Isma Le Dantec
Avec son discours éco-nationaliste et pro-décarbonation frais émoulu, le Rassemblement national voudrait faire croire qu’il a pris au sérieux la question écologique. Mais en arrière-boutique, la réalité est beaucoup moins verte. Entre déni, approximations et enfumage, la réalité laisse surtout transparaître un discours démagogue qui tente de dissimuler son adhésion au colonialisme fossile.
Cette enquête est issue du deuxième numéro de Fracas.
«Je crois vital que nous, le camp national, ne nous comportions pas [avec l’écologie] comme la gauche se comporte à l’égard de l’immigration depuis trente ans, c’est-à-dire dans une forme de déni», proclame Jordan Bardella face au journaliste Hugo Clément, lors d’un débat organisé par Valeurs actuelles en avril 2023. Alors que Jean-Marie Le Pen portait son climato-scepticisme en étendard, qualifiant le changement climatique de «dogme» destiné à «terroriser les populations», le Rassemblement national met en scène son tournant et se présente en nouveau Champion de la Terre. Depuis quelques années, le voilà qui se redéfinit comme «éco-nationaliste», et professe une «écologie patriotique» dans laquelle la protection de la nation française deviendrait un antidote à la destruction de l’environnement. «C’est par le retour aux frontières que nous sauverons la planète», résume ainsi Jordan Bardella. Le parti d’extrême droite n’a «aucune ambition de rester avec le gaz et le pétrole», assurait aussi Jean-Philippe Tanguy, spécialiste des questions énergétiques pour le RN, auprès de l’AFP. «D’ailleurs, on électrifie tout.»
Mais il suffit de gratter la couche de vernis vert pour se confronter à des oscillations allant de l’approximation au déni. Notamment lorsqu’il est question d’énergies renouvelables: au printemps 2019, le parti lance une campagne spécifique contre les éoliennes, qualifiées de «pollution sonore et visuelle» et de «drame pour l’environnement». La même année, on peut entendre Marine Le Pen comparer: «Les migrants, c’est comme les éoliennes. Tout le monde est d’accord pour qu’il y en ait, mais personne ne veut que ce soit à côté de chez lui.» Des propos maintenus lors des élections législatives de 2024, avec la proposition d’un moratoire portant sur la construction de tout nouveau projet éolien ou photovoltaïque. «Je veux arrêter les énergies renouvelables, parce que ce n’est pas propre et en plus, c’est alternatif», affirme Marine Le Pen le 5 juin.
Dans son contre-budget pour 2025, le RN trouvait une part conséquente de ses économies du côté des dépenses environnementales: baisse du fonds vert destiné à accélérer la transition écologique dans les territoire, des subventions aux énergies renouvelables, internalisation de tous les opérateurs gouvernementaux travaillant à la protection de la biodiversité ou à la transition énergétique, refus de fiscalité environnementale, baisse des taxes sur les carburants…
Côté lutte contre les énergies fossiles, ce n’est guère plus glorieux. Au plus fort de la guerre en Ukraine (1), les eurodéputés du RN et de Reconquête ont voté contre les amendements organisant l’embargo sur le gaz, le pétrole et le charbon russes. En parallèle, le Rassemblement national s’est aussi opposé à la taxation des superprofits des géants du pétrole, gaz et charbon.
Objections balayées d’un revers de main par un parti qui a trouvé la solution à tous les problèmes écologiques: le nucléaire. Le plan du RN, s’il arrive au pouvoir? Construire une vingtaine de réacteurs, les dix premiers devant être prêts entre 2033 et 2038. La défense de l’atome a en effet un avantage considérable dans la logique du parti: pouvoir être facilement grimée en patriotisme. «Le sujet [de l’énergie] devient identitaire et utile au RN avec la crise énergétique et la possibilité de brandir le nucléaire comme une fierté nationale», analyse le consultant Nicolas Goldberg, responsable du pôle énergie du think-tank Terra Nova et auteur d’une note démontant point par point le programme énergétique du parti d’extrême droite. Dans le récit mythique de l’extrême droite française, le nucléaire civil, c’est De Gaulle, l’indépendance énergétique et l’excellence industrielle française réunis. C’est d’ailleurs pour cette raison que, selon le Zetkin Collective, la France est le seul pays où un parti politique d’extrême droite important a développé une communication sur l’écologie.
Alors que l’EPR de Flamanville vient d’entrer en service avec 12 ans de retard, il est permis de douter de la faisabilité d’un tel programme et de la promesse formulée par Jordan Bardella de «refaire de la France un paradis énergétique». «Même les plus férus de nucléaire ne parient pas sur tant de réacteurs en un temps si court. Ce n’est pas tenable, assure Nicolas Goldberg. Dans le domaine de l’énergie, conservatisme et souverainisme ne vont pas très bien ensemble. Le RN est très conservateurs sur le chauffage au fioul, le véhicule thermique, la performance énergétique des bâtiments… En conjuguant ces éléments, on reste dans une dépendance accrue aux énergies fossiles.» De fait, le Rassemblement national ne cache pas son attachement à la voiture, ni son opposition à l’interdiction de la vente de véhicules thermiques neufs en 2035.
« Le capitalisme fossile est en crise, la seule chose qui peut le faire durer, c’est un régime autoritaire »
«Le parti vit très bien avec ses contradictions, corrobore le politologue Stéphane François, auteur de Les Vert-bruns. L’écologie de l’extrême droite française (Le bord de l’eau, 2022). L’énergie et l’environnement n’intéressaient pas le FN, et ils n’intéressent pas le RN. Certes, ils ont repeint leur nationalisme en vert, adopté un discours sur les paysages d’antan et contre la France moche… Mais il faut avoir à l’esprit que le RN est avant tout démagogue.» Et lorsque Marine Le Pen abandonne ses propos climatisceptiques (2), «c’est une prudence discursive qui est stratégique».
Ce flou artistique a l’avantage de ménager les milieux d’affaires et énergétiques, notamment au sein de l’industrie fossile, dans laquelle le RN peut compter sur des soutiens importants. Le député RN Jean-Philippe Tanguy ne s’en cache pas : devant le PDG de Total Patrick Pouyanné, auditionné dans le cadre de la mission flash sur les super-profits à l’Assemblée nationale en septembre 2022, il a tenu à «saluer la performance de Total, grande entreprise française dirigée par des patriotes». Sur le fond, le modèle de TotalEnergies et celui du RN se marient très bien. «Total est assis sur les restes de l’empire colonial français, et ce n’est pas le RN qui va les blâmer, analyse le journaliste de Mediapart Mickaël Correia, auteur de Criminels climatiques. Enquête sur les multinationales qui brûlent notre planète (La Découverte, 2022). Ils savent très bien que leur programme implique de continuer à importer du gaz et du pétrole : ça n’entre pas en contradiction avec leur pensée coloniale. Il va falloir continuer à extraire de l’énergie ailleurs, à rebours des risques climatiques et des droits humains.»
Le RN tire depuis longtemps sur la manche des grands patrons. Ce qui est nouveau, c’est la façon dont certains parmi eux, auparavant allergiques aux idées frontistes, scrutent aujourd’hui de près la progression du tandem Le Pen-Bardella. Lors de déjeuners de moins en moins discrets, Marine Le Pen a ainsi rencontré Henri Proglio, l’ancien patron de Veolia et d’EDF, ou encore des membres de la direction de Total Energies. Pour le sociologue spécialiste du monde de la finance Théo Bourgeron, l’attrait des patrons – et notamment de ceux du secteur de l’énergie – pour une extrême droite sur laquelle il faut désormais compter politiquement se manifeste à deux niveaux: «D’abord, celui des institutions et des régulations. Ensuite, celui d’une transformation globale de l’économie et des groupes sociaux, qui peut leur profiter.» Parmi les promesses attrayantes du RN, une baisse de la TVA sur les carburants fossiles qui permettrait aux grands groupes du secteur d’augmenter leurs marges et leurs volumes ; un retour sur la réglementation européenne interdisant moteurs thermiques d’ici à 2035 ; la fin du diagnostic de performance énergétique pour la location des passoires thermiques ou encore un moratoire sur les éoliennes.
Mais l’attrait est aussi idéologique, et certains milieux patronaux adhèrent plus franchement au projet frontiste et à une bascule vers un régime politique autoritaire. Vincent Bolloré illustre à merveille ce phénomène : le milliardaire, dont l’activisme d’extrême-droite n’est plus à démontrer, est aussi un grand patron du secteur des énergies fossiles à travers Bolloré Energy, qui gère des dépôts de carburant en France et en Europe. Pour Théo Bourgeron, la fortune fossile de Bolloré induit le reste de son patrimoine et de son influence : «Certaines de ses infrastructures, comme les ports en Afrique, sont des monopoles. Les dépôts pétroliers sont aussi des quasi-monopoles naturels. Détenir ces infrastructures implique donc d’avoir une présence politique. Avec sa fortune du fossile, Bolloré peut acheter des groupes qui lui donnent une présence politique, qui permettent de déployer une fortune dans les médias, la communication, l’édition.»
Cette convergence d’intérêts est évidente pour Mickaël Correia: «Le capitalisme fossile est en crise, la seule chose qui peut le faire durer, c’est un régime autoritaire.» À l’inverse, une transition énergétique juste nécessiterait de se poser «une question centrale, que déteste l’extrême droite: celle de la démocratie». Dans ce cadre, pourrait advenir un large débat concernant nos besoins énergétiques, qui prendrait en compte la justice sociale, circonscrirait les émissions de subsistance et, à partir de cela, permettrait de poser la question de la production de cette énergie. «Ce serait une forme d’antifascisme énergétique. Sortir des énergies fossiles serait, en soi, un geste antifasciste.»
Notes de bas de page :
(1) Vote en plénière du Parlement européen de la résolution sur l’agression russe contre l’Ukraine, amendement sur le paragraphe 17, 1er mars 2022.
(2) CheckNews (Libération) a retrouvé l’archive d’une interview donnée par Marine Le Pen au média en ligne Terra Eco en février 2012, à l’occasion de sa première campagne présidentielle. À la question «Les changements climatiques n’existent pas ?», la candidate répond : «Ce n’est pas ce que je dis. Je ne suis pas sûre que l’activité́ humaine soit l’origine principale de ce phénomène.»
(3) Théo Bourgeron, «Finance, énergies fossiles, tech : ce patronat qui soutient l’extrême droite par intérêt», AOC, 5 juillet 2024.
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Isma Le Dantec
La deuxième édition des Résistantes, grand-messe de l’écologie militante, s’est tenue du 7 au 10 août à Saint-Hilaire-de-Briouze, dans l’Orne, et a réuni 7 000 participant·es. Quatre jours de débats, tables rondes, performances artistiques et vie collective en autogestion, marqués cette année par l’actualité mouvementée de la loi Duplomb. L’occasion pour celles et ceux qui luttent contre les pesticides de faire connaître leurs combats, pour les autres de s’instruire – et de les rejoindre.
Cet article est issu du cinquième numéro de Fracas.
Une file sans fin s’étire entre les chapiteaux bleu, jaune, rouge, happée par le fumet de la cantine autogérée. Des tentes bourgeonnent par grappes au loin, sur les terrains de cinq fermes normandes nous offrant l’hospitalité. Le premier qui appelle les Résistantes « festival » se fait rapidement reprendre par son voisin d’attente : c’est un village temporaire qui semble avoir poussé sur ces quelques hectares foulés par 7 000 paires de pieds en quatre jours. Venu·es de tout le pays et d’ailleurs, les participant·es naviguent entre tables rondes, ateliers, performances, assemblées et coup de pouce à la plonge ou à la découpe des légumes… les Résistantes ne sont pas seulement une fête, mais bien un événement militant, pensé par et pour celles et ceux qui mènent des luttes écologistes en France, locales ou globales.
Deux ans après une première édition sur le plateau du Larzac, ces retrouvailles dans le verdoyant bocage ornais s’ouvrent tout de même en ce 7 août 2025 sur une petite victoire à arroser : la loi Duplomb – texte facilitant l’usage de pesticides dangereux, la construction de mégabassines et l’élevage industriel – vient d’être partiellement censurée par le Conseil constitutionnel. L’acétamipride ne sera pas réintroduit. Enfin, pas tout de suite. « Cette décision nous apprend une chose, c’est que le rapport de force fonctionne. Et comme il reste 288 molécules nocives pour la santé et l’environnement utilisées en agriculture, on ne va pas s’arrêter là », assène Fleur Breteau, fondatrice du collectif Cancer Colère, sur le plateau de C dans l’air, avant de rejoindre le camp des Résistantes. Car si l’opposition à loi Duplomb a largement mobilisé, sa censure partielle est une victoire à la Pyrrhus pour la plupart des collectifs, déjà tournés vers la recherche de nouveaux leviers d’action pour continuer le combat. « Il ne faut pas que le soufflé retombe », résume Sylvie Nony, vice-présidente de l’association Alerte Pesticides Haute-Gironde et physicienne de métier, qui anime une discussion intitulée : « Le long combat des travailleur·euses empoisonné·es ». Autour de la table, plusieurs agriculteurs malades, une sociologue, et Me François Lafforgue, avocat de nombreuses victimes, connu pour avoir fait condamner Monsanto (1) et défendu les parents d’Emmy Marivain, décédée à 11 ans d’une leucémie, alors que sa mère, ex-fleuriste, avait été exposée aux pesticides pendant sa grossesse.
« Il m’a fallu faire mon coming-out de malade après des années de déni », ouvre Gérard. Cet agriculteur, empoisonné en 1984, n’en parlera que 23 ans plus tard. Le déclic ? La sortie du livre Pesticides, révélations sur un scandale français : « Le maire avait proposé une discussion entre les auteurs et les paysans de la commune, se souvient-il. Mais la chambre d’Agriculture avait imposé la présence d’un lobbyiste des pesticides, qui a dit que ce qu’on épandait était tellement inoffensif qu’on pourrait presque le boire. » Une outrance pour cet homme qui tait depuis plus de vingt ans ses maux, dont des troubles érectiles, dus aux produits qu’il a manipulés : il se lève et dit tout. Lui qui craignait les quolibets fait alors face à un silence épais et entendu. Comme aujourd’hui, aux Résistantes. L’un est atteint d’un cancer de la prostate, l’autre de Parkinson, tous ont perdu ou accompagnent dans la maladie des collègues, voisins, frères ou conjointe.
« Plus jamais ça », répond et répète la sociologue spécialisée en santé publique Annie Thébaud-Mony, 80 ans, tenant d’une main ferme la feuille où s’étend son discours en fines lettres manuscrites. Cofondatrice du Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle et du fonds de dotation Agir contre les cancers du travail, elle a consacré sa vie à la reconnaissance des maladies professionnelles et contribué à faire interdire l’amiante en France. « On a besoin d’épidémiologistes, de militants, de riverains, de chercheurs, d’avocats, de journalistes d’investigation… Il faut mettre en commun nos savoirs et sortir des clivages portés par la FNSEA », égraine celle qui a souvent jeté des passerelles entre les différent·es opposant·es aux pesticides : scientifiques, avocats, collectifs de malades, syndicalistes dans les entreprises incriminées… Lorsque François Lafforgue prend le micro, la conférence revêt des allures de permanence juridique.
Parmi les quelque 150 auditeur·ices, des mains se lèvent. Une femme, saisonnière, se demande si elle dispose d’un droit de retrait en cas de mésusage des pesticides sur une exploitation, ou d’absence de matériel de protection adapté. « Il y a bien un décret qui vous protège, et même, en théorie, un devoir d’alerte », confirme l’avocat, avant d’admettre que ce dernier est rarement invoqué, étant donné la précarité des travailleur·euses. « Il faut vraiment se rapprocher des structures syndicales, c’est ce qui permet de se défendre, et d’attaquer à plusieurs », recommande François Lafforgue, en costume au milieu des t-shirts à message, keffiehs et pantalons de randonnée.
Un peu plus tôt dans la matinée, une « assemblée des luttes contre les pesticides » tranchait avec le format parfois péremptoire des tables rondes, et a permis l’émergence d’outils concrets, par la rencontre entre les collectifs et individus présents – notamment le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l’Ouest (CSVPO), Cancer Colère et des associations locales. « Le CSVPO, c’est 600 personnes dont 450 malades, elles et ils sont tous·tes assez âgé·es, et n’ont pas le parcours écolo militant classique. Ils sont repartis avec de l’espoir, ont découvert qu’ils n’étaient pas seuls, que des convergences étaient possibles, se félicite Amand, animateur de la Confédération paysanne et co-organisateur des tables rondes. L’idée, c’était de les visibiliser, parce qu’il y a un gros vide médiatique : je ne comprends pas pourquoi, lorsqu’on parle de pesticides, on donne la parole à de grandes ONG qui en font un sujet seulement quand il y a une actualité politique plutôt qu’aux concerné·es, en lutte depuis si longtemps, ajoute-t-il. Les amis de la Conf ’ et des collectifs locaux des Soulèvements de la terre étaient aussi présents, c’est la preuve que, peut-être du fait de la séquence Duplomb, il y a un décloisonnement du sujet, un intérêt plus large ».
Naomi, animatrice à Solidarité paysans (un mouvement de lutte contre l’exclusion en milieu rural), organisatrice de ce temps d’échange, complète : « Le but était vraiment de casser le clivage société civile victime/ travailleur agricole coupable, qui est souvent présumé et instrumentalisé. Lorsque ce sont, comme ici, des agriculteurs, eux-mêmes victimes des pesticides, qui prennent la parole et sont porteurs de réflexion, c’est plus difficile de renvoyer tout le monde dos à dos ». Mission accomplie : à la Confédération paysanne, où l’on est habituellement timide dans les prises de position sur la question, les échanges sont venus « rappeler que les malades étaient aussi des gens qui continuent à être dépendants de l’agrochimie, qu’il y a des nuances dans le discours, et des réflexions poussées sur le monde agricole. J’espère, et je pense, que ça va avoir une influence sur les orientations », atteste Amand.
« On a besoin d’épidémiologistes, de militants, de riverains, de chercheurs, d’avocats, de journalistes d’investigation… Il faut mettre en commun nos savoirs et sortir des clivages »
La première voix qui résonne sous ce chapiteau est celle de Fleur Breteau, fondatrice de Cancer Colère, en lutte pour la politisation de la maladie entre deux chimiothérapies. Elle a, ces dernières semaines, fait tonner sa rage dans l’hémicycle lors du vote de la loi Duplomb. Elle est ici pour témoigner, humble là où tous·tes connaissent son visage. « On est nouveaux dans tout ça, on aimerait créer des antennes locales », explique-t-elle, avant de demander l’avis des personnes présentes sur les actions à mener, sur le mouvement du 10 septembre en gestation et la manière d’y prendre part. Assez vite, les participant·es de cette assemblée se divisent en petits groupes où se mêlent agriculteur·ices, personnes malades, militant·es, chercheur·euses, chacun·e portant souvent au moins deux de ces casquettes. De chaque groupe émerge tout un panel de propositions concrètes :
• aider les agriculteur·ices à retracer l’historique des pesticides utilisés ;
• proposer des formations, des visites médicales de prévention et pour la reconnaissance des maladies, des rencontres dans les mairies, faire témoigner les victimes, afficher un « pestiscore » par commune ;
• se syndiquer et revendiquer le droit de vote pour les cotisant·es solidaires lors des élections professionnelles des Chambres d’agriculture ;
• accompagner les victimes devant la justice, organiser des actions puissantes en s’inspirant, par exemple, d’Act Up, tracter devant les hôpitaux ;
• faire pression sur les banques, assureurs, entreprises, bloquer les sites de production…
Tous·tes repartent gorgé·es de stimulation collective et muni·es d’une carte interactive répertoriant les groupes en lutte partout en France, adresse mail associée, afin de poursuivre l’esquisse d’un commun.
La séquence Duplomb a mis la question des pesticides sur le devant de la scène écologique, mobilisant les ONG et influenceur·euses – avec un certain succès auprès de la société civile, comme en témoignent les plus de deux millions de signataires de la pétition s’opposant à cette loi. Cet agenda politique augure une cohésion nouvelle, vitale pour les collectifs locaux qui peuvent espérer disposer d’un peu plus de soutien et de lumière sur leurs actions. Mais ce sursaut national des sphères écolo laisse un goût amer à celles et ceux qui se battent depuis un demi-siècle, loin des frontières hexagonales : il n’a pas fallu attendre ce texte écocidaire pour que le chlordécone, insecticide toxique employé depuis le début des années 1970, fasse des ravages chez les travailleur·euses des bananeraies de Martinique et de Guadeloupe.
« Parler de la loi Duplomb en nous ignorant est une insulte pour nous », amorce Lilith lors d’une table ronde consacrée au colonialisme chimique. Membre du collectif des ouvriers agricoles empoisonnés par les pesticides (COAADEP), elle a fait un détour par Saint-Hilaire-de-Briouze pour rejoindre les Résistantes, alors qu’elle marche avec son compagnon Chacha, de Versailles à Saint-Brieuc, afin d’alerter l’opinion publique sur le scandale du chlordécone aux Antilles. Si tout un pan de la programmation portait sur l’écologie décoloniale, et que les soutiens venant de collectifs comme le CSVPO n’ont pas attendu cette séquence poli- tique pour se manifester, les liens entre les grandes associations et ONG de l’écologie hexagonale et les collectifs ultramarins en lutte contre les pesticides sont pour l’instant ténus. « Nos territoires sont des brouillons. On nous dit qu’il y a des pesticides en France, comme si nous n’étions pas la France. Peu importe notre santé, tant que nous exportons des bananes et du rhum en métropole, nous n’existons pas », laisse éclater Lilith.
C’est seulement en 2021 que le cancer de la prostate dû à d’une surexposition au chlordécone a été reconnu comme maladie professionnelle. En Guadeloupe et en Martinique, le recensement de ce cancer a été deux fois supérieur à celui estimé dans l’Hexagone entre 2007 et 2014, rappelle Lilith. À ce jour, l’insecticide a aussi été identifié comme perturbateur endocrinien et cause de lymphome. « On veut que nos histoires soient ressenties dans vos chairs, on veut que vous agissiez à votre échelle. On n’est pas la petite histoire du soir : on vit avec des empoisonnements et des traumas qui nous tuent encore et qu’on prend, malgré tout, le temps de vous raconter », pointe la marcheuse, la gorge serrée par une émotion qui saisit ses auditeur·ices, nombreux·ses à baisser les yeux – en attendant de faire mieux.
* Prénoms modifiés.
(1) Paul François, agriculteur, a été intoxiqué en 2004 par le Lasso, un herbicide anciennement commercialisé par la firme Monsanto. Après 14 ans de procédure aux côtés de son avocat Me Lafforgue, il a obtenu la condamnation du groupe et 11 000 euros d’indemnisation. Une maigre compensation, mais une victoire qui pourrait faire jurisprudence.
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Clément Quintard
Face à l’oppression, les formes de la résistance prennent mille visages : la désertion qui fissure l’ordre établi, le blocage qui enraye les rouages du capital ou encore l’organisation qui accompagne complots et révoltes tout en leur donnant une direction. De la mutinerie du Potemkine aux dockers de Marseille, des conjurations clandestines aux luttes logistiques contemporaines, ces tactiques ramènent à la question que se pose tout révolutionnaire : comment inverser le rapport de force ?
Une affaire de bidoche avariée. C’est par ce déboire trivial que débute, le 14 juin 1905, l’une des plus célèbres mutineries de l’histoire. À bord du cuirassé russe Potemkine, en manœuvre dans la mer Noire, les marins découvrent que la viande au menu est infestée de vers. Le mécontentement gagne l’équipage ; des affrontements éclatent et un comité d’insurgés prend le contrôle du navire, non sans zigouiller quelques officiers au passage. Rendu culte par le film d’Eisenstein, cet épisode inspire à Frédéric Lordon l’idée d’une « dynamique Potemkine » pour décrire l’escalade qui, à partir d’une insatisfaction bénigne, pousse à trahir des puissances jadis redoutées : « L’histoire est pleine de ces petits événements […] qui précipitent sans crier gare une sédition de grande ampleur, effet en apparence sans commune mesure avec sa cause, alors qu’il a été préparé par des cumuls de longue date », écrit le philosophe. On pense au mouvement des Gilets jaunes en France déclenché, en 2018, par l’annonce d’une nouvelle taxe sur les carburants ; ou encore aux manifestations chiliennes de 2019, dont l’étincelle fut la hausse de 30 pesos du ticket de métro.
Sur le papier, l’équation est simple : les petites humiliations font les grandes révoltes, et la somme des résistances individuelles, en se massifiant, devient une force potentiellement destituante. « Soyez résolus à ne plus servir [votre maître], et vous voilà libres, explique en 1576 Étienne de La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. » Mais avant d’inverser le rapport de force, il faut d’abord faire tache d’huile. « Je ne pouvais plus continuer de participer à des projets qui détruisent le vivant et portent atteinte aux droits humains, écrit Xavier, ingénieur démissionnaire de TotalEnergies, sur le réseau social LinkedIn en septembre 2024. En espérant que ma désertion en entraînera d’autres. » Ces dernières années, la mansuétude paternaliste qui a accueilli la multiplication de « bifurcations » de jeunes surdiplômés rappelle que certaines « dynamiques Potemkine » peuvent être endiguées par la mise à jour d’un plan RSE, quand d’autres s’attirent les charges de CRS.
« Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. »
— Étienne de La Boétie
Si tenter d’ouvrir une brèche expose toujours à des représailles, leur intensité dépend moins de l’ampleur de l’acte que de sa capacité à se propager. Le sort des lanceurs d’alerte l’illustre. En 2010, alors qu’elle servait comme analyste dans l’armée américaine, Chelsea Manning organise la fuite de centaines de milliers de documents classifiés révélant les exactions commises en Irak et en Afghanistan. Cette divulgation lui vaut une arrestation immédiate, avec des conditions de détention dénoncées par l’ONU comme inhumaines et, finalement, une condamnation à 35 ans de prison avant que sa peine ne soit commuée en 2017. « Ce retournement des soldats et des policiers s’explique par le dégoût et par la peur – dégoût de la tuerie et peur d’être à leur tour fusillés ou pendus », éclaire l’écrivain et éditeur Éric Hazan, qui fait de la défection des forces de l’ordre l’un des principaux ingrédients d’une insurrection réussie : « Ceux qui vont flancher, ce sont les “flics de base”, mal payés, maltraités par leur hiérarchie, qui sont des exploités comme les autres et même davantage. Signifions- leur que nous le savons, qu’ils font partie du peuple, pour qu’un jour ils refusent d’obéir. » De là à cesser de crier « ACAB » en manif ?
Début juin 2025, les dockers CGT du port de Marseille Fos refusent de charger trois conteneurs remplis d’armes sur un cargo à destination d’Israël. Une fois revendiquée, l’action trouve un écho immédiat dans le port voisin de Gênes, où les travailleurs portuaires annoncent qu’ils bloqueront, eux aussi, tout chargement militaire. « Nous nous opposons à toutes les guerres et refusons de nous rendre complices du génocide à Gaza », expliquent les syndicalistes italiens dans un communiqué. Cette résistance internationaliste des dockers face au militarisme rappelle aussi, en un sens, les origines profondes de la « science logistique ». Antoine Henri de Jomini, membre de l’état-major napoléonien, est le premier à la définir en 1838 comme l’ « art pratique de mouvoir les armées ».
« Au royaume des flux, résister, c’est mettre les navires à quai, bloquer les circulations, envahir les places, couper les ponts, tenir les ronds-points : faire barrage »
— Mathieu Quet
Depuis, la logistique a largement débordé le strict cadre guerrier, et apparaît comme l’un des rouages essentiels de l’emprise capitaliste. La circulation des marchandises, ressources, énergies, déchets et personnes – bref, tout ce qui génère du profit – repose aujourd’hui sur l’exploitation de masses toujours plus importantes de travailleurs précarisés : préparateurs de commandes, chauffeurs-livreurs, coursiers à vélo, manutentionnaires d’entrepôt, raccordeurs de fibre optique, etc. Cet afflux massif de nouveaux prolétaires concentrés dans des clusters et positionnés à la charnière entre production et consommation rend le capitalisme contemporain vulnérable. Leur place stratégique est même comparable à celle des mineurs du XIXᵉ siècle, estime le sociologue Razmig Keucheyan. D’autant que les tâcherons de la logistique détiennent tout un savoir-faire pour obstruer, ralentir et détourner les flux vitaux. Dans un livre passionnant, le sociologue Mathieu Quet raconte les luttes victorieuses, au début du XXᵉ siècle, des coolies et des lascars, cette main-d’œuvre logistique issue des peuples colonisés d’Asie, victime de la violence raciale de l’Angleterre impériale : « Par son besoin irrépressible de faire se mouvoir les hommes et les choses, l’Empire était à la merci des populations mêmes qu’il exploitait tout en les discriminant. Ce qui faisait la grandeur de l’Empire – une toile de transport et de commerce tissée grâce à l’exploitation des populations racisées et méprisées – était en même temps l’un de ses principaux points faibles. » Et le sociologue d’en déduire qu’« au royaume des flux, résister, c’est mettre les navires à quai, bloquer les circulations, envahir les places, couper les ponts, tenir les ronds-points : faire barrage ». En 2023, les grèves reconductibles votées en France par les cheminots, les routiers, les raffineurs ou encore les éboueurs dans le cadre de la mobilisation contre la réforme des retraites ont illustré la centralité de ces travailleurs autant que leur capacité à paralyser des infrastructures indispensables au capital. Mais le blocage des flux serait-il réservé aux seuls salariés des transports et de la logistique ? Pour le Comité invisible, « Si le sujet de la grève était la classe ouvrière, celui du blocage est parfaitement quelconque. C’est n’importe qui, n’importe qui décide de bloquer – et prend ainsi parti contre la présente organisation du monde. » Sept ans après le mouvement des Gilets jaunes, un autre a commencé à prendre de l’ampleur cet été sur les réseaux sociaux et en dehors des canaux syndicaux. Son mot d’ordre ? « Bloquons tout le 10 septembre. »
En matière de complots, il faut, dit-on, se garder de deux périls. Le premier est d’en voir partout ; le second, d’en voir nulle part. Dans son Utopie publiée en 1516, Thomas More professait leur existence avec une contrition feinte : « Lorsque j’observe les républiques aujourd’hui les plus florissantes, je n’y vois, Dieu me pardonne ! qu’une certaine conspiration des riches […]. Les conjurés cherchent par toutes les ruses et par tous les moyens possibles à atteindre ce double but : premièrement, s’assurer la possession certaine et indéfinie d’une fortune plus ou moins mal acquise ; secondement, abuser de la misère des pauvres. » Le philosophe identifiait même l’instrument de cette machination. Sous couvert de la légalité, explique-t-il, l’État permet d’organiser cette oppression d’une classe sur une autre. Une forme de marxisme avant la lettre ?
« Que l’on conspire contre l’oppression, soit en grand, soit en petit, secrètement ou à découvert, dans cent mille conciliabules ou dans un seul, peu nous importe, pourvu que l’on conspire, et que désormais les remords et les transes accompagnent tous les moments des oppresseurs. »
— Gracchus Babeuf
Presque trois siècles plus tard, le précurseur du communisme Gracchus Babeuf prolongeait cette intuition, et appelait à répondre à la conjuration des puissants par la force de la multitude : « Que l’on conspire contre l’oppression, soit en grand, soit en petit, secrètement ou à découvert, dans cent mille conciliabules ou dans un seul, peu nous importe, pourvu que l’on conspire, et que désormais les remords et les transes accompagnent tous les moments des oppresseurs. » Pourfendeur de la liberté illimitée des propriétaires, le révolutionnaire en vient à s’opposer clandestinement au Directoire, ce régime affrété pour liquider l’esprit égalitaire de la Constitution de 1793 et y substituer une république bourgeoise. La résistance culmine le 10 mai 1796 avec la « Conjuration des Égaux », tentative de coup d’État ratée qui sera fatale à Gracchus Babeuf et ses camarades. Un échec que Marx et Engels verront tout de même comme « la première apparition d’un parti communiste réellement agissant ». Hantés par les déconfitures stratégiques et leurs issues le plus souvent sanglantes, les socialistes tenteront de déceler la formule secrète qui transfigure la simple jacquerie en révolution. Avec une question brûlante : quelle est l’organisation adéquate pour donner la poussée décisive et faire basculer le régime ? Au milieu du XIXᵉ siècle, Auguste Blanqui appelait par exemple à mener un ensemble d’opérations insurrectionnelles par de petits groupes d’élite dirigés de manière centralisée, ligne tactique qui le fit tremper dans maints complots et coups de force. Logique à laquelle les marxistes opposeront plus tard un véritable « art de l’insurrection », fondé sur une classe d’avant-garde et sur l’élan révolutionnaire du peuple. « La conspiration est ordinairement opposée à l’insurrection comme l’entreprise concertée d’une minorité devant le mouvement élémentaire de la majorité, écrit en ce sens Léon Trotsky. En effet : une insurrection victorieuse, qui ne peut être que l’œuvre d’une classe destinée à prendre la tête de la nation […], est profondément distincte d’un coup d’État de conspirateurs agissant derrière le dos des masses ». Aujourd’hui, la clandestinité semble menacer toujours plus de militant·es. Entre les restrictions répétées du droit de manifester, les réquisitions contre les grévistes, l’usage extensif de l’arsenal antiterroriste et du maintien de l’ordre, les dissolutions administratives d’associations comme, tout dernièrement, du collectif antifasciste La Jeune Garde, les signaux d’un glissement autoritaire rappellent que, si s’organiser (ou pas) « dans le dos des masses » donne matière à débats, s’organiser dans le dos de l’État devient une nécessité.
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Philippe Vion-Dury
Militants et militantes écolos avaient-ils besoin d’être davantage caricaturés, raillés, décrédibilisés ? Pas vraiment. Le paysage médiatique et la classe politique s’en chargeaient déjà très bien tout seuls jusqu’ici, dans un exercice collectif de greenbashing chorégraphié à la perfection, où le cynisme le dispute à la mauvaise foi. Mais dorénavant, leur vie va être encore plus facile grâce à l’intelligence artificielle – elle tient décidément toutes ses promesses.
C’est l’autoroute de toutes les misères, l’A69, qui nous donne un aperçu de ce qui nous attend. Depuis une semaine, des vidéos générées par IA de quelques secondes circulent sur YouTube et TikTok, mettant en scène des opposants à l’A69 imaginaires au micro d’un journaliste fictif. Ils n’ont rien à dire, sont bêtes, bobos, urbains, déconnectés, voire menteurs et cyniques. L’une refuse l’autoroute mais habite à Paris, l’autre traite ses opposants de fachos pour éviter la contradiction, une dernière est anti-autoroute, mais aussi anti-train, anti tout. Pour couronner le tout, des tee-shirts arborant les slogans «RSA Love» et «APL Love».
Derrière ce compte, Antony Frandsen, manager de magasin de e-cigarettes, résident de Castres, fondateur d’un groupe pro-A69, et relai de la parole de la propagande autoroutière sur CNews. Sur son compte TikTok, deux de ces vidéos «parodiques» ont été vues plus de 60 et 90 000 fois, suscitant un déferlement de commentaires moqueurs ou haineux, où sont noyés ceux qui indiquent que la vidéo est générée par IA.
Relativement anodin à ce stade, ce type de vidéos croît à la vitesse de l’éclair depuis la sortie en grande pompe de VEO-3 par Google, qui ouvre la voie à la «démocratisation» de la génération de vidéos par IA… et au deepfake de masse. Ces contrefaçons numériques, connues du grand public depuis le faux discours d’Obama en 2017, sont devenues virales en l’espace de quelques semaines. L’une des premières utilisations spontanées qui en a été faite a été la génération de faux micros-trottoirs dont le seul défaut était d’être «trop beaux pour être vrai» – on attend la prochaine mise à jour…
L’outil a surtout été immédiatement utilisé pour générer des contenus racistes et réactionnaires, jusqu’à inonder TikTok. Au point que de nombreux experts anticipent déjà que l’outil pourrait devenir déterminant pour attiser des émeutes et conflits partout dans le monde.
Google se contente pour l’instant de minimiser les risques et de mettre en place des garde-fous à base de watermark indiquant que le contenu est généré par IA – non seulement très discrets mais facilement masquables.
Pour les militants écolos, comme pour le reste de la gauche, le danger est imminent.
Sans trop préjuger de la suite et de potentielles régulations, il semble désormais trop tard pour éviter de prendre cette vague de plein fouet. Phénomène peut-être inédit dans l’histoire du numérique, on voit mal comme la gauche en ligne pourrait se «réapproprier» cette technologie, à moins de se faire à son tour l’apologue du mensonge généralisé. On peut comprendre les appels de certains militants de la gauche en ligne, à l’instar du Tréma, à vouloir mener la «bataille culturelle de l’IA» et ne pas la laisser à l’extrême droite. Malheureusement, sur ce terrain, on ne pourra jamais ferrailler à armes égales.
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Fracas Media
Décembre 1930. Un brouillard d’une rare épaisseur se répand dans la vallée de la Meuse (Belgique) et fait plusieurs dizaines de victimes sur son passage. Plusieurs enquêtes sont menées par les autorités : toutes accusent la météo plutôt que les nombreuses usines présentes sur ce territoire industriel. Dans Brouillards toxiques (réédité aux éditions Amsterdam cette année), essai percutant mis en scène comme une « contre-enquête », le chercheur en histoire environnementale Alexis Zimmer interroge les effets délétères de l’industrie sur les territoires, mais aussi la fabrique de l’impunité industrielle adossée aux paroles scientifiques et expertes… Au XXᵉ siècle, comme aujourd’hui.
Un entretien réalisé par Emma Poesy issu du quatrième numéro de Fracas. Illustration : Chester Holmes.
De fait, un brouillard s’est répandu et ne s’est pas dissipé cinq jours durant. Il était si épais qu’il a entravé la circulation et rendu toute activité en extérieur difficile. Au bout de quelques jours, plusieurs habitant·es disent souffrir de difficultés respiratoires, avant qu’environ 70 d’entre elleux ne perdent la vie subitement. Les éleveurs de la région constatent que leurs animaux tombent malades, certains meurent dans les étables. Quant à ce qu’il s’est « vraiment » passé, à la compréhension de ce qui a pu entraîner cette catastrophe, cela va précisément être l’enjeu de disputes et de contestations.
Le rôle de la météo est indéniable dans cet épisode de pollution exceptionnelle. Cependant, l’incapacité des autorités à considérer le caractère problématique des émanations toxiques ordinaires des industries pose problème. Pour l’expliquer, il faut considérer la manière dont les enquêtes demeurent arrimées au cadre temporel, restreint, de la catastrophe et considèrent les pollutions ordinaires comme relevant d’un certain ordre des choses. Et pour comprendre cela, c’est plus d’un siècle d’histoire de l’industrialisation des territoires, du rôle croissant de l’expertise scientifique et technique, qu’il faut envisager, pour saisir l’incapacité structurelle des sciences à problématiser la production historique de territoires toxiques et, au contraire, à en normaliser l’existence.
S’il ne fait aucun doute que les habitant·es de la vallée contestent les premières conclusions, innocentant complètement le rôle de l’industrie ; les deux enquêtes suivantes sont accueillies de façon plus ambivalente. Ce qui demeure contesté par certaines voix auxquelles donnent accès les archives, c’est la non-considération du caractère ordinairement toxique et destructeur du fonctionnement habituel des usines de la vallée.
En effet, lors des enquêtes, leurs paroles sont systématiquement disqualifiées. Il revient aux experts et aux chimistes de déterminer ce qui est toxique et ce qui ne l’est pas. Lorsque les habitant·es évoquent les rejets constants d’émanations auxquelles iels ont affaire, les experts prennent soin de distinguer ce qui relève d’une gêne passagère et ce qui nuit à la santé. Cette distinction fut déterminante pour rendre acceptable, ou du moins, plus difficilement contestable l’industrialisation des territoires.
Cela montre qu’il est devenu difficile de remettre en question la présence des industries, malgré leurs conséquences sanitaires et environnementales. Et pour en arriver là, il a fallu inventer toute une série de dispositifs techniques, savants, économiques, etc., qui ont progressivement rendu le développement de l’industrie prétendument inéluctable. Le fait que les scientifiques soient devenus incapables d’interroger le rôle de la toxicité des usines dans cette catastrophe en est l’indice. Cette situation contraste très fort avec celle qui caractérisait les débuts de l’industrialisation. À ce moment-là, les plaintes émises par habitant·es d’un quartier pouvaient conduire à la fermeture d’une usine ou d’un atelier. Avec la montée en puissance de l’industrie au cours du XIXᵉ siècle, encouragée par les États, les réglementations visent à protéger les industriels de ces contestations, et les capitaux toujours plus importants qu’ils investissent.
Dans la vallée de la Meuse, c’est le cas du médecin hygiéniste Hyacinthe Kuborn, qui considère que les vapeurs de l’industrie seraient susceptibles de protéger les habitant·es des épidémies de choléra. Pour beaucoup d’hygiénistes depuis le début du XIXᵉ siècle, les vapeurs chimiques auraient le pouvoir d’assainir les airs respirés. Les prétendues vertus assainissantes de la chimie furent un motif puissant dans les discours visant à légitimer l’industrie. Plus généralement, c’est une foi grandissante, entretenue par les industriels et les milieux scientifiques, dans les bienfaits supposés de la chimie, des techniques et des sciences, qui permet aussi d’expliquer ce type de discours.
Nous en savons plus, mais nous ne savons pas forcément mieux. Aujourd’hui, par exemple, la toxicologie permet d’analyser les effets d’une substance spécifique sur les organismes. Sauf que nous ne sommes jamais soumis à une seule substance – qui plus est selon les conditions de laboratoire dans lesquelles sont élaborés ces savoirs. C’est pour cette raison que ces sciences-là me paraissent ambivalentes : elles prétendent être précises, mais elles nous détournent des problèmes concrets. Les outils de la régulation des substances chimiques sont porteurs de la même ambiguïté : une valeur seuil, par exemple, ce n’est jamais rien d’autre qu’une autorisation à polluer jusqu’à un certain niveau (lire ci-contre). Ces normes censées nous protéger permettent surtout d’éviter de remettre en question le monde plus large, fait d’industries, d’économie, de sciences, etc., qui génèrent ces situations d’intoxication généralisée.
Je crois qu’il s’agit moins de ne pas réguler les industries que de les réguler de manière à permettre leur développement en les rendant acceptables. Quant au problème démocratique, oui, c’est évident, et pour deux raisons au moins. Tout d’abord, la confiscation scientifique et technique des discours jugés légitimes conduit le plus grand nombre à ne pas se sentir habilité à prendre part à ces questions. Dans nos démocraties représentatives, les questions liées à l’industrialisation des territoires sont essentiellement tranchées par des technocrates et des experts, les publics n’étant au mieux que « consultés ». Ensuite, nos sociétés n’ont pas développé une véritable et consistante culture scientifique et technique, laquelle est indispensable pour se doter des capacités de comprendre les enjeux d’emblée socio-environnementaux de toutes ces questions.
Absolument pas. Ni d’ailleurs de toutes les catastrophes industrielles qui ont ponctué les XIXᵉ et XXᵉ siècles et dont, pour la plupart, nous ne nous souvenons pas. Je dirais même qu’aujourd’hui la situation s’est largement dégradée. L’industrie n’a jamais autant pollué et consommé de charbon. Et pour cela, les industriels et les États ont, en un siècle, développé ou renforcé toute une panoplie de stratégies qui leur permettent de minorer et de rendre invisibles les dommages qu’ils causent sur la santé des personnes et l’environnement.
Il existe plusieurs stratégies pour cela, bien documentées par l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie des sciences. La délocalisation des usines, l’invention de dispositifs techniques rendant inodores et incolores les émanations de certaines industries, l’électrification de certains processus industriels ou des modes de transports (reléguant en d’autres contrées les dégâts générés par l’électricité et la production des moteurs électriques), l’enfouissement de déchets, etc. Tout ceci tend à rendre plus difficilement perceptibles les pollutions générées par les processus industriels et les modes de vie qui leur sont associés. Enfin, le fait de nous laisser croire qu’aucun salut n’est possible en dehors de l’industrie et que, d’une certaine manière, il faut bien s’accommoder des pollutions inévitables qu’elle engendre.
C’est une question difficile. Nous sommes pris entre, d’une part, une catastrophe climatique et environnementale globale qui indique bien que nos modes de vie industriels sont catastrophiques et, de l’autre, une incapacité collective, largement entretenue par celleux qui nous gouvernent, à imaginer des modes de vie qui se passerait d’une industrie polluante et extractiviste. Les mirages d’une industrie verte et vertueuse étant là pour nous faire oublier qu’il ne peut y avoir d’économie marchande capitaliste sans dévastation environnementale. Alors oui, je crois que nous avons beaucoup de difficultés à imaginer un monde sans cela. Mais difficulté ne veut pas dire impossibilité. Et de nombreux collectifs, activistes et militants, de nombreux travaux académiques ou autres fournissent une matière généreuse pour apprendre à penser, agir, imaginer d’autres mondes possibles. Rien d’évident à cela, mais il nous revient collectivement d’y œuvrer, autant dans le quotidien de nos activités (il ne s’agit pas d’attendre le « Grand Soir ») que dans des moments de lutte plus spécifiques.
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