Fracas Media
Depuis le début de son combat contre la direction de la boulangerie industrielle Neuhauser dans laquelle il travaille, en Moselle, Christian Porta a toujours ferraillé aux côtés des militants écologistes. À rebours des clivages traditionnels, le délégué CGT défend les travailleurs d’un secteur agro-alimentaire mondialisé, tout en souhaitant la disparition de cette forme d’industrie, dévastatrice pour la planète.
Un article de Damien Mestre issu du dernier numéro de Fracas. Photographies : Olivier Toussaint.
Lui arrive-t-il de dormir ? Christian Porta en vient à faire douter ses collègues, à l’heure du déjeuner devant l’usine Neuhauser de Folschviller en Moselle. « Attends, mais tu bossais pas dans l’équipe de nuit ? » Si, si… répond celui qui les a croisés à cinq heures du matin et qui promet d’aller faire une sieste cet après-midi. La seule chose qui ne les étonne plus, c’est de voir le délégué CGT suivi de près par un photographe.
Il y a quelques mois, c’est l’équipe de tournage d’un documentaire réalisé par Carol Sibony, S’ils touchent à l’un d’entre nous, qui lui collait aux basques. Un film qui retrace son combat contre la direction de cette usine, qui emploie près de 270 personnes à Folschviller, et qui a essayé de licencier le jeune homme pour « harcèlement moral » en avril 2024 – une procédure dénoncée comme une tentative d’écraser les contestations des salariés. Un pied sur le piquet de grève, l’autre au local syndical… L’hyperactif de trente-trois ans assume aussi un rôle d’aidant familial, auprès de sa mère malade avec laquelle il vit. Ajoutez à cela les projections-débats qui s’accumulent depuis la sortie du film, à Paris, Bordeaux ou au Mans. Et surtout, les 5×8 de l’usine qui s’enchaînent : deux jours de travail de nuit, deux jours le matin, deux jours l’après-midi, afin de maintenir la cadence d’un système d’organisation où cinq équipes assurent un fonctionnement continu 24/7, y compris le week-end.
C’est donc un feuilleton judiciaire qui a fait connaître Christian Porta dans le milieu militant. Il en sourit : « C’est vrai qu’aujourd’hui, quand on parle de répression syndicale, mon nom ressort assez vite. » Sa mise à la porte, jugée abusive, est rapidement invalidée par l’inspection du travail. Mais Neuhauser s’entête à la faire appliquer, malgré les risques de sanctions. Les salariés se mettent en grève.
Au mois d’août dernier, ils obtiennent la réintégration de leur collègue. Une victoire retentissante puisque InVivo, le géant de l’agro-industrie qui détient l’usine, est condamné à verser 525 000 euros d’astreinte au syndicaliste pour ne pas avoir respecté une première décision de justice. « Je pense que les prud’hommes de Forbach n’avaient jamais vu ça ! » Il préfère prévenir : la somme, aussi folle que « s’il avait gagné au loto », est bloquée sur un compte. L’employeur a fait appel et aimerait bien la récupérer… De toute façon, on devine assez vite que Christian Porta n’est pas du genre à s’acheter un yacht. « Ma mère n’aime pas qu’il y ait tout cet argent, elle a peur que je me fasse kidnapper. » Dans son combat, le Mosellan a reçu le soutien de tout un tas d’organisations de gauche. Des députés insoumis ont relayé sa parole dans l’hémicycle. Son sourire et sa boucle d’oreille aux couleurs de la Palestine s’affichent en pleine page dans toute la presse militante (le journal local l’a même rebaptisé « le syndicaliste au demi-million d’euros », dans sa rétrospective des personnalités qui ont marqué l’année 2024).
Événement rare pour un délégué CGT : les défenseurs de l’environnement sont aussi venus à ses côtés pour l’écouter et le défendre. Les Soulèvements de la terre, Les Amis de la Terre, Extinction Rebellion, Greenpeace… Toutes les chapelles du mouvement écologiste ont convergé vers cet ouvrier de l’agroalimentaire. Une récente tribune de soutien a recueilli la signature de figures comme Camille Etienne ou Marine Tondelier. Il s’en réjouit : « Avant, les écolos se contentaient de bloquer les usines… Aujourd’hui, ils viennent parler avec les travailleurs. Il y a eu d’énormes avancées. » On pense aussi à Greta Thunberg, l’égérie internationale des grèves pour le climat, qui est allée apporter son soutien aux ouvriers italiens en lutte de GKN. Pourtant, on imagine mal comment l’entreprise dans laquelle il travaille pourrait survivre à la révolution espérée par ces militants.
Chaque jour, les lignes automatisées de Neuhauser dégeulent des centaines de milliers de croissants, baguettes et pains au chocolat surgelés. Des produits bon marché, envoyés sur les routes par dizaines de camions, qui finissent en général chez Lidl. C’est le cœur du réacteur de l’agro-alimentaire mondialisé : ici, on produit toujours plus loin et pour toujours moins cher. À des années-lumière du pain aux graines sans gluten et des petits maraîchers bio.
« Je suis prêt à discuter de tout, y compris de la fermeture de mon usine à long terme »
Christian Porta reconnaît lui-même une certaine forme de méfiance vis-à-vis des discours environnementaux. Il y a quelques années encore, il associait l’écologie à la politique des « petits gestes » – ce discours un poil naïf et volontier moralisateur. En gros : « les Verts, c’étaient ceux qui venaient nous faire chier si on triait mal nos déchets ».
Depuis, le parti dans lequel il milite, Révolution Permanente (scission du Nouveau Parti anticapitaliste), a fait de l’alliance ouvriers/écolos une nouvelle forme d’agitprop, une forme de communication qui joue sur les affects. En bon trotskyste contemporain (il lit Lénine sur sa liseuse Kindle à l’usine), Christian Porta y voit un moyen de mettre à jour la vieille pensée syndicale, tout en élargissant la base militante. « Il faut absolument que la CGT porte un discours clair sur l’écologie ! » Surtout que protéger l’environnement, « c’est commencer par protéger les travailleurs eux-mêmes ». En disant cela, il pense à la plateforme pétrochimique de Carling, au pied de laquelle il a grandi, tout près d’ici. Avec son « odeur nauséabonde » et l’espérance de vie réduite des gens qui y bossent.
Un autre sujet rapproche pour lui activistes et syndicalistes : « la répression ». Forcément. C’est d’ailleurs ce qui l’a encouragé à initier la convergence des luttes, quand InVivo a racheté Neuhauser fin 2021. En se renseignant sur son nouveau patron, Christian Porta découvre que le groupe a traîné Greenpeace en justice, réclamant des dizaines de milliers d’euros à l’ONG pour une action symbolique devant le siège parisien en 2015. Une forme d’intimidation, comme celle que connaîtra plus tard le syndicaliste ? La cour d’appel de Paris a depuis donné raison aux défenseurs de l’environnement. Ce ne sont pas les seuls à avoir été inquiétés : des activistes d’Extinction Rebellion ont également été poursuivis après le déploiement d’une banderole visant une filiale de l’entreprise, dans le port de La Rochelle. Et d’autres procédures du genre pourraient suivre. Car InVivo est la bête noire de pas mal d’associations, qui y voient une incarnation du gigantisme agricole : 15 000 salariés, plus de 11 milliards d’euros de chiffre d’affaires et des activités réparties dans 39 pays – du stockage de blé aux pesticides, en passant par la commercialisation de semences.
À force d’évoquer ces chiffres astronomiques, une question s’impose naturellement dans la conversation. Christian Porta la pose d’ailleurs lui-même : dans un monde idéal, son métier existerait-il encore ? « Je suis prêt à discuter de tout, y compris de la fermeture de mon usine à long terme. »
Mais en attendant le grand soir et l’abondance, il faut bien réussir à nourrir des millions de personnes. L’échange glisse alors vers un stimulant cours de marxisme, option boulangerie : « Quand je vois les machines que l’on utilise à Neuhauser, je sais que l’on pourrait clairement faire du bon pain bio avec. Ce n’est pas l’appareil de production le problème, mais le cadre capitaliste dans lequel il est utilisé ! » Avant l’usine, Christian Porta a connu le CAP et le brevet pro pâtisserie. Les heures de nuit à feuilleter des pâtons dans les petites boulangeries familiales. « Même dans ces entreprises, on fabrique parfois de mauvais produits… À l’inverse : on pourrait très bien réquisitionner les outils industriels pour produire en masse du meilleur pain. » Des viennoiseries à la chaîne… mais sans les additifs chimiques aux noms imprononçables. Ni le pénible travail en 5×8.
Pendant la pandémie du Covid-19, ses camarades et lui se sont battus pour éviter le gaspillage de centaines de palettes de denrées alimentaires, vouées initialement à la destruction faute de consommateurs. Ils ont mis la pression pour que tous ces croissants et baguettes soient distribués aux habitants, ainsi qu’à des associations caritatives. Le syndicaliste raconte aussi comment la bataille avec la CGT a permis des avancées très concrètes pour les habitants du coin, en termes de pollution olfactive : « On s’est bougés pour réduire les mauvaises odeurs dont l’usine était responsable dans la cité juste à côté. »
En 2026, il y aura les élections municipales. Peut-être qu’il tentera de faire émerger ces thèmes à l’échelon local ? « J’adorerais qu’un collectif de riverains puisse avoir un droit de regard direct sur les activités de l’usine. » En tout cas, du côté de Saint-Avold, où il s’apprête à déménager avec sa mère, les vieux de la vieille comptent déjà sur lui pour remuer une campagne électorale qui s’annonce à droite toute. À moins que d’ici là, son employeur ouvre un nouveau front contre lui ? Depuis l’été dernier et le versement du chèque gagné aux prud’hommes, le syndicaliste s’amuse à charrier la direction. Au détour d’un couloir, il demande par exemple des conseils pour apprendre à gérer sa fortune… Pas sûr que cela les fasse trop rigoler, les cravaté. Mais, visiblement, Christian Porta n’a toujours pas peur de s’attirer des ennuis. « En même temps, j’ai un peu l’impression que cela fait partie de la fiche de poste du bon syndicaliste. »
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Philippe Vion-Dury
« Comment convaincre les cons ». Voilà le titre en Une du dernier SoGood, magazine du groupe SoPress paru la semaine dernière. Qui sont-ils, ces cons ? Les « racistes », les « climato-sceptiques » et les « sexistes ». Mais, on le comprend grâce au dessin de couverture comme par les illus d’intérieur (car oui, nous avons lu le dossier), les « cons » sont bien situés socialement : les ploucs, les beaufs, la France rance, moche et mal rasée. Avec une casquette MAGA, parce que pourquoi pas ? Américains, Français… tous les mêmes cons.
Ce numéro ne traduit pas seulement une attitude qui n’a jamais cessé d’être insupportable, par laquelle un grand nombre de journalistes semblent convaincus d’œuvrer au débat public lorsqu’ils ne font rien d’autre que rappeler leurs privilèges de classe. Elle manifeste aussi l’impérissable complaisance de la gauche bourgeoise quant à sa propre supériorité morale, un barbotage satisfait qui la dispense de faire réellement de la politique. Pour le dire autrement : qui cherche à convaincre ne commence pas par insulter. Ce discours-là n’est que le double de celui qu’il dénonce, et les deux se nourrissent l’un l’autre.
Comme une illustration subtile de ce que le psychiatre marxiste Joseph Gabel nommait la « fausse conscience » : « l’attitude pathologique consistant à prendre la partie pour le tout, autrement dit à isoler une donnée de la vie collective pour l’ériger en réalité absolue ». Dans le réel mutilé d’une partie de la France, le malheur ne peut provenir que de l’immigré, des élites, des bobos. Tout y ramène. Dans le réel mutilé de la bourgeoisie progressiste, le problème c’est que les gens sont trop cons pour comprendre – et donc pas assez diplômés, sophistiqués, et finalement trop prolos, et ainsi de suite.
On ne reviendra pas sur tous les effets délétères de ce type d’attitude, et l’immense bâton dans les roues qu’elle représente pour tous les militants de terrain (on l’a déjà évoqué ici). Mais on peut s’en saisir pour réfléchir à la question qui n’est malheureusement pas traitée par SoGood, une fois le spectre du « con » écarté : comment convaincre ?
Quelques pistes de réflexion qui donnent l’occasion à Fracas d’expliquer un peu plus sa démarche.
L’essentialisation, en politique, est l’antithèse de la gauche, qui repose justement sur la construction. On assiste pas à une épidémie de racistes, mais à une montée de la racialisation des problèmes sociaux. Le climato-négationnisme, longtemps en baisse, explose depuis quatre ans, faut-il comprendre que c’est que les gens sont de plus en plus cons ? Evidemment que non, pas plus que les « réseaux sociaux » suffisent à expliquer quoi que ce soit. Spoiler : la société française serait même culturellement de plus en plus progressiste…
Résister à la tentation de l’essentialisation, et comprendre que des phénomènes comme le racisme, le sexisme ou le climato-scepticisme sont aussi le signe d’autre chose, d’un malaise qui ne parvient pas à épeler son nom, c’est un préalable à toute ambition de faire de la politique, c’est-à-dire défendre réellement ses idées et ses valeurs. Parce qu’en définitive, on ne débat pas avec un climato-sceptique. Pourquoi perdre son temps ? Mais peut-être qu’on peut débattre avec une personne vaguement sceptique, un peu sceptique, voire même très sceptique, si l’on comprend que la raison profonde de ce scepticisme est ailleurs. Que ce scepticisme n’est que le support d’autre chose.
Qui a-t-on les moyens de convaincre, qui a-t-on envie de convaincre ? Quels interlocuteurs se choisit-on pour tenter de faire avancer les lignes de front politique ? Question que la gauche bourgeoise ne fait pas l’effort de se poser, puisqu’elle ne connaît qu’elle-même, qu’elle ne cherche qu’à se convaincre elle-même, dans son monde enchanté dépouillé des violences de classe.
C’est là toute la différence avec un dossier comme celui que Fracas a consacré aux chasseurs. A minima, se poser la question : de par leur importance dans le tissu social rural, ne seraient-ils pas des alliés potentiels pour nos luttes ? Et immédiatement après : lesquels parmi eux, au sein de ce groupe composite, pourraient devenir des alliés ? Et lesquels n’ont pas vocation à le devenir. Car on ne va pas tenter d’aller convaincre Willy Schraen ou Thierry Costes, pas plus qu’on ne validera la chasse bourgeoise et « sportive », l’engraissement et le massacre des faisans d’élevage, ou le business des armuriers. Mais le chasseur qui va promener le fusil de temps en temps, partage la viande au village, et surtout détste ce nouveau projet de méthaniseur au milieu d’une zone sauvage, lui peut-être que…
C’est là, encore une fois, ce que l’essentialisation politique ne permet pas : discriminer au sein d’un groupe social – et donc d’y chercher et trouver des alliés.
Pour convaincre, faudrait-il se fondre dans le groupe et en adopter les codes ? Faudrait-il singer son interlocuteur, s’habiller pareil, faire mine d’avoir les mêmes préoccupations ? Probablement tout le contraire, tant qu’on s’abstient d’instruire l’autre sur la bonne manière de se comporter ou de s’exprimer…
Les Soulèvements de la terre, dans leur récit de lutte avec les conducteurs de poids lourds de Geodis, reviennent sur ce point : « Partir du principe qu’on vient tel qu’on est sans arrière-pensées semble plus judicieux qu’une imitation maladroite des premier·es concerné·es. » Car c’est justement l’occasion de montrer d’autres manières d’être et de penser, de donner à voir une altérité dénuée de condescendance. « Le barbecue était lui-même devenu un espace partagé, sur lequel les traditionnelles merguez syndicales ont fini par laisser une place aux saucisses vegan, la harissa réconciliant tout le monde. »
Rien de plus éloquent à ce sujet que le film Pride, de Matthew Warchus (2014), qui met en scène un groupe militant gay qui débarque dans les mines de l’Angleterre thactchérienne pour leur apporter leur soutien, et l’étrange cohabitation de plus en plus fertile politiquement qui s’y instaure.
Une discussion qui vise à convaincre n’est pas un match se concluant par le K.O. de l’adversaire. On est bien obligé de mettre de l’eau dans son vin, et aussi éviter d’humilier. Mais concéder n’est pas céder. Concéder, c’est par exemple admettre qu’il est utile de défendre les conditions de travail et les revendications salariales de travailleurs de la logistique, même sur leur activité est synonyme d’émissions carbonées et de béton. Concéder, c’est reporter la victoire dans le temps long, mais c’est aussi en permettre les conditions de réalisation. Une fois la brèche ouverte, on peut parler, sur le piquet de grève, de contre-projet logistique, de lier écologie et emploi, d’évoquer le racisme environnemental… Concéder à une certaine chasse le droit d’exister, c’est ouvrir le débat avec ceux qui la pratiquent sur le type de chasse sur lequel on peut s’entendre, son périmètre géographique et temporel, favoriser l’échange d’information entre naturalistes et chasseurs, ouvrir la possibilité de fronts communs… La concession d’une partie appelle la concession de l’autre – donner et rendre.
Plutôt qu’une alliance de circonstance qui passerait par des compromis risquant de virer à la compromission politique, c’est un « champ de lutte partagé » qui s’ouvre, selon la formule du cheminot Julien Troccaz, co-responsable de la Fédération Sud-Rail.
Une des pistes de réflexion, peut-être la plus complexe et qui excède largement le problème de la gauche bourgeoise, est la remise en cause de l’universalisme. Elle est aussi ce qui permet peut-être de résister à la pente de la fausse conscience et de la réduction du réel. Les antagonismes sociaux, nourris et même souvent fabriqués par la sphère médiatique, virent de plus en plus à des conflits de mondes, chacun ne se voyant survivre qu’aux dépens de l’autre, à la condition de la destruction de l’autre.
Ces sentiments d’opposition irréductible et de lutte existentielle, qui ferment la porte à toute possibilité de dialogue, sont particulièrement vif avec la chasse. Comme le constate dans nos colonnes l’anthropologue Charles Stépanoff, « On reste une société avec des classes et des rapports au monde différents, mais ces derniers ont acquis une volonté d’universalisation, une dimension impérialiste. Chacun considère que son mode de vie est le seul légitime. Les milieux populaires ruraux ont l’impression qu’on veut détruire leur monde, les empêcher d’exister. » Et d’en appeler à un « pluralisme ontologique », une diversité des rapports au monde qui crée aussi la richesse d’une société.
L’ouverture (non factice) à la diversité et la pluralité, qui commande l’humilité vis-à-vis d’autres réalités sociales, reste une disposition essentielle à qui voudrait tenter de convaincre, non pas un con, mais un « autre ». Et qu’on puisse ensuite entendre dire des militants ces petites phrases qui sonnent comme des victoires : d’abord « ils ne m’ont pas pris de haut », puis « ils étaient moins bêtes que ce je pensais », et enfin, peut-être, « c’est pas si con ce qu’ils proposent »…
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Sur le Port de Gennevilliers, des alliances se sont tissées par la grève et le blocage en soutien aux ouvrier·es de la logistique du groupe Geodis. Tout comme les militant·es de Révolution Permanente, du Poing Levé et du NPA, les Soulèvements de la terre se sont joints à cette mobilisation portée par la CGT. Plaine Tempête, le comité local des Soulèvements (banlieue nord 92-93) revient sur ces semaines combatives et victorieuses. Ils y décryptent, plus qu’une alliance circonstancielle, un champ de lutte partagé qui semble s’ouvrir.
Un récit de lutte signé par le groupe militant Plaine Tempête soulèvements banlieue Nord 92-93.
Le 18 février 2025, sur le Port de Gennevilliers, centre névralgique de la logistique francilienne, les ouvrier·es de l’entrepôt Geodis se mettent en grève. Pendant une réunion de négociation sur les salaires, leurs dirigeants proposent seulement 35 euros d’augmentation mensuelle. En plein contexte d’inflation et alors que le groupe Geodis réalise des profits monstres depuis la pandémie, la somme est prise comme une insulte. Après des échanges houleux avec l’encadrement, les délégués CGT quittent la table et appellent les ouvrier·es de l’équipe du soir à un débrayage sauvage pour rassembler tout le monde en salle de pause. Une heure plus tard, les camions sont bloqués et l’entrepôt est mis à l’arrêt. Sans préavis, ni réelle préparation, une grève reconductible débute, suivie par 95% des ouvrier·es de la plateforme, exigeant 150 euros d’augmentation quel que soit le poste (1).
Elle va durer trois semaines et se terminera par une victoire éclatante, dans laquelle des alliances solides se sont construites et ont su jouer leur rôle. Quelques instants après la signature de l’accord, le directeur régional du groupe Geodis demande discrètement à l’un des délégués syndicaux : « Il y a quand même une chose que je ne comprends pas… Qu’est-ce que les Soulèvement de la terre sont venus faire dans cette histoire ? ».
Alors que les premiers jours de grève s’écoulent sur le Port, avec le ralliement rapide de chacune des équipes de travail, les Soulèvements de la terre se réunissent à quelques centaines de kilomètres de là, pour l’interlude bisannuelle qui rassemble des mandatés de l’ensemble des comités locaux du mouvement. Au programme de la veillée du samedi soir : les alliances avec le monde ouvrier ! Des camarades de la CGT et de Solidaires sont présent·es pour souligner à la fois l’importance des alliances mais aussi pour discuter des limites à dépasser pour rapprocher deux mondes pas si opposés mais souvent éloignés. Lorsque les comités locaux d’Île-de-France apprennent que l’entrepôt Geodis de Gennevilliers est en grève (2), on se dit que la mise en pratique ne va pas tarder…
Pendant les semaines qui suivent, une véritable coordination se met en place entre les ouvrier·es Geodis et leurs soutiens. Les militant·es des Soulèvements enchainent les aller-retour sur le Port de Gennevilliers, une des plus grosses zones logistiques de la région, par laquelle transite plus de 10% de tout l’approvisionnement de la métropole. Ils et elles sont accompagné·es par des militant·es de Révolution Permanente, du Poing Levé et du NPA, mais aussi des bases syndicales de la CGT, notamment celles appartenant à l’Union Locale de Gennevilliers ou à l’Union Départementale du 92. Plusieurs rassemblements s’organisent, des blocages se mettent en place, des caisses de grèves se remplissent et des récits circulent en ligne. Entre les étincelles qui ont lancé le conflit, celles des feux de palettes les soirs de blocage, jusqu’à la fête de victoire en fanfare, cette courte période a été aussi dense que réjouissante pour toutes celles et ceux qui ont pris part à l’aventure. Raconter ces vécus, c’est souhaiter qu’ils se reproduisent en d’autres lieux et sous d’autres formes.
Le lieu est bien un premier élément à prendre en compte. La commune de Gennevilliers, à la frontière du 92 et du 93, est une terre de luttes. Depuis les années 1950 jusqu’à aujourd’hui, cette banlieue a été traversée par des conflictualités fortes, des grandes grèves dans la sous-traitance automobile jusqu’aux émeutes de 2005 et 2023. Le Port de Gennevilliers est aussi régulièrement pris pour cible, que ce soit par celles et ceux qui y travaillent ou bien par le mouvement social qui l’investit comme point stratégique de blocage des flux. L’entrepôt Geodis est un espace central pour ces blocages, par sa taille (jusqu’à 80 000 colis traités par jour et un défilé permanent de camions) mais surtout du fait qu’il abrite une section syndicale CGT solide et déterminée. De la Loi Travail aux mouvements des retraites, en passant par les Gilets-Jaunes et la casse du rail, « les Geodis » se sont fait une certaine réputation dans les mobilisations franciliennes. Autrement dit, les bases sont solides !
En mai 2024, la CGT Geodis a également soutenu la mobilisation Stop Greendock, contre un projet d’entrepôt géant prévu sur les berges de Seine, juste en face d’une zone Natura 2000, à l’extrémité Est du Port de Gennevilliers. C’est à cette occasion que les premiers contacts se sont forgés entre les syndicalistes et les Soulèvements de la terre. En étant présents aux tables rondes et lors de la manifestation du grand week-end de mobilisation, les Geodis ont montré que la logistique n’est pas seulement un secteur climaticide et écocidaire, mais aussi une machine à broyer des humains dans des usines à colis. Alors qu’on pourrait s’étonner qu’un syndicat s’oppose à une création d’entreprise, le ralliement de la CGT a finalement été assez rapide. Dès les premières discussions, le projet Greendock a été identifié comme étant porté par un promoteur immobilier (la multinationale australienne Goodman), qui veut en faire un actif financier en le louant à des sous-traitants logistiques, ce qui laisse entrevoir des formes particulièrement dégradées de travail et d’emploi. C’est la spéculation qui est à l’offensive ici et qui s’attaque autant au travail qu’à l’environnement.
Plus qu’une alliance, c’est donc un champ de lutte partagé (3) que nous avons en commun, c’est-à-dire un espace où nos interventions conjuguées sont en mesure de peser dans les rapports de force, voire de les faire basculer à notre avantage. La logistique est plus largement un secteur clef pour les luttes sociales puisque la circulation des flux est devenue un maillon essentiel du capitalisme contemporain. Dans les pays occidentaux, près d’un quart des ouvriers travaillent désormais dans ce domaine, ce qui en fait un espace important de lutte des classes. Ajoutez à cela le fait que Geodis est le 1er groupe français de la logistique et l’un des leaders mondiaux dans ce domaine, que l’entrepôt de Gennevilliers est l’une de leurs plateformes les plus rentables, et vous avez toutes les bonnes raisons de venir faire coucou.
Si ça matche aussi bien avec ces ouvrier·es de la logistique, c’est aussi parce que nous avons un répertoire d’action en commun. Dans l’entrepôt Geodis, le blocage est une pratique bien instaurée qui a souvent servi de préalable et de soutien à la grève. Quelques palettes, une équipe motivée et l’appui du collectif de travail suffisent à paralyser les camions pour quelques heures. Une stratégie efficace puisqu’elle entraîne des pertes financières importantes pour l’entreprise, non seulement parce que les flux sont à l’arrêt, mais aussi parce que chaque retard entraîne des pénalités financières auprès des clients de la plateforme. Même en temps de grève, le blocage reste une nécessité puisque les directions logistiques ont une fâcheuse tendance à payer des paquets d’heures supplémentaires aux intérimaires pour tenter de relancer la machine. Mais attention, cette pratique a un défaut… elle entraîne des risques de poursuites judiciaires à l’encontre des grévistes.
Nous n’étions donc pas surpris de voir apparaître, après une bonne semaine de grève et de blocages, un huissier assermenté devant les grilles. C’est le moment qu’ont choisi les soutiens pour prendre le relais et bloquer eux-mêmes l’entrepôt de Gennevilliers. Le 4 mars, après les traditionnelles prises de parole des grévistes de l’équipe du soir, une équipe de militant·es s’est positionnée devant les grilles pour empêcher les entrées et sorties de camions. Le tas de palettes s’est reformé, une banderole a été déployée et un premier camion a marqué l’arrêt. Au bout de quelques minutes, une belle accumulation de poids-lourds a pris forme, entravant progressivement l’un des principaux axes du Port. Un moment suspendu, qui voyait se mélanger le plaisir du flux arrêté, la joie du travail d’équipe et la tension d’une transgression en acte. Deux heures plus tard, la police municipale a tout de même fini par se frayer un chemin dans les bouchons et des robocops sont sortis des fourgons, flash-balls en mains. Loin d’être dépourvu·es, les bloqueur·euses se sont alors abrité·es sous le barnum du piquet et les syndicalistes ont formé une ligne pour les protéger, un mur inamovible de gilets rouges faisant face à la rangée de carapaces bleues. Pour ajouter un peu de confusion, les ouvrier·es ont distribué aux militant·es des gilets fluo floqués du logo Geodis, de telle sorte qu’il devenait compliqué de savoir qui était qui. Lorsque les cadres de l’entrepôt se sont ralliés aux policiers pour ranger les tas de palettes, la ligne de démarcation entre nous et eux était nettement établie.
Ces pratiques d’action directe restent ancrées dans une partie du monde ouvrier, bien qu’elles soient rarement mises en avant. Si les Geodis les affectionnent tout particulièrement, c’est aussi parce qu’elles prennent tout leur sens dans un secteur comme la logistique. Les flux sont fragiles mais aussi mobiles : quand une grève paralyse une plateforme, les gestionnaires font tourner les logiciels pour dispatcher les colis dans le reste du réseau. La CGT Geodis connait bien cette tactique et les moyens d’y résister : il faut pister les colis, repérer les camions et agir en suivant le flux. Pendant le mouvement des Gilets-Jaunes et alors que l’entrepôt était parti en grève, une série de blocage avait déjà été lancé avec des groupes de GJ basés à proximité de plateformes Geodis. Objectif : contrer le détournement des flux. D’une façon similaire, lors de cette grève de février-mars 2025, des équipes de bloqueur-euses masqué·es, vêtues des gilets rouges CGT, faisaient régulièrement des irruptions nocturnes devant des entrepôts Geodis en Île-de-France pour bloquer les camions. Cette façon de pratiquer l’enquête et de remonter les filières pour viser au plus juste peut rappeler quelque chose. Déjà ancrée dans le mouvement autonome italien, elle est reprise comme une des stratégies centrales des Soulèvements de la terre (4).
Et l’écologie dans tout ça ? On peut dire qu’elle était à la fois nulle part et partout. Partout parce que la logistique, c’est des camions et du CO2, des routes et des autoroutes, de l’artificialisation à chaque implantation d’entrepôt, pour ce qui constitue aujourd’hui à la fois l’infrastructure matérielle de la délocalisation et ce qui empêche de relocaliser. Mais aussi nulle part parce que nous n’avons pas eu besoin de préciser tout cela avant de rejoindre les Geodis. Nous considérons comme une évidence stratégique le fait de soutenir des luttes ouvrières offensives et émancipatrices dans un secteur comme celui-ci. Et inversement il serait absurde de faire la morale à ces ouvrier·es parce qu’ils et elles déchargent et conduisent des camions. Sur le piquet de grève, des paroles de défense du vivant, de critique du projet Greendock ou de promotion des contre-projets ont bien émergé, mais ce n’était pas un prérequis à la participation des comités locaux.
Les membres des Soulèvements ne se présentaient pas non plus comme des « écolos », ce qui est d’ailleurs devenu une blague sur le piquet, les délégués syndicaux reprenant la formule à leur compte à grand coup de « mais c’est nous les écolos ! ». On pourrait en dire autant de l’antiracisme, qui est une question centrale dans ces luttes quelle que soit la façon dont il est formulé, puisque presque tous les ouvrier·es de l’entrepôt sont racisé·es. Et d’ailleurs, l’un des moteurs de cette division raciale du travail explique aussi la folie des entrepôts géants sur les berges de Seine : la banlieue nord est traitée comme un territoire servant – une périphérie pauvre au service du coeur enrichi de la métropole – et ses habitant·es en subissent les conséquences autant sur leurs lieux de vie que sur leurs lieux de travail.
S’il est toujours appréciable de réfréner les tendances à proférer une écologie bourgeoise et moraliste, il ne s’agit pas pour autant de masquer nos thématiques de lutte pour mieux se faire accepter. Au contraire, un champ de lutte partagé où chacun assume sa position peut vite devenir un véritable terrain de jeu sur lequel s’expérimentent les croisements. Sur le piquet Geodis, les tags qui ont progressivement recouvert la route menant à l’entrepôt illustraient bien cet aspect de l’alliance. Alors que dans les premiers jours on pouvait lire des « Geodis doit payer ! » ou des « Pouvoir aux ouvriers » assez classiques, petit à petit sont apparus partout des « Soulèvements des salaires », un énorme « Reprise des terres / Reprise des salaires » et un obscure « Geodis sera votre Vietnam ». Le barbecue était lui-même devenu un espace partagé, sur lequel les traditionnelles merguez syndicales ont fini par laisser une place aux saucisses vegan, la harissa réconciliant tout le monde.
Tous les piquets de grève n’ont pas cette ouverture, mais partir du principe qu’on vient tel qu’on est, sans arrière-pensées, semble plus judicieux qu’une imitation maladroite des premier·es concerné·es. Cette confiance dans la co-construction et dans le faire ensemble est peut-être un des ingrédients clefs pour construire une écologie par le bas. Soutenir pour soutenir, sans poser de conditions préalables, mais sans non plus masquer qui on est. Ne pas avoir de stratégie préétablies, mais compter sur l’alliance pour faire émerger des stratégies communes. Faire preuve d’humilité tout en ayant de grandes ambitions.
Assumer qui on est, c’est aussi assumer ce que l’on peut apporter. On pourrait partir du principe – tout à fait juste – que la CGT n’a pas besoin de nous et que les camarades savent très bien mener une grève. Mais ce serait oublier qu’une belle alliance consiste justement à apporter du plus, là où se situent les limites de chacun. Les comités locaux des Soulèvements de la terre ont par exemple une capacité à organiser des rassemblements, à mobiliser des cantines, à contacter des fanfares, ce qui n’est pas évident pour des syndicalistes pris dans le quotidien de la grève.
L’usage des réseaux sociaux et des medias, la mobilisation de graphistes, la confection de banderoles, d’affiches et de tracts viennent s’ajouter à cet apport, consistant finalement à diffuser la grève au-delà de son périmètre pour ensuite l’élargir en incluant d’autres forces. Dans une grève comme celle de Geodis, ce déplacement peut produire deux choses importantes. D’une part il donne un surcroit de légitimité et de confiance aux grévistes, pour qui les enjeux de visibilité et de dignité sont souvent primordiaux. Mais aussi, et peut-être surtout, il effraie les patrons pour qui l’invisibilisation est une force (5). L’ouverture leur fait peur, non seulement en termes de médiatisation, mais aussi lorsque les thématiques s’agrègent et que plusieurs lignes politiques traversent le piquet. En plus des prises de parole sur l’écologie, on peut citer une soirée pendant laquelle, suite à une prise de parole de Révolution Permanente sur l’anti-impérialisme, les grévistes se sont succédés au micro pour témoigner des ravages opérés par les pays occidentaux dans leurs pays d’origine.
Si c’est surtout la chaleur du piquet et sa puissance politique qui ressort de ces moments suspendus, l’alliance avec les Geodis s’active aussi sur d’autres terrains qui ont permis de façonner des liens en amont de la grève et qui vont permettre de les renforcer dans l’après. Depuis plusieurs mois, le comité local de la banlieue nord construit en effet un contre-projet qui part de l’opposition au projet Greendock mais qui s’est ensuite étendu à l’ensemble du Port de Gennevilliers (6). L’idée est de repenser entièrement cet espace, contre une logistique du flux mortifère, mais pour des activités d’approvisionnement vraiment utiles aux habitant·es du territoire et respectueuses des travailleur·euses comme de l’environnement.
Les échanges avec les ouvrier·es Geodis ont déjà permis de faire circuler des savoirs essentiels pour comprendre comment le fret ferroviaire pourrait remplacer les camions ou comment des acteurs de la logistique publique et des activités comme la sécurité sociale de l’alimentation (7) pourrait remplacer les multinationales de la sous-traitance. L’Union Locale CGT de Gennevilliers et l’Union Départementale du 92 sont parties prenantes, tout autant que Solidaires ou les associations de riverains. Cette dynamique permet à nos luttes respectives de sortir d’un périmètre trop étroit – que ce soit celui de l’entreprise ou celui de l’opposition à un projet nuisible – pour porter un discours de transformation sociale à l’échelle de tout un territoire. Elle nous positionne aussi comme étant forces de proposition à la fois dans la production d’imaginaires politiques et dans la construction de solutions pratiques. Articulés à un contre-projet solide, rassemblant différentes composantes, nos alliances cassent la stratégie patronale consistant à échafauder une opposition factice entre écologie et emplois.
On peut parier sur le fait que celles et ceux qui ont participé à cette bataille resteront marqué·es par la force et les émotions qui s’en dégageait. Ramener plus de monde au fin fond d’une zone logistique reste pourtant un défi à relever. Car si les alliances impliquent des déplacements politiques, elles nécessitent aussi des mobilités physiques dans des espaces qui semblent inconnus et lointains, bien qu’ils soient – par ce qu’ils produisent et reproduisent – au cœur de nos existences. Mais progressivement, pour les militant·es locaux, un ancrage prend forme, dans un espace industriel où tout est fait pour empêcher notre présence. Entre les repérages autour du site Greendock, les balades naturalistes à proximité, le soutien à la grève Geodis et les visites du contre-projet…on va finir par bien la connaître cette zone et pourquoi pas se l’approprier un jour. La critique qui a été construite théoriquement autour de l’empire logistique et ses ramifications multiples prend ainsi une dimension concrète : elle se matérialise par des connexions avec des personnes et des lieux qui permettent de penser des actions de résistance et de transformation sociale à différentes échelles.
Une fois sur place, le déplacement n’est pas terminé puisqu’il faut aussi apprendre à faire marcher ensemble le dégout que l’on peut avoir pour des infrastructures mortifères et l’admiration que l’on porte envers celles et ceux qui les font tourner. Et tout cela sans entrer dans un ouvriérisme naïf, consistant à mettre sur un piédestal des héros-prolos sans même envisager pour elles et eux la sortie de cette condition d’exploité. Une partie de la gauche s’enferme dans cette impasse, comme c’est le cas pour la mairie communiste de Gennevilliers qui a exprimé un soutien à la grève tout en en assumant pleinement la notion de zone « servante » pour justifier le projet d’entrepôt géant Greendock. Ce travers misérabiliste revient finalement à dépeindre les ouvrier·es comme des miséreux, à espérer une légère amélioration de leur misère, tout en enfermant – via des projets d’urbanisme – les classes populaires de la banlieue nord dans un avenir de boulots mal payés et pénibles. La banlieue nord vaut mieux que ça et nos contre-projets sont plus malins que ça.
C’est donc aussi une victoire de cette lutte que d’avoir su politiser et visibiliser la question de la logistique dans les banlieues populaires. L’enjeu est d’autant plus central que ce secteur d’activité est structurant pour les espaces métropolitains, tout autant que peut l’être l’agro-industrie dans les espaces ruraux. Les deux monstres avancent d’ailleurs main dans la main, comme le démontrent plusieurs luttes émergentes qui sont liées à Stop Greendock. Le projet pharaonique (et désastreux) du Canal Seine Nord Europe est par exemple une infrastructure logistique gigantesque dont l’objectif est d’accroître l’exportation des céréales de l’agro-industrie, produisant à la fois de l’artificialisation des terres sur son trajet, de l’accaparement des terres en amont de la filière et encore plus d’emplois précaires pour la région nord. Des syndicats paysans tout autant que des syndicats de salariés ont rejoint la mobilisation, ce qui crée un nouveau pont entre défense des territoires et luttes du travail. Adapter ainsi nos alliances aux contextes locaux, pour finalement les mettre en lien, est une perspective réjouissante pour renforcer nos ancrages, défendre nos lieux de vie et de travail mais aussi pour contrer la montée du fascisme (8). Désormais bien ancrés dans les territoires, les comités locaux des Soulèvements ont sans aucun doute leur rôle à jouer.
(1) Le groupe Geodis proposait des hausses de salaires inégales, dans une stratégie claire de division du collectif.
(2) Un récit de ce débat a été proposé par Révolution Permanente.
(3) La formulation est empruntée à Julien Troccaz, co-responsable de la Fédération Sud-Rail, qui l’utilise pour contourner la froideur stratégique du concept d’alliance sans en revenir à la mollesse consensuelle de celui de convergence.
(4) Soulèvements de la terre, Premières secousses, La fabrique, 2024.
(5) Voir notre vidéo réalisée sur le piquet de grève.
(6) Les activités du comité Plaine Tempête (Soulèvements banlieue nord) ainsi que les premiers résultats du contre-projet sont disponibles ici : https://linktr.ee/seinetempete.
(7) Voir par exemple cette vidéo du collectif pour une Sécurité sociale de l’alimentation.
(8) C’est notamment l’hypothèse défendue par Terres de Lutte dans cet appel.
L’article Plus qu’une alliance, «un champ de lutte partagé» est apparu en premier sur Fracas.
Philippe Vion-Dury
Alors que nous nous dirigeons vers un abandon en rase campagne des engagements écologiques, l’administration doit-elle résister ? Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale à l’été dernier et la perspective d’une victoire du Rassemblement national, les appels de ce type se sont multipliés. Et si on les prenait un peu au sérieux ?
Suppression de l’Ademe, menaces sur l’Office français de la biodiversité (OFB), sabordage de l’Agence Bio. Mais aussi coupes budgétaires dans le soutien aux voitures électriques, la rénovation énergétique des bâtiments avec MaPrimeRénov’, ou encore le fonds vert des collectivités… Tout l’édifice sur lequel l’administration française fondait quelque espoir de « transition » écologique est en train de sombrer, tandis que Trump nous donne un aperçu de ce qui pourrait nous attendre. C’est l’heure du « grand renoncement » écologique, titre pudiquement Le Monde.
Yves Marignac, porte-parole de l’association Negawatt, déclare ainsi au « journal de référence » : « Nous sommes brutalement confrontés à un changement d’ère. Depuis des années, nous espérions pouvoir contribuer à aider les sociétés à aller vers un monde plus désirable. Aujourd’hui, nous devons entrer de façon urgente dans une résistance pour préserver les progrès déjà existants. » Alors que nous nous dirigeons vers un abandon en rase campagne des engagements écologiques, voire même un possible changement de régime, l’administration doit-elle « entrer en résistance » ?
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale à l’été dernier et la perspective d’une victoire du Rassemblement national, les appels de ce type se sont multipliés. Et si on les prenait un peu au sérieux ? Quelles sont les marges de manœuvre des agents de la fonction publique ? De quels actes de résistances disposent-ils en cas de prise du pouvoir par un gouvernement d’extrême droite ? Sont-ils en mesure de faire dérailler tel projet ou telle politique écocidaire ?
Pour celles et ceux qui n’en peuvent plus d’avaler des couleuvres dans les institutions et les services publics, les collectivités territoriales et la haute administration, et qui veulent dès à présent participer à enrayer la pente fasciste dans laquelle un grand nombre de démocraties occidentales semblent engagées, plusieurs options existent.
C’est le choix éthique qu’ont fait de nombreux fonctionnaires, à l’image de Camille Chaize, la porte-parole du ministère de l’intérieur, qui vient de démissionner avant la parution de son livre dans lequel elle critique ouvertement le RN et le syndicat de police Alliance. « Je vais devoir démissionner, écrit-elle, si nous avons un gouvernement diamétralement opposé à mes valeurs et mes principes (…). L’extrême droite, ce sera sans moi. Je ne veux pas être là pour voir ça. »
Ou encore ce directeur d’administration centrale, cité par Mediapart, qui déclarait après l’adoption de la loi immigration : « Je n’ai pas eu besoin de réfléchir plus de trois secondes, je ne m’imagine ni contribuer à porter des politiques qui seraient celles du RN, ni travailler au quotidien avec des gens de ce parti. »
Évidemment, « désertion » ne peut pas être dénoncée sur le plan éthique : qui viendra sermonner quelqu’un qui refuse de collaborer plus longtemps à une administration en rupture totale avec ses valeurs ? On peut néanmoins en interroger l’efficacité politique. Un débat qui avait déjà traversé le camp écolo lors des appels à la désertion qui s’étaient multipliés, notamment depuis les bancs d’AgroParisTech en mai 2022. La volonté de déserter avait plutôt été accueillie avec bienveillance au sein de l’écologie, particulièrement par ses tendances libertaires. Elle renverrait à une histoire riche de l’insoumission au capitalisme, courant des fuites d’esclaves « marrons » aux communautés anarchistes, jusqu’à être présentée comme une authentique stratégie et le germe d’une contre-société.
Une option stratégique qui a aussi été critiquée, d’une part parce qu’elle appartiendrait généralement aux classes sociales qui peuvent se le permettre, d’autre part parce qu’elle reviendrait à abandonner les postes stratégiques au sein de l’État, où l’on trouvera toujours des remplaçants pour faire le sale boulot.
L a désertion reste prisonnière d’un dilemme insoluble : s’il n’est plus possible de changer les choses de l’intérieur et qu’elle acte le refus de collaborer ou d’être un « faire valoir » dans le greenwashing ambiant, elle ne paraît viable que dans un contexte politique où l’État tolère à ses marges des contre-modèles de société. Ou, pour le dire avec les mots du penseur libertaire Élisée Reclus, qui s’en prenait à la fin du XIXe siècle à certaines colonies anarchistes gagnées par l’auto-célébration de leur marginalisation qui en venaient à délaisser la cause révolutionnaire : « on avait eu le ferme vouloir de transformer le monde, et tout bonnement on se transforme en simple épicier. »
Et qu’adviendra-t-il lorsque, purgé de toute résistance interne, l’État viendra chercher les déserteurs ?
L’alternative serait donc de rester et tout faire pour freiner voire contrecarrer la dynamique fasciste et écocidaire (d’aucuns diraient carbofasciste). La désobéissance peut prendre une forme officielle, par le refus d’appliquer certaines politiques ou consignes et le faire officiellement vis-à-vis de l’administration, voire même publiquement.
C’est ce qu’ont fait les élus du Conseil départemental du Lot, qui avaient annoncé leur refus d’appliquer la réforme de l’aide personnalisée à l’autonomie (APA) telle que le prévoyait la loi immigration. Idem pour les 3 500 médecins qui s’étaient dit prêts à désobéir face à la suppression de l’aide médicale d’État (AME).
Mais résister de cette manière revient à s’exposer aux représailles : placardisation, limogeage voire poursuites judiciaires. Ayant tiré les leçons de l’échec de son premier mandat, le président américain Donald Trump a décidé de brutaliser son administration, appliquant la technique théorisée par Steve Bannon du « flood the zone », une déferlante de mesures qui laisse opposition et résistance KO, tout en commanditant Elon Musk pour dépecer l’Etat social – et pas que. Il bénéficie également de la tradition du « spoil system » qui offre à l’exécutif de nombreux moyens de mettre des fidèles aux postes clefs de l’administration. Sans compter sur la rhétorique terriblement efficace de l’ « État profond », qui permet de s’attaquer à l’administration si celle-ci traîne la patte en lui reprochant de se mettre en travers d’une soi-disant « volonté populaire » dont le chef d’État nouvellement élu serait le garant.
Les tentatives de résister publiquement peuvent par ailleurs se heurter rapidement aux devoirs de réserve et de neutralité, à l’obligation de discrétion professionnelle et, dans certains cas, au secret professionnel. Autant de principes qui lient le fonctionnaire et dont le caractère assez flou peut tourner au bâillon contre toute dissidence.
Reste la possibilité d’agir dans l’ombre : freiner, entraver, détourner, bloquer… et prendre le risque de lancer l’alerte dès que possible. Le statut de lanceur d’alerte, régulièrement attaqué, fait d’ailleurs l’objet d’une protection particulière par le droit, récemment rappelée par le défenseur des droits dans un Guide du lanceur d’alerte, et prévoit des exceptions aux obligations de secret et de réserve.
Et au-delà, informer les groupes visés par des mesures iniques, nourrir la presse libre en renseignements de l’intérieur… les moyens ne manquent pas. C’est aussi ça, résister !
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Isma Le Dantec
Le 25 mars 2023 et la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline marque un moment où le mouvement pour la préservation de l’eau a été particulièrement massif et puissant. Mais lors duquel, aussi, un déferlement de violence s’est abattu sur les manifestant·es. La répression policière laisse des traces sur les corps comme dans les esprits. Les symptômes traumatiques, et plus largement la question du soin psycho-émotionnel, se font une place dans les espaces de lutte ; où se croisent approches cliniques et pratiques autonomes, brochures collectives et héritages féministes.
Un article d’Isma Le Dantec issu du premier numéro de Fracas.
« Ce soir-là, les yeux sont cernés, les vêtements boueux, les esprits brumeux. Il est très clair que l’extrême violence déployée contre nous vise à instaurer un climat de terreur », se souvient Noëmie, 28 ans. « Je pleurais tout le temps, pour tout. Dans mes rêves, je pleurais non-stop aussi… Je me disais aussi qu’il fallait absolument que je me sorte de ça », confie Yaël. « La stratégie en face était vraiment une volonté de, j’sais pas si c’était une volonté de tuer, mais c’était vraiment de marquer l’esprit à vie, de traumatiser », partage à son tour Simon. Des bribes de témoignages qui laissent imaginer des soldats revenus du front avec un syndrome de stress post-traumatique pour bagage. Ces paroles ont pourtant été recueillies par le collectif du Loriot (1) après la manifestation du 25 mars 2023 à Sainte-Soline. Ce jour-là, la répression démesurée a donné lieu à plus de 200 blessés, dont certains sont restés plusieurs semaines entre la vie et la mort.
« Les traits symptomatiques qu’on retrouve chez des blessés de manifs sont les mêmes que chez certains soldats de la Première Guerre mondiale », atteste le psychologue clinicien Thomas Cuvelier. Chez les personnes dont il recueille les mots, un symptôme est récurrent : « Tous ont eu la sensation qu’ils allaient mourir. » On parle alors de mort subjective. « Ce n’est pas la mort objective de l’organisme, puisque les fonctions physiologiques sont indemnes – dans le meilleur des cas. Mais il y a, chez pas mal de victimes, quelque chose de l’ordre du désir qui est gravement atteint, bloqué », détaille le psychologue.
Pour Thomas Cuvelier, un tournant dans la répression à l’encontre des manifestants s’opère au moment de la loi Travail, en 2016, « avec des niveaux de violence qui préfigurent celle déployée contre les Gilets jaunes ». « Vu comme certaines personnes se font démonter en manif, il doit bien y avoir des séquelles psychiques » est l’amère intuition qui amorce son travail de recherche sur la dimension traumatique des violences policières.
Pour d’autres observateurs de ces violences, le point de bascule se situe deux ans plus tôt, lorsqu’une grenade offensive lancée par un officier de gendarmerie ôte la vie à Rémi Fraisse, 21 ans, sur le barrage de Sivens. Dans un entretien mené par un étudiant en psychologie (2), Antoine dit avoir pensé immédiatement à ce drame à la vue de ses blessures, après qu’une grenade GLI-F4 a explosé à moins d’un mètre de lui. Il confie s’être « vu mourir », décrit les flash-back qui déferlent depuis dans sa tête dès qu’une détonation se fait entendre. Des réminiscences semblables aussi aux récits de cauchemars collectés par le compte X « Pavés de subconscient » pendant les Gilets jaunes, où s’entremêlent scènes vues ou vécues de nasses, de courses-poursuites et de passages à tabac, qui hantent les nuits des manifestants.
« Un des effets pervers est que, comme ces armes ne sont pas censées tuer, elles débrident, augmentent paradoxalement la brutalité »
Des traumatismes macabres qui sont la conséquence de l’usage par les forces de l’ordre d’armes dites « non létales ». Pierre Richert, à qui l’on doit l’invention du flash-ball dans les années 1990, se félicitait alors d’avoir créé « une arme qui tape fort sans blesser ». Une conception qui, pour Thomas Cuvelier, révèle un déni à la fois matériel et discursif, qui dissocie la violence et son aspect potentiellement mortel. « Un des effets pervers est que, comme ces armes ne sont pas censées tuer, elles débrident, augmentent paradoxalement la brutalité », pointe-t-il. L’usage croissant, depuis une vingtaine d’années, de ces armes ne peut être imputé seulement à des avancées techniques, mais s’inscrit « dans la transformation néolibérale de la France, laquelle engendre une nouvelle forme d’État, plus autoritaire », complète Paul Rocher dans Gazer, mutiler, soumettre (La Fabrique, 2020).
« La répression est de plus en plus forte. Nos mouvements doivent s’organiser en conséquence s’ils ne veulent pas mourir face à elle », estime Claire, qui faisait partie de l’équipe soin à Sainte-Soline en octobre 2022 et mars 2023. Si la nécessité de prendre au sérieux les conséquences psycho-émotionnelles de la répression est entrée dans les mœurs militantes, les méthodes pour s’en emparer font, elles, l’objet de nombreux débats. Dans un entretien réalisé par l’association Organisez-vous ! (3), le collectif international Soutien et rétablissement regrette que « le soin ne soit jamais une priorité », parce que « ce n’est pas rentable, ni performatif ». Une manière de souligner la persistance du culte de l’action héroïque et sacrificielle chez les militants radicaux. Une fascination qu’il s’agit de déconstruire, étape préalable à l’appropriation de savoirs jusqu’ici très cloisonnés à des milieux professionnels.
« Un milieu militant sain devrait pouvoir reconnaître qu’il faut parfois passer le relais »
« À Sainte-Soline 1 (en octobre 2022, ndlr), on s’est sentis un peu débordés, ce qui a ouvert une discussion autour du soin dans l’organisation collective et permis de penser, plusieurs mois en amont, une vraie base arrière pour Sainte-Soline 2, avec une “legalteam”, un pôle handi-dévalidiste, une team anti-violences sexistes et sexuelles… » liste Claire. Côté soin psycho-émotionnel, elles et ils avaient imaginé un procédé en trois temps : tout d’abord, des brochures proposant un protocole concret pour se préparer au mieux avant une action, repérer les symptômes de traumatisme et savoir y réagir, etc. « Ça fonctionne assez bien, on prend le temps de les écrire à plusieurs sans être dans le jus de l’action, on ajuste au fil des expériences sans repartir de zéro », constate-t-elle, avant d’esquisser un bilan plus nuancé quant au reste du dispositif.
Les militants du pôle soin avaient ensuite imaginé un espace où les groupes affinitaires pourraient venir se reposer et discuter, avec des bénévoles présents pour inviter au débriefing. « C’est pas forcément compliqué, il s’agit de reconstruire un récit commun. L’idée est que le groupe soit un premier espace pour mettre des mots sur les choses sensibles et se sentir soutenu, afin qu’il n’y ait prise en charge que dans les cas les plus graves », développe Claire. Mais l’agencement du camp et l’impensable des événements ont rendu la méthode assez inopérante.
Le troisième élément du dispositif était une infirmerie psy dédiée aux entretiens individuels pour les cas graves, qui a rapidement été submergée par l’affluence. « Heureusement qu’on avait travaillé pendant des mois avant, même si c’était dur, tout le monde est resté pour faire de son mieux, ne pas laisser la répression gagner sur ce terrain-là », se remémore Claire. Dimitri, qui prenait également part à l’équipe soin côté infirmerie psy, s’est lui aussi senti débordé face à ce que la répression a fait aux manifestants ce jour-là. « On a eu la bonne intuition de placer le point d’écoute psy à l’infirmerie. Ça permet d’épauler un peu les médics, premiers réceptacles des souffrances. J’ai pu y faire un long entretien, nous étions en train de nettoyer les jambes d’une personne, il y avait encore pas mal de sang. Il était question de prendre soin de lui mais on était pas dans du face-à-face, c’était très corporel, de la prise de soin au sens propre », témoigne-t-il. Dans les jours qui suivent, une ligne d’écoute a été proposée pour soutenir psychologiquement celles et ceux qui en éprouvaient le besoin.
« Le milieu militant ne veut pas forcément savoir qu’on ne peut pas « s’inventer psy ». Un milieu militant sain devrait pouvoir reconnaître qu’il faut parfois passer le relais », réagit Thomas Cuvelier. Pour lui, une piste serait de faire de la « psychologie de liaison ». « Ça existe dans les CHU, des secteurs aux urgences qui font le lien entre ceux qui arrivent avec une pathologie organique mais avec des symptômes qui relèvent aussi de la psychiatrie. Là c’est pareil, il pourrait y avoir des psychologues en lien avec les legalteams par exemple », esquisse-t-il.
« On a tendance à pathologiser et à vouloir soigner toutes les émotions négatives, à les individualiser. Or, elles façonnent nos conditions collectives de militantisme. »
Une autre notion lui semble importante : celle de l’accueil. « Tu soignes les murs avant les patients. C’est pareil dans un milieu militant, si les gens ne se parlent pas, que tout tourne à l’implicite et à l’allégeance affective, c’est foutu. Il faut écouter, se demander sincèrement comment les gens vont, avoir des temps qui ne sont consacrés qu’à la parole et à la prise de température », estime-t-il. Des pratiques dans lesquelles se retrouvent divers collectifs, notamment Tendresse Rrradicale qui, en région parisienne, s’est donné pour mission d’accueillir les autres militant·es et collectifs rencontrant des difficultés. Leur idée, « créer des espaces de calme et de douceur au sein des révoltes ». Concrètement, des repas chauds gratuits en manif, des temps d’écoute, de pratiques artistiques, de l’accompagnement émotionnel. Chez Tendresse Rrradicale comme chez celles et ceux qui bénéficient de leurs soins, on retrouve principalement des femmes et des personnes queer.
Un biais de genre qui ne surprend pas Léna Silberzahn, autrice d’une thèse intitulée « Penser la peur au temps des catastrophes : matériaux féministes pour une autodéfense affective ». Sa recherche l’amène à questionner la manière dont nous nous emparons des affects négatifs : « On a tendance à pathologiser et à vouloir soigner toutes les émotions négatives, à les individualiser. Or, elles façonnent nos conditions collectives de militantisme ».
Elle constate que, si la reconnaissance d’une nature systémique des enjeux émotionnels se généralise dans les luttes écolo, sa prise en charge est souvent mise au second plan. « Sur les camps, il y a de plus en plus souvent une tente dédiée au soin, mais c’est un espace cloisonné et délégué à un collectif. » Là où, dans les luttes féministes et écoféministes, le soin et plus globalement les affects sont, en tant que tels, des objets politiques à endosser collectivement, un point de départ des luttes. La recette : « une triangulation parfaite entre action militante, théorisation et soin collectif ». Dans certaines assemblées, une pratique héritée de l’autodéfense féministe propose par exemple de renverser l’approche, en partant des peurs et traumas. Ou comment transformer certaines paralysies individuelles en puissance d’agir collective.
(1) Collectif du Loriot, Avoir 20 ans à Sainte Soline, éditions La Dispute, mars 2024.
(2) « Pour une clinique « impliquée » », revue Pratiques n° 84, janvier 2019.
(3) « Politiser le soutien émotionnel et psychologique : entretien avec Camille du réseau soutien et rétablissement », Organisez-vous !, juin 2022.
L’article Sainte-Soline, deux ans après : panser les maux des luttes est apparu en premier sur Fracas.
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