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1833 : les frères Pavin de Lafarge, Léon puis Edouard, reprennent des fours à chaux au village du Theil, le long du Rhône en Ardèche
Dès le milieu de ce siècle, les ingénieurs des Ponts et Chaussées, le Génie Militaire et le Service Maritime – l’État, en somme – vantent et recommandent leur liant hydraulique (colle qui durcit au contact de l’eau) qui sert les ports de Toulon, Marseille et Alger. Le Léon, polytechnicien passé au privé, aurait gardé de bonnes relations dans le public. Coup de bol géologique, leur chaux hydraulique est excellente ; coup de bol géographique, les carrières sont en bordure du Rhône et la matière est facilement transportée vers la Méditerranée ; coup de bol colonialiste, les ports du Maghreb constituent un marché particulièrement lucratif (Lafarge a des bureaux à Alger et Tunis, ouverts avant ceux de Paris) ; coup de bol impérialiste, sa chaux est privilégiée pour constituer les blocs des digues de Port-Saïd, à l’extrémité nord du canal de Suez. Ces petits notables conservateurs, qui insistent sur leur ancrage dans un terroir, présents pendant des décennies au conseil départemental, jouissent pleinement de la mondialisation du commerce.
Du fait de la hausse de la demande pour la chaux de Lafarge dans toute l’Europe, le nombre d’ouvriers au Theil décuple entre le milieu et la fin du xixe siècle, de 200 à 2 000, dont une bonne part de montagnards ardéchois. Ils doivent alimenter nuit et jour les dizaines de fours en calcaire argileux et en charbon de terre pour la combustion. Les conditions de travail sont difficiles : fumées et poussières saturent les installations et le voisinage, la chaleur des fours dépasse les 900 °C, le transport est pénible. Les accidents sont fréquents parmi les ouvriers chargés d’abattre, détacher et morceler les blocs : dans les années 1880, la carrière à ciel ouvert est presque aussi mortelle que la mine en France. Ces « catholiques sociaux », qui aiment à se présenter comme tels, construisent jardins et logements ouvriers… constamment imbibés de poussière blanche générée par l’activité (extraction, concassage, broyage, four) – poussière qui remplit, donc, nuit et jour les poumons des travailleurs. Le « paternalisme théocratique » s’illustre notamment par la construction d’une école confessionnelle, l’obligation d’aller à la messe, et l’interdiction de divorcer sous peine d’exclusion, etc. Les Lafarge n’hésitent pas, au moindre repli de la demande, à licencier : un ouvrier sur cinq en 1884-1885. La foi, en théorie chevillée au corps, est vite oubliée dans ces périodes-là. Dans le mot capitaliste, il y a capitaliste.
Jusque 1940, les successions vont de père en fils, ou à peu près. Pour les prénoms, on reprend les mêmes : Léon, Raphaël, Auguste, Joseph, etc. Bref, l’entreprise est restée sous contrôle strictement familial. Les colonies continuent d’alimenter les caisses, avec moultes acquisitions et créations de filiales dans les années 1920 et 1930 (« Nord-Africaine de Ciments Lafarge » en Algérie en 1922, « Société indochinoise de fondu Lafarge » en 1925, « Chaux et Ciments du Maroc » en 1928, « Société tunisienne Lafarge » en 1933, etc.). Catholique et royaliste au XIXe siècle, la famille Pavin de Lafarge est vigoureusement anti-front populaire et antisyndicale dans les années 1930. Elle soutient explicitement les partis fascistes après 1936, comme le Parti populaire français, un parti antisémite, antirépublicain, qui se réclame ouvertement du fascisme mussolinien puis nazi. Elle invite même son leader, Jacques Doriot, en Ardèche en février 1938. Pendant la guerre, des réunions de recrutements y sont organisés pour la Légion des volontaires français contre le bolchevisme. Lafarge est explicitement pétainiste : Henri de Pavin de Lafarge, petit-fils de Léon, sénateur de l’Ardèche depuis 1929, vote les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, le 10 juillet 1940. Le 9 novembre 1940 est créé le Comité d’organisation des chaux et ciments, qui regroupe des membres des principales entreprises cimentières françaises, dont le directeur général de Lafarge, également à la tête de sa commission consultative. Initialement chargé au nom de Vichy de la coordination des productions entre les entreprises, le contrôle passe dès novembre 1942 sous tutelle allemande, à travers la création, au sein de l’Office central pour la répartition de la production industrielle, d’une section des matériaux de construction. L’usine du Theil, bien qu’en zone libre, collabore de 1942 à 1944 à la construction du mur de l’Atlantique, dont la gestion du chantier est attribuée à l’Organisation Todt, considérée comme un corps auxiliaire de l’armée de terre allemande. On a vu plus fervents nationalistes. En 1943, 80 % du ciment français sert à la construction du mur et ses 15 000 bunkers. Mais voilà, ledit mur ne tient pas – ou plutôt ne contient pas – le débarquement des forces alliées et la firme passe un mauvais moment – pas un quart d’heure, trois ans.
En 1943, 80 % du ciment français sert à la construction du mur de l’Atlantique. Mais voilà, ledit mur ne tient pas – ou plutôt ne contient pas – le débarquement des forces alliées.
Soutenu par le Conseil de la Libération, et la résistance cégétiste et communiste, le préfet de l’Ardèche prononce le 27 septembre 1944 la suspension des onze principaux actionnaires de la société et la mise sous séquestre de l’usine de Lafarge (qui avait été votée en assemblée par les salariés le 19 septembre). Ce sombre épisode est détaillé dans un bel article de Pierre Bonnaud (Cahier de Mémoire d’Ardèche et Temps Présent n°100, 2008). Toute la résistance, des gaullistes aux communistes, et les travailleurs du site, soutiennent le séquestre. L’usine sera autogérée pendant deux ans et demi. En mars 1947, celle-ci sera cassée par le Conseil d’État, qui refuse également la solution d’une autogestion ouvrière proposée par les instances syndicales. L’entreprise échappe de justesse à la nationalisation… et bénéficie même des premiers Plans de modernisation puisque le ciment est considéré comme une ressource-clef, et le secteur figure parmi les six activités de base à moderniser en priorité. Pour la première fois, la présidence n’est plus assurée par un membre de la famille Lafarge. Les managers prennent le contrôle.
La famille ? n’est plus ! Mais les fours ? grandissent bien, merci. Du fait d’importants investissements dans des fours horizontaux, qui dépassent souvent les 100 mètres de long, une cimenterie constitue un monopole (qualifié de « naturel » par l’économiste) sur une aire géographique importante. Les « forces » de la concurrence et du marché, si on les laisse, poussent à la domination d’une poignée de firmes sur la construction mondiale en béton, un oligopole dont Lafarge est un pilier permanent. Dans cet univers hautement capitalistique, les petits producteurs n’ont aucune chance de concurrencer les grands. Le four symbolise aussi l’alliance historique entre ciment et charbon (régulièrement décrit comme « matière première » par les cimentiers). Après 1945, il faut environ 300 kg de charbon pour produire une tonne de ciment. Pourtant, la consommation énergétique totale (pour un four chauffé à 1 450 °C et pour le broyage) ne représente aujourd’hui qu’un tiers des émissions de l’industrie cimentière en France. Le reste vient du phénomène de « décarbonatation ». La fabrication de toute chaux passe en effet par la décomposition du carbonate de calcium en chaux vive et en CO₂, lequel part dans l’atmosphère. Malgré la recherche acharnée d’économies d’énergie depuis le xixe siècle, surtout pour réduire les coûts de production, la moyenne mondiale serait de 860 kg de CO₂ par tonne, dont 530 kg serait liés à la décarbonatation. Si l’industrie cimentière était un pays, elle serait troisième sur le podium des émetteurs de gaz à effet de serre avec 7 à 8 % des émissions mondiales.
Pendant des décennies, béton et champagne coulent à flot. L’entreprise a profité des marchés des colonies d’Afrique du Nord, où son implantation est ancienne, jusqu’aux indépendances : en 1955, elle y réalisait encore 35 % de son chiffre d’affaires. Elle quitte la Tunisie en 1961, à la suite de la mise sous séquestre de tous ses biens, et ses actifs sont nationalisés en Algérie en 1968. La perte de ces marchés ne change pas son cours : la société s’installe ailleurs. À partir du début des années 1970, plus de 50 % du chiffre d’affaires est réalisé à l’étranger : c’est une multinationale. Tant que les portes des autres pays s’ouvrent, c’est-à-dire sont ouvertes par des dispositifs qui autorisent la libre circulation du capital, ô merveilleux libre-échange, la firme grossit. Malgré quelques échecs dans ses acquisitions, Lafarge est présente dans 40 pays en 1993 et 75 en 2004. Elle possède des centaines de carrières et d’usines de béton prêt à l’emploi. En 1991, l’entreprise est le numéro deux mondial du ciment, mais aussi le numéro trois des bétons, sables et graviers. Son chiffre d’affaires en croissance continue illustre la domination d’un matériau, mais aussi la disparition de tout un ensemble de pratiques, savoirs et savoir-faire de construction : il n’est plus extrait ni taillé de pierres propres à une géologie et un territoire. Ce sont des petits grains qui sont massivement dragués, concassés et calibrés pour être agglomérés avec du ciment. La déqualification n’est pas absolue, du fait de la technicité des coffrages, mais les gestes des maçons – placer le mortier, araser, caler, barder, monter, poser, etc. – disparaissent. C’est la première coulée de béton qui inaugure le chantier, non plus la première pierre.
Le chiffre d’affaire en croissance continue de Lafarge illustre la domination d’un matériau, mais aussi la disparition de tout un ensemble de pratiques, savoirs et savoir-faire de construction : il n’est plus extrait ni taillé de pierres propres à une géologie et un territoire.
Dans les années 1990, le capital du groupe devient majoritairement étranger et le partage de la valeur ajoutée de l’entreprise bénéficie toujours plus aux actionnaires au détriment des employés. Au début des années 2000, les pays « émergents » représentent un tiers de son chiffre d’affaires total. Entre 2008 et 2010, Lafarge fait construire une usine gigantesque… en Syrie. Miracle de l’aide au développement, l’investissement de 680 millions de dollars est notamment financé par la Banque européenne d’investissement, l’Agence française de développement et un fonds danois. Comme c’est beau d’aider au développement. Vient la révolution, puis la guerre civile, en 2011. Le groupe décide de rester… et paye des organisations terroristes pour protéger le site industriel, situé à 90 kilomètres de Raqqa, la capitale de l’État islamique. Lafarge verse plus de 15,3 millions d’euros à Daesh et à la branche syrienne d’Al-Qaïda. Le jeu – dans leur tête la « valorisation du capital des fours » – en vaut la chandelle puisque le profit devait avoisiner les 200 millions d’euros par an. Le directeur général adjoint, Christian Herrault, le dit dans un mail de juillet 2014, alors que les massacres se multiplient dans le pays depuis trois ans : « Il faut maintenir le principe que nous sommes prêts à partager le “gâteau”, encore faudrait-il qu’il y ait un “gâteau”. Pour moi, le “gâteau” est tout ce qui est un “profit”. »Il est joueur, Christian. Manque de bol, cette fois, la patrouille les rattrape aux États-Unis en 2022 : pour éviter un procès, le groupe accepte d’y payer une sanction de 778 millions de dollars et de plaider coupable pour avoir aidé des organisations terroristes entre 2013 et 2014.
Aujourd’hui Lafarge n’est plus – il fallait sans doute symboliquement se faire oublier après la lune de miel daeshienne, et LafargeHolcim (2014) est devenue Holcim (2021). La firme a donc été tour à tour royaliste, réactionnaire, ultra-catholique, paternaliste, colonialiste, collaborationniste, djihadiste. Sacrée performance contorsionniste, avouons ! C’est finalement une histoire à la fois banale et prototypique d’un groupe capitaliste : peu importe l’idéologie, le pays, l’époque, le CO₂, l’extractivisme de sable et gravier associé au ciment, tant que la production mène à un profit. Tout ce détour historique, c’est presque désolant, alors qu’un marxisme bien trivial suffisait à l’analyse.
Plus remarquable est le câlin permanent de l’État français. Parfois avec intérêt : en Syrie, le groupe recueillait des renseignements pour le compte des services secrets (bah, alors ?). Holcim n’a aucune raison de ne pas poursuivre l’œuvre – donc a toutes les raisons de le faire, et le fera si rien ne l’en empêche. Justement, quelques collectifs ont la bonne idée, ou l’idée logique en temps de Capitalocène, de mettre fin à l’épopée – qui ne se fera ni par la morale, ni dans un dialogue apaisé. Mais voilà : le service du renseignement intérieur s’en mêle. Bien sûr pas pour défoncer les portes des actionnaires en pleine nuit, ni pour saccager leur assemblée générale en hurlant des mots insensés. Filatures, écoutes, géolocalisations, flicage de l’intimité des Soulèvements, de leurs liens affectifs et jusqu’à leurs lectures : ces barbouzes sont non seulement nés avant la honte, mais aussi avant le ridicule. La terreur et la bêtise, ah ça oui, ils connaissent bien – à l’évidence, une centrale qui sème la terreur sans intelligence, non pas une centrale d’intelligence qui combat la terreur. L’État, qui rappelle ici son rôle historique, persiste et s’obstine : s’attaquer aux collectifs, décrits comme « écoterroristes » du fait qu’ils menacent son pouvoir d’aménagement du territoire, jusqu’à être prêt à les tuer s’ils s’approchent trop de son trou de terre à Sainte Soline, ou de son arc de Triomphe. A priori, quand l’État nécessite à ce point la coercition pour dominer, que tous les acronymes bouffons (SDAT, BRI, BAC, DGSI) passent à l’action, que la recherche d’un consentement est définitivement devenue une vieille farce, c’est signe de « crise organique ». Dada, dadam, on y est. Les mots à l’endroit, disait l’autre : l’État du capital, quand il devient anti-anti-fasciste est un bien dangereux fasciste.
Image d’accueil : installation Lafarge dans le Wisconsin, États-Unis, 2022. Wikimedia.
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