18.12.2025 à 15:39
La transition verte, un contrat social à réinventer
Texte intégral (1961 mots)
Parmi les mesures destinées à atténuer les effets du changement climatique, les politiques fiscales et sociales jouent un rôle central pour garantir une transition écologique équitable. Cela suppose toutefois de prendre en compte les différences de situation et les vulnérabilités propres aux différents groupes sociaux. Des études menées en 2024 par des chercheuses et chercheurs de l’AFD en partenariat avec des universités en Afrique du Sud, en Colombie et au Mexique ont évalué ces dispositifs. Leurs conclusions apportent des pistes concrètes pour que les politiques sociales et fiscales accompagnent efficacement les transitions écologiques non seulement sans accroître les inégalités, mais également en contribuant activement à les réduire.
Le changement climatique constitue sans aucun doute le défi le plus important auquel l’humanité est confrontée.
En menaçant les progrès en termes de réduction de la pauvreté, d’amélioration des conditions de travail et de développement durable, il rend d’autant plus urgents les efforts visant à atténuer ses effets. Cependant, il devient également essentiel d’intégrer les questions d’équité dans les discussions, car les impacts du changement climatique ne sont pas répartis de manière uniforme.
Les transitions écologiques, conçues pour répondre à la crise climatique en évoluant vers un modèle de développement résilient et durable, impliquent de transformer en profondeur nos économies et nos modes de production pour les rendre plus durables. Cependant, ces transitions, pouvant provoquer des chocs socio-économiques et des pertes d’emploi, risquent de creuser les inégalités à travers un impact négatif disproportionné sur les plus vulnérables si la justice n’en constitue pas le socle. Elles sont avant tout un choix de société qui repose sur la répartition des coûts, des opportunités et des protections face aux changements à venir. D’où l’urgence de faire des transitions écologiques des transitions justes.
C’est dans cette perspective que le rôle des politiques sociales et fiscales devient essentiel. Elles doivent être repensées pour construire un contrat social plus équitable qui sera capable de répondre à l’aggravation des inégalités et d’accompagner les changements qu’impliquent les transitions écologiques.
Dans une synthèse des travaux récents menés avec nos partenaires, nous avons analysé comment les politiques sociales et fiscales peuvent être à la fois un facteur d’atténuation des risques de la transition, mais aussi un levier de transformation sociale.
Le cœur de notre analyse est que les transitions écologiques doivent se structurer autour de deux piliers fondamentaux : ne laisser personne de côté et répartir équitablement les coûts et les bénéfices.
Pour ce faire, nous proposons des éclairages et des outils pratiques pour rendre cette équité opérationnelle et concilier objectifs climatiques et sociaux, en mobilisant des exemples de l’Afrique du Sud, du Mexique et de la Colombie.
Nous prenons la transition juste comme point de départ, car elle est de plus en plus reconnue comme le cadre de référence pour la construction d’économies durables. Cette approche met l’accent sur la dimension sociale de la transition écologique et énergétique et souligne la nécessité de garantir les moyens de subsistance des personnes affectées négativement par cette transition. Elle prône une transition inclusive vers une économie sobre en carbone et durable, qui ne laisse personne de côté.
Quels effets des transitions écologiques sur les inégalités ?
Cette approche juste est indispensable en raison des effets potentiellement inégaux des politiques de transitions sur les différents groupes sociaux. La transformation structurelle qu’implique la transition écologique crée à la fois des opportunités et des vulnérabilités, et risque d’exacerber les inégalités existantes. Certains travailleurs seront en mesure de s’adapter et bénéficier des nouvelles technologies bas-carbone, d’autres risquent d’être laissés pour compte.
Certains groupes de la population sont particulièrement exposés à ces risques.
Un travail de recherche mené en Colombie constate que les femmes, les personnes issues d’une formation technique et les travailleurs informels ont moins de chance de pouvoir occuper des « emplois verts », c’est-à-dire des emplois qui contribuent à protéger les écosystèmes et la biodiversité ; réduire la consommation d’énergie, de matériaux et d’eau ou encore de diminuer l’intensité carbone de l’économie.
Introduire des instruments fiscaux – taxes énergétiques, réformes de subventions – peut également produire des effets inégalitaires lorsqu’ils ne sont pas accompagnés de mécanismes de redistribution. Le cas d’une taxe sur les carburants au Mexique le démontre : les ménages à faibles revenus consacrent une part plus importante de leurs revenus à leurs besoins énergétiques, ont une capacité d’adaptation limitée, et sont particulièrement vulnérables aux politiques de transition inéquitables.
Une approche juste des transitions vertes, qui prend en compte ces vulnérabilités, devient donc essentielle. Mais comment traduire efficacement ces principes en politiques sociales et fiscales ?
Quelles politiques sociales pour soutenir une transition juste ?
Pour éviter que les transitions écologiques accentuent les inégalités, nos recherches ont conclu que les politiques sociales doivent soutenir les personnes les plus exposées en identifiant les groupes à risque.
Une étude réalisée sur le secteur minier du charbon en Afrique du Sud établit le profil des travailleurs qui risquent une perte d’emploi suite à une transition énergétique : près de 80 % de ces travailleurs sont des jeunes (entre 15 et 35 ans) employés dans la province de Mpumalanga, au nord-est du pays. Par ailleurs, dans le Mpumalanga, le taux de personnes ni en emploi, ni en études, ni en formation (NEET) s’élève à 45,9 % en 2023 chez les jeunes avec de fortes disparités en termes de genre.
Ces données désagrégées sont importantes car elles permettent d’orienter des politiques ciblées et adaptées aux vulnérabilités spécifiques des différents groupes, ici les jeunes et les femmes. Parmi ces politiques, les priorités les plus urgentes visent à faciliter la transition des jeunes à faibles revenus vers des emplois verts, ainsi que la mise en place des mesures renforçant l’économie des soins (petite enfance, soutien aux familles), pour lutter contre les obstacles limitant la participation des femmes au marché du travail tout en créant des opportunités d’emploi et de la diversification économique.
Le travail de recherche sur les politiques de transitions justes appliquées au secteur minier en Afrique du Sud propose des mesures de protection sociale (aide ponctuelle au revenu, aide à la mobilité, formations et options de retraite anticipée) adaptées aux cohortes spécifiques de travailleurs déplacés en fonction de leur âge et de leurs compétences.
Pour être efficaces, les politiques sociales doivent également investir dans des compétences adaptées aux secteurs émergents (carburants durables, services aux entreprises). Les stratégies de formation doivent aller au-delà des savoir-faire génériques pour privilégier des parcours vers l’emploi, notamment dans les zones fortement dépendantes du charbon comme Nkangala en Afrique du Sud.
L’étude de l’écosystème de compétences des micros, petites et moyennes entreprises révèle des biais structurels des politiques et stratégies actuelles de transition en faveur des grandes entreprises. Des formations spécifiques conçues avec les entreprises pourront également garantir une adéquation avec la demande réelle du marché du travail.
Quelles politiques fiscales pour financer une transition équitable ?
Réorienter les subventions énergétiques pour créer de l’espace fiscal est un premier levier pour une transition juste. Les rediriger vers des investissements verts ciblés socialement – en particulier pour les ménages à faible revenu – élargis à la fois l’espace fiscal et améliore l’équité de la transition. C’est ce que montre les travaux de recherche au Mexique qui proposent de réallouer les subventions à l’électrique vers l’installation de panneaux solaires dans des municipalités stratégiques. Cette reconfiguration des flux financiers permettra de générer une part d’électricité entre 6,9 % et 9,2 % de la consommation régionale totale sans construction de nouvelles centrales et bénéficierait directement aux ménages.
Au-delà des réallocations des ressources existantes, une transition juste nécessite la mobilisation de nouvelles recettes d’une manière progressive et durable. Sans mesures compensatoires adéquates, la fiscalité environnementale risque d’accroître les inégalités. Au Mexique, l’effet régressif d’une taxe sur les carburants a été démontré. Un transfert universel pur serait un mécanisme efficace pour compenser ces effets régressifs. Ça consiste en un montant égal par habitant et inconditionnel pour l’ensemble de la population.
Au-delà des outils et des mesures techniques, ces travaux démontrent la nécessité de repenser notre contrat social. Une transition écologique juste ne se résume pas à corriger des effets indésirables : elle doit redéfinir la manière dont nos sociétés répartissent l’effort, la protection et les opportunités. Les travaux de l’Institut de recherche des Nations unies pour le développement social (UNRISD) rappellent d’ailleurs que sans un nouveau pacte social, fondé sur la justice et la redistribution, les transitions risquent de renforcer les fractures existantes.
Reconnaître que certains supporteront davantage les coûts de la transition – parce que leur emploi, leur territoire ou leurs conditions de vie les exposent plus fortement – est un point de départ essentiel. Dans un contexte de polarisation croissante, remettre la solidarité au centre est indispensable : elle seule permet de maintenir l’adhésion collective face aux transformations à venir.
Une transition juste suppose donc d’assumer collectivement ces asymétries et d’organiser une solidarité réelle : entre générations, entre territoires, entre groupes sociaux. C’est ce qui permettra à la transition verte d’être non seulement possible, mais aussi légitime et durable.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
17.12.2025 à 16:17
Musées, expositions et sinologie : les nouveaux instruments du soft power chinois
Texte intégral (4308 mots)
Alors que de nombreuses critiques visent son système politique et certaines de ses pratiques économiques, la Chine multiplie les initiatives d’influence à l’étranger. En France, musées, expositions et centres de sinologie jouent un rôle clé dans la diffusion d’une image apaisée et avantageuse du pays, centrée sur sa richesse culturelle et artistique ainsi que sur ses liens d’amitié avec la France qui remontent à plusieurs siècles. Examen des principaux instruments de ce soft power chinois.
En France, et plus généralement dans les pays occidentaux, la République populaire de Chine a été, ces dernières années, largement critiquée pour sa volonté d’hégémonie, pour la concurrence déloyale que ses industries représentent pour leurs homologues européennes, pour les conditions de travail, la liberté d’opinion, la politique conduite dans la région du Xinjiang (Ouïghours) ou encore les tensions autour de Taïwan, liste non exhaustive.
Face à ces nombreuses critiques de son modèle, Pékin a décidé de développer des actions visant à redorer son image. Ces actions relèvent de ce que le politologue américain Joseph Nye a désigné dans les années 2000 comme le soft power : il s’agit de mettre en œuvre des stratégies d’influence par la diplomatie, l’aide économique ou encore la culture. Le but est d’améliorer sa réputation, d’orienter en sa faveur les décisions des acteurs internationaux et d’attirer les acheteurs étrangers.
Après l’implantation dans de nombreux pays au milieu des années 2000 des instituts Confucius qui visent à promouvoir la langue et la culture chinoise à l’international, de nouvelles actions ont émergé, ciblant davantage le volet culturel, historique et artistique. Celles-ci passent par les musées et les expositions.
Musées et expositions comme vision bienveillante de la culture chinoise
En 2001, Paris et Pékin signent une convention sur l’ouverture d’un centre culturel chinois en France. En 2002, le Centre culturel de Chine est inauguré à Paris sur 4 000 mètres carrés. C’est le premier centre de ce type dans un pays européen. Le jardin de style chinois comprend une reproduction de la Cité interdite et une statue de Confucius, deux symboles forts de la culture chinoise. En plus des cours de langue, le centre organise de nombreuses manifestations culturelles et dispose d’une bibliothèque-médiathèque.
En dehors des fêtes traditionnelles ou des festivals thématiques, les expositions y tiennent une place majeure. Leurs thèmes sont naturellement orientés vers une présentation harmonieuse et apaisée de la Chine (céramiques, calligraphie, porcelaine, zodiaque, costumes, médecine, pandas), et elles cherchent souvent à mettre en avant les relations amicales entre les deux pays (par exemple, en septembre 2025 ont été organisés le troisième festival mode et culture sino-français et une exposition sur les premiers dictionnaires français-chinois).
C’est aussi l’occasion de présenter la Chine comme destination touristique et de mettre en valeur sa diversité. Les provinces font régulièrement l’objet d’expositions aux titres évocateurs : « Xinjiang, une destination incontournable », mai 2025 (qui montre le côté tourisme et diversité, y compris chez les Ouïghours, pour contrer les critiques) ; « Pourquoi le Yangtsé est-il si fascinant », 2025 ; « Exposition thématique sur le tourisme culturel du Zhejiang », 2023 ; « Saveur de Chine, voyage gastronomique au Ningxia », 2023 ; et bien d’autres encore.
Peu après l’ouverture du Centre culturel de Chine à Paris, une vingtaine d’instituts Confucius ont été créés en France. Vingt ans après, il y en a aujourd’hui 17, répartis dans les différentes régions françaises. Ils associent le monde universitaire, les collectivités territoriales, le monde associatif.
La moitié d’entre eux sont des instituts cogérés par une université française et une université chinoise. Ces instituts culturels chargés de diffuser la culture et la langue s’inspirent du réseau de l’Alliance française (créée dès 1883), du British Council (1934), du Goethe Institute (1951), de l’Institut Cervantes (1991) et d’autres (une vingtaine de pays). Ils visent à faire connaître le pays de façon positive et attractive à travers sa culture : littérature, gastronomie, tai-chi, kung-fu, calligraphie, cérémonie du thé, etc.
Ainsi, ce soft power a été agrégé à la notion confucéenne d’harmonie comme fondement de la société (unité, camaraderie, paix et coordination permettant de s’appuyer sur la force morale plutôt que physique). Néanmoins, le Sénat a ouvert en juin 2021 une mission d’information conduisant à un rapport d’information intitulé « Mieux protéger notre patrimoine scientifique et nos libertés académiques ». Ce rapport abordait la question des instituts Confucius et rappelait que plusieurs dizaines ont fermé en Europe et en Amérique du Nord.
Aujourd’hui, ces instituts sont gérés par une fondation chinoise qui s’inspire dans son fonctionnement du modèle des alliances françaises. L’objectif est la dépolitisation de la dimension culturelle. Ainsi, tout ce qui est sujet à polémique est évité pour laisser la place aux sujets consensuels sur l’histoire, les traditions, les arts, le commerce.
Musées et expositions comme témoins de l’amitié franco-chinoise
L’amitié franco-chinoise repose sur plusieurs siècles de coopération et notamment sur les premiers échanges entre l’empereur Kangxi et Louis XIV.
Cette relation sert de levier pour renforcer les coopérations. Dès 2011, la coopération entre la Cité interdite et le musée du Louvre s’est renforcée, avec l’exposition « La Cité interdite s’expose au Louvre », consacrée à « l’histoire croisée des deux dynasties » et alliant architecture et œuvres d’art (costumes impériaux, portraits d’empereurs, objets de jade, porcelaine, bronze…). L’objectif est d’admirer la Chine impériale et son raffinement. L’idée est aussi de mettre en avant les similitudes et différences entre les deux pays et leurs cultures.
Plus tard, deux expositions « La Chine à Versailles. Art et diplomatie au XVIIIᵉ siècle » auront lieu pour célébrer le 50e anniversaire de l’établissement des relations diplomatiques (1964).
La première exposition, en 2014, vise à mettre en évidence les relations entre les deux pays dès le règne de Louis XIV, les liens d’admiration et d’intérêt réciproques et de nombreuses découvertes mutuelles. La famille royale à Versailles avait un attrait pour tout ce qui venait de Chine. L’exposition rappelle aussi le rôle des missionnaires jésuites envoyés en Chine et la naissance de la sinologie française. Au XVIIIᵉsiècle, il y a eu en France une fascination pour les produits artistiques chinois (porcelaines, étoffes, papiers peints, meubles en laque…). En 1775, la reine Marie-Antoinette fit aménager un jardin anglo-chinois, à proximité du petit château de Trianon avec un « jeu de bague chinois » (sorte de manège avec des paons, dragons et figures chinoises).
L’opération a été renouvelée en 2024 à l’occasion du soixantième anniversaire. Le château de Versailles et le musée du Palais de la Cité interdite ont présenté une exposition consacrée aux échanges entre la France et la Chine aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles. Celle-ci présente des collections des deux musées liées aux sciences, à l’art, à la diplomatie et aux échanges commerciaux. Elle montre comment, à la cour de France, la Chine et l’art chinois sont appréciés (importations, transformation, imitation des produits de la Chine…), et que l’art chinois a constitué une source d’inspiration pour les artistes français (peinture, architecture, jardins, littérature, musique, sciences…). Les œuvres rassemblées à Pékin visent aussi à montrer la réciprocité (intérêt des empereurs chinois pour les connaissances scientifiques françaises) et les liens d’amitié entre les deux pays.
Toujours en 2024, une année franco-chinoise du tourisme culturel a été programmée pour « faire découvrir les grands chefs-d’œuvre d’hier et d’aujourd’hui de la culture chinoise en France ». En France, le Musée national des arts asiatiques (musée Guimet) a été sollicité et a proposé des œuvres sur la Chine (porcelaines, orfèvreries Ming, œuvres d’art, peintures, calligraphie) issues des musées chinois. Un partenariat a ainsi été noué avec l’agence Art Exhibitions China et des représentations d’opéra chinois ont été organisées. Le centre Pompidou a lui aussi participé avec le West Bund Museum de Shanghai avec des artistes contemporains, témoins du changement de la Chine sur les dernières décennies. D’autres institutions, en province, ont été partenaires : exposition à Deauville, parc animalier du Morbihan, opéra de Bordeaux.
Enfin, un musée tient une place à part : le musée historique de l’Amitié Franco-Chinoise en France, situé à Montargis dans un ancien bâtiment de plus de 400 mètres carrés datant de plus de 300 ans, et acheté par le gouvernement de la Province du Hunan en 2015. L’inauguration officielle a lieu en 2016. Le musée, complété par diverses places, lieux et monuments dans la ville de Montargis, musée présente l’histoire du mouvement des étudiants-travailleurs chinois en France dans les années 1920 à Montargis. L’idée est de diffuser la culture, mais aussi de rappeler l’amitié et la compréhension mutuelle entre les deux pays. Le Mouvement Travail-Études avait à l’époque accueilli en France de futurs leaders chinois, tels que Zhou Enlai (1898-1976), arrivé en France en novembre 1920 et reparti en Chine en septembre 1924, ou Deng Xiaoping (1904-1997), arrivé en France en 1920 et reparti en Chine en 1927 (après une année en URSS).
Ces jeunes travailleurs ont étudié le marxisme et sont à l’origine de la fondation du Parti communiste chinois. Plus de 2 000 jeunes Chinois vont venir à Montargis comme étudiants-ouvriers.
Les centres de sinologie comme vecteur de la culture chinoise dans le monde académique
Plus récemment, la Chine a développé la notion de centres de sinologie avec notamment la création du Centre mondial de sinologie de l’Université des langues et cultures de Pékin, basé à Qingdao, dans la province du Shandong. L’objectif est de faire coopérer des sinologues de plus de 100 pays et de regrouper de nombreuses ressources (centre de connaissances, de traduction, de conférences…). Le Centre s’appuie sur l’expérience de l’Université des langues et cultures de Pékin (BLCU), communément appelée « la petite ONU », spécialisée notamment dans l’enseignement du chinois à l’échelle mondiale. Dans sa présentation officielle, il est indiqué que « le centre s’engage à contribuer à la construction d’un avenir commun pour l’humanité, ainsi qu’à la promotion des échanges culturels et de la compréhension mutuelle. […] Les experts du monde entier pourront mieux comprendre la Chine, raconter son histoire et avoir une compréhension plus claire de la culture chinoise ».
La Chine a également développé des centres et des chaires de sinologie dans différents pays. L’exemple de la Grèce est assez parlant avec le Hellenic Sinology Center (HSC). L’Université ionienne et l’Université des langues et cultures de Pékin ont signé un accord-cadre établissant le HSC, qui fonctionne comme un institut de recherche conjoint dans le cadre du Centre universitaire pour la recherche et l’innovation de l’Université ionienne (UCRI). Il est par ailleurs soutenu par la chaire Unesco sur les menaces pesant sur le patrimoine culturel et les activités liées au patrimoine culturel de l’Université ionienne. Il sert de pont pour la collaboration universitaire entre la Chine et la Grèce. La sinologie y est définie de la manière la plus large possible.
Toutes ces actions vont dans le même sens et ont le même but : promouvoir l’image de la Chine à travers sa richesse culturelle, en s’appuyant sur les liens existants et l’amitié entre les pays. Afin de ne pas se heurter à des critiques habituelles, l’idée de réciprocité est mise en avant par la Chine : les expositions et musées font l’objet de projets croisés (en France et en Chine). Les commissaires d’expositions sont français et chinois, à part égale.
L’exemple le plus symbolique est le film documentaire Kangxi et Louis XIV, sorti l’an dernier en France et en Chine, réalisé par le cinéaste français Gilles Thomson et le cinéaste chinois La Peikang, co-produit et appuyé par des conseillers scientifiques français et chinois.
On constate que l’ensemble de ces actions vont dans le même sens et sont coordonnées. L’objectif semble atteint, au regard du succès des manifestations, de l’engouement du public, et plus généralement de la consommation continue et croissante de produits chinois (le but final). Même si pour cette dernière, il est difficile de mesurer les effets réels du soft power, il semblerait que celui-ci joue un rôle. Ainsi, des critiques peuvent aussi exister à l’encontre de l’hégémonie américaine (McDonald’s, Apple, Google… ont fait l’objet de critiques et de sanctions) et il semble qu’aujourd’hui, à choisir entre Tesla et BYD, l’opinion publique française penche pour le produit chinois. Cette opinion est très volatile mais le soft power peut aider et, en la matière, les initiatives chinoises sont plus nombreuses que celles des États-Unis.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
17.12.2025 à 12:20
Mille sept cents ans après le concile de Nicée, la visite historique du pape Léon XIV
Texte intégral (2060 mots)
L’actualisation du concile de Nicée à l’occasion du voyage, en novembre 2025, du pape Léon XIV en Turquie permet de réfléchir aux enjeux de ce concile pour la géo-ecclésiologie (étude du rapport de l’Église aux territoires) actuelle. Le pape promeut une approche dynamique de Nicée : quel impact sur l’unité des Églises et sur le dialogue œcuménique et interreligieux ?
Dans l’avion qui l’amenait de Turquie au Liban le dimanche 30 novembre 2025, le pape Léon XIV a expliqué pourquoi il avait souhaité effectuer ce voyage dans la région :
« La première raison […] était le 1 700e anniversaire du Concile de Nicée […] pour commémorer le grand événement : l’accord de toute la communauté chrétienne et la profession de foi, le Credo de Nicée-Constantinople. »
Faut-il voir dans ce déplacement un simple hommage aux sources du christianisme ou, au-delà, un choix symbolique qui annonce une orientation importante de ce que sera le pontificat de ce pape de 70 ans élu en mai dernier ?
L’évolution de l’adjectif « œcuménique »
Le 28 novembre 2025, cet « accord de toute la communauté chrétienne » s’est manifesté par une célébration œcuménique qui a rassemblé de nombreux responsables chrétiens – catholiques, orthodoxes et protestants – autour du patriarche orthodoxe de Constantinople Bartholomée Ier et du pape Léon XIV.
Mais le concile de Nicée s’est réuni avant toutes les séparations entre les Églises ; dès lors, comment se fait-il qu’il soit appelé le premier concile « œcuménique » ?
À Nicée (aujourd’hui Iznik), en 325, le premier concile est le fruit immédiat de l’édit de Milan, promulgué en 313 par les co-empereurs romains Licinius et Constantin, qui promouvait la tolérance religieuse et marquait la fin des persécutions de l’Empire romain contre les chrétiens.
Le fait de se réunir (« concile » vient du latin concilium qui signifie assemblée) pour se mettre d’accord sur les questions nouvelles n’a en soi rien de nouveau puisque c’était déjà le mode habituel de gouvernance des Églises, y compris pendant les persécutions, mais à échelle locale.
Cependant, en convergeant vers Nicée par les voies romaines, les évêques entourés de délégations sont pour la première fois en capacité de représenter l’Église « universelle ». C’est vers cette réalité que pointe alors l’adjectif « œcuménique ».
Au cours des siècles, l’adjectif a changé de sens. Dans l’Antiquité, il a d’abord un sens géographique et signifie que le concile a vocation à rassembler, au moins potentiellement, les évêques de tout l’Empire. Aujourd’hui, il revêt un sens plus technique et désigne les différentes formes de dialogue interconfessionnel au sein des différentes Églises chrétiennes. Il n’en demeure pas moins que les Églises, séparées au fil des siècles, célèbrent toujours en Nicée un patrimoine commun qui les réunit sur l’essentiel.
Un « credo » commun
L’enjeu majeur, en 325, était de se mettre d’accord sur les mots pour exprimer la foi au Christ en tant que Fils de Dieu.
Alors que le prêtre alexandrin Arius formulait une certaine subordination du Fils par rapport au Père en raison de sa nature humaine, les évêques réunis affirment que ce Fils n’est pas moins Dieu que le Père : il est de même nature que le Père.
Pour transmettre cette conviction, ils élaborent une profession de foi, le premier credo que chacun des évêques rapportera chez lui pour le transmettre aux fidèles aux quatre coins de l’Empire.
Les professions de foi alternant le mode narratif et la précision théologique étaient déjà le mode habituel de formulation de la foi depuis les origines ; c’est sur les modèles de professions de foi déjà existantes utilisées lors des baptêmes que le concile élabore son credo. Mais les évêques de Nicée ont conscience de formuler à cette occasion une profession de foi capable de servir de repère pour l’Église universelle. Elle sera par la suite complétée au concile de Constantinople en 381 (d’où son nom de Credo de Nicée-Constantinople), mais elle ne changera pas sur le fond. « Le Credo de Nicée-Constantinople est ainsi la profession commune de toutes les traditions chrétiennes », comme le souligne le pape dans la lettre apostolique du 23 novembre 2025 In unitate fidei à l’occasion de l’anniversaire de Nicée.
Cette conviction est toujours celle des différentes Églises chrétiennes rassemblées ; c’est donc bien leur patrimoine commun que les acteurs de la commémoration de 2025 ont voulu mettre en valeur, sans pour autant renier leurs identités propres.
En quoi ce voyage porte-t-il un aspect symbolique ?
C’est justement dans l’articulation entre unité et diversité que le patriarche Bartholomée et le pape Léon XIV se positionnent de façon très claire, proposant de « marcher ensemble » : « Nous devons marcher ensemble, dit le pape Léon XIV, pour parvenir à l’unité et à la réconciliation entre tous les chrétiens. » (In unitate fidei 12.)
Il poursuit : « Le Credo de Nicée peut être la base et le critère de référence de ce cheminement. Il nous propose en effet un modèle de véritable unité dans la diversité légitime. […] Car l’unité sans multiplicité est tyrannie. » (In unitate fidei 12.)
Ainsi, cette unité n’est nullement comprise comme une uniformité, qui serait d’ailleurs plus ou moins fantasmée ; le projet ne vise pas le lissage des individualités mais le dialogue.
Loin de toute naïveté, la rencontre de Nicée manifeste donc la volonté des responsables religieux présents de donner du christianisme une image du dialogue pour la paix. « Car nous ne sommes pas rassemblés ici simplement pour nous souvenir du passé », a affirmé le patriarche Bartholomée dans son discours de bienvenue.
S’il a été possible de se rencontrer (et n’est-ce pas là le plus difficile justement ? l’absence de l’Église russe planant comme un rappel douloureux des aspects politico-religieux dans les conflits actuels), alors le geste devient également « proposable » au niveau du dialogue interreligieux (en Turquie et au-delà) et même au niveau politique. La suite du voyage du pape au Liban peut ainsi être lue comme une conséquence géo-ecclésiologique de la mémoire vivante de Nicée.
Plus largement, les débats de Nicée ne se limitent pas à des enjeux internes à la foi chrétienne, mais ouvrent sur le dialogue avec les cultures. Pour dire le cœur de leur foi, les évêques de Nicée peaufinent le vocabulaire et optent, audacieusement, pour un terme non pas biblique mais issu de la culture philosophique grecque, apte selon eux à préciser de façon décisive leur pensée. L’adjectif grec homoousios (traduit ensuite en « consubstantiel » en français à partir du latin consubstantialis) générera plus d’un siècle de débats, mais exprime une ouverture au dialogue avec la culture profane. Fils de leur temps et héritiers de cette culture, ils décident de « cheminer avec » ce qu’elle peut offrir de positif pour eux, illustrant ainsi ce qu’on appellera plus tard l’inculturation de la foi, c’est-à-dire l’expression de la foi dans et grâce au génie de chaque culture recevant l’Évangile.
Le pari était risqué et, effectivement, le concile de Nicée est loin d’avoir mis un terme aux conflits de formulations concernant la nature du Fils. Il faudra attendre le 4ᵉ concile œcuménique à Chalcédoine, en 451, pour trouver une expression stabilisée et apaisée. Mais le processus d’inculturation illustré à Nicée marque le christianisme antique de façon irréversible.
Toutes ces « dispositions » marquantes envers le dialogue et la paix font de Nicée, comme premier voyage du pape Léon XIV, un lieu symbolique qui trace une orientation forte pour son pontificat. Entre enracinement dans l’histoire et service de la paix dans le monde, Léon XIV place ce premier voyage dans la continuité des grands travaux inaugurés par le pape François sur la synodalité. Le mot grec syn-odos ne signifie-t-il pas justement « faire route ensemble » ?
Marie Chaieb ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
17.12.2025 à 12:20
Les échos de l’insurrection décembriste de 1825 résonnent toujours dans la Russie de Vladimir Poutine
Texte intégral (4706 mots)

Le 14 décembre 1825 (selon le calendrier julien alors en vigueur en Russie, soit le 26 décembre selon le calendrier grégorien instauré en Europe occidentale depuis le XVIᵉ siècle et que la Russie soviétique reprendra à son compte en février 1918), l’Empire russe se prépare à célébrer l’accession au pouvoir d’un nouveau tsar, Nicolas Ier, 29 ans, frère du tsar précédent Alexandre Ier, décédé un peu moins d’un mois plus tôt. Mais la cérémonie prendra un tour bien différent de celui qui était attendu et la journée restera dans les mémoires comme celle de la « révolte des décembristes » (ou décabristes, du russe « dekabr’ », qui a donné le mot russe « dekabristy »). Cet important groupe de nobles, influencés par les transformations que connaissait alors l’ouest de l’Europe et désireux de faire évoluer le pays vers une monarchie constitutionnelle, cherchèrent sans succès à s’emparer du pouvoir en mobilisant plusieurs régiments de soldats et furent écrasés par la force.
Au cours des deux cents années suivantes, les événements de cette journée et la répression qui s’ensuivit allaient faire l’objet d’interprétations et de présentations très différentes. Cette mutinerie d’une partie de l’élite contre un pouvoir autocratique fut-elle, pour le pays, une chance manquée de prendre un tournant démocratique ? Faut-il y voir un simple coup de palais ou une annonce des révolutions de 1905 et de 1917 ? Le régime actuel cherche-t-il à célébrer la mémoire des décembristes ou au contraire à les dépeindre en « cinquième colonne à la solde de l’Occident » avant l’heure ? Éléments de réponses avec l’historien Andreï Kozovoï, professeur d’histoire russe et soviétique à l’Université de Lille, auteur, entre autres publications, de « Égéries rouges. Douze femmes qui ont fait la révolution russe » (Perrin, 2023) et, tout récemment, des « Exilés. Pasternak et les miens » (Grasset, 2025).
The Conversation : Pouvez-vous nous rappeler ce qu’on entend par « insurrection décembriste » et ce qui s’est passé exactement le 14 décembre 1825 ?
Andreï Kozovoï : Le terme de « décembristes » désigne les membres de diverses sociétés secrètes, appelées « unions », constituées en Russie entre 1816 et 1821. Ils doivent leur nom au fait qu’ils ont pris les armes contre la monarchie russe en décembre 1825. Il faut préciser que l’insurrection avait d’abord été planifiée pour 1826 ; mais, pris de court par la mort soudaine de l’empereur Alexandre Ier, le 19 novembre (1er décembre selon le calendrier grégorien) 1825, les séditieux ont été obligés d’improviser. Leur soulèvement a lieu le 14 décembre (soit le 26 décembre), jour où le nouveau tsar Nicolas Ier devait prêter serment à Saint-Pétersbourg. Ils engagent alors près de 3 000 soldats sur la place du Sénat, où se déroule la cérémonie. Au même moment, un autre soulèvement a lieu dans le sud de l’Empire russe, notamment en Ukraine.
Les soldats suivent leurs chefs par loyauté mais aussi parce que ceux-ci leur ont fait diverses promesses, à commencer par l’abolition du servage et un net raccourcissement du service militaire (de 25 ans à 15). En outre, ils n’ont pas l’impression de se révolter, les décembristes affirmant s’opposer au couronnement de Nicolas parce qu’ils estiment que l’héritier légitime est le frère aîné de celui-ci, Constantin, sans savoir que ce dernier, qui est gouverneur de la Pologne, a secrètement renoncé au trône après avoir contracté un mariage morganatique avec une comtesse polonaise et préfère rester vivre dans ce pays.
L’insurrection échoue. Les décembristes avaient beaucoup réfléchi à leurs projets politiques une fois le coup d’État accompli ; mais comme de mauvais joueurs d’échecs, ils ont négligé la tactique et n’ont pas vu arriver le mat. Le prince Troubetskoï, désigné « dictateur », devait se charger de prendre la tête du soulèvement, mais il prend peur et se réfugie chez l’ambassadeur d’Autriche, avant de se rendre (ce qui ne l'empêchera pas d’être condamné à mort, avant de voir sa peine commuée en exil à perpétuité). Personne ne veut se charger de prendre la tête du soulèvement et, en bons chrétiens, les conjurés répugnent à verser le sang, préférant tenter de fraterniser avec les troupes qui leur font face. Le camp adverse n’aura pas autant de scrupules.
Après avoir donné l’ordre de tirer sur les mutins – il y aura au moins plusieurs dizaines de morts, dont un certain nombre d’habitants de la ville qui étaient venus sur la place pour assister au couronnement, même si certaines estimations donnent des chiffres nettement plus élevés –, le nouveau tsar fait pendre cinq meneurs. Nicolas Ier organise personnellement le détail des exécutions, voulant offrir « une leçon à l’Europe ». Ce qui n’empêche pas la corde de trois des condamnés de se briser au moment de leur exécution – l’un d’entre eux, Kondratiï Ryleïev, aurait eu le temps de dire « En Russie, on ne sait même pas pendre correctement » avant d’être pendu une seconde fois, cette fois pour de bon…
Par ailleurs, le tsar fait exiler plus de 200 complices et sympathisants, avec leurs épouses, dans les bagnes de Sibérie orientale, dans les glaciales Nertchinsk, Tchita et Irkoutsk.
Qui sont les décembristes et quelles sont leurs idées ?
A. K. : Ce sont d’abord des nobles, pour l’essentiel d’anciens officiers de la guerre contre Napoléon. On trouve parmi eux aussi un certain nombre de civils. Globalement, ils sont l’incarnation de ce que l’on appelle alors l’intelligentsia, catégorie sociale qui a émergé en Russie à la fin du XVIIIᵉ siècle.
S’ils s’entendent sur un certain nombre d’idées, notamment sur le fait que l’autocratie et le servage doivent impérativement être abolis, les différences sont notables. Pour simplifier, deux courants peuvent être distingués : Nikita Mouraviov rassemble les « modérés », ceux qui voudraient voir la Russie devenir une monarchie constitutionnelle ; Pavel Pestel, ardent démocrate, unit les « radicaux », ceux qui imaginent une république jacobine à la russe, et n’exclut pas la possibilité d’un tsaricide.
Le mouvement décembriste est inspiré des soulèvements d’officiers libéraux en Espagne, au Portugal et à Naples survenus au cours des années précédentes ; il est lié à des sociétés secrètes en Pologne. Mais l’idée d’abolir l’autocratie s’inscrit aussi dans une tendance russe ancienne. On se souvient qu’en 1730, à l’avènement de l’impératrice Anne, un groupe de nobles avait tenté, sans succès, de lui imposer des « conditions » pour limiter son pouvoir.
Après l’écrasement de l’insurrection, Nicolas Ier cherche-t-il à en effacer la mémoire ou au contraire à rappeler l’événement et le sort de ceux qui avaient osé s’élever contre lui pour dissuader d’éventuelles nouvelles contestations ?
A. K. : L’exil des conjurés vise à les éloigner pour toujours de la Russie européenne ; il a aussi pour but d’effacer toute trace de leur acte de la mémoire collective. Mais une chose est certaine : Nicolas Ier, lui, ne les oublie pas.
Pour l’empereur, l’insurrection de 1825 devient même une obsession. Voyant dans les décembristes des agents d’un complot européen contre l’autocratie, il fonde en 1826 une nouvelle police politique, la Troisième Section de la Chancellerie impériale, qui traque toute sédition. La censure est considérablement durcie : désormais, pour publier des textes d’auteurs russes ou étrangers, il faut obtenir une autorisation en amont. Les textes des décembristes sont évidemment interdits.
Enfin, Nicolas Ier cherche à adapter la base idéologique de son régime pour prévenir de nouvelles contestations. En 1833, le ministre de l’éducation Sergueï Ouvarov introduit une nouvelle doctrine impériale, résumée dans sa célèbre formule « Orthodoxie, autocratie, esprit national », ce dernier élément (narodnost en russe) devant être compris comme une tentative de donner de l’Empire russe l’image d’un État-nation moderne.
Il faut attendre la mort de Nicolas en 1855 et l’avènement de son fils Alexandre II pour que le pouvoir russe tente de s’attaquer à la racine du mal, en abolissant le servage et en organisant de profondes réformes.
En 1856, les décembristes survivants sont amnistiés. C’est aussi l’année où l’on autorise enfin la publication du poème « En Sibérie » (aussi connu sous le nom de « Dans les profondeurs des mines de Sibérie »), d’Alexandre Pouchkine, dédié aux décembristes, écrit en… 1827 ! Mais Justice russe, le manifeste de Pestel, ne sera publié en Russie qu’après la révolution de 1905 (il était paru en français dès 1822 sous le titre de Vérité russe).
Les décembristes constituent-ils une référence pour les révolutionnaires des générations suivantes ?
A. K. : Pour les adversaires du régime tsariste, les décembristes deviennent des martyrs de la cause révolutionnaire. Le penseur Alexandre Herzen, « le père du socialisme russe », qui s’exile à Paris en 1847, les compare à des bogatyri, les surhommes légendaires du folklore russe. Il est celui qui a forgé le « mythe décembriste ».
Il faut souligner aussi que ce mythe repose en bonne partie sur le rôle des femmes. Maria Volkonskaïa, Ekaterina Troubetskaïa et d’autres épouses de décembristes, de familles illustres, choisissent de partager le sort de leurs compagnons dont elles vont raconter la vie en exil dans leurs lettres, Mémoires et autobiographies. Leur dévouement inspire poètes et écrivains qui forgent le mythe de la dekabristka, une femme qui a sacrifié sa vie de dame du monde, de privilégiée, pour le bien du peuple russe.
Dans les années 1860, les idées décembristes inspirent le mouvement socialiste agraire des « populistes » (narodniki), qui imaginent une révolution partie des campagnes. En 1879, le premier parti révolutionnaire russe, Terre et liberté, est inspiré des idées de Pestel. Une bonne partie des révolutionnaires exilés de l’époque répressive d’Alexandre III (1881-1894), hommes et femmes, continueront d’entretenir ce mythe.
Mais les décembristes n’ont-ils pas aussi joué le rôle d’anti-modèles ?
A. K. : En effet, à mesure que les révolutionnaires russes se radicalisent, le jugement sur le décembrisme devient plus circonspect. Pour les terroristes de l’organisation Volonté du peuple, qui assassinent le tsar Alexandre II en 1881, et plus tard pour ceux de l’Organisation du combat des socialistes-révolutionnaires, à l’origine d’une vague d’assassinats au début du XXᵉ siècle, les décembristes ont failli parce qu’ils ont été des « faibles ».
Les marxistes reprennent une partie de ces critiques, dénonçant les décembristes comme de vulgaires « aristocrates de la révolution ». Pour l’historien marxiste Mikhaïl Pokrovski (1868-1932), le 14-Décembre a été une « révolution sans révolution ». Lénine transcende ces critiques en inscrivant le mouvement décembriste dans une histoire longue de la révolution russe, qu’il divise en trois phases, les aristocrates décembristes étant la première, encore imparfaite mais nécessaire, d’une longue lutte contre l’autocratie
– la deuxième étant constituée par les roturiers populistes de la fin du XIXᵉ siècle, et la troisième par les prolétaires du début du XXᵉ siècle. En 1912, il écrit : « Le cercle de ces révolutionnaires était très limité. Ils étaient terriblement coupés du peuple. Mais leur combat n’a pas été vain. »
Que devient la mémoire du 14-Décembre à l’époque soviétique ?
A. K. : Après 1917, dans la nouvelle Russie soviétique, le décembrisme est un phénomène sur lequel il n’existe pas de consensus. Sont-ils d’authentiques révolutionnaires, des exploiteurs du peuple qui ont berné leurs soldats, ou encore des agents de l’étranger ? Avec la diabolisation du tsarisme, ils font de plus en plus partie d’un « passé gênant ».
Après de longs débats, les héritiers de Lénine, mort en 1924 (et par là on entend d’abord la troïka Staline, Kamenev et Zinoviev) finissent par conclure que si les décembristes avaient été « coupés des masses », le sang qu’ils ont versé a fait germer les graines de 1917. À Leningrad, la place du Sénat est rebaptisée place des Décembristes ; des recherches sont lancées en vue de retrouver le lieu de sépulture des cinq décembristes pendus en 1826 – ce sera chose faite en 1926, sur l’île Golodaï, qui sera rebaptisée île des Décembristes. Et à Moscou, un opéra et une pièce de théâtre sont interprétés en leur honneur.
Les discussions publiques autour de l’insurrection décembriste reprennent progressivement après 1945, surtout après la mort de Staline (1953), à l’époque du « dégel ». Leur réhabilitation définitive a lieu en 1975, quand le 150e anniversaire de leur soulèvement fait l’objet d’une commémoration organisée par le ministère soviétique de la culture. L’Étoile d’un merveilleux bonheur, film qui deviendra culte, consacré aux femmes des décembristes, sort sur les écrans en novembre de cette année.
Ce retour en grâce s’explique d’abord et avant tout par la crainte, au sein des autorités, de laisser s’instaurer l’idée que les décembristes auraient été les lointains ancêtres des dissidents. Il faut ici rappeler que le slogan « Pour notre liberté et la vôtre » brandi par la poignée de courageux contre l’invasion de la Tchécoslovaquie, en août 1968, reprend en effet celui qui avait été utilisé, en 1831, en Pologne, pour rendre hommage aux martyrs de 1825.
En décembre 1975, Vladimir Poutine, alors jeune officier du KGB, participe à une contre-manifestation organisée par les services secrets, place du Sénat, pour contrer un petit groupe de protestataires. Un quart de siècle plus tard, le même Poutine, en bon caméléon, fait d’abord mine d’honorer la mémoire des hommes de 1825. Le 18 février 2000, durant sa première campagne présidentielle, il se rend à Irkoutsk, au Musée des décembristes : l’objectif est de rassurer son électorat démocrate et les Occidentaux. Mais vers le début de son deuxième mandat (2004-2008), alors que « la verticale du pouvoir » est bien restaurée, les masques commencent à tomber. En octobre 2005, Mikhaïl Khodorkovski, célèbre oligarque qui a tenu tête à Poutine ce qui lui a valu d’arrêté et condamné, se dit fier d’avoir été exilé sur les terres des anciens prisonniers politiques. Pour contrer ce danger de récupération par l’opposition, une campagne est organisée dans les médias, qui tend à discréditer le mythe. Et en 2008, la place du Sénat à Saint-Pétersbourg, qui avait porté le nom de place des Décembristes depuis 1925, retrouve son nom originel. Tout est dit !
Comment le regard sur le décembrisme évolue-t-il au cours de la période récente ? La guerre d’agression contre l’Ukraine a-t-elle une influence ?
A. K. : La déconstruction du mythe décembriste se poursuit, lentement mais sûrement. En 2019, le film à gros budget l’Union du salut tend à réhabiliter la répression de Nicolas Ier.
Mais la diffusion de sa suite (sequel et prequel), sous forme de série, l’Union du salut. Le temps de la colère, est interrompue après le quatrième épisode, en octobre 2022. On peut l’expliquer par la peur, chez les producteurs, de se retrouver accusés de vouloir diffuser un message secrètement apologétique du mouvement. Dans la série, les personnages des décembristes sont encore trop sympathiques et surtout, au même moment, Vladimir Medinski, « l’historien en chef » de Poutine et ancien ministre de la culture, publie en ligne une conférence de près de trois heures, qui donne le la en matière d’interprétation.
Medinski, connu pour ses recherches plus que douteuses sur l’histoire russe, conclut en disant que si les décembristes étaient des personnalités brillantes, mues par des idées nobles, leur soulèvement, inspiré des idées venues d’Occident, a provoqué un « effet pervers », une ère de réaction et de gel de réformes pourtant nécessaires à la Russie. Et s’ils avaient gagné, le pays aurait été plongé dans une terrible guerre civile. Le « manuel d’histoire unique », lancé pour la rentrée 2024, rédigé par le même Medinski, qualifie leurs projets d’« utopiques ». En mai 2025, le ministre de la justice Konstantin Tchouïtchenko va jusqu’à dire que le tsarisme s’est montré trop clément avec eux, et que sans ce soulèvement, « Herzen n’aurait pas été réveillé » et donc, logiquement, la Russie aurait sans douté évité le communisme et ses excès.
L’orientation générale de la commémoration de 2025 dans l’espace public russe ne laisse aucune place au doute. En cette époque de mobilisation en vue de la victoire contre les « néo-nazis ukrainiens » et contre toute forme d’opposition à l’intérieur, la geste décembriste, celle d’un groupe de l’élite militaire qui s’oppose au pouvoir pour exiger plus de liberté, est redevenue un « passé gênant ». Le dernier soulèvement militaire, celui de Prigojine, les 23-24 juin 2023, a rappelé que le risque d’une insurrection armée était toujours d’actualité. Les jeunes Russes n’ont qu’à bien se tenir : s’ils ne sont pas contents, libre à eux de présenter leurs doléances à Poutine par écrit ! Et d’éviter de se rendre en groupes sur la place du Sénat… ou place Bolotnaïa, à Moscou.
Propos recueillis par Grégory Rayko.
Andreï Kozovoï ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.12.2025 à 16:37
La libre circulation en Afrique de l’Ouest est-elle menacée ?
Texte intégral (2687 mots)
On le sait, les ressortissants des pays africains éprouvent souvent de grandes difficultés pour obtenir des visas vers l’Europe. Mais qu’en est-il de leur capacité à voyager ou à émigrer à l’intérieur même du continent ? Examen de la situation en Afrique de l’Ouest, où des dispositions visant à rendre ces déplacements moins fastidieux existent, mais où les infrastructures de transport sont lacunaires et la tendance semble être à une méfiance toujours plus grande à l’égard des étrangers.
Citée en modèle en Afrique, la Communauté économique des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao) est une des huit communautés économiques régionales africaines, la seule à être parvenue à faire de son espace une région de libre circulation entre l’ensemble de ses membres. L’Afrique de l’Ouest se caractérise par une forte mobilité des personnes, surtout intra-régionale, avec de grandes variations entre pays. Cette mobilité est pourtant menacée.
Les Ouest-Africains, parmi les moins bien pourvus en termes de droits à la mobilité hors de la région
Dans le classement de la puissance des passeports dans le monde, établi en fonction du nombre de pays imposant un visa d’entrée à leurs détenteurs, les premières nationalités ouest-africaines figurent aux 65e (Ghana) et 66e (Cap Vert) rangs sur 94. En dernière position, le Nigéria est à la 86e place.
Cette capacité de mobilité limitée (le taux de refus pouvant être important) s’observe également au sein de l’Afrique. Malgré le Protocole de l’Union africaine pour la libre circulation adopté en 2018 mais ratifié par seulement 4 États membres sur 55, moins d’un tiers des voyages intra-africains se font sans visa. Par exemple, les Sénégalais ont besoin d’obtenir un visa avant le départ pour se rendre dans 22 pays africains, mais n’imposent cette obligation qu’à 6 nationalités.
Tandis que la demande de visa avant le départ est une démarche contraignante (en termes de documents à fournir et de déplacement à l’ambassade), l’achat du visa à l’arrivée a surtout un but financier. Les Sénégalais doivent acheter un visa à l’arrivée dans 9 pays africains, et 25 nationalités africaines doivent payer un visa à l’arrivée à Dakar.
En dehors d’accords régionaux, c’est bilatéralement que se prévoient des avantages. Les Sénégalais entrent sans visa en Mauritanie et au Maroc, sur une base réciproque. En revanche, s’ils entrent sans visa au Tchad, les Tchadiens doivent obtenir un visa à l’arrivée au Sénégal. Avec la France ou l’Espagne, c’est sur une base asymétrique que Français et Espagnols entrent sans visa au Sénégal, tandis que les Sénégalais se voient souvent refuser le visa avant le départ vers ces destinations. L’Afrique de l’Ouest est la région la plus ouverte au monde, mais ses citoyens peuvent difficilement circuler hors de la région.
Un espace sans visa mais pas sans contrôles ni obstacles
Dès sa création en 1975, la Cédéao avait fixé l’objectif d’assurer liberté de mouvement et de résidence des citoyens de la Communauté entre ses 15 membres. Le Protocole de 1979 a défini la démarche, sur 15 ans, et plusieurs textes sont venus ultérieurement engager les États membres. Depuis 40 ans, les citoyens ouest-africains peuvent circuler sans visa, munis d’un passeport ou d’une carte d’identité. Cette condition est d’autant plus importante qu’à la différence de l’espace Schengen, la Cédéao n’a pas supprimé les contrôles aux frontières internes. Au contraire, par voie terrestre, les postes-frontières sont multiples et les contrôles s’exercent aussi bien aux frontières qu’à l’intérieur des États.
Les « tracasseries » sur les routes – euphémisme utilisé pour désigner la corruption forcée – sont documentées depuis des années, sans grande amélioration. Même avec tous les papiers en règle, il faut souvent payer. L’absence de papiers, qu’il s’agisse du document de voyage ou du carnet de vaccination, n’empêche pas toujours de franchir la frontière, mais elle fait monter la facture.
Voyager par avion est plus sûr, mais les vols sont très chers et rarement directs, même entre grandes capitales ouest-africaines.
Le train est inexistant et le transport par voie maritime est rare et peu sûr. Le manque d’infrastructures ne facilite pas la mobilité.
Dans un contexte d’insécurité croissante dans la région, notamment sa partie sahélienne, les velléités de mieux contrôler les déplacements s’intensifient, justifiant l’adoption de réglementations plus sévères ainsi que l’aménagement et la modernisation des postes-frontières.
Une insécurité juridique
La Cédéao est une organisation respectueuse de la souveraineté des États membres et le droit communautaire offre généralement la possibilité d’atténuer les engagements pris. Par exemple, le Protocole de 1979 garantit la libre entrée au sein de la zone Cédéao, mais autorise les États membres à refuser celle des étrangers « entrant dans la catégorie des immigrants inadmissibles aux termes de leurs lois et règlements en vigueur », ce qui leur laisse une large marge de manœuvre.
Les règles sont aussi diversement respectées par les États membres. En 2014, ceux-ci ont décidé la création d’une carte d’identité biométrique Cédéao (ENBIC), qui servirait de document de voyage. À ce jour, seuls six États la délivrent à leurs citoyens. La même année, une série d’actes a été adoptée, renforçant substantiellement le droit de circulation et de résidence. Jusqu’alors, la liberté de circulation valait pour 90 jours, au-delà desquels l’étranger communautaire devait demander un titre de séjour. En 2014, la limite de 90 jours et la nécessité de demander une carte de résident ont été supprimées. Or, ce droit est resté méconnu dans la Communauté, y compris des policiers, des magistrats ou des avocats.
En 2024, la Commission de la Cédéao a lancé une campagne de plaidoyer dans plusieurs pays, avec un triple objectif : accélérer le déploiement de l’ENBIC, amener à la suppression de la limite de 90 jours et de la carte de résident. Plusieurs États imposent encore cette carte. Dans d’autres, sans forcément procéder à des contrôles, les autorités sont convaincues que les ressortissants communautaires devraient la détenir.
La méconnaissance du droit est facteur d’insécurité juridique car les citoyens peuvent être confrontés à des difficultés en fonction de leur interlocuteur, sans pouvoir faire valoir leurs droits. La réciprocité dans l’accès aux emplois est aussi très diversement appliquée d’un pays à l’autre.
L’insécurité juridique s’est récemment accentuée avec le départ de trois États membres. Le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont quitté la Cédéao en janvier 2025 après avoir créé l’Alliance des États du Sahel (AES). L’AES est aussi un espace de libre circulation, et ses propres passeports sont en cours de création. Afin de maintenir des droits auxquels les citoyens sont très attachés, l’AES de son côté, la Cédéao du sien ont déclaré continuer à garantir réciproquement la liberté de circulation et le droit de résidence.
Néanmoins, ces droits ne bénéficient plus de la stabilité du cadre juridique multilatéral, mais s’appuient sur des déclarations sujettes aux aléas diplomatiques. Il est vrai que le trio sahélien demeure membre de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (l’UEMOA), un espace de libre circulation partagé avec cinq États de la Cédéao (Bénin, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Sénégal et Togo), mais plusieurs questions pratiques restent ouvertes. Par exemple, les citoyens de l’AES doivent-ils aussi être dispensés de carte de résident ? Conservent-ils l’accès aux emplois sur une base égalitaire avec les nationaux des pays d’accueil ?
Ces privilèges du droit communautaire sont mis à mal au sein même de la Cédéao.
Nationalismes et xénophobie
Le départ des trois États sahéliens a pris corps dans un contexte régional
– comme mondial – de montée des nationalismes. C’est au nom de la défense de leur souveraineté qu’ils ont annoncé en 2023 leur intention de quitter la Cédéao, considérée comme étant sous influence extérieure.
Les militaires au pouvoir partagent avec les nouveaux dirigeants sénégalais, ainsi qu’avec une grande part de la jeunesse ouest-africaine, une aspiration souverainiste et panafricaniste, qui se traduit principalement par un « dégagisme ».
Le nouveau régime du Niger a d’ailleurs immédiatement abrogé une loi de lutte contre le trafic de migrants, adoptée en 2015, vue comme servant les intérêts de l’Europe, qui amenait Niamey à violer les règles de la libre circulation dans la Cédéao. Les pays européens exercent effectivement une pression sur les États ouest-africains pour les conduire à renforcer les contrôles des mobilités, contenir les migrants, développer la biométrisation des documents d’identité et de voyage, élaborer des stratégies de lutte contre la migration irrégulière. Ils influencent ainsi les politiques et le narratif autour des migrations et contribuent sans doute à la stigmatisation des migrants et à la politisation de la question migratoire.
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Nationalisme et stigmatisation ne sont pas pour autant nouveaux dans la région, mais ils ont le vent en poupe, dans un contexte où, des États-Unis à l’Europe et jusqu’en Afrique, l’altérité est vilipendée et les droits ouvertement bafoués.
Des expulsions collectives de citoyens ouest-africains ont été menées par des dirigeants locaux, en dépit de discours panafricanistes, sans condamnation par les institutions de la Cédéao. Dans certains pays, c’est parfois au nom du patriotisme que des collectifs appellent à l’expulsion de voisins ouest-africains, prônent la préférence nationale, réclament des restrictions aux frontières, désignent certaines nationalités comme responsables de tous les maux de la société et leur réservent des appellations dénigrantes.
Face à ces racismes qui ont souvent des racines anciennes, mais tendent à être occultés par un discours de fraternité africaine, les dirigeants de la Cédéao ont tout intérêt à valoriser la migration ouest-africaine et à soutenir le statut de « citoyens communautaires ».
La performativité des discours sur la migration n’est plus à démontrer et c’est par l’amélioration du narratif que l’on peut au mieux contribuer à l’unité ouest-africaine et endogénéiser le discours sur la migration. Encore s’agit-il de la connaître car la migration intra-régionale est aujourd’hui bien moins documentée que la migration africaine vers l’Occident, au cœur de toutes les attentions. Il en est de même du droit de la Cédéao, insuffisamment connu et enseigné dans la région.
Il est primordial de contrer les fausses informations sur la présence et l’impact des étrangers, et de développer la connaissance et la sensibilisation pour favoriser le vivre-ensemble.
Delphine Perrin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
16.12.2025 à 16:36
Le pragmatisme du Mexique de Claudia Sheinbaum face à la pression exercée par Donald Trump
Texte intégral (3096 mots)
Donald Trump s’en prend avec virulence au Mexique, le présentant comme un pays trop laxiste à l’égard du passage vers son territoire de nombreux migrants, comme un hub du trafic de drogue à destination des États-Unis et comme le cheval de Troie des importations en provenance de Chine. Dans ce contexte, l’administration de gauche de Claudia Sheinbaum défend les intérêts nationaux avec pragmatisme, en donnant des gages de bonne volonté (déploiement des militaires à la frontière, mesures « anti-Chine ») mais sans représailles, contrairement au Canada. Dans un scénario de guerre commerciale universelle sans remise en cause profonde du partenariat privilégié au sein de l’espace économique nord-américain, le Mexique pourrait ressortir comme un « gagnant relatif » et préserver sa rente géoéconomique. Le scénario du pire serait bien entendu une répudiation pure et simple de l’accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM, ex-ALENA) par l’administration Trump.
Les tensions commerciales avec les États-Unis mettent en exergue l’ultra-dépendance du modèle économique mexicain vis-à-vis de la première puissance économique mondiale.
Les perspectives positives pour le Mexique en termes de commerce et d’investissements amorcées sous l’administration Biden par des mesures telles que l’Inflation Reduction Act) et suscitées par le nearshoring dans le cadre de la reconfiguration des chaines de valeur sont sérieusement remises en question depuis la réélection de Donald Trump.
Pour le gouvernement mexicain, ce contexte ajoute un degré supplémentaire de complexité à une situation marquée par une croissance économique poussive, la déliquescence du secteur pétrolier, les contraintes pesant sur les finances publiques, et les divers freins au développement socio-économique et à la transition énergétique – même si le Mexique ne présente plus les fragilités macroéconomiques des années 1980-1990 susceptibles de générer une crise de balance des paiements.
Le Mexique, premier fournisseur des États-Unis
Déployé depuis les années 1960, le modèle des maquiladoras – ces usines situées à la frontière nord du Mexique (mais aussi dans le centre du pays) qui produisent des biens pour l’exportation – a structuré un écosystème transfrontalier, employant quelques 3 millions de Mexicains et profitable à des milliers d’entreprises états-uniennes.
Le Mexique a pleinement capitalisé sur les avantages comparatifs fondés sur sa position géographique privilégiée, un faible coût du travail et l’accord de libre-échange nord-américain (ALENA depuis 1994 et ACEUM depuis 2020). Des économies d’échelle ont été réalisées dans certains secteurs comme l’automobile, l’électronique et l’aéronautique.
D’après l’Organisation des Nations unies pour le développement industriel (UNIDO), le Mexique se classait en 2023 au 9e rang en termes de contribution à la valeur ajoutée manufacturière mondiale (1,8 %). Près de 80 % de ses exportations de biens manufacturés sont des produits medium et high-tech : dans ce domaine, le Mexique occupe le 4e rang mondial derrière Taïwan, les Philippines et le Japon.
Toutefois, la production locale est constituée essentiellement de chaînes d’assemblage de produits finis ou semi-finis. La valeur ajoutée domestique intégrée dans les exportations est donc estimée à seulement 9 % des exportations totales mexicaines en 2020 (OCDE, base de données TiVA, 2020.
Profitant des tensions commerciales entre Washington et Pékin depuis 2018, le Mexique est devenu en 2023 le premier fournisseur des États-Unis. Face à la tourmente commerciale mondiale depuis le début de l’année 2025, les recettes d’exportations mexicaines vers les États-Unis ont, jusqu’à présent, affiché une bonne résistance.
La part de marché du Mexique a culminé à 15,5 % en 2024, contre 13,5 % pour la Chine (cette dernière était à 21,6 % en 2017). La part des exportations mexicaines à destination des États-Unis a crû de 79,5 % en 2018 à 83,1 % en 2024 – essentiellement des biens manufacturés ou semi-finis, mais aussi des produits agricoles et du pétrole brut. Particulièrement décrié par Donald Trump, l’excédent commercial bilatéral sur les biens avec les États-Unis s’est accru continûment depuis 2009 pour atteindre 247 milliards de dollars (210 milliards d’euros) en 2024, au deuxième rang mondial derrière la Chine (360 milliards de dollars).
Sécuriser la pérennité de l’ACEUM
L’accord de coopération sur la sécurité signé le 4 septembre 2025 entre le Mexique et les États-Unis apparaît comme un succès de la capacité de négociation de la présidente Claudia Sheinbaum.
Il fait suite à l’annonce en février du déploiement de 10 000 militaires mexicains à la frontière et à l’extradition de 55 narcotraficants vers les États-Unis au cours des huit premiers mois de l’année.
Les autorités mexicaines souhaitent désormais anticiper la révision de l’Accord Canada États-Unis Mexique (ACEUM) prévue en juillet 2026, en comptant sur une position moins radicale et plus pragmatique de l’administration Trump.
À date, le taux moyen de droits de douane acquitté par le Mexique est estimé à 5 % (contre 0,2 % en 2024), alors que le taux moyen appliqué par les États-Unis serait de 11 % au niveau mondial (contre 2 % en 2024) et de 40 % sur les importations chinoises (contre 10 % en 2024).
Selon le ministère des finances du Mexique, mi-2025, 81 % des exportations mexicaines vers les États-Unis étaient conformes à l’ACEUM et seraient entrées sur le territoire sans droits de douane, contre à peine 50 % en 2024. Cette progression s’explique notamment par des efforts en matière de traçabilité.
Par ailleurs, le Mexique cherche à diversifier ses partenaires commerciaux. Le pays est signataire de 14 autres accords de libre-échange avec une cinquantaine de pays, sans compter le nouvel Accord global modernisé avec l’UE conclu le 17 janvier 2025, en cours de ratification.
L’administration Sheinbaum vise aussi à renforcer les relations commerciales avec les pays voisins. Un exemple est l’accord avec le Brésil, renouvelé en août dernier dans le secteur agricole et des biocarburants.
En parallèle, des tarifs douaniers de 10 à 50 % devraient être imposés sur certains produits importés au Mexique, notamment venant de pays avec lesquels il n’a pas d’accord de libre-échange. Les produits en provenance de Chine et d’autres pays sans traités de libre-échange seront taxés jusqu’à 50 % afin de protéger l’emploi dans les secteurs sensibles.
En réponse, la Chine évoque des mesures de représailles envers le Mexique, devenu un partenaire commercial important au cours des dix dernières années, notamment dans l’automobile.
Rester attractif pour les investisseurs
L’attractivité du Mexique pour les investisseurs étrangers post-pandémie pourrait être remise en cause par la politique protectionniste de l’administration Trump, à l’origine de l’attentisme de certaines firmes et d’une possible révision de leur stratégie de nearshoring vers les États-Unis ou d’autres pays.
En 2024, le Mexique a accueilli un niveau record d’investissements directs étrangers (IDE) depuis 2013 (44 milliards de dollars, ou 37 milliards d’euros, soit 2,4 % du PIB), devenant le 9e récipiendaire mondial et le 2e parmi les pays émergents, derrière le Brésil et devant l’Inde, l’Indonésie, le Vietnam et surtout la Chine, dont les flux d’IDE se sont effondrés.
Depuis 2018, la majorité des IDE entrants au Mexique sont provenus des États-Unis ; pourtant, l’encours total demeure dominé par les entreprises européennes (54 %), devant les entreprises états-uniennes ou ayant investi depuis les États-Unis (32 %), les investisseurs chinois ne constituant que 1 % des IDE installés.
Si les flux d’IDE totaux sont demeurés très dynamiques au premier semestre 2025 (+ 2 % par rapport à 2024), ils ont baissé dans le secteur manufacturier. Des projets d’investissements ont été annulés, suspendus ou reportés depuis la réélection de Donald Trump et l’adoption de la réforme judiciaire mexicaine.
Selon le Consejo Coordinador Empresarial, un organisme autonome représentant les entreprises mexicaines, plus de 60 milliards de dollars (50,9 milliards d’euros) d’investissements seraient actuellement gelés.
Les autorités chinoises auraient, par exemple, refusé au constructeur BYD l’autorisation d’implanter une usine automobile au Mexique avec 10 000 emplois à la clé.
Préserver des comptes externes solides
Le contexte international ne suscite pas d’inquiétude majeure, à ce stade, quant à un risque de dérive des comptes externes mexicains à court ou à moyen terme.
Le déficit du compte courant de la balance des paiements est structurellement modéré (- 0,9 % du PIB en moyenne sur 10 ans et - 0,3 % du PIB en 2024) et couvert par les flux nets d’IDE (2,1 % du PIB en moyenne sur 10 ans). Les réserves de change sont confortables et la Banque centrale n’intervient pas sur les marchés des changes, laissant flotter le peso librement. L’endettement externe est aussi modéré (36 % du PIB).
Le compte courant a pu profiter des mannes records de recettes touristiques (33 milliards de dollars, ou 28 milliards d’euros, soit 1,8 % du PIB en 2024), minorant le déficit de la balance des services, et surtout de remesas, c’est-à-dire les transferts d’argent de la diaspora (64 milliards de dollars, ou 54 milliards d’euros, soit 3,5 % du PIB en 2024).
Mais ces remesas, à 97 % en provenance des États-Unis, ont chuté de 6 % au premier semestre 2025 par rapport au premier semestre 2024. Leur évolution sera importante à suivre, compte tenu de leur rôle de soutien au pouvoir d’achat de nombreuses familles mexicaines. Les transferts hors virements bancaires, soit environ les trois quarts des transferts totaux, seront assujettis à une taxe de la part des États-Unis à compter de janvier 2026.
Par ailleurs, la structure de son commerce extérieur explique les difficultés du Mexique à générer des excédents commerciaux pérennes (hors période Covid), affichant un déficit de la balance des biens de 0,4 % du PIB en moyenne sur 10 ans.
En effet, dans le cadre de l’intégration industrielle nord-américaine, les importations mexicaines de biens intermédiaires ont représenté pas moins de 77 % des importations totales en moyenne depuis 2010, induisant une forte corrélation entre la dynamique des importations et celle des exportations et limitant la valeur ajoutée nette locale.
Parallèlement, la balance énergétique du Mexique est déficitaire depuis 2015
(- 1,2 % du PIB), compte tenu de la baisse de production de pétrole et de la dépendance aux produits raffinés en provenance des États-Unis.
Le solde du compte courant est aussi affecté par le déficit substantiel de la balance des revenus primaires (- 2,7 % du PIB sur 10 ans), lié aux rapatriements de profits et dividendes des nombreuses firmes étrangères implantées sur le territoire.
Prendre son destin économique en main, sans renier l’ancrage nord-américain
Au final, les tensions avec les États-Unis interrogent sur le modèle économique mexicain.
Pays émergent, le Mexique a vu sa croissance économique plafonner au niveau de celle des pays développés en moyenne sur les vingt dernières années (1,7 %), le positionnant dans le Top 10 des pays émergents et en développement les moins dynamiques. Le niveau et la volatilité de la croissance illustrent les limites de l’arrimage au marché nord-américain, en l’absence de puissants leviers de croissance endogènes (consommation, investissement public et privé, financement de l’économie par les banques).
Préserver la rente géo-économique, diversifier les marchés d’exportation et autonomiser le régime de croissance par un renforcement de la demande interne sont les principaux défis pour les prochaines années. Y répondre passera par des réformes repoussées ad vitam aeternam, notamment en matière fiscale et énergétique, de gouvernance publique et d’environnement des affaires.
Les orientations de politiques économiques et de politiques publiques seront cruciales afin de préserver les finances publiques tout en répondant aux importants besoins en termes de dépenses sociales, de retraite et d’infrastructures pour libérer le potentiel de croissance et assurer à la fois la stabilité macro-financière, le développement socio-économique et la transition énergétique du pays.
Sylvain Bellefontaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.12.2025 à 16:35
France–Chine : une relation déséquilibrée, au profit de Pékin
Texte intégral (2207 mots)
Le récent déplacement d’Emmanuel Macron en Chine a mis en évidence la difficulté qu’éprouve la France à influencer diplomatiquement la République populaire et à rééquilibrer les échanges commerciaux bilatéraux.
Du 3 au 5 décembre 2025, Emmanuel Macron a effectué une visite d’État en Chine, sa quatrième depuis 2017. Conformément à l’ambition de construire entre les deux pays une relation d’engagement à la fois respectueuse et exigeante, l’Élysée a déployé un dispositif conséquent : pas moins de six ministres (affaires étrangères, économie, agriculture, environnement, enseignement supérieur et culture) ainsi que trente-cinq chefs d’entreprise accompagnaient la délégation présidentielle.
Une mobilisation importante, symbole d’une relation multidimensionnelle… dont l’équilibre penche désormais résolument du côté de Pékin.
Un dialogue géopolitique de sourds
Les deux États sont de facto investis d’une responsabilité en matière de sécurité internationale, en tant que puissances nucléaires et membres permanents du Conseil de sécurité des Nations unies.
C’est au nom de cette responsabilité commune, et d’une supposée conception partagée du multilatéralisme, qu’Emmanuel Macron tente depuis 2022 de convaincre son homologue chinois d’œuvrer pour la paix en Ukraine : d’abord en s’assurant que Pékin s’abstienne de tout soutien à Moscou, ensuite en encourageant Xi Jinping à utiliser son influence sur Vladimir Poutine pour faciliter l’ouverture d’un processus diplomatique. Mais le président français n’a pas obtenu plus de succès lors de ce déplacement que les fois précédentes, se heurtant à une fin de non-recevoir polie mais ferme, son hôte se contentant d’appeler à « un renfort de la coopération » et à « écarter toute interférence ».
Il est vrai que, sur ce sujet, la neutralité de façade affichée par Pékin ne résiste pas à l’examen des faits. Le commerce sino-russe a doublé depuis 2020, et de nombreuses entreprises chinoises contribuent, discrètement mais de manière significative, à l’effort de guerre russe. Au reste, en termes de stratégie, Pékin n’a aucun intérêt à ce que le conflit russo-ukrainien cesse. Il affaiblit chaque mois davantage l’Union européenne, attire la Russie dans le giron chinois et retient pour l’heure les États-Unis sur le front occidental.
Concernant l’autre sujet géopolitique brûlant, Taïwan, Emmanuel Macron s’est gardé, cette fois-ci, de toute déclaration sujette à interprétation douteuse. Il faut dire qu’en la matière le président marche sur des œufs, et peut faire l’objet de tirs croisés. En 2023, il avait suscité l’ire de ses partenaires occidentaux en appelant les Européens à n’être « suivistes » ni des États-Unis ni de la Chine sur le dossier taïwanais. Un an plus tard, la comparaison qu’il a esquissée sur le podium du Shangri-La Dialogue, à Singapour, entre les situations ukrainienne et taïwanaise était jugée inacceptable, cette fois-ci par les Chinois.
À lire aussi : Un dialogue de sourds entre les grandes puissances en Asie-Pacifique ?
In fine, la portée réelle du dialogue franco-chinois sur les questions de sécurité internationale demeure très limitée. La diplomatie française adopte donc une approche prudente, soucieuse de ne pas compromettre une relation commerciale déjà largement fragilisée.
Une relation économique asymétrique
La France souffre en effet d’un déficit commercial abyssal vis-à-vis de la Chine, qui est d’ailleurs son plus important déficit bilatéral. En 2024, il s’est élevé à 47 milliards d’euros. Si les multinationales françaises continuent de réaliser des profits substantiels en Chine (notamment dans l’aéronautique et le spatial, l’agroalimentaire, le luxe ou le cosmétique), les retombées pour l’ensemble du tissu économique national sont moins évidentes. Depuis l’accession de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2001, l’ouverture tous azimuts au capitalisme d’État chinois a contribué, en France, à la désindustrialisation et à la perte d’avantages compétitifs de nombreux produits à haute valeur ajoutée.
Le président français a beau prévenir que « le déficit du reste du monde vis-à-vis de la Chine est en train de devenir insoutenable », la République populaire de Chine (RPC) est devenue un maillon essentiel de nombreuses chaînes d’approvisionnement stratégiques (informatique, équipements électroménagers, textiles, batteries, terres rares, etc.). Cette dépendance sera difficilement réversible. Sauf si, en concertation avec ses partenaires européens, elle exige de la Chine des transferts de technologie, et des investissements créateurs d’emplois sur les territoires nationaux.
Mais pour l’heure, la diplomatie française n’a d’autre choix que de jouer sur des mesures de court terme : elle tente notamment de limiter l’impact des enquêtes anti-dumping menées par la douane chinoise, qui visent plusieurs produits français (spiritueux – cognac en tête –, produits laitiers, porc, viande bovine). Les filières françaises sont ici les victimes collatérales des contre-mesures chinoises adoptées pour répondre aux droits de douane imposés par Bruxelles (et soutenus par Paris) sur les véhicules électriques chinois depuis octobre 2024.
Ces manœuvres réciproques ressemblant de plus en plus à une guerre commerciale entre l’Union européenne (UE) et la Chine. Quelques heures seulement après son retour de Chine, Emmanuel Macron menaçait même d’imposer des droits de douane à la Chine « dans les tout prochains mois », si le déficit commercial ne se réduisait pas.
Ambivalences françaises, inflexibilités chinoises
Les investissements croisés constituent également un point de friction. En effet, la France investit largement plus en Chine que l’inverse : le stock d’investissements français y atteint environ 46 milliards d’euros, contre quelque 12 milliards pour les investissements chinois en France.
Paris cherche dès lors à obtenir un rééquilibrage des flux et, plus largement, à promouvoir des conditions de concurrence équitables. Dans cette perspective, les autorités françaises continuent de courtiser les investisseurs chinois… à condition que cela ne compromette pas la souveraineté nationale. Une attitude, parfois ambivalente, qui ne va pas sans casse. Ainsi, l’usine Huawei en Alsace, livrée en septembre 2025, qui a représenté un investissement de 300 millions d’euros, risque d’être abandonnée et mise en vente avant même d’avoir ouvert.
À l’échelle politique, la diplomatie française qualifie « en même temps » la Chine de rival systémique dans le cadre européen, et de partenaire stratégique dans le cadre bilatéral. Un double discours parfois illisible et souvent incantatoire, tant la dépendance au partenaire (et/ou rival) chinois reste prépondérante. Une situation que ni la France ni l’Europe n’arrivent à infléchir.
À Pékin, la France gaullienne continue d’être célébrée comme un modèle d’indépendance et de non-alignement. Personne n’est toutefois dupe : la Chine flatte à l’échelle bilatérale pour mieux diviser les Européens et préserver les avantages structurels dont elle bénéficie. Une stratégie payante : alors que l’Union européenne et la Chine célébraient cinquante ans de relations diplomatiques, et que le président français avait pris l’habitude d’être accompagné par la présidente de la Commission européenne lors de ses rencontres avec Xi Jinping, Emmanuel Macron s’est cette fois déplacé seul.
Si l’UE demeure le deuxième partenaire commercial de la Chine (derrière l’Asean) – et à ce titre un acteur incontournable –, le déficit commercial européen s’élevait en 2024 à près de 350 milliards d’euros.
La RPC entend tirer pleinement parti de cette asymétrie, tout en veillant à ce que le bloc européen ne se fédère pas contre elle. Dans ce contexte, la France est aux yeux des Chinois un pays « romantique », comprenons : has been, politiquement inefficace et économiquement étriqué.
De Beauval à Chengdu, le soft power comme dernier point d’équilibre ?
Soixante-et-un ans après l’établissement de la relation bilatérale, ce déplacement aura surtout révélé les insuffisances françaises et le déséquilibre bilatéral structurel au profit de la Chine.
Emmanuel Macron pourra toujours se féliciter d’avoir été accueilli en grand chef d’État, Xi Jinping n’ayant pas lésiné sur les moyens pour lui « donner de la face ». Fait exceptionnel dans le protocole chinois, le président français a été convié pour la troisième fois en province – après Xi’an en 2018 et Canton en 2023 –, cette fois à Chengdu, quatrième ville de Chine et siège du plus grand centre de recherche et de conservation des pandas géants, des ursidés que Pékin érige en ambassadeurs et en véritables instruments diplomatiques.
Brigitte Macron a donc pu revoir son filleul Yuan Meng, premier panda géant né en France en 2017 et retourné à Chengdu en 2023. La Chine enverra d’ailleurs deux nouveaux pandas au ZooParc de Beauval d’ici à 2027. Simultanément, Emmanuel Macron a pu échanger quelques balles avec Félix Lebrun, le jeune pongiste médaillé à Paris 2024, venu disputer en Chine une compétition internationale. Cinquante ans après, la « diplomatie du ping-pong » reste donc d’actualité, comme démonstration maîtrisée d’amitié symbolique. Sans oublier le sprint aussi inédit que disruptif du président français qui lui permit de braver les cordons de sécurité chinois pour aller saluer les étudiants de l’Université du Sichuan. La France a pu ainsi se montrer sous un jour libertaire et sympathique.
À défaut d’influer sur les orientations géopolitiques et économiques de Pékin, la France peut toujours compter sur le soft power pour entretenir un dialogue. L’honneur est donc sauf… Mais à quel prix !
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
15.12.2025 à 16:34
Faut-il fuir, se cacher ou intervenir si l’on est pris dans un attentat de masse comme celui survenu en Australie ?
Texte intégral (1944 mots)

Le bilan de la tuerie de Bondi Beach (Sydney, Australie), hier 14 décembre, aurait probablement été plus lourd sans l’intervention héroïque – et extrêmement risquée – d’un passant. Cet épisode invite à s’interroger sur les recommandations officielles des autorités sur le comportement à adopter si l’on est pris dans ce type d’événements. On constate que les conseils donnés par les responsables australiens ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux diffusés par leurs homologues états-uniens. L’étude de nombreux cas similaires survenus dans le monde donne également des indications utiles.
Les images ont fait le tour du monde : pendant l’attentat de Bondi Beach, ce dimanche 14 décembre à Sydney, un homme s’est précipité vers l’un des tireurs et lui a arraché son arme des mains.
Durant cet acte de bravoure extraordinaire, le civil en question, Ahmed Al-Ahmed, un vendeur de fruits âgé de 43 ans, a été blessé à la main et à l’épaule par le second tireur.
Le courage et le risque
Nous n’avons aucun moyen de savoir combien de vies ont été sauvées grâce au courage d’Al-Ahmed. Mais il est presque certain que son intervention a permis d’éviter des pertes humaines supplémentaires (le bilan s’élève à ce stade à 15 morts et 42 blessés, en plus des deux tireurs, dont l’un a été tué et l’autre se trouve dans un état critique).
Cette scène rappelle d’autres, y compris récemment toujours à Sydney : le 13 avril 2024, un passant français, Damien Guérot, était également intervenu au péril de sa vie lors de l’attaque du centre commercial de Bondi Junction pour faire face à un homme armé d’un couteau, qui avait ce jour-là poignardé six personnes à mort.
Lorsque des actes de courage comme ceux-ci se produisent, nous les saluons à juste titre. Cependant, ils soulèvent des questions importantes et souvent négligées : qu’est-ce qui motive des gens ordinaires à se conduire d’une façon aussi altruiste et risquée ? L’intervention des témoins est-elle une bonne stratégie ou va-t-elle à l’encontre des conseils officiels relatifs à la conduite à tenir si l’on est pris dans un acte de violence de masse ?
Les deux types d’« effet spectateur »
L’« effet spectateur » se produit lorsque la présence d’autres personnes dissuade quelqu’un d’intervenir dans une situation d’urgence, lors d’une agression ou d’un autre crime.
Mais des décennies de recherche comportementale ont remis en cause l’idée reçue selon laquelle les gens ont tendance à se figer ou à détourner le regard lorsque d’autres personnes sont présentes dans des situations dangereuses.
Une vaste méta-analyse du comportement des témoins montre que dans les situations d’urgence véritablement dangereuses et sans ambiguïté (comme celles impliquant un auteur clairement identifiable), l’effet spectateur classique (c’est-à-dire passif) est considérablement affaibli, voire dans certains cas inversé.
En d’autres termes, les attaques violentes sont précisément le type de situations où les gens sont plus enclins à agir.
L’une des raisons est que le danger clarifie les responsabilités. Lorsqu’une situation menace clairement leur vie, les gens identifient le danger plus rapidement et sont moins enclins à attendre des signaux sociaux ou des assurances de la part des autres.
On a constaté à maintes reprises que dans les situations d’urgence clairement à haut risque (en particulier celles impliquant de la violence physique), le sentiment de responsabilité individuelle s’accentue souvent au lieu de s’estomper.
Une analyse de plus de 100 attentats-suicides effectués en Israël montre que l’intervention des témoins peut réduire considérablement le nombre total de victimes.
Dans tous ces incidents documentés, l’intervention n’a que rarement permis d’empêcher complètement l’attaque, mais elle a souvent perturbé le contrôle de l’agresseur sur le moment et le lieu de l’attaque, le poussant à agir prématurément dans des lieux moins fréquentés et sauvant ainsi des vies.
Cependant, la même analyse montre également que l’intervention des témoins a souvent eu un coût personnel direct pour les intervenants.
Mais le comportement actif des témoins peut prendre plusieurs formes et intervenir à différents stades : une personne connaissant l’auteur des faits, qui remarque et signale un comportement suspect avant l’agression ; un individu qui guide les autres vers un lieu sûr ou qui partage des informations importantes au fur et à mesure que les événements se déroulent ; des gens qui apportent leur aide et assurent la coordination de diverses actions immédiatement après les faits.
Il n’en reste pas moins qu’une implication personnelle pour empêcher un acte de violence semble aller à l’encontre des conseils officiels des autorités australiennes. En effet, il y a quelques semaines à peine, le Comité australo-néo-zélandais de lutte contre le terrorisme a lancé une nouvelle campagne nationale de sécurité publique.
Un nouveau message de sécurité
La nouvelle campagne de sécurité publique reconnaît explicitement que l’Australie est un pays sûr, mais qu’il existe toujours un risque d’attaques à l’arme à feu dans les lieux très fréquentés, et que savoir comment réagir peut sauver des vies.
La campagne a introduit les consignes suivantes : « Fuir. Se cacher. Prévenir. », définies comme suit :
fuir : éloignez-vous rapidement et discrètement du danger, mais uniquement si cela ne présente aucun danger pour vous ;
se cacher : restez hors de vue et mettez votre téléphone portable en mode silencieux ;
prévenir : appelez la police lorsque cela ne présente aucun danger ;
L’objectif de ces conseils est d’aider les personnes à réagir dans les premiers instants critiques avant l’arrivée de la police, à prendre des décisions éclairées et à augmenter leurs chances de rester en sécurité.
Les directives officielles australiennes n’incitent à aucun moment à se confronter aux assaillants.
En revanche, les messages de sécurité publique diffusés aux États-Unis, tels que les consignes du FBI « Run. Hide. Fight » (Courez. Cachez-vous. Luttez), incluent une étape « luttez », mais uniquement en dernier recours, lorsque la fuite et la dissimulation sont impossibles et que la vie est en danger immédiat.
Les autorités australiennes ont choisi de ne pas inclure cette étape, mettant l’accent sur l’évitement et le signalement plutôt que sur la confrontation.
Quelques conseils pratiques
Mes précédentes recherches expérimentales ont permis d’identifier des conseils plus spécifiques susceptibles d’améliorer les chances de survie lors d’attaques violentes, en particulier dans des environnements bondés.
À l’aide de modélisations informatiques et d’expériences contrôlées menées avec de véritables foules, j’ai identifié plusieurs domaines stratégiques pour améliorer les chances de survie lors de tels événements.
Premièrement, s’éloigner lentement du danger n’est pas idéal : il est préférable de s’éloigner de la source de la menace aussi rapidement que possible, dès lors que cela se fait en prenant les précautions nécessaires pour rester en sécurité.
Deuxièmement, l’hésitation, qu’il s’agisse de recueillir des informations, d’inspecter ce qui se passe ou de filmer les événements, augmente le risque d’être blessé.
Troisièmement, les gens doivent rester agiles dans leur prise de décision et leur orientation lorsqu’ils se déplacent, et être prêts à adapter leurs mouvements à mesure que la situation évolue et que les informations deviennent plus claires. Cela signifie qu’il faut continuellement observer son environnement et ajuster sa direction à mesure que de nouvelles informations apparaissent, plutôt que de s’arrêter pour réévaluer la situation.
Enfin, lorsque vous vous déplacez en famille ou entre amis, il vaut mieux se mettre en file indienne, plutôt qu’en se tenant par la main côte à côte. Cela profite à tout le monde en réduisant les bousculades et en améliorant la fluidité de la fuite des personnes.
Être toujours sur ses gardes
Les horribles événements survenus à Sydney soulignent une dure réalité : la préparation aux risques de violence dans les lieux très fréquentés doit devenir plus courante.
Les espaces très fréquentés resteront toujours vulnérables à la violence délibérée, qu’elle soit motivée par des intentions terroristes ou autres.
Les messages doivent toucher un plus grand nombre de personnes, être fondés sur des preuves, nuancés et largement accessibles.
À l’approche de plusieurs événements publics majeurs et de grands rassemblements de masse (notamment le réveillon du Nouvel An), il est plus important que jamais que les gens soient conscients de ces risques et restent vigilants.
Milad Haghani ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
15.12.2025 à 11:41
Quand le management a fait des États-Unis une superpuissance
Texte intégral (3245 mots)

Une étude internationale, impliquant des chercheurs français, états-uniens et brésiliens, a mis au jour une histoire méconnue. Des années 1920 aux années 1960, le management a contribué à faire des États-Unis la puissance hégémonique que l’on connaît aujourd’hui. Son « momentum » : la Seconde Guerre mondiale. Ses armes : les managers formés dans les grandes écoles, les outils d’aide à la décision et la technostructure de l’État fédéral.
Explorer des archives, c’est évoluer dans un monde à la fois silencieux et étrange vu d’aujourd’hui. Comme l’explique l’historienne Arlette Farge dans son livre le Goût de l’archive (1989), le travail de terrain des historiens est souvent ingrat, fastidieux, voire ennuyeux. Puis au fil de recoupements, à la lumière d’une pièce en particulier, quelque chose de surprenant se passe parfois. Un déclic reconfigurant un ensemble d’idées.
C’est exactement ce qui est arrivé dans le cadre d’un projet sur l’histoire du management états-unien (HIMO) débuté en 2017, impliquant une douzaine de chercheurs français, états-uniens et brésiliens.
Notre idée ? Comprendre le lien entre l’histoire des modes d’organisation managériaux du travail et les épisodes de guerre aux États-Unis. D’abord orientée vers le XXe siècle, la période d’étude a été resserrée des années 1920 à la fin des années 1960, avec comme tournant la Seconde Guerre mondiale.
Du taylorisme au management
Au début de notre recherche en 2017, nous nous sommes demandé ce qui guidait cette métamorphose du management des années 1920 aux années 1960.
Au commencement était le taylorisme. On attribue à l’ingénieur américain Frederick Winslow Taylor (1856-1915) l’invention d’une nouvelle organisation scientifique du travail dans The Principles of Scientific Management. Ce one best way devient la norme. Au cœur de cette division du travail, la mutation des rôles des contremaîtres est essentielle.
Leur fonction est d’abord de s’assurer à la fois de la présence des ouvriers et du respect des gestes prescrits par les dirigeants. Avec le management, une révolution copernicienne est en marche. Les contremaîtres sont progressivement remplacés par les techniques de management elles-mêmes. Le contrôle se fait à distance, et devient de l’autocontrôle. Des outils et des systèmes d’information sont développés ou généralisés, comme les pointeuses. Peu à peu, toutes ces informations sont connectées à des réseaux… qui dessinent ce qui deviendra des réseaux informatiques. L’objectif : suivre l’activité en temps réel et créer des rapports à même d’aider les managers dans leur prise de décision.
Outils de gestion de projet
C’est ce que la philosophie nomme le représentationnalisme. Le monde devient représentable, et s’il est représentable, il est contrôlable. Sur un temps long, de nombreux outils de gestion de projet sont créés comme :
le diagramme de Gantt, formalisé et diffusé dans les années 1910 par l’ingénieur du même nom, afin de visualiser dans le temps les diverses tâches ;
le Program Evaluation and Review Technic (PERT), élaboré dans les années d’après-guerre pour analyser et représenter les tâches impliquées ;
ou les Key Performance Indicators (KPI), des indicateurs utilisés pour l’aide à la décision.
Nombre de ces techniques ou standards de management ont une genèse américaine comme l’ont montré notamment les travaux de Locke et Spender, Clegg, Djelic ou D’Iribarne. Des années 1910 aux années 1950, une importance croissante est accordée à la visualisation des situations.
À lire aussi : Les origines néolibérales de la mondialisation : retour sur l’émergence d’un ordre géopolitique aujourd’hui menacé
Notre intuition d’une obsession pour la représentation s’est affinée avec l’exploration d’archives liées aux réseaux du management, de l’Academy of Management, l’American Management Association, et la Society for Advancement of Management.
Management de l’armée
Dans son introduction de la conférence de l’Academy of Management de 1938, l’économiste Harlow Person, acteur clé de la Taylor Society, revient sur le rôle joué par la visualisation. Concrètement, une mission d’amélioration des processus administratifs est réalisée pour l’armée américaine durant la Première Guerre mondiale. L’organisation scientifique du travail déploie plus que jamais ses outils au-delà des chiffres et du texte.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’obsession pour la représentation est au cœur de la stratégie militaire des États-Unis, en synergie vraisemblablement avec le management. Par exemple, la carte d’état-major doit représenter la situation la plus fidèle possible au champ de bataille. Chaque drapeau, chaque figurine représentant un bataillon ami ou ennemi, doit suivre fidèlement les mouvements de chacun lors du combat. Toutes les pièces évoluant en temps réel permettent au généralissime de prendre les meilleures décisions possibles.
Mise en place d’une technostructure par Franklin Roosevelt
Un président des États-Unis incarne cette rupture managériale dans la sphère politique : Franklin Roosevelt. Secrétaire assistant à la Navy dans sa jeunesse, il assimile l’importance des techniques d’organisation dans les arsenaux maritimes de Philadelphie et New York, pour la plupart mis en œuvre par les disciples de Frederick Winslow Taylor.
Après la crise de 1929, la mise en place de politiques centralisées de relance a pour conséquence organisationnelle d’installer une technostructure. Plus que jamais, il faut contrôler et réguler l’économie. Un véritable État fédéral prend naissance avec la mobilisation industrielle initiée dès 1940.
Lorsque le New Deal est mis en place, Franklin Roosevelt comprend que le management peut lui permettre de changer le rapport de force entre pouvoir exécutif et pouvoir législatif. Progressivement, il oppose la rationalité de l’appareil fédéral et son efficience à la logique plus bureaucratique incarnée par le Congrès. Concrètement, les effectifs de la Maison Blanche passent de quelques dizaines de fonctionnaires avant la Seconde Guerre mondiale à plus de 200 000 en 1943.
Le président des États-Unis dispose désormais de l’appareil nécessaire pour devenir « l’Arsenal de la démocratie », à savoir l’appareil productif des Alliés. Cette transformation contribue à faire des États-Unis la première puissance militaire mondiale au sortir de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’elle n’était que 19e avant son commencement.
Standardisation mondiale par le management
Au-delà d’une obsession nouvelle pour la représentation tant organisationnelle que politique, la seconde dimension mise en lumière par cette recherche sur l’histoire du management est plus inattendue. Elle porte sur la mise en place d’une véritable géopolitique états-unienne par le management. Notre travail sur archive a permis de mieux comprendre la genèse de cette hégémonie américaine.
La standardisation des formations au management, en particulier par des institutions telles que la Havard Business School, a contribué subtilement à cette géopolitique américaine. Tout le développement de la connaissance managériale se joue sur le sol des États-Unis et l’espace symbolique qu’il étend sur le reste du monde, du MBA aux publications académiques, dont les classements placent aujourd’hui systématiquement les revues états-uniennes au sommet de leur Olympe.
Il en va de même pour le monde des cabinets de conseil en management de l’après-guerre, dominé par des structures américaines, en particulier pour la stratégie. En 1933, le Glass-Steagall Act impose aux banques la séparation des activités de dépôt de celles d’interventions sur les marchés financiers et de façon connexe, et leur interdit d’auditer et de conseiller leurs clients. Cela ouvre un espace de marché : celui du conseil externe en management, bientôt dopé par la mobilisation industrielle puis la croissance d’après-guerre.
Des cabinets se développent comme celui fondé par James McKinsey en 1926, professeur de comptabilité à l’université de Chicago. Son intuition : les entreprises souffrent d’un déficit de management pour surmonter la Grande Dépression et croître après la Seconde Guerre mondiale. De nombreux cabinets suivent cette tendance comme le Boston Consulting Group créé en 1963.
Près de 500 000 blessés industriels
Un des points les plus frappants de notre recherche est la conséquence du management sur le corps pendant le momentum de la Seconde Guerre mondiale. Plus de 86 000 citoyens des États-Unis meurent dans les usines entre 1941 et 1945, 100 000 sont handicapés sévères et plus de 500 000 sont blessés au travail.
Une partie de nos archives sur le Brooklyn Navy Yard de New York l’illustre tristement. Dans le silence, chacun et chacune acceptent une expérience de travail impossible en considérant que leur fils, leur maris, leurs neveux, leurs amis au combat vivaient des situations certainement bien pires. Le management se fait alors patriote, américain et… mortifère.
Au final, les managers ont continué à taire une évidence tellement visible qu’on ne la questionne que trop peu : celle de l’américanité de ce qui est également devenu « nos » modes d’organisation. Au service d’une géopolitique américaine par le management.
Le projet de recherche HIMO (History of Instittutional Management & Organization) mentionné dans cet article a reçu des financements du PSL Seed Fund, de QLife et des bourses de mobilité de DRM.
14.12.2025 à 11:47
Football : 30 ans après l’arrêt Bosman, quel bilan pour le marché des transferts ?
Texte intégral (2890 mots)
Le Belge Jean-Marc Bosman, joueur modeste des années 1990, restera peut-être dans l’histoire comme le footballeur qui aura eu le plus grand impact sur son sport. En effet, l’arrêt portant son nom, adopté il y a exactement trente ans, a permis aux joueurs en fin de contrat de rejoindre un autre club sans l’exigence d’une indemnité de transfert. Il a également mis fin à la règle qui prévalait jusqu’alors de trois étrangers maximum par équipe, ouvrant la voie à une aspiration des joueurs du monde entier vers les clubs les plus riches.
« Toi, avec ton arrêt, tu vas rester dans l’histoire, comme Bic ou Coca-Cola », avait dit Michel Platini à Jean-Marc Bosman en 1995. Platini n’avait sans doute pas tort.
Les faits remontent à 1990. Le contrat de travail de Bosman, footballeur professionnel du Royal Football Club (RFC) de Liège (Belgique), arrive à échéance le 30 juin. Son club lui propose un nouveau contrat, mais avec un salaire nettement inférieur. Bosman refuse et est placé sur la liste des transferts. Conformément aux règles de l’Union européenne des associations de football (UEFA) en vigueur à l’époque, le transfert d’un joueur, même en fin de contrat, s’effectue en contrepartie d’une indemnité versée par le club acheteur au club vendeur. Autrement dit, pour acquérir Bosman, le nouveau club devra verser une indemnité de transfert au RFC.
En juillet, l’Union sportive du littoral de Dunkerque (USL) en France est intéressée. Mais le club belge, craignant l’insolvabilité de l’USL, bloque l’opération. Bosman se retrouve sans employeur. Pis, il continue d’appartenir à son ancien club, lequel maintient ses droits de transfert. Par ailleurs, en vertu de la règle des quotas – trois étrangers maximum par équipe –, il est difficile pour le joueur de rejoindre un club dans un autre État de la Communauté européenne.
S’estimant lésé, Bosman saisit les tribunaux belges. L’affaire est par la suite portée devant la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE).
Coup de tonnerre : le 15 décembre 1995, la CJCE tranche en faveur de Bosman.
Décision de la CJCE
La Cour précise que le sport professionnel, comme toute activité économique au sein de la Communauté européenne, est soumis au droit communautaire. Elle considère dès lors que toute disposition restreignant la liberté de mouvement des footballeurs professionnels ressortissants de la Communauté européenne est contraire à l’article 48 du Traité de Rome, lequel prévoit la libre concurrence et la liberté de circulation des travailleurs entre les États membres.
La CJCE reprend ses jurisprudences antérieures (arrêts Walrawe et Koch en 1974 et Doña en 1976) et déclare que les règles de quotas fondées sur la nationalité des joueurs ressortissants communautaires constituent des entraves au marché commun.
En outre, la Cour va plus loin dans son jugement et estime que les indemnités de transfert pour les joueurs en fin de contrat (encore appliquées par certains clubs européens en 1995) sont contraires au droit communautaire.
Enjeux et impacts de l’arrêt Bosman
Le socle de cette décision a été la standardisation ou plutôt l’universalité des règles sportives au niveau de l’UEFA (54 fédérations) et de la Fédération Internationale de Football Association, FIFA (211 fédérations), qui ont dû s’aligner sur la jurisprudence Bosman.
Ainsi, cet arrêt de la CJCE a conduit les instances du football à réformer le système des transferts (Réformes dites « Règlement du Statut et du Transfert des Joueurs », (RSTJ) 2001, 2005, 2017-2022). Conséquemment, l’arrêt Bosman a drastiquement accentué la libéralisation du marché des transferts.
Cela s’est traduit par la suppression des obstacles à la libre circulation des sportifs. Les joueurs en fin de contrat sont devenus libres de rejoindre un autre club sans que celui-ci soit tenu de verser une indemnité de transfert à leur ancien club. Fin de l’ « esclavage » sportif ! Fin également du « régime de quotas » pour les joueurs ressortissants communautaires au sein des effectifs dans les clubs européens !
De facto, il y a eu une augmentation du nombre de joueurs étrangers communautaires, désormais illimité pour les joueurs des pays de l’Union européenne (UE). C’est le cas également pour les joueurs de l’Espace économique européen et pour ceux issus des pays ayant un accord d’association ou de coopération avec l’UE à la suite des arrêts Malaja dans le basket en 2002, Kolpak dans le handball en 2003 et Simutenkov dans le football en 2005. Il en est de même, depuis l’accord de Cotonou en 2000 (remplacé par l’accord de Samoa en 2023), pour les détenteurs des nationalités de 47 pays d’Afrique, 15 pays des Caraïbes et 15 pays du Pacifique. En France, le nombre de joueurs considérés comme « extra-communautaires » est limité à quatre.
Par ailleurs, comme le souligne Vincent Chaudel, co-fondateur de l’Observatoire du Sport Business, l’arrêt Bosman a inversé le rapport de force entre joueurs et clubs. L’inflation des salaires, qui avait commencé dans les années 1980, s’est accélérée dès les premières années après cet arrêt, puis de manière exponentielle chez les superstars par la suite.
Selon le magazine Forbes, les cinq footballeurs les mieux rémunérés en 2024 étaient Cristiano Ronaldo (environ 262,4 millions d’euros), Lionel Messi (environ 124,3 millions d’euros), Neymar (environ 101,3 millions d’euros), Karim Benzema (environ 95,8 millions d’euros) et Kylian Mbappé (environ 82,9 millions d’euros). L’écart salarial entre les footballeurs et les footballeuses reste néanmoins encore béant.
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L’arrêt Bosman a aussi fortement impacté la spéculation de la valeur marchande des superstars et des jeunes talents.
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Au-delà, cet arrêt s’est matérialisé par l’extension de la libre circulation des joueurs formés localement dans un État membre de l’UE, au nom de la compatibilité avec les règles de libre circulation des personnes ; cette mesure a ensuite été étendue à d’autres disciplines sportives.
Une autre particularité concerne le prolongement de la jurisprudence Bosman aux amateurs et aux dirigeants sportifs.
Enfin, il est important de rappeler que si l’arrêt Bosman a permis à de nombreux acteurs du football (joueurs, agents, clubs, investisseurs, etc.) de s’enrichir, ce fut loin d’être le cas pour Jean-Marc Bosman lui-même. Dans un livre autobiographique poignant, Mon combat pour la liberté, récemment publié, l’ancien joueur raconte son combat judiciaire de cinq ans, ainsi que sa longue traversée du désert (trahisons, difficultés financières, dépressions, etc.) après la décision de la CJCE.
Perspectives : du 15 décembre 1995 au 15 décembre 2025, 30 ans de libéralisation
L’arrêt Bosman a dérégulé, explosé et exposé le marché des transferts. Le récent article de la Fifa consacré au marché estival de 2025 en témoigne : cet été-là, 9,76 milliards de dollars d’indemnités de transfert ont été versés dans le football masculin et 12,3 millions de dollars dans le football féminin.
Ainsi, l’arrêt a ouvert la voie à une libéralisation inédite des opérations, conduisant parfois à des montages financiers particulièrement complexes.
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Au-delà de l’explosion des indemnités de transfert, l’arrêt Bosman a creusé les inégalités entre les clubs, tant au niveau national qu’européen. Pendant que les clubs les moins riches servent de pépinières pour former les futurs talents, les clubs les plus riches déboursent des sommes astronomiques pour acquérir les meilleurs footballeurs : Neymar, 222 millions d’euros ; Mbappé, 180 millions d’euros ; Ousmane Dembelé et Alexander Isak, 148 millions d’euros ; Philippe Coutinho, 135 millions d’euros, etc. Cela se traduit par l’ultra-domination des gros clubs dans les championnats européens avec le risque d’un « déclin général de l’équilibre compétitif dans le football européen » selon l’Observatoire du football CIES.
Enfin, avec la libéralisation du marché des transferts, des réseaux internationaux se tissent – et par la même occasion s’enrichissent – pour dénicher les futures « poules aux œufs d’or ». L’Amérique du Sud, l’Afrique (notamment depuis l’accord Cotonou) et l’Europe de l’Est sont devenues les principaux exportateurs des footballeurs (certains partent à un âge très précoce à l’étranger et se retrouvent loin de leur famille) vers les clubs d’Europe de l’Ouest.
Pour conclure, il serait souhaitable de réguler le marché, d’assainir l’écosystème et d’apaiser les ardeurs. L’arrêt Diarra (qualifié de « Bosman 2.0 ») de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) – anciennement la CJCE – le 4 octobre 2024 est une avancée dans ce sens. Bien que la Cour n’ait pas remis en cause tout le système des transferts, elle a enjoint la FIFA à modifier sa réglementation afin que les footballeurs ne soient plus sous le joug de leur club en cas de rupture unilatérale de leur contrat.
Les joueurs doivent pouvoir y mettre un terme sans craindre de devoir verser une indemnité « disproportionnée » à leur club, et sans que le nouveau club désireux de les recruter soit tenu de verser solidairement et conjointement cette indemnité en cas de rupture sans « juste cause ». Dans l’urgence, un cadre réglementaire provisoire relatif au RSTJ a été adopté par la FIFA en décembre 2024 – jugé pour autant non conforme à la décision de la CJUE.
Le monde du football a besoin d’une transformation systémique où le plafonnement des coûts de transfert, mais aussi la gestion vertueuse des clubs et des institutions, l’encadrement et l’égalité des salaires homme-femme, la prise en compte du bien-être psychologique des acteurs, etc. constitueraient un socle fort pour un renouveau du marché des transferts et de l’industrie du football dans sa globalité.
Mieux, l’industrie du football ne doit plus constituer un mobile pour creuser les écarts et les disparités sociales et sociétales.
Annexe : 11 dates et événements clés
1891 : J. P. Campbell de Liverpool est le premier agent à faire la promotion de joueurs auprès des clubs par des publicités via la presse.
1905 : William McGregor, ancien président du club d’Aston Villa et fondateur de la ligue anglaise déclare, en une formule visionnaire pour l’époque, « Football is big business ».
1930 : la première Coupe du Monde de football a lieu en Uruguay.
1932 : la mise en place du premier championnat professionnel de football en France avec des dirigeants employeurs et des joueurs salariés sans aucun pouvoir ainsi que l’établissement du contrat à vie des footballeurs, liés à leur club jusqu’à l’âge de 35 ans.
1961 : le salaire minimum des joueurs de football est supprimé. Cette décision a pour effet d’équilibrer le pouvoir de négociation entre joueurs et clubs.
Entre 1960 et 1964 : les salaires des joueurs de la première division française évoluent drastiquement (augmentation de 61 % par rapport à ceux des années 1950).
1963 : la Haute Cour de Justice anglaise dispose, dans l’affaire Georges Eastham, que le système de « conservation et transfert » est illégal.
1969 : la mise en place du contrat de travail à durée librement déterminée.
1973 : l’adoption de la Charte du football professionnel.
1991 : la première Coupe du monde de football féminin se déroule en Chine.
1995 : l’arrêt Bosman de la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) du 15 décembre 1995 crée un véritable bouleversement dans le système de transfert des joueurs au sein de l’UE – anciennement la Communauté européenne.
Moustapha Kamara a reçu une Bourse de recherche Havelange de la FIFA.
Allane Madanamoothoo et Daouda Coulibaly ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
11.12.2025 à 16:16
L’internationale trumpiste : la Stratégie de sécurité nationale 2025 comme manifeste idéologique
Texte intégral (2441 mots)
L’administration Trump vient de rendre publique sa Stratégie de sécurité nationale. Charge virulente contre l’Europe, affirmation de l’exceptionnalisme des États-Unis, présentation du président actuel en héros affrontant au nom de son pays des périls mortels pour la civilisation occidentale : bien plus qu’un simple ensemble de grandes lignes, il s’agit d’une véritable proclamation idéologique.
La Stratégie de sécurité nationale (National Security Strategy, NSS) est normalement un document technocratique, non contraignant juridiquement, que chaque président des États-Unis doit, durant son mandat, adresser au Congrès pour guider la politique étrangère du pays.
La version publiée par l’administration Trump en 2025 (ici en français) ressemble pourtant moins à un texte d’État qu’à un manifeste idéologique MAGA (Make America Great Again) qui s’adresse tout autant à sa base qu’au reste du monde, à commencer par les alliés européens de Washington, accusés de trahir la « vraie » démocratie. Pour la première fois, et contrairement à la NSS du premier mandat Trump publiée en 2017, la sécurité nationale y est définie presque exclusivement à partir des obsessions trumpistes : immigration, guerre culturelle, nationalisme.
Les trois principales articulations du texte
La NSS 2025 rompt complètement avec la tradition libérale de la démocratie constitutionnelle (respect des droits fondamentaux, primauté de l’État de droit, pluralisme) et avec sa traduction internationale — la promotion de la démocratie dans le cadre d’un ordre multilatéral fondé sur des règles. Elle réécrit l’histoire depuis la fin de la guerre froide, construit un ennemi composite (immigration, élites « globalistes », Europe) et détourne le vocabulaire de la liberté et de la démocratie au service d’un exceptionnalisme ethno-populiste.
Ce document présente une grande narration en trois actes.
Acte I : La trahison des élites.
C’est le récit de l’échec des politiques menées par les États-Unis depuis 1991, imputées à l’hubris d’élites qui auraient voulu l’hégémonie globale. Elles auraient mené des « guerres sans fin », mis en place un « prétendu libre-échange » et soumis le pays à des institutions supranationales, au prix de l’industrie américaine, de la classe moyenne, de la souveraineté nationale et de la cohésion culturelle. Ce premier acte souligne enfin l’incapacité à renouveler un récit national crédible après la fin de la guerre froide : c’est sur ce vide narratif que Trump construit son propre récit.
Acte II : Le déclin.
Le déclin des États-Unis tel que vu par l’administration Trump est à la fois économique, moral, géopolitique et démographique. Il se manifeste par la désindustrialisation, les guerres ratées, ou encore par la crise des frontières avec le Mexique. Il fait écho au « carnage américain » que l’actuel président avait dénoncé lors de son premier discours d’investiture, en 2017. L’ennemi est ici décrit comme à la fois intérieur et extérieur : l’immigration, présentée comme une « invasion » liée aux cartels, mais aussi les institutions internationales et les élites de politique étrangère, américaines comme européennes. Tous sont intégrés dans un même schéma conflictuel, celui d’une guerre globale que l’administration Trump serait prête à mener contre ceux qui menaceraient souveraineté, culture et prospérité américaines.
Acte III : Le sauveur.
La NSS présente le locataire de la Maison Blanche comme un leader providentiel, comme le « président de la Paix » qui corrige la trahison des élites. Trump y apparaît comme un « redresseur », héros (ou anti-héros) qui aurait, en moins d’un an, « réglé huit conflits violents ». Il incarnerait une nation retrouvée, prête à connaître un « nouvel âge d’or ». On retrouve ici un schéma narratif typiquement américain, issu de la tradition religieuse de la jérémiade : un prêche qui commence par dénoncer les fautes et la décadence, puis propose un retour aux sources pour « sauver » la communauté. L’historien Sacvan Bercovitch a montré que ce type de récit est au cœur du mythe national américain. Un texte qui devrait être techno-bureaucratique se transforme ainsi en récit de chute et de rédemption.
L’exceptionnalisme américain à la sauce Trump
À y regarder de près, la NSS 2025 foisonne de tropes propres aux grands mythes américains. Il s’agit de « mythifier » la rupture avec des décennies de politique étrangère en présentant la politique conduite par l’administration Trump comme un retour aux origines.
Le texte invoque Dieu et les « droits naturels » comme fondement de la souveraineté, de la liberté, de la famille traditionnelle, voire de la fermeture des frontières. Il convoque la Déclaration d’indépendance et les « pères fondateurs des États-Unis » pour justifier un non-interventionnisme sélectif. Il se réclame aussi de « l’esprit pionnier de l’Amérique » pour expliquer la « domination économique constante » et la « supériorité militaire » de Washington.
Si le mot exceptionalism n’apparaît pas (pas plus que la formule « indispensable nation »), la NSS 2025 est saturée de formulations reprenant l’idée d’une nation unique dans le monde : hyper-superlatifs sur la puissance économique et militaire, rôle central de l’Amérique comme pilier de l’ordre monétaire, technologique et stratégique. Il s’agit d’abord d’un exceptionnalisme de puissance : le texte détaille longuement la domination économique, énergétique, militaire et financière des États-Unis, puis en déduit leur supériorité morale. Si l’Amérique est « la plus grande nation de l’histoire » et « le berceau de la liberté », c’est d’abord parce qu’elle est la plus forte. La vertu n’est plus une exigence qui pourrait limiter l’usage de la puissance ; elle est au contraire validée par cette puissance.
Dans ce schéma, les élites — y compris européennes — qui affaiblissent la capacité américaine en matière d’énergie, d’industrie ou de frontières ne commettent pas seulement une erreur stratégique, mais une faute morale. Ce n’est plus l’exceptionnalisme libéral classique de la diffusion de la démocratie, mais une forme d’exceptionnalisme moral souverainiste : l’Amérique se pense comme principale gardienne de la « vraie » liberté, contre ses adversaires mais aussi contre certains de ses alliés.
Là où les stratégies précédentes mettaient en avant la défense d’un « ordre international libéral », la NSS 2025 décrit surtout un pays victime, exploité par ses alliés, corseté par des institutions hostiles : l’exceptionnalisme devient le récit d’une surpuissance assiégée plutôt que d’une démocratie exemplaire. Derrière cette exaltation de la « grandeur » américaine, la NSS 2025 ressemble davantage à un plan d’affaires, conçu pour servir les intérêts des grandes industries — et, au passage, ceux de Trump lui-même. Ici, ce n’est pas le profit qui se conforme à la morale, c’est la morale qui se met au service du profit.
Une vision très particulière de la doctrine Monroe
De même, le texte propose une version mythifiée de la doctrine Monroe (1823) en se présentant comme un « retour » à la vocation historique des États-Unis : protéger l’hémisphère occidental des ingérences extérieures. Mais ce recours au passé sert à construire une nouvelle doctrine, celui d’un « corollaire Trump » — en écho au « corollaire Roosevelt » : l’Amérique n’y défend plus seulement l’indépendance politique de ses voisins, elle transforme la région en chasse gardée géo-économique et migratoire, prolongement direct de sa frontière sud et vitrine de sa puissance industrielle.
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Sous couvert de renouer avec Monroe, le texte légitime une version trumpiste du leadership régional, où le contrôle des flux (capitaux, infrastructures, populations) devient le cœur de la mission américaine. Là encore, le projet quasi impérialiste de Trump est présenté comme l’extension logique d’une tradition américaine, plutôt que comme une rupture.
La NSS 2025 assume au contraire une ingérence politique explicite en Europe, promettant de s’opposer aux « restrictions antidémocratiques » imposées par les élites européennes (qu’il s’agisse, selon Washington, de régulations visant les plates-formes américaines de réseaux sociaux, de limitations de la liberté d’expression ou de contraintes pesant sur les partis souverainistes) et de peser sur leurs choix énergétiques, migratoires ou sécuritaires. Autrement dit, Washington invoque Monroe pour sanctuariser son hémisphère, tout en s’arrogeant le droit d’intervenir dans la vie politique et normative européenne — ce qui revient à revendiquer pour soi ce que la doctrine refuse aux autres.
Dans la NSS 2025, l’Europe est omniprésente — citée une cinquantaine de fois, soit deux fois plus que la Chine et cinq fois plus que la Russie —, décrite comme le théâtre central d’une crise à la fois politique, démographique et civilisationnelle. Le texte oppose systématiquement les « élites » européennes à leurs peuples, accusant les premières d’imposer, par la régulation, l’intégration européenne et l’ouverture migratoire, une forme d’« effacement civilisationnel » qui reprend, sans le dire, la logique du « grand remplacement » de Renaud Camus, théorie complotiste d’extrême droite largement documentée.
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L’administration Trump s’y arroge un droit d’ingérence idéologique inédit : elle promet de défendre les « vraies » libertés des citoyens européens contre Bruxelles, les cours et les gouvernements, tout en soutenant implicitement les partis d’extrême droite ethno-nationalistes qui se posent en porte-voix de peuples trahis. L’Union européenne est dépeinte comme une machine normative étouffante, dont les règles climatiques, économiques ou sociétales affaibliraient la souveraineté des nations et leur vitalité démographique. Ce faisant, le sens même des mots « démocratie » et « liberté » est inversé : ce ne sont plus les institutions libérales et les traités qui garantissent ces valeurs, mais leur contestation au nom d’un peuple soi-disant homogène et menacé, que Washington prétend désormais protéger jusque sur le sol européen.
La Russie, quant à elle, apparaît moins comme ennemi existentiel que comme puissance perturbatrice dont la guerre en Ukraine accélère surtout le déclin européen. La NSS 2025 insiste sur la nécessité d’une cessation rapide des hostilités et de la mise en place d’un nouvel équilibre stratégique, afin de favoriser les affaires. La Chine est le seul véritable rival systémique, surtout économique et technologique. La rivalité militaire (Taïwan, mer de Chine) est bien présente, mais toujours pensée à partir de l’enjeu clé : empêcher Pékin de transformer sa puissance industrielle en hégémonie régionale et globale.
Le Moyen-Orient n’est plus central : grâce à l’indépendance énergétique, Washington cherche à transférer la charge de la sécurité à ses alliés régionaux, en se réservant un rôle de faiseur de deals face à un Iran affaibli. L’Afrique, enfin, est envisagée comme un terrain de reconquête géo-économique face à la Chine, où l’on privilégie les partenariats commerciaux et énergétiques avec quelques États jugés « fiables », plutôt qu’une politique d’aide ou d’interventions lourdes.
Un texte qui ne fait pas consensus
Malgré la cohérence apparente et le ton très péremptoire de cette doctrine, le camp MAGA reste traversé de fortes divisions sur la politique étrangère, entre isolationnistes « America First » hostiles à toute projection de puissance coûteuse et faucons qui veulent continuer à utiliser la supériorité militaire américaine pour imposer des rapports de force favorables.
Surtout, les sondages (ici, ici, ou ici) montrent que, si une partie de l’électorat républicain adhère à la rhétorique de fermeté (frontières, Chine, rejet des élites), l’opinion américaine dans son ensemble demeure majoritairement attachée à la démocratie libérale, aux contre-pouvoirs et aux alliances traditionnelles. Les Américains souhaitent moins de guerres sans fin, mais ils ne plébiscitent ni un repli illibéral ni une remise en cause frontale des institutions qui structurent l’ordre international depuis 1945.
Jérôme Viala-Gaudefroy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
11.12.2025 à 15:54
La Syrie d’Al-Charaa : opération séduction à l’international, répression des minorités à l’intérieur
Texte intégral (3199 mots)
Le nouvel homme fort de Damas montre patte blanche sur la scène internationale, que ce soit quand il intervient à la tribune de l’ONU ou quand il s’entretient avec Donald Trump, Vladimir Poutine, Recep Tayyip Erdogan, Mohammad ben Salmane ou encore Emmanuel Macron. À l’en croire, l’ancien chef djihadiste souhaite installer un pouvoir – relativement – démocratique et inclusif envers les minorités ethniques de la Syrie. Or le sort des alaouites, des druzes et des Kurdes invite à considérer ces engagements avec la plus grande méfiance.
Les médias occidentaux ont souligné à raison la métamorphose spectaculaire du président syrien Ahmed Al-Charaa et de son image auprès des chancelleries internationales. L’ancien chef du front Al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaida) s’est lancé depuis cet été dans une véritable offensive diplomatique internationale tous azimuts.
En octobre 2025, Al-Charaa a repris les relations avec la Russie, ancien soutien du régime d’Assad, en réglant la délicate question des bases russes de Tartous et Hmeimim, dont Moscou devrait conserver l’usage. Mais ce qui étonne le plus les journalistes tient à « l’opération séduction » que le président a engagée auprès des puissances occidentales avec des voyages très remarqués en France en mai 2025 et surtout à Washington en novembre 2025. En amont de cette dernière visite, il a obtenu la levée des sanctions onusiennes qui frappaient son groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTC), ainsi que son retrait de la liste des organisations reconnues comme terroristes. Il a également pu s’exprimer à la tribune de l’assemblée générale de l’ONU.
Pour autant, si la presse a souligné, à raison, le rapprochement des intérêts de Damas et de Washington, notamment leur projet commun de lutter contre l’État islamique, qui demeure présent en Syrie, la plupart des analystes semblent négliger un paramètre essentiel : la diplomatie syrienne reflète davantage les contraintes géopolitiques qui s’imposent au nouveau régime qu’une véritable volonté de s’ouvrir à l’Occident.
Prisonnier d’une situation domestique très précaire, le pouvoir syrien se doit, s’il veut survivre à court terme, de ménager les intérêts des puissances qui pourraient facilement l’abattre. Il ne peut tenir qu’avec l’assentiment des alliés de Washington, comme Israël ou l’Arabie saoudite, ou des puissances régionales comme la Turquie, qui s’ingèrent dans le jeu politique syrien. Il donne donc des gages à ses partenaires extérieurs mais, dans les faits, le respect des minorités voire l’inclusion tant vantée par les observateurs occidentaux semblent avoir fait long feu, comme le montrent les violences ayant visé diverses communautés et la sous-représentation des minorités parmi les députés élus aux élections législatives d’octobre 2025.
Conserver le soutien de la Turquie dans un contexte domestique fragile
Avant de se rendre dans les chancelleries occidentales, Al-Charaa s’est d’abord assuré du soutien des puissances régionales capables de s’ingérer dans le jeu politique syrien, à commencer par la Turquie, où il s’est rendu dès février 2025. Rappelons que c’est l’alliance entre HTC et les milices de l’ANS, l’armée nationale syrienne, composées de supplétifs de l’armée turque, qui avait permis la rapide chute d’Assad en 2024.
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Aujourd’hui, la Turquie continue de dominer le nord de la Syrie, malgré l’intégration de l’ANS dans l’armée syrienne. La région d’Alep reste contrôlée par les ex-chefs du Jabah al-Shamia, ancienne faction de l’ANS, à l’image de tout le reste du nord du pays où les unités de l’ANS, bien qu’ayant officiellement rejoint l’armée syrienne, sont restées cantonnées dans leurs positions, ce qui indique que leur allégeance va plus à Ankara qu’à Damas.
Malgré les appels d’Al-Charaa à l’unité nationale, l’ANS s’est emparée en décembre 2024 et en janvier 2025 des villes de Tall Rifaat et de Manbij, jusqu’alors tenues par les forces kurdes, ennemies traditionnelles de la Turquie. L’ANS a également affronté les Kurdes entre fin 2024 et avril 2025 autour du barrage de Tishrin, qu’elle a finalement reconquis, ce qui lui donne un contrôle sur le débit en aval et une tête de pont sur la rive orientale de l’Euphrate.
Al-Charaa pourrait profiter de sa proximité avec Ankara pour soumettre définitivement le Rojava, c’est-à-dire les régions autonomes du Kurdistan syrien contrôlées par les milices kurdes (les FDS) et dirigées par l’administration autonome du nord et de l’est de la Syrie (AANES). Le contexte est d’autant plus favorable que de l’autre côté de la frontière turco-syrienne, le PKK abandonne progressivement la lutte armée depuis l’appel de son chef, Abdallah Öcalan, à renoncer au conflit avec l’État turc.
Sans l’appui du puissant parrain turc, la soumission du Rojava paraît une entreprise bien périlleuse pour Damas, qui sait pertinemment que les Kurdes n’abandonneront le Rojava que sous la contrainte, puisqu’ils se méfient du nouveau régime, comme le montrent les réticences des FDS à intégrer l’armée syrienne, malgré quelques vagues déclarations en ce sens.
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Donald Trump, qui lors de son premier mandat avait déjà abandonné son allié kurde lors des opérations turques Rameau d’Olivier en 2018 et Source de Paix en 2019, pourrait chercher à contraindre les milices kurdes à intégrer les forces du régime syrien et à renoncer ainsi à leur assurance-vie. Dans l’optique de Trump, le Rojava, principale réserve pétrolière du pays, doit être pacifié et intégré à l’espace national en vue de son exploitation par les majors pétrolières américaines. Washington, Ankara et Damas pourraient s’accorder sur la question kurde et œuvrer ensemble à la disparition politique du Rojava.
Permettre l’extension des accords d’Abraham sous la supervision américaine
L’intermédiaire américain joue aussi un rôle fondamental dans la normalisation des relations entre Damas et Israël.
Trump et son administration rêvent d’étendre les accords d’Abraham à la Syrie et de pérenniser ainsi la sécurité de leur allié israélien. De ce point de vue, le nouveau pouvoir de Damas fait preuve de Realpolitik puisqu’il refuse, pour l’instant en tout cas, de se confronter à l’État hébreu malgré l’extension par ce dernier de ses marges frontalières sur le Golan lequel, selon Benyamin Nétanyahou, a été annexé « pour l’éternité ». Al-Charaa sait son régime fragile et a conscience du fait que le rapport de force est infiniment favorable à Israël.
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En plus de s’attirer les faveurs de Washington, Damas souhaite empêcher par tous les moyens l’ingérence israélienne dans ses affaires intérieures. Soucieux de préserver sa sécurité et de créer une zone tampon en Syrie, Israël s’appuie, en effet, sur ses alliés druzes et utilise leur défense comme casus belli afin d’étendre sa profondeur stratégique dans la région.
L’extension des accords d’Abraham et du système d’alliance américain suppose aussi une normalisation des relations avec les puissances du Golfe, à commencer par l’Arabie saoudite qu’Al-Charaa a visitée dès février 2025. De ce point de vue, il est intéressant d’observer que le nouveau régime se garde bien de prendre des mesures qui pourraient provoquer la colère de Riyad ou de ses alliés arabes comme l’Égypte. La déclaration constitutionnelle de mars 2025 ne tombe pas dans les thématiques chères aux Frères musulmans, lesquels s’opposent frontalement aussi bien à la monarchie saoudienne qu’au régime d’Al-Sissi en Égypte.
En effet, cette Constitution provisoire place le régime dans la droite filiation du nationalisme arabe, comme le montre l’article 1 qui qualifie la Syrie de « République arabe ». Cette orientation rassure Le Caire et confirme l’éloignement par rapport à la mouvance frériste : régime autoritaire, le nouveau pouvoir syrien n’aspire pas à devenir la référence ou l’étendard des populations rejetant le joug des tyrannies miliaires (Égypte) ou monarchiques (Riyad).
Le processus démocratique cher aux fréristes est particulièrement freiné par la Constitution de 2025 puisqu’elle ne débouche que sur une participation très superficielle des électeurs syriens : elle ne prévoit qu’un scrutin indirect où seuls 6 000 électeurs, au préalable soumis au contrôle du régime, élisent 140 députés choisis parmi environ 1 500 candidats désignés parmi les notables locaux.
Ce mode de scrutin ne reconnaît par ailleurs que des candidats apolitiques, ce qui limite considérablement sa portée démocratique et l’enracinement des Frères musulmans, et valorise les Cheikhs c’est-à-dire les chefs de tribus. Ce système permet à Al-Charaa de contrôler la vie politique syrienne et place aussi la Syrie dans la continuité de ses voisins arabes, qui sont soit des régimes autoritaires assumés, soit des régimes hybrides semi-autoritaires comme la Jordanie. Al-Charaa n’entend pas faire de Damas l’épicentre d’un nouveau Printemps arabe placé sous le signe de l’islamisme ; une posture qui lui permet notamment d’apaiser les craintes de ses partenaires régionaux.
Damas veut donc, par sa diplomatie très active, ménager les puissances régionales que sont la Turquie, Israël ou les pays arabes. Dans les trois cas, le régime entend profiter de la médiation des Américains, qui espèrent construire un nouveau système diplomatique où la sécurité d’Israël soit garantie. On observe ici tous les paradoxes de la diplomatie syrienne, qui entend se rapprocher d’Israël tout en ménageant son parrain turc, deux projets a priori difficilement conciliables à long terme si on considère l’hostilité croissante d’Ankara envers Israël.
La Turquie émerge en effet de plus en plus comme le leader de l’opposition à Israël dans la région et pourrait occuper le vide laissé par l’effondrement iranien pour construire son propre « axe de la résistance antisioniste », étendant ainsi son emprise sur les sociétés arabes. On comprend dès lors que la diplomatie syrienne révèle les paradoxes, pour ne pas dire les hypocrisies du régime qui entend multiplier les efforts diplomatiques à court terme pour pérenniser son pouvoir, sans souci de cohérence à long terme.
Les minorités dans le viseur du régime
La réalité des projets de long terme d’Al-Charaa transparaît moins dans son activité diplomatique que dans sa gestion réelle des minorités, ainsi que dans sa position plus qu’ambiguë à l’égard du droit. Derrière la rhétorique inclusive, les premiers mois du nouveau régime permettent d’anticiper une dérive répressive envers les minorités dans les mois et les années à venir.
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Les Kurdes restent menacés, comme le montre la Constitution provisoire de 2025 qui rappelle dans son article 7.1 que l’État « s’engage à préserver l’unité du territoire syrien et criminalise les appels à la division, à la sécession ainsi que les demandes d’intervention extérieure ». Difficile de ne pas voir ici un message hostile envoyé aux Kurdes et à leur projet d’un Rojava autonome, ainsi qu’aux Druzes.
En optant non pas pour un régime de type fédéral mais pour un pouvoir centralisé ultra présidentiel, Al-Charaa nie les aspirations politiques des minorités du pays. Le système électoral confirme cette orientation puisque, nous l’avons dit, les candidats aux élections sont choisis par le président via une commission de sélection qu’il contrôle totalement. Comment s’étonner, dès lors, que les minorités ne représentent qu’une infime partie des élus lors des dernières législatives – 4 députés kurdes, 6 alaouites et 2 chrétiens sur 140, alors que chacune de ces communautés représente environ 10 % de la population totale ?
Surtout, le cycle de violence engagé par les massacres des populations alaouites en mars 2025 ne s’est jamais complètement arrêté, même si ces attaques ont constitué un pic. Les minorités sont quotidiennement victimes d’attaques qui, bien que limitées, instaurent un climat de terreur, ce qui pousse les populations à fuir le pays, comme en témoigne la migration de 50 000 à 100 000 alaouites vers le Liban.
La Syrie semble donc engagée dans la voie d’un long et progressif processus de nettoyage ethnique de facto. La nouvelle Constitution nous le rappelle puisque, comme le stipule l’article 3.1, « la jurisprudence, le Fiqh, est la principale source du droit ». On voit mal comment un État régi par l’orthodoxie sunnite pourrait tolérer les minorités alaouite ou druze dont l’approche syncrétique de l’islam, voire sécularisée dans le cas des alaouites, n’est pas compatible avec la charia.
En outre, la Constitution inscrit dans son article 49 le rejet de toute forme d’héritage de l’ère Assad :
« L’État criminalise la glorification de l’ancien régime d’Assad et de ses symboles, la négation ou l’apologie de ses crimes, leur justification ou leur minimisation, autant de crimes punissables par la loi. »
Étant donné que de nombreux anciens rebelles syriens assimilent les minorités au régime d’Assad, ce passage pourrait servir de base à une répression qui les viserait pour les punir de leur prétendue fidélité au régime déchu. La base militante de HTC n’a pas renoncé à se venger de communautés perçues, de façon simpliste et souvent injuste, comme des soutiens indéfectibles de l’ancien régime : les massacres visant les alaouites dans la région de Banias en mars 2025 l’ont tragiquement illustré. L’inclusivité affichée par le nouveau régime reste une apparence et permet d’anticiper un refroidissement des relations entre Damas et les Américains, une fois que sera revenue à la Maison Blanche une administration davantage soucieuse du respect du droit humanitaire international.
Pour résumer, Al-Charaa a inscrit son pays dans un spectaculaire processus d’ouverture diplomatique, l’amenant à normaliser ses relations tant avec les puissances régionales qu’avec les puissances internationales comme les États-Unis, dont le régime syrien reste pour l’instant à la merci. Il faut bien garder à l’esprit que cette offensive diplomatique, plus qu’une volonté de rapprocher durablement la Syrie de l’Occident ou de ses valeurs, traduit surtout la nécessité de limiter les ingérences étrangères dans un contexte intérieur fragile où la Syrie s’apparente encore à un État quasi failli.
Une fois que son emprise sur la société syrienne se sera durablement pérennisée, le nouvel homme fort de la Syrie, fort d’un pouvoir ultra présidentiel $et du soutien de ses parrains régionaux, pourrait, sur le long terme, sacrifier le sort des minorités et ses bonnes relations avec l’Ouest pour poursuivre une politique hostile autant aux intérêts de l’Occident qu’à ses valeurs.
Pierre Firode ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
10.12.2025 à 16:54
L’Australie interdit les réseaux sociaux aux moins de 16 ans : un modèle bientôt suivi par d’autres pays ?
Texte intégral (2358 mots)

C’est le résultat de plusieurs années de campagne du gouvernement australien et de parents d’enfants victimes de harcèlement en ligne : l’entrée en vigueur d’une loi interdisant les réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Des applications telles qu’Instagram, Snapchat, X, Facebook ou encore Reddit sont désormais soumises à l’obligation de bannir tous les utilisateurs de moins de 16 ans sous peine d’amendes. Si cette loi soulève de nombreuses questions sur son efficacité réelle et ses modalités de mise en œuvre, et si d’autres pays privilégient des mesures moins contraignantes, le texte n’en constitue pas moins une première mondiale et suscite un intérêt à l’international. Affaire à suivre…
Après des mois d’attente et de débats, la loi sur les réseaux sociaux en Australie est désormais en vigueur. Les Australiens de moins de 16 ans doivent désormais composer avec cette nouvelle réalité qui leur interdit d’avoir un compte sur certaines plates-formes de réseaux sociaux, notamment Instagram, TikTok et Facebook.
Seul le temps dira si cette expérience audacieuse, une première mondiale, sera couronnée de succès. En attendant, de nombreux pays envisagent déjà de suivre l’exemple de l’Australie, tandis que d’autres adoptent une approche différente pour tenter d’assurer la sécurité des jeunes en ligne.
Un mouvement global
En novembre, le Parlement européen a appelé à l’adoption d’une interdiction similaire des réseaux sociaux pour les moins de 16 ans.
La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré qu’elle avait étudié les restrictions australiennes et la manière dont elles traitent ce qu’elle a qualifié d’« algorithmes qui exploitent la vulnérabilité des enfants », laissant les parents impuissants face au « tsunami des big tech qui envahit leurs foyers ».
En octobre, la Nouvelle-Zélande a annoncé qu’elle allait introduire une législation similaire à celle de l’Australie, à la suite des travaux d’une commission parlementaire chargée d’examiner la meilleure façon de lutter contre les dommages causés par les réseaux sociaux. Le rapport de la commission sera publié début 2026.
Le Pakistan et l’Inde visent à réduire l’exposition des enfants à des contenus susceptibles de leur porter préjudice, en introduisant des règles exigeant l’accord parental et la vérification de l’âge pour accéder aux réseaux sociaux, ainsi que des exigences en matière de modération adressées aux plates-formes.
La Malaisie a annoncé qu’elle interdirait l’accès aux réseaux sociaux aux enfants de moins de 16 ans à partir de 2026. Cette mesure s’inscrit dans la continuité de l’obligation imposée à partir de janvier 2025 aux réseaux sociaux et aux plates-formes de messagerie comptant au moins huit millions d’utilisateurs d’obtenir une licence d’exploitation et de mettre en place des mesures de vérification de l’âge et de sécurité des contenus.
De son côté, la France envisage d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 15 ans et d’imposer un couvre-feu de 22 h à 8 h pour l’utilisation des plates-formes aux 15-18 ans. Ces mesures font partie des recommandations formulées par une commission d’enquête française en septembre 2025, qui a également prescrit d’interdire les smartphones à l’école et d’instaurer un délit de « négligence numérique pour les parents qui ne protègent pas leurs enfants ».
En 2023, la France a promulgué une loi contraignant les plates-formes à obtenir l’accord des parents des enfants de moins de 15 ans pour que ces derniers puissent créer un compte sur les réseaux sociaux. Pour autant, cette mesure n’a pas encore été mise en application. C’est également le cas en Allemagne : dans ce pays, les enfants âgés de 13 à 16 ans ne peuvent accéder aux plates-formes qu’avec l’accord de leurs parents, mais dans les faits, aucun contrôle réel n’est exercé.
En Espagne, l’âge minimum pour créer un compte sur les réseaux sociaux passera de 14 ans actuellement à 16 ans. Les moins de 16 ans pourront tout de même créer un compte à la condition expresse d’avoir l’accord de leurs parents.
La Norvège a annoncé en juillet son intention de restreindre l’accès aux réseaux sociaux pour les moins de 15 ans. Le gouvernement a expliqué que la loi serait « conçue dans le respect des droits fondamentaux des enfants, notamment la liberté d’expression, l’accès à l’information et le droit d’association ».
En novembre, le Danemark a annoncé souhaiter « l’interdiction de l’accès aux réseaux sociaux à toute personne âgée de moins de 15 ans ». Cependant, contrairement à la législation australienne, les parents peuvent passer outre ces règles afin de permettre aux enfants âgés de 13 et 14 ans de conserver leur accès à ces plates-formes. Toutefois, aucune date de mise en œuvre n’a été fixée et l’adoption du texte par les législateurs devrait prendre plusieurs mois. On ignore la façon dont l’interdiction danoise sera appliquée. Mais le pays dispose d’un programme national d’identification numérique qui pourrait être utilisé à cette fin.
En juillet, le Danemark a été sélectionné pour participer à un programme pilote (avec la Grèce, la France, l’Espagne et l’Italie) visant à tester une application de vérification de l’âge qui pourrait être lancée dans toute l’Union européenne à l’intention des sites pour adultes et d’autres fournisseurs de services numériques.
Des résistances
Pour autant, ce type de restrictions n’est pas appliqué partout dans le monde.
Par exemple, la Corée du Sud a décidé de ne pas adopter une interdiction des réseaux sociaux pour les enfants. Mais elle interdira l’utilisation des téléphones portables et autres appareils dans les salles de classe à partir de mars 2026.
Dans la ville de Toyoake (au sud-ouest de Tokyo, au Japon), une solution très différente a été proposée. Le maire de la ville, Masafumi Koki, a publié en octobre une ordonnance limitant l’utilisation des smartphones, tablettes et ordinateurs à deux heures par jour pour les personnes de tous âges.
Koki est informé des restrictions imposées par l’Australie en matière de réseaux sociaux. Mais comme il l’a expliqué :
« Si les adultes ne sont pas tenus de respecter les mêmes normes, les enfants n’accepteront pas les règles. »
Bien que l’ordonnance ait suscité des réactions négatives et ne soit pas pas contraignante, elle a incité 40 % des habitants à réfléchir à leur comportement, et 10 % d’entre eux ont réduit le temps passé sur leur smartphone.
Aux États-Unis, l’opposition aux restrictions imposées par l’Australie sur les réseaux sociaux a été extrêmement virulente et significative.
Les médias et les plateformes états-uniens ont exhorté le président Donald Trump à « réprimander » l’Australie au sujet de sa législation. Ils affirment que les entreprises états-uniennes sont injustement visées et ont déposé des plaintes officielles auprès du Bureau américain du commerce.
Le président Trump a déclaré qu’il s’opposerait à tout pays qui « attaquerait » les plates-formes états-uniennes. Les États-Unis ont récemment convoqué la commissaire australienne à la sécurité électronique Julie Inman-Grant pour témoigner devant le Congrès. Le représentant républicain Jim Jordan a affirmé que l’application de la loi australienne sur la sécurité en ligne « impose des obligations aux entreprises américaines et menace la liberté d’expression des citoyens américains », ce que Mme Inman-Grant a fermement nié.
Maintien de la vigilance mondiale
Alors que la plupart des pays semblent s’accorder sur les préoccupations liées au fonctionnement des algorithmes et aux contenus néfastes auxquels les enfants sont exposés sur les réseaux sociaux, une seule chose est claire : il n’existe pas de solution miracle pour remédier à ces problèmes.
Il n’existe pas de restrictions faisant consensus ni d’âge spécifique à partir duquel les législateurs s’accorderaient à dire que les enfants devraient avoir un accès illimité à ces plates-formes.
De nombreux pays en dehors de l’Australie donnent aux parents la possibilité d’autoriser l’accès à Internet s’ils estiment que cela est dans l’intérêt de leurs enfants. Et de nombreux pays réfléchissent à la meilleure façon d’appliquer les restrictions, s’ils mettent en place des règles similaires.
Alors que les experts soulignent les difficultés techniques liées à l’application des restrictions australiennes, et que les jeunes Australiens envisagent des solutions de contournement pour conserver leurs comptes ou trouver de nouvelles plates-formes à utiliser, d’autres pays continueront à observer et à planifier leurs prochaines actions.
Lisa M. Given a reçu des financements de l'Australian Research Council et de l'eSafety Commission australienne. Elle est membre de l'Académie des sciences sociales d'Australie et de l'Association for Information Science and Technology.
10.12.2025 à 16:11
Les liens de la pensée de Nick Land avec le (néo)nazisme
Texte intégral (3273 mots)

Cette seconde analyse de l’œuvre de Nick Land, philosophe contemporain dont l’impact est réel sur une partie au moins du mouvement MAGA aux États-Unis et sur de nombreux groupuscules d’ultradroite dans le monde, met en évidence le rapport complexe que l’idéologue des « Lumières sombres » entretient avec le nazisme himmlérien et avec les organisations qui, aujourd’hui encore, s’y réfèrent.
Comme souligné par Philosophie Magazine et évoqué dans notre article précédent sur Nick Land, des connexions existent entre la pensée de ce philosophe britannique – père du concept de « Lumières sombres » en vogue dans une partie du mouvement MAGA autour de Donald Trump – et certains éléments du néonazisme.
Au-delà des liens les plus apparents des Lumières sombres avec le racisme et l’autoritarisme, d’autres éléments troublants semblent attester d’une certaine proximité entre la pensée landienne et l’idéologie nazie ou ses différentes évolutions post-1945.
À quel point le fond de la pensée de Land – et donc de celle de ses fidèles qui murmurent à l’oreille de Donald Trump – s’enracine-t-il dans l’idéologie du IIIe Reich ?
Des loups-garous et du Soleil noir
Dans son essai Spirit and Teeth (1993), Land emploie le terme de « loups-garous » pour qualifier la filiation philosophique dont il se réclame lui-même. Il décrit cet héritage comme celui des penseurs qui ont rejeté à la fois la logique platonicienne et la morale judéo-chrétienne, leur préférant une approche immanentiste, reconnaissant une valeur aux instincts animaux et admettant l’absurdité de rechercher une quelconque vérité objective. Parmi lesdits penseurs, il inclut Friedrich Nietzsche et Emil Cioran, c’est-à-dire un philosophe largement récupéré par les nazis et un intellectuel affilié au mouvement fasciste dans son pays, la Roumanie.
De plus, ce terme de « loups-garous » fait écho à la tentative des nazis, alors que les armées alliées et soviétiques rentraient en Allemagne, de constituer des unités de partisans dits « loups-garous » (Werwolf), censés repousser les envahisseurs et exécuter les traîtres.
Les renvois implicites vers le souvenir du IIIe Reich par ce choix de mot est déjà intrigant de la part de Land. Cependant, il ne s’en est pas tenu là. Il a aussi mobilisé la notion de « Soleil noir » pour un article en ligne censément dédié à l’œuvre du philosophe français Georges Bataille. Or, une recherche amène à retrouver les termes précis de Bataille : il n’a jamais traité d’un « Soleil noir » mais d’un « Soleil pourri ». Cette substitution d’expressions par Land pose question : s’agit-il d’une erreur grossière de sa part ou d’un « dog whistle » (« sifflet à chien », c’est-à-dire un message discret destiné à mobiliser les franges les plus radicales de ses sympathisants) ?
En effet, il est troublant de relever que le Soleil noir est un symbole retrouvé dans le château de Wewelsburg où siégeait Heinrich Himmler, chef de la Schutzstaffel (SS), principale milice du régime nazi. Le Soleil noir fut nommé ainsi après guerre par l’ex-officier SS Wilhelm Landig, comme démontré par l’historien Nicholas Goodrick-Clarke.
Ledit Landig a constitué dans les années 1950 un groupe occultiste à Vienne et a propagé avec ses affiliés un narratif autour du Soleil noir, présentant les nazis en perpétuateurs d’une tradition initiatique plurimillénaire et réaffirmant la justesse de leurs thèses racistes et eugénistes. De plus, ils affirmaient que des colonies nazies survivaient en Antarctique et allaient un jour reprendre le contrôle du monde à l’aide d’armes miracles, notamment de soucoupes volantes.
Aussi surprenantes ces correspondances soient-elles, elles ne prouvent rien en soi ; il peut s’agit uniquement de bévues de Land qui aurait mal anticipé les associations d’idées induites par ses mots. Cependant, ce ne sont pas les seuls éléments qui étayent que Land aurait le (néo)nazisme comme référence implicite.
Des liens de Land avec l’Ordre des neuf angles
L’Ordre des neuf angles (O9A) est une mouvance néonazie, occultiste et sataniste théiste, apparue en Angleterre à la fin des années 1960. Au-delà de son magma idéologique, elle est connue pour comprendre en son sein plusieurs organisations effectives, notamment la Division Atomwaffen et Tempel ov Blood aux États-Unis, Sonnenkrieg au Royaume-Uni, ou encore le groupe 764 au niveau mondial. Ces organisations sont traquées par plusieurs services de police, dont le FBI, pour des faits criminels de droit commun et même quelques attentats terroristes.
Or, Land a exprimé sa solidarité à leur égard sur un blog nommé Occult Xenosystems, maintenant fermé, et dont il est acquis par des indiscrétions d’utilisateurs sur une autre page qu’il en était bien l’administrateur.
Land y louait l’O9A pour la qualité de sa production intellectuelle, notamment celle de David Myatt (réputé comme le fondateur de l’O9A, derrière le pseudonyme d’Anton Long). Tout en faisant mine de s’en distinguer – il écrit notamment « le peu que j’ai appris sur David Myatt ne m’a pas attiré vers lui en tant que penseur ou activiste politique, malgré certaines caractéristiques impressionnantes (notamment son intelligence et son classicisme polyglotte) » –, il garde le silence sur le caractère antisocial et criminel du mouvement.
Une autre anecdote relance les spéculations sur l’investissement réel de Land auprès de l’O9A. Le journaliste britannique Tony Gosling a révélé à la radio, en 2022, qu’il avait connu Land au lycée. Selon lui, outre que Land serait le fils d’un cadre de la société pétrolière Shell ayant travaillé en Afrique du Sud (ce qui pourrait expliquer sa sympathie pour le capitalisme et le ségrégationnisme réaffirmée dans Les Lumières sombres), il aurait eu comme surnom, sans que Gosling ne fournisse de raisons objectives pour pareil sobriquet, « Nick the Nazi ».
Gosling sous-entend que ce surnom renvoyait bien à la sensibilité politique que ses camarades de classe imputaient à Land. Selon lui, Land avait surpris tout le monde lorsqu’il déclara, en 1978, qu’il avait pris la décision de devenir « communiste ». Sans présupposer de sa véracité, cette histoire intrigue parce qu’elle rappelle une stratégie assumée de l’O9A : l’infiltration et le noyautage d’autres organisations pour leur voler des ressources (idées, matériels, argent, recrues) et aussi pour leur nuire de l’intérieur, notamment en leur faisant commettre des erreurs.
Dès lors, une question se pose : Land aurait-il toujours été un militant de l’O9A qui aurait infiltré le CCRU, milieu de gauche, pour lui faire promouvoir l’accélérationnisme avec l’arrière-pensée que ce concept servait les intérêts de sa cause véritable, le néonazisme satanique ?
La piste de Miguel Serrano et du Black Order comme précurseurs de l’hyperstition
Parmi les organisations affiliées à l’O9A, une retient particulièrement l’attention : le Black Order qui couvre la zone Pacifique, notamment les Amériques du Nord et du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Outre son emploi assumé de la violence qui a déjà entraîné la commission d’attentats comme l’attentat de Christchurch en mars 2019 et son nom qui rend hommage explicitement au premier cercle d’Himmler, il apparaît que le fondateur du Black Order est un personnage clé reliant plusieurs protagonistes de ce sujet.
En effet, selon les historiens Nicholas Goodrick-Clarke et Jacob C. Senholt, Kerry Bolton est le distributeur international des ouvrages d’Anton Long, le chef de l’O9A dont Bolton serait par ailleurs un adepte. De plus, Bolton est aussi un associé de l’idéologue russe Alexandre Douguine qui échange directement et même publiquement avec Land. Il apparaît donc évident que si Land a un lien structurel avec l’O9A, celui-ci passe par le Black Order de manière privilégiée.
Une autre corrélation laisse songeur et laisse accroire à une causalité. L’un des fondateurs du Black Order fut Miguel Serrano (1917-2009), ancien diplomate chilien et sympathisant des nazis. Après la Seconde Guerre mondiale, Serrano sera connu comme auteur relayant dans ses ouvrages un narratif similaire à celui du groupe de Landig. Il ajoutait qu’Hitler ne serait pas mort à la fin de la guerre et qu’il reviendrait victorieux de sa base secrète en Antarctique, aidé de troupes de surhommes aryens armés d’artefacts magiques pour conquérir le monde.
Cette dimension eschatologique joue sur une figure du héros en sommeil, comme le roi Arthur ou le roi Sébastien au Portugal. Cette considération amène à se demander si Serrano a propagé ce narratif parce qu’il y croyait sincèrement ou parce que, fasciné par les travaux de Carl Jung sur l’inconscient collectif, il aurait essayé par ce biais d’influencer les esprits et de préparer le terrain mental à un retour du nazisme.
Cette démarche consistant à répandre avec force une idée, en la rendant séduisante autant que possible et en espérant qu’elle altère la réalité dans une certaine mesure, rappelle l’hyperstition de Land. Que Land ait eu l’entreprise de Serrano comme modèle inavoué (et inavouable) ne serait pas absurde, Jung étant une référence assumée par Land également depuis le CCRU.
Plus troublant, Land partage avec Serrano son attachement à une forme d’immanentisme et donc de néopaganisme, si bien qu’ils ont tous les deux refusé l’étiquette de sataniste. Land a ainsi déclaré, en réaction à une vidéo du polémiste états-unien Tucker Carlson, qu’il ne se considérait pas comme sataniste, du moins au sens théiste du terme. De son côté, Serrano a employé l’adjectif « sataniste » pour dénigrer les Juifs.
De la place de Land et de ses fidèles au sein de la mouvance néonazie
Néanmoins, aussi convaincants soient ces éléments, est-ce suffisant pour considérer la pensée politique de Land comme une sous-composante du (néo)nazisme, ou comme une branche distincte mais apparentée parmi les mouvements illibéraux ?
Tout le problème est que Land a lui-même entretenu l’ambiguïté sur des aspects cruciaux de son positionnement idéologique qui pourraient le rapprocher du nazisme. Ainsi, il s’est revendiqué « hyperraciste ». Or des divergences persistent sur le sens du terme : certains le comprennent comme un constat transhumaniste sur le fossé que les améliorations technologiques de l’humain vont creuser entre les élites, qui y auront accès, et le reste de la population ; d’autres y entendent une accentuation des « traits raciaux » par choix politique, ou du moins une accentuation de la ségrégation raciale via la technologie. À la lecture de l’article d’origine par Land, il semble concilier les trois interprétations en même temps.
Pareillement, sa complicité avec Alexandre Douguine pose question : si Land est vraiment un sympathisant inavoué du néonazisme, comment expliquer son dialogue continu jusqu’à cette fin d’année 2025 avec Douguine ? Il y fait mention durant son intervention dans l’émission The Dangerous Maybe d’octobre 2025. En effet, Douguine se définit comme un eurasiste et s’oppose donc à la fois à l’atlantisme anglo-américain et à la figure mythifiée de l’ennemi nazi. Une hypothèse est que leur perspective occultiste partagée les amène à considérer leurs camps comme deux forces antagonistes mais complémentaires, en termes métaphysiques. Cette hypothèse semble étayée par Land lui-même qui l’a mentionnée brièvement, en disant que Douguine voyait en lui un sataniste mais aussi un gnostique comme lui-même, contribuant à la même œuvre mais depuis l’autre bord.
En tout cas, l’influence en retour de Land sur les dernières générations de néonazis est dorénavant indéniable. Comme décrit par l’éditorialiste Rachel Adjogah, il existe une frange du mouvement néonazi qui se réclame fièrement de l’accélérationnisme landien, notamment en recourant à – ou même en créant – des cryptomonnaies et, surtout, en développant des chatbots romantiques tels que « Naifu », clairement biaisés pour relayer des théories du complot antigouvernementales : l’IA et la relation parasociale sont ainsi mises au service de la propagande néonazie.
Qui plus est, lesdits néonazis sont ostensiblement d’inspiration himmlérienne : ils ont repris le Soleil noir à leur compte et s’intéressent à l’occultisme, quitte à se revendiquer, en plus, du thélémisme, la religion créée par l’occultiste anglais Aleister Crowley, lui-même référence pour Land.
Arnaud Borremans ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.12.2025 à 15:26
Face à la guerre économique, l’urgence d’une « Pax Europaea »
Texte intégral (2804 mots)

Alors que le modèle économique libéral montre ses limites et que les crises géopolitiques se multiplient, la « culture de paix économique », dont l’Union européenne pourrait être un vecteur clé, apparaît comme un concept susceptible d’offrir une vraie voie d’avenir.
Au cours des dernières décennies, le modèle économique libéral – qui promeut la libre concurrence, la mondialisation des échanges et la recherche de la croissance à tout prix – a dominé la scène internationale. Cependant, cette dynamique s’essouffle aujourd’hui, face à une montée sans précédent des inégalités, des conflits, des défis climatiques et sociaux.
En 2025, les tensions géopolitiques et économiques s’aggravent, sur fond de fragmentation de l’économie planétaire et d’une guerre économique qui avance à visage découvert.
Repenser les fondements de l’économie apparaît maintenant incontournable, pour inscrire la culture de paix économique au cœur des stratégies, des institutions politiques, économiques et éducatives. La survie de l’Europe est en jeu.
Les limites du modèle économique libéral
Le libéralisme économique repose sur l’idée que la libre concurrence et l’interaction des marchés conduisent naturellement à une allocation optimale des ressources, favorisant la croissance et le bien-être général.
Adam Smith, David Ricardo, puis les marginalistes ont alimenté le mythe d’une « main invisible » permettant à la somme des intérêts privés de produire harmonie sociale et progrès collectif. Cette croyance guide la majeure partie des politiques internationales depuis la fin du XXe siècle.
Cependant, cette théorie, souvent idéalisée, montre de nombreuses limites concrètes, largement illustrées par les crises économiques, écologiques et sociales récentes.
En premier lieu, la mondialisation libérale a creusé les écarts entre pays riches et pays pauvres, mais aussi entre les classes sociales à l’intérieur des États.
La précarisation et la fragmentation du marché du travail, l’accroissement de la concentration des richesses et de la puissance économique aux mains d’une minorité ainsi que les failles dans la protection sociale fragilisent la cohésion collective.
L’ignorance persistante des rapports de pouvoir et des dynamiques de domination a façonné le paysage économique en un terrain de conflit, où la violence structurelle (concurrence exacerbée, exploitation, division sociale) est devenue la norme qui nous a menés au bord du chaos.
Parallèlement, la constante recherche de croissance matérielle inflige des dommages sévères à l’environnement. Le modèle fondé sur la consommation exponentielle des ressources naturelles entre en contradiction flagrante avec les limites écologiques planétaires. La dégradation climatique accélérée entraîne insécurité alimentaire, déplacements massifs de populations et intensification des conflits autour des ressources, comme au Sahel, au Moyen-Orient, mais aussi en Ukraine, dont les ressources en lithium sont fortement convoitées.
Par ailleurs, la fragmentation croissante des politiques économiques des États, entre nationalismes économiques et protectionnisme, mine les fondations de la coopération internationale. La multiplicité des sanctions, des représailles commerciales et des guerres tarifaires accentue les risques d’instabilité politique et économique, posant la question d’un épuisement du modèle libéral mondialisé. Il en est ainsi des jeux politiques sur les droits de douane imposés par Donald Trump ou encore des restrictions à la circulation de la main-d’œuvre demandées dans certains pays d’Europe.
Loin d’une simple réfutation idéologique, ces critiques s’appuient sur des données empiriques rigoureuses et une analyse fine des mécanismes de pouvoir économique. Elles soulignent que le libéralisme, dans sa version actuelle, ne parvient plus à incarner un modèle de progrès partagé et durable. Le modèle se trouve en crise, face à une complexité mondiale croissante, ponctuée par la pandémie de Covid-19, les tensions en Ukraine, les crises sociales internes dans de nombreux pays et les urgences climatiques.
Les travaux précurseurs d’Henri Lambert (1921) et d’Henri Hauser (1935), et plus récemment notre ouvrage Osons la paix économique (2017) avaient prédit cette impasse : les racines économiques des conflits dépassent les motifs politiques superficiels, et une organisation sociale centrée sur le financier ne peut mener qu’à la catastrophe, que ce soit sous la forme d’une guerre ou d’une révolution.
C’est la loi du plus fort, et le mimétisme des grandes puissances ne laisse à l’Europe, fracturée et passive, que le risque d’être dépecée ou marginalisée.
Quelle paix à l’heure de la remilitarisation en Europe ?
Le contexte géopolitique rend la question plus brûlante encore.
L’actuel président des États-Unis Donald Trump navigue de crise en crise, tout en accentuant l’imprévisibilité et la polarisation. Sur le continent, la guerre en Ukraine, la montée des populismes, l’explosion des dépenses militaires et le discours des chefs d’état-major font de l’engagement armé une perspective quasiment banalisée.
Andrius Kubilius, le commissaire européen à la défense, appelle à réinventer la Pax Europaea, tout en affirmant la nécessité pour l’Union européenne de se préparer à la guerre sous toutes ses formes. Son ambition : refonder la souveraineté stratégique par une capacité industrielle et une résilience, alors que le spectre du retrait américain plane sur l’Europe.
De la culture de paix économique
Dans ce contexte, depuis presque deux décennies, la culture de paix économique s’impose comme une réponse globale et innovante, visant à réconcilier économie, société et environnement.
Forgée depuis 2008 par les chercheurs de la chaire Unesco pour une Culture de paix économique, cette notion s’est développée à partir de la contribution d’entreprises et d’expériences de terrain.
La culture de paix économique propose de sortir du cadre guerrier et compétitif du libéralisme, pour repenser l’économie comme espace de coopération, d’émancipation et d’inclusion. La paix économique ne se limite pas à l’absence de guerre ; elle englobe un ensemble de conditions permettant de construire un ordre économique apaisé, juste, démocratique et soutenable. Elle repose sur une anthropologie de l’interdépendance, un rejet de la violence structurelle (compétition, exploitation, exclusion) et une valorisation des liens et du bien commun. Elle exige une transformation des entreprises, mais aussi des institutions – pour développer des pratiques qui réduisent la violence, favorisent l’épanouissement et intègrent la responsabilité écologique, sociale et humaine.
Cette approche prend en compte les dommages induits par la guerre économique larvée, la violence structurelle, la corruption et les inégalités, en mettant l’accent sur la transformation des comportements, la prévention des conflits et la promotion de valeurs communes de responsabilité et de solidarité. Son ontologie se veut simple : la vie est interconnexion et l’économie a pour but de faire vivre ces relations, non pas de les détruire.
Les initiatives internationales récentes, comme le Pacte mondial des Nations unies, l’Agenda 2030 qui inclut l’Objectif de développement durable 16 sur la paix, la justice et des institutions solides, reconnaissent le rôle crucial des entreprises privées dans cet effort.
Les entreprises sont ainsi invitées à dépasser une simple logique de maximisation du profit pour devenir des actrices de cohésion sociale, de respect des droits humains, d’innovation sociale et de protection de l’environnement.
La culture de la paix économique exige une transformation profonde des mentalités et des pratiques managériales, qui doivent intégrer le souci du bien commun, la promotion de la diversité et de l’inclusion, la santé, le bonheur ainsi qu’une gouvernance éthique renforcée. Mais, pour ce faire, nous devrons accepter une mutation globale de l’éducation des plus jeunes aux futurs leaders, donc sur un temps long… que nous n’avons peut-être pas !
« Pax Economica » et « Pax Europaea »
Si ce changement de paradigme porte une utopie, c’est au sens énoncé par André Gorz :
« À ceux qui rejettent cela comme une utopie, je dis que l’utopie […] a pour fonction de nous donner, par rapport à l’état des choses existant, le recul qui nous permet de juger ce que nous faisons à la lumière de ce que nous pourrions ou devrions faire. »
Ce qui semblait utopique hier est devenu l’évidence historique : la démocratie, l’abolition de l’esclavage, la protection sociale. Toutes furent d’abord jugées irréalistes, avant de transformer durablement nos sociétés. La paix économique s’inscrit dans cette même dynamique : une évolution concrète, progressive et pragmatique de nos pratiques – pas un rêve, mais une trajectoire à décider.
Pour cette évolution, l’Union européenne (UE) dispose d’atouts et de responsabilités majeures. En tant que zone économique intégrée, pionnière dans les politiques de régulation sociale et environnementale, l’UE peut incarner une alternative crédible au système libéral mondial fragmenté et conflictuel.
Consciente des fragilités socio-économiques internes et des tensions géopolitiques environnantes, l’Europe doit renforcer son modèle économique en y intégrant les principes de la culture de paix économique. Cela passe par des politiques publiques favorisant l’équité, la transition écologique, la formation orientée vers la paix et la coopération, mais aussi par une diplomatie économique tournée vers la coopération durable et la prévention des conflits.
La construction de la Pax Europaea s’appuie aussi sur le développement des territoires de paix économique. Dans ces endroits, on expérimentera des pratiques économiques inclusives, durables, et des modèles d’entreprise responsables, à l’image des appels de la chaire Unesco pour une culture de paix économique.
Cinq étapes
Ce changement de paradigme devient une nécessité, si ce n’est une urgence, si l’Europe veut éviter le chaos et échapper à la prédation des grandes puissances. Les dirigeants économiques et politiques ont un rôle d’avant-garde courageux à jouer pour impulser ces transformations. Cinq étapes leur sont proposées comme feuille de route pragmatique.
1. Reconstruire la confiance entre économie et société. Redéfinir la mission de l’entreprise ou de l’institution s’avère nécessaire, en inscrivant son activité dans la contribution au bien commun, en dépassant la recherche exclusive du profit. Ce dernier ne constitue plus l’objectif, mais devient la contrainte nécessaire à la pérennité et aux investissements vers la vie commune heureuse. Cela implique la valorisation de la responsabilité sociale et environnementale (RSE), le respect et la contribution à l’épanouissement de toutes les parties prenantes et la mise en place d’indicateurs intégrant la performance globale.
2. Éduquer les enfants à la culture de paix pour qu’ils puissent pleinement vivre comme des enfants et avoir la possibilité de devenir des adultes et des acteurs responsables, peu importe leur lieu d’implication future dans le tissu économique.
3. Former des managers et leaders d’aujourd’hui et de demain capables d’intégrer les valeurs de la paix économique, au sein d’une éducation globale et d’une transformation culturelle profonde. Leur transmettre toutes les compétences personnelles, sociales et techniques facilitant la confrontation à un monde économique en tension pour avancer de manière pacifiée et productive. Qui veut la paix prépare la paix !
4. Instaurer une culture de paix économique dans les organisations, réinventer des modèles de gouvernance et des modèles d’affaires capables de promouvoir la collaboration et la paix entre l’ensemble des parties prenantes. Développer un climat organisationnel fondé sur le dialogue, la reconnaissance, la coopération et le respect de la diversité est un levier puissant. Cela favorise l’engagement des collaborateurs, la gestion pacifique des conflits, et le développement durable des organisations.
5. Piloter une transition des institutions, non seulement vers plus d’efficacité et de transparence (ODD 16), mais surtout vers une architecture qui empêche la répétition des crises et la violence endémique. Agir activement contre les violences et les corruptions internes et externes. Les entreprises doivent veiller à ne pas financer indirectement des conflits, à lutter contre la corruption dans l’ensemble de la chaîne de valeur, et à soutenir les institutions publiques dans les pays où elles sont implantées. Cette posture exige transparence, formation et adoption de pratiques responsables exemplaires.
Transformation par l’engagement collectif
L’heure est à la responsabilité collective et à la volonté politique. Le modèle libéral, fragilisé par ses contradictions internes et les crises mondiales, ne peut plus répondre seul à la complexité contemporaine. La culture de paix économique offre un projet de transformation systémique, allant de la réinvention du rôle de l’entreprise à la construction d’un ordre international apaisé.
Les dirigeants éclairés, les entreprises responsables, les citoyens engagés, les institutions publiques doivent relever un défi historique : construire un monde économique humain, durable et pacifique pour dessiner le socle d’une Pax Europaea. C’est un défi à la mesure des enjeux du XXIe siècle, un choix de civilisation tournée vers le dialogue, l’éducation et la coexistence
– contre la domination, la compétition aveugle et la fragmentation européenne.
Dominique Steiler ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
09.12.2025 à 15:22
La société civile syrienne un an après la chute du régime Assad
Texte intégral (2348 mots)
Le 8 décembre 2024 a refermé un demi-siècle de pouvoir autoritaire du clan Assad en Syrie, renversé par le groupe islamiste rebelle Hayat Tahrir al-Cham. Le pays émerge enfin d’une guerre civile qui l’a ravagé pendant quatorze ans. Une année s’est écoulée depuis ce basculement historique : assez pour esquisser les contours d’une transition politique encore fragile, mais déjà révélatrice de profondes recompositions au sein de la société civile. Entre cooptation, coopération et vigilance critique, les acteurs de la société civile syrienne jouent un rôle déterminant dans la reconstruction politique du pays.
En cette fin d’année 2025, de très nombreux rassemblements sont organisés en Syrie pour célébrer le premier anniversaire de la chute du régime dirigé par Bachar al-Assad le 8 décembre 2024.
La foule agite le nouveau drapeau officiel en scandant des chants révolutionnaires, tandis que les représentants du nouveau pouvoir paradent en héros libérateurs. Ces nouvelles autorités, dominées par Hayat Tahrir al-Cham (HTC) et son leader désigné président, Ahmad al-Charaa, tentent de mettre en œuvre un processus de transition politique et d’entamer la reconstruction d’un pays dévasté par plus d’une décennie de guerre. Les défis qu’elles affrontent sont énormes et leurs capacités très limitées. Le territoire national demeure divisé, le pouvoir central étant contesté par l’administration kurde autonome du Nord-Est, des groupes armés druzes et l’incursion de l’armée israélienne dans le Sud.
Dans ce contexte, quelle est la situation de ce que l’on appelle communément la « société civile syrienne », c’est-à-dire l’ensemble hétéroclite de groupes ni étatiques, ni partisans, ni militaires, mais engagés dans la défense de causes publiques ?
Cet article propose de dresser le bilan des changements vécus par cette société civile lors de la première année de la transition. La chute de l’ancien régime a bouleversé en profondeur les relations qui liaient l’État à la société. En l’absence d’opposition partisane solide, les organisations composant la société civile tiennent un rôle de premier plan, entre coopération et vigilance. Leur situation est donc révélatrice de l’orientation que prend la transition politique.
L’épanouissement de la société civile syrienne, de la révolution à la chute du régime
Avant 2011, le régime limitait drastiquement toute activité politique et toute action de la société civile hors de marges très restreintes, autorisant par exemple le travail des organisations caritatives et autres ONG parrainées par lui.
Le soulèvement qui démarre en 2011 va donner lieu à un épanouissement sans précédent de la société civile syrienne.
On l’observe d’abord dans la rue, lors des nombreuses manifestations demandant la chute du régime, davantage de liberté et de dignité. Puis par la multiplication des médias indépendants et la création de milliers d’organisations dédiées à la défense des droits humains ou à l’action humanitaire.
L’exil vécu par plus de 7 millions de Syriens produit une transnationalisation de cette société civile, dispersée entre la Syrie de l’intérieur et les pays de la diaspora. Des espaces comme la ville turque de Gaziantep et plus tard Berlin deviennent des centres majeurs de la mobilisation en exil. Ces organisations connaissent une professionnalisation de leurs activités, qui contribue à leur pérennité mais accroît également leur dépendance à l’égard des bailleurs internationaux. Elles tentent de s’unir en formant des coalitions afin d’augmenter leur influence, à l’exemple de la coalition la plus récente et la plus importante, Madaniya, qui regroupe plus de 200 organisations.
Lors des dernières années du conflit, ces organisations ont vu l’intérêt des bailleurs internationaux à leur endroit se réduire, ce qui a entraîné une baisse des financements. Ces financements ne vont pas s’accroître de sitôt, à la suite de la suspension de l’USAID par Donald Trump.
Mais la chute du régime va leur donner un nouveau souffle : elles peuvent enfin travailler dans l’ensemble du pays sans être réprimées. Les organisations agissant auparavant depuis les zones sous contrôle des rebelles et celles qui étaient installées en exil reviennent très rapidement ouvrir des bureaux à Damas. Après des années de fragmentation et de dispersion, on assiste alors à une relocalisation et une centralisation de la société civile dans la capitale syrienne.
Plusieurs réunions et événements publics sont organisés chaque semaine, par exemple au siège de la coalition Madaniya. Le 15 novembre, pour la première fois, une « Journée du Dialogue » est organisée par l’Union européenne à Damas, avec la participation d’ONG et du gouvernement syrien.
Les multiples facettes de la mobilisation de la société civile
Les domaines d’activité de ces organisations n’ont pas fondamentalement changé depuis la chute du régime, si ce n’est qu’elles ne luttent désormais plus dans ce but. Derrière le terme générique de « société civile » se cache en réalité une très grande diversité d’acteurs aux positionnements politiques multiples. L’usage de ce terme en Syrie fait toutefois principalement référence à des organisations pouvant être qualifiées de « libérales », c’est-à-dire favorables à une démocratie libérale. Leurs activités – qu’elles soient de nature humanitaire ou plus contestataire – sont pour la plupart des réponses aux exactions commises par l’ancien régime.
Elles comprennent un ensemble de mobilisations pour la justice dite transitionnelle, désormais mises en œuvre depuis le territoire syrien et plus seulement depuis les pays d’exil.
De la même façon, la cause du sort des victimes et plus particulièrement des personnes victimes de disparitions forcées fait l’objet d’une mobilisation constante. Elle a pris la forme des tentes de la vérité dressées temporairement dans plusieurs localités ou de soutien psychologique apporté aux proches et survivants.
Les besoins en matière d’aide humanitaire et de développement demeurent également massifs, la situation du pays restant fortement affectée par les conséquences de la guerre. Auparavant fragmentée entre les différentes zones d’influence au sein du territoire syrien et depuis les pays frontaliers, ce type d’aide peut désormais s’étendre à l’ensemble du territoire national. Mais elle souffre, comme les autres domaines, de la diminution des fonds internationaux, ce qui incite les organisations humanitaires à tenter de réduire la dépendance à l’aide en favorisant des programmes d’empowerment économique, particulièrement à destination de la jeunesse, en partenariat avec le secteur privé, comme le programme Dollani mis en œuvre par le Syrian Forum.
D’autres domaines ont gagné en importance lors de la dernière année. C’est le cas des groupes spécialisés dans le dialogue intercommunautaire et la « paix civile », à l’exemple de la plate-forme The Syrian Family.
Cette question du dialogue intercommunautaire, déjà centrale avant 2025, est effectivement au cœur des préoccupations actuelles du fait des massacres perpétrés sur la côte à l’égard de la communauté alaouite en mars et de la communauté druze dans le sud en juillet, sans oublier les tensions persistantes dans des espaces multiconfessionnels comme la ville de Homs.
De la même façon, le retour des réfugiés est devenu une question essentielle pour les organisations syriennes et internationales.
Enfin, il existe désormais à Damas un nouveau type d’organisation de la société civile qui était inexistant avant 2011, à savoir les centres de recherche indépendants et think tanks, qui fournissent des conseils au pouvoir et assurent des formations para-universitaires, comme le centre Jusoor.
La société civile face au nouveau pouvoir : entre coopération et méfiance
Le changement de régime a des conséquences majeures sur l’évolution des relations entre le pouvoir politique et la société civile.
Issus d’un mouvement militaire islamiste, les nouveaux dirigeants étaient a priori peu enclins à collaborer avec la société civile. Cependant, avant d’accéder au pouvoir en renversant Bachar Al-Assad, ce mouvement avait connu un processus de déradicalisation et d’ouverture relative vers d’autres composantes de la société syrienne.
La formation du nouveau gouvernement, le renouvellement et la création d’institutions étatiques ou encore les élections/nominations législatives partielles ont ainsi représenté des étapes permettant d’évaluer la position des dirigeants à l’égard des acteurs de la société civile. Nous pouvons observer trois modes de relations entre ces deux ensembles d’acteurs.
Le premier est la cooptation, qui a vu un certain nombre d’acteurs jusqu’alors engagés dans des organisations de la société civile intégrer des ministères ou des commissions formées par les nouvelles autorités. C’est le cas par exemple de la ministre des affaires sociales et du travail Hind Kabawat qui était à la fois active dans une ONG et dans l’opposition politique à Bachar.
C’est également le cas du ministre des situations d’urgence et de la gestion des catastrophes, Raed Saleh, auparavant responsable de la Défense civile syrienne, surnommée les Casques blancs. Cet exemple est particulièrement emblématique, puisque c’est presque l’ensemble de cette organisation qui a intégré le ministère.
Pour la plupart des individus et organisations de la société civile, la relation avec les autorités prend la forme d’une coopération dans le cadre de laquelle leur indépendance est maintenue. Les très faibles ressources dont dispose l’État ne lui permettent pas de mettre en œuvre une action publique répondant aux besoins de la population. Il n’a donc d’autre choix que de la déléguer aux organisations, qui tenaient déjà ce rôle avant la chute de l’ancien régime dans de multiples domaines, comme l’éducation et la santé. Elles collaborent également avec les ONG internationales et les organisations onusiennes et se rendent ainsi indispensables pour la reconstruction du pays.
Malgré cette coopération, de nombreux acteurs de la société civile restent méfiants à l’égard du nouveau pouvoir et exercent une forme de vigilance. Leurs craintes concernent les pratiques à dimension autoritaire qui demeurent très présentes. À titre d’exemple, plusieurs organisations se sont exprimées début octobre pour critiquer une circulaire du ministère des affaires sociales et du travail concernant la déclaration de l’origine des financements des ONG. Elles doivent effectivement désormais composer avec les exigences d’un État en restructuration.
Leurs responsables affirment disposer pour le moment de marges de liberté relativement larges, mais craignent que celles-ci se réduisent rapidement lorsque le pouvoir des dirigeants de l’État sera plus assuré. En ce sens, on peut considérer que les organisations de la société civile représentent toujours un contre-pouvoir, comme c’était dans le cas face à l’ancien régime.
Léo Fourn est chercheur postdoctorant à l'Institut de Recherche pour le Développement (IRD), membre du Centre Population & Développement (Ceped) et du projet LIVE-AR, financé par le Conseil Européen de la Recherche (ERC). Il a reçu pour cette recherche des financements de la Fondation Croix-Rouge française.
09.12.2025 à 15:17
Radiographie du soft power russe au Sénégal
Texte intégral (2228 mots)
C’est avant tout via son soft power – médias, langue, culture, bourses pour les étudiants… – que la Russie renforce son implantation au Sénégal, même si les dimensions géopolitique, militaire, énergétique et économique des relations bilatérales sont également en progression.
Dans un contexte mondial marqué par une recomposition des alliances, le Sénégal cherche – tout spécialement depuis l’arrivée à la présidence en mars 2024 de Bassirou Diomaye Faye – à diversifier ses partenariats tout en préservant sa souveraineté. L’évolution des relations entre Dakar et Moscou reflète les mutations plus larges du rôle de la Russie en Afrique de l’Ouest.
Au niveau économique, la présence russe reste faible en Afrique en général, y compris au Sénégal. Et même si un accord de coopération militaire a été signé fin 2023 avec Dakar, c’est surtout à travers l’expansion de son soft power que Moscou s’impose, s’appuyant notamment sur ses instruments culturels et éducatifs tels que l’agence fédérale Rossotroudnitchestvo (« Coopération russe »), la Fondation Russkiy Mir (« Monde russe ») et sur ses médias internationaux Sputnik et RT.
Une présence économique très marginale
La Chambre de commerce et d’investissement d’Afrique, de Russie et d’Eurasie a été ouverte à Dakar en 2024, ce qui témoigne d’une volonté d’explorer de nouvelles opportunités de coopération. Mais malgré l’existence de perspectives de collaboration dans des secteurs stratégiques tels que l’énergie, les ressources naturelles, les infrastructures et l’agriculture, les échanges économiques entre les deux pays restent à ce stade limités.
Dans une interview accordée début 2025 à Dakartimes, l’ambassadeur de la Fédération de Russie à Dakar, Dimitri Kourakov, a indiqué que les échanges entre le Sénégal et la Russie étaient estimés à 850 milliards de FCFA (1,3 milliard d’euros) pour cette année, contre environ 700 milliards de FCFA pour l’année 2024 (1,07 milliard d’euros). Les exportations de la Russie vers le Sénégal sont principalement constituées de produits pétroliers, d’engrais et de blé.
Dans le transport urbain, la filiale du géant technologique russe Yandex, Yango est devenue indispensable pour de nombreux déplacements quotidiens à Dakar. L’arrivée de Yango a créé de nombreuses opportunités d’emploi pour les chauffeurs locaux. Il n’empêche : la Russie est un partenaire économique secondaire et ses relations économiques avec le Sénégal restent modestes.
La coopération militaire entre Dakar et Moscou
À ce jour, la coopération militaire entre le Sénégal et la Russie demeure quasiment inexistante comparée à celle que Dakar entretient avec la Turquie, la Chine ou avec ses partenaires traditionnels, notamment les États-Unis ou la France malgré le départ des troupes françaises. Un accord bilatéral relatif à la coopération militaro-technique a été signé le 14 septembre 2007 qui prévoit la fourniture d’armes et de matériel militaire, ainsi que le détachement de spécialistes pour aider à la mise en œuvre de programmes conjoints dans le domaine de la coopération militaro-technique.
Un pas significatif a été franchi lorsque le gouvernement russe a approuvé un projet d’accord de coopération militaire avec le Sénégal le 3 novembre 2023, conformément à un décret du gouvernement de la Fédération de Russie. Cet accord porte sur la formation militaire et la lutte contre le terrorisme. Force est de constater qu’il existe un intérêt mutuel en ce qui concerne la coopération militaro-technique.
Une coopération éducative et culturelle en pleine expansion
Durant l’époque soviétique, l’URSS offrait des bourses d’étude aux étudiants sénégalais. Plusieurs cadres sénégalais ont été formés dans les universités soviétiques. La chute de l’Union soviétique a mis un coup d’arrêt à la présence culturelle de Moscou au Sénégal.
À partir de 2012, la coopération éducative s’est imposée comme un pilier de la relation sénégalo-russe. Le nombre de bourses d’études offertes par la Russie au Sénégal a alors fortement augmenté. Moins de 20 bourses étaient offertes par an au début des années 2000. Ce chiffre n’a cessé de monter, s’élevant à 130 au titre de l’année académique 2026-2027. En Russie, les jeunes Sénégalais étudient dans des domaines variés tels que l’ingénierie, la médecine, les relations internationales ou encore l’agriculture.
L’éducation et la culture sont au cœur de la politique africaine de la Russie. À l’instar de modèles tels que l’Alliance française, le British Council, les Instituts Confucius ou les Maisons russes dans d’autres pays, la Russie mise pour le moment au Sénégal sur l’implantation d’une médiathèque. À Dakar, la fondation Innopraktika offre une médiathèque à l’Université Cheikh Anta Diop pour faire la promotion de la langue et de la culture russe au Sénégal. L’apprentissage de la langue russe et la formation pour les enseignants du russe avec des méthodes innovantes sont au cœur des actions de la Fondation Russkiy Mir au Sénégal.
Rossotroudnitchestvo soutient ces initiatives en fournissant des manuels et des ressources pédagogiques, facilitant ainsi l’enseignement du russe. Dans le cadre de la coopération éducative, l’Agence fédérale, en collaboration avec l’Université électronique d’État de Saint-Pétersbourg (LETI), a lancé au Sénégal la semaine russe des mathématiques, de la physique et de l’informatique.
S’y ajoute la coopération entre la Bibliothèque d’État russe et l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar. Dans le domaine culturel, chaque année, une célébration de l’anniversaire du poète russe Alexandre Pouchkine est organisée à Dakar. Dans le cadre de la promotion de la culture russe, une association privée, non gouvernementale et apolitique, CCR Kalinka a été lancée en 2009. Ce Centre culturel russe a pour objectif de familiariser la société sénégalaise avec la culture russe et les « valeurs traditionnelles slaves ». La coopération cinématographique Sénégal-Russie s’impose aussi aujourd’hui comme un pilier du dialogue culturel entre Dakar et Moscou.
L’évolution de l’influence médiatique russe au Sénégal depuis le changement de régime
Les relations tendues entre Dakar et Paris, qui se sont récemment manifestées par la fin de plus de 60 ans de présence militaire française au Sénégal, constituent une aubaine pour la Russie, qui cherche à étendre sa zone d’influence en Afrique de l’Ouest, plus particulièrement au Sahel.
De plus en plus, les médias deviennent des acteurs incontournables de la diplomatie des États. Dans ce contexte, les organes russes d’information, tels que RT et Sputnik, jouent un rôle central dans la diffusion de narratifs souvent critiques à l’égard de l’Occident et séduisants pour une partie des opinions publiques africaines francophones.
À lire aussi : RT et Sputnik : comment les médias internationaux russes se restructurent après leur interdiction dans les pays occidentaux
L’Afrique de l’Ouest est devenue un terrain stratégique pour Moscou dans sa guerre d’influence contre l’Occident. Depuis l’interdiction de RT et Sputnik dans l’espace européen, la Russie a recentré ses efforts médiatiques sur les pays africains où le rejet du néocolonialisme et la contestation de l’ordre occidental rencontrent un fort écho.
Au Sénégal, cette stratégie trouve un écho favorable avec l’arrivée au pouvoir de Bassirou Diomaye Faye, président de la « rupture », issu d’un parti souverainiste porté par un discours hostile au système néocolonial et à la Françafrique. Même si le régime n’a pas rompu avec les partenaires traditionnels, il affiche une réelle volonté de diversification de ses partenariats, notamment avec les pays arabes du Golfe et les BRICS.
RT dispose désormais d’un correspondant établi à Dakar, ce qui témoigne d’une stratégie de maillage territorial plus affirmée en Afrique de l’Ouest. Cette présence permet une meilleure couverture de l’actualité locale, et implique une meilleure compréhension des dynamiques politiques et sociales sénégalaises, ce qui laisse penser que RT est sur une trajectoire propice à l’accroissement de son influence.
Sputnik et RT veulent s’imposer comme des sources alternatives de narratifs favorables à la Russie en Afrique. Les contenus de RT dénonçant les bases militaires françaises en Afrique, le franc CFA, le néocolonialisme ou la Françafrique sont partagés par une partie de la jeunesse sénégalaise sur les réseaux sociaux pour légitimer son rejet de la présence française. Le discours souverainiste des nouvelles autorités du Sénégal et leur décision d’ordonner le retrait des troupes françaises sont salués par RT sur ses différentes plates-formes.
Il reste que l’influence directe des médias internationaux russes au Sénégal est très modeste en comparaison avec celle d’autres médias internationaux. Néanmoins, toutes les conditions semblent réunies pour une progression significative de la présence médiatique de la Russie au Sénégal.
Poursuivant la ligne déjà établie, les nouvelles autorités sénégalaises maintiennent une posture de neutralité au sujet de la guerre entre la Russie et l’Ukraine et encouragent les deux camps à parvenir à une issue pacifique. Le récent incident autour du navire Mersin à Dakar, présumé avoir un lien avec Moscou, remet au premier plan la question des conséquences pour le Sénégal du conflit russo-ukrainien.
Ibrahima Dabo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
08.12.2025 à 16:17
Ce que révèle l’enquête sur le rôle des réseaux sociaux dans la crise de Madagascar 2025
Texte intégral (1704 mots)
Antananarivo, 12 octobre 2025, le président Rajoelina a pris la fuite et l’armée s’est emparée du pouvoir, à l’issue d’une vaste mobilisation de la jeunesse, largement alimentée par la circulation d’images et d’informations sur les réseaux sociaux. Une enquête conduite peu après les événements montre la façon dont les Malgaches construisent leur vision de la vie politique dans l’espace numérique.
En septembre 2025, alors que la crise socio-politique s’intensifie à Madagascar, une réalité s’impose discrètement mais puissamment : l’essentiel du débat public ne se joue plus sur les ondes ni dans les colonnes des journaux, mais dans les flux rapides et émotionnels de Facebook et WhatsApp. En quelques minutes, une rumeur peut mobiliser, inquiéter, rassurer ou diviser. En quelques heures, elle peut redessiner la perception collective d’un événement.
Les résultats de notre récente enquête menée auprès de 253 répondants, complétés par 42 contributions qualitatives, révèlent que la crise est autant une crise politique qu’une crise de médiation où les réseaux sociaux deviennent les principaux architectes du réel. Derrière la simple perception de réseaux sociaux dédiés à la transmission d’informations, ils façonnent les émotions, orientent les interprétations et reconfigurent la confiance.
Ce basculement, largement anticipé par les sciences de l’information et de la communication (SIC), s’observe ici avec une netteté particulière. Les médiations traditionnelles (radio, télévision, presse) cèdent du terrain à des dispositifs socio-techniques qui redéfinissent la manière dont les citoyens perçoivent, réagissent… et croient.
Derrière la crise malgache, c’est donc une transformation plus profonde qui apparaît. C’est celle d’un espace public recomposé où l’attention, l’émotion et la vitesse deviennent les nouveaux moteurs de l’opinion malgache.
La fin des médiations traditionnelles : vers un nouvel environnement cognitif
Le déplacement observé dans l’enquête – de la radio et de la presse vers Facebook et WhatsApp – illustre ce que Louise Merzeau appelait une médiation environnementale. C’est-à-dire que l’information ne circule plus dans des canaux distincts mais s’inscrit dans un environnement continu, ubiquitaire, où chacun est simultanément récepteur et relais.
Dominique Cardon rappelait que les plateformes numériques transforment la visibilité publique selon des logiques de hiérarchisation algorithmique qui ne reposent plus sur l’autorité éditoriale mais sur la dynamique attentionnelle.
L’enquête confirme ce point : les Malgaches ne s’informent pas sur les réseaux, ils s’informent dans les réseaux, c’est-à-dire dans un écosystème où la temporalité, la viralité et l’émotion structurent la réception de l’information.
Conformément à un phénomène analysé dans les travaux de Manuel Castells, nous passons d’un modèle de communication de masse vertical à un modèle de « mass self communication », intensément horizontal, instantané et émotionnel.
Les plateformes comme infrastructures du réel : une crise des médiations
Yves Jeanneret indiquait que la communication n’est pas un simple transfert d’informations mais un processus qui transforme les êtres et les formes. Les résultats de l’enquête malgache confirment cette thèse.
L’enquête montre que 48 % des répondants déclarent avoir modifié leur opinion après avoir consulté des contenus numériques. Ce chiffre illustre ce que Jeanneret appelle « la performativité des dispositifs » : les messages ne se contentent pas de signifier ; ils organisent des parcours d’interprétations, orientent des sensibilités et éprouvent des affects.
La crise malgache est ainsi moins une crise de l’information qu’une crise des médiations, où l’autorité symbolique se déplace vers des acteurs hybrides (groupes WhatsApp, influenceurs locaux, communautés émotionnelles, micro-réseaux sociaux affinitaires).
L’espace public affectif : l’émotion comme norme d’intelligibilité
Les données de l’enquête – les répondants disent éprouver colère, peur, tristesse mais aussi espoir – confirment le constat formulé par Yves Citton selon lequel nous vivons dans un régime d’attention émotionnelle où les affects structurent la réception bien plus que les faits.
La viralité observée relève de ce que Morin nommait la logique dialogique. C’est-à-dire que le numérique agrège simultanément les forces de rationalisation (recherches d’informations, vérification) et les forces d’irrationalité (panique, rumeurs, indignation…). Ce qui circule, ce ne sont pas seulement des informations, ce sont des structures affectives, des dispositifs d’émotion qui modulent les perceptions collectives. Danah Boyd évoquait à ce propos le « context collapse », à savoir l’effondrement des cadres sociaux distincts qui expose les individus à des flux ininterrompus d’émotions hétérogènes sans médiation contextuelle.
Dans ce paysage, l’émotion devient un raccourci cognitif, un critère de vérité, voire un mode d’appartenance.
Une crise de confiance plus qu’une crise d’information
Dominique Wolton insistait sur le fait que la communication politique repose d’abord sur un contrat de confiance et non sur la quantité d’information disponible. L’enquête malgache montre que ce contrat est rompu : il en ressort que les réseaux sociaux sont jugés peu fiables (2,4/5) mais sont massivement utilisés ; que les médias traditionnels sont perçus comme prudents ou silencieux ; que la parole institutionnelle est jugée trop lente ; et que les algorithmes sont accusés de censure.
En résulte une fragmentation du récit national, chaque groupe social reconstruisant son propre réel, comme l’ont montré Alloing et Pierre dans leurs travaux sur les émotions et la réputation numérique. La crise révèle ainsi une dissociation entre l’autorité de l’information (affaiblie) et l’autorité des narratifs (renforcée).
De la désinformation à la fragilité cognitive : une lecture écosystémique
Réduire la situation à un phénomène de « fake news » serait, pour reprendre Morin, une « erreur de réduction ». La désinformation n’est ici que la surface visible d’un phénomène bien plus profond, qui est celui de la vulnérabilité cognitive structurelle. Elle repose sur : la saturation attentionnelle, la rapidité des cycles émotionnels, la fragmentation des médiations, le déficit de littératie médiatique et l’architecture algorithmique des plates-formes.
L’ensemble de ces éléments forment un écosystème au sens de Miège, dans lequel l’information et la communication ne peuvent être séparées des logiques techniques, économiques et sociales qui les produisent. C’est dans ce cadre que la souveraineté cognitive devient une question stratégique comparable à ce que Proulx appelait la nécessité de « réapprendre à habiter en réseaux ».
La nécessité d’une transition cognitive révélée par la crise
L’enquête révèle l’urgence, à Madagascar, d’opérer une transition cognitive. Cela implique une veille capable de détecter rapidement les signaux faibles, une communication publique adaptée au rythme émotionnel des plateformes, une éducation critique aux biais de réception et une coopération structurée entre État, régulateurs, société civile et plateformes pour encadrer la circulation des contenus.
Ces pistes s’inscrivent dans la perspective d’un « État élargi », c’est-à-dire un État qui reconnaît que la stabilité collective dépend désormais de nouveaux acteurs : infrastructures numériques, entreprises technologiques, médias sociaux, communautés connectées. Dans ce modèle, la confiance devient une infrastructure qui est le socle indispensable au fonctionnement de la vie publique, à l’image de l’électricité ou des réseaux de communication.
La crise malgache de 2025 n’est pas un accident. C’est un révélateur des transformations profondes de nos sociétés numériques. Elle montre un espace public recomposé où s’entremêlent architectures techniques globales, émotions collectives locales et médiations affaiblies. Elle a aussi entraîné une prise de conscience au sein des médias malgaches, qui développent désormais une approche plus réflexive sur ces enjeux. Comme l’écrivait Merzeau, « la mémoire est un milieu » ; en 2025, à Madagascar, le réel l’est devenu aussi.
Le défi dépasse largement la lutte contre la désinformation. Il s’agit désormais de reconstruire des médiations fiables, capables d’articuler faits, émotions et légitimité dans une écologie informationnelle où le vrai ne circule plus seul, mais au milieu de récits concurrents, d’affects partagés et d’algorithmes invisibles.
Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.12.2025 à 16:41
États-Unis/Venezuela : la guerre ou le deal ?
Texte intégral (3049 mots)
Alors que Donald Trump exige qu’il démissionne, Nicolas Maduro refuse pour l’instant de quitter le pouvoir. Washington brandit la menace d’une intervention armée.
Donald Trump l’a exprimé on ne peut plus clairement : il souhaite la chute du régime de Nicolas Maduro, au pouvoir au Venezuela depuis qu’il a pris en 2013 la suite d’Hugo Chavez. Pour cela, le président des États-Unis brandit diverses menaces : bombardements, opérations clandestines de la CIA, voire intervention militaire au sol. Lui qui se targue d’avoir mis fin à plusieurs guerres depuis son retour à la Maison Blanche il y a un an est-il sur le point d’en démarrer une ? Entretien avec Thomas Posado, maître de conférences en civilisation latino-américaine contemporaine à l’Université de Rouen-Normandie, auteur, entre autres publications, de Venezuela : de la révolution à l’effondrement. Le syndicalisme comme prisme de la crise politique (1999-2021) (Presses universitaires du Midi, 2023).
Une déflagration militaire entre les États-Unis et le Venezuela vous semble-t-elle aujourd’hui possible ?
Je pense que oui, même si j’étais plutôt sceptique il y a encore peu de temps. Aujourd’hui, un tel développement est envisageable, mais sous quelle forme ? Une guerre ouverte entre les deux États et une intervention terrestre comparable à celles qu’on a connues en Irak ou en Afghanistan me semble hautement improbable. Ne serait-ce que parce que, pour envahir le Venezuela, il faudrait mobiliser au moins 100 000 hommes et il y aurait sans doute des pertes assez importantes du côté de l’US Army, ce qui ne serait pas bien pris par l’opinion publique états-unienne et, spécialement, par une bonne partie de la base trumpiste.
Les dernières interventions militaires de Washington sur le continent, c’était unilatéralement au Panama en 1989 et de manière multilatérale en Haïti en 1994. Deux petits pays de moins de 80 000 kilomètres carrés, alors que le Venezuela, c’est deux fois la France en superficie. Trump voudra sans doute éviter de plonger le pays dans un nouveau Vietnam ou un nouvel Afghanistan.
En revanche, des frappes ciblées ou des interventions terrestres extrêmement localisées — sur une raffinerie pétrolière par exemple — apparaissent comme des mesures crédibles au vu du déploiement militaire des États-Unis en mer des Caraïbes, et au vu de certaines actions que leurs forces armées ont conduites ces derniers mois — je pense notamment à leurs frappes contre l’Iran l’été dernier.
Trump a annoncé qu’il avait donné son feu vert à des actions clandestines de la CIA sur le territoire vénézuélien. De quoi pourrait-il s’agir, concrètement ?
Le fait même qu’on sache publiquement que Trump autorise des opérations secrètes de la CIA montre qu’il s’agit d’une manœuvre de communication. Le principe même des opérations secrètes est qu’elles ne sont pas claironnées à l’avance ! Il faut donc voir dans la déclaration de Trump avant tout un élément de pression psychologique sur l’adversaire.
Il n’empêche que cette annonce peut aussi avoir une traduction concrète. L’assassinat de certains hauts dirigeants vénézuéliens, voire de Maduro lui-même, est difficile à écarter. On sait en tout état de cause que ce n’est pas le respect du droit international qui bloquerait Donald Trump en la matière. Il a déjà ordonné ce type d’élimination de dignitaires étrangers — par exemple, pendant son premier mandat, celle du général iranien Ghassem Soleimani. L’assassinat extrajudiciaire est une mesure qui est présente dans le répertoire d’actions des États-Unis.
Autre possibilité : endommager gravement l’économie vénézuélienne en sabotant des infrastructures pétrolières. Une grande partie de l’électricité au Venezuela vient du barrage hydroélectrique de Guri, situé dans le sud du pays. Si vous touchez ce point, vous pouvez durablement impacter le réseau électrique du pays.
Vous avez dit que le droit international importait peu à Trump. Mais il doit tout de même composer avec la législation de son propre pays, s’il entend s’en prendre avec force à un État étranger…
Pour déclarer une guerre, il doit obtenir une majorité au Congrès, ce qui ne va pas de soi. Les votes sur la possibilité d’une guerre contre le Venezuela au Congrès des États-Unis sont toujours très serrés. Mais Trump tente de contourner cette règle. Il a classé comme « terroristes » des groupes comme le « Cartel de los Soles », dont il prétend qu’il serait dirigé par Maduro. En réalité, cette organisation n’existe pas vraiment, et n’a aucun lien structurel avec le gouvernement Maduro, selon les services de renseignement états-uniens eux-mêmes. Il n’empêche : Trump peut désormais prétendre qu’au Venezuela, il faut conduire une « opération antiterroriste ».
Il y a une dizaine de jours, Trump aurait eu une conversation téléphonique avec Maduro durant laquelle il aurait exigé que ce dernier démissionne et quitte le pays…
Il faut se méfier des déclarations des uns et des autres, mais apparemment, Trump aurait proposé à Maduro de s’exiler en Russie sous peine de représailles militaires et Maduro lui aurait répondu qu’il serait prêt à quitter le pouvoir, mais à condition que les sanctions soient levées ; qu’une centaine de dirigeants vénézuéliens soient amnistiés des accusation états-uniennes d’atteinte aux droits humains, de trafic de drogue ou de corruption ; qu’il continue à contrôler l’armée depuis son lieu d’exil ; et que sa vice-présidente, Delcy Rodriguez, assure un gouvernement par intérim. Conditions rejetées par Trump.
Du côté du pouvoir de Caracas, on a aussi laissé entendre que la discussion a été très cordiale et que Trump aurait invité Maduro à Washington — ce qui me semble peu crédible au vu des menaces qui pèsent sur le président vénézuélien, les États-Unis ayant promis 50 millions de dollars à quiconque faciliterait sa capture ! Je vois donc mal un sommet international entre les deux hommes ; mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a des manœuvres de communication de part et d’autre.
Trump veut un changement de régime, idéalement sans intervention militaire : cela représenterait une vraie victoire diplomatique pour lui. Maduro, lui, semble éventuellement disposé à accepter de quitter le pouvoir, mais à condition que la personne qui lui succédera maintienne la continuité — pour reprendre une expression classique, il est prêt à tout changer pour que rien ne change.
Qu’est-ce que Maduro peut céder pour obtenir un tel développement ?
Voilà des semaines que le camp Maduro tente de négocier pour faire baisser la pression. L’un des moyens d’y parvenir est de passer des accords préférentiels avec les entreprises états-uniennes, quitte à desserrer les liens commerciaux avec la Russie et la Chine, lesquels se sont développés ces dernières années.
L’administration Trump semble toutefois ne pas vouloir céder sur le changement de régime. Dans ce contexte, l’administration Maduro a tout intérêt à afficher sa combativité dans sa communication destinée au peuple vénézuélien : cela permet de remobiliser sa base sociale et de transformer le président impopulaire et autoritaire qu’il est en défenseur de la souveraineté vénézuélienne contre l’impérialisme états-unien. Mais on a bien conscience, à Caracas, de l’immense asymétrie des forces militaires. En cas de guerre, le premier budget militaire mondial affronterait le 57ᵉ.
À quel point Maduro est-il impopulaire ?
Selon les procès-verbaux de l’opposition vénézuélienne, lors de l’élection présidentielle de 2024, officiellement remportée par Maduro, il aurait en réalité recueilli 30 % des suffrages. C’est minoritaire, mais ce n’est pas rien ! Pour autant, cela ne signifie pas que 30 % des Vénézuéliens seraient prêts à se battre pour lui, mais il y a sans doute un noyau dur qui adhère vraiment à son discours et pourrait prendre les armes le cas échéant. Nicolas Maduro parle aussi volontiers des « milices bolivariennes » qui regrouperaient selon lui 2 millions, voire 4 millions de personnes. Ces chiffres sont sans doute exagérés mais, je le répète, une intervention au sol tournerait probablement au bourbier.
Pourquoi cette montée des tensions intervient-elle maintenant et pas il y a six mois, ou dans six mois, par exemple ?
Les explications sont sans doute multiples. D’une part, on peut y voir le poids croissant du secrétaire d’État Marco Rubio qui, à la différence de la partie isolationniste de l’administration Trump et du mouvement MAGA au sens large, est sur une ligne plutôt interventionniste, spécialement à l’encontre des gouvernements cubain et vénézuélien. En cela, il s’oppose à Richard Grenell, conseiller de Trump qui, quelques jours après l’entrée en fonctions de l’administration actuelle, s’était rendu à Caracas pour y négocier avec le régime de Maduro le renouvellement de l’allègement des sanctions promis par Joe Biden pour que Chevron puisse importer du pétrole vénézuélien aux États-Unis, en contrepartie de l’accord de Caracas de recevoir des vols de migrants vénézuéliens expulsés des États-Unis. Rubio semble avoir le dessus en ce moment, et il joue sans doute une partie importante de sa carrière politique sur ce dossier. Un changement de régime au Venezuela serait un succès dont il pourrait s’enorgueillir, ce qui pourrait le propulser à la vice-présidence, voire à la présidence, dès 2028.
D’autre part, cette focalisation sur le Venezuela peut aussi répondre à la nécessité, pour Trump, de faire diversion de son incapacité à obtenir la paix en Ukraine. Enfin, il n’est pas impossible qu’il y ait aussi chez lui le calcul de détourner l’attention du grand public vers le cas vénézuélien à un moment où les révélations embarrassantes pour sa personne se multiplient dans l’affaire Epstein…
Qui sont ces Vénézuéliens que Trump expulse déjà et veut continuer d’expulser vers Caracas ? Ne s’agit-il pas, en partie au moins, de gens ayant quitté leur pays par hostilité envers Maduro ?
C’est tout le paradoxe ! Cela dit, les immigrés politiques sont minoritaires même si l’immense majorité des migrants vénézuéliens sont hostiles à Maduro. Majoritairement, cette immigration est de nature économique. La plupart de ces gens sont partis à cause des conditions dramatiques dans lesquelles ils vivaient chez eux.
Qui sont les principaux leaders de l’opposition vénézuélienne à Maduro ?
La tête de gondole de l’opposition, c’est Maria Corina Machado, la récente prix Nobel de la paix, qui est une dirigeante politique reconnue dans tout le pays. Elle se trouve probablement au Venezuela, mais dans la clandestinité. Edmundo Gonzalez, le candidat de l’opposition unie qui a affronté Maduro à la présidentielle de 2024, est une personne relativement âgée, relativement inconnue de la population jusqu’au scrutin de l’année dernière, qui a servi de prête-nom à l’opposition dans cette élection face aux obstacles institutionnels que le gouvernement Maduro opposait à d’autres candidats. Juan Guaido, qui s’était autoproclamé président après la présidentielle de 2018, est aujourd’hui hors jeu. Il est exilé aux États-Unis et ne semble plus en mesure de jouer un rôle majeur. Il pourrait redevenir ministre en cas de changement de régime, mais il n’est plus une figure de premier plan.
Si changement de régime il y a, Machado et ses alliés pourraient-ils rapidement le remplacer et mettre le pays sur une nouvelle voie ?
Il n’est pas facile de passer de leaders dans la clandestinité à dirigeants d’un pays en proie à de très graves difficultés économiques. Il faut rappeler à cet égard que, entre 2014 et 2020, le pays a perdu 74 % de son PIB, une crise sans précédent pour un pays qui n’est pas en guerre. Depuis 2020, on a assisté à un certain redémarrage de l’économie, du fait de l’assouplissement des sanctions promues par Joe Biden. Ce redémarrage s’est fait aussi au prix d’une dollarisation de l’économie, c’est-à-dire que l’on a essayé de redynamiser l’économie en attirant des capitaux en dollars, ce qui a d’ailleurs accru les inégalités. De fait, la situation du Venezuela reste terrible. Les salaires sont très bas, les conditions de vie sont extrêmement difficiles, avec des pénuries d’électricité, des pénuries d’eau, des pénuries d’essence… d’où d’ailleurs une émigration colossale. Près d’un quart des habitants auraient quitté le pays, essentiellement pour des États voisins, mais aussi pour les États-Unis et pour l’Espagne.
En cas de changement de régime, l’opposition arriverait avec un leadership national, oui ; mais il lui faudrait aussi tout un réseau de cadres, ce qui serait difficile à rebâtir, parce que cela fait plus de 25 ans que le chavisme est au pouvoir.
Mais de toute façon, tout cela, c’est dans le scénario rêvé où il n’y aurait pas de résistance et où le chavisme s’effacerait sans résistance. Machado exige un changement de régime total. Dans sa vision, le régime serait balayé, il y aurait une liesse populaire, les militaires fuiraient ou se convertirait en alliés du nouveau régime.
Cette vision peut sembler trop optimiste pour certains dans l’opposition, dont certains leaders, comme Henrique Capriles (candidat aux présidentielles de 2012 et de 2013), estiment qu’il faudra passer par une transition pacifique et donc par des négociations avec le camp chaviste afin d’aboutir à une réconciliation. L’opposition vénézuélienne n’est pas unie et alignée sur une seule posture.
Est-il encore possible que tout cela s’apaise dans les prochains jours ou dans les prochaines semaines ?
Trump a besoin d’un changement notable à Caracas pour pouvoir se vanter d’une victoire. Maduro pourrait partir et établir à sa place un régime de transition piloté par Delcy Rodriguez, mais Rubio et l’opposition vénézuélienne veulent plus que cela. En réalité, il est très compliqué d’imaginer une option qui arrive à satisfaire à peu près toutes les parties prenantes.
Il reste qu’un deal « à la Trump » n’est pas impossible : il a déjà surpris son monde par le passé en menaçant un pays avant de s’afficher avec son leader — je pense à son rapprochement avec la Corée du Nord durant son premier mandat. Mais le Venezuela, pour la classe politique des États-Unis, pour une bonne partie de leurs électeurs latinos, notamment, revêt une importance bien plus grande que la Corée du Nord. La voie d’un règlement pacifique paraît donc à ce stade difficile à envisager…
Propos recueillis par Grégory Rayko
Thomas Posado ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
05.12.2025 à 13:08
L’intelligence collective : cette symphonie invisible des grandes équipes de football
Texte intégral (1773 mots)
Pourquoi certaines équipes de football semblent-elles réciter une partition savamment orchestrée, « jouant en harmonie » et enchaînant les actions fluides comme si chaque joueur lisait dans les pensées des autres ? Et pourquoi d’autres, pourtant remplies de stars, donnent parfois l’impression de ne jamais réussir à se connecter ou à se comprendre ? Derrière ces scènes familières pour tout amateur du ballon rond se cache un concept clé : l’intelligence collective.
Alors que le football est aujourd’hui un phénomène culturel mondial, il n’est pas seulement un sport promouvant les talents individuels, mais une véritable aventure cognitive collective pour les joueurs. Concrètement, la cognition décrit l’ensemble des mécanismes nous permettant de produire des pensées et des comportements. Elle englobe notamment la perception, la mémoire, le langage, l’apprentissage, le raisonnement, la résolution de problème ou encore la prise de décision. Une équipe de football est un système cognitif complexe, dont peut émerger une forme d’intelligence collective. Un postulat illustré par le documentaire réalisé en 2006 par Jean-Christophe Ribot.
L’intelligence collective reflète la capacité d’un collectif à produire une performance supérieure à la somme des performances individuelles, à trouver des solutions à des problèmes que les individus ne pourraient résoudre seuls, que ces problèmes soient connus ou inédits. Elle permet au collectif d’être plus fiable (stabilité et régularité des performances dans le temps), plus flexible (il peut faire face à davantage de situations ou à des problèmes plus variés) et plus fort (de meilleures performances absolues). Selon la thèse avancée par Joseph Henrich, la formidable intelligence collective des êtres humains est le fruit de nos compétences culturelles. Seulement, elle n’est pas la propriété exclusive de notre espèce.
L’intelligence collective, un phénomène universel
Pour Émile Servan-Schreiber, l’intelligence collective peut concerner tout groupe, dès lors qu’il est constitué d’entités capables de traiter de l’information et d’interagir entre elles.
Il est important de préciser qu’une telle conception suppose que la conscience de ses actions n’est pas indispensable. Ainsi, l’intelligence collective ne se limite pas à l’être humain : elle est un phénomène universel que l’on observe partout dans la nature. On la retrouve chez de nombreuses espèces animales, voire végétales. Même certains microorganismes « rudimentaires » (le blob ou l’amibe Dictyostelium, par exemple) sont capables de comportements fascinants, mais surtout collectivement intelligents.
Au sein de cette grande variété, Jean-François Noubel différencie plusieurs types d’intelligence collective. La plus parlante est probablement l’intelligence collective « en essaim ». Aussi appelée swarm intelligence, elle est présente chez les insectes sociaux (fourmis, abeilles, termites), ainsi que dans les bancs de poissons et les nuées d’oiseaux. Un nombre important d’individus agit sans plan préétabli, sans que chaque membre ait une vision complète de la situation et sans chef pour coordonner le tout. Leurs interactions reposent alors sur des règles très simples, produisant des comportements collectifs complexes.
Mais celle qui nous intéresse en premier lieu est l’intelligence collective « originelle », présente dans les petits groupes (jusqu’à une dizaine d’individus). Elle nécessite une proximité spatiale et s’appuie généralement sur un objet/lien symbolique ou matériel : la proie dans les meutes de loups en chasse, la mélodie dans un groupe de musique, le ballon dans une équipe de football.
Les multiples facettes de l’intelligence collective
À l’échelle collective comme individuelle, l’intelligence présente de multiples facettes. Elle décrit diverses capacités émergeant des interactions de groupe, produisant des comportements extrêmement variés, qui dépendent à la fois des caractéristiques du collectif (taille, types et fréquence d’interaction, diversités, expérience commune, etc.) et de l’environnement dans lequel il agit. James Surowiecki, auteur de la Sagesse des foules (2008), distingue trois catégories de problèmes que les collectifs peuvent résoudre.
Premièrement, des problèmes de cognition, consistant à estimer, prédire ou identifier une valeur objective. Par exemple : deviner le poids d’un objet, prévoir un résultat électoral, localiser quelque chose.
Deuxièmement, des problèmes de coordination, pour lesquels les membres du collectif doivent adapter leurs actions sans chef pour commander. Nous en faisons régulièrement l’expérience en conduisant une voiture, en circulant à vélo ou en sortant d’une salle de concert.
Enfin, des problèmes de coopération, impliquant des individus dont les intérêts individuels peuvent diverger de ceux du collectif. Il s’agit alors de mettre son action au service du bien commun, à l’instar d’une campagne de vaccination ou des gestes de tri sélectif.
Dans notre thèse, nous avons cherché à démontrer que, pour les équipes de football, l’intelligence collective prend une dimension particulièrement originale, mêlant prise de décision, coordination des mouvements et anticipation des actions.
Une projection collective dans le temps
Imaginez pouvoir vous projeter dans un futur plus ou moins proche, pouvoir deviner ce qui va se produire sous vos yeux. Cette capacité, que l’on nomme anticipation, est déterminante au football. En effet, les joueurs doivent constamment interpréter les actions de leurs adversaires et partenaires pour agir en conséquence. Collectivement, comprendre et deviner ce qui va advenir donne un avantage déterminant aux équipes qui s’adaptent dans l’instant, sans recourir à une communication verbale.
L’exemple des marchés prédictifs montre que les foules sont particulièrement habiles dans l’exercice de prédire certains événements. En agrégeant des informations et des pensées dispersées, cette forme de « pari collectif » peut produire des résultats dépassant les performances d’experts isolés.
Un tel phénomène repose en partie sur la diversité cognitive, autrement dit la combinaison de multiples façons de voir le monde, d’interpréter les choses. C’est l’idée du « théorème de la diversité » formulé par le sociologue américain Scott E. Page : un groupe cognitivement diversifié obtient souvent de meilleurs résultats qu’un groupe composé uniquement d’individus très compétents mais homogènes dans leur façon de penser. Or, qu’en est-il pour les petits groupes qui ne pourraient pas s’appuyer sur le nombre ?
L’étude que nous avons menée sur les équipes de football a montré que, pour des groupes de taille identique, l’expertise individuelle restait un facteur déterminant. En clair, une équipe de débutants est moins performante dans l’anticipation du jeu qu’une équipe d’experts, même si elle dispose d’une certaine diversité cognitive. En parallèle, nous avons observé qu’à expertise moyenne équivalente, une dose de diversité cognitive était bénéfique.
Concrètement, les équipes composées d’une minorité de joueurs « pensant différemment » étaient plus performantes pour deviner collectivement ce qui allait se produire dans un futur immédiat. Sans se concerter, ces dernières prédisaient avec réussite environ deux fois sur trois, ce qui leur conférerait un avantage indéniable sur le terrain.
Un atout dans les situations « critiques »
Compétences individuelles et diversité cognitive semblent bien liées à l’intelligence collective, y compris dans des groupes de petites tailles, confrontés à des situations « critiques ».
Au-delà du plaisir du sport, anticiper collectivement pour agir dans l’urgence est le quotidien de nombreux professionnels : pompiers, urgentistes, militaires. Comprendre les ressorts de leurs interactions, et des facteurs les rendant plus performants est alors déterminant. À ce titre, d’autres études ont souligné l’importance des compétences sociales, comme l’écoute ou la capacité à lire dans les yeux. Autant de pistes à creuser pour former à l’intelligence collective demain.
Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 3 au 13 octobre 2025), dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition porte sur la thématique « Intelligence(s) ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site Fetedelascience.fr.
Yoann Drolez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.12.2025 à 16:19
Comment l’Iran en est arrivé à la faillite hydrique et pourquoi déplacer la capitale ne changera rien
Texte intégral (2106 mots)
Face à l’une des pires sécheresses de son histoire, l’Iran se retrouve au bord de la « faillite hydrique » : Téhéran, sa capitale de 15 millions d’habitants, pourrait devenir inhabitable.
L’automne marque le début de la saison des pluies en Iran, mais de vastes régions du pays n’ont quasiment pas vu une goutte alors que la nation affronte l’une de ses pires sécheresses depuis des décennies. Plusieurs réservoirs essentiels sont presque à sec et Téhéran, la capitale, se rapproche d’un « Day Zero », le moment où la ville n’aura plus d’eau.
La situation est si grave que le président iranien Massoud Pezeshkian a relancé un projet envisagé de longue date visant à déplacer la capitale, une métropole où vivent aujourd’hui 15 millions de personnes.
Des gouvernements précédents avaient déjà évoqué l’idée d'installer la capitale ailleurs, sans jamais la mettre en œuvre. De fait, l’expansion incontrôlée de Téhéran a généré une série de problèmes, allant du stress hydrique chronique et de l’affaissement des sols aux embouteillages et à une pollution atmosphérique sévère, tout en accentuant les inquiétudes concernant la vulnérabilité de la ville aux risques sismiques majeurs. Cette fois, Pezeshkian présente le déménagement comme une obligation, non comme un choix. Il a averti en novembre 2025 que si rien ne change, la ville pourrait devenir inhabitable.
Comment l’Iran en est arrivé à la faillite hydrique
La sécheresse est une préoccupation dans cette région du monde depuis des millénaires. Une prière du roi perse Darius le Grand, gravée dans la pierre il y a plus de 2 000 ans, demandait à son dieu de protéger la terre des envahisseurs, de la famine et du mensonge.
Aujourd’hui, toutefois, l’aggravation des problèmes hydriques et environnementaux de l’Iran est la conséquence prévisible de décennies durant lesquelles les ressources limitées de la région ont été gérées comme si elles étaient infinies.
L’Iran s’est largement reposé sur une irrigation très consommatrice d’eau pour cultiver des terres arides, tout en subventionnant l’usage de l’eau et de l’énergie, ce qui a entraîné une surexploitation des nappes phréatiques et une baisse des réserves souterraines. La concentration des activités économiques et de l’emploi dans les grands centres urbains, en particulier Téhéran, a également provoqué une migration massive, aggravant encore la pression sur des ressources hydriques déjà sursollicitées.
Ces dynamiques, parmi d’autres, ont conduit l’Iran vers une forme de « faillite hydrique » – un point où la demande en eau dépasse durablement l’offre et où la nature ne peut plus suivre.
L’approche centralisée et verticale de la gestion de l’eau en Iran s’est révélée incapable d’assurer la durabilité des ressources et de maintenir un équilibre entre l’offre renouvelable et une demande qui ne cesse de croître.
Depuis la révolution de 1979, le pays s'est lancé dans une véritable « mission hydraulique », construisant barrages et dérivations de rivières pour soutenir l’expansion urbaine et agricole. Poussée par des ambitions idéologiques, la quête d’autosuffisance alimentaire, combinée aux sanctions internationales et à l’isolement économique, a lourdement pesé sur l’environnement, en particulier sur les ressources hydriques. Assèchement des lacs, épuisement des eaux souterraines et salinisation croissante sont désormais des phénomènes répandus dans tout le pays, présentant des risques majeurs pour la sécurité hydrique.
En tant que spécialistes des ressources en eau (l’un de nous est un ancien directeur adjoint du Département iranien de l’environnement), ingénieurs environnementaux et scientifiques, nous suivons depuis des années les défis hydriques auxquels le pays est confronté. Nous voyons des solutions possibles à ses problèmes chroniques d’eau, bien qu’aucune ne soit simple.
La baisse des réserves expose l’Iran
Des experts alertent depuis des années : l’absence de stratégie pour traiter la faillite hydrique du pays le rend de plus en plus vulnérable aux conditions climatiques extrêmes. Les Iraniens en font de nouveau l’expérience avec la dernière sécheresse.
Les précipitations ont été largement inférieures à la normale lors de quatre années hydrologiques depuis 2020. Cela a contribué à une chute marquée du niveau des réservoirs. L’automne 2025 a été le plus chaud et le plus sec enregistré à Téhéran depuis 1979, mettant à l’épreuve la résilience de son système d’approvisionnement en eau.
La ville subit une pression croissante sur des réserves d’eaux souterraines déjà réduites, sans véritable perspective d’amélioration en l’absence de précipitations significatives. La diminution du manteau neigeux et la modification des régimes de pluie rendent plus difficile l’anticipation du volume et du calendrier des apports fluviaux. La hausse des températures aggrave encore la situation en augmentant la demande et en réduisant la quantité d'eau disponible dans les cours d’eau.
Il n’existe aucune solution rapide pour résoudre l’urgence hydrique de Téhéran. À court terme, seule une augmentation significative des précipitations et une réduction de la consommation peuvent apporter un soulagement.
Les mesures précipitées visant à accroître les transferts inter-bassins, comme le transfert Taleqan‑Téhéran pour pomper l’eau du barrage de Taleqan, situé à plus de 160 kilomètres, sont non seulement insuffisantes, mais risquent d’aggraver le déséquilibre entre offre et demande à long terme. L’Iran a déjà expérimenté le transfert d’eau entre bassins, et dans de nombreux cas, ces transferts ont alimenté une croissance non durable plutôt qu’une réelle conservation, aggravant les problèmes hydriques tant dans les bassins donneurs que dans les bassins récepteurs.
Au cœur du problème de Téhéran se trouve un déséquilibre chronique entre l’offre et la demande, alimenté par une croissance rapide de la population. Il est très douteux que le déplacement de la capitale politique, comme le suggère Pezeshkian, puisse réellement réduire la population de la ville et donc sa demande en eau.
La région peu peuplée du Makran, dans le sud-est du pays, le long du golfe d’Oman, a été évoquée comme une option possible, présentée comme un « paradis perdu », bien que les détails sur la proportion de la ville ou de la population qui serait déplacée restent flous.
Parallèlement, d’autres grandes villes iraniennes connaissent des tensions hydriques similaires : le stress hydrique est une menace à l’échelle nationale.
Des solutions pour un pays sec
Le pays doit commencer à dissocier son économie de la consommation d’eau en investissant dans des secteurs générant valeur et emplois avec un usage minimal de l’eau.
La consommation d’eau agricole peut être réduite en cultivant des produits à plus forte valeur ajoutée et moins gourmands en eau, tout en tenant compte de la sécurité alimentaire, du marché du travail et des aspects culturels. Les économies d’eau ainsi réalisées pourraient servir à reconstituer les nappes phréatiques.
S’ouvrir davantage au commerce mondial et importer des produits alimentaires dont la culture implique une forte consommation d’eau, plutôt que les produire localement, permettrait également à l’Iran de consacrer ses terres et son eau à un ensemble plus restreint de cultures stratégiques indispensables à la sécurité alimentaire nationale.
Cette transition ne sera possible que si le pays évolue vers une économie plus diversifiée, réduisant ainsi la pression sur ses ressources limitées, ce qui semble peu réaliste dans le contexte actuel d’isolement économique et international. La demande en eau urbaine pourrait être réduite en renforçant l’éducation du public à la conservation, en limitant les usages très consommateurs comme le remplissage des piscines privées, et en modernisant les infrastructures de distribution pour réduire les fuites.
Les eaux usées traitées pourraient être davantage recyclées à des fins potables et non potables, notamment pour maintenir les débits des rivières, actuellement négligés. Lorsque c’est possible, d’autres solutions, telles que la gestion des crues pour la recharge des nappes ou la dessalination des eaux souterraines intérieures, peuvent être explorées pour compléter l’approvisionnement tout en minimisant les impacts environnementaux.
Prises dans leur ensemble, ces mesures nécessitent une action audacieuse et coordonnée plutôt que des réponses fragmentaires. Les discussions renouvelées sur le déménagement de la capitale montrent comment les pressions environnementales s’ajoutent au puzzle complexe de la sécurité nationale de l’Iran. Cependant, si les causes profondes de la faillite hydrique du pays ne sont pas traitées, un éventuel déplacement de la capitale visant à alléger les problèmes d’eau restera inutile.
Mojtaba Sadegh a reçu des financements de l'US National Science Foundation, de la NASA et du Joint Fire Science Program.
Ali Mirchi, Amir AghaKouchak et Kaveh Madani ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
03.12.2025 à 16:53
Combiner préservation de la biodiversité et développement économique : leçons indonésiennes
Texte intégral (2224 mots)
Surexploitation des ressources marines et halieutiques, déchets abandonnés dans la nature, tourisme de masse… comment préserver les écosystèmes côtiers locaux des conséquences néfastes du tourisme et des activités humaines intensives ? Des recherches menées en Indonésie démontrent que les « aires protégées » et, dans le cas de l’Indonésie, les « aires marines protégées » (AMP) en particulier offrent des pistes prometteuses afin d’allier préservation de la biodiversité et développement économique – à condition d’y associer les populations locales. Cet article fait le point sur les dispositifs « d’aires » existants et offre un retour d’expérience sur leur efficacité en Indonésie.
La mise en place d’une aire protégée demeure l’un des principaux outils pour conserver la biodiversité. Mais les restrictions d’usage associées (selon les zones concernées : interdiction de prélèvement ou de circulation, itinéraires ou calendriers imposés, défense de faire un feu ou de bivouaquer) sont généralement contraignantes pour les riverains ou les touristes, et souvent mal acceptées.
Des travaux de recherche menés en Indonésie montrent qu’associer les communautés voisines à la conservation est généralement un gage d’efficacité écologique : les règles établies sont alors mieux comprises, voire co-construites, et, dès lors, mieux admises et respectées.
Ainsi, les bénéfices attendus de la mise en protection se concrétisent du point de vue écologique et il est possible d’y adjoindre des co-bénéfices pour les populations riveraines.
Périmètres et restrictions d’usage
La stratégie nationale des aires protégées (SNAP) donne la définition suivante de la notion d’« aire protégée » : « Un espace géographique clairement défini, reconnu, consacré et géré, par tout moyen efficace, juridique ou autre, afin d’assurer à long terme la conservation de la nature ainsi que les services écosystémiques et les valeurs culturelles qui lui sont associés. »
C’est donc une zone géographique définie par la loi, dont l’usage est restreint par rapport au droit commun.
Plusieurs catégories de protection ont été définies par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), un lien étant clairement établi entre, d’une part, le degré de rareté et de menace pesant sur les écosystèmes, les animaux et les plantes et, d’autre part, le niveau des restrictions d’usage.
L’arsenal habituel est un périmétrage de la zone et la sécurisation légale du foncier ; la détermination d’une « zone cœur » et de zones tampons ; une régulation des accès et des pratiques ; l’élaboration et la mise en œuvre d’un plan de gestion écologique ; des activités de police de l’environnement et de valorisation des connaissances.
Pour ce qui est des espaces côtiers et maritimes, une aire marine protégée correspond à un « volume délimité en mer, sur lequel les instances gouvernantes attribuent un objectif de protection de la nature à long terme. Cet objectif est rarement exclusif et soit souvent associé à un objectif local de développement socio-économique, soit encore avec une gestion durable des ressources ».
Compte tenu des interactions entre faunes marine et terrestre (ponte des tortues, habitat des crabes et oiseaux de mer), de nombreuses aires protégées côtières sont mixtes, incluant une zone en mer et une partie terrestre pour garantir une continuité écologique entre les deux milieux.
Une tension entre biodiversité et développement économique
Aujourd’hui, la biodiversité est la plus riche dans les zones faiblement peuplées et faiblement développées (moindre pression anthropique, moindre pollution) et c’est naturellement dans ces zones que l’on est le plus susceptible de créer des aires protégées pour sécuriser les écosystèmes.
Dès lors, l’objectif de conservation peut entrer en tension avec celui du développement économique local.
Si les personnes les plus pauvres et les plus éloignées de l’économie mondiale sont les plus dépendantes de la nature pour leur subsistance, il faut aussi noter que la création d’une aire protégée se traduit pour les populations riveraines par de nouvelles contraintes pesant sur leurs pratiques productives (agriculture, cueillette, élevage, châsse, pêche), leurs itinéraires (zones interdites de manière temporaire ou permanente, nomadisme), leurs comportements (gestion des déchets). Il existe une tension traditionnelle entre droits des riverains et droits de la nature.
Les logiques de conservation sont parfois déployées dans des contextes d’inégalités importantes, car faisant se côtoyer des populations très pauvres et isolées, avec des opérateurs économiques plus riches alignés sur d’autres standards (tourisme, pêcheries industrielles, mines). En Indonésie, certains villages côtiers, situés dans des zones très touristiques, figurent parmi les plus riches du pays, mais aussi parmi les plus inégaux : les modes de vie traditionnels (pauvres) coexistent avec ceux, davantage empreints de consommation, d’un petit groupe de personnes qui profitent plus directement des revenus issus du tourisme.
Par ailleurs, les villages proches d’aires protégées ont souvent un accès plus limité aux équipements, infrastructures (près de la moitié des populations proches des aires protégées n’a pas accès au réseau téléphonique) et soutiens financiers (la moitié des ménages n’a pas accès au crédit).
De manière générale, ces villages proches d’aires protégées affichent en moyenne de plus hauts niveaux de pauvreté et d’inégalité qu’ailleurs dans le pays, et si l’on y observe une lente augmentation des revenus des plus pauvres, le niveau des inégalités, lui, a plutôt tendance à augmenter.
Dès lors, est-il possible de concilier conservation et développement juste des populations locales ?
Associer les populations locales
Des travaux menés sur une série d’aires marines protégées en Indonésie montrent que l’association directe des populations à la création puis à la gestion des aires protégées (information des populations sur les enjeux, création de groupe de parole, représentation des populations voisines dans les instances de décision, intégration des riverains dans la surveillance ou le guidage, etc.) est un garant de l’efficacité écologique et de l’acceptation sociale. Chaque restriction d’usage, si elle est comprise, nourrie de la connaissance des populations locales et confrontée à leurs contraintes existantes, sera mieux respectée et les coûts de coercition réduits. De même, si l’exercice de la surveillance écologique est exercée par un ou une voisine, elle n’est pas vécue comme exogène.
Les travaux soulignent notamment :
L’importance du volet social de la conservation écologique : il est nécessaire d’associer au maximum les populations riveraines au processus de création puis de gestion des aires marines, notamment lors de l’élaboration des règles. Celles-ci doivent être construites en tenant compte des besoins locaux et des connaissances des habitants. Il est par exemple très important que des enquêtes préalables soient effectuées avant la création de nouvelles aires protégées, pour en limiter l’impact et s’assurer de l’existence de solutions alternatives ou de compensations adaptées. Cette économie non monétaire, fondée sur la nature, n’est toutefois pas bien connue ni appréhendée par les décideurs.
La nécessité d’une diversification des profils de recrutement des gestionnaires et écogardes (ne pas se limiter aux formations purement biologiques et écologiques). Il convient de former les gestionnaires en place aux approches économiques et sociales et de les doter d’outils pratiques pour les aider à mieux intégrer les populations et mieux prendre en compte leurs points de vue.
La biodiversité, garantie de subsistance et atout de développement
Concilier objectifs socio-économiques et environnementaux n’est donc pas impossible, même si l’objectif principal d’une aire protégée est généralement prioritairement biologique, visant à maintenir durablement des écosystèmes.
La biodiversité protégée peut être un facteur particulièrement attractif pour le tourisme (plongée, randonnée, pêche sportive, grande chasse) et devenir un atout économique pour un pays, le tourisme étant dans la comptabilité nationale une exportation de services, pourvoyeuse de devises, d’emplois et d’activité économique. Tout en rappelant aussi qu’un tourisme intense, mal contrôlé et mal canalisé, peut évidemment devenir une menace additionnelle pour la biodiversité des milieux fragiles.
Les aires marines protégées offrent par ailleurs de nombreux bénéfices environnementaux. En conservant la biodiversité et le paysage, elles favorisent la pêche durable et le tourisme côtier. En protégeant les zones d’habitat de la faune sauvage, elles facilitent la reproduction des poissons. En zone intertropicale, elles augmentent également la résilience des communautés humaines face au changement climatique, car les mangroves et les barrières de corail atténuent les effets du changement climatique comme la montée du niveau des mers et l’érosion côtière, et l’impact des phénomènes extrêmes, notamment les tsunamis dans les pays à forte activité sismique comme l’Indonésie (entre 5 000 et 10 000 séismes enregistrés chaque année).
Les conditions de l’efficacité des aires marines protégées
Les études menées sur l’Indonésie montrent que la plupart des aires marines protégées souffrent d’une gouvernance médiocre, mais que des améliorations sont possibles et déjà à l’œuvre.
Prévue par le Cadre mondial pour la biodiversité de Kunming-Montréal, l’extension ou la création d’aires protégées, si elle est conduite en lien avec les populations, peut se traduire par une amélioration des conditions de vie des riverains, avec notamment une amélioration des captures de pêche, un meilleur accès des communautés à l’information, un accès à des emplois dans le tourisme, notamment pour les femmes. Une extension des aires marines protégées, si elle s’accompagne d’une démarche consultative et inclusive, peut donc conjuguer intérêt écologique et économique.
Dans cette perspective, les travaux de recherche en matière de mesure de la biodiversité (comptabilité écologique et océanique, Blue ESGAP, comptabilité des écosystèmes côtiers) sont très attendus, car ils devraient permettre à moyen terme un meilleur suivi des effets écologiques et sociaux des aires marines protégées et de documenter ainsi la contribution au développement durable des politiques de conservation de la nature.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
03.12.2025 à 16:53
Le retour de la puissance en géopolitique : le cas de l’Ukraine
Texte intégral (1418 mots)
Et si, au-delà des horreurs, la guerre entre la Russie et l’Ukraine, intensifiée en 2022, n’était pas l’événement « nouveau » que l’on dépeint, mais le révélateur brutal de lois géopolitiques fondamentales que l’Occident avait choisi d’oublier ?
La guerre qui ravage actuellement l’Ukraine est un concentré de géopolitique, qui mobilise toutes les grilles d’analyse élaborées depuis plus d’un siècle, rappelant que les grands drames du monde contemporain (Bosnie, Tchétchénie, Géorgie, pour ne s’en tenir qu’au continent européen) ne sont que les itérations d’un jeu de puissance aux règles immuables.
Au-delà de l’anxiété du court terme, c’est cette approche qu’il convient d’avoir à l’esprit pour décrypter les constantes militaires, économiques, numériques et narratives qui commandent la géopolitique moderne.
L’empreinte indélébile de la géographie et de l’histoire
La guerre en Ukraine est, avant tout, une affaire de temps long. Elle réactive deux forces primaires que la modernité avait cru dissoudre : la géographie et l’histoire.
Ce conflit nous rappelle brutalement ce qu’est la guerre de haute intensité, un concept que l’on pensait relégué aux archives de la guerre froide (Corée, Vietnam, Iran-Irak…).
Le fleuve Dniepr redevient un obstacle stratégique ; le relief naturel dicte les fonctions défensives ; la mer Noire, une artère vitale pour l’évacuation du blé, est une zone de friction économique et militaire.
Les villes ne sont pas de simples coordonnées numériques, mais des bastions à conquérir, des symboles dont la perte ou la conquête influe directement sur le moral des belligérants. La technologie a beau innover (l’usage massif des drones), elle ne fait que s’adapter à la réalité implacable du sol. Cette réalité réaffirme une constante que les débats sur la guerre cyber et hybride tendaient à occulter : le terrain façonne les opérations.
Le poids des récits
Le rapport de force, lui, est indissociable des récits. L’Ukraine se définit par sa souveraineté, tandis que la Russie se considère toujours comme l’héritière légitime d’un espace impérial qu’elle n’accepte pas de perdre. Ce choc de représentations historiques, où l’un refuse de perdre et l’autre d’être absorbé, est une constante tragique de la géopolitique.
Vladimir Poutine, comme tant d’autres avant lui, a commis l’erreur classique d’ignorer qu’un rapport de force ne s’évalue pas à l’aune du mépris que l’on a pour son adversaire, mais se mesure au regard des forces et faiblesses réelles. La résistance ukrainienne, soutenue mais non dirigée par ses alliés, est la preuve amère que les Russes ont sous-estimé leur adversaire de manière caricaturale.
L’incapacité d’anticiper
L’un des enseignements les plus cinglants de ce conflit tient à l’incapacité d’anticiper dont ont fait preuve les acteurs occidentaux. Malgré les signaux constants de la géopolitique, il a fallu l’événement, le choc de 2022, pour forcer un réarmement accéléré de l’Europe et une révision de ses dépendances.
En Ukraine, la guerre est un laboratoire d’innovations (drones, adaptation tactique en temps réel), mais cette innovation ne saurait cacher le retour d’une autre constante : la masse.
Malgré le numérique et la guerre électronique, le qualitatif ne remplace pas le quantitatif. Le nombre de chars, de pièces d’artillerie, et de soldats compte plus que jamais. Les modes d’action russes le confirment tragiquement : une approche où la préservation du capital humain est subordonnée à l’idée d’un capital jugé quantitativement inépuisable.
L’Occident découvre, sidéré, la primauté du stock sur la sophistication, alors que cette logique est un pilier de la stratégie militaire depuis l’aube des guerres.
La gesticulation nucléaire
L’escalade doit être évitée à tout prix, et cette retenue est dictée par la constante la plus terrifiante de la modernité : la dissuasion nucléaire.
La logique de la « destruction mutuelle assurée » est plus vivante que jamais, expliquant la frilosité relative des Américains et des Européens. La Russie use et abuse de la gesticulation nucléaire – déclarations ambiguës, annonces de nouveaux matériels – pour dissuader tout engagement occidental trop important. Cette démonstration est à la fois une force et une faiblesse, mais elle réaffirme le rôle central de l’atome comme arbitre suprême des conflits de haute intensité.
Intérêts permanents, nouvelles alliances
Si le conflit semble géographiquement circonscrit, ses effets sont mondiaux, mais surtout, ils révèlent la nature profonde et intéressée des alliances globales.
Pour Vladimir Poutine, la guerre a engendré des échecs stratégiques aux conséquences durables :
la transformation de l’Organisation du traité Atlantique Nord (Otan) avec l’incorporation de la Finlande et de la Suède ;
le découplage durable avec l’Europe, forçant la Russie à orienter son énergie à prix réduit vers l’Asie (Chine, Inde), augmentant ainsi sa dépendance à un nombre réduit de pays ;
la mutation du « Sud Global », sur lequel la Russie compte tant.
L’échec le plus cruel est de constater que le soi-disant « Sud Global » ne soutient la Russie qu’à l’aune de ses propres intérêts. Ces pays profitent des sanctions occidentales pour acheter du pétrole russe à bas coût, démontrant une forme de non-alignement formel et l’une des plus grandes constantes de la géopolitique : l’intérêt prime toujours l’idéologie.
Le temps long contre la peur
En Ukraine, la guerre mobilise à elle seule de nombreuses constantes de la géopolitique contemporaine.
C’est ce que cherche à restituer le Retour de la puissance en géopolitique. Bienvenue dans le vrai monde (L’Harmattan, 2025) au travers de ses 20 thématiques indépendantes, visant à couvrir une grande partie du spectre de la géopolitique dont les maîtres mots sont la puissance, le rapport de force et l’intérêt. Comprendre cette guerre, c’est accepter que le monde obéît à des règles anciennes et que la seule véritable surprise réside dans notre incapacité chronique à les anticiper.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
03.12.2025 à 12:19
La longue histoire du despotisme impérial de la Russie
Texte intégral (2131 mots)

Dans son nouvel essai Réflexions sur le despotisme impérial de la Russie qui vient de paraître aux éditions Payot, Sabine Dullin, professeure en histoire contemporaine de la Russie et de l’Union soviétique à Sciences Po, examine la formation et la persistance à travers le temps de l’identité impériale russe. Avec la précision de l’historienne, elle montre comment ce modèle s’est établi puis s’est construit dans la longue durée, a évolué selon les périodes et les natures des régimes, et continue à ce jour de peser lourdement sur la politique de la Russie contemporaine. Nous publions ici des extraits de l’introduction, où apparaît cette notion de « despotisme impérial » qui donne son titre à l’ouvrage et qui offre un angle d’analyse inédit des cinq derniers siècles de l’histoire du pays.
Un despote et une vision impériale : telle est la prison dans laquelle l’identité russe est enfermée depuis des siècles. Au pouvoir depuis vingt-cinq ans et artisan de la guerre en Ukraine, Poutine en donne hélas une confirmation éclatante.[…]
Les représentations extérieures de la Russie comme despotique et impériale ont repris de l’importance dans le débat public à la suite de l’invasion de l’Ukraine. Elles relient despotisme interne et guerre extérieure en redessinant la frontière orientale de l’Europe comme nouvelle barrière de civilisation.
L’acronyme « Rashistes », de la contraction entre « Russia » et « fascistes », né sous la plume d’un journaliste ukrainien au moment de la guerre en Géorgie en 2008, a été repris à partir de 2014 quand Poutine lança, à la suite de l’annexion de la Crimée, sa guerre non déclarée au Donbass. Son usage devint viral après l’invasion de l’Ukraine fin février 2022 et quand le président Volodymyr Zelensky l’utilisa en avril pour exprimer le retour de la barbarie fasciste en Europe, près de quatre-vingts ans plus tard.
Mais au moment des massacres de civils à Boutcha, en Ukraine, la présence dans l’armée russe d’unités non russes de Sibérie, d’ethnicité turcique ou mongole (Bouriates, Touva, Sakha), provoqua aussi dans les médias européens la réapparition d’une autre image de la Russie, plus asiatique qu’européenne.
Si l’envoi prioritaire au front des non-Russes pauvres de Sibérie ressemblait fort à de la discrimination raciste en Fédération de Russie, le descriptif d’une civilisation européenne blanche attaquée en Ukraine par les hordes barbares en provenance de Russie relevait quant à lui d’une longue histoire des stéréotypes occidentaux du despotisme oriental. Le despotisme avait notamment servi à décrire la Russie du tsar Nicolas Ier au milieu du XIXe siècle.
Dans sa comparaison entre les États-Unis et la Russie, Alexis de Tocqueville faisait alors de la servitude et de la conquête militaire les clés du gouvernement et du dynamisme des Russes. Pour lui, le peuple russe concentrait dans un seul homme toute la puissance de la société. Karl Marx, qui prit fait et cause pour les insurgés polonais en 1830 comme en 1863, dénonçait le danger que faisait peser la « sombre puissance asiatique sur l’Europe », dont l’art de la servitude, qu’il jugeait hérité des Mongols, servait une conquête sans fin.
Ainsi, soit le despotisme russe entrait dans une typologie des régimes politiques allant de la liberté et de la démocratie jusqu’à la tyrannie et l’absolutisme, soit il était essentialisé sous les traits d’un régime oriental et non européen. La grille de lecture orientaliste d’une Russie irréductiblement différente de l’Europe servit à nouveau, dans le contexte de la guerre froide, pour combattre l’adversaire communiste, son tout-État sans propriété privée et son expansionnisme rouge.
Le despotisme est une notion négative que les dirigeants russes eux-mêmes n’assumeraient pas. Elle est le plus souvent utilisée par les détracteurs du pouvoir russe. Pour vanter les mérites de leur système en regard de la démocratie occidentale, les gouvernants de la Russie ont préféré et préfèrent d’autres termes, comme absolutisme et autocratie à l’époque des tsars, dictature du prolétariat et démocratie populaire après la révolution russe, dictature de la loi ou verticale du pouvoir dans la Russie de Poutine.
Chaque terme peut se comprendre en miroir du système politique européen de l’époque. Ainsi, l’autocratie répond à la monarchie constitutionnelle, la dictature du prolétariat s’oppose à la démocratie formelle bourgeoise, la dictature de la loi remplace l’État de droit. Ce livre voudrait tester la notion de despotisme impérial, montrer à quel point les représentations du despotisme et de l’Empire se nourrirent l’une l’autre dans l’histoire russe.
Le concept est évidemment contestable et sera contesté. Mais dans son flou sémantique, il a la vertu heuristique d’étudier des usages et des récurrences. Depuis la Moscovie du XVIe siècle, il s’agira donc de comprendre comment despotisme et Empire ont pu former dans leur association un nœud coulant enserrant l’identité russe et bloquant son épanouissement, aussi bien comme nation que comme démocratie.
Dans les scénarios du pouvoir en Russie, on constate la personnalisation du pouvoir, sa dimension religieuse ou sacrée, la faiblesse des contre-pouvoirs, le service du souverain comme source principale de richesse. L’Empire, comme idée et comme pratique, relève pour l’État russe de l’ordre naturel des choses. En son sein s’est forgée une identité russe impériale englobante (rossiïski), différente de l’ethnicité russe (russki). L’Empire fut cependant l’objet de la critique acerbe des marxistes qui prirent le pouvoir en 1917. Mais l’immensité et la multinationalité, qui en étaient les traits positifs, et la Puissance qui en découlait furent – y compris en Union soviétique – valorisées, au contraire de l’impérialisme dont il fallait se dissocier.
Ni le despotisme ni l’Empire ne disparurent, malgré des idéologies contraires et les récits radicalement nouveaux d’après 1917. La figure du despote a pu prendre les traits d’un tyran sanguinaire ou d’un despote éclairé, il a pu se présenter comme le garant de l’ordre établi ou, au contraire, comme un modernisateur. Le régime despotique a été le pouvoir sans limites du tsar ou de Staline, mais aussi celui d’une bureaucratie civile et militaire pesant de tout son poids sur les multiples communautés et peuples composant l’Empire. Le despotisme impérial a provoqué violence, asservissement, mais aussi consensus et collaboration.
La notion de despotisme impérial offre également la possibilité de penser le pouvoir absolu et impérial en Russie en comparaison avec d’autres : l’Empire ottoman, la Chine, mais aussi les monarchies absolues, les Empires et les impérialismes occidentaux. Dans l’histoire russe, beaucoup de notions utilisées ne sont pas transposables ailleurs. Le dilemme du pouvoir russe est ainsi très souvent posé en termes d’occidentalisme (imitation de l’Occident) ou de slavophilie (recherche d’une voie spécifique). L’autocratie, lorsqu’elle conquiert des territoires, serait moins impérialiste que panslave (quand il s’agit de conquérir à l’ouest) ou eurasiste (quand il s’agit de coloniser vers l’est et le sud).
La notion de totalitarisme entendait insister sur la nouveauté des régimes communiste et fasciste issus de la Première Guerre mondiale et des révolutions qui ont suivi. « Despotisme impérial » évite de brouiller les systèmes de reconnaissance du régime politique par des caractérisations trop spécifiques dans le temps et l’espace. Utiliser la notion de despotisme impérial pour comprendre la Russie d’aujourd’hui a une valeur d’analyse critique, mais aussi de prospective. En soulignant les récurrences autocratiques de l’État russe et les ressorts d’une identité russe adossée à l’Empire, on est amené à se demander comment sortir de cette apparente fatalité du despotisme impérial en Russie.
Il ne faudrait pas se leurrer. Le jeu de miroirs est multidirectionnel. Pour critiquer la monarchie absolue française, Montesquieu analysait les régimes lointains de despotisme oriental. L’analyse du despotisme impérial de la Russie peut relever d’un exercice similaire de fausse altérité et de vigilance, comme un miroir tendu à l’Europe, lui renvoyant ce qu’elle fut : coloniale, impérialiste et fasciste, et ce qu’elle pourrait bien redevenir : antidémocratique.
Copyright : éditions Payot & Rivages, Paris, 2025.
Sabine Dullin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.