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19.05.2024 à 19:09

Les mères chimpanzés continuent de jouer avec leurs petits même si elles sont mal nourries ou fatiguées

Zarin Machanda, Assistant Professor of Anthropology and Biology, Tufts University

Kris Sabbi, Fellow in Human Evolutionary Biology, Harvard University

Lorsque les ressources sont limitées, les mères, spécifiquement, supportent le coût énergétique des jeux avec leur progéniture.
Texte intégral (2059 mots)
Un jeune chimpanzé joue avec sa mère. Kris Sabbi

Les chimpanzés sauvages sont étudiés depuis plus de 60 ans, mais ils continuent d’émerveiller et de surprendre les observateurs, comme nous l’avons constaté durant l’été 2017 dans le parc national de Kibale, en Ouganda.

Nous observions les jeux des jeunes chimpanzés pour mieux comprendre comment ils grandissent. Pour la plupart des animaux vivant en groupe, le jeu fait partie intégrante du développement. Au-delà du simple fait de s’amuser, le jeu social leur permet de mettre en pratique des compétences physiques et sociales essentielles dont ils auront besoin plus tard dans leur vie.

Mais cet été-là, nous avons réalisé que les jeunes n’étaient pas les seuls à jouer. Les adultes se joignaient au jeu plus souvent que nous ne l’avions vu auparavant, en particulier entre eux. Le fait de voir des femelles chimpanzés adultes se chatouiller et rire a surpris même les chercheurs les plus chevronnés de notre projet.

Deux mamans avec leurs bébés jouent ensemble sur de petits arbres, et deux autres jeunes chimpanzés se joignent à elles.

Ce n’est pas le fait que les chimpanzés adultes jouent qui est inhabituel, mais le fait qu’ils le fassent si fréquemment. Un comportement que l’on observe habituellement une fois toutes les semaines ou toutes les deux semaines devient quelque chose que l’on voit tous les jours et qui dure parfois des heures.

Qu’est-ce qui avait donc changé cet été-là ? Pour nous, en tant que primatologues, c’est là que les choses intéressantes ont commencé.

Pourquoi les adultes jouent-ils ?

Les scientifiques pensent que la principale raison pour laquelle le jeu diminue avec l’âge est que les individus finissent par s’en passer au fur et à mesure qu’ils maîtrisent leurs capacités motrices et sociales et qu’ils adoptent des comportements plus adultes. Selon cette logique, les adultes ne jouent que rarement parce qu’ils n’en ont plus besoin. La situation est différente pour les espèces domestiquées comme les chiens, car le processus de domestication lui-même préserve les comportements juvéniles comme le jeu jusqu’à l’âge adulte.

Aucune de ces raisons n’expliquerait pourquoi nos chimpanzés adultes écartaient les bébés pour jouer entre eux cet été-là. Au lieu de nous demander pourquoi les adultes jouaient, nous avons dû nous demander ce qui pouvait, dans d’autres circonstances, les empêcher de jouer. Pour ce faire, nous avons dû revenir aux bases de la primatologie et examiner les effets de la nourriture sur le comportement.

L’été 2017 a été marqué par un pic saisonnier inhabituellement élevé d’un fruit rouge appelé Uvariopsis, un des aliments préférés des chimpanzés et qui est riche en calories. Pendant les mois où ces fruits sont mûrs et abondants, les chimpanzés passent plus de temps à se retrouver en groupe.

Ce type de surplus énergétique a été associé à des activités qui demandent beaucoup d’énergie, telles que la chasse. Nous nous sommes demandé si l’abondance de fruits pouvait également être liée au jeu social. Peut-être que le jeu des adultes est limité parce que les chimpanzés adultes n’ont généralement pas le temps et l’énergie nécessaires pour s’y consacrer.

Une femelle chimpanzé est assise avec son enfant sur une branche d’arbre
Rassembler suffisamment de nourriture pour se nourrir est une tâche quotidienne essentielle. Kris Sabbi

Quand la vie quotidienne empêche de jouer

Pour tester cette idée, nous nous sommes tournés vers les enregistrements du Kibale Chimpanzee Project, en extrayant près de 4 000 observations de jeux d’adultes sur une période de 10 ans.

Qu’il s’agisse de se battre avec un jeune chimpanzé ou de jouer à se courir après avec un autre adulte, la fréquence des jeux des adultes était fortement corrélée à la quantité de fruits mûrs dans le régime alimentaire au cours d’un mois donné. Lorsque la forêt regorgeait de nourriture de haute qualité, les chimpanzés adultes jouaient beaucoup.

Mais lorsque la quantité de fruits prisés diminuait, ce côté ludique disparaissait presque totalement, à l’exception des mères.

Chez les chimpanzés, les mâles sont beaucoup plus sociaux que les femelles. Ils investissent beaucoup de temps pour développer des amitiés et, en retour, ils récoltent les fruits de ces liens avec un rang de dominance plus élevé et plus de rapports sexuels. Pour les femelles, les coûts énergétiques élevés de la grossesse et de la lactation signifient que la socialisation se fait au prix du partage de la nourriture dont elles ont besoin pour elles-mêmes et leur progéniture.

Nous nous attendions à ce que le jeu, en tant que comportement social, suive d’autres modèles sociaux, les mâles jouant davantage et pouvant se permettre de jouer même lorsque l’abondance de nourriture était faible. À notre grande surprise, nous avons constaté le contraire. Les femelles jouaient plus, surtout pendant les mois où il y avait moins de fruits, parce que les mères continuaient à jouer avec leurs bébés même lorsque tous les autres chimpanzés avaient cessé de le faire.

Le coût caché de la maternité

Les chimpanzés vivent dans des sociétés multimâles et multifemmes qui présentent ce que les chercheurs appellent une fission-fusion. En d’autres termes, l’ensemble du groupe social est rarement, voire jamais, réuni. Au lieu de cela, les chimpanzés se divisent en sous-groupes temporaires, entre lesquels les individus se déplacent tout au long de la journée.

Lorsque la nourriture est rare, les groupes ont tendance à être plus petits et les mères sont souvent seules avec leurs petits. Cette stratégie réduit la compétition alimentaire avec les autres membres du groupe. Mais elle fait aussi des mères les seuls partenaires sociaux de leur progéniture. Le temps et l’énergie que les mères pourraient consacrer à d’autres tâches quotidiennes, telles que l’alimentation et le repos, sont plutôt consacrés au jeu.

Une mère chimpanzé s’amuse avec sa petite fille pendant qu’elle allaite son bébé.

Notre étude a non seulement révélé ce coût de la maternité jusqu’alors inconnu, mais elle a également mis en évidence l’importance pour ces jeunes chimpanzés que leurs mères acceptent ce coût.

Vous êtes peut-être curieux de savoir comment les pères des chimpanzés s’intègrent dans ce contexte. Les chimpanzés s’accouplent avec plusieurs individus, de sorte que les mâles ne savent pas quelle progéniture est la leur. Les mères doivent assumer seules les coûts de la parentalité.

Et chez les autres espèces de primates ?

Les chercheurs en développement de l’enfant savent que le jeu, et en particulier le jeu avec les parents, est d’une importance capitale pour le développement social de l’être humain.

Les chimpanzés et les humains s’adonnent à des jeux similaires.

Les chimpanzés étant l’un de nos plus proches parents vivants, ce type de similitudes comportementales entre nos espèces n’est pas rare.

Mais tous les parents primates n’ont pas recours à des jeux coûteux en énergie. En fait, il n’existe pratiquement aucune trace de mères singes jouant avec leurs bébés. La plupart des autres espèces de primates, comme les babouins et les capucins, ne se séparent pas pendant la journée, ce qui permet aux bébés de jouer entre eux et aux mères de se reposer.

Il reste à vérifier directement si le jeu maternel est le produit d’un groupe de fission-fusion ou s’il répond aux besoins de développement de la progéniture. Mais la responsabilité de jouer avec ses petits trouve certainement un écho chez de nombreux parents humains qui ont été soudainement amenés à devenir les principaux partenaires de jeu de leurs enfants lorsque Covid-19 a interrompu les activités normales.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

15.05.2024 à 17:45

Parasols géants et blanchiment du ciel : de fausses bonnes idées pour le climat

Emmanuelle Rio, Enseignante-chercheuse, Université Paris-Saclay

François Graner, Directeur de recherche CNRS, Université Paris Cité

Roland Lehoucq, Chercheur en astrophysique, Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)

La technologie nous permettra-t-elle d’intervenir sur le climat à l’échelle de la planète ? Décryptage de deux idées : les parasols spatiaux et le largage d’aérosol dans l’atmosphère.
Texte intégral (2172 mots)
Znamia-2, déployé en 1993, est le seul réflecteur solaire à n’avoir jamais été mis en service. Mais pour limiter le flux solaire, il faudrait couvrir une surface du ciel bien plus importante que ce satellite. RSC Energia/Wikimedia Commons, CC BY

L’inquiétude quant au changement climatique grandit et fait malheureusement naître des projets aussi grandioses qu’alarmants. La géoingénierie, c’est-à-dire les interventions à l’échelle de la planète entière grâce à la technologie, s’avère fertile en idées mais malgré tout controversée.

Si la Terre se réchauffe, c’est qu’elle reçoit plus d’énergie du Soleil qu’elle n’en émet vers l’espace : on dit qu’elle n’est plus à « l’équilibre radiatif ». D’après le GIEC, cette situation est sans aucun doute possible la conséquence de l’accumulation dans l’atmosphère des gaz à effet de serre émis par l’humanité depuis le début de l’ère industrielle.

Pour réduire le déséquilibre énergétique du système Terre, nommé forçage radiatif, la géoingénierie propose, par exemple, de limiter le rayonnement solaire frappant la Terre ou d’en renvoyer plus vers l’espace. Il serait possible, entre autres, de déployer des parasols spatiaux ou d’injecter massivement dans la stratosphère un aérosol diffusant la lumière solaire : du dioxyde de soufre. Ces propositions ont-elles quelque pertinence ?

Pour répondre à cette question, appliquons à ces deux projets une grille d’analyse générale d’une grande efficacité. D’une part, ces techniques respectent-elles les principes de la physique ? Si oui, sait-on en réaliser un prototype ? Et en ce cas, sont-elles industrialisables et implantables à grande échelle en vue d’un impact réel ? Autrement dit : sont-elles faisables concrètement ?

D’autre part, verrons-nous un gain en termes de matière, d’énergie, d’environnement, y compris en considérant un éventuel effet rebond ? Rendront-elles les humains plus autonomes ou généreront-elles inégalités et effets pervers contre certaines populations ? Permettront-elles d’éviter pollutions, nuisances et déchets, à court et à long terme ? En bref, auraient-elles des retombées bénéfiques ?

Parasols spatiaux : faire de l’ombre à la Terre

Une première proposition consisterait à interposer entre le Soleil et la Terre une sorte de parasol réduisant le rayonnement solaire frappant notre planète. Sur le papier, c’est simple et cela respecte les principes physiques connus : des exemples de petite taille sont couramment utilisés pour limiter l’échauffement des satellites, dont le fameux télescope spatial James Webb. Le déploiement d’une grande structure réfléchissante a déjà été réussi par le projet russe Znamia, développé dans un autre but dans les années 1990.

Le problème arrive avec l’industrialisation. Pour que des parasols spatiaux aient un impact significatif, il faudrait qu’ils aient une aire totale gigantesque. Les coûts et les ressources nécessaires pour atteindre un effet suffisant deviendraient donc, eux aussi, démesurés. Afin de réduire ces coûts, la Planetary Sunshade Foundation (PSF) propose de placer un seul parasol spatial à 1,5 million de kilomètres de la Terre en direction du Soleil, à l’endroit appelé point de Lagrange L1. PSF estime ainsi pouvoir réduire le flux solaire d’environ 1 % pour un parasol de 650 kilomètres de rayon. Ce chiffre paraît petit, mais il est très important : cela compenserait cinq fois le déséquilibre radiatif provoqué par la totalité des gaz à effet de serre émis par l’humanité depuis le début de l’époque industrielle.

Un prototype difficile à industrialiser

Des chercheurs suédois estiment que le coût d’une telle opération pourrait être compris entre 5 000 et 10 000 milliards de dollars… ce qui serait concevable s’il fallait absolument en passer par là pour sauver la vie humaine sur la planète. Mais d’où vient ce chiffre ? C’est qu’il faut envoyer, dans la version minimale du projet, 34 millions de tonnes de miroirs dans l’espace. Or, depuis les débuts de l’ère spatiale, l’humanité n’a envoyé dans l’espace que 16 500 tonnes de matériel. En outre, même Starship, le lanceur super-lourd de SpaceX encore en développement, ne pourra envoyer que 100 tonnes à la fois. Il faudrait donc 340 000 lancements de cette fusée pour y parvenir !

Enfin, ce parasol aurait d’autres inconvénients majeurs : sa mise en place utilisera une quantité gigantesque de matières et d’énergie, dont l’extraction et l’usage aggraveraient le réchauffement qu’il vise à diminuer. Surtout, il provoquerait la réaction connue qui annule les gains positifs d’une solution technique : l’effet rebond. En effet, si on croyait avoir évité le réchauffement climatique, cela risquerait d’entraîner un relâchement des efforts (déjà trop faibles) de réductions d’émission de gaz à effet de serre. Or, si la croissance économique perdure, et l’augmentation exponentielle des émissions de gaz à effet de serre avec, aucun progrès n’aura été accompli.

Le dioxyde de soufre : une solution efficace sur le papier

Quant à la seconde proposition, qui consiste à envoyer du dioxyde de soufre (SO₂) dans la haute atmosphère, on sait depuis longtemps que son principe physique est valable : cela peut effectivement provoquer un refroidissement global. En effet, les aérosols soufrés diffusent la lumière du soleil et agissent comme des noyaux de condensation de nuages, les rendant plus fréquents et plus durables. C’est pour cette raison que l’éruption du volcan philippin Pinatubo, en 1991, produisit un refroidissement significatif à l’échelle mondiale : en 1992-1993, on estime la diminution de la température moyenne au sol entre 0,5 et 0,6 °C dans l’hémisphère nord et 0,4 °C sur l’ensemble du globe.

Et le prototype est faisable… presque trop facilement. Sans demander l’autorisation à qui que ce soit, la start-up états-unienne Make Sunsets a testé l’envoi de particules soufrées dans la stratosphère depuis le sol mexicain. S’appuyant sur cette démonstration, elle propose aux entreprises émettrices de carbone de compenser leurs émissions, moyennant finances. Le Mexique a vigoureusement réagi, mais la start-up existe toujours. Ce scénario est le sujet du roman de science-fiction Choc terminal, de Neal Stephenson.

De plus, il est faisable d’émettre du soufre à grande échelle. L’activité humaine a déjà entraîné l’émission de quantités de SO₂ suffisantes pour induire un effet significatif et masquer une partie du réchauffement climatique en cours. Le GIEC a même calculé le refroidissement entraîné par les émissions d’aérosols. C’est justement l’efficacité de cet effet que mettent en avant les marchands de droits d’émission.

Pluies acides, impacts climatiques, ciel blanc… Pourquoi jouer aux apprentis sorciers ?

Le bât blesse sur les bénéfices attendus à long terme, là aussi à cause de l’effet rebond. En outre, compenser les émissions de CO2 (et d’autres gaz à effet de serre) par des émissions de SO2 n’arrête pas les premières. En traitant les symptômes mais pas la cause, on se condamne à envoyer en permanence du SO2 dans la stratosphère. En infligeant aux générations futures cette tâche digne des Danaïdes, condamnées à remplir sans fin un tonneau troué, nous amputons définitivement leur autonomie.

Par ailleurs, l’impact sur les climats régionaux d’une action à si grande échelle est aussi difficile à anticiper que celui du réchauffement climatique. Par exemple, les rendements agricoles pourraient s’effondrer, ou les pluies disparaître.

Surtout, le dioxyde de soufre provoque des pluies acides qui détruisent des forêts, et n’est pas bon à respirer : la qualité de l’air dépend entre autres de sa teneur en particules de SO2. La réduction de ces émissions fait à juste titre l’objet de politiques publiques. Depuis 2020, les émissions de SO2 du transport maritime international ont diminué d’environ 80 % grâce aux nouvelles réglementations de l’Organisation maritime internationale. Celles de la France ont suivi la même voie bénéfique pour la santé publique.

Autre conséquence, esthétique et tragique : des aérosols soufrés en suspension dans l’atmosphère diffuseraient la lumière du soleil dans tous les sens. La couleur du ciel s’en trouverait changée, passant du bleu au blanc. Bien que faisable technologiquement, cette solution est donc rejetée par notre grille d’analyse, car elle engendre de nouvelles nuisances et pollutions.

Quelle conclusion ?

Notre grille d’analyse des « fausses bonnes idées » s’applique non seulement aux technologies de modification du rayonnement solaire, mais à toutes les technologies. Renvoyer le rayonnement solaire, déclencher la pluie en semant des particules dans les nuages, capturer ou stocker du carbone, modifier génétiquement des plantes, ou encore déposer sur les glaciers des couvertures réfléchissantes (comme l’a déjà fait la Suisse pour un coût exorbitant) : tout ceci doit être passé au crible de cette grille. Le technosolutionnisme, c’est-à-dire la croyance que la technologie nous sauvera des dégâts de la technologie, peut mettre en péril l’ensemble du monde vivant, humanité incluse. Elle doit être remplacée par une analyse rationnelle qui mène à l’interdiction de ces jeux d’apprentis sorciers qui ne survivent pas à l’analyse. Remplaçons l’illusoire croissance « verte » par une voie compatible avec les contraintes physiques : celle de la décroissance.


Cet article a bénéficié de discussions avec François Briens (économiste et ingénieur en systèmes énergétiques), Jean-Manuel Traimond (auteur et conférencier) et Aurélien Ficot (épicier-libraire).

The Conversation

Emmanuelle Rio a reçu des financements de l'ANR.

François Graner est membre des « Amis de la Décroissance » et candidat aux élections européennes sur la liste « Pacifisme et décroissance ».

Roland Lehoucq ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

14.05.2024 à 17:00

Satellites à gogo : un sacré Graal

Yaël Nazé, Astronome FNRS à l'Institut d'astrophysique et de géophysique, Université de Liège

Les constellations de satellites ont déjà des impacts majeurs sur l’environnement et leurs lancements sont peu régulés.
Texte intégral (2069 mots)

En mi-mai 2024, 17 000 satellites avaient été lancés et 9 000 d’entre eux étaient encore actifs. Ce n’est pas fini : l’augmentation de la population orbitale suit une courbe exponentielle depuis quelques années… On prévoit ainsi un chiffre de 100 000 satellites en orbite pour la fin de cette décennie ! Clairement, on assiste à un changement de paradigme au niveau spatial et cela implique de se poser quelques questions, notamment quant aux raisons et aux impacts de cette croissance inédite.

À quoi vont donc servir ces milliers de satellites ? La plupart des projets concernent les communications. Utiliser un satellite pour communiquer n’est pas neuf, mais cet outil était peu utilisé. En effet, ces satellites étaient en orbite géostationnaire : il y a un côté pratique pour le pointage car le satellite se trouve toujours au même endroit du ciel, vu depuis un endroit sur Terre, mais la distance (36 000 km d’altitude) introduisait un délai de réponse (un quart de seconde environ aller-retour) peu agréable.

Les nouveaux satellites se trouvent beaucoup plus près de la Terre, à quelques centaines de kilomètres seulement. Avantages : le délai dû au trajet est quasiment indétectable. Problème : comme un satellite en orbite basse fait un tour autour de la Terre en 1h30, il ne passe que quelques minutes au-dessus d’un endroit donné. Il faut donc plusieurs satellites pour assurer les communications en permanence. Et quand on dit plusieurs, ce n’est pas deux ou trois… Il s’agit de mégaconstellations de centaines, voire de milliers de satellites, d’où la frénésie de lancement actuelle. En plus, il existe plusieurs projets concurrents, dont les plus connus – mais pas les seuls ! – sont Starlink de Space-X (12 000 satellites autorisés, 42 000 proposés), Kuiper d’Amazon (plus de 3 200), et OneWeb d’Eutelsat (environ 600).


À lire aussi : Starlink : les dommages collatéraux de la flotte de satellites d’Elon Musk


Des applications militaires

Avant de lancer autant d’objets, on pourrait se demander qui aura besoin d’une telle infrastructure… De nombreux pays, comme la France ou le Japon, ont de très bonnes installations au sol pour les communications : pas besoin de satellites pour eux. D’ailleurs, le débit offert par ces satellites est bien moindre que ce que peut offrir une connexion par fibre (qui en outre est moins chère pour l’utilisateur) voire par mobile en 5G : le choix est donc vite fait.

Par contre, on peut identifier trois groupes potentiellement intéressés. Tout d’abord, les communautés isolées, loin des grosses villes. On peut penser par exemple à des villages dans l’Himalaya ou des troupes bédouines dans le Sahara. Les grands pontes de ces mégaconstellations ne s’y sont pas trompés et vantent évidemment l’accès partout et pour tous… Il faut toutefois nuancer : ces communautés isolées n’ont pas toujours les moyens de se payer cet Internet satellitaire ! Plus richement dotées, les compagnies maritimes sont une cible de choix : leurs bateaux sillonnent les mers, où l’on peut oublier la connexion par fibre ou réseau GSM, évidemment – le satellite constitue ici une solution évidente. Encore mieux : les militaires. En opération, ils veulent évidemment pouvoir communiquer sans problème n’importe où, n’importe quand, quelles que soient les conditions, et à n’importe quel prix ! Ce n’est pas pour rien que le projet européen IRIS-2 comporte un volet clairement destiné aux armées du continent…

Par contre, s’il s’agit de satellites privés, on peut avoir des surprises, par exemple quand Elon Musk aurait décidé de couper la communication pour les Ukrainiens s’approchant trop près de la Crimée.

Une mégaconstellation, ce n’est donc pas forcément utile mais est-ce au moins rentable ? Starlink a lancé deux prototypes en 2018 et un service minimal a pu commencer deux ans plus tard. Pour se connecter, pour le moment, il faut bien sûr acheter un terminal spécifique, sorte de « box » Internet : jusqu’ici, ils étaient vendus à perte – le coût de revient vient juste de passer sous le prix de vente… Et si les chiffres exacts de la comptabilité de la compagnie Starlink restent secrets, les informations filtrant au compte-goutte annoncent un profit minime, marginal, et certains mois seulement. Musk lui-même annonçait en octobre 2022 une perte de vingt millions par mois. On est loin des prévisions de 2015 : deux millions de clients contre vingt annoncés, 1,4 milliard de chiffre d’affaires contre 12 annoncés. Bref, huit ans après le lancement du projet, la question de la rentabilité n’est pas encore résolue.

Impact à tous les étages

Peupler ainsi l’orbite basse ne se fait pas sans conséquences. La plupart du temps, on en mentionne deux : la pollution du ciel nocturne et les collisions. Pour la première, si vous avez eu la « chance » de voir passer dans le ciel un « train » Starlink, vous ne risquez pas d’oublier cette brillante balafre pointillée défigurant la voûte céleste…

On peut aussi penser à BlueWalker 3, aussi brillant que les étoiles les plus brillantes du ciel, or ce n’est encore qu’un « petit » prototype de la future constellation des « BlueBirds » de AST SpaceMobile.

Bref, pas étonnant que les astronomes ainsi que tous les groupes aux traditions célestes s’arrachent les cheveux de désespoir ! Côté risque de collision, c’est mathématique : plus il y a de monde, plus on risque de se cogner. C’est un peu comme rouler sur l’autoroute à la vitesse maximale et devoir éviter toutes les dix minutes un autre véhicule venant de n’importe quelle direction, lui aussi roulant à pleine vitesse. Au premier semestre 2023, les Starlink ont ainsi dû effectuer 25 000 manœuvres d’évitement et ce chiffre double tous les six mois. Au final, les satellites passeront leur temps à s’éviter les uns les autres et, rien n’étant parfait, la collision avec effet avalanche aura bien lieu à un moment donné, rendant la zone inutilisable…

Au-delà de ces deux problèmes bien connus et souvent médiatisés, il en existe un autre dont on parle moins mais qui est probablement encore pire : l’impact écologique. Il y a eu peu d’études à ce niveau et beaucoup de paramètres restent incertains. Néanmoins, certaines choses semblent déjà claires. Regardons-y de plus près. Il y a d’abord la production du satellite. Comme pour tout objet de haute technologie, on a besoin de nombreux composés électroniques et l’on sait que cela demande beaucoup d’éléments rares, souvent extraits dans des conditions difficiles et mis en forme dans des pays à la législation environnementale peu contraignante.

Mais le pire est à venir car, une fois construit, le satellite est lancé. Son impact dépend alors du carburant utilisé pour alimenter la fusée. Il y a le couple oxygène-hydrogène liquides, le moins polluant, mais on utilise souvent d’autres liquides (kérosène, méthane), des carburants solides complexes, ou encore un mélange solide-liquide.

Que cela produise du CO2 ou de l’eau, deux gaz à effet de serre, n’est pas le problème car la quantité produite par l’ensemble des lancements est énormément plus faible que l’ensemble des autres activités humaines. Soulignons néanmoins que, même s’ils sont rares, un vol suborbital correspondrait à l’empreinte carbone de milliers de vols entre Los Angeles et Londres et que l’impact environnemental en équivalent CO2 est au moins quinze fois moindre si l’on utilise le réseau classique (2 à 4G) que la com satellitaire.

Une pollution en haute atmosphère

Le gros problème des fusées est l’endroit où la pollution se produit : en moyenne et haute atmosphère, contrairement à toutes les autres activités humaines, limitées à la basse atmosphère. Et à ces altitudes, tout ce qui débarque reste plusieurs années et s’accumule car il est difficile de quitter la zone. Bref, on s’attend à un réchauffement de la stratosphère, dont l’amplitude dépendra évidemment de l’ampleur de l’activité spatiale future… Cela n’implique pas nécessairement un réchauffement au sol, au contraire. D’ailleurs, certains projets de géo-ingénierie envisageaient d’injecter des particules d’aluminium pour refroidir la planète, mais vu les incertitudes sur les conséquences, elles ont été découragées. Avec les activités spatiales version « méga », on a donc droit à une expérience de géo-ingénierie non désirée, non contrôlée et mal comprise…

Une fois dans l’espace, il faut encore assurer le bon fonctionnement du satellite, ce qui mobilise des équipes au sol. Il y a là aussi un impact, mais moindre que pour les autres phases, il faut bien l’avouer. Reste enfin la fin de vie. Soit on laisse le satellite dans l’espace, et il devient un poids mort, avec des composants peut-être intéressants mais non recyclés… et une probabilité non nulle de provoquer une collision. Ou alors le satellite redescend et se désagrège en partie dans l’atmosphère. Cela limite évidemment le risque de collision, puisque l’orbite basse est ainsi nettoyée, mais c’est loin d’être inoffensif pour l’environnement.

Ce qui ne s’est pas vaporisé lors de la rentrée tombe, généralement dans l’océan : c’est évidemment perdu pour le recyclage et pas sûr que les poissons apprécient le bombardement, potentiellement délétère pour leur habitat. Ce qui s’est vaporisé ne fait pas mieux. En 2019, on estime qu’une demi-tonne de matériel technologique nous tombait dessus chaque jour, ce qui est fort peu comparé aux cinquante tonnes de matériau interplanétaire qui nous arrive de concert. Cela restera peu dans les années qui viennent : 12 000 Starlink fonctionnant les cinq années prévues provoqueront deux tonnes par jour de retombées. Sauf que… ce n’est pas du tout la même composition que le bombardement naturel ! On a notamment une forte proportion d’aluminium, et on a vu plus haut le problème qu’il pose… Toute pollution stratosphérique devrait donc être évitée le plus possible.

La situation n’apparaît donc pas franchement rose… Faut-il alors se lancer dans une grande diatribe anti-spatiale ? Certainement pas ! Quand bien même on oublierait les retombées scientifiques indéniables des télescopes et autres rovers spatiaux, les satellites restent indispensables à la surveillance de l’environnement… Certains ont même compté que 65 des 169 cibles des objectifs onusiens du développement durable ont besoin des programmes Galileo et Copernicus. La transition écologique ne se fera donc pas sans le spatial. Par contre, il s’agirait de bien réfléchir à ce qu’on lance et de n’envoyer en l’air que ce qui est vraiment utile à la communauté humaine dans son ensemble… et tant pis pour les portefeuilles et les égos de certains milliardaires !

The Conversation

Yaël Nazé ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

13.05.2024 à 16:51

L’IA peut-elle vraiment être frugale ?

Denis Trystram, Professeur des universités en informatique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Thierry Ménissier, Professeur de philosophie politique, Université Grenoble Alpes (UGA)

Alors que l’empreinte du numérique sur l’environnement s’alourdit, peut-on vraiment envisager une intelligence artificielle sobre et à l’impact limité ?
Texte intégral (1950 mots)

Autour de nous, nous observons le numérique envahir tous les autres secteurs. L’intelligence artificielle (IA) est l’un des derniers maillons de ce bouleversement technologique : elle accompagne désormais tout traitement automatique qui exploite le déluge de données numériques. Mais au vu des enjeux écologiques auxquels nous faisons face aujourd’hui, sera-t-il possible de concevoir une IA respectueuse des contraintes environnementales ?

Avant de rentrer dans le sujet de l’IA frugale, il convient de poser le décor. La crise climatique sans précédent à laquelle nous faisons face a commencé avec la révolution industrielle, au milieu du XIXe siècle, qui a planté les germes de notre société de consommation actuelle. Le changement climatique n’est pas la seule menace environnementale : stress hydrique, épuisement des ressources, perte de la biodiversité… Mais c’est sans doute la plus visible et la plus documentée, et donc celle qui peut nous aider à mieux appréhender les autres.

Un secteur qui croît toujours plus vite

Le secteur du numérique n’est pas facile à cerner, car il est dilué partout. Selon l’ADEME, il représente 2,5 % des émissions carbone de la France en 2022. Ces dernières années, le domaine a connu une forte croissance et les études prospectives envisagent principalement des scénarios de poursuite de cette croissance, au moins à moyen terme.

Un petit calcul réalisé à partir de données publiques sur le scénario SSP1-19 du GIEC, un des plus optimistes, souligne l’aberration de cette croissance. Si le secteur croît selon la prévision la plus basse de croissance, le numérique émettrait 6 fois plus que l’objectif du scénario de décroissance des émissions mondiales de CO₂ d’ici à 2050 ! Même si la croissance du secteur stagnait au niveau d’aujourd’hui, il représenterait trois quarts des émissions totales… Dans un tel monde, que nous resterait-il pour le reste ?

Si on se focalise sur l’IA, on observe une rupture claire à partir de 2012. La croissance du secteur s’emballe alors avec un doublement des besoins en puissance de calcul tous les 5-6 mois au lieu de 24 mois, chiffre jusqu’alors stable de la classique loi empirique de Moore. Cette date correspond au développement des modèles d’IA reposant sur l’apprentissage profond, ou deep learning, rendus possibles par l’utilisation de processeurs graphiques (GPU) pour effectuer les calculs à la base de l’apprentissage profond et par le développement des données ouvertes sur Internet. Rappelons que l’IA n’est pas réduite à l’apprentissage par réseaux de neurones profonds, mais ce sont incontestablement ces derniers qui sont les plus gourmands.

Un nouveau palier a été atteint en 2023, avec l’explosion des modèles génératifs comme l’agent conversationnel ChatGPT. Même s’il est difficile d’avancer des chiffres précis, étant donné que les « géants de la tech » comme OpenAI, Meta ou Microsoft qui sont à l’origine des plus gros modèles ne communiquent plus sur ces données, cette diffusion à large échelle est très inquiétante.

Le poids de l’IA générative sur le climat

ChatGPT est basé sur le modèle GPT-3, remplacé aujourd’hui par une version améliorée GPT-4. Ce n’est pas le seul, mais c’est le plus populaire et un de ceux pour lequel il existe des données. Le modèle sur lequel il s’appuie possède 176 milliards de paramètres et a nécessité 552 tonnes d’équivalent CO2 pour son entraînement en Californie. En termes de consommation électrique (indicateur plus objectif au sens où il ne dépend pas du mix énergétique), le modèle a tourné des jours sur près de 4 000 gros GPU de Nvidia dont la consommation a été estimée à 1 283 MWh (megawatt-heure, soit 1 000 kWh).

La phase d’usage est bien plus consommatrice encore ! Chaque jour, les quelque dix millions d’utilisateurs mobilisent 564 MWh d’électricité. Les annonces récentes des patrons d’OpenAI et Microsoft sur des commandes de centaines de milliers de GPU pour alimenter les futures versions sont vertigineuses en termes de consommation et d’impact environnemental. Avec sa capacité de production actuelle, le constructeur Nvidia est loin de pouvoir en produire autant.

ChatGPT n’est que l’élément visible de cette galaxie. Aujourd’hui, l’IA est un moteur de la croissance exponentielle du secteur du numérique, avec une explosion du nombre d’applications et services qui utilisent l’IA générative. Le développement de l’IA à ce rythme n’est bien entendu pas soutenable tel quel.

Comment penser une IA plus frugale ?

On ne pourra soutenir cette croissance que si l’IA permet des économies d’émissions considérables dans tous les autres secteurs. C’est la voix majoritaire qui porte le message d’une IA qui va nous aider à sortir de la crise. Malgré de trop nombreuses applications inutiles ou questionnables, il existe des apports bénéfiques pour la société notamment pour simuler et analyser des phénomènes physiques complexes comme l’étude de scénarios pour contrer la crise climatique. Encore faut-il que ces solutions ne soient pas in fine pires que le mal ! Par exemple, l’IA va permettre aux entreprises exploitant les énergies fossiles d’optimiser leur activité et donc d’émettre encore plus de CO₂.

Partout, on entend parler d’IA frugale sans que ce terme soit clairement défini. Dans le langage usuel, la sobriété est souvent entendue comme la réaction adéquate face à une consommation abusive d’alcool. Dans le contexte de l’IA, cela renvoie plutôt à la simplicité (ce qui est clairement insuffisant ici), à la modération, voire l’abstinence. Frugalité et sobriété sont souvent considérées comme synonymes ; il est également possible de considérer que la frugalité concerne le fonctionnement des systèmes techniques tandis que la sobriété renvoie à leur usage dans le cadre des pratiques sociales.

Les deux dimensions se complètent dans le sens où tout système technique s’adresse à des usages qui se trouvent de la sorte facilités et encouragés. Ainsi, plus le système apparaît propice à l’usage, plus son impact s’accroît : c’est ce que l’on appelle l’effet rebond. Cependant, le plus pertinent est la définition en creux : le contraire de la frugalité est ainsi qualifié de gloutonnerie selon Le Robert. Il est donc possible de considérer que la frugalité-sobriété comme une vertu qui s’apprécie en négative, en fonction de la quantité de ressources que l’on ne consomme pas.

Or, caractériser une IA frugale s’avère difficile pour plusieurs raisons. D’une part, les analyses existantes ciblent souvent l’entraînement des modèles et/ou la phase d’usage, mais ignorent le cycle de vie complet du service ou du produit. Cela inclut la production, l’utilisation et le stockage des données, et l’infrastructure matérielle mise en œuvre, depuis la fabrication jusqu’à la fin de vie de tous les équipements impliqués. D’autre part, pour un service reconnu comme utile pour la société, il conviendrait d’estimer les volumes de données impliquées dans le processus et les effets positifs indirects induits par son déploiement. Par exemple, un système d’optimisation énergétique pour un appartement peut permettre une augmentation de confort ou le déploiement de nouveaux services grâce aux économies réalisées.

Mettre l’IA au régime, une démarche nécessaire, mais insuffisante

Aujourd’hui, les termes de frugalité ou de sobriété sont souvent synonymes d’efficacité énergétique : on imagine et développe une solution sans prendre en compte son coût environnemental, puis on l’améliore de ce point de vue dans un second temps. Il faudrait au contraire s’interroger en amont sur les effets avant le déploiement du service, quitte à y renoncer.

L’IA frugale est donc caractérisée par une contradiction intrinsèque, au vu de la boulimie d’énergie et de données aujourd’hui nécessaire à l’entraînement des gros modèles et à leurs usages, au mépris des risques considérables pour l’environnement. En matière d’IA, la frugalité doit aller bien plus loin que la simple efficacité : elle doit d’abord être compatible avec les limites planétaires. Elle doit aussi interroger les usages en amont, jusqu’au renoncement de certains services et pratiques, en se basant sur des analyses de cycle de vie complètes et rigoureuses.

Les finalités que recouvrent ces développements technologiques devraient au moins être collectivement débattues. Derrière l’argument d’une efficacité accrue se cache la compétition entre souverainetés nationales ou la concurrence entre des firmes intéressées par des profits colossaux. Il n’y a rien dans ces finalités qui ne soit considéré à l’aune d’une approche éthique.

Une évaluation des systèmes d’algorithmes à l’aide des éthiques environnementales contemporaines permet même de fonder la notion de sobriété sur d’autres bases. En effet, et en dépit de leur variété, ces éthiques ne considèrent pas la Nature (l’eau, l’air, les matériaux et les vivants) comme des ressources à disposition de la seule espèce humaine, engagée dans la compétition technologique et l’hédonisme industriel. En conclusion, on pourrait affirmer que s’ouvre aujourd’hui pour la recherche responsable en IA une perspective aussi formidable que difficile à réaliser : proposer des modèles et des systèmes les plus compatibles possibles avec une telle définition « forte » de la sobriété.

The Conversation

Denis Trystram participe à l'écriture d'une Spec AFNOR pour encadrer l'IA frugale. Le présent texte a bénéficié de la dynamique de ce groupe mais n'engage que son auteur.

Thierry Ménissier a reçu des financements de l'Agence Nationale de la Recherche dans le cadre du plan de financement France 2030 pour l'institut pluridisciplinaire d'intelligence artificielle de Grenoble, MIAI.

13.05.2024 à 16:48

Les dangers de la pollution sonore sous-marine : l’art peut-il aider la science ?

Irène Mopin, Research scientist, ENSTA Bretagne

Le projet (S)E(A)SCAPE aborde de manière artistique et créative la question de la pollution sonore des écosystèmes marins.
Texte intégral (2292 mots)
Paysage sonore sous-marin : sources naturelles et anthropiques. Illustration de Siegrid Design pour le projet (S)E(A)SCAPE CC BY

L’océan, plus grand écosystème de la planète et berceau de la vie organique, est lourdement menacé. Parmi les pressions engendrées par l’homme, comme la pêche intensive, la pollution plastique, ou les contaminations chimiques, celle du son est souvent négligée.

La pollution sonore, bien qu’invisible, est dévastatrice : le bruit généré par les activités humaines altère l’équilibre de la vie sous-marine, mettant en péril la survie des individus et groupes d’individus, ce qui, à plus grande échelle temporelle implique la survie d’espèces sous-marines entières tels que certains cétacés.

Le projet art et science (S)E(A)SCAPE propose d’aborder de manière artistique et créative la question de la pollution sonore des écosystèmes marins. En suscitant l’émotion et en stimulant la créativité, l’équipe artistique a la conviction que l’art est un outil pour éveiller les consciences et provoquer l’action, dès le plus jeune âge.

Le son et les écosystèmes marins

À l’état naturel, le monde sous-marin est un monde de sons. Ce qu’on appelle le paysage sonore sous-marin est empli de sons provenant de diverses sources telles que le déferlement des vagues, la tombée de la pluie sur la surface de l’eau, les séismes, le craquement des icebergs, etc. Au sein de ce paysage ambiant, de nombreuses espèces, animales ou végétales, sont sensibles aux sons et y ont recours. En particulier, les poissons utilisent des informations sonores pour pressentir leur environnement. Réputés muets « comme des carpes » dans leur « monde du silence », les poissons ont en réalité développé au cours de l’évolution des dizaines de manières différentes de produire du son.

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Un jeune poisson se dirigera, par exemple, vers le récif coralien le plus adapté à sa croissance grâce à l’écoute de son contenu sonore.

Toujours dans ces barrières de corail, une femelle poisson-demoiselle ne trouvera un mâle et son nid préparé qu’en écoutant les sons qu’il émet pour la courtiser.

Les cétacés, bien connus pour leurs chants, utilisent le son pour tout un ensemble de fonctions : trouver à manger, chasser, détecter des prédateurs, communiquer, se localiser. En effet, seules les ondes acoustiques se propagent assez loin sans être trop absorbées pour transmettre de l’information dans l’eau de mer, contrairement par exemple à la lumière qui est très vite absorbée par l’eau, la majeure partie des océans baignant dans l’obscurité la plus totale. La possibilité de transmettre et recevoir des signaux sonores est donc une question de survie pour tous les cétacés, autant lorsqu’ils sont proches des côtes que lorsqu’ils traversent des océans.

Concert (S)E(A)SCAPE. Artiste : Marie Delprat. En fond : fresque du collectif RESKATE Studio. Photo de Leveau Studio. CC BY

Les activités humaines, source additionnelle de bruit sous-marin

Depuis des dizaines d’années, les activités maritimes s’intensifient sur l’ensemble des océans. Parmi ces activités, nombreuses sont celles qui produisent du son telles que les passages de navires, les forages, battages, les activités nautiques touristiques et portuaires. Au paysage sonore naturel s’ajoute donc un paysage sonore anthropique qui peut devenir une gêne pour les espèces. Lorsque le bruit ambiant généré est trop fort, les communications entre individus sont coupées, les repères sont perdus, l’utilisation du son pour chasser et s’alimenter devient impossible. Le trafic maritime est une des principales causes de bruit continu générant ces masquages de communication. Notamment, son niveau sonore basse fréquence augmente depuis les années 1960, intensifiant la pression humaine sur les écosystèmes. Les espèces marines peuvent aussi souffrir d’impacts physiologiques, en particulier produits par les explosions sous-marines, sources de niveaux sonores extrêmes. Les organes internes des individus comme le système auditif sont alors endommagés, la puissance de l’explosion pouvant aller jusqu’à engendrer des traumatismes létaux.

Sensibiliser pour susciter l’action

Le projet de co-création art et science (S)E(A)SCAPE propose d’aborder de manière artistique et créative la question de la pollution sonore des océans. Entre électro, musique expérimentale, street-art et médiation scientifique, il réunit des artistes et des scientifiques issus de différents horizons pour créer une expérience immersive mélangeant arts visuels et sonores : le collectif Oreille Indiscrète (direction artistique, création sonore et musicale), le collectif Reskate Studio (arts visuels et fresque), la musicienne Marie Delprat (composition et performance), la chercheuse en acoustique sous-marine Irène Mopin (référence scientifique, contribution à la composition) et le biophysicien et écrivain Bill François (médiation scientifique).

(S)E(A)SCAPE, un projet en plusieurs temps

Avec l’objectif de sensibiliser et d’éveiller les consciences, différents temps sont proposés au public :

Le premier temps est celui du concert. La création musicale et la scénographie plongent les spectateurs dans les sonorités marines, depuis le large vers les profondeurs. Des bruits anthropiques comme des sons naturels sont intégrés à la composition, modelés et repris par la musicienne en direct sur scène. Il s’agit d’une rencontre où se rejoignent sciences, technologies innovantes et création artistique, dans laquelle chacune et chacun est amené à s’immerger dans le paysage sous-marin, le (S)E(A)SCAPE.

(S)E(A)SCAPE.

Vient ensuite un temps d’échange : une médiation scientifique sous forme de mini-conférence est proposée au public à la suite du concert. Alors que la musique évoque l’émotion et le poétique dans le registre artistique, la médiation scientifique assurée par Bill François apporte une dimension pédagogique et éclairante sur l’univers sonore sous-marin. En s’appuyant sur les sons déployés dans la composition musicale, Bill François invite avec poésie et humour à s’émerveiller et à respecter l’univers sous-marin et les espèces qui l’habitent.

L’expérience se poursuit avec un temps de découverte : le public est invité à explorer trois cabines interactives conçues en collaboration avec l’ENSTA Bretagne, le LAUM et Reskate Studio, et animées par l’équipe du projet.

Dans la cabine « Luminescences », muni de lampes de poche UV, le public découvre des créatures bioluminescentes sous-marines, représentées par Reskate Studio. Dans la cabine « Le son des bulles » développée par le LAUM, le public se familiarise aux outils qu’utilisent les chercheuses et chercheurs pour enregistrer les sons, souvent méconnus, des océans. Dans la troisième cabine, « Sonorités marines », le public est invité à reconnaître et identifier les sons entendus lors du concert à travers un quiz sonore : sur les parois de la cabine, une illustration représente le cheminement sonore de l’œuvre musicale et des boutons permettent d’écouter les sons produits par les différents éléments, de la crevette à l’explosion sous-marine en passant par les grands mammifères.

Les premiers spectacles ont eu lieu à la biennale du son Le Mans Sonore 2024, réunissant 400 spectateurs. Plus de 200 scolaires du Mans ont aussi pu assister aux concerts qui leur étaient dédiés puis participer aux cabines pédagogiques, découvrant ainsi les sonorités marines, les instruments de mesures acoustiques sous-marins et les fresques luminescentes.

Deux concerts sont prévus en juillet 2024 au festival Plein Champ (Le Mans) et aux fêtes maritimes Brest 2024. Une tournée en Suisse est ensuite prévue à l’automne 2024.

L’espoir d’une cohabitation sonore sous-marine

Pour mieux respecter l’environnement sonore sous-marin, des mesures de réductions du bruit anthropique sont nécessaires. En premier lieu, la réduction du trafic maritime, notamment la réduction de la vitesse des navires et leur évitement des zones à écosystèmes fragiles, permettrait de diminuer drastiquement le bruit ambiant généré et réduire ses conséquences.

En zone côtière, limiter les activités nautiques motorisées réduirait l’impact sur les espèces environnantes telles que les dauphins, phoques, poissons et crustacés des petits fonds. Dans le cas des chantiers off-shore comme le battage de pieux (mise à poste des pieds d’éoliennes dans le fond marin), des solutions comme l’utilisation de rideaux de bulles (ensemble de bulles d’air générées sous l’eau) pour confiner la propagation des forts niveaux sonores à de faibles zones sont envisagées.

L’utilisation de ces solutions est un premier pas vers une diminution de la pollution sonore humaine, mais beaucoup de chemin reste à parcourir pour accéder à une cohabitation sous-marine écologique. En particulier, les mécanismes d’utilisation du son par de nombreuses espèces sont encore méconnus. Mieux comprendre les écosystèmes et leur sensibilité au son est donc une étape indispensable.

En parallèle des recherches scientifiques, les démarches de sensibilisation comme le projet (S)E(A)SCAPE participent à avertir sur les conditions sonores marines, et permettent d’inspirer des actions à toutes les échelles.


Cet article a été co-écrit avec Noémie Favennec-Brun (compositrice et chercheuse) et Bill François (biophysicien et naturaliste). Les auteurs remercient la Compagnie Oreille Indiscrète et le festival Plein Champ, co-producteurs de (S)E(A)SCAPE, ainsi que tous les partenaires du projet.

The Conversation

Irène Mopin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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