Fracas Media
Décembre 1930. Un brouillard d’une rare épaisseur se répand dans la vallée de la Meuse (Belgique) et fait plusieurs dizaines de victimes sur son passage. Plusieurs enquêtes sont menées par les autorités : toutes accusent la météo plutôt que les nombreuses usines présentes sur ce territoire industriel. Dans Brouillards toxiques (réédité aux éditions Amsterdam cette année), essai percutant mis en scène comme une « contre-enquête », le chercheur en histoire environnementale Alexis Zimmer interroge les effets délétères de l’industrie sur les territoires, mais aussi la fabrique de l’impunité industrielle adossée aux paroles scientifiques et expertes… Au XXᵉ siècle, comme aujourd’hui.
Un entretien réalisé par Emma Poesy issu du quatrième numéro de Fracas. Illustration : Chester Holmes.
De fait, un brouillard s’est répandu et ne s’est pas dissipé cinq jours durant. Il était si épais qu’il a entravé la circulation et rendu toute activité en extérieur difficile. Au bout de quelques jours, plusieurs habitant·es disent souffrir de difficultés respiratoires, avant qu’environ 70 d’entre elleux ne perdent la vie subitement. Les éleveurs de la région constatent que leurs animaux tombent malades, certains meurent dans les étables. Quant à ce qu’il s’est « vraiment » passé, à la compréhension de ce qui a pu entraîner cette catastrophe, cela va précisément être l’enjeu de disputes et de contestations.
Le rôle de la météo est indéniable dans cet épisode de pollution exceptionnelle. Cependant, l’incapacité des autorités à considérer le caractère problématique des émanations toxiques ordinaires des industries pose problème. Pour l’expliquer, il faut considérer la manière dont les enquêtes demeurent arrimées au cadre temporel, restreint, de la catastrophe et considèrent les pollutions ordinaires comme relevant d’un certain ordre des choses. Et pour comprendre cela, c’est plus d’un siècle d’histoire de l’industrialisation des territoires, du rôle croissant de l’expertise scientifique et technique, qu’il faut envisager, pour saisir l’incapacité structurelle des sciences à problématiser la production historique de territoires toxiques et, au contraire, à en normaliser l’existence.
S’il ne fait aucun doute que les habitant·es de la vallée contestent les premières conclusions, innocentant complètement le rôle de l’industrie ; les deux enquêtes suivantes sont accueillies de façon plus ambivalente. Ce qui demeure contesté par certaines voix auxquelles donnent accès les archives, c’est la non-considération du caractère ordinairement toxique et destructeur du fonctionnement habituel des usines de la vallée.
En effet, lors des enquêtes, leurs paroles sont systématiquement disqualifiées. Il revient aux experts et aux chimistes de déterminer ce qui est toxique et ce qui ne l’est pas. Lorsque les habitant·es évoquent les rejets constants d’émanations auxquelles iels ont affaire, les experts prennent soin de distinguer ce qui relève d’une gêne passagère et ce qui nuit à la santé. Cette distinction fut déterminante pour rendre acceptable, ou du moins, plus difficilement contestable l’industrialisation des territoires.

Cela montre qu’il est devenu difficile de remettre en question la présence des industries, malgré leurs conséquences sanitaires et environnementales. Et pour en arriver là, il a fallu inventer toute une série de dispositifs techniques, savants, économiques, etc., qui ont progressivement rendu le développement de l’industrie prétendument inéluctable. Le fait que les scientifiques soient devenus incapables d’interroger le rôle de la toxicité des usines dans cette catastrophe en est l’indice. Cette situation contraste très fort avec celle qui caractérisait les débuts de l’industrialisation. À ce moment-là, les plaintes émises par habitant·es d’un quartier pouvaient conduire à la fermeture d’une usine ou d’un atelier. Avec la montée en puissance de l’industrie au cours du XIXᵉ siècle, encouragée par les États, les réglementations visent à protéger les industriels de ces contestations, et les capitaux toujours plus importants qu’ils investissent.
Dans la vallée de la Meuse, c’est le cas du médecin hygiéniste Hyacinthe Kuborn, qui considère que les vapeurs de l’industrie seraient susceptibles de protéger les habitant·es des épidémies de choléra. Pour beaucoup d’hygiénistes depuis le début du XIXᵉ siècle, les vapeurs chimiques auraient le pouvoir d’assainir les airs respirés. Les prétendues vertus assainissantes de la chimie furent un motif puissant dans les discours visant à légitimer l’industrie. Plus généralement, c’est une foi grandissante, entretenue par les industriels et les milieux scientifiques, dans les bienfaits supposés de la chimie, des techniques et des sciences, qui permet aussi d’expliquer ce type de discours.
Nous en savons plus, mais nous ne savons pas forcément mieux. Aujourd’hui, par exemple, la toxicologie permet d’analyser les effets d’une substance spécifique sur les organismes. Sauf que nous ne sommes jamais soumis à une seule substance – qui plus est selon les conditions de laboratoire dans lesquelles sont élaborés ces savoirs. C’est pour cette raison que ces sciences-là me paraissent ambivalentes : elles prétendent être précises, mais elles nous détournent des problèmes concrets. Les outils de la régulation des substances chimiques sont porteurs de la même ambiguïté : une valeur seuil, par exemple, ce n’est jamais rien d’autre qu’une autorisation à polluer jusqu’à un certain niveau (lire ci-contre). Ces normes censées nous protéger permettent surtout d’éviter de remettre en question le monde plus large, fait d’industries, d’économie, de sciences, etc., qui génèrent ces situations d’intoxication généralisée.
Je crois qu’il s’agit moins de ne pas réguler les industries que de les réguler de manière à permettre leur développement en les rendant acceptables. Quant au problème démocratique, oui, c’est évident, et pour deux raisons au moins. Tout d’abord, la confiscation scientifique et technique des discours jugés légitimes conduit le plus grand nombre à ne pas se sentir habilité à prendre part à ces questions. Dans nos démocraties représentatives, les questions liées à l’industrialisation des territoires sont essentiellement tranchées par des technocrates et des experts, les publics n’étant au mieux que « consultés ». Ensuite, nos sociétés n’ont pas développé une véritable et consistante culture scientifique et technique, laquelle est indispensable pour se doter des capacités de comprendre les enjeux d’emblée socio-environnementaux de toutes ces questions.
Absolument pas. Ni d’ailleurs de toutes les catastrophes industrielles qui ont ponctué les XIXᵉ et XXᵉ siècles et dont, pour la plupart, nous ne nous souvenons pas. Je dirais même qu’aujourd’hui la situation s’est largement dégradée. L’industrie n’a jamais autant pollué et consommé de charbon. Et pour cela, les industriels et les États ont, en un siècle, développé ou renforcé toute une panoplie de stratégies qui leur permettent de minorer et de rendre invisibles les dommages qu’ils causent sur la santé des personnes et l’environnement.
Il existe plusieurs stratégies pour cela, bien documentées par l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie des sciences. La délocalisation des usines, l’invention de dispositifs techniques rendant inodores et incolores les émanations de certaines industries, l’électrification de certains processus industriels ou des modes de transports (reléguant en d’autres contrées les dégâts générés par l’électricité et la production des moteurs électriques), l’enfouissement de déchets, etc. Tout ceci tend à rendre plus difficilement perceptibles les pollutions générées par les processus industriels et les modes de vie qui leur sont associés. Enfin, le fait de nous laisser croire qu’aucun salut n’est possible en dehors de l’industrie et que, d’une certaine manière, il faut bien s’accommoder des pollutions inévitables qu’elle engendre.
C’est une question difficile. Nous sommes pris entre, d’une part, une catastrophe climatique et environnementale globale qui indique bien que nos modes de vie industriels sont catastrophiques et, de l’autre, une incapacité collective, largement entretenue par celleux qui nous gouvernent, à imaginer des modes de vie qui se passerait d’une industrie polluante et extractiviste. Les mirages d’une industrie verte et vertueuse étant là pour nous faire oublier qu’il ne peut y avoir d’économie marchande capitaliste sans dévastation environnementale. Alors oui, je crois que nous avons beaucoup de difficultés à imaginer un monde sans cela. Mais difficulté ne veut pas dire impossibilité. Et de nombreux collectifs, activistes et militants, de nombreux travaux académiques ou autres fournissent une matière généreuse pour apprendre à penser, agir, imaginer d’autres mondes possibles. Rien d’évident à cela, mais il nous revient collectivement d’y œuvrer, autant dans le quotidien de nos activités (il ne s’agit pas d’attendre le « Grand Soir ») que dans des moments de lutte plus spécifiques.
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Philippe Vion-Dury
Ça y est, le pot aux roses a été découvert : l’objectif de limiter le réchauffement climatique à +1,5°C par rapport à l’ère préindustrielle, fixé lors de l’accord de Paris sur le climat en 2015, «n’est désormais plus atteignable». C’est le constat dressé par un groupe de scientifiques français de renom, dont plusieurs anciens rédacteurs du Giec. La nouvelle ne surprend guère: le non-respect des engagements incantatoires issus de l’accord de Paris par les États signataires ne pouvait mener qu’à un tel fiasco. Tout au plus est-on surpris de la précocité de la débâcle, car il était jusqu’alors d’usage d’affirmer qu’on avait «jusqu’à 2029» avant de bazarder l’objectif, selon d’autres études publiées il y a seulement deux ans.
Pourquoi un tel échec ?
D’un point de vue épistémologique: il faut rappeler que ces «cibles», comme on désigne l’objectif de +1,5°C, sont des fictions, des seuils construits par des modélisateurs sur la base de travaux scientifiques, qui comprennent de grandes inconnues (comme de possibles effets de bascules climatiques). Sauf que la perception des changements climatiques ne suit pas cette représentation : le seuil des +1,5°C a déjà été dépassé momentanément en 2024, sans que la plupart des gens en aient conscience. En bref, ces seuils, fondés scientifiquement mais en partie symboliques, provoquent une disjonction entre connaissance et perception de la situation.
Du point de vue des États: un objectif chasse l’autre, et à peine l’objectif des +1,5°C enterré, qu’un autre sera appelé à prendre sa suite. Rappelons ici qu’initialement, le +1,5°C n’est qu’un engagement «bonus»: le seuil à ne surtout pas dépasser est celui de +2°C… Mais pour accoutumer le public à une probable déconfiture, des élus français nous préparent déjà à des scénarios à +3°C et même +4°C.
Du point de vue du marché et de l’industrie: ces objectifs ont permis de concentrer les efforts collectifs sur un objectif lointain de décarbonation, de capter des aides publiques et des avantages fiscaux, de se présenter comme des «partenaires» de la transition et non plus des responsables de la catastrophe.
Du point de vue de la population: derrière l’apparente simplicité des objectifs, la grande technicité de l’approche scientifique du réchauffement climatique n’a, de fait, pas facilité la sensibilisation des populations, écrasées sous des injonctions abstraites. La focalisation de ces cibles sur le carbone (empreinte carbone, budget carbone, marché carbone…) a même pu nourrir un rejet ou un sentiment d’impuissance. À l’échelle individuelle, «on n’en fait jamais assez».
Du point de vue militant: les stratégies fondées sur une mise sous pression des gouvernements pour les contraindre au respect des engagements qu’ils ont pris, et la sensibilisation, parfois par des coups d’éclats, sur le mode du «compte à rebours», n’ont malheureusement donné à ce jour aucun fruit, voire ont pu entraîner découragement et démobilisation.
Et la rhétorique des cibles n’a pas fini d’accoucher de tous ses monstres. Le respect «à tout prix» des objectifs, sans sortie coordonnée du capitalisme, ouvre la voie à l’introduction de techniques de géo-ingénierie, dont le forçage radiatif. En réalité, les scénarios du Giec qui modélisent une «transition» réussie sont tous fondés sur l’intégration plus ou moins massive d’«émissions négatives» (lire notre article dans le numéro 4 de Fracas !) qui viennent compenser les efforts insuffisants de réduction des émissions de CO2. La cible de +2°C est dépassée ? Voilà qu’on nous propose des solutions technologiques pour mettre fin à cet «overshoot» et repasser sous la barre…
Malgré ces multiples constats d’échecs, il y a fort à parier que ces objectifs continuent d’errer dans l’espace public et politique, tels les zombies d’un ordre mondial déjà enterré. On comprend pourquoi : tout l’édifice de la coopération internationale, en matière climatique, s’effondrerait si on les abandonnait – ce que personne ne peut souhaiter.
Ce qui est hautement contestable n’est pas tant l’existence de ces indicateurs mais leur prédominance dans le débat, leur centralité dans un certain type d’engagement écologique, plus médiatisé parce que plus «respectable». Continuer de s’y accrocher coûte que coûte, alors même que la coopération internationale est démantelée par le camp occidental lui-même, Trump en tête, et que les politiques publiques écologiques et les institutions qui les mettent en œuvre sont méthodiquement pilonnées en France et ailleurs, semble relever de l’aveuglement collectif.
Le scientifique malheureusement médiatique François Gemenne, dans un exercice d’«introspection» radiophonique, regrettait qu’on ait voulu lier écologie et lutte des classes. Les conclusions qu’on devrait en tirer sont tout à fait contraire : dépasser la seule question climatique, politiser l’enjeu écologique, se mobiliser partout, tout le temps, dans une complémentarité de stratégies, une composition de tactiques, sans perdre de vue la perspective de forger de nouvelles alliances sociales. Pour preuve : depuis 2018 et la prise de conscience progressive de l’enfumage de l’accord de Paris, les seuls mouvements qui sont parvenus à faire bouger les lignes sont plus insurrectionnels qu’institutionnels. Pour elles – comme pour nous – la lutte des classes n’est pas un gros mot.
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Fracas Media
Le corridor migratoire Inde-pays du Golfe accélère la diffusion des styles de vie énergivores dont les seconds, exportateurs de pétrole, ont fait un modèle. Dans l’État indien du Kerala, où des millions de personnes vivent des salaires envoyés au pays par ceux partis travailler à l’étranger, l’influence du Golfe a fait des climatiseurs « une marque de prestige social ».
Texte et photos : Sebastian Castelier. Ce reportage est issu du deuxième numéro de Fracas.
Vu du ciel, de jour comme de nuit, le détroit d’Ormuz est le théâtre d’un ballet incessant. Les pétroliers et méthaniers s’y succèdent, à la file, pour acheminer vers les marchés de consommations internationaux les hydrocarbures extraits des entrailles du Moyen-Orient. Chaque année, plus de 7,5 milliards de barils de pétrole brut et de liquides pétroliers transitent via ce couloir maritime stratégique, situé à la sortie du golfe Persique. La vaste majorité de ces navires se dirigent vers l’Asie, où les pays du Golfe s’efforcent de stimuler la demande pour leurs combustibles fossiles et dérivés, tels que le plastique et les engrais.
En Inde, déjà troisième plus gros consommateur de pétrole au monde et où les pays du Golfe ont exporté pour 69 milliards de dollars de pétrole et de gaz sur l’exercice fiscal 2021- 22, la demande devrait atteindre 6,7 millions de barils de pétrole par jour en 2030, un quart de plus qu’en 2023. Et le pays le plus peuplé au monde depuis qu’il a dépassé la Chine en 2023 martèle son droit au progrès économique. En amont du 28ᵉ sommet sur le Climat de l’ONU en 2023, deux officiels indiens le résumaient ainsi : les pays enrichis au détriment de l’environnement depuis la révolution industrielle doivent devenir émetteurs nets négatifs de dioxyde de carbone (CO2) pour « permettre aux pays en développement d’utiliser les ressources naturelles disponibles pour leur croissance ».
Une posture qui soulève la question du type de croissance que la population indienne perçoit comme son modèle de référence. Après avoir passé la bague au doigt de celle choisie par sa famille dans le cadre d’un mariage arrangé, Umar Mukhthar Odungatt, qui travaille à Riyad, partage son projet de vie : « Ma future maison sera climatisée et équipée de tout le confort requis. Je m’y suis habitué en Arabie saoudite et je veux en profiter ici aussi, lorsque je serai de passage au village. La climatisation est bien meilleure que les ventilateurs, qui ne suffisent pas pour se sentir au frais, et en Arabie saoudite tout le monde y a accès, les riches comme les pauvres. Et je veux aussi m’acheter une Ford Mustang. »
Comme lui, les 9 millions d’Indiens qui travaillent dans les pays du Conseil de Coopération du Golfe (CCG) goûtent à un modèle de société où la consommation d’énergie par habitant est l’une des plus élevées au monde, avant de le répliquer au pays. « Le mois dernier, nous avons vendu 100 climatiseurs en 5 jours suite à une promotion », se réjouit Asif Moolayil, un vendeur d’électronique au Kerala, état tropical pionnier de la migration vers le Golfe dès les années 1970. « Nous avons ouvert ce magasin ici parce que beaucoup gens y sont des travailleurs immigrés dans le Golfe et leurs familles dépensent beaucoup d’argent pour acquérir le ‘kit prestige’ typique du salarié du Golfe : climatiseurs, lave-vaisselle, lave-linge, voitures, téléphones et autres. Ils se sont adaptés au mode de vie du Golfe et ils ne peuvent plus revenir à leur vie d’avant », assure le vendeur.

« Les climatiseurs sont devenus une marque de prestige social. Les épouses des travailleurs du Golfe se vantent d’avoir de grandes maisons climatisées et moquent la nôtre qui ne l’est pas, disant que nous avons l’air pauvres. Ce type de jugement me met mal à l’aise, même si je refuse de climatiser. Au sein de la jeune génération, tout le monde veut acheter un climatiseur, regrette Khadeeja Manithodika, dont le fils travaille en Arabie saoudite, avant d’ajouter : la plupart du temps, c’est la fierté qui parle, pour pouvoir se vanter. C’est devenu une question de dignité. »
Ravi Raman, chargé des questions migratoires et énergétiques au Kerala State Planning Board, un conseil consultatif qui assiste le gouvernement, confirme le phénomène. « Il est tellement démodé de dire que l’on n’a pas de climatiseurs à la maison de nos jours ! », résume-t-il, pointant lui aussi du doigt le rôle clé joué par l’influence culturelle des pays du Golfe sur les travailleurs indiens expatriés.
Depuis 1990, la consommation d’électricité par habitant au Kerala a été multipliée par 3,7. Selon l’Agence internationale de l’énergie, le nombre de climatiseurs en Inde pourrait être multiplié par 38 d’ici 2050, soit 1,1 milliard d’appareils susceptibles d’engloutir 44 % d’une production d’électricité essentiellement carbonée en Inde – le charbon et le gaz en assurent les trois quarts. « Tout le monde a besoin d’un climatiseur aujourd’hui, dans quelques années tout le monde en aura un ici, affirme Asif Moolayil. L’impact des climatiseurs sur le changement climatique, personne n’en parle ici, c’est un non sujet », ajoute le vendeur d’électronique. Ismail Koradan, marchand de parfums à Dubaï, ajoute : « Nos maisons traditionnelles en briques gardaient les pièces fraîches, mais elles sont démodées, alors nous avons opté pour la maison en béton, qui est chic. Mais elle retient la chaleur, et cela nous force à acheter des climatiseurs. Aujourd’hui, je dirais que nous copions environ 80 % du style de vie du Golfe. »
Le souci du paraître ne se limite pas au logement. « Je remplace mes chemises tous les trois mois pour montrer à ma communauté mon niveau de vie. Une manière de m’acheter un certain prestige social », confie Ashiq Kinattingarath, employé dans la province saoudienne de Tabuk, où le Royaume prévoit d’ériger des projets pharaoniques, tel que la première station de ski en plein air du Golfe. « Je suis devenu “un homme de Dubaï”, alors je dois renouveler ma garde-robe régulièrement. Avant, je dépensais vraiment très peu pour les vêtements, j’avais un style très “villageois”. Mais une fois sur place, je me suis dit qu’il fallait que je m’habille comme les gens de là-bas », témoigne Jubair Muhammad Haneefa. Établi dans la ville au gratte-ciel le plus haut sur terre où il travaille dans le secteur assurantiel, il alloue environ 20 % de son revenu à l’habillement. Selon une étude, chaque 1 000 euros additionnels dépensé par un ménage indien accroît de 0,8 tonne son empreinte carbone annuelle, estimée à 6,5 tonnes. En France, ce chiffre s’élève à 4,6 tonnes, par personne. Mais cet écart se réduit sur fond d’ascension de la classe moyenne indienne. Au Kerala, les familles de ceux qui travaillent à l’étranger dépensent un tiers de plus que la moyenne, y compris dans les loisirs, où le Golfe est là encore le point de référence.
« Nous avons un parc à neige au Qatar, alors quand ma femme et moi avons appris que le concept était arrivé au Kerala, nous avons décidé de venir nous amuser. Nous voulons en profiter ! », indique Said Valiyamadayi, un Keralite de 32 ans employé par l’industrie gazière qatarie depuis cinq ans et en visite dans sa ville natale pour les vacances. « Je suis certain qu’il y aura plus de parcs à neige au Kerala dans le futur, les gens viendront y chercher de la fraîcheur lorsque le climat dehors sera trop chaud. C’est un nouveau concept, inspiré des pays du Golfe. Nous voulons le même style de vie qu’eux, parce que c’est confortable », s’enthousiasme-t-il. Sa femme Shifana Valiyamadayi ajoute : « C’est aussi l’occasion de comprendre à quoi ressemble le changement climatique ! Et à première vue, le changement climatique ne pose pas de problème, à l’exception du fait que mon petit garçon ne semble pas trop aimer le froid. »

Sur le toit de ce centre commercial, la neige artificielle cède le pas au vrombissement des karts. « Ce type de loisir est nouveau ici. Nous copions-collons le type de divertissement que nous voyons dans le Golfe. Dans quelques années, je crois que l’offre de divertissement sera la même ici qu’à Dubaï, car nous importons leurs idées », affirme avec joie Muhannas Kunnikkandi, 23 ans, avant de s’élancer. Lui vit à Dubaï avec son père et sa sœur depuis trois ans. À cela, s’ajoute une appétence pour des voitures et des maisons toujours plus grosses, ainsi qu’une consommation accrue de viande. La diaspora établie en Occident acquiert souvent la citoyenneté et s’installe ainsi dans son pays d’accueil, ce qui limite son influence sur les modes de vie en Inde. A contrario, l’octroi de la citoyenneté est rarissime dans le Golfe, forçant les travailleurs à rester liés à leur terre natale, en vue de leur retour au pays après leur « Golfe life ».
Après avoir conquis le Kerala, les modes de vie carbonés des pays du Golfe se diffusent le long des routes migratoires intra-indiennes. Répliquant le modus operandi de sa région d’adoption, qui délègue toute tâche manuelle à la main-d’œuvre étrangère, le Kerala emploie environ 3,5 millions de travailleurs originaires d’États indiens plus pauvres dans les secteurs que sa population juge comme ingrats.
« La plupart de ces États ont en fait 30 à 40 ans de retard sur le Kerala en termes de développement humain. Parcourir l’Inde, c’est comme voyager dans une machine à remonter le temps. Les différences entre les États sont très, très marquées », analyse Benoy Peter, fondateur de l’ONG keralite Centre pour la migration et le développement inclusif (CMID). Ce contraste fait du Kerala « l’un des États les plus attractifs » pour la migration intra-indienne, selon Benoy Peter. Le salaire moyen dans la construction de 9,5 euros par jour y est le plus élevé d’Inde rurale, et près de 2,5 fois supérieur aux émoluments en vigueur dans l’État du Bihar, où la pauvreté frappe une personne sur trois.
Mais, une fois au Kerala, le processus d’accoutumance aux attributs de la vie carbonée débute. « Par rapport à d’autres États de l’Inde, le Kerala est mieux, en avance. L’une des raisons qui m’a poussé à émigrer ici, c’est de pouvoir profiter moi aussi de ce style de vie. Le Kerala a de super maisons et le niveau de vie y est plus élevé. C’est comme un mini-Golfe ; nous rêvons tous de construire au Bihar ce que nous voyons ici », confie Mohammad Tausif, un imam bihari qui vit au Kerala depuis dix ans.

À Deodha, un village au centre du Bihar, Vineet Kumar Thakur esquisse un sourire gêné face à la maison familiale dont les murs sont faits de paille. Lui est pompiste dans une station essence au Kerala et n’est de passage que pour de courtes vacances dans le logis où vivent ses parents, l’une de ses sœurs et sa grand-mère. Il en profite pour afficher son ambition pour la famille. « Notre prochain projet est de démolir cette maison pour en bâtir une nouvelle, plus grande et mieux équipée », ébauche le jeune homme de 22 ans. « Un jour, le Bihar sera comme le Kerala », espère Mohammad Reyaj, un coiffeur bihari qui travaille dans la ville keralite de Beypore depuis 2014.
Il confie avoir l’intention de quitter le Kerala pour se rendre dans les pays du Golfe où il espère toucher un revenu deux à trois fois supérieur. « Nous sommes nombreux à venir au Kerala pour acquérir de l’expérience pendant quelques années, puis nous partons vers le Golfe », indique-t-il. Le Kerala comme première étape d’une initiation au mode de vie carboné. Dans l’Uttar Pradesh, l’État le plus peuplé d’Inde, Irshad Malik reçoit dans la maison familiale, à 2000 kilomètres du Kerala où son fils travaille comme artisan du bois. « Le Kerala a une vraie influence ici. Lorsque mon fils me rend visite, nous parlons souvent du mode de vie là-bas. Et nous rêvons des choses matérielles qu’ils ont là-bas », indique ce père de famille. Une douce musique aux oreilles des pays du Golfe, qui misent sur la croissance de la demande indienne en énergies fossiles pour y accroître leurs exportations d’hydrocarbures.
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Philippe Vion-Dury
Sous le règne de l’industrie, en régime capitaliste, produire des biens et services présente toujours des dangers. Les infrastructures sont accidentogènes, les matériaux utilisés polluants, les « externalités » négatives. En somme, la production sociale des richesses (croissante) va de pair avec la production sociale du risque (croissant), tandis que les technologies requises pour maintenir cette dynamique tout en atténuant les dégâts se font de plus en plus complexes et opaques. Ce constat n’a rien de neuf. Et pourtant, la situation n’a jamais été aussi critique.
Pour se maintenir, la société du risque, ou plutôt l’État industriel, a besoin de produire de la sécurité, de l’ignorance, de l’invisibilité. Il faut rassurer les populations par des seuils (souvent fictifs), des contrôles (sous-dimensionnés), de la résignation (par le chantage), et parfois, du mensonge. Et pour éviter toute contestation de masse, une autre réalité doit être dissimulée : l’inégale répartition des menaces. Quelles sont les personnes les plus assujetties au risque industriel ? L’ouvrier de la chimie, l’agricultrice en élevage porcin, la contrôleuse de centrales, l’agent de maintenance. Et toutes les populations pauvres, racisées, qu’on oblige à habiter au contact des usines et qui meurent plus tôt que les autres. Et leurs enfants avec eux, qui souffrent de maladies pédiatriques. Et les gens du voyage, qu’on parque dans des endroits dangereux. Et les anciennes colonies enchaînées à cet héritage : on meurt encore des radiations en Polynésie, comme on meurt encore du chlordécone en Martinique.
Qu’a fait l’écologie médiatique ces dernières décennies ? Pas grand chose. Il faut reconnaître que sa position est délicate. Qu’elle dénonce la présence de telle ou telle installation polluante, voilà qu’on l’accuse de verser dans le « Nimby », le « pas dans mon jardin », et donc de néo-colonialisme : plutôt dans les pays pauvres que chez nous. Qu’elle s’oppose à telle ou telle installation accidentogène, et la voilà accusée de détruire de l’emploi, d’être bourgeoise. Parfois à raison, mais la critique reste facile.
Un espoir renaît toutefois, et il vient d’en bas. À Grandpuits, à Salindres, à Fos-sur-Mer, dans les raffineries comme dans les usines à PFAS ou les hauts- fourneaux, travailleurs et travailleuses exigent qu’on protège leur emploi, mais leur santé aussi, et celle de leur famille, de leurs forêts, de leur territoire, et même de la planète. Celles et ceux pour qui la catastrophe environnementale n’est pas qu’une question de pics de pollution et de degrés Celsius commencent à se soulever et exiger que l’on fabrique autre chose, que l’on produise différemment. Des écolos répondent à l’appel, des nouveaux venus des Soulèvements de la terre aux vétérans des Amis de la terre. Des habitants aussi, organisés en collectifs, et même parfois en syndicats, comme Riverains ensemble, qui demandent de protéger les habitants des pesticides en sauvant du même coup la paysannerie. Ou encore le Syndicat de la montagne limousine qui, à l’initiative d’habitants et d’habitantes, entend s’attaquer aux problèmes du territoire en liant entre elles les demandes écologiques, économiques et sociales.
C’est bien dans ces vastes coalitions hétérogènes que renaît l’espoir d’un bloc social écologique capable de désamorcer la bombe à retardement.

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Cuisiniers, employés techniques, magasiniers… 300 000 personnes travaillent chaque jour pour cuisiner et servir les repas de millions de Français, grands et petits, « à la cantine ». Des métiers au cœur d’un secteur en pleine mutation, pris en étau entre des baisses de dotations publiques, des attentes sociétales, et les intérêts financiers d’acteurs moins gourmets que gourmands.
Cet article de Christelle Granja est issu du numéro 3 de Fracas. Photos : Blandine Soulage
Au RIL, le Restaurant Inter-Administratif de Lyon, à deux pas de la gare Part-Dieu, ils sont 40 pour préparer les repas de 1200 « convives » – c’est comme ça qu’on appelle, dans la restauration collective, les clients qui passent à table. Cuisiniers, chefs de partie, seconds ou employés techniques composent la « brigade », et suivent une organisation au cordeau. 6h30, le soleil n’est pas encore levé, la première équipe s’active. Il faut être prêt pour l’arrivée des agents ministériels affamés, dès 11h30, et pour le café du matin. Franck travaille ici depuis 28 ans en tant que magasinier. Un fait rare, relève Philippe Muscat, le directeur de ce restaurant pas comme les autres : « Aujourd’hui, si j’arrive à garder un salarié quatre ou cinq ans, c’est bien. L’avantage des soirées et week-end libres ne suffit plus ».
Au rez-de-chaussée du RIL, Franck pointe et vérifie la marchandise que lui livrent les fournisseurs ; il réceptionne certains matins plus d’un quart de tonne de fruits et légumes. La plonge, la cuisine, il a « tout fait ». Magasinier n’est pas pour lui déplaire, bien que le métier reste physique : le gerbeur, outil de levage motorisé, aide bien, mais les cagettes et les sacs de frites, il faut malgré tout les porter pour les ranger. Un coup de fil du pâtissier : a-t-il reçu la pectine ? Tandis que Franck s’affaire, chacun, dans les étages du RIL, a rejoint son poste, équipé d’une blouse et d’une charlotte.

Dans une salle, Hervé et Baptiste lavent des kilos de pommes et de carottes, les épluchent et les découpent à l’aide de machines. À quelques mètres, une salle est consacrée à la pâtisserie, une autre aux plats principaux, une autre encore à la préparation des entrées. Là, Mariam, seconde de production, s’applique à remplir des centaines de verrines d’un risotto aux champignons. Autour d’elle, la cuisine est une ruche encombrée de chariots et d’étagères inox (on y rentre à peine une journaliste et une photographe !), où ses collègues s’affairent. « Cette semaine j’ai fait 60 litres de mayo et 40 litres de vinaigrette. Hier on a servi 1200 entrées… », détaille avec entrain Mahmoud, chef de partie de production froide.
Malgré l’agitation, mieux vaut être couvert ici : il fait 6°C en début de journée, et la température monte péniblement jusqu’à 10°C. Ce n’est pas pour rien que Gaye, en CDI et diplômé d’un CAP de cuisine, préfère être à la plonge (il alterne, une semaine sur deux, avec un collègue) : il y fait plus chaud, et il y est seul. « Mon propre patron », sourit-il en maniant la vaisselle de ses grands gants bleus.
Le RIL est l’un des 90 restaurants inter-administratifs en exercice en France. Destiné à nourrir les agents publics d’État, il fait partie de la famille de la restauration collective. Une grande famille, avec ses lignées plus ou moins recommandables, ses oncles véreux et ses gendres idéaux. 80 000 lieux assurent chaque jour quatre repas sur dix sont pris hors du foyer, soit 11 millions d’assiettes servies à des écoliers, collégiens, lycéens, étudiants (près de 40%), mais aussi à des personnes âgées en Ehpad et des bébés en crèche, des malades et des soignants, des salariés et des agents publics…
Difficile de ne pas voir là un formidable outil de santé publique, alors que 13% des Français souffrent de précarité alimentaire, mais aussi un levier de transformation des modes d’alimentation (moins carbonés, moins polluants) et des filières agricoles (plus locales, plus responsables). Dans les faits, le secteur, « en pleine mutation » selon le directeur du RIL, est très contrasté, pris en étau entre des baisses de dotations publiques, des attentes sociétales, et les intérêts financiers d’acteurs moins gourmets que gourmands. Malbouffe, conditions de travail dégradées et exemplarité s’y côtoient.

Ce vaste marché, qui emploie 300 000 personnes selon Restau’co (1) et génère 21 milliards d’euros de chiffre d’affaires, est à 60% en régie directe. Pour le reste, la gestion dite « concédée » (déléguée à un prestataire), trois multinationales, Sodexo, Elior et Compass (qui n’ont pas souhaité répondre à nos sollicitations) se partagent l’essentiel du gâteau, soit 70 % du chiffres d’affaires, détaillent Geneviève Zoïa et Laurent Visier dans leur ouvrage Les Cuisines de la Nation (Wildproject, 2025). Des géants peu scrupuleux, bons fournisseurs en scandales alimentaires : viandes dopées à l’eau, lardons bio et végétariens présentés comme sains, mais composées de sucre, d’huile et d’amidon, sans oublier des intoxications massives d’enfants à la gastro-entérite, rappelle Jean Songe dans Sodexo La gloutonne (Seuil, 2021).
Les conditions d’emploi ne sont guère plus réjouissantes : temps partiels subis, rémunérations au plancher, gestes répétitifs avec troubles-musculo-squelettiques à la clé. La faute, entre autres, à une organisation autour de cuisines centrales, qui préparent des milliers voire des dizaines de milliers de repas « prêts à manger » pour des sites distants de plusieurs kilomètres. A la fin du XXe siècle, de nombreuses cuisines locales, et les emplois qui vont avec, souvent féminins, disparaissent au profit du développement de ces grandes unités centrales. Aujourd’hui, on en compte environ 800 dans l’Hexagone.
Ces cuisines XXL apparaissent à la fin des années 1980, en réponse à des impératifs sanitaires et à la quête d’optimisation des coûts. Elles reposent sur un procédé très règlementé : la « liaison froide ». Il consiste à préparer des plats à l’avance, à les réfrigérer, à les stocker, puis à les transporter entre 0°C et 3 °C dans des camions réfrigérés ou des containers isothermes jusqu’au lieu de restauration, où ils sont réchauffés sur place (à plus de 63°C, risque sanitaire oblige). Avantage : le plat peut se conserver de trois à six jours. Temps, espace, personnes : la consommation du repas est « libérée » de sa préparation, à laquelle plus rien ne la rattache. Côté chaleur humaine, on repassera.
À Paris, dans le XVIIIe, dix employés d’une filiale de Sodexo fournissent quotidiennement 16 000 repas d’écoliers, et plusieurs centaines aux résidents d’un Ehpad. À Vitry-sur-Seine, ils sont 40 à préparer, dans la nouvelle cuisine centrale Eugénie Brazier (dont les responsables n’ont pas non plus souhaité nous recevoir), les repas de 4 500 collégiens et 2 600 bébés en crèches, aidés d’un robot armé de trois bras qui remplit les bacs où est placée la nourriture, les referme et les empile. À Bordeaux, le « Sivu » compte une équipe de chauffeurs qui livre 180 sites à bord d’une flotte de 17 camions, équipés d’appareils de géolocalisation par satellite pour tracer le suivi de la chaîne du froid en temps réel.

La tech au service des coquillettes. « Apprendre aux enfants à consommer des aliments fabriqués en usine à plusieurs kilomètres trois jours plus tôt et livrés par camion en barquettes individuelles à l’école, c’est former des adultes à devenir des clients de Uber Eats ou de Deliveroo », dénoncent Geneviève Zoïa et Laurent Visier (Les Cuisines de la Nation, Wildproject, 2025). Le constat vaut pour tous : en déconnectant la fabrication du repas du lieu de consommation, le modèle de la cuisine centrale est associé à un mode de production industriel. Finies les odeurs et les bruits de cuisine à la cantoche !
Fini le lien entre les « mangeurs » et les cuisiniers, entre ceux qui servent, ceux qui savourent, et les produits bruts. « À la faveur de ces circuits, des métiers techniques s’inventent (diététiciennes, qualiticiennes, managers…) quand d’autres, artisanaux et centrés sur la relation et la proximité, se raréfient (cuisiniers sur place) jusqu’à disparaître (cantinières) », regrettent Geneviève Zoïa et Laurent Visier, qui voient dans ce développement de cuisines centrales hors-sol un véritable choix de société.
Face à ce modèle, plusieurs acteurs font de la résistance, malgré les difficultés conjuguées des baisses des dotations publiques et de l’inflation. À Châteauroux, la mairie abandonne sa cuisine centrale pour créer cinq petites unités de restauration scolaire avec de la cuisine bio et locale, via l’association Cuisines nourricières, rapporte Ici Berry. Plusieurs communes, de Mouans-Sartoux à Vannes, vont même plus loin, en créant des régies agricoles pour alimenter leurs cantines en produits frais et locaux.
Au RIL, notre cantine d’État lyonnaise, l’équipe cuisine également des produits frais, de saison, souvent bio et locaux. Même les pâtes, les pizzas et depuis peu le jambon sont élaborés sur place. Surtout, quelques mètres séparent la fabrication du repas de sa dégustation. À 11h, l’équipe déjeune rapidement sur les mêmes tables qui accueilleront bientôt les convives, et se met en place pour le service des plats qu’elle vient de mitonner, au premier étage du bâtiment.
« Les gens ont une conscience accrue de l’importance de la restauration collective. Mais les points de blocage sont dans les moyens alloués », regrette le directeur du RIL, pas très rassuré par l’état des finances publiques, tout comme Agnès, la responsable financière, qui doit composer avec les retards de paiement du premier employeur français, l’État. La marge de manœuvre est faible. Dans la restauration collective, de nombreux indicateurs sont inscrits dans la loi : la tarification des repas, le pourcentage de bio, de local, de produits « fait maison ».

Depuis 2022, la loi Egalim exige pour le secteur public au moins 50 % de produits durables ou de qualité, dont 20 % de bio. Et un nouvel objectif a été introduit pour la viande et le poisson : 60 % de produits de qualité et durables, et 100 % pour les restaurants nourrissant les agents d’Etat. « En décembre, on était déjà à 90 % sur les produits carnés, sous peu on devrait être bons », pronostique Philippe Muscat. Le RIL, structuré en association, fait figure de bon élève. Car en France, Egalim n’est guère respectée.
Question de temps ? D’argent plutôt. En 2023, les cantines n’auraient consacré que 27,5 % de leurs achats à des produits durables et de qualité, dont seulement 13 % en bio (2). Mais si le bon élève est à l’équilibre, il reste sur le fil. Les salaires avoisinent le Smic pour une partie des employés les moins qualifiés, quand la restauration dite « commerciale » a relevé ses salaires de 16% après le Covid – augmentation que le RIL, contraint à des tarifs bas de cantine, n’a pas pu suivre, regrette son directeur, qui voit certains de ses salariés confrontés à des situations de précarité.
On ne s’étonnera guère que le secteur peine à recruter et à fidéliser. Romain, pâtissier passionné, énumère les inconvénients du métier, tout en travaillant avec délicatesse une pâte de noisettes torréfiées : la station debout, le port de charges lourdes, la répétition des gestes, les écarts de température… Et sans surprise, la rémunération. « Mais je commence mes journées à 6h30 et j’ai mes week-ends : pour un pâtissier, c’est du luxe », conclut le diplômé en chocolaterie, qui a commencé sa carrière dans l’artisanat, et ne regrette pas d’être passé à la restauration collective. Il y trouve des normes d’hygiène et de sécurité mieux appliquées, mais aussi, à rebours des clichés, davantage de créativité. « Faire notre propre noisetine, notre jambon… : en 2015, on était des extraterrestres, mais les choses se mettent en place », veut croire le directeur.
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