The Conversation
Par Fabienne Goutille, Enseignante-chercheure en ergonomie, Université Clermont Auvergne (UCA) et Alain Garrigou, Professeur en ergonomie, Université de Bordeaux
Peu adaptés aux conditions de travail réelles des agriculteurs, les équipements censés les protéger des expositions aux pesticides se révèlent bien souvent inefficaces voire même néfastes. La discipline de l’ergotoxicologie tâche de remédier à cela en travaillant auprès des premiers concernés.
Alors que la loi Duplomb a été adoptée, ouvrant la voie à la réintroduction de pesticides interdits et à la remise en cause de garde-fous environnementaux, un angle mort persiste dans le débat public : qui, concrètement, est exposé à ces substances, dans quelles conditions, et avec quelles protections ?
Loin des protocoles théoriques, la réalité du terrain est plus ambivalente. Porter une combinaison ne suffit pas toujours à se protéger. Parfois, c’est même l’inverse. Une autre approche de la prévention s’impose donc en lien avec les personnes travaillant en milieu agricole.
Avec le programme PESTEXPO (Baldi, 2000-2003), en observant le travail en viticulture en plein traitement phytosanitaire, une réalité qui défiait le bon sens est apparue : certaines personnes, pourtant équipées de combinaisons de protection chimique, étaient plus contaminées que celles qui n’en portaient pas.
Grâce à des patchs cutanés mesurant l’exposition réelle aux pesticides, l’équipe de l’Université de Bordeaux et de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a confirmé un phénomène aujourd’hui bien documenté : la perméation, c’est-à-dire la traversée des tissus protecteurs par les molécules chimiques.
Sous l’effet de la chaleur, de l’humidité et de l’effort, la combinaison piégeait en fait les pesticides à l’intérieur du vêtement, empêchant leur évaporation et créant un effet piège, favorisant leur contact prolongé avec la peau. Ce n’était pas seulement un échec de protection : c’était un facteur aggravant.
Cette situation soulève une question centrale : comment des équipements conçus pour protéger peuvent-ils exposer davantage ?
Les équipements de protection individuelle (EPI) portés par les agriculteurs relèvent en grande partie d’une conception industrielle. Leur homologation repose sur des tests réalisés en laboratoire, par les fabricants eux-mêmes, selon des protocoles standardisés dans des conditions semi-contrôlées, déconnectées du travail réel. Les conditions extrêmes du terrain – chaleur, humidité, densité – et les variabilités du travail ne sont pas prises en compte.
Dans les exploitations, ces équipements sont portés sur des corps en action : monter et descendre du tracteur, passer sous les rampes, manipuler les tuyaux, se faufiler entre les rangs, porter des charges, travailler au contact des machines ou de végétaux abrasifs. Les combinaisons ne suivent pas toujours ces gestes. Elles peuvent gêner la précision, limiter l’amplitude, se coincer ou se déchirer. Et parce qu’elles sont conçues sur un gabarit standardisé, elles s’ajustent mal à la diversité des morphologies, notamment des femmes, pour qui la coupe, la longueur ou l’encombrement des tissus rendent certains mouvements plus difficiles, voire plus risqués.
Pourtant, la réglementation impose le port de ces équipements. En cas de contrôle, ou d’accident, la responsabilité incombe aux propriétaires ou aux gestionnaires de l’exploitation. Cette logique repose sur une fiction rassurante : le port d’un EPI serait une protection suffisante. La réalité est tout autre.
Les personnes qui travaillent au contact des pesticides le savent bien. Lors des manifestations, on a pu entendre le slogan « Pas d’interdiction sans solution », qui résume bien leur colère : trop de normes, trop peu de moyens pour les appliquer.
Porter une combinaison étanche, par 30 °C, retirer ses gants à chaque étape, se rincer entre deux manipulations, tout en assurant la rentabilité de l’exploitation… Cela relève souvent de l’impossible. De plus, les combinaisons sont pour la plupart à usage unique, mais compte tenu de leur coût, elles peuvent être réutilisées de nombreuses fois.
On ne peut pas simplement reprocher aux agriculteurs et agricultrices de ne pas faire assez. C’est tout un système qui rend la prévention inapplicable.
Face à ces constats, l’ergotoxicologie propose un autre regard. Issue de la rencontre entre ergonomie et toxicologie, cette approche s’attache à comprendre les situations d’exposition telles qu’elles se vivent concrètement : gestes, contraintes, matériaux, marges de manœuvre, savoirs incorporés. Elle repose sur une conviction : on ne peut pas prévenir sans comprendre le travail réel.
Dans notre démarche, nous utilisons des vidéos de l’activité, des mesures d’exposition, et surtout des temps de dialogue sur le travail, avec et entre les travailleurs et travailleuses. Ce sont elles et eux qui décrivent leurs gestes, les développent, et proposent des ajustements. Nous les considérons comme des experts de leurs expositions.
Dans le projet PREVEXPO (2017-2022), par exemple, un salarié de la viticulture expliquait pourquoi il retirait son masque pour remplir la cuve et régler le pulvérisateur :
« Il était embué, je n’y voyais rien. Je dois le retirer quelques secondes pour éviter de faire une erreur de dosage. »
Ce type de témoignage montre que les choix en apparence « déviants » sont souvent des compromis raisonnés. Ils permettent de comprendre pourquoi la prévention ne peut pas se réduire à une simple application de règles abstraites ou générales.
En rendant visibles ces compromis, les personnes concernées peuvent co-construire des pistes de transformation, à différentes échelles. Localement, cela peut passer par des ajustements simples : une douche mobile, un point d’eau plus proche et assigné aux traitements, un nettoyage ciblé du pulvérisateur ou du local technique, des sas de décontamination entre les sphères professionnelle et domestique, une organisation du travail adaptée aux pics de chaleur.
Encore faut-il que l’activité de protection soit pensée comme une activité en soi, et non comme un simple geste ajouté. Cela implique aussi de créer les conditions d’un dialogue collectif sur le travail réel, où risques, contraintes et ressources peuvent être discutés pour mieux concilier performance, santé et qualité du travail.
Mais cela va plus loin : il s’agit aussi d’interroger la conception des équipements, les normes d’homologation et les formulations mêmes des produits.
Faut-il vraiment demander aux agriculteurs et agricultrices uniquement de porter la responsabilité de leur exposition ? Ces réflexions dépassent leur seul cas. La chaîne d’exposition est en réalité bien plus large : stagiaires personnels et familles vivant sur l’exploitation, saisonniers et saisonnières qui passent en deçà des radars de l’évaluation des risques, mécaniciens et mécaniciennes agricoles qui entretiennent le matériel, conseillers et conseillères agricoles qui traversent les parcelles… Sans parler des filières de recyclage, où des résidus persistent malgré le triple rinçage.
Faut-il leur imposer à toutes et tous des EPI ? Ou repenser plus largement les conditions de fabrication, de mise sur le marché, d’utilisation et de nettoyage des produits phytopharmaceutiques ?
L’ergotoxicologie ne se contente pas de mesurer : elle propose des objets de débat, des images, des données, qui permettent de discuter avec les fabricants, les syndicats, les pouvoirs publics. Ce n’est pas une utopie lointaine : dans plusieurs cas, les travaux de terrain ont déjà contribué à alerter les agences sanitaires, à faire évoluer les critères d’évaluation des expositions, ou à modifier des matériels et équipements agricoles.
Contrairement à une idée reçue, les personnes qui travaillent dans l’agriculture ne sont pas ignorantes des risques. Elles les sentent sur leur peau, les respirent, les portent parfois jusque chez elles. Certaines agricultrices racontent que, malgré la douche, elles reconnaissent l’odeur des produits quand leur partenaire transpire la nuit.
Ce savoir sensible et incarné est une ressource précieuse. Il doit être reconnu et pris en compte dans les démarches de prévention. Mais il ne suffit pas, si l’organisation, les équipements, les produits et les règles restent inadaptés et conçus sans tenir compte du travail réel.
Prévenir, ce n’est pas culpabiliser. C’est redonner du pouvoir d’agir aux personnes concernées, pour qu’elles puissent faire leur métier sans abîmer leur santé au sens large et celle de leur entourage. Et pour cela, il faut les écouter, les associer, les croire, et leur permettre de contribuer à la définition des règles de leur métier.
Dans le contexte de la loi Duplomb, qui renforce l’autorisation de produits controversés sans se soucier des conditions réelles d’usage, ce travail de terrain collaboratif et transdisciplinaire est plus que jamais nécessaire pour une prévention juste, efficace, et réellement soutenable.
Le film documentaire Rémanences, disponible sur YouTube (Girardot-Pennors, 2022) illustre cette démarche collaborative en milieu viticole.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Patrick Le Hyaric
Le président de la République prépare en douceur une capitulation en rase campagne sur le projet de traité de libre-échange Union européenne-Mercosur.
Après avoir dit, au salon de l’agriculture, en février dernier, qu’il considérait cet accord comme un « mauvais texte » et qu’il « ferait tout pour qu’il ne suive pas son chemin, pour protéger cette souveraineté alimentaire française et européenne », il vient de dire, à la fin de la réunion du Conseil européen du mois dernier, que « tout va dans le bon sens » ajoutant « qu’on attend la finalisation ».
Des couloirs bruxellois des institutions européennes fuitent des bruits selon lesquels le président français n’a, en réalité, jamais tenté de réunir une coalition contre ce traité malgré ses déclarations tonitruantes. Interrogeons-nous : que s’est-il passé au cours de ces derniers mois, qui permettent de dire que « tout va dans le bon sens « ? Rien ! Le texte n’a pas évolué d’une virgule.
Mais M. Macron justifie sa volteface en prétendant avoir obtenu « une clause de sauvegarde pour les filières fragiles ». Une incroyable farce ! En effet, cette fameuse « clause de sauvegarde » bien difficile à activer, est inscrite dans le traité depuis les discussions de… 2019. Un mensonge de plus !
Mieux encore, cette volte-face est le résultat d’un pacte avec l’Allemagne qui milite pour le MERCOSUR depuis le début pour s’assurer de vendre toujours plus de voitures dans les pays d’Amérique Latine. Ce pacte consiste en l’acceptation par la France du traité MERCOSUR en échange de la promesse du gouvernement allemand d’acheter des armes européennes, -notamment Françaises- dans le cadre du réarmement du continent. On sacrifiera ici les paysans et la santé des citoyens-consommateurs en échange du renforcement du complexe militaro-industriel européen, mais surtout français. Voilà, le laid visage du capitalisme !
Avant la décision définitive lors du Conseil européen des 18 et 19 décembre prochains, le Parlement européen dans sa session qui se tiendra du 24 au 27 novembre prochains peut voter une résolution demandant à la Cour de justice européenne de statuer sur plusieurs points litigieux du texte, notamment la légalité de la scission du texte en deux volets : l’un commercial, l’autre de coopération. Ce dernier obligerait à faire approuver ce texte par tous les parlements nationaux.
Interpeller les parlementaires européens dans les jours à venir est donc un devoir de vigilance.
Il faut obtenir que la présidente de la Commission européenne annule son voyage en Amérique du Sud prévu le 20 décembre pour signer ce forfait contre les paysans-travailleurs, la vie rurale, l’industrie et la santé.
* MERCOSUR : Argentine, Brésil, Uruguay, Paraguay, alliés pour un traité de libre-échange avec l’Union Européenne.
La Terre
Le Brésil a enregistré en 2024 sa plus forte réduction des émissions de gaz à effet de serre d’une année sur l’autre depuis 2009, en raison notamment de la baisse de la déforestation, selon des données publiées lundi, à quelques jours du début de la COP30.
Ces chiffres sont une bonne nouvelle pour le gouvernement du président de gauche Luiz Inacio Lula da Silva, qui accueille à partir du 10 novembre la conférence de l’ONU sur le climat, la COP30, dans la ville amazonienne de Belem.
« Les nouvelles données montrent l’impact du fait que le gouvernement s’est remis à contrôler la déforestation », qui était « délibérément hors de contrôle » sous le mandat du prédécesseur de Lula, Jair Bolsonaro (2019-2022), a affirmé ce réseau dans un communiqué.
Durant le mandat de l’ex-président d’extrême droite, la déforestation a fortement augmenté, notamment en Amazonie, où la végétation luxuriante joue un rôle essentiel dans l’absorption de gaz à effet de serre.
Le déboisement dans la plus grande forêt tropicale de la planète a chuté continuellement depuis le retour au pouvoir de Lula pour un troisième mandat en 2023, après un premier passage à la présidence de 2003 à 2010.
Il a baissé de 11% en un an sur la période de référence allant d’août 2024 à juillet 2025, selon les chiffres officiels rendus publics la semaine dernière.
Malgré les données encourageantes de l’an dernier, « les données de l’économie brésilienne en 2025 (…) ne permettent pas de faire des projections optimistes » quant au respect des engagements pris par le Brésil pour réduire ses émissions cette année, a tempéré l’Observatoire du climat.
Il critique par ailleurs le fait que Lula soutienne un vaste projet d’exploration pétrolière au large de l’Amazonie, alors que l’énergie fossile est la principale source d’émissions de gaz à effet de serre dans le monde.
Le forage de la compagnie publique Petrobras a débuté en octobre, après le feu vert de l’agence environnementale publique Ibama.
Face aux détracteurs, Lula argumente que l’argent du pétrole peut servir à financer la transition énergétique.Il critique par ailleurs le fait que Lula soutienne un vaste projet d’exploration pétrolière au large de l’Amazonie, alors que l’énergie fossile est la principale source d’émissions de gaz à effet de serre dans le monde.
Le forage de la compagnie publique Petrobras a débuté en octobre, après le feu vert de l’agence environnementale publique Ibama.
Face aux détracteurs, Lula argumente que l’argent du pétrole peut servir à financer la transition énergétique.
The Conversation
Par Gaspard Conseil, Docteur en écotoxicologie, attaché temporaire d’enseignement et de recherche à l’Université de Lorraine (UL, ENSAIA, L2A), Université de Lorraine et Damien Banas, Professeur en Agronomie/Hydrobiologie, Université de Lorraine
De l’autre côté du miroir d’eau paisible des étangs, on rencontre en réalité de véritables « fantômes moléculaires » laissés par les pesticides utilisés pour l’agriculture. Même lorsque la substance originelle a été depuis interdite, ses produits de transformation – parfois plus toxiques – peuvent persister longtemps. Et si l’on envisageait les étangs différemment ? Les considérer comme des archives biochimiques des pollutions passées pourrait nous aider à améliorer la surveillance sanitaire et à prendre de meilleurs décisions réglementaires aujourd’hui.
Sous la surface calme des étangs (et, en particulier, des étangs agricoles) se cache une contamination invisible mais omniprésente. Sur l’ensemble des substances chimiques surveillées en milieu aquatique, 86 % sont des produits de transformation de pesticides plutôt que des pesticides eux-mêmes. Ce paysage est dominé par des dérivés du chlorothalonil, pesticide pourtant interdit en Europe et en Suisse depuis 2019, qui ont depuis été détectés d’abord en Suisse, puis signalés au sein d’unités françaises de traitement de l’eau potable.
Ces « fantômes moléculaires », souvent ignorés des suivis classiques, sont pourtant impliqués dans la dégradation silencieuse de la qualité des eaux. Dans une recherche scientifique publiée en 2025, nous avons mis en évidence qu’ils modifient le comportement et le métabolisme de petits crustacés d’eau douce (ici, Gammarus roeseli) utilisés comme sentinelles biologiques.
À la fois témoins et victimes des pollutions chimiques successives de l’environnement, ces organismes livrent une histoire préoccupante, inscrite dans le vivant, que les simples mesures chimiques ne permettent pas de lire.
Les étangs ne sont pas de simples plans d’eau, mais des archives vivantes de l’activité humaine environnante. Souvent connectés aux rivières, ils s’imprègnent de l’héritage chimique des pratiques agricoles, à travers les métabolites de produits phytopharmaceutiques, ou produits de transformation (PT), qui en résultent.
Quand bien même un pesticide est amené à être retiré du marché, son empreinte chimique demeure. Des PT issus de la dégradation d’une molécule mère peuvent ainsi persister longtemps dans l’eau, dans les sédiments ou dans les organismes vivants. Longtemps invisibles, car peu connus et peu étudiés, ils rappellent que la contamination environnementale n’est pas qu’une affaire du présent, mais aussi une mémoire du passé.
Nous vivons ainsi avec les cicatrices laissées par des produits chimiques utilisés à d’autres époques, lorsque leurs effets étaient encore mal connus. Et pourtant, nous continuons de répéter la même erreur : autoriser la commercialisation de produits aux effets mal compris. Nous déléguons alors de nouveaux problèmes à nos enfants.
L’herbicide atrazine, interdit depuis 2003, illustre très bien le problème. Ses métabolites sont encore détectés vingt ans après son interdiction dans de nombreuses masses d’eau françaises.
Les progrès de la recherche et les nouvelles connaissances acquises ont conduit à des réglementations plus strictes, comme le Règlement européen (CE) no 1107/2009, qui exclut l’autorisation de mise sur le marché de substances persistantes ou qui s’accumulent dans les organismes.
La relation entre l’humain et son environnement reste complexe. L’histoire que nous commençons à lire grâce aux outils analytiques mobilisés en écotoxicologie, qui intègrent à la fois des approches chimiques et biologiques, devrait éclairer nos choix présents et nous permettre d’éviter de les regretter demain.
Le fongicide chlorothalonil, interdit en 2019, fournit un exemple récent de ce décalage entre décision réglementaire et réalité environnementale. Son métabolite R471811 est aujourd’hui retrouvé dans de nombreuses eaux de surface et souterraines européennes. Il n’existe a priori pas de preuves qu’il présente un risque avéré, mais cela pourrait être réévalué dans cinq, dix ou trente ans.
Ces reliquats chimiques révèlent l’inertie propre des cycles environnementaux, souvent difficiles à cerner ou à mesurer. Ils soulignent aussi les limites de nos politiques de retrait, capables de réagir vite, mais impuissantes face à la persistance du passé et à la multiplicité des substances chimiques encore autorisées (422 en Europe en octobre 2025.
Les milieux aquatiques sont exposés à une mosaïque de contaminants que les scientifiques appellent exposome chimique, c’est-à-dire l’ensemble des substances auxquelles un organisme ou un écosystème est exposé au cours de sa vie.
Si les substances actives sont surveillées via la réglementation européenne, les PT passent souvent sous le radar. Un seul pesticide peut engendrer plusieurs molécules filles, parfois plus durables et plus mobiles que la molécule mère. Les connaissances sur leur toxicité sont encore très lacunaires, avec peu de tests de toxicité, peu de standards analytiques et très peu de données sur leurs effets cumulés. Ainsi, une part importante du risque nous échappe encore.
Dans un travail antérieur, mené en 2024, sur les étangs agricoles du nord-est de la France, nous avions déjà montré que plus d’une molécule détectée sur deux était un PT encore dépourvu de profil écotoxicologique connu. En d’autres termes, une partie du risque reste littéralement dans l’ombre.
Les grands cours d’eau font l’objet de suivis réguliers. Les étangs, eux, sont les parents pauvres de la limnologie (c’est-à-dire la science des lacs) et restent peu étudiés. Pourtant, ils ponctuent nos paysages et abritent souvent une large biodiversité constituée de poissons, d’oiseaux, de batraciens, de reptiles, d’insectes et de végétaux divers. Ils jouent aussi un rôle d’interface entre terres agricoles et nappes souterraines. Exposés aux polluants au fil du temps, ils jouent un rôle de « mémoire tampon » entre terres cultivées et milieux naturels, entre les eaux de surface et les nappes souterraines.
Pour explorer cette mémoire chimique, notre équipe a eu recours à une approche de biosurveillance active, où l’on utilise le vivant pour évaluer la qualité de l’eau. Cette méthode consiste à confronter des organismes sentinelles à l’environnement étudié afin d’observer leurs réactions biologiques, en parallèle de l’analyse chimique dite de l’exposome, décrit précédemment (l’ensemble des substances auxquelles le milieu est exposé, et de facto, nous aussi).
Croiser ces deux lectures, chimique et biologique, permet d’obtenir un indicateur global de l’état de santé d’une masse d’eau bien plus représentatif que la simple mesure de concentrations d’une liste de contaminants strictement définis.
Concrètement, nous avons placé dans sept étangs lorrains implantés le long d’un gradient de terres agricoles aux pratiques diversifiées (sans activité agricole, en agriculture biologique ou en agriculture conventionnelle) de petits crustacés d’eau douce, Gammarus roeseli, enfermés dans de fines cages perméables.
Ces gammares, discrets habitants des rivières, sont de véritables sentinelles biologiques. Leur respiration, leurs mouvements et leurs activités enzymatiques reflètent fidèlement la qualité du milieu où ils vivent. Pendant une semaine, ces organismes ont été exposés à l’eau et leur état de santé a été suivi. En parallèle, dans chaque étang, 136 substances (herbicides, insecticides, fongicides, et leurs PT) ont été recherchées.
Les résultats montrent une prédominance écrasante des produits de transformation, qui représentaient 86 % des contaminants détectés, dominés par les dérivés du chlorothalonil et du métazachlore.
Les gammares ont survécu, mais leur comportement et leur métabolisme ont changé. Ralentissement des déplacements, troubles de la respiration et activation des mécanismes de détoxification traduisent le signal précoce d’un potentiel stress toxique. Ces réactions biologiques confirment que la contamination, bien qu’étant une affaire de chimie, s’inscrit profondément dans le vivant. En d’autres termes, les organismes racontent ce que les analyses chimiques ne suffisent pas toujours à voir.
Reste à savoir comment intégrer au mieux ces signaux biologiques et cette mémoire chimique dans les décisions publiques et réglementaires.
Aujourd’hui, la surveillance réglementaire reste essentiellement centrée sur les substances actives autorisées. Pourtant, le risque dépasse largement ces molécules. Il s’étend dans le temps, change de forme, interagit avec d’autres contaminants et varie selon les conditions environnementales. L’environnement et sa biodiversité sont aussi le siège d’une diversité de voies de transformation et de transfert des contaminants.
La surveillance doit donc évoluer, élargir les listes de substances suivies, développer les outils biologiques, et, surtout, agir avec précaution dans un contexte où tout ne peut être mesuré ni anticipé : il serait illusoire de vouloir tout tester et suivre toutes les substances possibles et imaginables. L’enjeu est donc surtout de prioriser les composés les plus à risque et de protéger les milieux les plus vulnérables.
Il existe ainsi trois leviers pour mieux protéger les milieux aquatiques :
élargir la couverture analytique, c’est-à-dire les méthodes et techniques utilisées pour identifier et quantifier les PT issus de la dégradation des pesticides dans les suivis de routine,
renforcer les outils biologiques capables de traduire la complexité chimique en signaux écologiques mesurables, par exemple, le recours à des organismes sentinelles,
enfin, prioriser localement les actions de gestion (par exemple, rotation des cultures, zones tampons sans traitement, meilleure gestion des effluents et du ruissellement, ou encore l’aménagement de réseaux de drainage) adaptées aux usages et aux vulnérabilités des territoires.
De récentes observations nous montrent que les dynamiques observées en Lorraine ressemblent à celles de sites agricoles en Suisse, dans le canton de Genève. Nous menons depuis l’été 2025 des recherches avec la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (Hépia) à ce sujet.
Ces enjeux de pollution franchissent donc les frontières, mais les solutions doivent émerger localement, en combinant restauration de zones tampons (qui permettent d’atténuer les transferts de contaminants d’origine agricole vers les milieux aquatiques), diversification des pratiques et surveillance chimique et biologique intégrée.
Les étangs sont les miroirs de nos paysages agricoles, mais en constituent surtout des archives. Ils accumulent, filtrent et témoignent des usages passés. Reconnaître cette mémoire chimique, c’est accepter que certaines traces mettent des décennies à s’effacer.
Les produits de transformation des pesticides ne sont ni marginaux ni nouveaux. Ils incarnent une génération de micropolluants qui s’ancre dans la mémoire chimique de nos agroécosystèmes. Les inclure, les considérer, c’est comprendre qu’un étang, aussi petit soit-il, peut raconter une histoire de pollutions passées, mais aussi celle d’une vigilance à retrouver.
À l’heure où les politiques de transition agricole s’accélèrent, prendre en compte ces produits de transformation est essentiel pour éviter que ces fantômes chimiques ne pèsent sur les générations futures. Ce que nous faisons aujourd’hui s’inscrira dans la mémoire environnementale de demain. À nous de choisir l’histoire que ces étangs raconteront aux générations futures.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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