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Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

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07.11.2025 à 10:31

Néolibéralisme : crépuscule ou métamorphose ?

Alessandro Stanziani

Texte intégral (4267 mots)
Temps de lecture : 15 minutes

À propos du livre d’Arnaud Orain Le monde confisqué. Essai sur le capitalisme de la finitude (XVIe-XXIe siècle), paru aux éditions Flammarion en 2025.


Le néolibéralisme s’est-il achevé en 2010 comme le soutient l’économiste et historien Arnaud Orain ? Au-delà des spectaculaires droits de douane qui ont marqué les débuts du second mandat de D. Trump, certaines transformations structurelles de l’économie et des rapports de force internationaux incitent l’auteur à y voir une nouvelle ère économique qui prend son sens dans l’histoire longue du capitalisme.

Arnaud Orain a une double formation d’économiste et d’historien ; il nous a habitué à des travaux érudits et percutants dans lesquels il mobilise les savoirs économiques de l’époque moderne dans un cadre problématique qui touche de près aux enjeux de notre époque. C’est le cas en particulier de son livre « Les savoir perdus de l’économie », consacré aux approches économiques et agronomiques du XVIIe et XVIIIe siècle qui prônaient une démarche totalement différente de celle, par exemple, des physiocrates et de Smith, mais qui ont pourtant été marginalisées, puis oubliées par la suite

Un argument de poids traverse son nouvel ouvrage : le néolibéralisme est terminé, et ce retournement s’inscrit dans un mouvement de balancier qui anime le capitalisme depuis son origine au XVIe siècle. L’auteur trace une histoire du capitalisme qui rompt avec les périodisations conventionnelles, comme celles de la régulation et du libéralisme, ou du capitalisme classique, du capitalisme encastré (keynésien) et du néolibéralisme. Selon lui, deux régimes se succèdent : un régime « libéral » et un régime « de la finitude ». Le premier s’est imposé de 1815 à 1880, puis à partir de 1945. Le second domine du XVIe au XVIIIe siècle, de 1880 à 1945, et domine à nouveau à partir de 2010. Le capitalisme de la finitude est défini comme « une vaste entreprise navale et territoriale de monopolisation d’actifs – terres, mines, zones maritimes, personnes esclavagisées, données numériques… – menées par des États-nations et des compagnies privées afin de générer un revenu rentier hors du principe concurrentiel » (p. 8).

Ce capitalisme se caractérise par trois éléments principaux : la fermeture et la privatisation des mers, le monopole et l’évacuation de la concurrence, ainsi que la constitution d’empires (formels ou informels). Le capitalisme de la finitude repose sur l’idée que les ressources sont limitées, à l’inverse du capitalisme libéral qui met plutôt l’accent sur l’expansion économique. À chaque fois que le capitalisme de la finitude s’impose, conclut l’auteur, « il y a surtout un prétendu problème à régler : de décadence ou de comparaison relative entre États ou “civilisations”, de maintien d’une domination ou d’un niveau de vie, de transition énergétique à effectuer. À chaque fois, c’est la frontière du capitalisme qui se déplace et qui s’approfondit » (p. 15).

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L’ouvrage affiche alors trois ambitions : dépasser l’opposition classique entre libéralisme et régulation ; produire une nouvelle lecture de la « modernité occidentale » en dehors des interprétations marxistes et libérales ; brouiller la frontière entre histoire économique et sociale d’une part, et histoire intellectuelle d’autre part.

Le premier chapitre, « La fermeture des océans », discute des tentatives de contrôle et de fermeture des mers au fil des siècles. Son argument est que, en principe, le droit de la mer exige un libre accès, mais que celui-ci est vite restreint, surtout lorsque la domination mondiale est exercée par un seul pays (l’Angleterre aux XVIIIe et XIXe siècles, les États-Unis au siècle suivant). Ce dernier peut alors suspendre à sa guise la liberté des mers et des océans. Pire, cette fermeture est actée au nom de la liberté. C’est encore le cas en 1982, lorsque les États-Unis ne ratifient pas la convention de liberté maritime, invoquant la nécessité de contrer les « pirates » houthis en mer Rouge.

Le capitalisme de la finitude repose sur l’idée que les ressources sont limitées, à l’inverse du capitalisme libéral qui met plutôt l’accent sur l’expansion économique.

Selon l’auteur, cette approche remonte au XVIIe siècle, et plus particulièrement à Hugo Grotius (1583-1645), auteur d’un traité sur le droit de la mer considéré comme fondateur de ce domaine (Mare Liberum, « De la liberté des mers », 1609). En réalité, Grotius visait à élaborer une arme juridique pour soutenir l’expansion de la Compagnie hollandaise des Indes dans l’océan Indien, au détriment des puissances rivales, telles que les Portugais et les Espagnols. Une mer libre est en vérité une mer occupée et placée sous la tutelle de la puissance dominante. L’identification des routes maritimes est celle des « zones d’impérialité » comme les définit Orain, c’est-à-dire des accords entre les puissances dominantes. Cette même logique est à l’œuvre dans les délimitations des eaux territoriales en vue du partage des stocks halieutiques. Les consensus établis sont constamment remis en question, notamment pendant les périodes de capitalisme de la finitude. Inspirée par la théorie dite de « la tragédie des communs », des Zones économiques exclusives (ZEE) sont identifiées avec la Convention des Nations Unies de 1982, entrée en vigueur en 1994. Ces zones sont initialement réclamées par les pays en voie de développement. Cependant, cet instrument a rapidement été approprié par les puissances dominantes. Au nom de la rareté, l’exclusion de certains pavillons des eaux internationales est décrétée. Pire, l’UE s’en sert pour négocier des droits d’accès pour ses pêcheurs aux eaux poissonneuses d’Afrique et du Pacifique afin que l’argent reçu par les pays de ces régions serve à acheter des bateaux aux chantiers européens (p. 70).

Navire royal hollandais, 17e siècle. Wikimedia.

Selon cette perspective (chapitre 2), il n’y a pas de différence véritable entre la marine militaire et la marine marchande, entre le contrôle armé et la pêche, notamment pendant les périodes du capitalisme de la finitude. Il n’y a pas lieu d’opposer la guerre au commerce : les deux vont de pair. À partir de là, le chapitre 3, « La concurrence, ennemie du capitalisme » montre comment, contrairement aux innombrables théories économiques et à certaines proclamations politiques, le capitalisme de la finitude n’apprécie guère la concurrence, mais considère la fermeture des frontières et les monopoles comme une source de puissance. Cette forme de capitalisme s’oppose ainsi au capitalisme libéral et néolibéral, qui insiste plutôt sur les bienfaits de la libre concurrence pour le consommateur et pour l’économie dans son ensemble.

Il n’y a pas lieu d’opposer la guerre au commerce : les deux vont de pair.

Orain met en balance la pensée de David Ricardo, partisan du libre-échange et théoricien du commerce international, avec celle de Gustav Schmöller, qui, à la fin du XIXe siècle, théorise les bienfaits du protectionnisme, voire des monopoles. Le premier démontre que le libre-échange est profitable à tous les participants, à condition que chacun se spécialise dans le secteur où il excelle. Le second conteste cette conclusion et estime que les pays les moins avancés n’ont rien à gagner à pratiquer le libre-échange avec les pays les plus industrialisés. Il vise par là à protéger la croissance allemande face à la puissance britannique. Orain partage les critiques adressées à la théorie de Ricardo, mais considère également que les pays les plus avancés, tels que l’Allemagne, bafouent la théorie du libre-échange, surtout lorsque des pays comme la Chine entendent l’appliquer à leur tour aux exportations allemandes. Il conclut en rappelant la destruction massive d’emplois en Occident comme ailleurs, due au libre-échange globalisé du tournant du millénaire. Face à ces transformations, voilà que les pays avancés n’hésitent plus à invoquer la protection de leurs propres monopoles, voire à encourager des alliances pour faire face à la « concurrence déloyale » des pays émergents.

Lire aussi | Quand le capitalisme fait sécession・Haud Guéguen (2024)

Le chapitre 4, « Le capitalisme contre le marché » détaille les grands instruments utilisés pour échapper au capitalisme libéral. Il montre que, pendant les époques du capitalisme de la finitude, les échanges s’orientent entre pays « amis » au détriment des autres, tandis que les monopoles de droit et de fait, tout comme les cartels et les ententes, limitent fortement le jeu de la concurrence. Pendant la seconde moitié du XXe siècle, le GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), puis l’Organisation mondiale du commerce (OMC) à partir de 1995, visent à contrer ces tendances. À l’heure actuelle, des pays comme les États-Unis ont changé de cap et s’opposent au libre-échange et à l’OMC. Des accords régionaux sont conclus. Ces orientations ont des précédents au XVIIe siècle et au tournant du XIXe et du XXe siècle.

À partir de là, le chapitre 5 se tourne vers les conditions institutionnelles du capitalisme de la finitude, à savoir « la souveraineté des marchands ». La firme souveraine s’approprie certaines fonctions régaliennes de l’État (p. 223). Les compagnies-États étaient présentes au XVIIe et XVIIIe siècle ; les réseaux d’entrepôts et de stockage permettaient de contrôler les flux de marchandises. Ces entreprises semblent revenir de nos jours avec les GAFAM (Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Dans ce contexte, le capitalisme financier s’accompagne d’une nouvelle version du capitalisme commercial, axée sur la logistique, qui parvient à imposer des logiques néocoloniales aux pays du Sud. Nous assistons actuellement à l’éclatement de la souveraineté, partagée entre les États et ces entreprises géantes.

Photo de Skyler Smith sur Unsplash.

Le chapitre 6 est consacré à « l’éternel retour des empires de ressources ». Orain oppose le capitalisme de la finitude, qui s’empare matériellement des territoires, au capitalisme libéral, qui s’ancre plutôt dans des empires informels. C’est notamment le cas des « surfaces fantômes » en Amérique, qui ont soutenu la croissance européenne, surtout anglaise, au XIXe siècle. En revanche, le capitalisme de la finitude s’exprime pleinement avec le colonialisme des XVIIe et XVIIIe siècles, puis à nouveau avec l’impérialisme en Afrique à la fin du XIXe siècle, les invasions hitlériennes et, de nos jours, avec l’accaparement globalisé des terres. La conclusion évoque une « économie des quatre éléments » (l’air, l’eau, la terre et le feu), tous soumis à l’épuisement et à l’accaparement sous le régime du capitalisme de la finitude.

Orain oppose le capitalisme de la finitude, qui s’empare matériellement des territoires, au capitalisme libéral, qui s’ancre plutôt dans des empires informels.

Il s’agit là d’un essai à la fois érudit et provocateur, qui incite à repenser le présent par l’investigation historique. L’auteur fait partie des rares personnes capables de mobiliser à la fois un savoir historique et des connaissances économiques poussées.

Cet ouvrage incite donc à examiner de près et à discuter tant son appareil réflexif et théorique que son argumentaire empirique. Il ne s’agit pas tant de critiquer que de s’en inspirer pour intégrer d’autres éléments de l’histoire du capitalisme qui sont moins présents dans l’ouvrage. Prenons l’exemple d’un fil rouge qui traverse le livre : les relations et l’alternance entre régulation et libre-marché. Orain entend dépasser l’analyse des différentes phases du capitalisme en termes de libéralisme vs régulationnisme. L’auteur lui-même reconnaît dès l’introduction que l’État est absent de ses réflexions. Ce qui est pour le moins singulier : une alternance de finitude et d’optimisme, sans aucun rôle de l’État ?

Le problème est que si nous ajoutons ce dernier, nous aurons du mal à confirmer et opposer les périodes telles qu’elles sont identifiées par Orain. Ainsi, en parlant du contrôle des mers au XVIIe siècle, il suggère que la mainmise du capitalisme de la finitude exige l’élimination de la piraterie par l’État. Or, les autorités et les normes qualifient les mêmes acteurs tantôt de corsaires (légitimes), tantôt de pirates (illégitimes), en fonction des politiques internationales. Autrement dit, l’État intervient non seulement pour réprimer, mais aussi pour légitimer ces pratiques. La monarchie française, tout comme l’Angleterre, le Portugal et l’Espagne, arment bel et bien les pirates, en les qualifiant de « corsaires », tout en se réservant le droit de les réprimer et de les qualifier de « pirates » en cas d’accord entre puissances

De même, le libéralisme du XIXe siècle est à nuancer. Pas seulement parce que le protectionnisme domine entre 1815 et 1848, mais aussi, et surtout, en raison du contrôle, voire de l’interdiction des syndicats (en France, comme en Angleterre et ailleurs), des bourses de commerce et des bourses valeurs, des marchés alimentaires (trois institutions libéralisées seulement pendant les années 1880, partout en Occident)

En réalité, la différence entre les époques « libérales » et régulationnistes – ou du capitalisme de la finitude comme les qualifie Orain – est plutôt à chercher dans leur impact sur les structures sociales.

Il serait peut-être plus judicieux de partir du postulat que le capitalisme est toujours régulé : même au XIXe siècle, la concurrence et les marchés ne sont pas « naturels » mais institutionnellement construits. En réalité, la différence entre les époques « libérales » et régulationnistes, ou du capitalisme de la finitude comme les qualifie Orain, est plutôt à chercher dans leur impact sur les structures sociales. Cependant, comme l’État, les inégalités aussi demeurent à l’arrière-plan de cet ouvrage, alors que les deux régimes évoqués ont un impact immense sur elles, tant à l’intérieur de chaque pays qu’entre les pays. Les travaux de Thomas Piketty et de beaucoup d’autres le montrent clairement. Ainsi, la régulation des Trente Glorieuses tend à réduire les inégalités entre les classes dans les pays avancés, mais accroît celles entre ces pays et les régions « en voie de développement », comme on les nommait à l’époque. Inversement, pendant les époques libérales et néolibérales (XIXe siècle, dernier quart du XXe siècle) les inégalités s’accroissent. Or, cette variable influence lourdement les orientations des États et des principaux acteurs sociaux.

Lire aussi | La violence (à l’ère) du néolibéralisme・Robin Mercier (2018)

Photo de Venti Views sur Unsplash.

De même, peut-on affirmer que le libéralisme du XIXe siècle s’opposait aux rentiers comme le rappelle l’auteur ? C’est certainement la position de Ricardo, souvent cité, c’était aussi l’image que beaucoup d’auteurs de l’époque avançaient, image reprise par de nombreux historiens jusqu’à nos jours. Cependant, nous savons désormais que ces théories et programmes politiques ne correspondent pas tout à fait à la réalité et que le XIXe siècle libéral était moins celui du succès des capitalistes contre les rentiers, comme le soutenait une historiographie très ancienne, que celui de l’association entre ces deux groupes. Le capitalisme aristocratique dominait en France, en Russie, en Angleterre et en Allemagne, comme Arno Mayer l’a bien montré

La violence et l’accaparement des terres accompagnent donc aussi le capitalisme libéral, et ce n’est pas une spécificité du capitalisme de la finitude.

Examinons à présent un sujet central : le rôle de la terre. Selon Orain, la terre, à l’instar des rentiers, joue un rôle central dans le capitalisme de la finitude. Le colonialisme des XVIIe et XVIIIe siècles, celui de la fin du XIXe siècle et, bien entendu, l’accaparement des terres de nos jours en sont la preuve. Le problème est que, même pendant les époques libérales, comme au XIXe siècle, cette recherche de terres est centrale (et avec elle, l’importance des rentiers, déjà mentionnée). Dans quel sens ? Certes, les « hectares fantômes »

La violence et l’accaparement des terres accompagnent donc aussi le capitalisme libéral, et ce n’est pas une spécificité du capitalisme de la finitude. Cette conclusion pourrait être généralisée, ce qui inciterait à se demander si l’argument des ressources limitées est finalement spécifique au capitalisme de la finitude. Le cas, à peine évoqué, des terres accaparées pendant l’époque libérale du XIXe siècle témoigne contre cette thèse. Il en va de même avec le succès fulgurant de l’argument néomalthusien au XIXe siècle, puis à nouveau dans les années 1960 et 1970, en pleine période keynésienne, avec « la bombe P »

Au final, on peut bien opposer deux phases, mais comment le faire sans qualifier le premier terme, le plus important : le capitalisme lui-même ? Est-ce limité au monopole et à la finance, comme le suggère Braudel, qui reprenait Schmöller, parrain du capitalisme de la finitude selon Orain ? Et du coup, quoi faire de Braudel dans l’approche d’Orain ? Faut-il ajouter le travail salarié, qui n’est pas indispensable au capitalisme qui s’accommode bien de l’esclavage et du travail forcé ? Et qu’en est-il de la propriété privée, si différente dans ses définitions et ses pratiques à l’intérieur même des pays capitalistes et suivant les époques ? Selon les réponses apportées, les phases du capitalisme ne seront pas les mêmes.

Appréhender le capitalisme par le biais de pendules, de phases ou de cycles est une construction théorique qui correspond peu aux réalités historiques.

Pourquoi est-ce important ? Parce que l’interprétation historique du capitalisme influence notre compréhension de la période actuelle. C’est peut-être là l’origine du décalage entre le modèle d’Orain et les réalités historiques. Comme il est d’usage chez les historiens contemporains, Orain part de questions actuelles pour interroger l’histoire et relire le passé. L’impression qui se dégage de l’interprétation qu’il avance est que certaines caractéristiques du capitalisme actuel sont projetées sur des époques révolues. En effet, le passé peut être interrogé par analogie ou par différence. Avec son schéma du pendule, Orain privilégie la première approche et constate de fortes similitudes entre des époques éloignées. À partir de là, des citations du XVIIe siècle seraient tout à fait pertinentes de nos jours (p. 178), et la période que connaît le mieux l’auteur, le XVIIe-XVIIIe siècle, serait considérée comme étant tout à fait d’actualité. Cette approche présentiste est extrêmement répandue chez les historiens, mais elle efface par là même les spécificités dans le temps et dans l’espace. Nous risquons d’être victimes d’un certain déterminisme historique, et avec lui, nous perdons de vue les choix et les bifurcations historiques, qui sont tout de même importants, tout comme les choix encore possibles de nos jours, qui, espérons-le, iront au-delà du simple retour du pendule au capitalisme libéral après l’ère de Trump.

Photo de Martin Jaroš sur Unsplash.

Ainsi, les significations de variables telles que les rentiers, les marchés et les monopoles, l’accaparement des terres et des mers, ou encore la force militaire, n’ont pas du tout été les mêmes au XVIIe siècle (capitalisme à peine émergeant et pré-industriel), au tournant du XIXe et du XXe siècle (impérialisme, conflits entre anciennes et nouvelles puissances, internationalisation de l’économie), et de nos jours (économies globalisées, capitalisme post-industriel). Ce qui ne signifie pas que le capitalisme est immuable dans le temps et dans l’espace, mais seulement que l’appréhender par le biais de pendules, de phases ou de cycles (approche qui a de très illustres prédécesseurs, de Marx, à Juglar, à Schumpeter !) est une construction théorique qui correspond peu aux réalités historiques.

Il serait tout aussi raisonnable d’identifier des phases du capitalisme, avec des continuités et des ruptures par rapport aux périodes précédentes. En particulier, la période qui s’ouvre avec les années 1970 se distingue par la remise en discussion de l’État social, la fin de la décolonisation, la chute de l’URSS et la globalisation extrême. Cette période ne marque pas la fin de l’État, mais plutôt son usage au profit des groupes les plus puissants, avec des liens étroits avec les lobbies. Le retour des rentiers ne commence pas ces dernières années, mais dès les années 1990. Les spéculations financières et foncières massives datent aussi de cette époque et se poursuivent. Plutôt que de passer d’un capitalisme libéral à un capitalisme de la finitude, on assiste à un changement de cap de la part de certaines puissances occidentales, des États-Unis à l’Europe.

Ce changement ne s’oppose pas à la globalisation en tant que telle, mais uniquement à celle qui ne serait plus dominée par eux-mêmes. D’où la reprise d’un vieil adage français : « Sire, libérez-nous des contraintes (corporations, syndicats, surtout des travailleurs) et protégez-nous beaucoup de la concurrence étrangère. » Le problème est que, contrairement aux époques précédentes (qu’Orain qualifierait justement de « capitalisme de la finitude »), où cette ambiguïté était déjà présente, de nos jours, l’invocation du « manque de ressources » a lieu dans un cadre où la concurrence ne s’exerce plus seulement entre des puissances occidentales, mais doit également prendre en compte de nouvelles puissances (les BRICS, en particulier). Ce qui change fondamentalement la donne, ainsi que le contexte et la raison d’être du capitalisme de la finitude. Ces réflexions ne sauraient se mener sans tenir compte de l’ouvrage incontournable d’Arnaud Orain.

Image d’accueil : Photo de Yousef Espanioly sur Unsplash.

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05.11.2025 à 09:45

Lutter contre le colonialisme intérieur auprès des peuples déforestés d’Amazonie

Éva Ferenczi

Texte intégral (5266 mots)
Temps de lecture : 18 minutes

À propos de Banzeiro Òkòtó. Amazonie, le centre du monde d’Eliane Brum, traduit du portugais par Marine Duval et paru aux Éditions du sous-sol en 2024.


En 2017, Eliane Brum, reporter, activiste et écrivaine, quitte São Paulo, la plus grande métropole d’Amérique latine, et s’établit à Altamira, commune de l’État du Pará, au nord du Brésil, en pleine Amazonie. Cherchant un logement où s’établir, elle découvre un centre urbain tout de béton, mu par la haine de la nature. Espérant un logement avec jardin, on ne lui propose que des appartements dont les parcelles ont été défrichées et dont les bailleurs annoncent fièrement qu’elles ont été « nettoyées » de leurs arbres fruitiers. Au cœur de la ville et au bord du fleuve Xingu dominent les résidences sécurisées, souvent détenues par des propriétaires liés à la déforestation : une option de logement impossible pour une reporter travaillant sur ce sujet. Plus loin du centre apparaissent des lotissements précaires et des habitations sur pilotis le long de cours d’eau pollués, exposés aux crues. C’est dans ce type de logement que vivent les populations déplacées de force après la construction du barrage de Belo Monte (2010-2015), surnommé ironiquement Belo Monstro, le « beau monstre ». Comment ces populations se sont-elles retrouvées là ?

Le barrage de Belo Monte et ses déplacé·es

Quatrième plus grand barrage au mondeBelo Monte se tient au bord du fleuve amazonien Xingu, le plus grand affluent de l’Amazone, lui-même fleuve le plus puissant au monde. D’une longueur de près de 2000 km et possédant un bassin versant de la taille de la France, le Xingu abrite 600 espèces de poissons, dont 10% sont endémiques. Quelques 25 000 personnes en dépendent pour leur subsistance.

Le projet hydroélectrique s’inscrit dans le cadre d’une stratégie nationale de développement des infrastructures

Conçu sous la dictature (1964-1985), le projet de méga-barrage est présenté pour la première fois en 1989 par le gouvernement de droite de José Sarney. Il suscite une forte opposition de la gauche, des communautés indigènes et de la société civile, et est abandonné. Repris sous le gouvernement centriste de Fernando Henrique Cardoso, il est bloqué par le ministère public fédéral qui dénonce de nombreuses irrégularités sur le plan environnemental. Suite à l’élection de Luiz Inácio Lula da Silva en 2003, les communautés indigènes du Xingu ainsi que les mouvements sociaux célèbrent ce qu’ils croient marquer l’enterrement définitif du projet. Pourtant, Lula remet le projet à l’ordre du jour et obtient rapidement la levée des interdictions fédérales. Celui qui s’était autrefois fortement opposé à la proposition, promet d’éviter les écueils et destructions environnementales causés par les grands barrages amazoniens mis en œuvre sous la dictature

Le barrage de Belo Monte en construction, septembre 2015. Wikimedia.

Dans sa version initiale, le projet prévoyait l’inondation de 20 000 hectares de terres (équivalant à la superficie de la ville de Chicago), désastre pour les communautés locales autant que pour la forêt. Lula propose de diminuer de 75% la surface inondée. La réduction est toutefois «compensée » par la construction d’un canal artificiel de déviation du fleuve. Le canal dérive 70% du débit de la Volta Grande do Xingu – une section du fleuve de 130 km et une des régions d’Amazonie détenant la plus grande biodiversité. Combinée à la saison sèche, cette déviation absorbe plus de 80% des eaux. Cela entraîne une réduction considérable des populations de poissons, menaçant certaines espèces endémiques

Le barrage a contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer.

Les effets environnementaux du complexe hydroélectrique s’étendent bien au-delà des terres inondées. Entre les déplacements forcés des populations vivant sur les sites du chantier – fortement ramifié sur le territoire, avec deux grands réservoirs, deux centrales, un canal artificiel de déviation, sept barrages annexes et dix-huit méga-turbines —, ceux liés à la modification des écosystèmes et à la perte subséquente des sources de revenus, ceux dus à l’invasion illégale des terres, conséquence de l’afflux massif de nouveaux arrivants non autochtones dans la région, le barrage contraint, de façon plus ou moins directe, quelque 55 000 personnes à se déplacer

Parmi celles-ci, environ 20 000 ont été réinstallées par Norte Energia, l’entreprise concessionnaire, dans des Relogements urbains collectifs (RUC)

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« Se déblanchir », à rebours de l’histoire coloniale du Brésil

Dans son ouvrage Banzeiro Òkòtó – L’Amazonie, le centre du monde, la journaliste Eliane Brum part à la rencontre des réfugié·es de Belo Monte dont le chantier a détruit l’habitat et le mode de vie. Elle retrace leurs drames de dépossession et laisse cette écoute traverser son corps, lui-même éprouvé par la perte de repères qu’a engendré son changement de vie radical, son installation définitive au sein de l’une des villes les plus violentes du Brésil, dans une Amazonie en ruines, loin de ses proches et de son compagnon des dix-sept dernières années, dont elle se sépare peu de temps après son arrivée.

« Je vais m’installer à Altamira. Je ne savais pas moi-même d’où venait cette voix. Mais cela a été dit. Et ce qui est dit vient à exister. » Après plus d’une décennie de voyages dans différents territoires de l’Amazonie, où elle se rend en qualité de reporter, Eliane Brum élit domicile dans la commune paraense. Elle répond à un appel, aussi irrésistible qu’inconfortable, qu’elle traduit par le concept de banzeiro. Mot de la langue tupi-guarani, banzeiro désigne le remous causé par le mouvement des bateaux sur les rapides des grands fleuves amazoniens, menaçant la vie de celleux qui s’y risquent. Cet espace de péril symbolise le bouleversement que fait éprouver le territoire amazonien, manifestant la force et la vitalité de sa nature, en contrepoint des destructions qui le visent.

Vue du fleuve Xingu depuis le ciel en 1997, par la NASA. Wikimedia.

Brum écrit : « L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. » Cette expérience est celle d’un éclatement du sujet. L’Amazonie ramène l’individu cartésien à sa réalité physique et corporelle, au point d’en élargir les frontières et de l’ouvrir au corps plus vaste de la forêt (« Tout est corps en Amazonie », « En Amazonie, il y a une overdose de corps. »). L’essai déplie une double ethnographie du corps et de la forêt et vient questionner la subjectivité occidentale, cartésienne et monadique.

Consciente de s’être formée dans cette culture, la journaliste entreprend un processus de décolonisation subjective, effort jamais achevé, vers l’intégration d’une subjectivité indigène, multiple et poreuse, ouverte aux êtres qui composent la forêt. Cet effort de décolonisation est parfois décrit comme une volonté de se déblanchir ou de « s’indigéniser », pied-de-nez aux véritables politiques de blanchissement qui ont marqué l’histoire coloniale brésilienne.

« L’Amazonie bondit à l’intérieur de nous comme un anaconda, étrangle la colonne vertébrale de notre pensée et nous mélange à la moelle épinière de la planète. »

Eliane Brum

À partir du XIXe siècle, l’empereur Dom Pedro II revendique en effet publiquement sa volonté de blanchir la population brésilienne, incitant l’immigration européenne et la subventionnant. Renforcée après l’abolition de l’esclavage en 1888, cette démarche se poursuit tout au long du XXe siècle, favorisant l’immigration massive d’Européens venus en majorité d’Italie, mais également du Portugal, d’Espagne et d’Allemagne, fuyant le fascisme ou la misère et attirés par les perspectives d’accession à la propriété de l’autre côté de l’Atlantique.

Née en 1966 dans l’État de Rio Grande do Sul, tout au sud du Brésil, au sein d’une famille d’immigrés italiens, Eliane Brum hérite de ce passé – le sud demeure la région la plus blanche du Brésil jusqu’à aujourd’hui.

Durant la dictature, les propriétaires sudistes ont été encouragés par le gouvernement à poursuivre la colonisation et la « mise en valeur » du territoire amazonien. À la même période, la construction de la grande route transamazonienne, qui coupe la commune d’Altamira et traverse l’Amazonie d’est en ouest, facilite encore l’occupation et le développement agricole ainsi que la déforestation qui en découle. 

Lire aussi | Résister à la colonisation de l’Amazonie et expérimenter d’autres mondes・Ailton Krenak (2025)

Le vol des terres indigènes et la violence généralisée

Parmi les victimes de la déforestation, on trouve, en plus des indigènes, des migrants pauvres originaires pour la majorité du nord-est du Brésil. Envoyés en Amazonie dès la Seconde Guerre mondiale pour travailler dans la production du latex et l’extraction des minerais, convoqués sous la dictature à construire la fameuse route transamazonienne, ce sont eux qu’on retrouve à nouveau sur les grands chantiers de barrages. Une fois les projets terminés, ils sont souvent abandonnés sur place, sans emploi. Eliane Brum retrace ainsi l’histoire de la famille d’Otavio Chagas, descendant de migrants du Sertão (région désertique du nord-est du Brésil) déplacés vers l’Amazonie pour produire du latex, et qui s’établissent finalement sur les rives du Xingu. À l’instar de la famille Chagas, certains anciens migrants économiques, font le choix de s’installer en bordure de fleuve et de vivre de la pêche, adoptant un mode de vie entre forêt et ville, entre-mundos, inspiré de celui des peuples indigènes. Brum y voit une « subversion de la marge » qui transforme un état initial de vulnérabilité en principe d’autonomie et de liberté. Investir la marge, celle du fleuve comme celle du pays, permet à ces anciens migrants d’échapper à un cycle de domination et de pauvreté qui les contraignait à vendre leur force de travail à des conditions la plupart du temps indignes. Les riverains que Brum interroge s’enorgueillissent ainsi de n’avoir jamais occupé d’emploi au sens habituel du terme. Pour eux, la pauvreté se définit par l’absence de choix, la richesse par la possibilité de se passer d’argent et d’échapper à la logique monétaire.

C’est ce modèle de vie, communautaire et respectueux de la nature, souvent conquis de haute lutte, que les barrages sur les grands fleuves amazoniens menacent de faire disparaître.

Les chantiers d’infrastructure constituent des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.

Altamira, la plus vaste commune du Brésil (plus d’un quart de la France), figure également parmi les plus violentes. Avec la construction du barrage, la population a doublé et la violence a explosé. En 2015, la ville enregistre le taux d’homicides le plus élevé du Brésil, avec 125 homicides pour 100 000 habitants.

Des dizaines de milliers d’ouvriers sont recrutés pour la construction du barrage (25 000 au pic du chantier). D’autres arrivants aux profils variés (éleveurs, orpailleurs, exploiteurs de bois, spéculateurs de titres de propriété) affluent, attirés par les perspectives de retombées économiques en lien avec le développement de la région. Les chantiers d’infrastructure constituent de fait des moments d’opportunités pour les envahisseurs. Par la création de routes d’accès, de pistes et de lignes électriques, ils ouvrent des zones auparavant isolées.

Sur le chantier de Belo Monte, on distingue deux mécanismes d’occupation. Dans un cas, des travailleurs démobilisés à la fin des travaux décident de rester sur les terres indigènes. Dans l’autre, colons et exploitants en tout genre profitent de la présence des premiers pour pénétrer dans les terres, en bordure de chantier. Norte Energia s’était engagée à protéger les terres indigènes des invasions illégales en établissant des postes de surveillance avant le début des travaux – mais cette obligation n’a pas été remplie. Les familles déplacées n’ont pas non plus été réinstallées comme prévu. L’entreprise a justifié ces retards par des conflits fonciers, un argument fallacieux si on songe qu’elle a contribué à l’entrée des envahisseurs. Ce n’est que sous la pression des communautés et des autorités fédérales qu’elle appliquera, quoique de façon fragmentaire, son devoir d’éloigner les envahisseurs.

Déforestation à Novo Progresso, dans l’État du Pará (2018). Wikimedia.

« Défricher pour occuper »

Sur les terres accaparées, le déboisement est le modus operandi. Pâturages, exploitation du bois ou revente de terres donnent l’apparence d’une occupation légitime et prolongée dans le temps. Sur la terre Apywatera, du peuple Parakanã, qui borde la région de la Volta Grande, le déboisement a explosé dès le début du chantier. En cause : l’installation de familles non autochtones, parfois encouragées par les politiciens locaux. On observe le même phénomène dans une dizaine d’autres terres indigènes du bassin du Xingu, devenues, pendant les sept premières années du chantier, les zones les plus déforestées d’Amazonie, selon une étude réalisée par la Rede Xingu+

Les profits générés par l’occupation puis par le déboisement (commerce du bois, spéculation foncière, agrobusiness ou exploitation des minerais) financent ensuite un réseau criminel de milices, destiné à résoudre par la force les conflits fonciers, saboter le travail des activistes et contrôler les travailleurs semi-esclavagisés, sans lesquels aucune de ces activités commerciales ne serait possible. À Altamira, dans la première décennie 2000, Brum relève encore l’entrée du trafic et la formation d’alliances locales entre les factions criminelles et les grands propriétaires et exploitants illégaux.

Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de fabriquer des titres de propriété. Ils s’appuient sur une législation qui n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées.

L’acquisition illégale de terres, ou grilagem, tire son nom du mot portugais grilo, qui signifie grillon. Ce substantif fait référence à une pratique consistant à placer des titres de propriété fabriqués dans une boîte où sont enfermés des grillons dont les excréments donnent au papier une couleur jaunie, lui conférant un aspect ancien et authentique. Aujourd’hui, les grileiros n’ont plus besoin de ce procédé truqué. Ils s’appuient sur une législation qui, depuis plus de quinze ans, n’a de cesse d’assouplir l’accès aux autorisations environnementales et à la régularisation de terres volées. Des lois permettent de régulariser rétroactivement des terres indigènes et des terres publiques acquises illégalement. Si de telles mesures ont été votées durant le premier mandat de Lulagrileiros constituent une véritable base électorale pour l’ex-président.

Selon Eliane Brum, le barrage ne vise pas seulement à produire de l’énergie, mais participe d’un système d’exploitation plus vaste du territoire amazonien. Le gros de la production se concentre sur la saison des pluies (de décembre à mai). Ayant coûté plus de 10 milliards d’euros, subventionné à 80% par de l’argent public, le barrage produit, entre 2016 et 2019, en moyenne 4,6 gigawatts, moins de la moitié de sa capacité installée. Même dans ces conditions, il fournit autour de 9% de l’énergie brésilienne, mais cela ne saurait justifier les destructions causées par sa construction.

Forêt nationale d’Iquiri à Lábrea, à l’ouest du Brésil (2019). Wikimedia.

Le Parti des travailleurs (PT), à l’initiative du lancement de Belo Monte, ne rompt pas avec une certaine logique « d’impérialisme intérieur ». Pour améliorer le sort des pauvres dans les grands centres urbains sans avoir recours à la redistribution, c’est-à-dire sans toucher aux classes privilégiées, les gouvernements de Lula et de Dilma ont en effet misé sur des projets productivistes destinés à l’exportation de matières premières (bois, soja, minerais, hydroélectricité), au détriment des peuples autochtones et de la nature, affectant l’Amazonie au premier chef. Dans la première décennie des années 2000, l’exportation des commodities vers la Chine a ainsi permis de faire émerger une nouvelle classe moyenne, non sans coûts pour le Nord du Brésil, regardé à tort comme la marge, la périphérie du pays.

Nouvellement au pouvoir depuis 2022, Lula continue de soutenir des projets d’infrastructure controversés, tels que la reprise de l’asphaltage d’une route qui traverse la forêt amazonienne (BR-319), annoncée en 2024, ou un projet d’exploration pétrolière au large de l’embouchure de l’Amazone

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Les peuples autochtones, experts en fin du monde depuis 500 ans

Si la presse et les institutions internationales défendent les droits des peuples de la forêt, le sort des « peuples déforestés », povos desflorestados, lui, mobilise peu l’opinion publique. Ces derniers sont oubliés, considérés comme déjà perdus – « décombres de guerre » ou « ruines humaines » – pour lesquels il ne serait plus possible d’agir.

Parce que nous sommes habitués à opposer colons et indigènes, il nous est parfois difficile de comprendre la réalité de ces déforestés (descendants de peuples indigènes ou de communautés riveraines déplacés) et a fortiori celle de leurs enfants, nés sur le territoire amazonien, sans jamais avoir vu la forêt ni le fleuve. En effet, la violence du déplacement et du déracinement se répercute sur les générations suivantes. Témoins de la violence politique, sociale et environnementale subie par leurs parents, privés de leurs racines, les descendants des ex-riverains, nés en ville, en dehors du tissu communautaire qui avait été celui de leurs parents, font souvent face dans la sphère privée à des violences intrafamiliales, fruits de la dégradation de la santé mentale des adultes. Dans la deuxième décennie des années 2000, le taux de suicide chez les jeunes à Altamira, dépasse de deux fois la moyenne nationale, montrant la persistance dans le temps des effets de la destruction des communautés.

« Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. »

Eliane Brum

Eliane Brum conclut : les êtres humains ont besoin, autant que les arbres, de racines pour survivre. Dès l’année de son arrivée à Altamira, celle-ci crée une clinique du témoignage. Elle y fait venir des professionnels de santé du sud du Brésil et met en place des cellules d’écoute visant à soulager la détresse psychologique des réfugiés.

Pour la journaliste, les peuples déforestés, contraints de s’urbaniser, incarnent la destruction actuelle de la vie en Amazonie, dans sa dimension humaine et culturelle. Il est impossible, défend-elle, de comprendre la forêt sans ses ruines. « Une ville moderne est, par définition, une ruine de la nature. » Ce constat révèle par contraste le rôle des peuples forêts, et de leurs savoirs ancestraux, dans la préservation de la plus grande forêt tropicale de la planète. Ce sont eux qui luttent contre la déforestation, depuis les débuts de la colonisation jusqu’à nos jours. Leur sort et celui de la forêt sont donc intrinsèquement liés.

Lors d’une manifestation contre le barrage de Belo Monte en 2011. Wikimedia.

En Amazonie, il est déjà possible de faire l’expérience de la fin du monde. Selon l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, « Les indigènes sont experts en fin du monde, étant donné que leur monde a pris fin en 1500. » La fin habite le présent des communautés indigènes survivantes, dont l’existence est par définition synonyme de résistance.

Eliane Brum avoue avoir elle-même longtemps cru qu’il était possible de s’intéresser aux peuples traditionnels, à leurs sociétés et à leurs savoirs, sans raconter l’histoire des déforestés. Vivre à Altamira l’a amenée à prendre conscience de cette connexion : « En habitant une ville amazonienne, écrit-elle, j’ai quasiment senti ces connexions se tisser dans mon corps. »

On comprend alors mieux l’enjeu que les conflits territoriaux cristallisent pour l’avenir de notre planète. La guerre foncière qui sévit dans les villes amazoniennes, dont Altamira fournit un exemple frappant, est regardée par le reste du pays comme une réalité éloignée et périphérique. Elle est en fait déterminante. De l’issue de cette guerre dépend la survie des peuples indigènes, survie non seulement physique mais culturelle, dans la mesure où c’est ce mode de vie qui permet de préserver la forêt et assure notre équilibre climatique. La guerre foncière et la guerre idéologique qui oppose différents Brésils et différentes visions de l’avenir ne font donc qu’une. Altamira, tristement célèbre pour sa violence, se trouve aussi « en première ligne de la guerre climatique. » La ville constitue un cas d’école pour comprendre les dynamiques de prédation qui ont cours en Amazonie et les dangers qu’elles présentent.

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Inverser le centre et la périphérie du Brésil

Eliane Brum propose alors une inversion des valeurs. Si notre avenir à tous dépend de peuples et de territoires que l’on jugeait jusque-là périphériques, archaïques, improductifs, alors il est grand temps d’en reconnaître la centralité. Ce geste conceptuel de permutation s’adosse à des initiatives politiques concrètes, telle que l’organisation d’une conférence climatique alternative bien nommée : « Amazônia Centro do Mundo ». Tenue en novembre 2019, la conférence a réuni de grands caciques indigènes (Davi Kopenawa, Sonia Guajajara, Raoni Metuktire, etc.), de jeunes activistes européen·nes (Anuna de Wever et Adélaïde Charlier de Youth For Climate Belgium, Alexander Repenning de Fridays for future Germany, etc.), des scientifiques et des penseur·ses, sur place, à Altamira, en marge du Brésil officiel et des grandes métropoles du monde où se tiennent communément les grands sommets du climat.

Convoquer les activistes occidentaux à faire le déplacement en Amazonie, plutôt que l’inverse, n’est pas anodin. Cette condition souscrit à la philosophie d’Eliane Brum qui déclare : « Je suis convaincue que le déplacement doit être réalisé par les corps, il est nécessaire de littéralement placer les corps en Amazonie. » Adepte du déplacement comme premier geste de décolonisation, elle y voit une condition nécessaire au dialogue. Les militants ayant fait le déplacement remplissent la fonction contemporaine de « caravelles de décolonisation », miroir inversé des navires colonisateurs.

Lever du soleil à Altamira. Wikimedia.

L’objectif de la conférence était de promouvoir une alliance par les « bases », le terme base renvoyant aux cultures marginales, celles des peuples forêt d’abord, celles défendues par la jeunesse activiste occidentale ensuite. Brum discerne des points de passage entre les revendications de cette jeunesse, qui demande des comptes au monde productiviste responsable de la condamnation de son futur, et celles des peuples autochtones. Par-delà les frontières géographiques et culturelles, sans le savoir ou sans le revendiquer, cette jeunesse militante est indigène, au sens où elle défend des valeurs communes avec la perspective indigène, qu’elle embrasse au moins en partie.

L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées. Depuis sa décision de vivre à Altamira jusqu’à sa proposition d’inverser les centres et les périphéries, en passant par les initiatives sociales et politiques construites sur place pour rendre leur voix et leur mémoire aux déplacé·es ou par l’expérience intime et intense de déstructuration de son propre corps, Eliane Brum travaille le déplacement dans toutes ses dimensions, individuelle et collective, personnelle et politique, physique et symbolique, corporelle et intellectuelle – rendant au passage ces dichotomies obsolètes.

L’originalité de la pensée déployée dans Banzeiro Òkòtó tient dans une large mesure à la variété des expériences de déplacement et de décolonisation qui y sont déployées.

Son récit est habité par le remous du banzeiro. Les lecteur·ices, dès le début, sont interpellé·es par la numérotation chaotique des chapitres qui, de onze, passe à zéro, pour revenir à treize et remonter à 2042. Ce principe de chaos conscient et maîtrisé oblige à poursuivre la lecture hors de certains repères de temps, d’espace et de structure, et construit sur le plan formel un cadre favorable pour entendre le message du banzeiro, dans ce qu’il a d’inconfortable, ainsi que son appel à l’action.

S’il nous exhorte à éprouver l’ampleur des ruines et de la destruction de la vie, cet ouvrage porte aussi en lui la possibilité que de cette expérience naisse un engagement en faveur de la préservation de l’Amazonie et de tous les êtres qui en composent le corps. Il est un appel à transformer le mouvement du banzeiro en òkòtó, qui signifie « coquille » en yoruba, cette langue d’Afrique de l’Ouest que parlaient un grand nombre d’esclaves déportés au Brésil. Ce coquillage en forme de spirale, qui s’élargit par cercles concentriques à partir d’une base de pivot, incarne la possibilité de convertir l’inconfort en action et d’imaginer de nouveaux modèles de société compatibles avec la vie sur Terre.

Image d’accueil : vue du fleuve Xingu depuis le ciel en 1997, par la NASA. Wikimedia.

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