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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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21.12.2024 à 16:56
Michael Löwy
Texte intégral (3142 mots)
Temps de lecture : 10 minutes

À propos de trois ouvrages de Kōhei Saitō : La Nature contre le Capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, éditions Syllepse, 2021 ; Moins ! La décroissance est une philosophie, traduit du japonais par Jean-Christophe Helary, Paris, éditions du Seuil, 2024 – dont des bonnes feuilles sont parues dans Terrestres ; Marx and the Anthropocene. Towards the idea of Degrowth Communism, Cambridge University Press, 2022.

Les écologistes classiques rejettent souvent Marx comme étant « productiviste » et aveugle aux problèmes écologiques. Un nombre croissant d’écrits éco-marxistes a été récemment publié, qui contredisent fortement cette idée reçue. Les pionniers de cette nouvelle recherche sont John Bellamy Foster et Paul Burkett, suivis par Ian Angus, Fred Magdoff et d’autres ; ils ont contribué à transformer la célèbre publication socialiste Monthly Review en une revue éco-marxiste. Leur principal argument est que Marx était pleinement conscient des conséquences destructrices de l’accumulation capitaliste sur l’environnement, un processus qu’il a décrit par le concept de « rupture métabolique » entre les sociétés humaines et la nature. On peut ne pas être d’accord avec certaines de leurs interprétations des écrits de Marx, mais leurs recherches ont été décisives pour une nouvelle compréhension de sa contribution à la critique écologique du capitalisme. 

Marx, continuités et changements

Kohei Saito est un jeune chercheur marxiste japonais qui appartient à cette importante école éco-marxiste. Son premier livre, La Nature contre le Capital, traduit en français par les Éditions Syllepse, est une contribution très précieuse à la réévaluation de l’héritage marxien dans une perspective écosocialiste.

L’une des grandes qualités de son travail est que – contrairement à de nombreux autres chercheurs – il ne traite pas les écrits de Marx comme un ensemble systématique de textes défini, du début à la fin, par un fort engagement écologique (selon certains), ou une forte tendance non écologique (selon d’autres). Comme l’affirme Saito de manière très convaincante, il existe des éléments de continuité dans la réflexion de Marx sur la nature, mais aussi des changements et des réorientations très significatifs.  En outre, comme le suggère le sous-titre du livre, ses réflexions critiques sur la relation entre l’économie politique et l’environnement naturel sont « inachevées ».

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Parmi les continuités, l’une des plus importantes est la question de la « séparation » capitaliste des humains de la terre, c’est-à-dire de la nature. Si ce thème apparaissait déjà dans les Manuscrits de 1844, après la publication du Capital (1867) Marx s’est intéressé aux sociétés précapitalistes, dans lesquelles il existait une forme d’unité entre les producteurs et la terre. Il considérait que l’une des tâches essentielles du socialisme était de rétablir l’unité originelle entre les humains et la nature, détruite par le capitalisme, mais à un niveau plus élevé (négation de la négation). Cela explique l’intérêt de Marx pour les communautés précapitalistes, que ce soit dans ses discussions écologiques (par exemple le chimiste allemand Carl Fraas) ou dans ses recherches anthropologiques (l’historien Franz Maurer) : ces deux auteurs étaient perçus comme des « socialistes inconscients ».

Et, bien sûr, dans son dernier document important, la « Lettre à Vera Zassoulitsch » (1881), Marx affirme que grâce à la suppression du capitalisme, les sociétés modernes pourraient revenir à une forme supérieure d’un type « archaïque » de propriété et de production collectives. Je dirais que cela appartient au moment « anticapitaliste romantique » des réflexions de Marx. Quoi qu’il en soit, cet aperçu intéressant de Saito est très pertinent aujourd’hui, alors que les communautés indigènes des Amériques, du Canada à la Patagonie, sont en première ligne de la résistance à la destruction capitaliste de l’environnement.  

Lire aussi sur Terrestres : Kōhei Saitō, « Marx au soleil levant : le succès d’un communisme décroissant », mars 2023.

Cependant, la principale contribution de Saito est de montrer le mouvement, l’évolution des réflexions de Marx sur la nature, dans un processus d’apprentissage, de repensée et de remodelage de ses pensées. Avant Le Capital, on peut trouver dans les écrits de Marx une évaluation assez peu critique du « progrès » capitaliste – une attitude souvent décrite par le terme mythologique vague de « prométhéisme ». Cela est évident dans le Manifeste communiste, qui célèbre la « soumission des forces de la nature à l’homme » et le « défrichement de continents entiers pour la culture » ; mais cela s’applique également aux Cahiers de Londres (1851), aux Manuscrits économiques de 1861-63 et à d’autres écrits de ces années-là.

Curieusement, Saito semble exclure les Grundrisse (1857-58) de sa critique, une exception qui à mon avis n’est pas justifiée, quand on sait combien Marx admire, dans ce manuscrit, « la grande mission civilisatrice du capitalisme », par rapport à la nature et aux communautés précapitalistes, prisonnières de leur localisme et de leur « idolâtrie de la nature » !  

Le changement intervient en 1865-66, lorsque Marx découvre, en lisant les écrits du chimiste agricole Justus Von Liebig, le problème de l’épuisement des sols, et la rupture métabolique entre les sociétés humaines et l’environnement naturel. Cela conduira, dans le volume 1 du Capital – mais aussi dans les deux autres volumes inachevés – à une évaluation beaucoup plus critique de la nature destructrice du « progrès » capitaliste, en particulier dans l’agriculture.  Après 1868, en lisant un autre scientifique allemand, Carl Fraas, Marx découvrira également d’autres questions écologiques importantes, telles que la déforestation et le changement climatique local. Selon Saito, si Marx avait pu achever les volumes 2 et 3 du Capital, il aurait davantage mis l’accent sur la crise écologique – ce qui signifie aussi, au moins implicitement, que dans leur état actuel d’inachèvement, l’accent n’est pas suffisamment mis sur ces questions.

Fondateur plus que prophète

Cela m’amène à mon principal désaccord avec Saito : dans plusieurs passages du livre, il affirme que pour Marx « la non-durabilité environnementale du capitalisme est la contradiction du système » (p.142, souligné par Saito) ; ou qu’à la fin de sa vie, il en est venu à considérer la rupture métabolique comme « le problème le plus grave du capitalisme » ; ou que le conflit avec les limites naturelles est, pour Marx, « la principale contradiction du mode de production capitaliste ».

Je me demande où Saito a trouvé, dans les écrits de Marx, les livres publiés, les manuscrits ou les carnets, de telles déclarations… Elles sont introuvables, et pour une bonne raison : l’insoutenabilité écologique du système capitaliste n’était pas une question décisive au 19e siècle, comme elle l’est devenue aujourd’hui, avec l’entrée de la planète dans une nouvelle ère géologique, l’Anthropocène, depuis 1945.

Lire aussi sur Terrestres : Kai Heron, « La sortie du capitalisme en débat chez les écosocialistes », mai 2024.

De plus, je crois que la rupture métabolique, ou le conflit avec les limites naturelles, n’est pas « un problème du capitalisme » ou une « contradiction du système » : c’est bien plus que cela !  C’est une contradiction entre le système et « les conditions naturelles éternelles » (Marx), et donc avec les conditions naturelles de la vie humaine sur la planète. En fait, comme l’affirme Paul Burkett (cité par Saito), le capital peut continuer à s’accumuler dans n’importe quelles conditions naturelles, même dégradées, tant qu’il n’y a pas d’extinction complète de la vie humaine : la civilisation humaine peut disparaître avant que l’accumulation du capital ne devienne impossible.

Saito conclut son livre par une évaluation sobre qui me semble être un résumé très pertinent de la question : Le Capital (le livre) reste un projet inachevé. Marx n’a pas répondu à toutes les questions ni prédit le monde d’aujourd’hui.  Mais sa critique du capitalisme fournit une base théorique extrêmement utile pour la compréhension de la crise écologique actuelle. Par conséquent, j’ajouterais que l’écosocialisme peut s’appuyer sur les idées de Marx, mais qu’il doit développer pleinement une nouvelle confrontation éco-marxiste avec les défis de l’Anthropocène au 21e siècle. 

Le deuxième livre de Saïto, Moins !, fut publié au Japon en 2019 et eut un énorme succès : 500.000 exemplaires vendus. C’est une bonne nouvelle pour l’écologie critique. Ses premiers chapitres sont un bilan dramatique du changement climatique : le point de non-retour est à nos portes, l’anthropocène se dirige vers la catastrophe. La quantité de CO2 dans l’atmosphère n’avait pas été atteinte depuis le Pliocène il y a 4 millions d’années. Le responsable de cette crise est, sans aucun doute, le système capitaliste qui vise une multiplication infinie de la valeur et une croissance illimitée, inextricablement liée aux combustibles fossiles (et donc aux émissions de CO2) depuis la révolution industrielle. Or, comme l’observe Kenneth Boulding, « celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste ». Si l’on n’arrête pas le capitalisme, il rendra la planète invivable pour les humains.  

Comment affronter ce défi ? Saito se livre à une critique en règle de l’écologie compatible avec la croissance (capitaliste) : les objectifs de développement durable (ODD) des Nations Unies – « un opium du peuple » – la croissance économique verte prônée par la Banque Mondiale, et même le Green New Deal proposé par Stieglitz et la gauche nord-américaine. Certes, observe Saito, il nous faut un New Deal Vert : des véhicules électriques, de l’énergie solaire, des circuits cyclables, des transports publics gratuits. Mais cela ne sera pas du tout suffisant pour affronter la crise. 

Ce qu’il nous faut c’est rompre avec le « mode de vie impérial » capitaliste et prendre le chemin de la décroissance, c’est à dire passer de la quantité – davantage de marchandises, croissance du PIB – à la qualité : étendre le temps libre et la protection sociale. 

Le « communisme de la décroissance »

Saito nomme communisme de la décroissance l’alternative radicale au capitalisme, qui a pour fondement la gestion démocratique des biens communs comme la terre, l’eau, l’électricité, la santé ou l’éducation, en les arrachant aussi bien au marché qu’à l’État. Cette proposition se trouverait dans les écrits tardifs de Karl Marx, affirme Saito, qui ne cite pourtant aucun texte de Marx où il est question de décroissance. Tandis que dans le Manifeste Communiste (1848) Marx défend la primauté des forces productives, dans une perspective euro-centrique, à partir de 1868, grâce à la lecture des biologistes Liebig et Fraas – dont témoignent ses notes de lecture récemment publiées par la nouvelle MEGA (« Marx-Engels-Gesamtausgabe », l’ensemble des textes de Marx et Engels) – il va commencer à développer une nouvelle perspective.

Cela aboutira en 1881 avec la lettre (et ses différents brouillons) à Vera Zassoulitsch, où il est question de la commune rurale traditionnelle comme source d’un avenir communiste pour la Russie. Une proposition qui rompt avec l’eurocentrisme, la primauté des forces productives et la vision de l’histoire comme « progrès ». 

Il me semble toutefois que Saito va trop loin, en prétendant trouver dans les écrits de Marx sur la commune rurale russe une « perception positive des économies stationnaires » et donc les prémisses du « communisme de la décroissance ». Plus sobre et pertinente me semble son affirmation que « nulle part Marx n’a laissé de trace écrite sur ce qu’il envisageait par communisme de la décroissance ». 

Relay presse, gare d’Austerlitz. Le livre de Kohei Saito se cache parmi ces best sellers : saurez-vous le retrouver ?

Le communisme selon Saito serait un réseau horizontal de co-gestion démocratique, où les travailleurs seraient les propriétaires et les gestionnaires des moyens de production. Ce qui manque dans ce projet est la planification écologique démocratique. Certes, dans un passage Saito évoque la nécessité d’une « planification sociale pour gérer la production de biens d’usage et la satisfaction des besoins » (p. 267) mais cette intuition importante n’est pas développée.

Comment y arriver ? Saito évoque l’économie solidaire et les coopératives, tout en reconnaissant que, « comme Marx l’a souligné, les coopératives de travailleurs sont exposées à la concurrence du marché capitaliste. Par conséquent, conclue- t-il, il faut changer tout le système ». Il mentionne aussi le municipalisme socialiste, dont la Barcelone de la maire Ada Colau donne l’exemple (hélas, elle a depuis perdu la mairie de la ville). Enfin, il se réfère aux mouvements sociaux et aux assemblées citoyennes, mais il manque à sa réflexion une stratégie socio-politique de transformationrévolutionnaire.

Lire aussi sur Terrestres : Geneviève Azam, « Planification écologique : frein d’urgence ou administration de la catastrophe ? », septembre 2023.

Le troisième livre de Saito, Marx and the Anthropocene, publié en 2022, n’existe pour le moment qu’en anglais. Il propose une analyse des écrits de Marx bien plus précise : il situe comme texte-clé du matérialisme historique productiviste non pas le Manifeste Communiste, mais la Préface de 1859 à la Contribution à la Critique de l’Économie Politique, qui définit la révolution comme suppression des rapports de production devenues des entraves au libre développement des forces productives. Et il critique aussi certains arguments distinctement « prométhéens » des Grundrisse de 1857-58.

Autant son interprétation des derniers écrits russes de Marx comme une rupture avec le productivisme et l’euro-centrisme me paraît juste, autant son hypothèse d’un Marx « décroissant » me semble sans fondement. Mais Saito reconnait les limites de la réflexion de Marx et le caractère inachevé de son projet.

Dans ce livre plus récent, Saito fait aussi preuve d’une connaissance bien plus précise de la littérature écosocialiste moderne, et définit donc son « communisme de la décroissance » comme une variante de l’ecosocialisme qui prône la rupture avec la croissance.

Pour conclure, la proposition d’un mouvement qui arrache les biens communs au marché et fonde le « Royaume de la liberté » sur la réduction du temps de travail correspond aux idées de Marx, mais la décroissance est absente de ses écrits. Le communisme de la décroissance prôné par Saito comme impératif écologique – un communisme qui exige la fin du « mode de vie impérial » et la réduction de la production par la suppression des marchandises et services inutiles, me semble une belle idée d’avenir, mais elle est nouvelle, créée par l’eco-marxisme du 21e siècle, dont Saito est un brillant représentant.


Image d’accueil : Markus Spiske, Global Climate Strike, 2019, Wikimedia commons.

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20.12.2024 à 12:28
Collectif
Texte intégral (3283 mots)
Temps de lecture : 10 minutes

En concertation avec d’autres médias, nous publions cette tribune intitulée « Protégeons la révolution syrienne et les Kurdes pour une Syrie libre et démocratique », signée notamment par 130 personnalités.

Le régime dictatorial de Bachar al-Assad s’est effondré le 8 décembre 2024 après une offensive foudroyante menée par une coalition de rebelles islamistes dominée par le groupe Hayat Tahrir al Sham (HTS). C’est la fin d’un régime parmi les plus sanguinaires au monde.

En plus de 54 ans, la domination du clan Assad sur le peuple syrien a entraîné près d’un million de morts, plus de 13 millions de déplacé.es et réfugié.es, des centaines de milliers de disparu.es et torturé.es, l’utilisation d’armes chimiques contre son peuple, un narcotraffic massif, entre autres horreurs. Clé de voûte de ce système tortionnaire et mafieux qui revendiquait de « brûler » son propre pays, la prison de Sednaya : un « abattoir humain » où le régime a fait disparaître plusieurs dizaines de milliers d’opposant.es, certain.es dans des bains d’acide. 

L’offensive militaire des factions rebelles du Nord et du Sud n’aurait pas pu s’imposer si elle n’était pas portée à la fois par l’état de décrépitude du régime et par une aspiration populaire immense pour en finir avec le « boucher de Damas ». D’Alep jusqu’à Soueïda et Deraa, la chute du régime est avant tout un prolongement de la révolution populaire syrienne déclenchée en 2011 dans la vague des « Printemps Arabes ». Elle revendiquait une Syrie libre, démocratique et pluraliste, avant d’être étouffée par une guerre déchirant le pays et instrumentalisée par de nombreuses puissances. Ce sont notamment des enfants des révolutionnaires qui sont venus « compléter l’histoire » en libérant les villes où ils ont grandi. 

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Affirmant leur dignité, ils sont sortis des limbes du « royaume du silence » où la communauté internationale les avait relégués. Car en Occident la révolution syrienne a souvent été ignorée, incomprise voire calomniée au nom d’un soi-disant « anti-impérialisme » du régime de Bachar al-Assad qui permettrait de relativiser ses crimes contre l’humanité, de fausses idées selon lesquelles le peuple révolutionnaire syrien n’était composé que de djihadistes ou instrumentalisé par la CIA, et de la persistance d’une vision orientaliste méprisante déniant aux habitant.es de la région la capacité d’être acteurs.ices de leur histoire. 

Photo © Corinne Morel Darleux.

Nous rendons hommage à la révolution syrienne. Pendant plus de 13 ans elle a persisté envers et contre tout : à travers des réseaux d’exilé.es poursuivant la lutte dans le monde entier, des activistes des droits humains infatigables compilant les preuves des crimes du régime, des militants transmettant la mémoire des Conseils civils locaux et des expériences d’auto-organisation de la période 2011-2013, des manifestations contre le régime qui continuaient chaque année à Idlib et récemment à Souïeda… Par-delà des souffrances inimaginables, les révolutionnaires syrien.nes n’ont jamais abdiqué leur dignité.

Ce qui semblait impossible est devenu possible et réel. Dans les berceaux de la révolution de Homs et Deraa, de Damas à Alep, de Raqqa à Hassakê, mais aussi dans la plaine de la Bekaa au Liban, dans les villes de Turquie et jusqu’à Berlin et Paris, le drapeau à trois étoiles flotte sur les places, les bâtiments publics et les ambassades. Dans les manifestations à nouveau autorisées, le peuple chante « Uni, uni, uni, le peuple syrien est uni ! » dans un torrent d’émotions. 

Défendre les minorités

Malgré cela, la Syrie est encore loin d’être libérée, ses habitant.es loin de pouvoir s’autodéterminer sereinement. La nouvelle étape est lourde de menaces et la prudence est maximale. Malgré le retrait militaire en cours de la Russie et de l’Iran, dont les massacres ont permis de sauver le régime, la guerre continue et les puissances étrangères cherchent toujours à pousser leurs pions.

L’armée israélienne bombarde intensément le pays et poursuit son invasion du plateau du Golan. Dans ses poches du désert et dans la prison de Hol surveillée par les Forces Démocratiques Syriennes sous encadrement kurde, des milliers de djihadistes de l’Etat Islamique attendent de profiter du chaos. Malgré les discours pour l’heure modérés du HTS, dont une partie des cadres est passé par Al Qaeda, la protection des nombreuses minorités (Chiites, Druzes, Chrétien.nes, Yézidis, Kurdes, Syriaques, etc) est menacée. Une prudence maximale est requise. Il n’est pas exclu que le HTS cherche à affirmer un autoritarisme islamiste sur tout le pays d’ici quelques mois, une fois son pouvoir consolidé, sorti de la liste terroriste et de l’isolement diplomatique.

Photo © Corinne Morel Darleux.

En particulier, le sort des Kurdes et de l’Administration Autonome du Nord et de l’Est de la Syrie (AANES) est sous urgence vitale. La Turquie nationaliste, aux ambitions néo-ottomanes, veut devenir le parrain du nouveau pouvoir syrien. Sous son contrôle, des milices de la soi-disante « Armée Nationale Syrienne » attaquent les FDS et ciblent en particulier les territoires kurdes. Après l’occupation de Afrin en 2018, les attaques de 2019 entre Tell Abyad et Ras Al Aïn, ayant déplacé des centaines de milliers de personnes, et les bombardements d’infrastructures et d’habitant.es dans les dernières années, c’est toute la région qui est menacée de disparaître.

Depuis deux semaines, à Tell Riffaat puis à Manbij, des dizaines de milliers de personnes ont déjà été déplacées. C’est maintenant la ville de Kobanê, prise en étau, qui peut être attaquée d’une heure à l’autre. Après avoir résisté de manière acharnée contre l’Etat Islamique en 2015, reprenant l’offensive jusqu’à défaire le califat, les habitant.es font face à des milices composées d’ancien.nes djihadistes qui pratiquent nettoyage ethnique, pillages, viols et autres exactions documentées par l’ONU. De nombreux habitant.es fuient déjà. L’alliance contre Daech, qui a commencé à Kobanê il y a 10 ans, pourrait maintenant y mourir.  

Photo © Corinne Morel Darleux.

Les Kurdes doivent être protégé·es

Les Kurdes ne peuvent pas être une variable d’ajustement, traités par la communauté internationale comme des partenaires anti-terroristes utiles quand c’est arrangeant et sacrifiables quand la situation change. La Turquie et ses supplétifs de l’ANS doivent cesser les agressions et se retirer complètement du pays. Les populations kurdes, qui sont 2,5 millions et représentent près de 12% des habitant.es de Syrie, doivent être protégées, comme toutes la mosaïque de peuples et de confessions qui habitent dans la région. L’Administration Autonome du NES, qui a démarré par l’expérience d’autonomie du Rojava dans les zones kurdes à partir de juillet 2012 avant de s’étendre aux zones arabes de Raqqa et Deir ez Zor après la guerre contre Daech, doit être soutenue. Elle ne doit plus être méprisée comme un “gadget du PKK” comme le fait la Turquie. Elle doit être considérée comme porteuse d’un projet politique légitime avec qui le nouveau pouvoir de Damas doit négocier pacifiquement pour construire la Syrie future avec toutes ses composantes, en faisant cesser le feu durablement dans tout le pays.

En dépit de ses difficultés et contradictions inévitables dans un contexte aussi dur, les principes constituants de l’AANES – pluralisme linguistique et ethnique, autogouvernement et démocratie locale, droits des femmes, économie sociale – font écho à certains idéaux et pratiques de la révolution syrienne, marquée par le développement de Conseils civils locaux dans tout le pays à ses débuts. A partir des peuples qui les font vivre, le projet de l’AANES et les aspirations de la révolution syrienne peuvent servir de point d’appui pour la transition vers une Syrie démocratique, pluraliste, basée sur la justice et le droit, garantissant les droits de toutes les communautés.

Nous appelons la France et la communauté internationale à :

– Exiger le retrait des forces d’occupation étrangère du pays, en particulier la Turquie et Israël, pour permettre au peuple syrien la possibilité d’enfin s’autodéterminer et aux minorités d’être protégées

– Soutenir les efforts de transition pacifique, basée sur la justice, le droit et la prise en compte des aspirations de toutes les composantes du peuple syrien, en respectant ses minorités et les catégories les moins protégées de sa population

–  Se mobiliser pour défendre Kobanê, mais aussi le Golan et toutes les régions menacées d’être envahies à court-terme

–  Exiger la restitution des régions historiques kurdes, et notamment Afrin, illégalement occupées par des milices appuyées par la Turquie depuis 2018, et l’arrêt de toute forme de nettoyage ethnique

Photo © Corinne Morel Darleux.

PREMIER·ES SIGNATAIRES DE LA TRIBUNE :

  • Tuna Altinel, mathématicien
  • Dilane Aydin, avocate 
  • Geneviève Azam, essayiste et administratrice de la Fondation Danielle Mitterand
  • Pouria Amirshahi, député de Paris
  • Paul Aries, politiste
  • Sahar Bagheri, chercheuse Université Sorbonne Paris Nord
  • Pierre Bance, docteur d’Etat en droit
  • Antoine Back, adjoint au maire de Grenoble
  • Zerrin Bataray, avocate et conseillère régionale AURA
  • Matthieu Bellahsen, psychiatre et écrivain
  • Olivier Besancenot, NPA L’Anticapitaliste
  • Jérôme Bonnard & Ophélie Gath, co-secrétaire de l’Union Syndicale Solidaires
  • Dominique Bourg, professeur honoraire
  • Jacques Boutault, maire adjoint Paris centre
  • Laurence Boffet, vice-présidente Métropole de Lyon
  • Léa Balage el Mariky, députée de Paris
  • Jean-François Billion, président de Presse Fédéraliste
  • Sébastien Brunel, dessinateur
  • Michèle Boyer Carcenac, géographe
  • Remi Carceles, doctorant
  • Adnan Celik, MCF EHESS
  • Nara Cladera Benia, co-secrétaire fédérale Sud Education
  • Jérémie Chomette, militant associatif
  • Laurence Cohen, sénatrice honoraire
  • Aurélien Gabriel Cohen, chercheur et éditeur
  • Albane Colin, conseillère régionale AURA
  • Sergio Coronado, ancien député
  • Alain Coulombel, bureau exécutif des Ecologistes
  • Sébastien Choupas, conseiller municipal Aouste-sur-Sye
  • Renaud Daumas, conseiller régional
  • Philippe Descola, professeur émérite
  • Fanny Dubot, maire du 7ème arrondissement de Lyon
  • Chris den Hond, journaliste
  • Eléanore Dellatouche, Intérêt à Agir
  • Vincent d’Eaubonne, chercheur écoféministe
  • Pierre Dardot, chercheur
  • Françoise Davisse, réalisatrice
  • Huseyin Salih Durmus, humanitaire volontaire
  • Umit Dogan, doctorant
  • Véronique de Geoffroy, directrice du Groupe URD
  • Marie Didier, écrivain
  • Mireille Fanon Mendès France, présidente de la Fondation Frantz Fanon
  • Eric Fassin, professeur de sociologie
  • Jacques Fontaine, enseignant géographie
  • Rémi Féraud, sénateur de Paris
  • Jean-Yves Gallas, président du Mouvement de la paix
  • Aline Guitard, adjointe au maire de Lyon
  • Olivier Grojean, maître de conférence en sciences politiques
  • Jean-Luc Gautero, maître de conférence émérite en philosophie des sciences
  • Franck Gaudichaud, historien chercheur
  • Dominique Gambini, réalisateur
  • Christine Garnier, adjointe au maire de Grenoble
  • Daniel Guerrier, journaliste honoraire
  • Jean Glavany, ancien ministre
  • Barbara Glowcewski, directrice de recherche émérite
  • Agnès Golfier, directrice opérationnelle de la Fondation Danielle Mitterrand
  • Nils Guyot, Solidarités Jeunesses
  • Hélène Hardy, membre du bureau des Ecologistes
  • Nicolas Haeringer, militant climat
  • Laetitia Hamot, maire de La Crèche
  • Jean-Marie Harribey, économiste
  • Christine Helot, professeur émérite
  • Seve Izouli, avocate
  • Boris James, maître de conférences
  • Anna Jambon, présidente de l’Union Culturelle Française des Arméniens de France
  • Edouard Jourdain, chercheur
  • Benjamin Joyeux, conseiller régional AURA
  • Baudoin Jurdant, professeur émérite
  • Roseline Kisa, co-présidente de France Kurdistan
  • Pierre Khalfa, économiste Fondation Copernic
  • Nicole Kahn, UFJP
  • Thierry Lamberthod, président des Amitiés Kurdes de Rhônes-Alpes
  • Lydia Labertrandie, conseillère municipale de Cesson
  • Annie Lahmer, conseillère régionale
  • Amaury Lambert, professeur des universités
  • Renaud Lawryn, commission internationale de Sud Education
  • Michèle Leclerc-Olive, présidente de CORENS
  • Christian Laval, professeur émérite de sociologie
  • Zoé Lorioux-Chevalier, conseillère municipale de Poitiers
  • Christian Mahieux, syndicaliste Sud Rail et réseau syndical international de solidarité et de luttes
  • Benoît Massin, universitaire
  • Fabienne Messica, sociologue
  • Céline Meresse, présidente du CRID
  • Roland Mérieux, co-président de Ensemble!
  • Myriam Matonog, vice-présidente LDH Lyon
  • Daniel Marcovitch, ancien député de Paris
  • Jacqueline Madrelle, présidente de France Libertés Gironde
  • Julie Maurel, collectif pour Romans
  • Renée Mignot, présidente du MRAP
  • Halima Menhoudj, adjointe au maire de Montreuil
  • Pascale Mitterrand, membre du CA de Fondation Danielle Mitterrand – France Libertés
  • Gilbert Mitterrand, président de la Fondation Danielle Mitterrand
  • Corinne Morel-Darleux, écrivaine et administratrice de la Fondation Danielle Mitterrand
  • Léonore Moncond’huy, maire de Poitiers
  • Aminata Niakaté, conseillère de Paris
  • Jean-Claude Oliva, EPT Est Ensemble
  • Josiane Olff Nathan, vice-présidente de la Fondation Paul K. Feyerabend
  • Aline Pailler, ex-députée européenne et journaliste
  • François Pallus, charpentier
  • Jean-François Pellissier, porte-parole d’Ensemble!
  • Chiara Pistocchi, enseignante
  • François Piquemal, député de la Haute-Garonne
  • Alessandro Pignocchi, dessinateur de BD
  • Martial Passi, secrétaire national du Mouvement de la Paix
  • Delphine Petit, porte-parole du Collectif de Solidarité avec le Peuple Kurde
  • Eric Piolle, maire de Grenoble
  • Marie Pochon, députée de la Drôme
  • Gilles Poux, maire de la Courneuve
  • Raymonde Poncet Monge, sénatrice
  • Sahin Polat, co-président du Conseil Démocratique Kurde de France
  • Sylvie Poupet, conseillère fédérale Les Ecologistes
  • Serge Quadruppani, écrivain et traducteur
  • Sandra Regol, députée du Bas-Rhin
  • Sandrine Rousseau, députée de Paris
  • Philippe Rio, maire de Grigny
  • Tony Rublon, président des Amitiés Kurdes de Bretagne
  • Richard Sadok, président d’association Un Jour la Paix
  • Francis Sitel, co-directeur de Contretemps
  • Daniel Salmon, sénateur
  • Marie-Hélène Saller, scénariste
  • Edouard Soulier, NPA
  • Engin Sustam, maître de conférences
  • Faysak Taskiran, secrétaire de l’Union des étudiants kurdes en Europe
  • Hélène Trachez, conseillère de Paris
  • Pascal Troadec, maire adjoint de Grigny
  • Stéphane Trouille, vidéaste
  • Marine Tondelier, secrétaire nationale des Ecologistes
  • Pascal Torre, co-président de France Kurdistan et Coordination nationale solidarité Kurdistan
  • Marylise Tourneur, professeure
  • Huseyin Ungur, doctorant et membre du Centre de Solidarité avec les Universités du NES
  • Marie-Christine Vergiat, LDH
  • Pedro Vianna, poète et homme de théâtre
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17.12.2024 à 12:33
Xavier Bucchianeri
Texte intégral (6317 mots)
Temps de lecture : 24 minutes

Le retour à la terre de l’architecture

Prendre la clef des champs, de Sébastien Marot, est un ouvrage singulier pour qui s’intéresse à l’architecture. La ville, en tant que lieu où se concentrent les pouvoirs économiques et politiques – et donc les commanditaires – a historiquement constitué le territoire principal de réflexion et de création pour les architectes. À rebours de cet héritage, et constatant l’aporie d’une urbanisation croissante souvent présentée comme un destin « à la fois inévitable et impossible

L’agriculture nous est présentée en tant que sœur jumelle de l’architecture, puisqu’elle aussi se donne pour fondement des problématiques relatives à l’aménagement du territoire. On pensera bien évidemment à la mise en forme et à l’exploitation des milieux vivants pour la culture et l’irrigation, mais aussi à la construction d’habitats pour les animaux d’élevage, comme celle de fermes où loger les humains, stocker les récoltes et les outils. Tracer ce parallèle nous rappelle, en somme, que c’est à partir des contingences de l’agriculture que fut historiquement érigé l’essentiel des constructions encore visibles dans nos campagnes.

Mais l’agriculture est aussi et surtout pour l’auteur un champ théorique et critique fécond pour penser le rapport des sociétés humaines aux milieux dont elles dépendent. Multipliant les résonances, les confrontations, ou les éclairages croisés, l’auteur cherche ainsi dans l’agriculture les ressources pour interroger ce qu’il nomme « la rationalité

L’exposition « Prendre la clef des champs » à l’ENSACF. Photographie de l’auteur.

L’ouvrage de Marot est la transposition de l’exposition Taking the Country’s Side : Agriculture and Architecture, présentée pour la première fois à la triennale de Lisbonne en 2019. Il en conserve les caractéristiques d’une collection d’objets. Constitué d’une succession d’encarts ou de pastilles relativement autonomes regroupées par thématiques, il traverse sans souci de continuité historique un ensemble de sujets mettant en discussion l’agriculture, l’urbanisme, et l’architecture.

Les deux premiers chapitres guident le lecteur dans une grande traversée historique en commençant par montrer les liens qui unissent ces deux sœurs jumelles qui s’ignorent. Le troisième et quatrième s’attachent respectivement à retracer la constitution des sciences de l’agronomie jusqu’aux variantes critiques contemporaines de l’agroécologie et à revenir sur des mouvements d’opposition à la destinée urbaine de l’humanité. Le cinquième et sixième forment le cœur argumentatif de l’ouvrage : après un bref retour sur les enjeux que posent la crise planétaire, il propose de chercher dans la permaculture un nouveau modèle pour penser l’aménagement des milieux vivants et urbains pour l’architecture. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage, ajoutés à la suite de la première édition de l’exposition, témoignent d’un réel déplacement de l’ancrage très historique des premiers chapitres du livre vers des travaux contemporains propres aux humanités environnementales, en présentant respectivement quelques repères essentiels des politiques de la subsistance ou de la pensée biorégionaliste.

Axonométrie de la scénographie de l’exposition présentée à l’ENSAN. Crédit Image : Gaétan Amossé dans S. Marot, « Prendre la clef des champs : Agriculture et architecture ».

Agréable à parcourir, restituant avec concision et clarté les références qu’il expose, l’ouvrage fait preuve d’une riche érudition qui saura donner à penser aux étudiant·es et aux architectes. Néanmoins, l’organisation très postmoderne de l’ensemble pourra laisser sur leur faim certain·es lecteurices, tant la démarche critique est diluée dans une succession de références instruites.

Sébastien Marot n’est pas un tumultueux déboulonneur de statues, et préfère démultiplier des exemples didactiques tirés de la grande Histoire plutôt que d’articuler frontalement des enseignements critiques sur la manière dont l’agriculture révèle des aspects problématiques de l’héritage conceptuel de la discipline architecturale. On regrettera en particulier l’absence d’un travail définitionnel sur des notions clés de la réflexion, notamment ce qu’il nomme la rationalité de l’architecture

Malgré une construction et un positionnement introductif qui ne laisse aucun doute quant au sens du propos, l’ouvrage reste en définitive évasif sur ce qui constitue le cœur de sa critique en se refusant à clairement nommer les choses. Ainsi, la conclusion du livre, reprenant celle de l’exposition, pourra surprendre tant elle semble à contretemps des intentions qui animent l’auteur. Dans une mise en scène qui a tout de la parodie latourienne – Diantre, mais où donc atterrir ? –  il « invite aimablement » le lecteur « désormais instruit » à se situer dans une boussole constituée de quatre futurs prospectifs s’ouvrant à l’humanité où se côtoient incorporation technosolutionniste, des scenarii médium de négociation et d’infiltration, et l’hypothèse de la sécession.

Bien qu’il se présente selon ses mots « au plus près de la sécession, penchant vers l’infiltration, avec une tolérance modeste et conditionnelle pour la négociation, et une défiance instinctive pour l’incorporation

Il semble bien que nous assistions à une timide percée théorique des humanités environnementales dans le monde de l’architecture.

En bon philosophe, Sébastien Marot se place au-dessus de la mêlée, dans une posture qui n’est pas sans rappeler l’art délicat du penseur concerné que décrivait Frédéric Lordon dans son article incisif Pleurnicher le Vivant

S’affiliant bien volontiers auprès des dangereux écoterroristes de la sécession par le fond, mais se refusant à prendre réellement une position critique dans la forme, Prendre la clef des champs est en définitive une entreprise critique qui s’évertue stratégiquement à prendre un air de ne pas y toucher ; d’aucuns pourront trouver dans cette inoffensivité de surface l’une des raisons du succès institutionnel de l’ouvrage comme de l’exposition.

Illustration des futurs prospectifs proposés par la boussole en fin de l’ouvrage : Incorporation, Infiltration, Négociation, Sécession. Illustrations par Martin Étienne, disponibles sur le site de l’exposition : https://agriculture-architecture.com/.

Ne boudons pas pour autant notre plaisir : cet ouvrage signe la légitimation dans le champ de l’architecture mainstream d’un ensemble de références jusqu’ici minoritaires pour penser l’aménagement de l’espace, comme le féminisme décolonial de Maria Mies et Vandana Shiva, les écrits relatifs aux politiques de la subsistance de Rosa Luxembourg ou Ivan Illich, les relectures marxistes de l’écologie de Kohei Saïto ou les expérimentations technocritiques de l’Atelier paysan.

Il semble bien que nous assistions ces derniers mois à une timide percée théorique des humanités environnementales dans le monde éditorial et académique de l’architecture. Dans une veine similaire, nous pourrions également citer le récent ouvrage de Mathias Rollot, Décoloniser l’architecture

Ces écrits marquent l’adoption d’un nouvel arsenal conceptuel pour penser l’architecture, aujourd’hui porté par quelques auteurs isolés dans une posture réformiste inconfortable, dont la modération semble hélas être la condition sine qua non de leur capacité à se maintenir et à être entendus au sein d’un champ qui leur est conceptuellement hostile

Lire aussi sur Terrestres : Xavier Bucchianeri et Mathieu Garling, « Un tournant écologique pour l’architecture ? Le mirage techno-solutionniste de Norman Foster », novembre 2023.

Le sens de l’exposition

L’exposition de Sébastien Marot s’est installée à Nantes du 17 septembre au 30 Novembre 2024 après avoir été présentée à Lausanne, Lyon, Bruxelles, Marseille et Grenoble

Pour qui parcourt l’exposition, la juxtaposition des citations du commandement Marcos et du brutalisme chic de l’école d’architecture de Nantes a quelque chose de déroutant. On ne bénéficiera pas des quelques éclairages les plus explicitement critiques disponibles dans l’ouvrage imprimé, devant nous contenter du cœur didactique de l’exposition, à savoir une succession de panneaux thématiques et la fameuse boussole prospective des alternatives s’offrant à l’humanité. Mais surtout, on ne saurait rater une seconde curation, véritable addendum de l’École d’Architecture de Nantes aux réflexions du philosophe : l’exposition de 27 propositions architecturales pour la transformation du quartier de l’hôtel Dieu produites dans le cadre du concours d’idée Europan 17, situé dans l’espace officiel d’exposition ayant pignon sur rue, et donc bien plus visité.

Photographie de l’exposition des travaux d’Europan 17 sélectionnés par l’ENSACF. Photographie de l’auteur.

La 17ème session du concours Europan, intitulé Ville-Vivante 2, invitait les participants à « ré-imaginer des architectures en prenant soin des milieux habités

Composées chacune de trois planches, les propositions réunies dans l’exposition constituent un corpus relativement homogène dans lequel le patrimoine moderne de l’hôpital est célébré et magnifié à grand renfort de serres horticoles, de phytoremédiation et de jardins partagés. Florilèges des mots-clefs piochés dans les argumentaires de l’exposition : îlot fertile, écoliving, agriculture urbaine, urbanisme frugal, urbanisme circulaire, paysage productif, parc fertile et habité, fermes verticales ou pédagogiques, jardins expérimentaux, jardins suspendus, friche arbustive… Aidées par une avalanche de concepts branchés et d’illustrations fleuries, les propositions du concours nous donnent à voir à la métamorphose poussive du centre de Nantes en métropole nourricière. 

Bien que produites de manière indépendante, la mise en correspondance des apports théoriques de Sébastien Marot et des prospectives de l’urbanisme contemporain trace une continuité thématique particulièrement saisissante. L’exposition pourrait sembler faire la démonstration aux visiteurs comme aux étudiants d’une mise en pratique des apports théoriques du philosophe au service d’un grand projet urbain, ici la transformation de l’actuel hôpital Hôtel Dieu.

Pourtant, si les mots de l’exposition de Marot paraissent avoir traversé les murs pour trouver leurs instanciations dans les représentations bucoliques des équipes ayant répondu au concours, il nous faut remarquer combien leur sens est transformé, voir perdu, une fois mis au service de la métropolisation nantaise. Sébastien Marot nous invitait à prendre la clé des champs. Les planches d’Europan nous font la démonstration de comment prendre les mots-clés des champs.

Nous sommes bien ici face à une vaste opération d’envoûtement collectif au service de la stratégie de métropolisation de Nantes.

La piètre qualité des sols disponibles, le faible rendement annoncé de tels aménagements et bien évidement le prix de vente d’un foncier aussi central et bien desservi laisse à présager qu’une réalisation effective des propositions esquissées n’aboutirait au mieux que dans la mise en place anecdotique d’une agriculture de décor destinée à quelques happy few métropolitains trouvant dans cette activité pittoresque en plein cœur de ville une forme de soulagement moral ; au pire, en une plateforme d’investissement vitrine pour apprentis sorciers de la green-tech.

À quiconque comprend un peu sérieusement les enjeux de la métropolisation comme ceux des mondes agricoles, il est évident que la question agricole ne se résoudra pas à deux pas de la Place du Commerce et que les propositions d’Europan 17 relèvent bien davantage d’une fantasmagorie métropolitaine nouvelle ayant trouvé dans la métaphore agraire un terrain fertile pour marketer les nouvelles urbanités écocitoyennes.

Exemple de planche tirée de l’exposition du concours Europan 17, ici de l’équipe lauréate composé par Louise Castelli, Sullivan Josso et Mathias Mercier. Source : https://www.europan-europe.eu/fr/session/europan-17/results/by-sites/nantes-fr.

La fabrique d’un nouvel imaginaire métropolitain

En réalité, l’imbrication de ces deux expositions donne à voir très concrètement comment se fabrique et se diffuse un nouvel imaginaire métropolitain. De la curation des références agricoles de Sébastien Marot aux planches des équipes d’Europan 17 et jusqu’à la masse de béton imposante de l’Hôtel Dieu visible à travers le double vitrage, elles forment un agencement spatial réticulaire qui façonne un imaginaire du futur du quartier, au sens très littéral d’une collection d’images mises en relation les unes avec les autres, ici par le dispositif spatial d’exposition.

Les séduisantes images virtuelles des architectes et les appétissants concepts du philosophe y sont des dispositifs de capture mis au service de la métropolisation. Elles préfigurent la transformation du quartier et instaurent une direction privilégiée pour l’action publique, prémâchant au passage la communication de la ville en lui fournissant un formidable vivier de slogans prêts à l’emploi. Pour reprendre le bon mot du collectif de contre-cartographie nantais À La Criée

À gauche : perspective de l’Arbre aux Hérons / Prototype de l’Arbre aux hérons des Machines de l’île, le mégamanège touristique à 52 millions d’euros qui devait s’implanter au centre du Jardin extraordinaire de Nantes. Source : extrait de la vidéo « L’Arbre aux hérons : découvrez le projet ! ».
À droite : « carte de désenvoûtement » produite par le collectif de la commune de Chantenay et éditée par À la Criée, fabriquée dans le cadre de la lutte contre la dynamique de gentrification du quartier de Chantenay impulsée par le projet de l’Arbre aux Hérons.

Rem Koolhaas, envers qui Marot semble tenir une profonde amitié, soulignait déjà en 1978 l’importance de la caste des architectes comme producteurs d’imaginaires dans le fonctionnement de la fabrique métropolitaine. Dans New York Délire, il opérait un rapprochement resté célèbre, en relisant dans l’architecture spectaculaire et creuse de la fête foraine de Coney Island l’archétype liminal préfigurant les productions grandiloquentes des gratte-ciels new-yorkais. En transfigurant les « technologies du fantasme » du parc d’attractions en un programme urbain mâtiné de pragmatisme destiné aux investisseurs fonciers, les architectes new-yorkais ont bien forgé l’ossature fantasmagorique essentielle à l’explosion d’un urbanisme vertical où se rencontrent les sirènes de la rentabilité, le spectaculaire de l’immensité et l’attrait du nouveau de la modernité, comme l’intensité délirante de l’hyper congestion métropolitaine

Les architectes, artistes ou plasticiens sont toujours les artisans producteurs de la couche de fantasmes stimulant la spéculation et l’investissement.

Pour qui est familier des tribulations de l’urbanisation de l’île de Nantes, il n’est pas difficile de saisir combien le modèle de Coney Island reste proche et opérant. Soutenue par la politique culturelle offensive du Voyage à Nantes, portée par les projets iconiques des Machines de l’île comme le Grand Eléphant mécanique ou le projet récemment abandonné de l’Arbre aux hérons, vantant les merveilles d’un jardin « Extraordinaire » d’acclimatation anachronique voire problématique

Aux mirages des gratte-ciel et au capitalisme foncier débridé du New York des années 1920 correspondent le paradigme plus discret d’une métropolisation à la cool pour écocitoyens branchés, reposant sur les promesses vertueuses de l’écoquartier de la Prairie-au-duc et la structuration d’un ensemble d’attractions touristiques photogéniques. Les architectes, artistes ou plasticiens y sont toujours les artisans producteurs de la couche de fantasmes stimulant la spéculation et l’investissement. En cela, l’exposition Europan 17 préfigurant le devenir de la parcelle de l’Hôtel Dieu a tout de la réminiscence contemporaine des tentatives d’absorption du pittoresque agricole par la fabrique métropolitaine qui hantait déjà les premières épures théoriques des gratte-ciel new-yorkais.

Illustration de A.B. Walker pour Life Magazine en 1909 dans laquelle chacun des étages d’un gratte-ciel accueille une villa et de campagne et son jardin. Cette illustration est retenue par Rem Koolhaas pour illustrer ce qu’il nomme dans New-York Délire le « théorème du gratte-ciel », soit la capacité des plateaux neutres de ces constructions à s’ouvrir à n’importe quelle projection programmatique.

Extractivisme culturel et fabrique métropolitaine

Ainsi, l’exposition Prendre la Clef des Champs, sa mise en dialogue avec les planches d’Europan 17, et son positionnement au sein du fleuron de l’urbanisme nantais qu’est le quartier l’île de Nantes nous donnent à penser une situation à tiroirs.

D’un côté, nous retrouvons des mondes en lutte pour leur survie aux marges du système capitaliste : ceux des peuples colonisés, des communautés zapatistes, des ZAD contre un aéroport ou une autoroute, ou encore des expérimentations lowtech de l’atelier paysan souhaitant émanciper les agriculteur.ices de leurs dépendances industrielles. Ils sont les terrains pour la production d’une première littérature que cite abondamment Marot dans son exposition, celle de l’anthropologie décoloniale et des humanités environnementales. Sébastien Marot ou encore Mathias Rollot occupent des positions intermédiaires. Ils traduisent et importent les concepts propres à cette première littérature au sein de la discipline architecturale, en les accompagnant au besoin de belles illustrations, et invitent aimablement leurs confrères à se questionner.

Au chaînon suivant, nous retrouvons des praticiens ayant participé au concours Europan 17. Ce concours est une arène de transition, un espace d’incubation des apports théoriques de cette seconde littérature en concepts opérants pour la transformation de la ville.

En bout de chaîne, nous retrouverons bientôt la fabrique effective de la métropole nantaise, dont les futurs argumentaires ne sauraient manquer de mobiliser les nouveaux mots d’ordre ainsi diffusés par ces médiations pour maquiller la pénible réalité environnementale de la production urbaine.

Lire aussi sur Terrestres : Aldo Poste, « Le retour à la terre des bétonneurs », novembre 2020.

Cet emboîtement singulier nous invite à réfléchir à la manière dont circulent les idées et les imaginaires, depuis les marges jusqu’au cœur de la fabrique métropolitaine.

D’un bout à l’autre de cette trajectoire de diffusion, les savoirs critiques sont pris dans des ornières qui les purgent de leurs contenus critiques et politiques. Initialement façonnés dans un réel en prise directe avec les impératifs pratiques de la subsistance, ils sont d’abord transformés par le processus d’abstraction propre à la production de connaissance. Puis ils sont désamorcés par la diplomatie inhérente à l’exercice de l’exposition grand public ou le ménagement des confrères, avant d’être récupérés pour érotiser un grand programme urbain. En fin de course, après avoir été encore une fois tordus par les contraintes opérationnelles qui se poseront à une opération de construction, il ne restera que bien peu du sens initial qu’ils avaient au sein des mondes qui les ont vus naître. Ne demeure que des coquilles étrangement vides mises au service d’une réforme à la marge des logiques de la métropolisation, dont ils constitueront, à terme, un nouvel argument de vente.

Notre situation à tiroirs nous donne ainsi à voir comment ces savoirs sont traduits, recomposés et intégrés selon les contraintes que pose chacun des espaces sociaux intermédiaires qu’ils traversent. Les idées, loin de flotter hors du monde, semblent bien en prise avec les réalités qu’elles traversent, et soumise ce faisant à des effets de systèmes (sentier de dépendance, effets de verrouillage sociotechnique)

Perspective d’insertion du concours (à gauche) et image de livraison (à droite) de l’hôtel logistique de la Sogaris à Vitry-sur-Seine, par l’agence Chartier Dalix. Dans ce projet représentatif des manières dont l’agriculture urbaine est mobilisée au sein de stratégie de greenwashing, les 8000m2 d’agriculture urbaine en toiture du projet initial semblent bien être restés à l’état de fiction. Source 1 : « Les solutions immobilières que nous développons dans le Grand Paris ». Source 2 : « Hôtel logistique des Ardoines pour Sogaris à Vitry-sur-Seine (94) ».

Apprendre de l’anthropologie décoloniale

Face à ce pénible constat, il convient de nous interroger sur la responsabilité des architectes dans la capture de ces savoirs par les sentiers de dépendance du système capitaliste et industriel. En un sens, nous ne pouvons que nous réjouir que les notions critiques de cette littérature soient saisies et mises au travail par des auteurs contemporains dont les écrits nourriront la réflexion des futures générations d’architectes, et il nous faut reconnaître combien des travaux comme ceux de Sébastien Marot sont nécessaires à la diffusion d’une culture critique en touchant de très larges audiences. L’exposition a d’ailleurs donné lieu à un cycle de conférences étoffées à l’École d’architecture de Nantes, auquel furent conviés des invités inhabituels pour une école d’architecture comme les Soulèvements de la Terre ou l’Atelier Paysan.

Le projet participe d’une forme d’extractivisme par lequel des savoirs, des techniques et des signifiants sont arrachés aux mondes qui les ont vus naître.

Mais il semble également que ces idées ne peuvent, par la simple grâce de la sensibilisation ou de l’instruction des édiles architecturales, résoudre les contradictions anthropologiques et politiques fondamentales dont hérite la discipline architecturale. L’activité de projet qui fonde la pratique architecturale à quelque chose d’intrinsèquement colonial au sens le plus strict, comme dynamique d’expansion et de prise de contrôle d’un territoire ou d’un milieu. Il s’agit bien pour les architectes d’anticiper la mise en forme de mondes auxquels bien souvent ils n’appartiennent pas, en gommant au passage une grande partie de l’ambivalence et la complexité qui préexistait au sein des situations qu’ils transforment.

Mais cette colonialité doit également être comprise dans sa dynamique réciproque d’absorption et de capture. En important des savoir-faire ou des savoirs critiques dans les mondes virtuels qu’ils sculptent à longueur de journée – ces simulacres appauvris des mondes réels, pouvant être n’importe où et ne se trouvant jamais nulle part – ils les séparent des réalités dans lesquelles ils sont nés. Ils les recodent à l’intérieur d’un d’agencements sociaux et techniques nouveaux, puis les mettent au service de leurs commanditaires. Ce faisant, leurs intérêts pour les modalités constructives traditionnelles ou les problématiques de subsistance ne débouchent le plus souvent que sur la traduction de la richesse cosmologique du vernaculaire dans le langage de la marchandise, devenu par cette absorption « un stock de dispositifs ingénieux »

L’activité de projet participe bien d’une forme d’extractivisme par lequel des savoirs, des techniques et des signifiants sont arrachés des mondes qui les ont vus naître pour devenir, non sans un certain cynisme, la caution morale des forces qui menacent l’existence même de ces cultures vernaculaires.

Un exemple frappant de néo-colonialisme architectural drapé de bonnes intentions : le projet Droneport de la fondation Norman Foster au Rwanda, singeant les techniques constructives traditionnelles de la voûte nubienne pour construire un aéroport à drones. Crédit Image : Norman Foster Fondation, disponible en ligne.

C’est peut-être à l’endroit de cette contradiction que l’anthropologie regorge de ressources concrètes pour sortir de cette impasse. Confrontée à l’héritage d’une discipline dont l’histoire est fondamentalement intriquée à l’expansion coloniale, de nombreux auteurs ont travaillé à y penser des moyens de surmonter l’épineux problème de l’extractivisme de la recherche, soit la manière dont la production de connaissance est prise dans des rapports de force politiques dont l’une des conséquences fut parfois la destruction même de son objet d’étude.

Parmi les nombreuses postures ayant émergé de ces questionnements, nous proposons d’en retenir ici trois principales. La première est la posture de l’abstention, soit le refus pur et simple d’étudier des populations dont l’équilibre est susceptible d’être menacé par la proximité avec la culture occidentale. La seconde est la posture du retournement critique, soit le détournement des outils forgés par la discipline pour la construction d’une anthropologie de la modernité occidentale. La dernière est celle de la collaboration, soit l’attachement à penser des modalités de production de connaissances qui servent directement les populations étudiées.

Ce que nous rappellent ces trois postures, c’est que la préoccupation de l’intellectuel ne peut se résumer à une simple inquiétude abstraite et détachée, mais doit correspondre à une forme d’engagement politique concret, sous peine de devenir très rapidement, et bien malgré lui, la caution morale du système qu’il entend combattre.

Lire aussi sur Terrestres : Marie Pirard, « Inondations et barrages dans la Vallée de la Vesdre. L’aménagement du territoire en question », juin 2023.

Transposée au domaine de l’architecture, la posture de l’abstention nous renvoie à la nécessité d’accepter que les modes de production vernaculaires n’ont pas besoin d’architectes, tout du moins dans la forme autoritaire qui caractérise sa pratique contemporaine. Elle incite à toujours se méfier des postures interventionnistes, et à dénoncer la participation coupable des architectes au maquillage d’un système en bout de course lorsqu’ils se livrent sans précautions à l’import de dispositifs ingénieux piochés dans les mondes vernaculaires.

Le retournement critique dessine une voie dans laquelle forger une architecture critique permettant de remobiliser les outils d’enquête et de représentation de la discipline pour étudier les infrastructures mortifères qui conditionnent aujourd’hui l’acte de construire, ou réfléchissant plus largement aux modalités concrètes de leur abandon et de leur démantèlement.

La posture de la collaboration, enfin, nous invite à comprendre que c’est d’abord en travaillant avec et pour les communautés concernées que peut être forgée une critique juste et efficace, en se penchant sur les enjeux complexes auxquels sont soumis les habitants de ces territoires, ou faisant tout simplement la démonstration que d’autres mondes sont possibles lorsque ceux-ci sont menacés par l’extension de la métropole et de ses infrastructures.

Le parti-pris des champs

Dénués des précautions que nous venons de citer, les travaux d’Europan 17 sont bien facilement récupérés par l’urbanisation nantaise. La ville de Nantes y est projetée en métropole nourricière, alors que c’est elle qui, gênée par les restrictions au développement de son métacentre que lui posait la proximité avec son aéroport, souhaitait le voir délocalisé à Notre-Dame-des-Landes en saccageant ce faisant de précieuses terres bocagères. Un appétit vorace toujours d’actualité, comme nous le rappelle le projet d’artificialisation de 25ha d’emprises maraîchères au Gohards, à l’Est de Nantes.

D’une certaine manière, la boussole Latourienne et son refus de prendre ouvertement parti contre les forces actives d’un monde délétère échoue également à se prémunir d’une récupération en désactivant la puissance critique des sources qui ont nourri le cheminement intellectuel de l’exposition.

L’intuition la plus percutante de Sébastien Marot était pourtant contenue dans le titre de son exposition : celle de prendre la clef des champs, de se détourner littéralement de la métropole, d’aller contre l’exode rural (un titre plus explicite encore dans sa version anglaise originale, Taking the country’s side). Tout l’enjeu pour une pensée critique en architecture est peut-être bien en définitive de quitter la position aristocratique du créateur ou du faiseur de mondes et de prendre parti, de se positionner et d’appartenir, aussi complexe cela puisse être pour les indigènes du virtuel que sont les architectes.

C’est peut-être là une des leçons que la permaculture peut faire à la rationalité architecturale : plus qu’un art subtil dont les arcanes seraient susceptibles de dévoiler aux architectes une meilleure manière d’administrer le monde a priori, elle est une mise en relation avec les milieux naturels qui exige de l’attention, du soin, et surtout de l’implication, une connaissance qui ne se donne qu’a posteriori par l’engagement et la pratique.

S’il nous faut donc prendre cette intuition au sérieux, si l’agriculture a bien des choses à apporter à l’architecture, il convient de penser les conditions d’une rencontre vertueuse. Et cela passe peut-être d’abord par un déploiement des savoirs pratiques et critiques des architectes au service des mondes agricoles qui sont aujourd’hui prisonniers d’un modèle agro-industriel dont la fuite en avant précipite l’effondrement du vivant comme la désertification des centres-bourgs, et non dans l’illusoire métamorphose agraire de la fabrique métropolitaine.

L’enjeu pour une pensée critique en architecture est de quitter la position aristocratique du créateur ou du faiseur de mondes.

Les mondes ruraux, grands oubliés de l’enseignement en architecture, ne sont explicitement au cœur du programme que de quelques écoles d’architecture, comme l’école d’architecture de Clermont-Ferrand ou celle de Saint-Etienne, qui ont été poussées par leurs situations géographiques et économiques à se détourner avant les autres des illusions séduisantes du seul devenir métropolitain.

Difficile donc de s’étonner du silence assourdissant des architectes à propos des controverses contemporaines liées à l’aménagement des territoires ruraux, au premier rang desquelles nous retrouvons la problématique de l’accaparement de l’eau par les méga-bassines, les dynamiques de concentration du foncier au profit d’une l’agriculture industrielle avide de monoculture, ou encore la poursuite poussive des grands projets inutiles et anachroniques comme l’A69 ou la RN88 qui dévastent des terres fertiles.

La question environnementale, prise au piège des injonctions paradoxales du « développement durable » et de ses rutilants écoquartiers centraux, peine bel et bien à s’incarner chez les praticiens dans une pensée politique des enjeux écologiques qui se posent à nos campagnes.

Illustration extraite du contre-projet s’opposant à la construction de l’autoroute A69 par le collectif La voie est libre, 2023.

Quelques ponts s’étaient pourtant tissés à Nantes entre l’école d’architecture et les mondes ruraux en lutte. L’ouvrage Notre-Dame-des-Landes ou le métier de vivre

Bien que la lutte pour l’aéroport soit terminée, ce territoire – tout comme les autres ZAD qui fleurissent au gré des luttes – demeure un espace où l’invention de nouvelles formes de vie rurales se heurte à la rigidité simplificatrice des zones agricoles. Il en va de même, bien trop souvent, avec l’installation des jeunes paysans dans les campagnes. Loin des perspectives champêtres de l’agriculture urbaine, les ruralités constituent le front discret de batailles administratives et économiques qui se refusent à la mort sociale et environnementale programmée de nos campagnes par le modèle des monocultures, des batailles susceptibles d’avoir grand besoin de l’expertise et de la puissance d’idéation d’architectes engagés.

Échapper à l’extractivisme et à l’incorporation suppose donc de créer ces situations mutuellement bénéfiques. Cela passe peut-être par des « chantiers vivants et solidaires », indémêlables des pratiques de la subsistance, ménageant les milieux mais aussi les communautés humaines et autres qu’humaines concernées par l’acte de construire, comme nous avons pu en voir cet été à Melles

En sus d’un décentrement de notre regard vers les problèmes qui se posent avec une implacable urgence aux mondes ruraux, ces initiatives esquissent ce que pourrait bien être des pratiques architecturales qui s’engagent effectivement auprès des mondes ruraux et du vivant, soit une entrée en lutte des architectes avec leurs armes – fussent-elles forgées dans le virtuel – à l’encontre des forces qui les menacent.

Cet article a été nourri par mes discussions avec Tibo Labat, fin connaisseur du territoire Nantais et de ses dynamiques.


Photo d’ouverture : illustration par Martin Étienne, disponible sur le site de l’exposition La clef des champs : https://agriculture-architecture.com/.

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Notes

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