à fait illibéraux ; le contexte actuel va encore accroître sa détermination à agir dans ce sens.

S’achemine-t-on vers une prise de contrôle des médias slovaques par le pouvoir ?

Depuis que Fico est revenu aux affaires à l’automne 2023, le pays s’est précipité sur la voie d’un illibéralisme à la Orban. Fondamentalement, la tentative d’assassinat n’a pas changé la donne, si ce n’est qu’un tel épisode peut donner au gouvernement les coudées franches pour l’utiliser comme prétexte à de nouvelles restrictions de la liberté des médias et de l’indépendance de la justice.

Peut-on déjà prévoir l’impact de cet événement sur le résultat des élections européennes en Slovaquie ?

Nous ne disposons pas encore de sondages effectués après la tentative d’assassinat pour nous faire une idée plus précise de la façon dont cela a – ou non – incité les citoyens slovaques à modifier leurs intentions de vote. On peut s’attendre à ce que l’attentat contre le premier ministre génère un certain nombre de votes de sympathie et augmente ainsi les chances électorales de son parti, le SMER, qui, en avril, devançait l’opposition libérale d’un point de pourcentage dans les sondages. Simultanément, l’opposition libérale a déclaré – par respect – qu’elle suspendrait toutes ses manifestations politiques.

Dans quelle mesure la violence politique est-elle répandue dans les pays anciennement communistes ayant adhéré à l’UE en 2004 et 2007 ?

En Europe centrale, la violence politique est plutôt limitée. La Slovaquie a connu un assassinat qui a eu un grand retentissement et qui était clairement motivé par des considérations politiques, celui de Ján Kuciak en 2018 – un épisode qui, je l’ai évoqué, a contraint Fico à démissionner. En dehors de cela, la violence politique est rare à un niveau aussi élevé. Si l’on compare avec l’Europe occidentale et que l’on considère les assassinats politiques de personnalités telles que Pim Fortuyn aux Pays-Bas, Anna Lindh en Suède et Jo Cox ou David Amess au Royaume-Uni, il semble que les assassinats à motivation politique soient plus fréquents à l’ouest.

Quels sont les scénarios probables si Fico se remet de ses blessures ? Et s’il ne parvient pas à reprendre ses activités politiques ?

Si Robert Fico se rétablit et reprend son poste de premier ministre, il est difficile d’imaginer que sa rencontre rapprochée avec la mort lui apportera une forme d’épiphanie. Je m’attends à ce qu’il poursuive ses politiques illibérales – avec probablement encore moins de scrupules qu’auparavant. S’il succombe à ses blessures ou en tout cas ne parvient pas à retrouver l’intégralité de ses moyens et se retire de la vie politique, il sera probablement remplacé par l’un de ses proches collaborateurs – peut-être Robert Kalinak, ancien ministre de l’Intérieur et actuel ministre de la Défense. Je m’attends à ce que Fico lui-même et son parti utilisent l’assassinat à des fins politiques. Quoi qu’il arrive, la démocratie libérale en Slovaquie semble suspendue à un fil de plus en plus précaire.

The Conversation

Jan Rovny a reçu des financements de Horizon Europe.

16.05.2024 à 18:30

Géopolitique du sport : l’affrontement entre la Russie et l’Ukraine

Lukas Aubin, Docteur en Études slaves contemporaines : spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Jean-Baptiste Guégan, Enseignant en géopolitique du sport, journaliste et consultant, Sciences Po

La Russie a été largement mise au ban du sport mondial depuis qu’elle a lancé son invasion de l’Ukraine, laquelle a notamment coûté la vie à de nombreux athlètes ukrainiens.
Texte intégral (2437 mots)

Lukas Aubin, directeur de recherche à l’IRIS, spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport et membre associé du Centre de Recherches Pluridisciplinaires Multilingues (CRPM) à l’université Paris-Nanterre, et Jean-Baptiste Guégan, expert en géopolitique du sport et enseignant à Sciences Po Paris, viennent de publier aux éditions Tallandier La Guerre du Sport, une nouvelle géopolitique, un ouvrage complet qui met en lumière l’influence des grands enjeux internationaux sur un un monde du sport à l’apolitisme de plus en plus illusoire. Nous vous en proposons ici quelques extraits consacrés à l’impact de l’invasion de l’Ukraine par la Russie sur l’univers sportif de ces deux pays… et au-delà.


L’impossible apolitisme du sport mondial face à la guerre en Ukraine

À la suite de l’invasion du 24 février 2022, des organismes tels que le CIO, l’UEFA et la Fifa appellent rapidement à l’exclusion de la Russie du monde du sport. En conséquence, le 5 mars, 37 nations dirigées par le Royaume-Uni signent une déclaration conjointe interdisant à la Russie et à la Biélorussie d’organiser ou de se voir attribuer des événements sportifs internationaux ou encore d’y soumissionner. Parmi les signataires, des pays principalement occidentaux tels que la France, l’Allemagne, l’Australie, les États-Unis et le Canada se positionnent en faveur de sanctions à l’encontre de la Russie. Cette déclaration est catégorique : « La guerre non provoquée et injustifiable de la Russie contre l’Ukraine, soutenue par le gouvernement biélorusse, est répugnante et constitue une violation flagrante de ses obligations internationales. » Ainsi, du point de vue sportif et diplomatique, la Russie se retrouve isolée.

[…]

La création d’un nouvel ordre mondial du sport ?

Dans les paroles et les actions, le pouvoir russe privilégie depuis le début de l’invasion la création d’un pôle sportif alternatif à l’échelle mondiale pour contrer les institutions sportives internationales traditionnelles telles que le CIO ou la Fifa.

En pratique, cela impliquerait de se passer du sport mondial, de le remplacer ou de rivaliser avec lui. En Russie, par exemple, l’idée de diviser le mouvement olympique gagne du terrain. Il s’agirait de séparer les Jeux en deux parties : à l’Ouest, les Jeux occidentaux, et à l’Est, les Jeux russes « traditionnels ». Ces Jeux à la russe se dérouleraient en été en Crimée et en hiver à Sotchi. Ils puiseraient leur légitimité dans les liens historiques plus ou moins confirmés de ces régions avec la Grèce antique. En 2007, pour obtenir les Jeux de Sotchi, Vladimir Poutine avait rappelé aux membres du CIO que « les Grecs anciens ont vécu près de Sotchi. J’ai vu le rocher près de Sotchi où, selon la légende, Prométhée était enchaîné. Prométhée qui a donné le feu aux hommes, le feu qui est finalement la flamme olympique ». Depuis, l’argument du mythe est souvent utilisé pour évoquer cette région russe, composée du Caucase et de la péninsule de Crimée. Selon Vladimir Poutine, ces terres sont sacrées et pourraient servir de cadre à un nouvel ordre mondial du sport.

Dans le cadre de ce scénario et pour rivaliser politiquement et sportivement avec succès avec le mouvement olympique, le pouvoir russe cherche déjà des alliés […]. L’objectif est de solliciter les pays membres de la CEI, de l’Organisation de coopération de Shanghai et les BRICS pour qu’ils participent à cette ambition. Ces trois organisations regroupent plusieurs acteurs majeurs du sport mondial, parmi lesquels la Chine occupe une place de choix. Si ce projet russe réussissait, il pourrait donner naissance à un nouvel ordre mondial du sport destiné à rivaliser avec les institutions historiques du sport moderne telles que le CIO ou la Fifa. Concomitante à une dynamique plus générale de désoccidentalisation du monde, cette influence dépasse très largement le cadre sportif.

Le sport ukrainien, c’est la guerre avec les balles

Depuis le 24 février 2022, pour Volodymyr Zelensky et l’Ukraine, le sport, c’est la guerre avec les balles. En effet, à l’heure du conflit russo-ukrainien, le domaine sportif en Ukraine a subi une transformation significative.

Initialement, au lendemain de l’invasion et sur une période de moins de deux mois, les autorités nationales ont suspendu l’ensemble des activités sportives en Ukraine. L’accent était alors mis sur l’effort de guerre, et les installations sportives ont été utilisées par les militaires ukrainiens comme bases de repli ou de déploiement. Cela explique pourquoi les installations sportives, telles que les stades ou les gymnases, sont souvent la cible des forces russes, car elles pourraient potentiellement abriter des unités ukrainiennes entières.

Par la suite, lorsque l’armée russe a commencé à faire du surplace voire à reculer sur le terrain, le secteur sportif ukrainien a pris une nouvelle orientation. Certains clubs de football ont obtenu la permission de jouer des matchs de charité à l’étranger, malgré la loi martiale interdisant aux hommes âgés de 18 à 60 ans de quitter le territoire. Ces matchs visaient à sensibiliser à la cause ukrainienne. De même, les athlètes en préparation pour d’importantes compétitions ont pu s’entraîner à l’étranger.

Par exemple, l’équipe nationale de football a été autorisée à s’entraîner en Slovénie pendant un mois en mai 2022 en vue des qualifications pour la Coupe du monde de football 2022 au Qatar. Ainsi, le soft power sportif a contribué symboliquement à l’effort de guerre. Les autorités estimaient qu’un athlète ukrainien était plus utile sur le terrain sportif que sur le front militaire. Selon elles, il offrait un double avantage en donnant à l’Ukraine une visibilité internationale et en pouvant potentiellement rehausser le moral des troupes déployées sur le terrain. Cette dimension ne doit pas être sous-estimée : une victoire sportive pour un athlète ukrainien procurait aux soldats, qui suivaient régulièrement les matchs et les résultats, un certain espoir et un regain de moral.

À partir de la mi-juin 2022, le sport à l’échelle nationale a progressivement retrouvé sa place, bien que dans des conditions exceptionnelles. Par exemple, la Première Ligue ukrainienne de football a obtenu l’autorisation de débuter la saison 2022-2023 fin août. Toutefois, les règles ont été adaptées à la situation du moment. Les spectateurs ne sont plus autorisés à assister aux matchs, et ceux-ci nécessitent une autorisation systématique de l’administration militaire pour avoir lieu. Si une alerte de raid aérien potentiel retentit dans un rayon de moins de 500 mètres, le match est interrompu et les joueurs se réfugient dans les vestiaires, ce qui se produit régulièrement. Après un an et demi de guerre, aucun footballeur ukrainien n’a été blessé. Cependant, certains matchs ont duré plus de cinq heures au total.

Paradoxalement, l’Ukraine continue de participer activement aux événements sportifs européens et mondiaux. Chaque compétition internationale offre l’opportunité aux autorités de promouvoir les intérêts du pays dans un contexte de guerre. De plus, certains clubs ukrainiens sont accueillis par les alliés géopolitiques les plus proches de l’Ukraine. Par exemple, le Dynamo Kyiv s’entraîne et joue certains de ses matchs à Cracovie, en Pologne. Dnipro, quant à lui, joue et s’entraîne à Košice, en Slovaquie, de manière permanente. En général, de nombreux athlètes et entraîneurs ukrainiens, actifs ou non, ont choisi de rejoindre le front dans l’est de l’Ukraine, mettant leur carrière en suspens. Le cas emblématique est peut-être celui de Yuriy Vernydub, entraîneur ukrainien du Sheriff Tiraspol, qui est parti au front dès le lendemain de l’invasion. Il est important de noter que ces professionnels du sport proviennent souvent de divisions sportives moins importantes. En effet, les athlètes de renom préfèrent généralement contribuer à l’effort de guerre d’un point de vue sportif et symbolique.

Le cas des supporters des clubs ukrainiens est également notable. Depuis 2014 et surtout depuis l’invasion russe en Ukraine, de nombreux ultras ont rejoint le front pour combattre ensemble, mettant de côté leur rivalité sportive. En temps de paix rivaux, les supporters du Shakhtar Donetsk et du Dynamo Kyiv combattent ensemble contre leur ennemi commun.

La stratégie politique et sportive de Volodymyr Zelensky après l’invasion russe

Depuis le 24 février 2022, la stratégie internationale de Volodymyr Zelensky s’est intensifiée dans le domaine sportif, trouvant écho dans l’espace médiatique mondial. Les ministères, les organisations privées et le comité olympique ukrainien, tous les organes politiques, économiques et sportifs du pays sont mobilisés pour transmettre un message : l’exclusion de la Russie doit durer tant que l’invasion se poursuit.

Le hashtag #boycottrussiansport en est devenu le symbole. De manière concrète, les arguments ukrainiens peuvent être résumés en cinq points. La Russie devrait être exclue des événements sportifs mondiaux et des Jeux olympiques de Paris 2024 car elle est un État envahisseur et terroriste ; les athlètes russes sont de quelque manière liés à l’État russe ou à l’armée russe ; le régime de Vladimir Poutine exploite le sport à des fins de propagande ; dans de telles conditions, l’équité des compétitions sportives (Jeux olympiques, Coupe du monde, etc.) ne peut être maintenue ; les athlètes ukrainiens perdent la vie au front ou ne peuvent pas s’entraîner convenablement pour les grandes compétitions internationales, par conséquent la Russie et la Biélorussie ne devraient pas être autorisés à y participer.

Pour diffuser ces arguments, le gouvernement ukrainien utilise divers canaux. Tout comme Volodymyr Zelensky utilise son smartphone pour communiquer avec différentes générations, les principaux porte-parole du sport ukrainien exploitent les canaux et les codes contemporains pour diffuser leur message. Les réseaux sociaux tels que TikTok, Facebook ou Instagram sont fréquemment utilisés pour diffuser des propos politiques liés au sport. On peut souvent voir circuler des vidéos de quelques secondes transmettant un message percutant. Par exemple, l’une de ces vidéos virales montre un athlète russe lançant un javelot dans les airs. Le javelot se transforme ensuite en obus, suit la trajectoire de l’athlète et finit par s’écraser sur un bâtiment ukrainien. Un message s’affiche alors à l’écran : « Boycott Russian Sport. »

Ces extraits sont issus de « La Guerre du sport. Une nouvelle géopolitique » de Lukas Aubin et Jean-Baptiste Guégan, qui vient de paraître aux éditions Tallandier.

En général, tous les médias sont utilisés par l’Ukraine pour défendre ses intérêts. Par exemple, le site web du ministère ukrainien de la Jeunesse et des Sports est en ukrainien, mais une bannière en gras et en anglais apparaît en haut de la page, indiquant : « Russian and Belarusian athletes who support the war in Ukraine. » la bannière, les internautes ont accès à une liste d’athlètes russes et biélorusses soutenant officiellement l’invasion russe en Ukraine. Le compte Facebook du ministère suit la même approche, avec une bannière principale affichant à nouveau le hashtag #boycottrussiansport, cette fois-ci en lettres sanglantes.

Pour avoir un impact encore plus fort, le Comité des sports d’Ukraine (SKU), chargé de promouvoir le développement des sports non olympiques, a lancé le projet Angels of Sport via un site web recensant les athlètes et entraîneurs ukrainiens professionnels décédés au combat depuis le 24 février 2022.

The Conversation

Lukas Aubin est directeur de recherche à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS).

Jean-Baptiste Guégan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

15.05.2024 à 17:45

Récit d’un voyage d’études au Rwanda, 30 ans après le génocide des Tutsi

Fabien Théofilakis, Maître de conférences, histoire contemporaine, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Près de 30 ans après le génocide, un enseignant en histoire part au Rwanda avec 18 étudiants visiter des mémoriaux pendant 10 jours. Une expérience formatrice et transformatrice.
Texte intégral (4129 mots)
Présentation du guide en amont de la visite, Nyarubuye Genocide Memorial, 13/07/2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

SUR LE TERRAIN

En juillet 2023, l’historien Fabien Theofilakis (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) est parti pour un voyage d’études avec ses étudiants de Master de Paris 1 et de la Europa-Universität Viadrina en Allemagne. Pendant deux semestres, il a travaillé avec eux sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994, dans une approche comparative avec la génocide des Juifs en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce voyage a bouleversé les étudiants et leur enseignant. Il a donné lieu à un blog et à une exposition itinérante, leurs ressentis et leurs apprentissages, constituant ainsi un nouvel espace de réflexion et de mémoire. Il nous livre ici, avec Inès de Falco, l’une des étudiantes du Master, le récit d’un voyage qui a confronté le groupe à la question de la violence extrême, de l’empathie, de l’altérité et de la façon dont on pouvait partager et rendre compte, en humains et en historiens, d’une expérience aussi marquante.

Attention, cet article contient des descriptions de violences qui peuvent choquer les plus sensibles.


Nous entrons dans une grande hutte plutôt faite de planches de bois avec un sol en béton. La pièce est quasiment vide et nous contient tous, à peine. Le guide nous explique qu’il s’agissait du lieu où l’on préparait les repas, puisque les réfugiés tutsi, pensant retourner chez eux, avaient apporté des ustensiles. Et là, nous dit-il, en faisant signe au groupe de s’écarter afin de montrer, dans l’un des coins de la pièce, une grande tache que nous regardons dans un silence respectueux. Et là, nous dit-il, de sa voix posée qui nous accompagne depuis le début de la visite, c’est une tache de sang, du sang des femmes tutsi enceintes que les Hutus éventraient vivantes pour en extraire les fœtus qu’ils éclataient contre le mur.

Nous sommes au Ntarama Genocide Memorial. Nous sommes le 12 juillet 2023, le lendemain de notre arrivée.

Je suis au Rwanda près de 30 ans après le génocide avec 18 étudiants de Master 1 et 2, issus, à parts égales, des universités de Paris 1 Panthéon Sorbonne et de la Europa-Universität Viadrina en Allemagne, où j’enseigne alors comme professeur invité.

Nous avons beau avoir travaillé sur le génocide des Tutsi au Rwanda en 1994 deux semestres durant dans une approche comparative avec le génocide des Juifs en Europe lors de la Seconde Guerre mondiale, quelque chose nous saisit qui nous transforme, lentement ou brusquement, quelque chose qui à la fois va anesthésier et aiguiser nos émotions et réflexions, quelque chose de l’ordre d’un processus qui se déploie tout au long des 10 jours que nous avons passés à visiter, entre les 10 et 20 juillet 2023, une dizaine de mémoriaux nationaux.

Des salles de séminaire en Europe aux lieux de massacre au Rwanda, nous passons des traces de la violence à la violence des traces. Comment y réagit-on en tant que chercheur ou étudiant ? En tant qu’Occidental dont la mémoire culturelle est dominée par le paradigme de la Shoah ?

Environs de Nyarubuye, 13 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Appréhender la violence génocidaire par le terrain

L’église de Ntamara, les collines de Bisesero, l’école technique de Murambi : que visitons-nous quand, fraîchement débarqués de l’aéroport de Kigali, nous suivons nos guides dans ces lieux qui furent le lieu de l’assassinat de Tutsi – femmes, enfants, personnes âgées – qui se comptent toujours en milliers, voire en dizaines de milliers ? Assurément, une confirmation des nombreuses lectures et discussions en séminaire, qui viendrait comme nous rassurer en offrant une mise à distance de l’immédiateté si déstabilisante des traces ? Peut-être aussi, sur le mode de l’ambivalence, l’expectation de cette horreur indicible tant décrite par les témoignages analysés en Europe.

Très vite, il s’avère toutefois que la confrontation avec cette violence génocidaire qui, en cent jours (du 7 avril à mi-juillet 1994), a tué un million de personnes – 10 000 par jour – fait naître une autre réaction qui questionne notre référentiel mémoriel et introduit un autre rapport aux traces du génocide.

Nyamata Genocide Memorial, 12 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Le Kigali Genocide Memorial qui ouvrait notre programme a proposé une entrée en matière presque trompeuse tant son architecture reproduit celle de Yad Vashem à Jérusalem (les deux ont d’ailleurs été conçus par le même organisme, AEGIS Trust).

C’est aussi quasiment le seul à proposer des cartels en anglais, permettant une visite individuelle. Mais, une fois quitté ce musée-mémorial, passage quasi obligé au Rwanda pour le touriste occidental un peu curieux, les habits ensanglantés de Ntarama exposés sur les bancs de l’église, les machettes qui ont servi, au couvent de Nyarubuye, à « travailler » (comprendre découper) les réfugiés, les crânes colorés par la terre dans laquelle ils ont été ensevelis, qui remplissent des salles à Bisesero, et ces ossements – ces crânes, ces fémurs, ces bassins – que nous retrouvons, en séries, dans chacun des lieux, rendent la compréhension par rapprochement au connu impossible.

Les débriefings – exercice de libre parole à la fois, semble-t-il, attendu et appréhendé par les étudiants – qui concluent chaque journée me font prendre conscience combien notre façon de voir qui est aussi une façon de percevoir et de concevoir suscite une attente prédéterminée – donc réductrice – de ce que doit être une exposition de la violence et de sa compréhension. Pour lever l’écran que constitue notre point de vue et en faire un point de comparaison heuristique, il est nécessaire de mettre à distance ce référentiel hérité de nos cultures mémorielles nationales.

Les visites, mais surtout les discussions (in) formelles après avec les étudiants comme celles des étudiants entre eux nourrissent une opération de dévoilement intellectuel salutaire de notre européanité. « Tu n’as rien vu au Rwanda ! » si nous cherchons à visiter ces mémoriaux comme nous aurions visité le mémorial de l’Internement et de la Déportation de Compiègne ou celui des Juifs assassinés à Berlin. In situ, les traces nous font ressortir les spécificités de ce génocide des voisins dans lequel 60 % des victimes ont été tuées sur leur colline par des personnes de leur interconnaissance comme elles rendent visible dans le paysage l’omniprésence des lieux de tueries.

Une expérience éprouvante

En nous exposant, la confrontation avec la violence génocidaire nous a tous poussés à nous dévoiler. À un moment ou un autre du séjour, nul d’entre nous n’a pu faire l’économie de s’interroger pour savoir ce qu’a provoqué cette exposition à la violence et en quoi elle a influencé ses catégories et capacités d’analyse.

Cette expérience, Inès de Falco – en deuxième année de Master recherche en Histoire à Paris 1 – l’a faite quand elle visite le mémorial de Murambi, le sixième jour : ce matin-là, dit-elle :

« Je me lève et me dis que je vais encore voir des os, que je vais jeter un coup d’œil dans des tombeaux entrouverts. J’accepte cette information me persuadant que c’est pour mieux comprendre le génocide des Tutsi. »

Pourtant, ce jour-là, seuls neuf des 21 participants que compte le groupe achèvent la visite, dont Inès de Falco, qui raconte :

« Certains se sont révoltés face à cette exposition de l’horreur dans sa forme la plus crue : des squelettes chaulés exposés sur des claies ; des cadavres conservés dans ces cylindres transparents avec pour seules indications leur taille, poids, âge et la cause supposée de leur décès ; les baraques occupées par des soldats français après la défaite des génocidaires, où des viols collectifs ont été organisés, le terrain de volley-ball de ces soldats jouxtant la fosse commune. »

Comment réagir face à ce que nous avions pourtant discuté lors du semestre ?

« Devons-nous nous horrifier d’une forme de déshumanisation des morts ou devrions-nous réfléchir sur cette manière de faire mémoire ? La seule chose qui me vient à l’esprit huit mois après Murambi est de ne jamais, absolument jamais, s’habituer à l’horreur, peu importe à quel point elle est inconfortable, car s’y habituer c’est, d’une certaine façon, l’accepter. »

Escaliers menant aux sous-sols funéraires. Église du mémorial de Nyamata, 12 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Des sens au sensible : que faire des émotions ?

Aller sur les traces d’un génocide une génération plus tard, c’est faire à chaque instant cette expérience si particulière d’un pays plein de vie – plus des deux tiers des 14,4 millions de Rwandais en 2024 sont nés après le génocide –, transformé par l’une des croissances économiques les plus fortes d’Afrique, offrant des paysages magnifiques et ne pas s’empêcher, dans la rue, au restaurant, au marché, de se demander si celui-ci a tué ou celle-là survécu.

Ce passé-présent qui saisit les Européens que nous sommes provoque d’abord une certaine confusion des sentiments et révèle combien nos chères études nous préparent assez mal à les considérer pour apprendre à utiliser nos sens dans la compréhension de la violence génocidaire.

À nouveau, le séjour se révèle être une ré-éducation. Au Nyarubuye Genocide Memorial, cela devient évident quand notre guide manipule des armes qui servirent à massacrer 20 000 Tutsi, des vêtements dont les couleurs permettent d’identifier certaines professions des victimes, un fémur parmi les centaines exposés, avec le même naturel qu’elle avait quelques minutes auparavant dans la cour ensoleillée du mémorial offert des grenadelles récoltées devant nous. Ébahissement assuré.

Regarder sans déshumaniser

La place de l’artefact, omniprésent pour signifier la disparition – et corrélativement la quasi-absence de la figure du témoin comme médiateur mémoriel – comme le rapport immédiat que le visiteur peut entretenir avec lui, interroge le regard que nous posons sur ces ossements dès lors que nous ne venons pas, en Rwandais, dans ces mémoriaux pour nous recueillir. Quelle est alors la bonne attitude, somatique et sociale d’abord ; intellectuelle ensuite dès lors que la vitrine, si fréquente en Europe, ne fait plus barrière avec l’horreur ? Comment regarder sans voyeurisme ni déshumanisation qui achèverait la négation voulue par les perpétrateurs ?

Inès de Falco revient sur ce sensible devenu facteur de compréhension :

« Le parcours universitaire que j’ai suivi encourage à partir de soi pour aller vers l’événement. Rien n’ait affaire de soi en histoire, mais tout est affaire de l’autre : l’autre du passé, celui qui a disparu, celui qui est mort. Paradoxalement, dans cette approche, j’ai toujours pensé qu’il n’y avait de la place pour les vivants que dans la mesure où l’on devait s’effacer pour écrire une histoire plus grande que nous. Or, le Rwanda m’a appris tout l’inverse. Je suis dans une église et je suis témoin d’une petite trace du génocide face à cet autel devenu lors des massacres lieu de décapitation. Je suis dans un mémorial et je vois ces vêtements d’enfant, qui auraient pu être ceux de mes sœurs. Je suis dans le bus et j’échange, je ris avec mes camarades pour oublier un peu la mort. Au Rwanda, je ne réfléchis qu’avec mes émotions, omniprésentes. Et alors que je vois mon reflet dans les autres et que je culpabilise d’être si égoïste, je comprends qu’en passant par mon moi, en accueillant mes émotions et mon empathie, je m’approche un peu plus d’une compréhension du génocide des Tutsi. Au Rwanda, j’ai révisé l’histoire telle que je l’avais connue, scientifique et rigoureuse car mes émotions sont devenues à ce moment-là mon vecteur de savoir, d’introspection, d’ouverture à l’autre. »

Rencontres, Nyanza-Kicukiro Genocide Memorial, 17 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Revenir du Rwanda

L’aventure ne s’est pas arrêtée avec le départ le 20 juillet 2023 : il a fallu revenir et savoir ce qu’enseignant comme étudiants, nous allions faire de ça. De quoi étions-nous devenus dépositaires, même à notre corps défendant ? Les différents billets du blog rédigés sur place laissaient déjà sourdre une réflexion sur l’après. Pour certains étudiants, il est apparu impossible de retourner à leurs occupations sans coup férir mais il n’était pas non plus évident de trouver, seul, la voie pour poursuivre la confrontation-réflexion.

C’est par le collectif que la réponse a été trouvée à travers une exposition « Le Rwanda et nous : retour sur un voyage au Rwanda trente ans après le génocide » réalisée sous ma direction : douze panneaux écrits à plusieurs mains et illustrés de photos originales pour revenir sur les traces, celles laissées sur place par le génocide, celles que le génocide a gravées en ces participants du voyage d’étude, celles enfin imprimées sur les panneaux en espérant qu’elles le soient sur leurs lecteurs, des deux universités partenaires et au-delà. Les étudiants ont ainsi saisi combien le besoin de faire partager ce qu’ils avaient ressenti était un moyen de revenir sur cette expérience et de vivre avec elle, dès lors qu’elle faisait partie de leur histoire comme le génocide fait partie de la nôtre.

Nyange Genocide Memorial, 18 juillet 2023. Gauthier Lechapelain, Fourni par l'auteur

Le retour pour l’enseignant-chercheur que je suis a également abondé en réflexions sur la pratique de la comparaison – asymétrique au besoin – qui rend visibles les évidences que l’on peut alors questionner (nos mémoriaux dédiés à la Seconde Guerre mondiale sont un des possibles muséographiques pour exposer la violence extrême) et vient enrichir des perspectives de recherche, notamment quant aux acteurs et aux échelles (avec par exemple le débat sur le statut des bystanders (« spectateurs ») dans la Shoah.

Sans doute cette pratique de la comparaison est-elle à développer à partir de l’analogie car son égalité de rapport paraît respectueuse des spécificités de chaque situation. Réflexions aussi sur la nécessaire prise en compte du sensible dans l’appréhension des phénomènes historiques, en l’occurrence génocidaires, comme de la subjectivité du chercheur afin d’assumer ses biais ; réflexion encore sur les processus de muséographie, de remémoration et de politique mémorielle d’événements de violence extrême. Revenir sur les traces du génocide au Rwanda, c’est accepter d’occuper – un peu – la place du provincial en son champ d’expertise pour contribuer à son renouvellement et considérer, en retour, que le génocide des Tutsi au Rwanda peut aussi nous dire quelque chose sur celui des Juifs en Europe un demi-siècle plus tôt. Défi immense.


Je remercie Inès de Falco pour ses contributions et sa relecture de l’article qui a été conçu de concert.


Pour aller plus loin :

  • Certaines réactions à chaud des étudiants peuvent être écoutées dans les podcasts réalisés par l’une des participantes, Yasmine Benaïssa, « Le Rwanda, sur les traces du génocide des Tutsi ».

  • L’exposition dont il est question dans cet article a été montrée début 2024 à l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et à la Europa-Universität Viadrina. Destinée à tourner en France, elle peut être réservée gratuitement par mail à mon adresse professionnelle (fabien.theofilakis@univ-paris1.fr).

The Conversation

Fabien Théofilakis ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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