flux Ecologie

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

▸ les 2 dernières parutions

23.05.2025 à 13:59

Laurence Marty

Texte intégral (4440 mots)
Temps de lecture : 19 minutes

Ce texte est tiré du livre de Laurence Marty, « Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique », paru aux éditions La Découverte en 2025, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».

Toxic Tour Detox 93 : traduire en justice (environnementale et climatique) les inégalités en Seine-Saint-Denis

Mercredi 24 septembre 2014, 20 h 30, Saint‑Denis, 42 rue de la Boulangerie, première réunion du collectif Toxic Tour Detox 93 (TTD93). Pour suivre l’émergence du cadrage de la justice climatique au sein du mouvement français, il nous faut repartir de la fin de l’été 2014, un an et demi avant la COP21. C’est en suivant les liens tissés à l’Aubépine – un lieu de vie collectif agricole – et en rejoignant le TTD93 que je serai confrontée pour la première fois à cette façon particulière de penser le dérèglement du climat et les questions environnementales avant tout comme des questions de justice – de race, de classe, de genre. Pour l’heure, j’ignore encore ces déplacements et même comment m’orienter dans Saint‑Denis : la nuit est en train de tomber et moi de me perdre dans les ruelles dionysiennes. Je finis par trouver le 42 rue de la Boulangerie, avec une dizaine de minutes de retard. On dirait une sorte d’épicerie, une épicerie bio, ou de produits locaux peut‑être. La réunion n’a pas commencé, mais dans l’arrière‑boutique, une petite vingtaine de personnes sont déjà assises autour de tables disposées en rectangle. Je trouve une chaise et m’assois, intimidée. Le point de départ du collectif, comme l’expliquent Agathe, Éric et George ce soir‑là, c’est que le sommet Paris climat 2015, cette grande conférence internationale censée déboucher sur un nouvel accord mondial dans un an et demi ou COP21, ne se tiendra pas à Paris comme son nom l’indique, mais au parc des expositions du Bourget, en Seine‑Saint‑Denis – ici. Or, les habitant·es de ce département, parmi les plus pauvres de France, sont aussi victimes d’inégalités environnementales (sols pollués par son passé industriel, pollution de l’air causée par la circulation automobile et le trafic aérien, précarité énergétique, pollution sonore, résidus radioactifs) et, de plus en plus, d’inégalités climatiques.

« Nous savons que le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de suraccumulation de particules de CO2 en 2100 : c’est une urgence sociale et de santé dès aujourd’hui », écriront sur tous leurs tracts les membres du TTD93. Ce qu’iels proposent de faire, en réponse, c’est d’organiser des visites guidées des lieux de pollution qui quadrillent le département – qui sont aussi des lieux d’émission de gaz à effet de serre et donc de dérèglement du climat –, et des opérations détox pour mettre en avant les luttes et alternatives des Séquano‑Dionysien·nes

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Comme le raconte George ce soir de septembre, ignorer que la Seine‑Saint‑Denis est un territoire pollué est une chose impossible pour celles et ceux qui l’habitent. « Ce que nous connaissons moins, c’est la géographie de ces pollutions, l’histoire des infrastructures qui les produisent (bien plus nombreuses en Seine‑Saint‑Denis que partout ailleurs en Île‑de‑France), et celle des luttes contre leurs nuisances. » Ce que propose le TTD93 en conséquence, c’est d’apprendre, d’apprendre en marchant, en faisant l’expérience de – les toxic tours detox sont avant tout des « expériences sensibles » comme le rappellera Quentin au cours d’une réunion de décembre. La rencontre avec des collectifs agissant déjà localement sur ces enjeux de pollutions sera décisive dans ces apprentissages – du collectif Lamaze luttant pour l’enfouissement de l’autoroute A1 à Saint‑Denis au collectif Romeurope 93 qui défend les droits des personnes Roms vivant en squats ou bidonvilles, en passant par Urbaction 93 composé de riveraines de data centers à La Courneuve

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Il y a des découvertes qui feront date pour le collectif, tant elles résument à elles seules ce qu’il essaie de démontrer : la station de mesure d’Airparif, qui en bordure de l’autoroute A1, en plein Saint‑Denis, enregistre les taux les plus élevés de pollution d’Île‑de‑Francedérèglement climatique sont des inégalités de plus. À Agathe d’en conclure, un soir d’avril 2015 où elle présente les actions du collectif dans un théâtre parisien, que « dans les quartiers de la Seine‑Saint‑ Denis comme dans les autres régions pauvres du monde, on peut dire que les injustices environnementales et climatiques s’ajoutent aux injustices sociales, qui sont beaucoup aussi des injustices raciales et des injustices de genre ».

Lire aussi sur Terrestres : Margaux Le Donné et Enno Devillers-Peña, « Où est la maison ? Ende Gelände : récit d’une excursion », novembre 2019.

Je sors de la réunion du 24 septembre 2014 avec le sentiment que ce qui se trame ici est important : j’y découvre pour la première fois les termes d’« inégalités environnementales » et d’« inégalités climatiques » dont le cadrage m’aimante – j’écris dans mon carnet le soir même (non sans en sourire aujourd’hui) : « Ça, c’est légitime politiquement et mobilisateur. » Dans l’arrière‑boutique le soir de cette première réunion, se trouvaient réuni·es des activistes du climat et des habitant·es en lutte contre les infrastructures qui les empoisonnent, une cohabitation que je n’avais jamais vue jusque‑là. Par chance, j’habite aussi le 93 – à l’est et non au nord, mais dans le 93 quand même. Je trouverai rapidement une place au sein du collectif en construction. Sous l’impulsion d’Éric, je proposerai notamment, en décembre, de me lancer dans une brochure qui reprendrait les principaux éléments des tours et qui serait, de fait, aussi une brochure sur les inégalités environnementales et climatiques qui touchent le département.

Il me faudra plusieurs mois, la tête dans le guidon à parcourir en long et en large la Seine‑Saint‑Denis et avaler des kilomètres de littérature scientifique francophone émergente

« Les toxic tours, c’est un format qui existe depuis une vingtaine d’années dans d’autres pays : aux États‑Unis, au Canada, en Équateur, en Afrique du Sud, entre autres – d’où leur nom anglais. Ces tours font partie d’un mouvement plus général qui s’appelle le mouvement pour la justice environnementale. »

« Ramener l’écologie à la maison » n’a rien d’anecdotique. Surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Pourtant, ce n’est qu’en lisant quelques mois plus tard l’article de la philosophe Émilie Hache « Justice environnementale ici et là‑bas » que je comprendrai les spécificités et l’ampleur de ce que déplace le mouvement pour la justice environnementale dans les luttes écologistes

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

L’histoire des militant·es du mouvement pour la justice environnementale est celle d’une double dépossession pour reprendre les mots d’Émilie Hache : « dépossession tout d’abord d’un partage équitable entre les ressources et les nuisances environnementales ; dépossession ensuite de la reconnaissance d’un souci écologique ». Elle raconte comment, dans les années 1990, des membres d’une mobilisation contre un projet de construction d’un incinérateur de déchets dans la banlieue de Los Angeles – principalement des femmes racisées de classe populaire – allèrent solliciter l’aide d’associations environnementales états‑uniennes très actives, comme le Sierra Club ou l’Environmental Defense Fund (le Fonds pour la défense de l’environnement), qui leur répondirent dans un premier temps que leur combat portait sur des questions de santé publique, et non environnementales, et leur refusèrent dès lors leur soutien.

Les divergences apparues à cette occasion ont amené les acteurs du mouvement de la justice environnementale à questionner ce sur quoi porte l’écologie. « Qu’est-ce qui est environnemental et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » […] loin d’être indifférents aux enjeux environnementaux, les acteurs de ce mouvement s’en soucient pleinement, mais s’en soucient non pas comme de quelque chose d’extérieur à eux, avec lequel ils entretiendraient un rapport de loisir, même substantiel, mais comme quelque chose de potentiellement dangereux (parce que toxique, contaminé, présentant des risques d’incendie, etc.) constituant le milieu même où ils habitent, travaillent et vivent.

Emilie Hache

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes.

Exit une écologie par le haut et le dehors, centrée sur la « nature » – ou wilderness – des grandes organisations conservationnistes composées essentiellement d’hommes blancs de classes moyenne et supérieure – que Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier appellent « l’environnementalisme des riches »Welcome une écologie par le milieu, grassroots (littéralement enracinée dans le sol), portée principalement par des femmes racisées de milieu populaire luttant pour leur survie et celle de leurs enfants – celle de leur communauté humaine et plus‑qu’humaine – contre les industries et les politiques qui ne semblent pas considérer que leurs vies comptent

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes

Toxic Tour sur la mémoire des luttes écocitoyennes à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Parce qu’il est l’un des collectifs français qui a le plus à cœur d’importer et de traduire ce qui se trame dans les mouvements pour la justice environnementale et climatique transnationaux, le TTD93 est une source d’intérêt pour de nombreux·ses militant·es. Il y a toutes les personnes qui viennent marcher avec nous les dimanches après‑midi des balades toxiques (une soixantaine par tour en moyenne, parfois plus). Il y a toutes les sollicitations de collectifs qui souhaitent reproduire le format des toxic tours ailleurs. Et il y a les invitations de différents membres de la Coalition Climat 21 (CC21) à venir rejoindre la préparation des mobilisations qui auront lieu pendant la COP21. Pour Agathe, « c’est le côté grassroots qui leur parle, et aussi le fait que des actions du style toxic tour et le travail que l’on fait sur les inégalités pourraient plaire à des organisations internationales pour la justice environnementale ». Surtout, ce que tente de faire le TTD93 fait écho aux « chantiers » que se donne la CC21 pour décembre prochain : élargir la mobilisation, en convainquant « bien au‑delà des cercles habituels de l’écologie » (et tenter de ne plus être que ce mouvement climat majoritairement blanc de classes moyenne et supérieure) ; et « s’appuyer sur les victimes et les personnes en lutte sur le terrain » ou « communautés impactées » (la traduction la plus courante de « frontline communities » centrale dans le mouvement anglo‑saxon). Je saisirai l’enjeu immense pour certain·es membres de la coalition de ne pas/plus faire sans ces personnes et de transformer le mouvement climat en profondeur pour laisser émerger celui d’une justice climatique.

Lire aussi sur Terrestres : Alyssa Battistoni, « Le Léviathan et le climat », septembre 2019.

Il y a ce vif intérêt dans le mouvement pour l’espace d’enquête, d’apprentissage et de mobilisation autour de la justice climatique que constitue le TTD93, et il y a aussi les critiques qui lui seront adressées, et dont je mettrai plus de temps à percevoir les échos. De l’enthousiasme, certain·es militant·es passent à la condamnation après avoir participé à un tour (ou avoir entendu quelqu’un parler d’un tour) : les toxic tours ressembleraient à des « groupes de touristes bobos blancs en balade dans le 9‑3 ». Je caricature, mais pas tant que ça : on reproche au collectif TTD93 de manquer son objectif de « sortir de l’entre‑soi », de ne pas réussir à mobiliser les « premier·es concerné·es » par les pollutions et les inégalités qu’il dénonce, et d’être dès lors « hors‑sol » (par opposition à « grassroots », ce pour quoi il était potentiellement intéressant plus tôt). Comme si les membres du TTD93 n’étaient pas conscient·es de ce risque dans leur démarche et que ce n’était pas une tension pour elles et eux.

Mardi 4 novembre 2014, 20 heures, troisième réunion du TTD93, dans une grande salle illuminée aux néons du bâtiment colossal qu’est la Bourse du travail de Saint‑Denis. Sont présent·es les membres du TTD93 ainsi que des représentant·es du collectif Lamaze et du comité Porte de Paris, deux collectifs d’habitant·es de quartiers riverains de l’A1, avec qui le premier tour a été organisé. On débriefe. Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » – on était presque une centaine, des élus et des médias étaient présents, les différentes prises de parole se sont bien articulées, le goûter au parc Cachin était une très belle façon de conclure le tour – mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric. Je me souviens notamment d’une silhouette aperçue derrière une fenêtre des premiers étages d’une tour semblant épier notre cortège qui contrastait fortement avec le peu de personnes marchant dans les rues et boulevards que nous arpentions. Je me souviens plus encore de notre stationnement le temps d’une prise de parole au niveau d’un carrefour de l’avenue du Docteur‑Lamaze qui était lui, très passant, et des différentes réactions qu’il avait suscitées chez les piétons (essentiellement des hommes noirs et arabes à ce moment précis) que nous avions croisés : celle de nous contourner (nous prenions presque toute la place), celle de prendre un tract sans s’arrêter, voire de le refuser (tracter, c’est la solution que nous avions trouvée avec Aldo pour endiguer notre gêne). Et je me souviens enfin de ce constat partagé avec Agathe à la fin du tour : la plupart des personnes présentes, à l’exception des membres des collectifs locaux, n’étaient pas des riverain·es mais des militant·es écologistes parisien·nes intéressé·es par notre démarche. Cet intérêt n’est pas un problème en soi (au contraire), le problème c’est ce à quoi il nous fait ressembler (effectivement) : un groupe de blanc·hes de classe moyenne en vadrouille dans des quartiers populaires habités majoritairement par des personnes racisées précarisées.

Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric.

Au cours de cette première réunion de débrief, on cherche des solutions pour faire le lien avec l’ensemble des habitant·es : on pourrait afficher sur le parcours au préalable, ou encore tracter tout au long de la marche. Didier, du collectif Lamaze, rappelle qu’on a tout de même distribué plus de trois mille tracts sur les marchés et dans des endroits clés de Saint‑Denis, et qu’on avait annoncé le tour dans le Journal de Saint-Denis, « le journal le plus lu de la ville », précise‑t‑il (il m’expliquera à la fin de la réunion que l’hebdomadaire est distribué gratuitement dans toutes les boîtes aux lettres des Dionysien·nes et est une véritable « institution »). George renchérit en soulignant que les toxic tours detox sont « un projet qui s’inscrit dans la durée ». « C’est l’accumulation des tours qui est importante ». Mais pour certain·es membres du collectif, on peut d’ores et déjà aller plus loin et travailler à construire davantage les balades avec les habitant·es des quartiers qu’on sillonne. Agathe évoque ainsi une piste pour le prochain tour sur l’A1 (le collectif Lamaze souhaiterait le reproduire lors de l’événement « Lamaze enlève tes bretelles » qui aura lieu fin juin

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Si les membres du TTD93 se mobilisent en tant qu’habitant·es de la Seine‑Saint‑Denis (« On se mobilise en tant qu’habitant·es, c’est le point de départ », répètent‑iels), iels ont aussi besoin de laisser la place et la parole à d’autres Séquano‑Dionysien·nes pour que les toxic tours detox fonctionnent (politiquement et pratiquement) : les collectifs de riverain·es des infrastructures dénoncées et, plus largement, les habitant·es des quartiers arpentés. Les savoirs et la légitimité des premiers (les collectifs locaux) sont indispensables pour construire les balades. Comme l’explique Éric au cours de la soirée « Toxic Tour Detox mode d’emploi » de mars 2015 dans un restaurant îlo‑dionysien : « On n’agit pas ex nihilo, on est contre ça. Et ce pour deux raisons : on veut rendre publics des collectifs et des structures qui ont déjà accumulé énormément de connaissances, et aussi parce qu’on ne vient pas en experts écolos. On fait les balades avec eux. » La présence des seconds (les habitant·es des quartiers arpentés en général) et le fait de les intéresser (du moins autant que les militant·es écologistes blanc·hes que nous sommes) sont, en revanche, toujours des défis à relever. Un défi incontournable si le TTD93 veut éviter que ses toxic tours detox soient des sortes de « zoo sociaux » pour reprendre l’expression de Luc, impliqué dans le collectif. Depuis ce rebord, les membres du collectif tentent des choses, ratent, essaient à nouveau, réussissent ou ratent encore – un processus qui se rejoue pour chaque nouvelle balade qui arrive avec le contexte et les enjeux qui lui sont propres.

Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis.

Il y a quelque chose de difficile à tenir pour le collectif TTD93, entre sa toute récente naissance, son énergie limitée, les attentes à son égard (que ce soit celles de ses membres ou celles d’autres activistes du mouvement climat) et son contexte politique. Il faut bien partir de quelque part pour construire un mouvement pour la justice environnementale et climatique en France, et la situation de laquelle part le TTD93 n’a rien d’évident : s’il rencontre des collectifs de riverain·es dénonçant les impacts (sociaux et de pollutions chimique comme sonore) des infrastructures dont ils sont voisins, aucun d’entre eux ne mobilise le cadrage de la justice environnementale et climatique (quasi inexistant en France à l’époque), ni ne se définit comme « communautés impactées ». Presque aucun d’entre eux ne fait le lien avec le dérèglement du climat avant sa rencontre avec le TTD93 (et l’arrivée de la COP21, en fait). Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis, sans tomber dans le piège de l’imposition d’un cadre surplombant et déconnectéensemble ce qui ne l’avait que peu été jusque‑là. C’est sûr que, d’ici la COP, ça va être juste pour « mobiliser les quartiers populaires » dans le mouvement climat (du moins massivement), et organiser une grande « marche des intoxiqué·es », de cette façon. C’est en tout cas l’avis d’autres activistes du mouvement qui tenteront d’ouvrir, en parallèle, d’autres sentiers.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Dans la suite du chapitre dont est extrait ce passage, Laurence Marty décrit l’émergence, tout au long de l’année 2015, d’un mouvement pour la justice climatique en France à l’image de celui qui s’étend en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde depuis les années 2000.

Des activistes membres de l’alliance de collectifs étasuniens Grassroots Global Justice viennent en Ile-de-France pour présenter leur action.

Un « Appel pour la justice climatique » est lancé depuis l’ONG 350.org, appelant à « partir des luttes qui se mènent dans les quartiers depuis des années ».

Une « marche mondiale pour le climat » est préparée à Paris sur le modèle de la People’s Climate March, qui avait rassemblé plus de 300 000 personnes à New-York en 2014. Cette marche est annulée en raison des attentats du 13 novembre et de la promulgation de l’état d’urgence – à la place, une chaîne humaine est organisée à la hâte.

La COP21 passée, l’autrice revient sur une année et demi de mouvement.

À l’issue des mobilisations de la COP21, la question du sujet politique du mouvement naissant pour la justice climatique reste en suspens, comme le raconte l’une des salarié·es de la CC21 [Coalition Climat 21] à l’assemblée de bilan du mercredi 16 décembre, quelques jours seulement après la clôture des négociations et des manifestations : « Si l’organisation de la marche de New York nous a permis d’avancer plus vite en posant la question de qui sont les communautés impactées en France, elle reste irrésolue. » D’autres questions sont aussi posées : les organisations de la coalition sont‑elles parvenues à devenir une rampe de lancement pour un mouvement pour la justice climatique « fort et durable » en France


Image d’ouverture : photographie réalisée à l’occasion de la manifestation À nos mort·es – Climate Justice for Life, Bassin de la Villette, Paris, 28 novembre 2015. © Bruno Serralongue et Air de Paris, Romainville.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

PDF
20.05.2025 à 16:34

Roméo Bondon

Texte intégral (6345 mots)
Temps de lecture : 20 minutes

À propos de Mathias Bonneau, Bûcheron, Éditions du Seuil, collection « Cadre rouge », 2025, 272 p.

La forêt est un matériau attrayant pour qui aime écrire, tant l’imaginaire qui l’accompagne est sans fin (Harrison, 2010) et se prête à des réappropriations critiques (Cyprine et Layé, 2022). Toutefois, songeant aux contes et légendes, aux cabanes dans les arbres et aux refuges enfouis sous la mousse, aux chemins sinueux tracés par les chevreuils ou encore au dense réseau mycorhizien qui égaye le sol, on oublierait presque que des hommes, et de plus en plus de femmes, travaillent dans les bois à grand renfort de cartes, d’outils et de machines. Que des arbres sont choisis pour être mis à terre, ébranchés, façonnés, débardés, transportés puis enfin transformés, c’est-à-dire sciés ou réduits à l’état de granulés ou de pâte à papier. Parmi les milliers de livres, documentaires ou de fiction, à propos de la forêt, ceux qui portent sur le travail qu’elle suscite, de la sélection d’un arbre à abattre jusqu’à sa transformation, en représentent une part infime. 

On en trouve cependant quelques-uns. Parmi ceux appartenant à la littérature, citons deux romans époustouflants qui racontent les grèves de bûcherons survenues dans le nord-ouest des États-Unis avant et après la Seconde Guerre mondiale (Karl Marlantes, Faire bientôt éclater la terre ; Ken Kesey, Et quelques fois j’ai comme une grande idée), de courts récits relatant une coupe de bois en Suisse et en Italie (Oscar Peer, Coupe sombre ; Carlo Cassola, La Coupe de bois), un texte jubilatoire sur le travail en scierie (Anonyme, La Scierie) ainsi que, plus récemment, les « carnets d’une apprentie bûcheronne », dont les vers libres offrent une respiration bienvenue dans toute cette littérature laborieuse jusqu’alors essentiellement masculine (Anouk Lejczyk, Copeaux de bois). 

Un récit paru tout récemment vient s’ajouter à cette liste : Bûcheron, de Mathias Bonneau. 

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

On notera d’emblée que, comme la plupart de ses prédécesseurs, l’auteur a fait le choix d’un titre des plus directs. Simple et borné. Il faut dire que le mot, comme la profession qu’il indique, sont évocateurs. Le seraient-ils à tort ? C’est ce que rétorqueraient sans doute certains représentants de la filière forêt-bois, qui aiment à rappeler que la figure usuelle du bûcheron a fait son temps

Enfin, si les textes littéraires portant sur le travail forestier sont peu nombreux, disons aussi que ceux écrits par les travailleurs eux-mêmes sont quasiment inexistants. Après Copeaux de bois, dans lequel Anouk Lejczyk raconte son année  de formation à la « conduite de travaux forestiers », Mathias Bonneau offre une plongée inédite, en ce qu’elle est autobiographique, dans le quotidien d’une profession bouleversée par les évolutions socio-économiques de la filière forêt-bois et par les changements environnementaux qui affectent les écosystèmes forestiers. Qu’ajoute donc ce livre-ci à notre connaissance de cette « profession d’hommes des bois » que décrivait il y a plus de vingt ans le sociologue Florent Schepens (Schepens, 2003) ?

Tarn, août 2022. Mathias Bonneau écorce un épicéa abattu afin de limiter la prolifération du scolyte, qui attaque une partie des parcelles forestières dont il est le gestionnaire. Photographie extraite de le série « Scolyte, comment y faire face ? », d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

Héritage et transmission

L’enfance, la lignée, la filiation : peut-être faut-il toujours commencer par-là. C’est en tout cas ce qu’a choisi de faire Mathias Bonneau. « Mon père coupe du bois depuis bien avant ma naissance, dans une forêt plantée par son père à lui, pendant que ma mère s’occupe du troupeau de leur ferme. » Cette forêt, c’est celle du Passet, située dans « un coin du Massif central », sur un plateau où « il pleut beaucoup ». Sa perpétuation depuis les premiers plants, mis en terre dans les années 1960, est une responsabilité qui se transmet. « Mon grand-père a planté une majorité d’épicéas, aussi un peu de pins et de douglas. […] Ma grand-mère a assuré la fin de la mise en place de ces plantations. À son décès, mon père s’en est occupé, en rendant des comptes à ses frères et sœur qui lui font confiance. »

Tandis que les résineux poussent et que le père s’occupe de leur avenir, le fils trouve dans les jeunes forêts familiales autant de support pour les histoires qu’il compose. « Au milieu de mes grands jeux, il y a des arbres qui tombent, des tas de bois propres et la vision d’un guide de tronçonneuse. » À chaque évocation des forêts de son enfance, le père est présent avec sa machine, ses bidons et son tournebille. « Cette colline est le lieu de son labeur autant que le terrain de mes rêveries. Son travail et mes jeux se mélangent. » Les premières pages de Bûcheron montrent une évidente imprégnation, qui supplée, dans un premier temps, à une transmission formelle et assumée. L’enfant regarde, ressent et apprend sans qu’on ait besoin de le lui demander. Aussi n’est-il pas anodin que l’un de ses jeux l’amène à mourir sous les arbres, comme c’est le cas pour plusieurs bûcherons chaque année

« Au bûcheron aussi, nous jouons » poursuit l’auteur. Très vite, l’enfant apprend toutefois que dégager des semis ou éclaircir une plantation s’apparente bien plus à « un combat » auquel il n’a pas encore accès. Écrasé par un arbre que l’on vient d’abattre, on ne se relève pas comme on le fait dans les histoires de chevalier et de soldat qu’on se raconte enfant – différence de taille que rend moins souhaitable pour le père la transmission d’une profession dangereuse. À mesure que les années passent, l’enfant grandit, les outils changent, jusqu’au jour où celui qui est devenu un solide adolescent suit son père pour travailler au bois. L’imprégnation est alors augmentée d’une initiation, qui s’étale sur plusieurs jours, jusqu’à l’abattage tant attendu, dont nous ne saurons rien ou si peu : « La chute de ce premier tronc qui est tombé ne restera pas dans ma mémoire. Mes sens saturés n’impriment rien du fracas des branches qui fend l’air et qui n’est plus. » 

« Bûcheron, non. C’est le paradoxe des passionnés de ces métiers difficiles qui, tout en adorant transmettre ce qui les anime, refusent que leurs enfants prennent cette voie-là. »

Mathias Bonneau

Dès lors, l’auteur consacre une part de plus en plus importante de son temps libre à ébrancher, planter, abattre aux côtés de son père. Peu à peu, écrit-il, et sans s’en rendre compte, « les gestes entrent en moi ». Les éléments du récit s’enchâssent à merveille. Tout concourt à l’avènement d’une vocation : l’omniprésence du bois et du travail, matrice de l’enfance ; le goût qui s’acquiert sans heurt en pratiquant ; la figure paternelle et tutélaire… De là à en faire son métier, il n’y aurait qu’un pas, qu’il n’est pas permis de faire. « J’ai le droit d’y jouer, mais ce n’est pas possible d’en vivre. » La machine s’enraye. « Cela aurait été mieux accepté que je reprenne la ferme de mes parents. Parce que c’est leur métier principal, et qu’une ferme se transmet dans une famille. Bûcheron, non. » Et l’auteur d’ajouter : « C’est le paradoxe des passionnés de ces métiers difficiles qui, tout en adorant transmettre ce qui les anime, refusent que leurs enfants prennent cette voie-là. »

Aussi, après des études d’architecture, Mathias Bonneau a-t-il dû insister et persévérer pour obtenir le droit de faire une première saison complète dans les forêts familiales – saison qu’il raconte dans une bande dessinée parue voilà plus de dix ans, L’hiver au bois. « Ma première coupe ne m’a pas établi comme bûcheron, elle dit juste que je veux l’être. » Ce souhait affirmé d’hériter malgré tout d’un métier qui ne transmet pas vient nuancer les analyses de Florent Schepens sur la trajectoire biographique des ETF – les entrepreneurs de travaux forestiers. Le sociologue est pourtant catégorique : 

[D]evenir ETF est réservé à une population particulière caractérisée par trois dimensions. La première est une socialisation à l’indépendance professionnelle. Les ETF ont été familialement socialisés à une idéologie patronale […]. Cependant, et c’est la deuxième dimension, un imprévu leur interdit la reprise de l’entreprise familiale : faillite, reprise par un tiers […]. La troisième dimension est une absence des différents capitaux (formation, économique) nécessaires à la création d’une nouvelle entreprise. 

(Schepens, 2013)
Tarn, février 2024. Chantier de balivage (opération qui consiste à sélectionner, avant une coupe, les arbres que l’on va garder) sur un peuplement dense de châtaigniers en taillis intouché depuis une précédente coupe rase. Photographie extraite de la série « Balivage sur taillis de châtaignier » d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

Pour lui, les ETF sont donc des « déshéritiers », c’est-à-dire « héritiers d’un status d’indépendant mais « déshérités » des conditions de sa réalisation. C’est à eux qu’est réservée la souffrance de ne pas être indépendant. La soulager passe par la réalisation de l’assignation familiale. » À suivre Florent Schepens, le cas de Mathias Bonneau serait donc exceptionnel : les « conditions de réalisation » de son métier, en effet, ne correspondent pas complètement à celles avec lesquelles ses collègues doivent composer. Son activité est diversifiée – gestion, sylviculture, abattage – et se déroule en grande partie dans une forêt de 80 hectares qui appartient à son père et à ses oncles. « Que je coupe un arbre, les copeaux que crache ma tronçonneuse racontent l’envie de mon grand-père, de mon père et la mienne. » Il a ainsi la possibilité de continuer un « chantier immense », qu’il n’a pas entamé, mais qu’on lui a transmis, ce à quoi n’accèdent que rarement les bûcherons et les débardeurs. 

Ce récit devrait-il être dévalué parce qu’il ne serait pas tout à fait représentatif de la profession qu’il entend aborder ? Non, en rien, tant ce cas limite présente une plongée existentielle dans le travail forestier et témoigne des évolutions de ce dernier comme des transformations des forêts elles-mêmes. 

Perturber et transformer la forêt

En creux de l’histoire familiale dépeinte par Mathias Bonneau, se déplie celle de la forêt française depuis le milieu du XIXe siècle. Au cours de cette période, les contreforts méridionaux du Massif central où se situe le récit de Bûcheron ont été largement reboisés, sous l’impulsion, notamment, des lois de restauration des terrains de montagne (RTM) puis du Fonds forestier national (Marty, 1998). Ils font ainsi partis de ces « nouveaux territoires forestiers » décrits par le géographe Clément Dodane (Dodane 2009). Leur spécificité se perçoit dans les descriptions de l’auteur : « Mon grand-père a fait sortir du sol des blocs monolithiques d’épicéas au milieu d’horizons dégagés. Ses plantations se sont arrêtées aux limites cadastrales, suivant strictement une ligne droite fictive. Lorsqu’il a rencontré des tourbières ou des sommets trop pauvres, il les a contournés, dessinant toujours les mêmes ruptures franches dans le paysage. Soixante ans plus tard, les lisières sont toujours aussi abruptes. » Si le contour des parcelles est resté inchangé, ce qu’elles renferment, par contre, a été dûment aménagé. En parlant de son père, Mathias Bonneau commente, admiratif : « Il a transformé une forêt. »

À charge pour l’auteur de poursuivre, de s’approprier les gestes de ses prédécesseurs pour y ajouter les siens. À mesure qu’il intervient dans les bois, le bûcheron prend de plus en plus conscience de l’incidence que la moindre de ses actions a sur les peuplements dans lesquels il travaille : « Je suis indéniablement une perturbation. » Ce constat, dès lors, ne cesse de l’accompagner, avec son lot de doutes et de réflexions. Dans l’exploitation forestière telle qu’entend la conduire Mathias Bonneau, tout est toujours « paradoxe » et « contradiction ». Il aime intensément cet écosystème, s’est familiarisé avec l’uniformité des plantations, cherche à les diversifier, quitte à agir avec violence pour contraindre la trajectoire empruntée par la forêt du Passet dans le sens qui lui semble le meilleur. Difficile de mieux dire ce contraste saisissant et permanent qui consiste à perpétuer le milieu forestier tout en y intervenant violemment. D’ailleurs, l’accepter est l’une des conditions pour continuer : « Si j’ai survécu au bûcheronnage, c’est que j’aime quand ça tabasse. » 

En creux de l’histoire familiale de Mathias Bonneau se déplie celle de la forêt française depuis le milieu du XIXe siècle.

L’auteur se place dans les pas de son père, qui a commencé à s’intéresser à la sylviculture irrégulière préconisée par l’association Pro Silva. « Cette forêt ne sera plus jamais la même. Parce que c’est son évolution naturelle, aussi parce que nous la souhaitons différentes, plus mélangée. » Et d’ajouter : « Je choisis par petits gestes le mélange de la forêt de demain. » Il prolonge sa démarche en intégrant les réflexions sociales qui animent le Réseau pour les alternatives forestières (RAF). Autant de rencontres qui imprègnent jusqu’aux plus petits gestes effectués dans les bois. La perturbation, inévitable, reste aussi discrète que possible : « Le sol est plat, nous le parsemons des restes de notre prélèvement : cimes vertes éclatées et branches brunes étalées comme les silhouettes imprimées au sol des arbres disparus de la forêt. Ne reste des troncs qu’une griffe sur la mousse. »

À force d’interventions, lentement la forêt change. « J’avais appris à aimer la monotonie immaculée de cette forêt homogène, il faudra que j’apprécie sa métamorphose fracassée. » Le fracas n’est pas que l’apanage de la tronçonneuse. Les agents qui perturbent les évolutions de l’écosystème se multiplient sous les coups du changement climatique. La chaleur, d’abord, se fait de plus en plus insistante et entraîne son lot de cauchemars embrasés, de cimes rougies, de troncs desséchés. « Il y a un virage sur la route qui me mène à la forêt du Passet […]. Je suis content de la voir, mais elle réveille mes inquiétudes ; aussitôt que j’aperçois son vert, j’en guette les infléchissements, quand les feuillages virent au rouge. » Au plus fort de l’été, la souffrance des arbres est difficile à supporter, mais ça n’est qu’à l’ombre de leur houppier qu’un peu de fraîcheur est accessible : « Les arbres sont mon naufrage et ma bouée. »

Tarn, août 2022. Mathias Bonneau vérifie l’état d’un arbre. Photographie extraite de le série « Scolyte, comment y faire face ? », d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

Après la chaleur viennent les scolytes, dont ceux répondant au joli nom de typographe, pour les galeries que les larves creusent sous l’écorce des épicéas. Face aux dépérissements de plus en plus nombreux qu’il constate, affolé par la recrudescence de larves, l’auteur choisit de rompre le répit qu’impose la saison estivale. « Je ne peux pas rester sans rien faire. Il me faut un outil pour éliminer l’insecte sur le tronc. » Tandis que dans les régions les plus touchées par l’insecte, dans les Ardennes et le nord-est de la France, les « coupes sanitaires » mettent à bas des centaines d’hectares de plantation d’épicéas, Mathias Bonneau cherche à trouver une solution pied à pied, arbre par arbre. Avec un stagiaire-poète prénommé Charly, les deux bûcherons cherchent la moindre trace de présence de l’insecte pour abattre les arbres tout juste attaqués avant qu’il ne soit trop tard. 

Nous cherchons dans les replis des branches ou dans les boursouflures de mousses les boulettes rousses qu’éjectent les femelles en train de creuser des galeries de ponte, en haut des troncs. Elles sont minuscules, quasiment invisibles, nous piétinons au pied des arbres comme des maniaques.

Mathias Bonneau

Une fois les arbres identifiés, encore faut-il les mettre à terre et enlever leur écorce pour réduire en bouillie les larves de scolytes qui se trouvent dessous. « Vivre avec le typographe ? D’accord, mais à grands coups d’écorceuse. » À force de chercher des insectes, de traquer les traces de sa présence, de déplorer ses attaques ou de constater, soulagé, qu’il n’est pas encore partout, une certaine proximité s’établit entre son action et celle du bûcheron. « Je l’ai détesté, ce destructeur d’arbre, ce rival qui fait des perturbations plus fortes que les miennes ! » 

Les évolutions climatiques et parasitaires ne sont pas sans conséquences sur la conduite du travail forestier. Un rapport paru en 2022 le rappelait : l’accroissement des branches mortes dans les houppiers entraîne des risques élevés d’accident au moment de l’abattage (FCBA, 2022). Une contrainte de plus pour un métier parmi les plus accidentogènes qui soient. Comment écrire le risque, l’accident, l’usure ?     

Un métier qui use

Simple idée d’abord, vite une obsession : l’usage du corps n’est pas séparable de son usure. Ce dernier terme, d’ailleurs, revient à plusieurs reprises dans Bûcheron. C’est un constat qui s’impose dès les premières observations du père : « J’ai en tête l’image de la silhouette voûtée de mon père, et son boitement permanent. Il ne souffre pas de blessure particulière, juste d’une grande usure généralisée. » L’appréhension de la fatigue est transmise en même temps que les gestes et les postures à acquérir pour abattre un arbre efficacement et en sécurité. Lorsque son père lui montre comment faire une entaille directionnelle, il explique : « Soit tu plies les genoux, soit tu te penches, comme tu préfères. Ça dépend si tu veux avoir mal au dos ou mal aux genoux quand tu seras vieux » – comme si, étrangement, il était affaire de choix quant à la douleur professionnelle la plus adéquate.

Dans la forêt, l’usage du corps n’est pas séparable de son usure. Mais c’est lors d’une partie de football qu’intervient la cassure : « Crac-croc comme un bruit de ma vie qui s’écroule. Mon corps, mon emploi du temps, ma tête. »

Et s’il faut choisir, le jeune bûcheron préfère une troisième voix, qui implique de rejeter des douleurs qui seraient inévitables. « Ce métier qui a usé mon père, je le ferai différemment. » Les écorchures, torsions et coups qui ne manquent pas d’arriver dans les bois ne finissent pas épinglées sur un tableau comme des médailles. Ses blessures, l’auteur ne les arbore pas sur son plastron. D’ailleurs, il semble qu’il se blesse peu. Il commente : « Je veux un corps solide, pas un corps abîmé. » Néanmoins, les années passant et malgré les précautions, la fatigue s’installe, au point de paraître inévitable. « En repassant les saisons écoulées, je ne sens pas de cassure nette dans ma vie au bois, mais plutôt une progressive abrasion. C’est le bois : une usure lente et irrémédiable. »

Une « cassure » intervient toutefois, loin des bois, sur un terrain vague, lors d’une partie de football. 

« Crac-croc comme un bruit de ma vie qui s’écroule. Mon corps, mon emploi du temps, ma tête. » Des ligaments habitués à supporter les charges et les torsions n’ont pas tenu un dribble. « Dans le fond, je suis content de ne pas m’être fait mal en forêt, pour dire qu’il n’y a pas que le bois qui détruit. » Avec cette blessure, l’auteur sent s’imposer une nouvelle appréhension de l’usure : son acceptation stoïque et sereine. « Mes muscles ne serviront plus qu’à porter ma tronçonneuse et ma carcasse sous les rameaux. Ce ne sera pas un corps esthétique […] il sera dur comme un corps des bois, même usé, même fracassé. […] Ce squelette bancal ne sera plus bon qu’au bois, ça me va. » 

Tarn, juin 2024. Mathias Bonneau réalise des travaux d’enrichissement et de régénération dans une forêt de résineux et de feuillus mélangés. Photographie extraite de la série « Enrichissement et régénération en forêt à couvert continu » d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

Les réflexions que ne manquent pas de susciter ce retour sur soi ne doivent pour autant pas recouvrir les réalités socio-économiques qui pèsent au moins autant que les risques dans le devenir des corps forestiers. À propos des ETF, Florent Schepens (2013) avance que « l’activité professionnelle les oblige à considérer leur corps comme un élément exogène, comme une mécanique dont on attend un rendement immédiat. Il ne « sont » pas leur corps, ils « ont » un corps, corps à soumettre pour réaliser leur statut d’indépendant. » Là encore, les mots de Mathias Bonneau viennent nuancer les affirmations par ailleurs bien étayées du sociologue. L’auteur s’est progressivement approprié ce corps usé, quand bien même son métier le façonne mieux que ne le ferait le temps. « Je me sens prêt à devenir un vieux bûcheron, tout pété, rouillé, caramélisé, ça me convient », répète-t-il. Et d’ajouter : « Vieillir bûcheron, c’est rédiger une liste de douleurs qui s’allonge, qu’il faut accepter, dompter, apprendre à faire avec. » 

Les propositions du sociologue rejoignent celles de l’auteur lorsqu’il s’agit de dénoncer les conséquences de l’absence de reconnaissance pécuniaire et la dépendance au rendement sur le corps des forestiers au travail. L’indépendance a pour contrepartie de se résigner à être payé au volume et de dépendre des fluctuations de ses commanditaires : « On est tous fiers d’avoir notre propre entreprise, de générer un salaire, lit-on dans Bûcheron. Et ce petit empire récemment conquis ne dépend que d’un corps et de sa capacité à encaisser l’usure. » Il arrive souvent que le corps ne tienne plus, que la fatigue devienne trop envahissante ou que les conditions de travail ne soient plus supportables. Les ETF sont bien plus sujets à des accidents que le reste du secteur agricole auquel ils sont rattachés (FCBA, 2014). 

« Je me sens prêt à devenir un vieux bûcheron, tout pété, rouillé, caramélisé, ça me convient »

Mathias Bonneau

(Au cours d’un entretien que j’ai réalisé dans le cadre d’une recherche doctorale sur l’espace alternatif forestier, un bûcheron songeant à arrêter ses interventions en forêt pour se concentrer sur de l’élagage et de petits travaux de maçonnerie justifiait son choix ainsi : « Comme on est dans cette espèce de contrainte où plus tu coupes plus tu gagnes, plus tu vieillis moins tu gagnes. Normalement, quand t’es dans d’autres métiers, plus t’es âgé plus tu gagnes. Là c’est le contraire. » Aussi, chaque imprévu contraint une rémunération qui ne souffre pas d’interruption. Mathias Bonneau écrit : « Ce temps qui s’arrête se compte directement en grumes qui ne seront pas sur la place de dépôt à la fin de la journée. » Et d’ajouter : « Le travail qui ne paie pas ronge les motivations, de l’intérieur, lentement. »)

Fort d’un statut plus avantageux que beaucoup, Mathias Bonneau peut comparer ses conditions de travail, difficiles à l’évidence, avec celles de collègues qui n’ont pas d’accès garanti à une forêt ou, au contraire, sont salariés pour s’occuper d’un vaste domaine. Malgré tout, l’auteur ne parvient toujours pas à obtenir l’équivalent du salaire minimum et sa rémunération ne commence à se stabiliser qu’au bout de dix ans d’activité. La nécessité d’une forme de viabilité économique, qui n’est garantie que par des volumes de bois toujours plus importants, le pousse à se demander quel serait le critère validant le travail effectué. « En dehors de quelques êtres extraordinaires, il semble que seuls ceux qui travaillent vite et fort, dans des forêts malmenées, peuvent arriver à un semblant d’équilibre économique. Ils seraient, eux, des bons bûcherons ? » Sans doute le sont-ils, oui, pour les tenants d’une exploitation industrielle des forêts, majoritaire dans ces régions. Néanmoins, le critère économique n’est pas suffisant pour attester de la viabilité d’une activité.

Écrire ce que l’on ressent, décrire ce que l’on fait

Bûcheron nous plonge, « en vrac et sans retenue », dans le quotidien d’un travailleur forestier passionné par les peuplements qu’il concourt à façonner. Passionné n’est pas assez fort – habité serait sans doute plus juste tant l’auteur se livre tout entier. « Le bois, le bois, le bois. Je ne fais que ça, je ne pense à rien d’autre. […] Je me sens à ma place, pas que ce soit confortable, mais, de la même manière que les arbres écrasent leurs racines contre la roche sous eux, je suis calé dans cette vie de fatigue. » Plusieurs fois, Mathias Bonneau l’écrit : c’est en forêt, dans les bois, avec une tronçonneuse en main que « j’existe vraiment ». Oui, ajoute-t-il : « Je dois couper du bois sinon je n’existe pas. » 

Exister est une chose, mais à l’évidence, ça n’est pas suffisant pour publier un livre. Encore faut-il savoir dire, décrire, transmettre ce que recoupe cette existence. Dès lors, comment écrire sur ce que l’on fait ? Dans un texte commentant sa façon d’écrire, Georges Navel explique l’attitude qu’il a adoptée pour rendre possible la description des nombreux travaux qu’il a effectués durant sa jeunesse. « Je me suis dit que j’allais devenir attentif à ce que je faisais. Je voulais trouver un accord dans le réel. Le maniement de l’attention intérieure retournée sur l’outil, sur la pelle, sur la pioche, m’ont permis de découvrir un merveilleux moyen d’illumination. » (Navel, 1982)

Tarn, juin 2024. Une pousse spontanée quelques jours après germination. Photographie extraite de la série « Enrichissement et régénération en forêt à couvert continu » d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

C’est une même illumination qui frappe régulièrement à la lecture de Bûcheron. Une sorte de lucidité dans la description, qui ne peut toutefois être autre chose qu’une reconstitution. Car dès son premier abattage, l’auteur prévient : « La sensation de voir un arbre tomber est enivrante, mais elle ne se décrit pas, je n’ai trouvé d’autre moyen pour la garder en moi que de la revivre sans fin, et continuer de couper du bois. » La mobilisation de tous les sens et la saturation de certains ne permet pas la parfaite retranscription de l’effort impliqué dans l’abattage. « Ce mélange intime et profond entre la violence du fracas et la douceur de la précision fabrique une émotion incompréhensible et indomptable. » 

C’est donc après coup, par le souvenir immédiat de l’action achevée, que l’élucidation de ce qui vient de se passer intervient. Ainsi, par exemple, lorsqu’il tranche pour la première fois une charnière au moment où l’arbre entame sa chute pour mieux guider la direction qu’il va prendre. Surpris par son geste, il note après l’avoir effectué : « J’existe désormais pendant la chute d’un arbre. » Et ça n’est qu’en l’écrivant que cet état de fait devient permanent – oui, à partir de maintenant, il existera toujours potentiellement pendant qu’un arbre s’effondre. 

Enfin, l’observation des autres a joué un rôle déterminant dans l’objectivation des propres gestes de l’auteur. « Je regarde souvent mon père pendant qu’il travaille » écrit-il dans les premières pages. En forêt, commente-t-il à la fin de son ouvrage, « je n’ai jamais été seul ». Collègues, amis, famille, stagiaire, de nombreuses personnes sont venues l’aider ou apprendre auprès de lui dans la forêt du Passet. Leur montrer quoi faire, les regarder travailler, c’est aussi se voir, par contraste ou en miroir. Aussi Bûcheron nous rend-il familiers tous ces « copains de bois », parmi lesquels Benjamin, François, Charly, Jean et tant d’autres. Le titre du livre aurait d’ailleurs pu se décliner au pluriel – Bûcherons – tant ils sont nombreux à peupler les pages et à inspirer l’auteur dans son quotidien. 

Nota bene

Il faut sans doute ajouter une dernière chose : ce bûcheron, je le connais. Rien d’exceptionnel à ça. Nous sommes plusieurs, journalistes et chercheurs, à l’avoir contacté après la lecture de L’Hiver au bois ou d’Une fois l’arbre à terre, souhaitant voir dans son travail

Bibliographie

  • Anonyme, 2003, La scierie, Héros-Limite. 
  • Bonneau, Mathias, 2013, L’hiver au bois, réédition La Cabane éditions (2023).
  • Cassola, Carlo, 2017, La coupe de bois, Sillage.
  • Cyprine et Layé, 2022, « Les forêts, du fantasme occidental à l’émancipation décoloniale », Z – Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n° 15.
  • Dodane, Clément, 2009, Les nouvelles forêts du Massif Central : enjeux sociétaux et territoriaux. Ces hommes qui plantaient des résineux pour éviter la friche, thèse de doctorat, géographie, École normale supérieure de Lyon – Lettres et sciences humaines.
  • FCBA, 2014, « Les accidents du travail en exploitation forestière sur la période 2000-2012 », FCBA INFO, 7 p. 
  • FCBA, 2022, « La sécurité des opérateurs forestiers : conséquences de la fragilisation des arbres liée notamment au changement climatique et à ses impacts », FCBA INFO, 24 p.
  • Harrison, Robert, 2010, Forêts : essai sur l’imaginaire occidental, Flammarion.
  • Kesey, Ken, 2013, Et quelques fois j’ai comme une grande idée, Monsieur Toussaint Louverture.
  • Lejczyk, Anouk, 2023, Copeaux de bois, éditions du Panseur.
  • Marlantes, Karl, 2022, Faire bientôt éclater la terre, Calmann-Lévy.
  • Marty, Pascal, 1998, « Propriété privée et politique de reboisement. Le cas des groupements forestiers », Économie rurale, n° 244, p. 41-48.
  • Moineau, Bertrand et Nicolas, Laurène, « Entreprises de travaux forestiers quels profils à l’avenir ? », étude réalisée par 1630 Conseil, financée par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, l’Office national des forêts et la Fédération nationale entrepreneurs des territoires, 2021.
  • Navel, Georges, 1982, « Le travail d’écrire », dans l’ouvrage collectif Georges Navel ou la seconde vue, Le Temps qu’il fait.   
  • Peer, Oscar, 1999, Coupe sombre, Zoé.
  • Schepens, Florent, 2003, « Bûcheron : une profession d’homme des bois ? », ethnographiques.org, n° 4.
  • Schepens, Florent, 2005a, « Du bûcheron à l’entrepreneur de travaux forestiers : approche compréhensive de la constitution d’un groupe professionnel », Ruralia. Sciences sociales et mondes ruraux contemporains, n° 16-17.
  • Schepens, Florent, 2005b, « L’erreur est humaine mais non professionnelle : le bûcheron et l’accident », Sociologie du travail, vol. 47, n° 1.
  • Schepens, Florent, 2013, « Se réaliser au mépris du corps : les entrepreneurs de travaux forestiers », Sociologies pratiques, vol. 26, n° 1, p. 57-69.

Image d’accueil : photographie de Mathias Bonneau par Roméo Bondon.

Retrouvez un entretien de Roméo Bondon avec Mathias Bonneau et l’écrivaine Anouk Lejczyk dans Ballast : « Forêt, travail, littérature – poursuivre le dialogue » (13 mai 2025).

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

PDF
2 / 2

  Bon Pote
Actu-Environnement
Amis de la Terre
Aspas
Biodiversité-sous-nos-pieds

 Bloom
Canopée
Décroissance (la)
Deep Green Resistance
Déroute des routes
Faîte et Racines
 Fracas
F.N.E (AURA)
Greenpeace Fr
JNE

La Relève et la Peste
La Terre
Le Lierre
Le Sauvage
Low-Tech Mag.
Motus & Langue pendue
Mountain Wilderness
Negawatt
 Observatoire de l'Anthropocène

 Reporterre
Présages
Reclaim Finance
Réseau Action Climat
Résilience Montagne
SOS Forêt France
Stop Croisières

  Terrestres

  350.org
Vert.eco
Vous n'êtes pas seuls