Rédaction
Un grand merci à Loïc pour sa prise de notes qui a été un support indispensable et complet pour ce compte-rendu.
Onofrio avait déjà été l’invité des (f)estives en 2017, et cela avait été la première occasion collective pour la MCD t’entendre parler du « régime de croissance »[1]. Depuis, chacun de notre côté, nous avons approfondi cette critique radicale de la croissance : Onofrio, vers une radicalité de la critique anthropologique ; la MCD, vers une radicalité de la critique politique que nous visualisons avec l’image d’un iceberg – dont l’économie de croissance est la partie émergée, le monde de la croissance la partie immergée, et qui flotte dans un milieu, le régime de croissance – ou en faisant une analogie entre « permapolitique » et permaculture.
Des deux côtés, « radicalité » ne veut pas dire « intransigeance » mais « cohérence » : ce qui signifie à la fois une exigence d’autocritique – en particulier dirigée vers une décroissance mainstream (là, on est au mieux en zone 3 de la permapolitique) et une recherche des causes à partir des symptômes, des effets : car il ne s’agit pas de dénoncer des effets (écologiques, sociaux) si on continue d’en chérir et d’en pratiquer les causes (politiques), en particulier la forme de l’horizontalisme.
Cette deuxième rencontre était donc l’occasion de creuser l’articulation entre critiques anthropologique, sociologique et politique.
La croissance est aujourd’hui présentée comme naturelle, allant de soi, mais en réalité c’est une idéologie au sens marxien du terme, i.e. quelque chose qu’on ne discute pas. Parce que les êtres vivants cherchent à croître, la croissance serait bonne et naturelle ; pourtant, pour réfuter cet argument, on peut déjà noter que, dans beaucoup de langues africaines, le mot croissance n’existe pas.
On entend aussi que la croissance est une valeur avec l’idée qu’elle a été imposée par la classe dominante, au terme d’une bataille pour l’hégémonie culturelle au sens d’Antonio Gramsci[2]. Mais la croissance n’est pas seulement une valeur, c’est une obligation historiquement imposée par un cadre institutionnel. Il faut donc penser un changement structurel.
Pour Onofrio Romano, ce sont 2 narrations de la modernité qui s’affrontent – une sorte de Far West pour D. Riesman, un monde de discipline, d’organisation, d’industrialisation, de spécialisation pour N. Elias – mais qui amènent à une même question.
C’est là que l’apport de George Bataille est décisif quand il explique que la question des ressources – rareté ou abondance – ne se pose pas de la même manière suivant la perspective envisagée, individuelle ou générale :
« En principe, l’existence particulière risque toujours de manquer de ressources et de succomber. À cela s’oppose l’existence générale par laquelle la mort est un non-sens. A partir du point de vue particulier, les problèmes sont en premier lieu posés par l’insuffisance de ressources. Ils sont en premier lieu posés par leur excès si l’on part du point de vue général »[5].
Selon ce point de vue, c’est le cadre institutionnel moderne qui pousse à l’individualisme et nous met dans une situation d’urgence, de survie, de rareté des ressources : telle est la dimension servile des individus (reproduction et captation des ressources). Or il n’y a pas de rareté naturelle, car c’est une notion créée par la modernité.
Pour décrire cette tension infinie vers la croissance que subit le sujet individualisé, Onofrio Romano a recouru aux travaux de Jean Baudrillard[6] qui, à propos de la société de consommation, y trouve une nouvelle forme de connexion avec le monde extérieur, une nouvelle façon de se rapporter aux choses : sous la forme des besoins. Et du coup, une nouvelle façon de se rapporter à soi, comme individu réduit à ses besoins, à sa valeur d’usage.
« Voilà pourquoi la dimension économique, dans la société moderne, en est arrivée à occuper la prééminence sur les autres. La réalisation et la croissance même de l’individu issu du processus d’individualisation sont substantiellement assimilées à la croissance économique, à la capacité de répondre toujours mieux à plus de besoins. […]
La réalisation de l’être humain se confond ainsi avec la production et avec la consommation de la valeur d’usage, sans limites. C’est là que réside la légitimation sociale de la croissance »
Onofrio Romano, [7].
Si dans la modernité, l’individu est ainsi réduit à ses besoins, alors on voit mal, fait remarquer Onofrio Romano, comment la solution marxiste, qui consiste à supprimer la valeur d’échange pour revenir à la valeur d’usage, pourrait échapper aux pièges du régime de croissance.
Le sujet moderne identifie ainsi la valeur à la valeur d’usage, et il ne conçoit sa liberté que dans « la recherche de la valeur » (Mauro Magatti, Libertà immaginaria, p. 15-16). Cette recherche devient son affaire privée, dans laquelle les institutions modernes doivent s’interdire de regarder, au nom d’une exigence affichée de neutralité.
Tel est l’équation libérale du régime de croissance : le sens de la vie, celui de la finalité, celui des buts, n’est plus qu’une affaire privée et les institutions modernes (qui ne sont plus l’Église mais l’État centralisé et le Marché) ne doivent plus s’occuper que de leur affaire, i.e. la mise à disposition affichée de la maximisation des moyens, l’accès illimité aux ressources, autrement dit ne plus s’occuper que de la croissance économique et laisser chaque individu « libre » de continuellement chercher à satisfaire sans cesse de nouveaux besoins[8].
Les institutions publiques modernes prétendent ne pas être forgées pour créer du bien, de la justice, elles prétendent rester « neutres » pour que chaque individu puisse maximiser sa recherche de valeur. Dans ces conditions, les institutions de la croissance la présentent comme spontanée, naturelle.
Précisions après questions/réponses :
Onofrio Romano propose une histoire de la modernité comme une alternance entre 2 paradigmes, tant descriptifs (comme visions du monde) que normatifs (comme manière de s’organiser et construire la réalité politique et réglementaire) : l’horizontalisme et le verticalisme.
Toutefois, même s’il étudie une alternance dialectique entre ces 2 paradigmes – et dans un paradigme horizontaliste il peut aussi y avoir (et il y a souvent) de la verticalité, et réciproquement – Onofrio Romano n’oublie pas de préciser explicitement que « la modernité est d’essence horizontaliste ». Attention, il y a bien asymétrie entre les 2 paradigmes et ce serait un contresens historique et politique de voir dans l’un le contre-pouvoir de l’autre.
Onofrio Romano esquisse une rapide histoire de cette double alternance croisée – longtemps fructueuse – entre régulation sociale et théorie sociale, et entre verticalisme et horizontalisme. Son idée est d’arriver au néo-horizontalisme actuel qui s’est d’autant plus facilement imposé que la décennie 70 se serait arrêtée au « seuil de la souveraineté ».
Onofrio évoque alors son article sur le libéralisme[18], dont voici un aperçu :
« Si le libéralisme classique du XIXe siècle (que nous avons appelé le libéralisme émancipateur) a été le premier modèle de traduction de la « liberté dans la recherche de la valeur », si le néolibéralisme régressif a tenté (en vain) de disputer au socialisme naissant l’hégémonie dans la représentation de l’idéal moderne, le néolibéralisme né à la fin des années 1970 et au début des années 1980 peut être défini comme « démodernisé », car il ne se met plus au service de la modernité, mais intervient pour encadrer une forme de réactivation sociale qui n’a plus rien à voir avec la logique moderne. En effet, l’objectif de ce mode de régulation n’est plus de permettre aux sujets d’accéder à la valeur, mais de leur en interdire structurellement l’accès ».
Ce qu’il faut expliquer c’est comment le néolibéralisme « démodernisé » a pu si facilement s’imposer alors que dans la décennie 70 nous étions au « seuil de la souveraineté », précisément sous la forme du verticalisme social-démocrate, celui de l’État-providence, qui, finalement, avait réussi à garantir, dans la dimension servile, la satisfaction des besoins de base.
Onofrio rappelle alors l’approche par G. Bataille et M. Mauss de la question de la gestion de l’énergie excédentaire, celle des surplus : concrètement : si les besoins de base sont couverts, pourquoi travailler ? Car la société moderne ne détruit pas cette énergie excédentaire comme le faisaient les sociétés excédentaires (cf. dépenses, potlatch…).
Précisions après questions/réponses :
Si les 2 premières séances avaient proposé une critique de la croissance en tant que régime horizontaliste, les 2 suivantes vont assumer une position autocritique de la décroissance mainstream accusée de commettre un contresens politique. Parce qu’aveuglée par sa dévotion à l’horizontalisme, elle attribue cette crise aux « valeurs » promues par le néo-libéralisme et non pas à la « forme » du régime de croissance. Du coup, elle s’illusionne « au carré » (en échouant et en renforçant), parce qu’elle croit qu’elle doit mener son combat au nom de « ses » valeurs. Alors qu’en régime horizontaliste de croissance, toutes les valeurs et contre-valeurs s’équivalent !
« La lutte pour une société de la décroissance exige de passer des valeurs à la forme en répudiant le cadre horizontal. C’est l’unique moyen de mettre sur pied un régime souverain qui puisse garantir la permanence des ressources renouvelables et la conservation des ressources non-renouvelables, et libérer ainsi la vie collective de l’obsession de la croissance. Si nous restons piégés dans un régime politique et social horizontal, cela ne sera jamais possible ».
Onofrio Romano [20].
Comment ne pas s’apercevoir la légitimation du projet de décroissance baigne souvent dans la catastrophe : Or « le problème de la catastrophe c’est qu’elle ne se produit jamais ». Non seulement parce que la grande catastrophe est difficile à imaginer mais surtout, s’il y a catastrophe, alors la décroissance devient une nécessité, dictée par un diagnostic d’expert.es et avec des solutions d’expert.es. Et dans ce cas, tant du côté du diagnostic que des solutions, le teukein expulse le legein :
Cette « expulsion » est anti-démocratique, « impolitique ».
Onofrio Romano pointe ici la compatibilité entre le slogan du régime de croissance – la croissance pour la croissance –, et celui de la décroissance mainstream – la vie pour la vie. Dans les 2 cas prime le paradigme de la rareté (et non pas celui de la dépense commune des surplus) ; dans les 2 cas la question du sens de la vie est privatisée (seule l’injonction à maximiser les possibilités est validée politiquement).
Cette décroissance mainstream – qui se reconnaît dans la formule de l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini – n’est qu’une « déclinaison euphorique » du régime de croissance et réduit la décroissance à n’être qu’une « technique de reproduction neutre de la vie ».
Les arguments de la décroissance mainstream peuvent être démontés ou amoindris, car il n’est pas dit que cette décroissance soit démocratique :
Pour Onofrio Romano, la décroissance mainstream adopte une posture horizontaliste qui la rend totalement inoffensive : elle ne serait qu’un modèle d’alternative conformiste :
En réalité la croissance n’est pas une valeur mais le résultat de la forme institutionnelle horizontaliste. Mauro Magatti parle de capitalisme techno-nihiliste avec 2 caractéristiques centrales : la puissance de la technique, de la capacité de faire (le teukein) et l’indifférence aux valeurs (le rejet du legein). Autrement dit, le régime de croissance s’installe dans une séparation entre fonction (utilité) et signification : dans ce cas, la dimension éthique est inoffensive pour le système qui va continuer de produire parce que la prolifération de significations et valeurs est bonne pour lui. Au mieux, dans ce régime impolitique de croissance, la décroissance risque de devenir l’un des produits sur l’étagère, l’une des alternatives éthiques parmi d’autres.
Autrement dit, assumer une posture verticaliste. a) Sans croire que cette posture, qui est nécessaire, soit suffisante. b) Sans abandonner la nécessaire lutte pour les valeurs, mais elle aussi, elle est insuffisante. La décroissance doit rentrer dans « la bataille des verticalités ».
Il faut renverser le binôme précarisation mobilisante / dépense privée et le remplacer par le binôme protection désactivante / dépense collective.
Il s’agissait dans cette dernière séance d’ouvrir des pistes d’inspiration portant sur le sens de la vie, mais sans retomber dans le régime horizontaliste de croissance qui en fait une question seulement individuelle.
*
Un grand merci à Onofrio pour nous offrir ce concept de « régime de croissance » car il nous permet d’aller beaucoup plus profond dans la critique de la croissance, que ne le fait ce que l’on peut désigner comme la décroissance mainstream.
Au mieux, celle-ci quand elle ne se contente pas d’en rester à la critique des « ressources » (le niveau du PIB, de l’économie qui peut s’appuyer sur les ressources énergétiques et matérielles) peut approfondir sa critique en se tournant vers les « sources » socioculturelles de cette « économie de la croissance », autrement dit vers le « monde de la croissance », celui de nos imaginaires colonisés (S. Latouche).
Pour visualiser cette économie de croissance qui repose sur le monde de la croissance, on peut prendre l’image d’un iceberg et de ces deux parties, émergée et immergée. Mais là où Onofrio va plus loin, plus profond, c’est quand il nous fait comprendre que cet iceberg de la croissance baigne dans un milieu, qui est le régime de croissance.
Ce régime de croissance est un régime politique.
Autrement dit, la décroissance comme trajet est un faisceau de 3 trajectoires : la décrue économique, la décolonisation de nos imaginaires et le renversement d’un régime politique.
Toute décroissance qui ne s’attaque pas à ce milieu peut se prétendre « critique » (c’est de l’objection de croissance) mais pas « radicale ».
Mais les « freins » à cette radicalité sont nombreux :
C’est contre une telle décroissance plus déçue que radicale qu’à la MCD nous plaidons pour une décroissance volontaire, choisie et non pas subie, pour une décroissance politique.
C’est de ce point de vue que je peux formuler une réticence à l’encontre de ce que nous a proposé Onofrio et elle porte sur la filiation hégélienne de G. Bataille.
Car il y a chez lui une influence marquée d’une lecture très particulière de la fameuse dialectique de la maîtrise et de la servitude. Schématiquement, il lui reste cette illusion qu’il existerait un « bon infini » qui ferait la synthèse des oppositions et qui réaliserait le dépassement (Aufhebung) de toute dualité pour atteindre une totalité concrète.
D’où une interrogation en lisant chez Bataille cette nostalgie qu’une vie réussie serait celle qui arriverait à s’anéantir dans la totalité. Avec cette intuition que la véritable expérience consisterait à « aller au bout du possible de l’homme » (L’expérience intérieure, p.19).
Mais si humanisme de la décroissance il doit y avoir, n’est-ce pas précisément en acceptant de ne jamais aller au bout :
« Les conquérants savent que l’action est inutile. Il n’y a qu’une action utile, celle qui referait l’homme et la terre. Je ne referai jamais les hommes. Mais il faut faire « comme si ». Car le chemin de la lutte me fait rencontrer la chair. Même humiliée, la chair est ma seule certitude. Je ne puis vivre que d’elle. La créature est ma patrie. Voilà pourquoi j’ai choisi cet effort absurde et sans portée. Voilà pourquoi je suis du côté de la lutte. »
Albert Camus, Le mythe de Sisyphe
[1] https://ladecroissance.xyz/2017/08/21/cr-des-festives-2107-de-la-decroissance/#EXPOSE_DE_LA_PENSEE_CRITIQUE_DO_ROMANO
[2] Si Marx affirmait que « l’idéologie dominante est l’idéologie de la classe dominante », il n’en attendait pas moins que les contradictions du capitalisme finissent par déterminer son effondrement. Mais face à l’échec historique de cette prédiction, Gramsci l’explique par l’emprise de l’hégémonie culturelle bourgeoise non seulement sur les sociétés mais aussi sur les organisations de travailleurs. Pour lutter contre cette hégémonie, Gramsci préconisait une « guerre de position », i.e. un combat culturel contre les valeurs bourgeoises (la compétition, le mérite…) qui se présentent comme « naturelles ». A condition de gagner cette guerre culturelle, on pouvait alors envisager de passer à une « guerre de mouvement » dont le sujet ne serait plus le « prolétariat » mais « un bloc historique ».
[3] Norbert Elias est l’auteur (1939, 1969) du Processus civilisation, qui est constitué de deux parties, publiées séparément dans la traduction française : La civilisation des mœurs (1974) et La dynamique de l’Occident (1975). Le premier décrit les processus de civilisation de l’individu moderne ; le second décrit le processus de centralisation de l’État moderne. Les deux processus ne sont en réalité que les deux faces – individuelle, institutionnelle – d’un même mouvement de la modernité que va décrire le régime de croissance quand il va expliquer pourquoi sont intrinsèquement liés individualisme et croissance.
[4] David Riesman (1950), La foule solitaire, (trad. fr.Arthaud, 1964).
[5] George Bataille (1949), La part maudite (1971, Points), p.81
[6] Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe (1972), consultable ici ; La société de consommation (1974).
[7] Onofrio Romano (2023), Critique du régime de croissance, Liber, p.63.
[8] « Celui dont les désirs ont atteint leur terme ne peut pas davantage vivre que celui chez qui les sensations et les imaginations sont arrêtées. La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d’un objet à un autre, la saisie du premier n’étant encore que la route qui mène au second. La cause en est que l’objet du désir de l’homme n’est pas de jouir une seule fois et pendant un seul instant, mais de rendre à jamais sûre la route de son désir futur », Thomas Hobbes (1651), Léviathan, XI. Il est facile de montrer que ce portrait d’un homme hobbes-édé est celui du consommateur moderne guidé par le désir incessant, la peur de manquer et une rationalité seulement calculatrice (NDLMCD).
[9] Karl Polanyi, La grande transformation (1983), fiche de lecture consultable ici.
[10] Si Descartes est en effet le philosophe à la fois du sujet autofondateur et de la technique qui rend ce sujet « comme maître et possesseur de la nature », il est aussi celui qui dans la 6ème de ses Méditations métaphysiques nous apprend que pour un ego sentant, sentir ce n’est pas d’abord connaître, c’est vivre, et cela, non pas parce que le corps est séparé de l’âme mais tout au contraire à cause de leur union. C’est plutôt chez John Locke qu’il faudrait aller chercher un lien entre une philosophie du sujet comme propriétaire de soi et une politique qui accorde à chacun un égal droit naturel à la dignité et à l’accessibilité des ressources. C’est Locke qui publie une Lettre sur la tolérance (1689) et qui inspirera quelque peu la DDH de 1789 (NDLMCD).
[11] Zygmunt Bauman, In search of politics (1999) ; La vie liquide (2006)
[12] Sigmund Freud, Au-delà du principe du plaisir (1972)
[13] Georg Simmel, La philosophie de l’argent (1900), fiche de lecture consultable ici
[14] Jacques Lacan, Le séminaire, XVI, D’un autre à l’autre (2006), texte ici, comptes-rendus ici et là
[15] Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Iran, Égypte, Émirats arabes unis, Indonésie, Éthiopie
[16] Robert Nisbet (1984), La tradition sociologique, PUF.
[17] Onofrio Romano (2023), Critique du régime de croissance, Liber, p.158.
[18] Onofrio Romano, «Dov’è la libertà?», Quaderni di Sociologia [Online], 94 – LXVIII | 2024, en ligne le 01 janvier 2025. URL: http://journals.openedition.org/qds/7008
[19] Sur la précarisation, lire Albena Azmanova, Capitalism on edge (2020); traduction française (par Baptiste Mylondo) : Contre la précarité. L’anticapitalisme au XXIème siècle (2023) ; site de l’autrice
[20] Onofrio Romano (2023), Critique du régime de croissance, Liber, p.166.
[21] Ibid.¸p.75.
[22] Ibid.¸p.76.
[23] Quand toutes les conceptions individuelles de la vie bonne deviennent équivalentes, alors il n’est plus possible de les départager par le legein. C’est alors le teukein, celui de l’action, celui de « ça marche », qui tranche. Autrement dit, il faut voir la proximité dans la décroissance mainstream de deux attitudes : celle de l’injonction permanente à « passer à l’action », « au concret » et celle de l’individualisme. Les débats de la fin des (f)estives et le rejet unanime de l’individualisme, fût-il anarchiste, y reviendront (NDLMCD).
Rédaction
Un grand merci à Loïc pour sa prise de notes qui a été un support indispensable et complet pour ce compte-rendu.
(a) Le sujet de la propriété est assez peu abordé par le mouvement de la décroissance. Par exemple, dans le sondage de l’Obope[1], il y a une seule question sur la propriété. Et il n’y a pas dans le mouvement de la décroissance de position commune sur ce sujet.
Si on met en œuvre la décroissance (qui implique une baisse du PIB, et pas seulement une croissance faible), sans changer le régime de la propriété, ça pourrait être encore pire. Il faut donc impérativement se poser la question de la propriété du capital.
On peut faire un parallèle avec la monnaie et la dette : de la même manière qu’il faut remettre en cause le fonctionnement de la monnaie (avec des propositions intéressantes pour ça comme la monnaie volontaire de Jézabel Couppey-Soubeyran[5] ou la monnaie bornée adossée à la biocapacité), il faut remettre en cause les principes de la propriété[6].
(b) Quelle place accorder à la propriété dans une société post-croissante et à quelle propriété ? Quelles formes de propriété ?
(c) Baptiste Mylondo a commencé par écarter 2 options :
Pour Baptiste Mylondo, la propriété est une construction juridique. Et c’est de ce côté qu’il faut regarder, en particulier chez Katharina Pistor[8] qui repart de Piketty et se demande pourquoi le capital gagne toujours autant ? Parce que le droit le permet, enconférant aux biens matériels ou immatériels des caractéristiques spécifiques qui vont accorder des privilèges à leurs détenteurs (dont la capacité à générer des revenus passifs presque garantis).
C’est ainsi que le droit est central dans la perpétuation des inégalités parce qu’il permet de transformer des biens en capital en leur conférant certains attributs :
Mais si ce qui a été fait peut être défait, alors il peut être pertinent d’un point de vue décroissant d’attaquer la propriété sous l’angle juridique, i.e. en tant que droit : Il faut déposséder le capital de ses attributs pour déposséder les capitalistes de leurs privilèges.
Baptiste Mylondo conclut cette introduction du focus en évoquant l’apport des travaux de Pierre Crétois[9]. En particulier, quand ce dernier distingue entre l’idéologie propriétaire (l’idéologie libérale qui définit l’individu par sa propriété), l’ordre propriétaire (économie de la marchandisation généralisée) et le mythe propriétaire (qui en fait un droit naturel).
Rappel historique par Michel Lepesant[10] pour évoquer la conception classique du droit de propriété, i.e. la conception libérale telle qu’elle a été élaborée par John Locke au chapitre V de son Second traité du gouvernement civil (1690). Voici son raisonnement :
On doit relever 2 limites à cette idéologie propriétaire :
On voit donc que dans cette idéologie propriétaire, il y a la valeur travail.
C’est la thèse de la découverte : quand les Européens débarquent aux Amériques et revendiquent les terres en tant que découvreurs, ils ne sont pas les premiers, car des populations autochtones y vivent déjà. L’idéologie libérale apporte la solution conceptuelle : nous sommes les propriétaires légitimes parce que nous avons amélioré la terre par notre travail.
N.B. : La propriété a un statut extrêmement fort en France (et dans les autres États de droit) que lui donnent les articles 2 et 17 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 :
Pour l’idéologie propriétaire, « la propriété est un droit naturel de la personne humaine en tant qu’elle récompense le travail et le mérite et permet de faire ce qu’il veut avec sans subir l’interférence d’autrui ». Quant à l’ordre propriétaire, c’est cette tradition économique qui prétend que cette institution est souhaitable du fait de ses conséquences avantageuses[11].
C’est le mythe selon lequel la propriété est un droit naturel que l’Etat doit garantir et ce droit est absolu. En sous-texte : je peux faire ce que je veux avec mon bien, parce que je l’ai mérité, et personne ne peut me limiter ce droit. C’est dans cette esprit qu’il existe un « jour de libération fiscale »[14], le jour de l’année à partir duquel le fruit de mon travail est libéré parce qu’il, n’est plus capté par les taxes et les impôts.
Baptiste Mylondo a conclu sa présentation en proposant 2 pistes : celle du faisceau de droit et une liste de critères de choix (quand il va s’agir de limiter la propriété).
Pour lui, on pourrait reprendre la notion américaine de « faisceau de droits » (bundle of rights) : ces différents droits seraient, dans la tradition romaine l’usus (droit d’usage et de non-usage), le fructus (droit de tirer les fruits de son travail) et l’abusus droit d’aliéner, détruire, céder, vendre, donner, transmettre).
Il ne semble pas très rigoureux de ramener la conception américaine du faisceau de droits à la conception romaine de l’usufruit et de l’abus. Et il n’y a pas là une simple différence de vocabulaire mais une vraie bifurcation idéologique : et la critique unanime formulée le samedi matin à l’encontre d’une conception anarchiste individualiste de la propriété en est l’un des enjeux politiques.
A ne voir dans le droit de propriété qu’un droit réel, non seulement on frise la robinsonnade, mais on focalise la critique sur l’abusus ; mais si le droit de propriété est pensé comme un droit interpersonnel, alors la vigilance portera sur le brin (stick) de l’exclusion : sur son île désertée, on voit bien que Robinson peut bien détruire une chose mais que ça n’a aucun sens d’avoir un droit d’exclusion tant qu’il est seul.
A mon sens, Fabienne Orsi pose bien la problématique dans son article[21] Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ? dont voici le résumé :
« La définition de la propriété en termes de bundle of rights, ou faisceau de droits, constitue le cœur d’une puissante doctrine juridique américaine dont le développement au cours du XXe siècle a conduit à une véritable révolution dans la conception même de la propriété aux États-Unis.
Bien qu’objet d’âpres controverses, cette conception de la propriété est progressivement devenue une nouvelle « orthodoxie ». Toutefois, l’usage de cette notion a évolué dans un sens bien précis, où le droit d’exclure s’est imposé comme le critère déterminant de la propriété.
Ce faisant, ce sont les fondements mêmes de la notion de propriété, comme faisceau de droits, qui se trouvent annihilés, neutralisant de fait sa portée en tant que définition alternative de la propriété.
Celle-ci mérite d’être réhabilitée. C’est la tâche que s’assigne cet article.
Pour cela, nous revenons sur ses origines en mettant l’accent sur le rôle des fondateurs du réalisme juridique et de l’économie institutionnaliste. Nous mettons ensuite en perspective l’usage des bundle of rights par la théoricienne des communs et « prix Nobel » d’économie, Elinor Ostrom. Notre objectif est ainsi de montrer en quoi la contribution majeure d’Ostrom constitue un renouveau de la conception originelle de la propriété comme faisceau de droits et lui restitue toute son ampleur. »
Cette conception des droits de propriété ouvre le champ des possibles en sortant de la figure unique du propriétaire absolu, cf. Edella Schlager et Elinor Ostrom[22].
Baptiste Mylondo finit cette introduction au focus sur la propriété par un inventaire des critères qui nous ferait défendre une conception limitée de la propriété :
[1] Les Français et la décroissance, Obope pour Alter Kapitae (2024).
[2] Thomas Piketty (2013), Le Capital au XXIème siècle, Seuil.
[3] https://www.inegalites.fr/Comment-evoluent-les-inegalites-de-patrimoine-en-France
[4] https://www.insee.fr/fr/statistiques/5432517?sommaire=5435421
[5] Pour un aperçu de sa proposition, voir son intervention lors du colloque sur la décroissance à l’assemblée nationale, à l’automne 2024 : https://decroissances.ouvaton.org/2024/10/16/seminaire-an-27-septembre/#Intervention_de_Jezabel_Couppey-Soubeyran_la_voie_de_la_%C2%AB_monnaie-subvention_%C2%BB
[6] Pour une remise en cause décroissante de la propriété, voir la thèse de Timothée Parrique (The political economy of degrowth. Economics and Finance. Université Clermont-Auvergne [2017-2020]; Stockholms universitet, 2019) dans laquelle il propose une déconstruction des piliers du système économique : The key, the clock, and the coin (la propriété, le travail, la monnaie), en référence explicite aux travaux de Karl Polanyi sur la marchandisation des facteurs de production. (NDLR).
[7] https://www.youtube.com/watch?v=fs1FFzPUyJs
[8] Katharina Pistor (2023), Le Code du capital – Comment la loi crée la richesse capitaliste et les inégalités (trad. fr. par Baptiste Mylondo), recension ici.
[9] Pierre Crétois (2020), La part commune. Critique de la propriété privée, recension ici. Pierre Crétois (2023), La copossession du monde. Vers la fin de l’ordre propriétaire.
[10] L’an dernier, le thème du focus des (f)estives était celui du travail et nous avions déjà réfléchi sur ce texte fondateur de John Locke : https://ladecroissance.xyz/2024/09/05/remettre-le-travail-a-sa-place/#21_La_reference_liberale_John_Locke
[11] Pierre Crétois (2023), La copossession du monde, p.16.
[12] Pierre Crétois (2014), Le Renversement de l’individualisme possessif. De Hobbes à l’État social, Garnier, p.43.
[13] Michael J. Sandel (2012, trad. fr. 2014), Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Seuil, p.201-207.
[14] Invention d’organismes affiliés au réseau néolibéral et libertarien Atlas (Contribuables Associés et l’Institut Économique Molinari en France), https://www.wikiberal.org/wiki/Jour_de_lib%C3%A9ration_fiscale
[15] Pierre Crétois (2020), La part commune. Critique de la propriété privée, p.155-156.
[16] Id., p.149.
[17] W.N. Hohfeld, « Some Fundamental Legal Conceptions as Applied in Judicial Reasoning », Yale Law Journal, 23, 1913, pp. 16-59.
[18] Fabien Girard (2021), article « Hohfeld (Wesley Newcombe) » dans Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, PUF, p.674-679.
[19] Pierre Crétois (2020), La part commune. Critique de la propriété privée, p.139.
[20] Fabienne Orsi (2021), article « Faisceau de droits » dans Marie Cornu, Fabienne Orsi, Judith Rochfeld (dir.), Dictionnaire des biens communs, PUF, p.600.
[21] Fabienne Orsi, Réhabiliter la propriété comme bundle of rights : des origines à Elinor Ostrom, et au-delà ? Revue internationale de droit économique, t. XXVIII(3), 371-385 (2014).
[22] E. Schlager, E. Ostrom, Property-Rights Regimes and Natural Resources: A Conceptual Analysis, Land Economics, 68/3, 1992, pp. 249-262.
Michel Lepesant
Une partie des enjeux du focus sur la propriété porte sur la nature du droit de propriété : est-ce un droit réel (dans ce cas, la propriété privée porte directement sur la chose, et c’est le fait d’avoir quelque chose) ou bien est-ce un droit relationnel (et dans ce cas, la propriété privée n’est que la reconnaissance sociale du fait de disposer de certains droits, en particulier le droit d’imposer aux autres le respect de mon droit sur une chose). Comment penser le propre non pas comme une sphère d’indépendance mais comme un lieu de dépendances et d’interactions ? Qu’en est-il dans le cas du corps ?
Si la propriété n’est pas un droit fondamental, comme le défend l’idéologie propriétaire, mais un faisceau de droit subalternes c’est que ces droits visent à la préservation de certaines valeurs, lesquelles ?
« La propriété de son corps [est] simplement une collection de droits qui assurent un type de contrôle compatible avec la préservation de certaines valeurs comme l’égalité, la liberté individuelle, le droit de vivre de son travail, le droit d’empêcher autrui d’interférer sur mes choix libres, le pouvoir d’échapper à la domination… Pour parvenir à la réalisation de ces valeurs, il est nécessaire de débarrasser le droit de propriété de sa gangue théorique, qui le fait passer pour un droit irréfragable alors même qu’il n’a jamais été qu’un composite ouvert à toutes les formes de combinaison ».
Pierre Crétois (2020), La part commune. Critique de la propriété privée, éd. Amsterdam, p.161.
Nous avons commencé par 2 cas exemplaires :
Et nous avons poursuivi au fil de différents cas réels, en prenant le prétexte de chercher la valeur liée pour partager des réflexions :
Les 2 ateliers, à partir d’une réflexion générale sur l’articulation entre corps individuel et corps social, en sont venus à une discussion sur ce qu’une société pouvait considérer comme « normal ». Si consensus il y a eu, c’est de voir dans le « normal » ni un cadre impératif qui traite de « pathologique » tout ce qui est dans les marges ni une simple moyenne statistique, mais plus un « halo » normatif qui décrit une généralité et prescrit « ce qui ne se fait pas » (common decency) plutôt que ce qui doit se faire : il y a ainsi plus de liberté dans l’inter-diction (de faire) que dans l’obligation (de faire).
La propriété n’est pas une bonne façon de penser le rapport au corps parce qu’elle reste dans le domaine de l’avoir et de l’objet, alors que le corps peut être pensé dans le domaine de l’être et du sujet. En pensant le corps comme objet, je le pense comme autre que le sujet que je suis et du coup je risque de faire de cette altérité le modèle à partir duquel je vais considérer l’altérité des « autres », qui seront alors considérés d’abord comme des corps-objets, à qui j’accorde, ou non d’ailleurs, une subjectivité.
Bref, dans ce dernier cas, l’altérité est pensée à partir d’un côte à côte, ou d’un face à face et non pas à partir d’une interdépendance. Dans le vocabulaire de Martin Buber, dans ce cas je pense le Je-Tu à partir du Je-Cela (que le Cela soit mon corps ou celui d’un autre) et non pas comme relation première, primordiale.
Quelle serait une meilleure façon de se rapporter aux corps, le « sien » comme les « autres » ? Par les valeurs ? Mais alors il faut éviter de répéter la fable de l’équivalence généralisée – celle qui s’étale tout au long de l’horizontalisme du régime de croissance – et admettre que si tout corps doit être reconnu dans sa dignité, alors la société à laquelle j’appartiens doit reconnaître le droit de chacun à privilégier le corps qu’il est. Les « valeurs » dans ce cas n’apparaissent pas comme des injonctions descendantes (du haut de la Société comme Totalité) et venant soi-disant contraindre ma liberté de « faire ce que je veux » (le caprice) mais comme des « liens », ceux qui font société.
Et si ce « privilège » fait de moi le « propriétaire » de mon corps, ce n’est pas parce que je pense la propriété à partir des attributs romains du droit – usus, fructus et abusus – mais à partir de la conception américaine du faisceau de droits, faisceau qui articule des droits (claims), des privilèges, des pouvoirs et des immunités. Je ne fais donc pas de mon corps un objet sur lequel j’aurais un droit absolu mais je conserve un droit inaliénable d’exclusivité et donc d’exclusion : nul ne peut user de moi, en jouir, y pénétrer sans mon consentement délibéré.
Arthur Zarrouki
Un grand merci à Margot pour s’être prêtée à un exercice difficile. Son intervention a suscité un grand intérêt et a vraiment permis à l’assemblée de préciser ce que la décroissance peut devoir à l’anarchisme. Un grand merci à Béatrice et Arthur qui ont assuré au pied levé une animation attentive aux réactions de tou.te.s. Un dernier grand merci à Alix, dont le témoignage direct sur les zads, ainsi que son bagage théorique anarchiste ont été d’une grande utilité dans les échanges.
Margot Verdier, sociologue indépendante, s’intéresse à la sociologie générale, i.e. aux formes de relations qui sont générées par les différentes pratiques économiques et politiques.
C’est à ce titre que, via un enregistrement vidéo (annexe 1) et un retour écrit (annexe 2) à des questions partagées préalablement, elle est intervenue dans le focus consacré à la question de la propriété pour partager les résultats de ses recherches sur la Zone à Défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, et ses pistes de réflexion quant à une théorie sociale anarchiste, i.e. l’identification d’une forme d’organisation collective au sein de laquelle les individus seraient radicalement indépendants, libres et égaux.
Margot Verdier articule l’anarchisme autour de deux piliers principaux, la critique de l’autorité, comme fondement du gouvernement, et la critique de la propriété, comme fondement du capitalisme. Elle considère cette dernière comme un point de distinction central avec le communisme et le libéralisme. En effet, l’anarchisme, selon elle, d’une part n’exclut pas, a contrario du communisme, certaines formes de propriété privative limitée, tel que le droit d’usage, érigé comme protection nécessaire face à l’État. D’autre part, l’anarchisme, en rejetant catégoriquement toute propriété privée, sous-entendue absolue, se distingue du libéralisme.
Tandis que le concept d’autonomie, entendu comme la sujétion d’une autonomie politique et morale à l’autonomie économique, est largement partagé au sein de la ZAD, Margot Verdier a constaté une pluralité de conceptions et de pratiques de la propriété, conduisant notamment à des conflictualités (non détaillées ici1 ). Margot Verdier a observé la coexistence de cinq formes d’appropriation et d’échange (sic, ndlr : allocation) :
A partir de ces observations, Margot Verdier a pu brièvement présenter ses perspectives pour une théorie sociale anarchiste, dont les deux fondamentaux principaux seraient, en lien avec la propriété :
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Les analyses de Margot Verdier, bien que saluées pour leur qualité, ont suscité de nombreux questionnements et incompréhensions au sein de l’assemblée, notamment celui de la compatibilité d’une telle perspective avec la décroissance, a minima celle défendue par la Maison commune de la décroissance (MCD).
Une première réticence, forte, portait sur l’utilisation du terme général d’anarchisme : car la vision qu’elle défend correspond à une mouvance spécifique de l’anarchisme, l’anarchisme individualiste ; qu’il ne faut pas confondre avec l’anarchisme social, ou socialisme libertaire (ou « anarcho-communisme » selon l’expression d’un des participants, lui-même très engagé dans le mouvement des zads et des squats), qui ne pense pas la société comme une collection d’individus, mais comme un collectif de personnes.
« L’anthropologue anarchiste Charles Macdonald, qui a étudié pendant près de quarante ans les populations des îles Palawan aux Philippines, remarque pourtant qu’il existe des formes d’organisation sociale qui ne reposent sur « aucun groupe clairement défini et qui ne possèdent « aucune des structures de base » économiques ou politiques normalement considérées comme indispensables à la vie collective : « Ils représentaient des entités collectives molles et fluctuantes n’appartenant à aucune catégorie répertoriée de sociétés. (…) C’étaient des collections d’individus qui avaient de toute évidence une cohésion. Mais de quelle nature ? ». Macdonald distingue alors « deux modalités opposées, voire irréconciliables, de vie collective » : une modalité « socio-hiérarchique », qui repose sur la coopération forcée d’individus non autonomes, et une modalité « anarcho-égalitaire » ou « anarchique », qui repose sur la coopération volontaire d’individus autonomes. Je fais ainsi l’hypothèse que le mouvement d’occupation de la zad de NDD a mis en œuvre une version anarchique d’organisation collective fondée, non pas contre la différenciation individuelle, mais contre la logique d’intégration qui l’empêche »2.
A ce titre, et plus encore au vu des conséquences d’un tel paradigme individualiste, l’anarchisme (individualiste) défendu par Margot Verdier est apparu unanimement comme ni soluble ni miscible avec la décroissance, qui en questionnant radicalement le régime de croissance, s’oppose fondamentalement avec l’une de ses causes racines, l’individualisation de la société, et promeut avec force l’absolue nécessité de refaire collectif. Plusieurs participants ont d’ailleurs justifié leur réticence à l’égard d’un tel anarchisme individualiste en s’étonnant qu’il semble confondre dépendance et domination, indépendance et liberté. D’un point de vue décroissant, faut-il rejeter toute société basée sur la domination ? Bien sûr ! Cela signifie-t-il l’adhésion à une sociologie naïve concevant une société sans dépendance ? Non, à condition de s’apercevoir qu’il n’y a pas de société sans interdépendance.
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La seconde remise en cause portait sur la classification des formes d’appropriation et d’échange proposée par Margot Verdier.
D’une part, pour l’utilisation erronée du terme d’échange, qui est lui-même un mode d’allocation spécifique, en l’occurrence dominant dans la société actuelle. De plus, l’utilisation du terme partage, comme forme d’allocation, a également été critiquée, l’allocation étant par définition le fruit d’un partage, juste ou non, d’une ressource nécessairement commune. A l’inverse, la MCD considère le partage comme un des fondements de toute société, son organisation sociale, au sens large, dont économique donc, correspondant précisément à sa définition opérationnelle. De même que toute vie sociale repose sur des relations d’interdépendances, dont la dépendance et l’indépendance sont des déclinaisons, toute vie économique repose sur le partage dont les communs, le don, la propriété d’usage et la propriété privative ne sont que des déclinaisons. Autrement dit, on peut imaginer une société sans propriété privée ou sans commun, mais pas une société sans partage, puisqu’il en est la « condition de possibilité ».
C’est pourquoi le fonctionnement opérationnel, tel que défendu dans son exemple des 10 kg de pommes de terre, i.e. mise à disposition et libre-service anonymes, n’a pas été considéré réaliste.
Ensuite, une des conséquences premières d’un tel modèle, à savoir l’hypothèse d’une absence de dette ou redevabilité sociale, n’est également pas apparue comme sérieuse, ni souhaitable, si tant est que cela puisse être possible. L’improbabilité et l’indésirabilité d’une telle perspective, ont fait l’unanimité parmi l’assemblée. En effet, selon les participants, même la société la plus individualiste, n’exclurait pas des mécanismes de dépendance, notamment de par la nature sociale de l’être humain.
Le projet défendu par la MCD, à savoir la décroissance comme chemin résultant en l’avènement d’une société post-croissance, s’inscrit précisément en opposition avec cette perspective. Tout en se retrouvant sur la critique absolue de tout rapport de domination, la MCD promeut quant à elle une société d’interdépendance des individus entre eux et vis-à-vis de la société, et non d’indépendance, qui nous semble être une chimère, dont résulterait des rapports de domination et des inégalités pis encore. Seule l’acceptation d’une dépendance individuelle au collectif, et la mise en place d’une organisation collective garantissant les besoins fondamentaux de l’individu, lui offrant ainsi son autonomie politique et morale, nous apparaissent réalisables, désirables et acceptables.
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Cela étant dit, l’intervention de Margot Verdier a vraiment été reçue comme un aiguillon, bien évidemment désagréable mais éminemment indispensable, nous conduisant à nous questionner sans cesse sur de possibles angles morts, notamment la relation du projet politique décroissant avec l’autorité, et le risque de ses potentielles dérives auxquelles il n’échappe malheureusement pas, et ce plus encore dans sa version mainstream. A cet égard, la défense par l’anarchisme individualiste de la propriété privative d’usage est particulièrement intéressante. D’ailleurs, elle s’articule parfaitement avec les propositions, quant à la propriété, limitée, ayant émergées de ces journées des (f)estives centrées sur la propriété. A l’inverse, contrairement à l’anarchisme individualiste, la décroissance rejette catégoriquement toute propriété privée absolue, de par sa nature séditieuse, et le mensonge qu’elle contient, l’illusion de pouvoir exister en dehors de toute société.
Loin d’acter une incompatibilité avec l’anarchisme, les discussions de l’assemblée ont au contraire souligné ses apports, notamment la vigilance à laquelle il astreint le mouvement décroissant. En revanche, elles ont acté l’incompatibilité manifeste de l’anarchisme individualiste, ou en d’autres mots de l’individualisme, fût-il anarchiste, avec la décroissance, et souligné l’importance pour elle de se nourrir, et nourrir à son tour, l’anarchisme social, ou le socialisme libertaire. Si le don existe aussi en politique, alors il faut le recevoir, et penser à le rendre.
Pourquoi penser une incompatibilité politique forte entre décroissance et anarchisme individualiste alors que nous faisons de la vigilance anarchiste (contre toutes les formes de domination) une vigilance intrinsèque de notre projet politique ?
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