flux Ecologie

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

▸ les 5 dernières parutions

23.05.2025 à 13:59

Laurence Marty

Texte intégral (4440 mots)
Temps de lecture : 19 minutes

Ce texte est tiré du livre de Laurence Marty, « Apprendre et lutter au bord du monde. Récits de mouvements pour la justice climatique », paru aux éditions La Découverte en 2025, dans la collection « Les Empêcheurs de penser en rond ».

Toxic Tour Detox 93 : traduire en justice (environnementale et climatique) les inégalités en Seine-Saint-Denis

Mercredi 24 septembre 2014, 20 h 30, Saint‑Denis, 42 rue de la Boulangerie, première réunion du collectif Toxic Tour Detox 93 (TTD93). Pour suivre l’émergence du cadrage de la justice climatique au sein du mouvement français, il nous faut repartir de la fin de l’été 2014, un an et demi avant la COP21. C’est en suivant les liens tissés à l’Aubépine – un lieu de vie collectif agricole – et en rejoignant le TTD93 que je serai confrontée pour la première fois à cette façon particulière de penser le dérèglement du climat et les questions environnementales avant tout comme des questions de justice – de race, de classe, de genre. Pour l’heure, j’ignore encore ces déplacements et même comment m’orienter dans Saint‑Denis : la nuit est en train de tomber et moi de me perdre dans les ruelles dionysiennes. Je finis par trouver le 42 rue de la Boulangerie, avec une dizaine de minutes de retard. On dirait une sorte d’épicerie, une épicerie bio, ou de produits locaux peut‑être. La réunion n’a pas commencé, mais dans l’arrière‑boutique, une petite vingtaine de personnes sont déjà assises autour de tables disposées en rectangle. Je trouve une chaise et m’assois, intimidée. Le point de départ du collectif, comme l’expliquent Agathe, Éric et George ce soir‑là, c’est que le sommet Paris climat 2015, cette grande conférence internationale censée déboucher sur un nouvel accord mondial dans un an et demi ou COP21, ne se tiendra pas à Paris comme son nom l’indique, mais au parc des expositions du Bourget, en Seine‑Saint‑Denis – ici. Or, les habitant·es de ce département, parmi les plus pauvres de France, sont aussi victimes d’inégalités environnementales (sols pollués par son passé industriel, pollution de l’air causée par la circulation automobile et le trafic aérien, précarité énergétique, pollution sonore, résidus radioactifs) et, de plus en plus, d’inégalités climatiques.

« Nous savons que le dérèglement climatique n’est pas qu’un problème de suraccumulation de particules de CO2 en 2100 : c’est une urgence sociale et de santé dès aujourd’hui », écriront sur tous leurs tracts les membres du TTD93. Ce qu’iels proposent de faire, en réponse, c’est d’organiser des visites guidées des lieux de pollution qui quadrillent le département – qui sont aussi des lieux d’émission de gaz à effet de serre et donc de dérèglement du climat –, et des opérations détox pour mettre en avant les luttes et alternatives des Séquano‑Dionysien·nes

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Comme le raconte George ce soir de septembre, ignorer que la Seine‑Saint‑Denis est un territoire pollué est une chose impossible pour celles et ceux qui l’habitent. « Ce que nous connaissons moins, c’est la géographie de ces pollutions, l’histoire des infrastructures qui les produisent (bien plus nombreuses en Seine‑Saint‑Denis que partout ailleurs en Île‑de‑France), et celle des luttes contre leurs nuisances. » Ce que propose le TTD93 en conséquence, c’est d’apprendre, d’apprendre en marchant, en faisant l’expérience de – les toxic tours detox sont avant tout des « expériences sensibles » comme le rappellera Quentin au cours d’une réunion de décembre. La rencontre avec des collectifs agissant déjà localement sur ces enjeux de pollutions sera décisive dans ces apprentissages – du collectif Lamaze luttant pour l’enfouissement de l’autoroute A1 à Saint‑Denis au collectif Romeurope 93 qui défend les droits des personnes Roms vivant en squats ou bidonvilles, en passant par Urbaction 93 composé de riveraines de data centers à La Courneuve

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Il y a des découvertes qui feront date pour le collectif, tant elles résument à elles seules ce qu’il essaie de démontrer : la station de mesure d’Airparif, qui en bordure de l’autoroute A1, en plein Saint‑Denis, enregistre les taux les plus élevés de pollution d’Île‑de‑Francedérèglement climatique sont des inégalités de plus. À Agathe d’en conclure, un soir d’avril 2015 où elle présente les actions du collectif dans un théâtre parisien, que « dans les quartiers de la Seine‑Saint‑ Denis comme dans les autres régions pauvres du monde, on peut dire que les injustices environnementales et climatiques s’ajoutent aux injustices sociales, qui sont beaucoup aussi des injustices raciales et des injustices de genre ».

Lire aussi sur Terrestres : Margaux Le Donné et Enno Devillers-Peña, « Où est la maison ? Ende Gelände : récit d’une excursion », novembre 2019.

Je sors de la réunion du 24 septembre 2014 avec le sentiment que ce qui se trame ici est important : j’y découvre pour la première fois les termes d’« inégalités environnementales » et d’« inégalités climatiques » dont le cadrage m’aimante – j’écris dans mon carnet le soir même (non sans en sourire aujourd’hui) : « Ça, c’est légitime politiquement et mobilisateur. » Dans l’arrière‑boutique le soir de cette première réunion, se trouvaient réuni·es des activistes du climat et des habitant·es en lutte contre les infrastructures qui les empoisonnent, une cohabitation que je n’avais jamais vue jusque‑là. Par chance, j’habite aussi le 93 – à l’est et non au nord, mais dans le 93 quand même. Je trouverai rapidement une place au sein du collectif en construction. Sous l’impulsion d’Éric, je proposerai notamment, en décembre, de me lancer dans une brochure qui reprendrait les principaux éléments des tours et qui serait, de fait, aussi une brochure sur les inégalités environnementales et climatiques qui touchent le département.

Il me faudra plusieurs mois, la tête dans le guidon à parcourir en long et en large la Seine‑Saint‑Denis et avaler des kilomètres de littérature scientifique francophone émergente

« Les toxic tours, c’est un format qui existe depuis une vingtaine d’années dans d’autres pays : aux États‑Unis, au Canada, en Équateur, en Afrique du Sud, entre autres – d’où leur nom anglais. Ces tours font partie d’un mouvement plus général qui s’appelle le mouvement pour la justice environnementale. »

« Ramener l’écologie à la maison » n’a rien d’anecdotique. Surtout s’il s’agit d’un territoire urbain et pauvre comme la Seine‑Saint‑Denis.

Pourtant, ce n’est qu’en lisant quelques mois plus tard l’article de la philosophe Émilie Hache « Justice environnementale ici et là‑bas » que je comprendrai les spécificités et l’ampleur de ce que déplace le mouvement pour la justice environnementale dans les luttes écologistes

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

L’histoire des militant·es du mouvement pour la justice environnementale est celle d’une double dépossession pour reprendre les mots d’Émilie Hache : « dépossession tout d’abord d’un partage équitable entre les ressources et les nuisances environnementales ; dépossession ensuite de la reconnaissance d’un souci écologique ». Elle raconte comment, dans les années 1990, des membres d’une mobilisation contre un projet de construction d’un incinérateur de déchets dans la banlieue de Los Angeles – principalement des femmes racisées de classe populaire – allèrent solliciter l’aide d’associations environnementales états‑uniennes très actives, comme le Sierra Club ou l’Environmental Defense Fund (le Fonds pour la défense de l’environnement), qui leur répondirent dans un premier temps que leur combat portait sur des questions de santé publique, et non environnementales, et leur refusèrent dès lors leur soutien.

Les divergences apparues à cette occasion ont amené les acteurs du mouvement de la justice environnementale à questionner ce sur quoi porte l’écologie. « Qu’est-ce qui est environnemental et qu’est-ce qui ne l’est pas ? » […] loin d’être indifférents aux enjeux environnementaux, les acteurs de ce mouvement s’en soucient pleinement, mais s’en soucient non pas comme de quelque chose d’extérieur à eux, avec lequel ils entretiendraient un rapport de loisir, même substantiel, mais comme quelque chose de potentiellement dangereux (parce que toxique, contaminé, présentant des risques d’incendie, etc.) constituant le milieu même où ils habitent, travaillent et vivent.

Emilie Hache

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes.

Exit une écologie par le haut et le dehors, centrée sur la « nature » – ou wilderness – des grandes organisations conservationnistes composées essentiellement d’hommes blancs de classes moyenne et supérieure – que Ramachandra Guha et Joan Martinez Alier appellent « l’environnementalisme des riches »Welcome une écologie par le milieu, grassroots (littéralement enracinée dans le sol), portée principalement par des femmes racisées de milieu populaire luttant pour leur survie et celle de leurs enfants – celle de leur communauté humaine et plus‑qu’humaine – contre les industries et les politiques qui ne semblent pas considérer que leurs vies comptent

Apparu à la fin des années 1980, le mouvement pour la justice environnementale modifie radicalement – conceptuellement et sociologiquement – le paysage des luttes écologistes

Toxic Tour sur la mémoire des luttes écocitoyennes à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Parce qu’il est l’un des collectifs français qui a le plus à cœur d’importer et de traduire ce qui se trame dans les mouvements pour la justice environnementale et climatique transnationaux, le TTD93 est une source d’intérêt pour de nombreux·ses militant·es. Il y a toutes les personnes qui viennent marcher avec nous les dimanches après‑midi des balades toxiques (une soixantaine par tour en moyenne, parfois plus). Il y a toutes les sollicitations de collectifs qui souhaitent reproduire le format des toxic tours ailleurs. Et il y a les invitations de différents membres de la Coalition Climat 21 (CC21) à venir rejoindre la préparation des mobilisations qui auront lieu pendant la COP21. Pour Agathe, « c’est le côté grassroots qui leur parle, et aussi le fait que des actions du style toxic tour et le travail que l’on fait sur les inégalités pourraient plaire à des organisations internationales pour la justice environnementale ». Surtout, ce que tente de faire le TTD93 fait écho aux « chantiers » que se donne la CC21 pour décembre prochain : élargir la mobilisation, en convainquant « bien au‑delà des cercles habituels de l’écologie » (et tenter de ne plus être que ce mouvement climat majoritairement blanc de classes moyenne et supérieure) ; et « s’appuyer sur les victimes et les personnes en lutte sur le terrain » ou « communautés impactées » (la traduction la plus courante de « frontline communities » centrale dans le mouvement anglo‑saxon). Je saisirai l’enjeu immense pour certain·es membres de la coalition de ne pas/plus faire sans ces personnes et de transformer le mouvement climat en profondeur pour laisser émerger celui d’une justice climatique.

Lire aussi sur Terrestres : Alyssa Battistoni, « Le Léviathan et le climat », septembre 2019.

Il y a ce vif intérêt dans le mouvement pour l’espace d’enquête, d’apprentissage et de mobilisation autour de la justice climatique que constitue le TTD93, et il y a aussi les critiques qui lui seront adressées, et dont je mettrai plus de temps à percevoir les échos. De l’enthousiasme, certain·es militant·es passent à la condamnation après avoir participé à un tour (ou avoir entendu quelqu’un parler d’un tour) : les toxic tours ressembleraient à des « groupes de touristes bobos blancs en balade dans le 9‑3 ». Je caricature, mais pas tant que ça : on reproche au collectif TTD93 de manquer son objectif de « sortir de l’entre‑soi », de ne pas réussir à mobiliser les « premier·es concerné·es » par les pollutions et les inégalités qu’il dénonce, et d’être dès lors « hors‑sol » (par opposition à « grassroots », ce pour quoi il était potentiellement intéressant plus tôt). Comme si les membres du TTD93 n’étaient pas conscient·es de ce risque dans leur démarche et que ce n’était pas une tension pour elles et eux.

Mardi 4 novembre 2014, 20 heures, troisième réunion du TTD93, dans une grande salle illuminée aux néons du bâtiment colossal qu’est la Bourse du travail de Saint‑Denis. Sont présent·es les membres du TTD93 ainsi que des représentant·es du collectif Lamaze et du comité Porte de Paris, deux collectifs d’habitant·es de quartiers riverains de l’A1, avec qui le premier tour a été organisé. On débriefe. Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » – on était presque une centaine, des élus et des médias étaient présents, les différentes prises de parole se sont bien articulées, le goûter au parc Cachin était une très belle façon de conclure le tour – mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric. Je me souviens notamment d’une silhouette aperçue derrière une fenêtre des premiers étages d’une tour semblant épier notre cortège qui contrastait fortement avec le peu de personnes marchant dans les rues et boulevards que nous arpentions. Je me souviens plus encore de notre stationnement le temps d’une prise de parole au niveau d’un carrefour de l’avenue du Docteur‑Lamaze qui était lui, très passant, et des différentes réactions qu’il avait suscitées chez les piétons (essentiellement des hommes noirs et arabes à ce moment précis) que nous avions croisés : celle de nous contourner (nous prenions presque toute la place), celle de prendre un tract sans s’arrêter, voire de le refuser (tracter, c’est la solution que nous avions trouvée avec Aldo pour endiguer notre gêne). Et je me souviens enfin de ce constat partagé avec Agathe à la fin du tour : la plupart des personnes présentes, à l’exception des membres des collectifs locaux, n’étaient pas des riverain·es mais des militant·es écologistes parisien·nes intéressé·es par notre démarche. Cet intérêt n’est pas un problème en soi (au contraire), le problème c’est ce à quoi il nous fait ressembler (effectivement) : un groupe de blanc·hes de classe moyenne en vadrouille dans des quartiers populaires habités majoritairement par des personnes racisées précarisées.

Au fil des prises de parole, ressortent à la fois le fait que cette première balade était « vraiment une réussite » mais également un « malaise » : « Il y a eu le problème du lien avec les habitants que l’on croise », résume Éric.

Au cours de cette première réunion de débrief, on cherche des solutions pour faire le lien avec l’ensemble des habitant·es : on pourrait afficher sur le parcours au préalable, ou encore tracter tout au long de la marche. Didier, du collectif Lamaze, rappelle qu’on a tout de même distribué plus de trois mille tracts sur les marchés et dans des endroits clés de Saint‑Denis, et qu’on avait annoncé le tour dans le Journal de Saint-Denis, « le journal le plus lu de la ville », précise‑t‑il (il m’expliquera à la fin de la réunion que l’hebdomadaire est distribué gratuitement dans toutes les boîtes aux lettres des Dionysien·nes et est une véritable « institution »). George renchérit en soulignant que les toxic tours detox sont « un projet qui s’inscrit dans la durée ». « C’est l’accumulation des tours qui est importante ». Mais pour certain·es membres du collectif, on peut d’ores et déjà aller plus loin et travailler à construire davantage les balades avec les habitant·es des quartiers qu’on sillonne. Agathe évoque ainsi une piste pour le prochain tour sur l’A1 (le collectif Lamaze souhaiterait le reproduire lors de l’événement « Lamaze enlève tes bretelles » qui aura lieu fin juin

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Si les membres du TTD93 se mobilisent en tant qu’habitant·es de la Seine‑Saint‑Denis (« On se mobilise en tant qu’habitant·es, c’est le point de départ », répètent‑iels), iels ont aussi besoin de laisser la place et la parole à d’autres Séquano‑Dionysien·nes pour que les toxic tours detox fonctionnent (politiquement et pratiquement) : les collectifs de riverain·es des infrastructures dénoncées et, plus largement, les habitant·es des quartiers arpentés. Les savoirs et la légitimité des premiers (les collectifs locaux) sont indispensables pour construire les balades. Comme l’explique Éric au cours de la soirée « Toxic Tour Detox mode d’emploi » de mars 2015 dans un restaurant îlo‑dionysien : « On n’agit pas ex nihilo, on est contre ça. Et ce pour deux raisons : on veut rendre publics des collectifs et des structures qui ont déjà accumulé énormément de connaissances, et aussi parce qu’on ne vient pas en experts écolos. On fait les balades avec eux. » La présence des seconds (les habitant·es des quartiers arpentés en général) et le fait de les intéresser (du moins autant que les militant·es écologistes blanc·hes que nous sommes) sont, en revanche, toujours des défis à relever. Un défi incontournable si le TTD93 veut éviter que ses toxic tours detox soient des sortes de « zoo sociaux » pour reprendre l’expression de Luc, impliqué dans le collectif. Depuis ce rebord, les membres du collectif tentent des choses, ratent, essaient à nouveau, réussissent ou ratent encore – un processus qui se rejoue pour chaque nouvelle balade qui arrive avec le contexte et les enjeux qui lui sont propres.

Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis.

Il y a quelque chose de difficile à tenir pour le collectif TTD93, entre sa toute récente naissance, son énergie limitée, les attentes à son égard (que ce soit celles de ses membres ou celles d’autres activistes du mouvement climat) et son contexte politique. Il faut bien partir de quelque part pour construire un mouvement pour la justice environnementale et climatique en France, et la situation de laquelle part le TTD93 n’a rien d’évident : s’il rencontre des collectifs de riverain·es dénonçant les impacts (sociaux et de pollutions chimique comme sonore) des infrastructures dont ils sont voisins, aucun d’entre eux ne mobilise le cadrage de la justice environnementale et climatique (quasi inexistant en France à l’époque), ni ne se définit comme « communautés impactées ». Presque aucun d’entre eux ne fait le lien avec le dérèglement du climat avant sa rencontre avec le TTD93 (et l’arrivée de la COP21, en fait). Pour construire avec ces collectifs et l’ensemble des habitant·es des quartiers arpentés, les membres du TTD93 doivent commencer par traduire en justice – environnementale et climatique – les inégalités telles qu’elles sont vécues en Seine‑Saint‑Denis, sans tomber dans le piège de l’imposition d’un cadre surplombant et déconnectéensemble ce qui ne l’avait que peu été jusque‑là. C’est sûr que, d’ici la COP, ça va être juste pour « mobiliser les quartiers populaires » dans le mouvement climat (du moins massivement), et organiser une grande « marche des intoxiqué·es », de cette façon. C’est en tout cas l’avis d’autres activistes du mouvement qui tenteront d’ouvrir, en parallèle, d’autres sentiers.

Toxic Tour sur l’autoroute A1 à Saint-Denis, automne 2014 © Bruno Serralongue.

Dans la suite du chapitre dont est extrait ce passage, Laurence Marty décrit l’émergence, tout au long de l’année 2015, d’un mouvement pour la justice climatique en France à l’image de celui qui s’étend en Amérique du Nord et ailleurs dans le monde depuis les années 2000.

Des activistes membres de l’alliance de collectifs étasuniens Grassroots Global Justice viennent en Ile-de-France pour présenter leur action.

Un « Appel pour la justice climatique » est lancé depuis l’ONG 350.org, appelant à « partir des luttes qui se mènent dans les quartiers depuis des années ».

Une « marche mondiale pour le climat » est préparée à Paris sur le modèle de la People’s Climate March, qui avait rassemblé plus de 300 000 personnes à New-York en 2014. Cette marche est annulée en raison des attentats du 13 novembre et de la promulgation de l’état d’urgence – à la place, une chaîne humaine est organisée à la hâte.

La COP21 passée, l’autrice revient sur une année et demi de mouvement.

À l’issue des mobilisations de la COP21, la question du sujet politique du mouvement naissant pour la justice climatique reste en suspens, comme le raconte l’une des salarié·es de la CC21 [Coalition Climat 21] à l’assemblée de bilan du mercredi 16 décembre, quelques jours seulement après la clôture des négociations et des manifestations : « Si l’organisation de la marche de New York nous a permis d’avancer plus vite en posant la question de qui sont les communautés impactées en France, elle reste irrésolue. » D’autres questions sont aussi posées : les organisations de la coalition sont‑elles parvenues à devenir une rampe de lancement pour un mouvement pour la justice climatique « fort et durable » en France


Image d’ouverture : photographie réalisée à l’occasion de la manifestation À nos mort·es – Climate Justice for Life, Bassin de la Villette, Paris, 28 novembre 2015. © Bruno Serralongue et Air de Paris, Romainville.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

PDF
20.05.2025 à 16:34

Roméo Bondon

Texte intégral (6345 mots)
Temps de lecture : 20 minutes

À propos de Mathias Bonneau, Bûcheron, Éditions du Seuil, collection « Cadre rouge », 2025, 272 p.

La forêt est un matériau attrayant pour qui aime écrire, tant l’imaginaire qui l’accompagne est sans fin (Harrison, 2010) et se prête à des réappropriations critiques (Cyprine et Layé, 2022). Toutefois, songeant aux contes et légendes, aux cabanes dans les arbres et aux refuges enfouis sous la mousse, aux chemins sinueux tracés par les chevreuils ou encore au dense réseau mycorhizien qui égaye le sol, on oublierait presque que des hommes, et de plus en plus de femmes, travaillent dans les bois à grand renfort de cartes, d’outils et de machines. Que des arbres sont choisis pour être mis à terre, ébranchés, façonnés, débardés, transportés puis enfin transformés, c’est-à-dire sciés ou réduits à l’état de granulés ou de pâte à papier. Parmi les milliers de livres, documentaires ou de fiction, à propos de la forêt, ceux qui portent sur le travail qu’elle suscite, de la sélection d’un arbre à abattre jusqu’à sa transformation, en représentent une part infime. 

On en trouve cependant quelques-uns. Parmi ceux appartenant à la littérature, citons deux romans époustouflants qui racontent les grèves de bûcherons survenues dans le nord-ouest des États-Unis avant et après la Seconde Guerre mondiale (Karl Marlantes, Faire bientôt éclater la terre ; Ken Kesey, Et quelques fois j’ai comme une grande idée), de courts récits relatant une coupe de bois en Suisse et en Italie (Oscar Peer, Coupe sombre ; Carlo Cassola, La Coupe de bois), un texte jubilatoire sur le travail en scierie (Anonyme, La Scierie) ainsi que, plus récemment, les « carnets d’une apprentie bûcheronne », dont les vers libres offrent une respiration bienvenue dans toute cette littérature laborieuse jusqu’alors essentiellement masculine (Anouk Lejczyk, Copeaux de bois). 

Un récit paru tout récemment vient s’ajouter à cette liste : Bûcheron, de Mathias Bonneau. 

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

On notera d’emblée que, comme la plupart de ses prédécesseurs, l’auteur a fait le choix d’un titre des plus directs. Simple et borné. Il faut dire que le mot, comme la profession qu’il indique, sont évocateurs. Le seraient-ils à tort ? C’est ce que rétorqueraient sans doute certains représentants de la filière forêt-bois, qui aiment à rappeler que la figure usuelle du bûcheron a fait son temps

Enfin, si les textes littéraires portant sur le travail forestier sont peu nombreux, disons aussi que ceux écrits par les travailleurs eux-mêmes sont quasiment inexistants. Après Copeaux de bois, dans lequel Anouk Lejczyk raconte son année  de formation à la « conduite de travaux forestiers », Mathias Bonneau offre une plongée inédite, en ce qu’elle est autobiographique, dans le quotidien d’une profession bouleversée par les évolutions socio-économiques de la filière forêt-bois et par les changements environnementaux qui affectent les écosystèmes forestiers. Qu’ajoute donc ce livre-ci à notre connaissance de cette « profession d’hommes des bois » que décrivait il y a plus de vingt ans le sociologue Florent Schepens (Schepens, 2003) ?

Tarn, août 2022. Mathias Bonneau écorce un épicéa abattu afin de limiter la prolifération du scolyte, qui attaque une partie des parcelles forestières dont il est le gestionnaire. Photographie extraite de le série « Scolyte, comment y faire face ? », d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

Héritage et transmission

L’enfance, la lignée, la filiation : peut-être faut-il toujours commencer par-là. C’est en tout cas ce qu’a choisi de faire Mathias Bonneau. « Mon père coupe du bois depuis bien avant ma naissance, dans une forêt plantée par son père à lui, pendant que ma mère s’occupe du troupeau de leur ferme. » Cette forêt, c’est celle du Passet, située dans « un coin du Massif central », sur un plateau où « il pleut beaucoup ». Sa perpétuation depuis les premiers plants, mis en terre dans les années 1960, est une responsabilité qui se transmet. « Mon grand-père a planté une majorité d’épicéas, aussi un peu de pins et de douglas. […] Ma grand-mère a assuré la fin de la mise en place de ces plantations. À son décès, mon père s’en est occupé, en rendant des comptes à ses frères et sœur qui lui font confiance. »

Tandis que les résineux poussent et que le père s’occupe de leur avenir, le fils trouve dans les jeunes forêts familiales autant de support pour les histoires qu’il compose. « Au milieu de mes grands jeux, il y a des arbres qui tombent, des tas de bois propres et la vision d’un guide de tronçonneuse. » À chaque évocation des forêts de son enfance, le père est présent avec sa machine, ses bidons et son tournebille. « Cette colline est le lieu de son labeur autant que le terrain de mes rêveries. Son travail et mes jeux se mélangent. » Les premières pages de Bûcheron montrent une évidente imprégnation, qui supplée, dans un premier temps, à une transmission formelle et assumée. L’enfant regarde, ressent et apprend sans qu’on ait besoin de le lui demander. Aussi n’est-il pas anodin que l’un de ses jeux l’amène à mourir sous les arbres, comme c’est le cas pour plusieurs bûcherons chaque année

« Au bûcheron aussi, nous jouons » poursuit l’auteur. Très vite, l’enfant apprend toutefois que dégager des semis ou éclaircir une plantation s’apparente bien plus à « un combat » auquel il n’a pas encore accès. Écrasé par un arbre que l’on vient d’abattre, on ne se relève pas comme on le fait dans les histoires de chevalier et de soldat qu’on se raconte enfant – différence de taille que rend moins souhaitable pour le père la transmission d’une profession dangereuse. À mesure que les années passent, l’enfant grandit, les outils changent, jusqu’au jour où celui qui est devenu un solide adolescent suit son père pour travailler au bois. L’imprégnation est alors augmentée d’une initiation, qui s’étale sur plusieurs jours, jusqu’à l’abattage tant attendu, dont nous ne saurons rien ou si peu : « La chute de ce premier tronc qui est tombé ne restera pas dans ma mémoire. Mes sens saturés n’impriment rien du fracas des branches qui fend l’air et qui n’est plus. » 

« Bûcheron, non. C’est le paradoxe des passionnés de ces métiers difficiles qui, tout en adorant transmettre ce qui les anime, refusent que leurs enfants prennent cette voie-là. »

Mathias Bonneau

Dès lors, l’auteur consacre une part de plus en plus importante de son temps libre à ébrancher, planter, abattre aux côtés de son père. Peu à peu, écrit-il, et sans s’en rendre compte, « les gestes entrent en moi ». Les éléments du récit s’enchâssent à merveille. Tout concourt à l’avènement d’une vocation : l’omniprésence du bois et du travail, matrice de l’enfance ; le goût qui s’acquiert sans heurt en pratiquant ; la figure paternelle et tutélaire… De là à en faire son métier, il n’y aurait qu’un pas, qu’il n’est pas permis de faire. « J’ai le droit d’y jouer, mais ce n’est pas possible d’en vivre. » La machine s’enraye. « Cela aurait été mieux accepté que je reprenne la ferme de mes parents. Parce que c’est leur métier principal, et qu’une ferme se transmet dans une famille. Bûcheron, non. » Et l’auteur d’ajouter : « C’est le paradoxe des passionnés de ces métiers difficiles qui, tout en adorant transmettre ce qui les anime, refusent que leurs enfants prennent cette voie-là. »

Aussi, après des études d’architecture, Mathias Bonneau a-t-il dû insister et persévérer pour obtenir le droit de faire une première saison complète dans les forêts familiales – saison qu’il raconte dans une bande dessinée parue voilà plus de dix ans, L’hiver au bois. « Ma première coupe ne m’a pas établi comme bûcheron, elle dit juste que je veux l’être. » Ce souhait affirmé d’hériter malgré tout d’un métier qui ne transmet pas vient nuancer les analyses de Florent Schepens sur la trajectoire biographique des ETF – les entrepreneurs de travaux forestiers. Le sociologue est pourtant catégorique : 

[D]evenir ETF est réservé à une population particulière caractérisée par trois dimensions. La première est une socialisation à l’indépendance professionnelle. Les ETF ont été familialement socialisés à une idéologie patronale […]. Cependant, et c’est la deuxième dimension, un imprévu leur interdit la reprise de l’entreprise familiale : faillite, reprise par un tiers […]. La troisième dimension est une absence des différents capitaux (formation, économique) nécessaires à la création d’une nouvelle entreprise. 

(Schepens, 2013)
Tarn, février 2024. Chantier de balivage (opération qui consiste à sélectionner, avant une coupe, les arbres que l’on va garder) sur un peuplement dense de châtaigniers en taillis intouché depuis une précédente coupe rase. Photographie extraite de la série « Balivage sur taillis de châtaignier » d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

Pour lui, les ETF sont donc des « déshéritiers », c’est-à-dire « héritiers d’un status d’indépendant mais « déshérités » des conditions de sa réalisation. C’est à eux qu’est réservée la souffrance de ne pas être indépendant. La soulager passe par la réalisation de l’assignation familiale. » À suivre Florent Schepens, le cas de Mathias Bonneau serait donc exceptionnel : les « conditions de réalisation » de son métier, en effet, ne correspondent pas complètement à celles avec lesquelles ses collègues doivent composer. Son activité est diversifiée – gestion, sylviculture, abattage – et se déroule en grande partie dans une forêt de 80 hectares qui appartient à son père et à ses oncles. « Que je coupe un arbre, les copeaux que crache ma tronçonneuse racontent l’envie de mon grand-père, de mon père et la mienne. » Il a ainsi la possibilité de continuer un « chantier immense », qu’il n’a pas entamé, mais qu’on lui a transmis, ce à quoi n’accèdent que rarement les bûcherons et les débardeurs. 

Ce récit devrait-il être dévalué parce qu’il ne serait pas tout à fait représentatif de la profession qu’il entend aborder ? Non, en rien, tant ce cas limite présente une plongée existentielle dans le travail forestier et témoigne des évolutions de ce dernier comme des transformations des forêts elles-mêmes. 

Perturber et transformer la forêt

En creux de l’histoire familiale dépeinte par Mathias Bonneau, se déplie celle de la forêt française depuis le milieu du XIXe siècle. Au cours de cette période, les contreforts méridionaux du Massif central où se situe le récit de Bûcheron ont été largement reboisés, sous l’impulsion, notamment, des lois de restauration des terrains de montagne (RTM) puis du Fonds forestier national (Marty, 1998). Ils font ainsi partis de ces « nouveaux territoires forestiers » décrits par le géographe Clément Dodane (Dodane 2009). Leur spécificité se perçoit dans les descriptions de l’auteur : « Mon grand-père a fait sortir du sol des blocs monolithiques d’épicéas au milieu d’horizons dégagés. Ses plantations se sont arrêtées aux limites cadastrales, suivant strictement une ligne droite fictive. Lorsqu’il a rencontré des tourbières ou des sommets trop pauvres, il les a contournés, dessinant toujours les mêmes ruptures franches dans le paysage. Soixante ans plus tard, les lisières sont toujours aussi abruptes. » Si le contour des parcelles est resté inchangé, ce qu’elles renferment, par contre, a été dûment aménagé. En parlant de son père, Mathias Bonneau commente, admiratif : « Il a transformé une forêt. »

À charge pour l’auteur de poursuivre, de s’approprier les gestes de ses prédécesseurs pour y ajouter les siens. À mesure qu’il intervient dans les bois, le bûcheron prend de plus en plus conscience de l’incidence que la moindre de ses actions a sur les peuplements dans lesquels il travaille : « Je suis indéniablement une perturbation. » Ce constat, dès lors, ne cesse de l’accompagner, avec son lot de doutes et de réflexions. Dans l’exploitation forestière telle qu’entend la conduire Mathias Bonneau, tout est toujours « paradoxe » et « contradiction ». Il aime intensément cet écosystème, s’est familiarisé avec l’uniformité des plantations, cherche à les diversifier, quitte à agir avec violence pour contraindre la trajectoire empruntée par la forêt du Passet dans le sens qui lui semble le meilleur. Difficile de mieux dire ce contraste saisissant et permanent qui consiste à perpétuer le milieu forestier tout en y intervenant violemment. D’ailleurs, l’accepter est l’une des conditions pour continuer : « Si j’ai survécu au bûcheronnage, c’est que j’aime quand ça tabasse. » 

En creux de l’histoire familiale de Mathias Bonneau se déplie celle de la forêt française depuis le milieu du XIXe siècle.

L’auteur se place dans les pas de son père, qui a commencé à s’intéresser à la sylviculture irrégulière préconisée par l’association Pro Silva. « Cette forêt ne sera plus jamais la même. Parce que c’est son évolution naturelle, aussi parce que nous la souhaitons différentes, plus mélangée. » Et d’ajouter : « Je choisis par petits gestes le mélange de la forêt de demain. » Il prolonge sa démarche en intégrant les réflexions sociales qui animent le Réseau pour les alternatives forestières (RAF). Autant de rencontres qui imprègnent jusqu’aux plus petits gestes effectués dans les bois. La perturbation, inévitable, reste aussi discrète que possible : « Le sol est plat, nous le parsemons des restes de notre prélèvement : cimes vertes éclatées et branches brunes étalées comme les silhouettes imprimées au sol des arbres disparus de la forêt. Ne reste des troncs qu’une griffe sur la mousse. »

À force d’interventions, lentement la forêt change. « J’avais appris à aimer la monotonie immaculée de cette forêt homogène, il faudra que j’apprécie sa métamorphose fracassée. » Le fracas n’est pas que l’apanage de la tronçonneuse. Les agents qui perturbent les évolutions de l’écosystème se multiplient sous les coups du changement climatique. La chaleur, d’abord, se fait de plus en plus insistante et entraîne son lot de cauchemars embrasés, de cimes rougies, de troncs desséchés. « Il y a un virage sur la route qui me mène à la forêt du Passet […]. Je suis content de la voir, mais elle réveille mes inquiétudes ; aussitôt que j’aperçois son vert, j’en guette les infléchissements, quand les feuillages virent au rouge. » Au plus fort de l’été, la souffrance des arbres est difficile à supporter, mais ça n’est qu’à l’ombre de leur houppier qu’un peu de fraîcheur est accessible : « Les arbres sont mon naufrage et ma bouée. »

Tarn, août 2022. Mathias Bonneau vérifie l’état d’un arbre. Photographie extraite de le série « Scolyte, comment y faire face ? », d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

Après la chaleur viennent les scolytes, dont ceux répondant au joli nom de typographe, pour les galeries que les larves creusent sous l’écorce des épicéas. Face aux dépérissements de plus en plus nombreux qu’il constate, affolé par la recrudescence de larves, l’auteur choisit de rompre le répit qu’impose la saison estivale. « Je ne peux pas rester sans rien faire. Il me faut un outil pour éliminer l’insecte sur le tronc. » Tandis que dans les régions les plus touchées par l’insecte, dans les Ardennes et le nord-est de la France, les « coupes sanitaires » mettent à bas des centaines d’hectares de plantation d’épicéas, Mathias Bonneau cherche à trouver une solution pied à pied, arbre par arbre. Avec un stagiaire-poète prénommé Charly, les deux bûcherons cherchent la moindre trace de présence de l’insecte pour abattre les arbres tout juste attaqués avant qu’il ne soit trop tard. 

Nous cherchons dans les replis des branches ou dans les boursouflures de mousses les boulettes rousses qu’éjectent les femelles en train de creuser des galeries de ponte, en haut des troncs. Elles sont minuscules, quasiment invisibles, nous piétinons au pied des arbres comme des maniaques.

Mathias Bonneau

Une fois les arbres identifiés, encore faut-il les mettre à terre et enlever leur écorce pour réduire en bouillie les larves de scolytes qui se trouvent dessous. « Vivre avec le typographe ? D’accord, mais à grands coups d’écorceuse. » À force de chercher des insectes, de traquer les traces de sa présence, de déplorer ses attaques ou de constater, soulagé, qu’il n’est pas encore partout, une certaine proximité s’établit entre son action et celle du bûcheron. « Je l’ai détesté, ce destructeur d’arbre, ce rival qui fait des perturbations plus fortes que les miennes ! » 

Les évolutions climatiques et parasitaires ne sont pas sans conséquences sur la conduite du travail forestier. Un rapport paru en 2022 le rappelait : l’accroissement des branches mortes dans les houppiers entraîne des risques élevés d’accident au moment de l’abattage (FCBA, 2022). Une contrainte de plus pour un métier parmi les plus accidentogènes qui soient. Comment écrire le risque, l’accident, l’usure ?     

Un métier qui use

Simple idée d’abord, vite une obsession : l’usage du corps n’est pas séparable de son usure. Ce dernier terme, d’ailleurs, revient à plusieurs reprises dans Bûcheron. C’est un constat qui s’impose dès les premières observations du père : « J’ai en tête l’image de la silhouette voûtée de mon père, et son boitement permanent. Il ne souffre pas de blessure particulière, juste d’une grande usure généralisée. » L’appréhension de la fatigue est transmise en même temps que les gestes et les postures à acquérir pour abattre un arbre efficacement et en sécurité. Lorsque son père lui montre comment faire une entaille directionnelle, il explique : « Soit tu plies les genoux, soit tu te penches, comme tu préfères. Ça dépend si tu veux avoir mal au dos ou mal aux genoux quand tu seras vieux » – comme si, étrangement, il était affaire de choix quant à la douleur professionnelle la plus adéquate.

Dans la forêt, l’usage du corps n’est pas séparable de son usure. Mais c’est lors d’une partie de football qu’intervient la cassure : « Crac-croc comme un bruit de ma vie qui s’écroule. Mon corps, mon emploi du temps, ma tête. »

Et s’il faut choisir, le jeune bûcheron préfère une troisième voix, qui implique de rejeter des douleurs qui seraient inévitables. « Ce métier qui a usé mon père, je le ferai différemment. » Les écorchures, torsions et coups qui ne manquent pas d’arriver dans les bois ne finissent pas épinglées sur un tableau comme des médailles. Ses blessures, l’auteur ne les arbore pas sur son plastron. D’ailleurs, il semble qu’il se blesse peu. Il commente : « Je veux un corps solide, pas un corps abîmé. » Néanmoins, les années passant et malgré les précautions, la fatigue s’installe, au point de paraître inévitable. « En repassant les saisons écoulées, je ne sens pas de cassure nette dans ma vie au bois, mais plutôt une progressive abrasion. C’est le bois : une usure lente et irrémédiable. »

Une « cassure » intervient toutefois, loin des bois, sur un terrain vague, lors d’une partie de football. 

« Crac-croc comme un bruit de ma vie qui s’écroule. Mon corps, mon emploi du temps, ma tête. » Des ligaments habitués à supporter les charges et les torsions n’ont pas tenu un dribble. « Dans le fond, je suis content de ne pas m’être fait mal en forêt, pour dire qu’il n’y a pas que le bois qui détruit. » Avec cette blessure, l’auteur sent s’imposer une nouvelle appréhension de l’usure : son acceptation stoïque et sereine. « Mes muscles ne serviront plus qu’à porter ma tronçonneuse et ma carcasse sous les rameaux. Ce ne sera pas un corps esthétique […] il sera dur comme un corps des bois, même usé, même fracassé. […] Ce squelette bancal ne sera plus bon qu’au bois, ça me va. » 

Tarn, juin 2024. Mathias Bonneau réalise des travaux d’enrichissement et de régénération dans une forêt de résineux et de feuillus mélangés. Photographie extraite de la série « Enrichissement et régénération en forêt à couvert continu » d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

Les réflexions que ne manquent pas de susciter ce retour sur soi ne doivent pour autant pas recouvrir les réalités socio-économiques qui pèsent au moins autant que les risques dans le devenir des corps forestiers. À propos des ETF, Florent Schepens (2013) avance que « l’activité professionnelle les oblige à considérer leur corps comme un élément exogène, comme une mécanique dont on attend un rendement immédiat. Il ne « sont » pas leur corps, ils « ont » un corps, corps à soumettre pour réaliser leur statut d’indépendant. » Là encore, les mots de Mathias Bonneau viennent nuancer les affirmations par ailleurs bien étayées du sociologue. L’auteur s’est progressivement approprié ce corps usé, quand bien même son métier le façonne mieux que ne le ferait le temps. « Je me sens prêt à devenir un vieux bûcheron, tout pété, rouillé, caramélisé, ça me convient », répète-t-il. Et d’ajouter : « Vieillir bûcheron, c’est rédiger une liste de douleurs qui s’allonge, qu’il faut accepter, dompter, apprendre à faire avec. » 

Les propositions du sociologue rejoignent celles de l’auteur lorsqu’il s’agit de dénoncer les conséquences de l’absence de reconnaissance pécuniaire et la dépendance au rendement sur le corps des forestiers au travail. L’indépendance a pour contrepartie de se résigner à être payé au volume et de dépendre des fluctuations de ses commanditaires : « On est tous fiers d’avoir notre propre entreprise, de générer un salaire, lit-on dans Bûcheron. Et ce petit empire récemment conquis ne dépend que d’un corps et de sa capacité à encaisser l’usure. » Il arrive souvent que le corps ne tienne plus, que la fatigue devienne trop envahissante ou que les conditions de travail ne soient plus supportables. Les ETF sont bien plus sujets à des accidents que le reste du secteur agricole auquel ils sont rattachés (FCBA, 2014). 

« Je me sens prêt à devenir un vieux bûcheron, tout pété, rouillé, caramélisé, ça me convient »

Mathias Bonneau

(Au cours d’un entretien que j’ai réalisé dans le cadre d’une recherche doctorale sur l’espace alternatif forestier, un bûcheron songeant à arrêter ses interventions en forêt pour se concentrer sur de l’élagage et de petits travaux de maçonnerie justifiait son choix ainsi : « Comme on est dans cette espèce de contrainte où plus tu coupes plus tu gagnes, plus tu vieillis moins tu gagnes. Normalement, quand t’es dans d’autres métiers, plus t’es âgé plus tu gagnes. Là c’est le contraire. » Aussi, chaque imprévu contraint une rémunération qui ne souffre pas d’interruption. Mathias Bonneau écrit : « Ce temps qui s’arrête se compte directement en grumes qui ne seront pas sur la place de dépôt à la fin de la journée. » Et d’ajouter : « Le travail qui ne paie pas ronge les motivations, de l’intérieur, lentement. »)

Fort d’un statut plus avantageux que beaucoup, Mathias Bonneau peut comparer ses conditions de travail, difficiles à l’évidence, avec celles de collègues qui n’ont pas d’accès garanti à une forêt ou, au contraire, sont salariés pour s’occuper d’un vaste domaine. Malgré tout, l’auteur ne parvient toujours pas à obtenir l’équivalent du salaire minimum et sa rémunération ne commence à se stabiliser qu’au bout de dix ans d’activité. La nécessité d’une forme de viabilité économique, qui n’est garantie que par des volumes de bois toujours plus importants, le pousse à se demander quel serait le critère validant le travail effectué. « En dehors de quelques êtres extraordinaires, il semble que seuls ceux qui travaillent vite et fort, dans des forêts malmenées, peuvent arriver à un semblant d’équilibre économique. Ils seraient, eux, des bons bûcherons ? » Sans doute le sont-ils, oui, pour les tenants d’une exploitation industrielle des forêts, majoritaire dans ces régions. Néanmoins, le critère économique n’est pas suffisant pour attester de la viabilité d’une activité.

Écrire ce que l’on ressent, décrire ce que l’on fait

Bûcheron nous plonge, « en vrac et sans retenue », dans le quotidien d’un travailleur forestier passionné par les peuplements qu’il concourt à façonner. Passionné n’est pas assez fort – habité serait sans doute plus juste tant l’auteur se livre tout entier. « Le bois, le bois, le bois. Je ne fais que ça, je ne pense à rien d’autre. […] Je me sens à ma place, pas que ce soit confortable, mais, de la même manière que les arbres écrasent leurs racines contre la roche sous eux, je suis calé dans cette vie de fatigue. » Plusieurs fois, Mathias Bonneau l’écrit : c’est en forêt, dans les bois, avec une tronçonneuse en main que « j’existe vraiment ». Oui, ajoute-t-il : « Je dois couper du bois sinon je n’existe pas. » 

Exister est une chose, mais à l’évidence, ça n’est pas suffisant pour publier un livre. Encore faut-il savoir dire, décrire, transmettre ce que recoupe cette existence. Dès lors, comment écrire sur ce que l’on fait ? Dans un texte commentant sa façon d’écrire, Georges Navel explique l’attitude qu’il a adoptée pour rendre possible la description des nombreux travaux qu’il a effectués durant sa jeunesse. « Je me suis dit que j’allais devenir attentif à ce que je faisais. Je voulais trouver un accord dans le réel. Le maniement de l’attention intérieure retournée sur l’outil, sur la pelle, sur la pioche, m’ont permis de découvrir un merveilleux moyen d’illumination. » (Navel, 1982)

Tarn, juin 2024. Une pousse spontanée quelques jours après germination. Photographie extraite de la série « Enrichissement et régénération en forêt à couvert continu » d’Antoine Berlioz (@Hans Lucas).

C’est une même illumination qui frappe régulièrement à la lecture de Bûcheron. Une sorte de lucidité dans la description, qui ne peut toutefois être autre chose qu’une reconstitution. Car dès son premier abattage, l’auteur prévient : « La sensation de voir un arbre tomber est enivrante, mais elle ne se décrit pas, je n’ai trouvé d’autre moyen pour la garder en moi que de la revivre sans fin, et continuer de couper du bois. » La mobilisation de tous les sens et la saturation de certains ne permet pas la parfaite retranscription de l’effort impliqué dans l’abattage. « Ce mélange intime et profond entre la violence du fracas et la douceur de la précision fabrique une émotion incompréhensible et indomptable. » 

C’est donc après coup, par le souvenir immédiat de l’action achevée, que l’élucidation de ce qui vient de se passer intervient. Ainsi, par exemple, lorsqu’il tranche pour la première fois une charnière au moment où l’arbre entame sa chute pour mieux guider la direction qu’il va prendre. Surpris par son geste, il note après l’avoir effectué : « J’existe désormais pendant la chute d’un arbre. » Et ça n’est qu’en l’écrivant que cet état de fait devient permanent – oui, à partir de maintenant, il existera toujours potentiellement pendant qu’un arbre s’effondre. 

Enfin, l’observation des autres a joué un rôle déterminant dans l’objectivation des propres gestes de l’auteur. « Je regarde souvent mon père pendant qu’il travaille » écrit-il dans les premières pages. En forêt, commente-t-il à la fin de son ouvrage, « je n’ai jamais été seul ». Collègues, amis, famille, stagiaire, de nombreuses personnes sont venues l’aider ou apprendre auprès de lui dans la forêt du Passet. Leur montrer quoi faire, les regarder travailler, c’est aussi se voir, par contraste ou en miroir. Aussi Bûcheron nous rend-il familiers tous ces « copains de bois », parmi lesquels Benjamin, François, Charly, Jean et tant d’autres. Le titre du livre aurait d’ailleurs pu se décliner au pluriel – Bûcherons – tant ils sont nombreux à peupler les pages et à inspirer l’auteur dans son quotidien. 

Nota bene

Il faut sans doute ajouter une dernière chose : ce bûcheron, je le connais. Rien d’exceptionnel à ça. Nous sommes plusieurs, journalistes et chercheurs, à l’avoir contacté après la lecture de L’Hiver au bois ou d’Une fois l’arbre à terre, souhaitant voir dans son travail

Bibliographie

  • Anonyme, 2003, La scierie, Héros-Limite. 
  • Bonneau, Mathias, 2013, L’hiver au bois, réédition La Cabane éditions (2023).
  • Cassola, Carlo, 2017, La coupe de bois, Sillage.
  • Cyprine et Layé, 2022, « Les forêts, du fantasme occidental à l’émancipation décoloniale », Z – Revue itinérante d’enquête et de critique sociale, n° 15.
  • Dodane, Clément, 2009, Les nouvelles forêts du Massif Central : enjeux sociétaux et territoriaux. Ces hommes qui plantaient des résineux pour éviter la friche, thèse de doctorat, géographie, École normale supérieure de Lyon – Lettres et sciences humaines.
  • FCBA, 2014, « Les accidents du travail en exploitation forestière sur la période 2000-2012 », FCBA INFO, 7 p. 
  • FCBA, 2022, « La sécurité des opérateurs forestiers : conséquences de la fragilisation des arbres liée notamment au changement climatique et à ses impacts », FCBA INFO, 24 p.
  • Harrison, Robert, 2010, Forêts : essai sur l’imaginaire occidental, Flammarion.
  • Kesey, Ken, 2013, Et quelques fois j’ai comme une grande idée, Monsieur Toussaint Louverture.
  • Lejczyk, Anouk, 2023, Copeaux de bois, éditions du Panseur.
  • Marlantes, Karl, 2022, Faire bientôt éclater la terre, Calmann-Lévy.
  • Marty, Pascal, 1998, « Propriété privée et politique de reboisement. Le cas des groupements forestiers », Économie rurale, n° 244, p. 41-48.
  • Moineau, Bertrand et Nicolas, Laurène, « Entreprises de travaux forestiers quels profils à l’avenir ? », étude réalisée par 1630 Conseil, financée par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation, l’Office national des forêts et la Fédération nationale entrepreneurs des territoires, 2021.
  • Navel, Georges, 1982, « Le travail d’écrire », dans l’ouvrage collectif Georges Navel ou la seconde vue, Le Temps qu’il fait.   
  • Peer, Oscar, 1999, Coupe sombre, Zoé.
  • Schepens, Florent, 2003, « Bûcheron : une profession d’homme des bois ? », ethnographiques.org, n° 4.
  • Schepens, Florent, 2005a, « Du bûcheron à l’entrepreneur de travaux forestiers : approche compréhensive de la constitution d’un groupe professionnel », Ruralia. Sciences sociales et mondes ruraux contemporains, n° 16-17.
  • Schepens, Florent, 2005b, « L’erreur est humaine mais non professionnelle : le bûcheron et l’accident », Sociologie du travail, vol. 47, n° 1.
  • Schepens, Florent, 2013, « Se réaliser au mépris du corps : les entrepreneurs de travaux forestiers », Sociologies pratiques, vol. 26, n° 1, p. 57-69.

Image d’accueil : photographie de Mathias Bonneau par Roméo Bondon.

Retrouvez un entretien de Roméo Bondon avec Mathias Bonneau et l’écrivaine Anouk Lejczyk dans Ballast : « Forêt, travail, littérature – poursuivre le dialogue » (13 mai 2025).

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

PDF
14.05.2025 à 16:19

Ailton Krenak

Texte intégral (6223 mots)
Temps de lecture : 24 minutes

Ce texte et ces deux entretiens sont extraits des livres d’Ailton Krenak, Futur ancestral et Le Réveil des peuples de la Terre. Traduits par Julien Pallotta, ils viennent d’être publiés aux Éditions Dehors.

Parmi les riches écrits d’Ailton Krenak, le choix de la rédaction de Terrestres pour ces bonnes feuilles a été de mettre l’accent sur trois textes qui proposent un récit à la fois historique, anthropologique et philosophique de l’expérience des alliances nouées en Amazonie autour des peuples de la forêt. Une contribution riche d’enseignements à l’heure des questions urgentes de composition des luttes et des stratégies.


Alliances affectives

Extrait de Futur ancestral, pp. 53-62

Le terme citoyenneté est bien connu : il figure dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et dans de très nombreuses constitutions dans le monde. Il fait partie du répertoire, disons, blanc du droit. Le mot florestania lui est né dans un contexte régional, à un moment où la lutte sociale menée par des personnes qui vivaient dans la forêt Amazonienne était très active. Quand Chico Mendes et d’autres seringueiros

Des femmes, des enfants, des hommes, des personnes de tous âges se sont placées entre les arbres et les tronçonneuses, elles ont bloqué les pistes qui devaient permettre de créer des lignes de démarcation à l’intérieur de la forêt.

Mais lorsqu’ils sont arrivés avec leurs engins pour percer des lignes de colonisation, les personnes rassemblées aux côtés de Chico Mendes se sont soulevées, ils étaient la florestania et, comme Gandhi et ses disciples, ils ont organisé une résistance pacifique aux actions de l’État. Des femmes, des enfants, des hommes, des personnes de tous âges se sont placées entre les arbres et les tronçonneuses, elles ont bloqué les pistes qui devaient permettre à la main de l’urbain – celle des géographes, des topographes ou des sismographes – de pointer des lignes de démarcation à l’intérieur de la forêt. Elles ne voulaient pas de piquets ou de parcelles, elles défendaient la fluidité du fleuve, la continuité de la forêt.

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Les indigènes vivaient dans des zones qui leurs étaient réservées et les seringueiros, qui étaient pour la plupart des habitants du Nord-Est ayant migré vers la forêt amazonienne à la fin du xix e siècle, comprenaient bien cette différence. Après quatre, cinq, six générations à habiter la forêt, ce qu’ils désiraient, c’était vivre comme les Indiens. Alors il s’est produit ce que -j’appelle une contagion positive de la pensée et de la culture, et commença une réflexion sur les terres en communs où les seringueiros avaient créé leurs exploitations de caoutchouc. Ils cherchèrent à transformer le statut des « unités de conservationflorestania, les seringueiros ne voulaient pas même avoir à présenter de pièce d’identité.

Ce qui a poussé ces peuples à s’unir, c’est la compréhension du fait qu’ils partageaient, entre Indiens et non Indiens, les mêmes conditions de travail esclavagistes. Face à eux, ils avaient des patrons, qui étaient aussi des propriétaires terriens, qui revendiquaient la possession d’immenses étendues de forêt et les plantations de caoutchouc. Une constellation de peuples comme les Kaxinawa, les Ashaninka, les Huni Kuin et bien d’autres vivaient opprimés par cette situation favorisée par le capital, dans laquelle un patron pouvait vivre à São Paulo, à Londres ou n’importe où dans le monde, en exploitant la forêt amazonienne et ses habitants. En unissant nos forces pour éliminer la figure du patron, nous avons rendu possible ce soulèvement. L’Alliance des Peuples de la Forêt est née de la recherche de l’égalité dans cette expérience politique

Ce qui a poussé ces peuples à s’unir, c’est la compréhension du fait qu’ils partageaient, entre Indiens et non Indiens, les mêmes conditions de travail esclavagistes.

Le mot politique descend du mot grec ancien pólis (la cité). Il se trouve que, lorsque des êtres non politiques pensent, ils arrivent à imaginer d’autres mondes qui ne sont pas politiques, ou, du moins, qui ne sont pas conformes à la politique telle que nous l’entendons généralement. Le langage est une chose déterminante dans les interactions, et tout ce qui émane de la pólis se présente comme un rassemblement d’égaux où l’expérience politique converge avec cette aptitude. Cela m’inspire une observation : la pólis se revendique toujours comme étant le monde de la culture, et la nature c’est le monde sauvage. C’est à cet autre monde que je m’intéresse, et non à la convergence qui a lieu dans la pólis. J’imagine des puissances qui convergent vers un endroit, qui le traversent, mais n’y restent pas piégées.

Lire aussi sur Terrestres : Philippe Colin  et Cristina Moreno, « Contester l’ordre et l’héritage colonial avec Manuel Quintín Lame », mai 2024.

Je pense que ce que voulaient les zapatistesflorestania, mais leur revendication a été comprise comme une rébellion, ils ont été traités comme des ennemis et réprimés brutalement. Aujourd’hui ils sont contraints de porter un passe-montagne pour masquer leur visage et d’une certaine manière, assumer la place limitée que leur geste de rébellion leur a assuré. Les zapatistes doivent vivre dans la forêt Lacandone ou dans les montagnes et ils se sont retrouvés pris dans le piège de leur pensée insurrectionnelle parce qu’il n’existe de zapatistes qu’au Chiapas. La florestania ne peut pas être une franchise, si nous voulons provoquer une profonde remise en question par la force d’une insurrection, nous ne pouvons pas devenir prisonniers des mouvements que nous créons. C’est pourquoi nous nous sommes demandés jusqu’où nous pourrions aller avec l’Alliance des peuples de la forêt : devenir un syndicat ? un parti ? Les alliances politiques nous contraignent à des formes d’égalités qui peuvent elles-mêmes devenir oppressives, même celles qui admettent l’existence de la diversité.

Le concept alliances affectives présuppose le partage d’affects entre des mondes qui ne sont pas semblables. Ce mouvement reconnaît une altérité intrinsèque en chaque personne, en chaque être.

L’expérience de cet engagement profond dans l’Alliance a duré plus de vingt ans, jusqu’à ce que je commence à remettre en question cette recherche constante de la confirmation de l’égalité [igualdade] et que je comprenne pour la première fois le concept d’alliances affectives – qui présuppose le partage d’affects entre des mondes qui ne sont pas semblables [iguais]. Ce mouvement ne revendique pas l’égalité, au contraire, il reconnaît une altérité intrinsèque en chaque personne, en chaque être, il introduit à l’inégalité radicale devant laquelle nous sentons que nous devons nous arrêter – un peu comme nous sentons que nous devons enlever nos chaussures avant d’entrer chez notre hôte. Cela a été ma façon d’échapper à la parabole du syndicat et du parti (quand un pacte commence à faire payer un tribut, il a perdu son sens). Alors je suis parti expérimenter la danse des alliances affectives, qui m’implique moi et une constellation de personnes et d’êtres dans laquelle je disparais : je n’ai plus besoin d’être une entité politique, je peux juste être une personne au sein d’un flux capable de produire des affects et du sens.

C’est uniquement de cette façon que l’on peut conjuguer le verbe mundizar (mondiser), ce verbe exprime le pouvoir d’expérimenter d’autres mondes, d’autres cosmovisions et notre capacité à imaginer des plurivers. Il a d’abord été utilisé par Alberto Costa et d’autres penseurs andins, il décrit la manière dont les mondes peuvent s’affecter mutuellement, par exemple, que la rencontre avec la montagne soit vécue non pas comme une abstraction, mais comme une dynamique d’affects dans laquelle elle n’est pas seulement un objet, mais aussi douée d’initiative. Cet autre « nous » possible ébranle la place centrale accordée généralement à l’humain ; soyons clair, tout ce qui existe ne peut pas dépendre de l’anthropocentrisme qui marque, nomme, catégorise et dispose de tout – y compris de ses semblables considérés comme des presque humains.

Carte du Brésil réalisée par Lopo Homem en 1519 pour le roi du Portugal Manuel Ier

Le désir pour ce monde a toujours été présent dans l’humanité, il est même au cœur de la colonisation de tous les continents. Il arrive que, lorsqu’il est associé à une logique occidentale, il oppose l’idée de culture à celle de nature. Les tentatives de dialogue au xvie siècle entre les amérindiens et l’église catholique qui nous ont été rapportées – c’était un peu après que les rois catholiques d’Espagne et le pape ont mis fin au dernier émirat de la péninsule ibérique, et sont partis à la conquête de nouveaux corps à coloniser –, montrent clairement que chacun parle d’un monde impossible à reconnaître pour l’autre. Prenons comme exemple le discours attribué au chef Seattle adressé à un représentant du gouvernement de Washington en 1854 :

Vous devez apprendre à vos enfants que le sol qu’ils foulent est fait des cendres de nos aïeux. Pour qu’ils respectent la terre, dites à vos enfants qu’elle est enrichie par les vies de notre race. Enseignez à vos enfants ce que nous avons enseigné aux nôtres, que la terre est notre mère. Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux fils de la terre. Si les hommes crachent sur le sol, ils crachent sur eux-mêmes.

Et c’est exactement ce que la pensée coloniale a produit. L’Anthropocène accumule tant de déchets, tant de désastres, qu’il a rendu le monde malade. C’est pourquoi, bien qu’ayant cherché à échapper à la politique de la pólis, je suis malgré tout avec enthousiasme ce qui se passe au Chili

Mais il faut rester vigilant et fort. Le sens commun nous pousse à croire que la démocratie est quelque chose que l’on adopte et qui nous suit pour toujours – ce n’est pas le cas. Au Chili déjà, alors que Salvador Allende était élu président, le siège du gouvernement a été bombardé et les militaires ont envahi La Moneda. Aux États-Unis – bien connus pour être la plus grande démocratie du monde –, un policier enfonce son genou sur le cou d’un Afroaméricain et le tue en l’asphy-xiant, mais ce pays est le premier exportateur de la démocratie, car il en a énormément à offrir, mais surtout à vendre. Il faut cesser d’utiliser ces expressions de manière aussi approximative. Si vous tombez sur une pancarte « DÉMOCRATIE, ENTREZ », il y a de bonnes chances que ce soit n’importe quoi, et si vous entrez, vous prenez le risque qu’on vous frappe le visage à coups de poing. Les poètes disent que la démocratie est une utopie, quelque chose que l’on cherche mais que l’on ne parvient jamais à atteindre. C’est une épreuve que toute forme de société doit exercer comme une expérience quotidienne. Tout comme l’idée de liberté, d’intégrité d’un peuple, la démocratie doit être constamment réinventée, elle ne possède pas le don de s’installer par elle-même et elle est sujette à toutes sortes d’attaques.

Pendant ce temps, dans le Brésil des années 2020, se met en place un surprenant processus de négation identitaire. Les symboles mêmes de la nation, imposés par le colonialisme, tels que le drapeau national (qui, dans toute république, symbolise un bastion de l’identité), ont été appropriés par un groupe de personnes autoritaires qui n’ont pas l’intention de les partager. Il s’agit d’un club d’hommes qui ont un penchant particulier pour les armes à feu, une série de préjugés et toutes sortes de fondamentalismesNous changeons, nous devons changer le monde, même si ce changement passe par les expériences limitées de la démocratie.

Le Brésil doit être refondé en un État plurinational, car notre vieil État colonial a l’ADN d’un pillard : il est né pour manger les autres.

Le Brésil doit être refondé, nous devons ici aussi défendre l’idée d’un État plurinational, car notre vieil État colonial a l’ADN d’un pillard, d’un bandeirante : il est né pour manger les autres. Je suis étonné que la plupart des dirigeants politiques, non seulement au Brésil, mais dans une grande partie de la planète, soient si aliénés qu’ils ne se rendent pas compte que si nous ne nous ouvrons pas à cette vaste matrice culturelle, nous ne ferons que nous enfoncer un peu plus dans le désastre qu’ils appellent aussi crise environnementale. Ces États nationaux sont fondés sur des idées très limitées, très pauvres. Nous devrions être capables de traverser tout cela et de nous rassembler. Qui sait, peut-être que la présence des peuples indigènes dans la construction du nouveau constitutionnalisme latino-américain, à partir des Andes, apportera d’autres perspectives sur ce que nous appelons un pays et une nation.

Action des peuples Xavante et Timbira à São Paulo pour dénoncer les ravages de l’agro-industrie, Tuca Vieira, 2004

Car les peuples indigènes peuvent contribuer autrement à la discussion, tant à propos de la pólis que sur les idées de nature, d’écologie et de culture. Si nous sommes capables de nous ouvrir à toute cette richesse, l’activité politique deviendra une autre dimension de l’existence, et elle ne se limitera pas à cette obsession prédatrice, comme elle l’a été pour tant d’hommes politiques au xxie siècle, le siècle du néolibéralisme, dont l’avènement n’a servi qu’à appareiller les corps et à renforcer la servitude. Échapper à la servitude, c’est aussi s’ouvrir à l’idée d’occupation, occuper l’espace du politique, occuper l’État, et j’espère que nous pourrons contribuer à oxygéner ces milieux, à l’image de nos rivières qui partagent généreusement leur puissance et convergent. Puissions-nous apprendre à ne pas rester coincés dans un barrage. Alors, sans oublier nos chers amis zapatistes, qui ont toujours inspiré d’importants débats en Amérique latine, juste avant de crier « ¡Viva Zapata! », je crie « ¡Abya Yala! », c’est ainsi que nos frères et nos sœurs saluent la terre et le ciel en Quechua.


L’Alliance des peuples de la forêt

Entretien issu de La Réveil des peuples de la Terre, initialement paru dans Povos Indígenas no Brasil, 10 mai 1989 avec Osmarino Amâncio. Propos recueillis par Beto Ricardo et André Villas Boas, pp. 49-75.

Notice. Les seringueiros sont des récoltants du latex d’hévéa (arbres à caoutchouc), présents en Amazonie depuis le xix e siècle. Dans les années 1970, leur activité et leurs terres sont menacées par la déforestation liée au développement de l’agriculture et à la mise en place de différents programmes gouvernementaux. Le Syndicat des travailleurs ruraux de Xapuri est créé en 1976 pour défendre le mode de vie des seringueiros et leur exploitation des hévéas. Ils manifesteront de façon pacifique en s’interposant entre les entreprises de déboisement et les arbres par un type d’action qu’ils appelleront les empates (qui peut être traduit par blocage ou neutralisation). Leurs préoccupations rejoindront celles des communautés indigènes de la région et ensemble ils formeront l’un des fronts pionniers de défense de la forêt amazonienne. L’Alliance des peuples de la forêt apparaîtra dans ce contexte. Carlos Alberto (Beto) Ricardo (1950) est anthropologue et environnementaliste, il a fondé plusieurs associations de défense des droits des peuples indigènes et de protection de la forêt amazonienne, comme le CEDI (Centro ecumênico de documentação e informações), qui publie cet article et qui publiera la « Déclaration des peuples de la forêt » en 1989.

Beto Ricardo : Qu’est-ce que l’Alliance des peuples de la forêt ? Quel est son esprit, quelle est son histoire, comment est-elle née ?

Ailton Krenak : Les peuples originaires de la forêt sont les peuples indigènes. Nos tribus sont constituées de peuples qui ont toujours vécu dans la forêt. Cela concerne aussi les peuples qui ne vivent pas nécessairement dans des régions de grandes forêts comme l’Amazonie ; il y a des tribus qui vivent dans le Cerrado* (savane), celles qui vivent dans des régions de Capoeira (pleine), ce sont des peuples de la forêt, ce sont des peuples de la brousse, et la culture de notre peuple, son économie, est organisée autour de ce que la nature peut nous offrir, ce qu’elle donne aux humains. Pendant longtemps nous avons été le seul peuple de la forêt. Au cours de ces cinq cents dernières années, d’autres peuples sont arrivés au Brésil et ont construit une économie et même une culture liée à l’exploitation du latex qui fait partie des ressources de la forêt. Le peuple qui s’est le plus approché de nous, dans le sens qu’il a le plus appris auprès du peuple indigène, c’est celui des seringueiros* (ouviers-récoltants du latex). Les seringueiros ont été incités à s’installer en Amazonie à partir du xix e siècle, pour l’occuper et ils considéraient, à leur arrivée, les peuples indigènes comme des êtres étranges. Ils se sont battus contre nous, et à de nombreuses reprises ils se sont mis au service de leurs patrons, les seringalistas, pour « libérer » ces régions des indigènes et réduire nos tribus à l’esclavage.

Les seringueiros (ouviers-récoltants du latex), après avoir tenté de coloniser l’Amazonie, sont devenus les principaux alliés du peuple indigène dans la défense de la forêt et des pratiques traditionnelles qu’elle abrite.

Ces seringueiros n’ont pas réussi à s’imposer comme des colonisateurs de l’Amazonie, ils ont été humanisés par la forêt, la forêt a humanisé ces gens, ils ont appris à vivre avec le peuple indigène, ils se sont inspirés de leurs habitudes et de leurs coutumes durant une longue période. Et aujourd’hui nous pouvons dire que les seringueiros ont une culture qui les différencie, par exemple, des travailleurs ruraux sans terre et qui les différencie des autres colons. Ce ne sont pas des colons, ils ont élaboré un mode de vie qui les rapproche beaucoup plus des Indiens que de toute autre partie de la population brésilienne. Et c’est cela qui fait des seringueiros les principaux alliés du peuple indigène dans la défense de la forêt et des pratiques traditionnelles qu’elle abrite. Le peuple indigène a toujours défendu la forêt. Les alliés les plus récents du peuple indigène sont les seringueiros.

Beto Ricardo : Et les ribeirinhos* (peuple traditionnel qui vit sur les rives des fleuves) ?

Ailton Krenak : Les ribeirinhos représentent une partie très importante de la population de l’Amazonie et sont dispersés le long des fleuves, ils n’ont pas encore réussi à constituer un type d’organisation comme celle des seringueiros, qui sont représentés par un Conseil national des seringueiros (CNS*) qui leur permet d’agir comme une organisation telle que l’Union des nations indigènes (UNI*). Nous avons pu nous allier aux seringueiros parce qu’ils ont développé ce type d’organisation qui correspond au mode de fonctionnement des organisations indigènes. Nous espérons que les ribeirinhos pourront participer à cette Alliance dès qu’ils auront défini leurs propres projets et ce qu’ils défendent. J’irais même jusqu’à affirmer que si les seringueiros persévéraient dans leurs pratiques traditionnelles sans rechercher un dépassement du modèle extractiviste comme unique fondement de leur économie, ils ne pourraient probablement pas participer à cette alliance avec le mouvement indigène, parce que le mouvement indigène est précisément un mouvement de défense de la forêt. Ce qui est nouveau pour les communautés indigènes, ce sont leurs manières de lutter pour renforcer leurs pratiques traditionnelles tout en les articulant à l’économie locale et au marché régional. Les communautés indigènes ne se présentent pas seulement comme des victimes d’un modèle économique, elles sont une composante active et même significative d’une autre économie régionale.

Il y a cent quatre-vingts tribus indigènes au Brésil. Dans certains cas, les anciens d’une tribu ont été les bourreaux des anciens d’une autre tribu, mais aujourd’hui toutes ces tribus composent l’Alliance des peuples de la forêt ou l’Union des nations indigènes.

Beto Ricardo : Tu ne trouves pas que dans cette affaire d’alliance des Indiens avec les seringueiros, les conflits sont encore trop récents ? Dans toute l’Amazonie il y a des groupes indigènes dont les anciens ont combattu à mort les seringueiros et ces conflits sont encore latents. Pas seulement avec ces récoltants du latex, mais aussi avec les castanheiros (récoltants des noix du Brésil) et toutes ces populations extractivistes. Cette idée d’alliance, n’est-elle pas un peu rhétorique, parce qu’en réalité vous n’avez pas la base sociale qui vous permettrait de faire avancer les choses ?

Ailton Krenak : Bon, je vais répondre très clairement à cette question. Il y a cent quatre-vingts tribus indigènes au Brésil dans lesquelles, dans certains cas, les anciens d’une tribu ont été les bourreaux des anciens d’une autre tribu, mais aujourd’hui toutes ces tribus composent l’Alliance des peuples de la forêt ou l’Union des nations indigènes. Quand j’étais dans le village Suruí pour discuter avec le chef Suruí de l’Union des nations indigènes, il m’a demandé si l’Union signifiait que désormais les tribus allaient être ensemble et qu’elles allaient travailler ensemble. Je lui ai répondu que oui, que cela signifiait que nos tribus allaient avancer ensemble, que nous allions associer nos forces pour protéger nos peuples. Alors il m’a dit : « Cela signifie que je ne pourrai plus tuer les Zoró ? » Les Zoró sont les voisins des Suruí et leurs ennemis traditionnels. Je peux aussi te raconter comment les Tapirapé ont réagi en voyant le visage de Kremoro descendre de l’avion pour les rencontrer au village, ils sont partis en courant, parce que la dernière fois qu’ils s’étaient vus, vingt ans plus tôt, c’était au cœur d’un conflit, une lutte au cours de laquelle les Kayapó ont écrasé les Tapirapé. Alors pour ce qu’il en est de ta mise en garde concernant les seringueiros, tu pourrais être un peu plus généreux, tu pourrais l’étendre à tout le monde, aux cent quatre-vingts tribus indigènes. Nous sommes tous des ennemis traditionnels. Vous n’avez peut-être pas encore compris que, dans la psychologie des Indiens, on préserve peut-être davantage l’ennemi traditionnel que l’ami traditionnel. Vous pouvez perdre à tout moment un ami traditionnel, mais l’ennemi traditionnel se garde. Je préserve mes ennemis traditionnels jusqu’au bout. Tu sais, la coiffe à plumes qui commence avec une plume verte ici, puis elle varie en couleurs, il y a une plume bleue là et encore une autre verte au bout, eh bien l’ami traditionnel est ici, et l’ennemi traditionnel est là : il n’y a pas deux types plus proches l’un de l’autre que l’ami traditionnel et l’ennemi traditionnel. Les autres sont des personnes indifférenciées.

Raoni Metuktire, Marcos Terena, Paulinho Paiakan, Ailton Krenak, Tutu Pombo et Benedita da Silva lors de la lecture de la « Déclaration des peuples de la forêt » à Altamira, Murilo Santos, février 1989.

Habiter la dystopie

Entretien issu de Le Réveil des peuples de la Terre, Habiter la dystopie, Seconde partie, 7 novembre 2022, propos recueillis et traduits par Julien Pallotta, pp. 243-273.

Julien Pallotta : Bonjour Ailton, j’aimerais que tu développes aujourd’hui la question de la relation entre le mouvement indigène et le mouvement noir. Hier, tu as suggéré l’idée que le mouvement noir, plus spécifiquement le quilombolisme, propose aussi une critique du mode d’être dominant, une résistance alternative.

En effet, j’ai parlé de la dispora noire au Brésil par contraste avec les peuples de la forêt, qui peuvent être des seringueiros*. Les Noirs ont été arrachés à la terre d’Afrique pour être réduits en esclavage ici dans les plantations. Certains ont réussi à s’enfuir et à se rassembler dans des villages, les quilombos*. Mais ce que j’observe c’est qu’ailleurs, ils ont commencé à reproduire des maisons, des rangées de maisons. Après l’abolition de l’esclavage, c’est le mode de vie urbain qui a été dominant chez eux et même s’ils constituent des communautés, ce sont des communautés urbaines, et beaucoup d’entre elles sont installées dans le centre des grandes villes. La plus grande partie de la population noire du Brésil vit aujourd’hui en milieu urbain dans le Nord-Est ou dans le Sud-Est, à l’exception de ceux qui se sont « quilombolisés », qui sont restés dans les anciens quilombos. Je t’ai parlé de Nêgo Bispoquilombo appelé Saco-Curtume. Il est situé dans la municipalité de São João do Piauí. Son histoire est celle de Noirs qui se sont mélangés aux indigènes et qui ont décidé de ne pas partir et de ne pas s’urbaniser. Ils ne veulent pas de l’urbanisation. Ils sont même critiques des programmes sociaux et des politiques publiques dont l’orientation est intégrationniste. Comme penseur et leader de ce quilombo, Nêgo Bispo a participé avec moi à des débats publics à plusieurs reprises et a toujours revendiqué une identité du peuple de la forêt. C’est quelque chose de vraiment très intéressant. On parle ici d’un quilombo qui a toujours cette culture forestière.

Les Noirs n’ont pas constitué d’alliance avec les peuples de la forêt parce qu’ils ont une culture urbaine et parce qu’à l’intérieur de la forêt vivent des communautés humaines qui ont une perspective cosmopolitique différente.

Nous pouvons penser à la ville comme un puits sans fond énergétique, qui consomme tout, qui mange tout, et rend impossible toute expérience continue de la forêt. Quand nous pensons à la ville, nous pensons à São Paulo, Rio de Janeiro, Salvador, Belém, Manaus, mais la ville ce n’est pas seulement cela. La ville c’est également les micro-villes, les villages qui reproduisent le même comportement consumériste que dans les grandes villes, qui ont besoin d’électricité, de gaz et achètent dans les supermarchés des aliments transformés par des industriels. Ainsi, ce mode de vie, en imposant une certaine relation au travail, à d’autres dépendances, finit par empêcher les gens de vivre de leur propre culture.

Mon commentaire plus général sur la relation entre mouvement noir et mouvement indigène est le suivant : les Noirs n’ont pas constitué d’alliance avec les peuples de la forêt parce qu’ils ont une culture urbaine (même s’ils voulaient effectuer un retour vers la forêt, expérimenter un devenir–urbain de la forêt), et parce qu’à l’intérieur de la forêt vivent des communautés humaines qui ont une perspective cosmopolitique différente. Cette vision est très nouvelle pour le monde emmuré de la ville qui est devenue un puits sans fond en besoin énergétique. Parce que la ville, ce n’est pas uniquement ce qui se trouve au cœur des métropoles, ce sont aussi ces réseaux d’infrastructures qui dévorent le paysage : les barrages hydroélectriques, les chemins de fer, les aéroports, les ports, les routes qui servent aussi de front de colonisation.

Julien Pallotta : Tu suggères que les différentes formes de résistances sont d’abord des manières différentes d’habiter ?

Cette image de l’impossibilité pour nous de penser nos différences au regard de la question urbaine m’est apparue de manière très vive lors de la visite que Davi Kopenawa et moi-même avons effectuée en Grèce. Je me suis rendu dans le « berceau de la civilisation occidentale » dans les années 1990 pour recevoir le prix de la Fondation Onassis. J’avais la possibilité d’être accompagné par quelqu’un dans ce voyage, j’ai donc proposé à Davi Kopenawa Yanomami de m’accompagner. C’était pour moi l’occasion de le mettre en contact avec le secrétaire général de l’ONU qui devait aussi être présent à cette cérémonie. Nous voulions l’alerter sur la situation en Amazonie. Dans les années 1990, on comptait déjà huit mille orpailleurs qui menaçaient les territoires Yanomami et la forêt. Aujourd’hui, il y en a vingt mille. Ils forent dans la terre, brisent les roches, creusent sans se donner aucune limite. Dans le livre La Chute du ciel, Kopenawa affuble les Blancs du sobriquet de troupeau de pécaris e siècle aux États-Unis, on retrouve ces colonnes grecques. Ils ont voulu ainsi signifier qu’ils sont les héritiers d’une civilisation qui trouve là son origine.

Lire aussi sur Terrestres : Barbara Glowczewski, « Le pluriversel à l’ombre de l’universel », novembre 2018.

Davi a vu également cela dans le temple de Zeus. En quittant le site, il m’a regardé et a dit : « Maintenant je sais d’où viennent les orpailleurs qui nous envahissent et détruisent la forêt. » La ville pollue les eaux des rivières, elle pollue l’air, elle mange tout ce qu’elle rencontre, elle mange la pierre, elle mange les montagnes, elle mange les forêts, elle mange la vie. Aujourd’hui, le changement climatique montre clairement que ces agglomérations urbaines, où sont entassées plusieurs millions de personnes, ne sont pas viables.

Si vous n’apprenez pas à vos enfants à « fouler délicatement la terre », vous vous réveillerez un jour immergés dans votre propre crachat, dans vos propres déchets.

Les décennies de luttes auxquelles j’ai contribué ici au Brésil pour défendre les droits de nos peuples à vivre sur leur terre et dans leur culture sont aussi des années passées à défendre un autre comportement à l’égard de la Terre, une autre façon de l’habiter. La Terre n’est pas une marchandise, la Terre est notre mère, elle a toujours existé. Un monde sans humains a déjà existé et continuera probablement à exister dans le futur. Si vous n’apprenez pas à vos enfants à « fouler délicatement la terre

« Où vont les villes ? Où vont les gens ? » Ces ruines du temple de Zeus inspirent une lecture ou une relecture de cette civilisation qui a produit cette expérience qui a échoué. Mais nous insistons pour la répéter. C’est un « répétiteur », comme l’écrit le poète Carlos Drummond de Andradenapë [Blanc] la civilisation de la marchandise. C’est sa façon de décrire ce mode de vie qui a conquis désormais le monde, de la même manière que le poète Carlos Drummond de Andrade parle de la « machination du monde ».


Photo d’ouverture : Tuíra Kayapó met en garde le directeur de la société Eletronorte lors d’une rencontre avec les peuples autochtones mobilisés contre la construction du barrage du Belo monte, Protásio Nenê, 1989.


SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres

Notes

PDF
10.05.2025 à 21:22

Erika Campelo

Texte intégral (4491 mots)
Temps de lecture : 14 minutes

Ce texte constitue le dernier chapitre du livre Multinationales : une histoire du monde contemporain, dirigé par Olivier Petitjean et Ivan du Roy, sorti en février 2025 aux éditions La Découverte.


Le 5 juin 2022, aux confins de l’Amazonie brésilienne, Dom Phillips, journaliste britannique, et Bruno Pereira, anthropologue et expert brésilien des peuples autochtones, sont assassinés alors qu’ils naviguent sur la rivière Itacoaí (État d’Amazonas), un affluent indirect de l’Amazone. Les deux hommes étaient en train de documenter les abus perpétrés contre les communautés autochtones et l’environnement dans le Val do Javari, l’une des plus grandes réserves autochtones du pays, d’une superficie équivalente à celle de l’Autriche et frontalière avec le Pérou. Les organisations de défense de la liberté de la presse déplorent régulièrement les lenteurs de l’enquête de la justice brésilienne. Celle‑ci a cependant permis l’arrestation de plusieurs suspects faisant partie d’un réseau criminel plus vaste, impliqué dans des activités économiques illégales dans cet écrin de biodiversité protégé, telles que la pêche, l’extraction minière et l’abattage de bois, avec des ramifications bien au‑delà des simples acteurs locaux.

Les noms de Dom Phillips et Bruno Pereira s’ajoutent à la longue liste des défenseurs de l’environnement — représentants de communautés locales, militants écologistes, chercheurs… — assassinés au Brésil. Entre 2012 et 2021, 342 des 1 733 meurtres de défenseurs de l’environnement recensés dans le monde par l’organisation Global Witness ont eu lieu au Brésil. Ces défenseurs, qu’ils soient membres de communautés locales, militants écologistes ou simples citoyens, mènent une lutte inégale pour protéger leur terre et leurs droits face à des menaces constantes. Elizeu Berçacola Alves est l’un d’entre eux. Ancien fonctionnaire du secrétariat d’État à l’environnement dans l’État amazonien de Rondônia (frontalier avec la Bolivie), il vit sous la protection du Programme fédéral de protection des défenseurs des droits humains depuis 2016 et a réchappé à plusieurs tentatives d’assassinat. En cause, ses enquêtes sur un homme d’affaires local, Chaules Volban Pozzebon — propriétaire de plusieurs entreprises dans l’industrie du bois, de holdings de gestion d’actifs, et relié à plusieurs sociétés de transport et de construction — impliqué dans la déforestation et le commerce illégal de bois, l’accaparement de terres protégées, la corruption d’élus locaux et le recours au travail forcé. Cet entrepreneur a depuis été condamné et purge une peine de soixante‑dix ans de prison.

Ces assassinats et menaces constituent la manifestation la plus brutale de l’intense pression économique qui s’exerce sur la forêt amazonienne et les communautés qui y vivent, pour y extraire les ressources naturelles ou transformer ces espaces en terres exploitables. En arrière‑plan de ces petites et moyennes entreprises qui opèrent dans l’illégalité, ou se rendent directement coupables d’activités criminelles se dessine l’ombre du puissant secteur brésilien de l’agrobusiness, très présent sur les marchés mondiaux, et dont ces sociétés sont souvent les fournisseurs.

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

Viandes et soja

L’agrobusiness brésilien est l’un des principaux moteurs de la déforestation. Parmi les géants de ce secteur, on trouve la multinationale brésilienne JBS, le plus grand producteur de viande au monde, ainsi que les groupes étatsuniens Cargill et Bunge, des acteurs majeurs de la production de soja. JBS, qui porte le nom de son fondateur, José Batista Sobrinho, est créée en 1953 dans l’État de Goiás, au centre‑ouest du Brésil, avant d’installer son siège à São Paulo (la famille Batista possède 49 % des actions). Elle s’est spécialisée dans l’élevage, l’abattage et la vente de viandes bovine, porcine, ovine, de volaille ou de poisson. JBS emploie environ 250 000 personnes sur 500 sites dans plus de vingt pays, et fournit en viande de grands groupes de restauration rapide (McDonald’s, Burger King, KFC) ou des enseignes de la grande distribution (Carrefour, Lidl, Walmart). Les millions de têtes de bétail abattues par JBS chaque année nécessitent d’immenses pâturages, entrant en conflit avec la nécessité de préserver les zones protégées, notamment forestières. La multinationale est régulièrement accusée — par des enquêtes journalistiques (notamment le média indépendant Repórter Brasil) ou des rapports d’organisations non gouvernementales — de « blanchiment de bovins », une pratique consistant à acheter des milliers de bovins à des fermes illégales, participant à la déforestation, puis à « légaliser » ce bétail pour l’exporter, notamment dans l’Union européenne.

Des vaches au bord de la route dans le sud du Brésil, dans la région du Pantanal — Julie Daniel CC

Le gouvernement (centre gauche) du président Luiz Inácio Lula da Silva se félicite d’une réduction de 31 % de la déforestation en Amazonie entre janvier et mai 2023 comparée aux années précédentes, quand le pays était encore gouverné par le président d’extrême droite Jair Bolsonaro, qui avait largement affaibli les législations environnementales et encouragé la déforestation. La tendance est cependant tout autre pour le Cerrado, où la destruction des écosystèmes atteint des niveaux records. Contrairement à la forêt amazonienne, la zone du Cerrado n’a pas été incluse dans les territoires concernés par la directive européenne interdisant l’importation de produits issus de la déforestation. Les géants agro‑industriels y ont donc intensifié leurs activités.

Lire aussi sur Terrestres, Héloïse Prévost, « Résister au Brésil : pas d’agroécologie sans féminisme », décembre 2023.

Travail esclave

En plus de constituer une menace pour les écosystèmes, l’agriculture intensive recourt au travail forcé. Celui‑ci s’appuie le plus souvent sur une forme de servitude par la dette, plaçant des travailleurs pauvres ou migrants (y compris pour des migrations internes au Brésil) à la merci de recruteurs travaillant pour des propriétaires terriens ou des fournisseurs de grandes marques. Recrutés dans les régions périphériques du bassin amazonien, ils sont envoyés à des centaines de kilomètres de leurs villes ou villages d’origine contre la promesse d’un emploi, sont sous‑payés, travaillent dans des conditions indignes et doivent s’endetter auprès de leur employeur pour leur logement et leur nourriture, ce qui les maintient sous leur emprise. Ces pratiques sont qualifiées de « conditions analogues à l’esclavage » et sont souvent désignées au Brésil par le terme « travail esclave », quand le travailleur est soumis à des conditions dégradantes, à un travail épuisant, à la servitude pour dettes, au travail forcé ou à la restriction de sa liberté de déplacement (l’esclavage a été aboli tardivement au Brésil, par une loi de 1888). Ces pratiques se retrouvent dans l’élevage, la déforestation ou l’extraction minière en Amazonie, mais concernent aussi d’autres secteurs comme la construction ou l’industrie du textile.

De même, le soja brésilien exporté vers l’Asie ou l’Europe — où il sert essentiellement à l’alimentation animale dans les élevages intensifs — constitue l’une des causes majeures de déforestation et d’appauvrissement des communautés locales. Cargill et Bunge, qui figurent parmi les géants mondiaux du négoce de matières premières, en particulier alimentaires, sont des acteurs incontournables de la culture et de l’exportation du soja brésilien. Bunge joue ainsi un rôle majeur dans la destruction du Cerrado, selon une étude menée par la fondation environnementale Mighty Earth (basée à Washington) publiée en juin 2023. Le Cerrado est une vaste savane tropicale, en périphérie de la forêt amazonienne, qui couvre près de 20 % du territoire brésilien. Reconnu comme l’un des écosystèmes les plus riches en biodiversité au monde, il abrite des milliers d’espèces végétales et animales, dont beaucoup sont endémiques. Le Cerrado contribue de manière cruciale à l’équilibre écologique continental, notamment en régulant le cycle de l’eau, et en stockant du carbone pour atténuer le changement climatique. Selon Mighty Earth, les fournisseurs de Bunge ont causé la déforestation de dizaines de milliers d’hectares dans la région de Matopiba, au centre du Brésil, entre 2021 et 2023, malgré l’engagement « zéro déforestation » de la multinationale de négoce.

Un travailleur brésilien dans un champ de cannes à sucre — Cícero R. C. Omena, 2005, CC

Pour lutter contre ce fléau, le Brésil a mis en place en 2003 la « lista suja » (liste noire), un registre public des employeurs reconnus coupables de travail esclave destiné aux entreprises qui s’approvisionnent en soja, sucre ou café et qui veulent éviter des fournisseurs recourant au travail esclave. La constitutionnalité de cette liste a été confirmée par la Cour suprême en 2020 malgré les tentatives de suppression par les lobbyistes de l’agrobusiness et de l’immobilier. L’inclusion d’une entreprise ou d’une marque sur cette liste peut entraîner la suspension de financements publics et de contrats commerciaux. « L’esclavage moderne persiste parce qu’il y a une logique économique derrière : générer plus de profit avec le moindre coût possible, sans aucun respect pour la dignité humaine », estime Leonardo Sakamoto, journaliste brésilien et activiste engagé dans la lutte contre le travail esclave, fondateur du média indépendant Repórter Brasil. Plusieurs grandes multinationales ont été accusées d’implication directe ou indirecte dans des pratiques de travail esclave : la découverte d’ateliers clandestins dans l’État de São Paulo qui confectionnait des vêtements pour Zara (groupe Inditex) fait scandale en 2011. En 2019 et 2020, des ranchs où est pratiqué le travail forcé vendent leur bétail à JBS. Des révélations régulières concernent des usines de bioéthanol ou de sucre (approvisionnant notamment la coopérative agricole française Tereos et sa marque Beghin‑Say).

Pollution minière

L’exploitation minière représente un autre vecteur de destruction en Amazonie, et dans d’autres régions du pays, comme l’État du Minas Gerais. Des multinationales telles que Vale et Anglo American dominent ce secteur, extrayant principalement du fer, de l’or et du cuivre. Les projets miniers nécessitent souvent la construction de barrages, de routes et d’infrastructures qui fragmentent l’habitat naturel et perturbent les modes de vie des communautés locales.

Vale est fondée au Brésil en 1942 sous le nom de Companhia Vale do Rio Doce (CVRD) par le régime de Getúlio Vargas pour exploiter les mines de fer d’Itabira (Minas Gerais). Elle devient ensuite l’une des plus grandes entreprises minières au monde et le premier producteur de minerai de fer ou de nickel. Elle est privatisée en 1997 puis simplifie son nom en 2009, pour « Vale ». Basée à Rio de Janeiro, la société opère dans quatorze États brésiliens et sur les cinq continents, et possède neuf terminaux portuaires. En 2006, elle acquiert le canadien Inco, plus grand producteur mondial de nickel. Derrière ce succès économique, ses pratiques environnementales et sociales sont très critiquées. Vale a été nommée « pire entreprise du monde » en 2012 par les ONG Greenpeace et Déclaration de Berne (Public Eye aujourd’hui).

Un homme marche dans les décombres après la rupture du barrage de Bento Rodrigues dans le Minas Gerais — Romerito Pontes CC

La compagnie minière est tristement célèbre au Brésil pour deux catastrophes industrielles dans l’État du Minas Gerais, en 2015 puis en 2019, dans une zone où Vale possède de multiples concessions minières. À Mariana, la rupture d’un barrage minier du groupe Samarco (détenu par Vale avec le groupe australien BHP Billiton) provoque la mort de dix‑neuf personnes et le déversement de boues toxiques sur plusieurs centaines de kilomètres en aval, dans la rivière Rio Doce, celle‑là même qui a donné son nom à la multinationale. Trois ans plus tard, à Brumadinho, l’effondrement des bassins de rétention de boues toxiques cause la mort de plus de 300 personnes et une dévastation environnementale massive en aval sur plus de 500 km jusqu’à l’océan Atlantique. En mars 2024, le leader autochtone Merong Kamakã Mongoió est retrouvé mort à Brumadinho. Il aurait été victime de persécutions de la part de policiers militaires et de gardes de sécurité au service de la multinationale, selon des témoignages d’amis et de membres de sa famille. Bien que ces désastres écologiques et humains soient survenus en dehors de l’Amazonie, ils illustrent les risques que posent toujours les activités minières à grande échelle, tant pour l’environnement que pour les populations humaines. D’autant que Vale et d’autres compagnies possèdent plusieurs vastes concessions minières en Amazonie. Barcarena, un district industriel à proximité de Belém, en Amazonie brésilienne, abrite ainsi des installations industrielles telles que la plus grande fonderie d’aluminium au monde, opérée par Hydro Alunorte (filiale de la norvégienne Norsk Hydro), et une usine de kaolin appartenant à l’entreprise française Imerys. Ces installations provoquent des pollutions répétées depuis deux décennies, menaçant la santé des habitants, polluant les rivières et les nappes phréatiques, et altérant les écosystèmes locaux. En deux décennies, au moins vingt‑six accidents industriels et fuites de polluants ont été recensés, principalement liés aux bassins de décantation, contaminant les eaux locales, et rendant la pêche et l’accès à l’eau potable difficiles, voire impossibles.

Mariana (Minas Geraris) – Le barrage de Fundão, exploité par la compagnie minière Samarco, deux ans après la tragédie de l’effondrement de la structure de confinement des résidus – José Cruz/Agência Brasil CC

Norsk Hydro, avec sa fonderie d’aluminium Hydro Alunorte, est une source majeure de pollution. Les « boues rouges » issues de la transformation de bauxite en alumine contiennent des métaux lourds. En février 2018, après des pluies intenses, l’entreprise est accusée de déverser illégalement des effluents contaminés dans la forêt et les rivières. Les conséquences sont graves : acidification des eaux, mortalité des poissons, et risques sanitaires pour les habitants. Les actions juridiques menées par l’autorité fédérale contre les multinationales sont compliquées par un manque de moyens, les enquêtes en cas d’accidents ne sont pas systématiques. Les communautés affectées, principalement les quilombolas (descendants d’esclaves) et les caboclos (métis d’Amérindiens et d’Européens), résistent aux pressions pour quitter leurs terres. Elles revendiquent le droit de rester et demandent la dépollution des eaux et une compensation juste pour les dommages subis. En réponse, l’État du Pará envisage de les délocaliser pour « les protéger des pollutions chroniques », ce qui permettrait d’étendre la zone industrielle de ces deux multinationales. Ce projet de délocalisations forcées s’accompagne de menaces et d’intimidations, exacerbant les tensions locales.

« De la multitude de matières premières qui transitent par leur territoire, les habitants n’en supportent que les retombées négatives », constate au moment de ces pollutions Marcel Hazeu, professeur en sciences environnementales à l’université fédérale du Pará, dans un reportage réalisé par le média Basta !. En plus de supporter les destructions de leur environnement et les pollutions générées par les activités agricoles ou minières, les communautés locales ne bénéficient que très rarement des infrastructures mises en place pour les multinationales (réseau d’électricité, accès à l’eau courante…). Et ne profitent pas forcément des emplois directs ou indirects créés. Les 100 000 employés de JBS au Brésil, qui travaillent dans les abattoirs ou les usines de transformation, perçoivent un salaire moyen de 1 700 Réais (environ 300 euros), très légèrement au‑dessus du salaire minimum, qui demeure très faible au regard du coût de la vie. Dans onze des douze municipalités brésiliennes où JBS possède d’importants sites de production, une recherche menée par l’anthropologue Raísa Pina (université de Brasilia) montre que la pauvreté a progressé de 50 %. La chercheuse précise que son étude ne démontre pas une causalité directe entre les implantations de JBS et l’augmentation de la pauvreté mais met en lumière le paradoxe d’une « nation qui abrite la plus grande entreprise agroalimentaire au monde, avec un slogan “ nourrir le monde ”, tout en connaissant une augmentation de la faim ».

De l’Amazonie à Brasilia

Cette pression physique continue sur l’Amazonie et les communautés qui y vivent se double d’un important lobbying à Brasilia, au parlement fédéral, pour affaiblir ou entraver la moindre politique de protection de l’environnement ou de sanctuarisation de territoires au profit des populations autochtones. Des coalitions ad hoc rassemblant des députés ou des sénateurs de plusieurs partis y défendent spécifiquement les intérêts des groupes agro‑industriels et des grands propriétaires terriens. Ainsi, le FPA (Front parlementaire pour l’agriculture) rassemble en 2024 environ 300 députés (sur 513), issus des partis centristes, de droite libérale, conservateurs ou de droite extrême — également appelé la bancada ruralista (le banc rural) à l’Assemblée nationale — et une cinquantaine de sénateurs (sur 81). Les députés membres du FPA entretiennent un lien privilégié avec un think tank, l’Instituto Pensar Agro (IPA). Celui‑ci ébauche des projets d’amendements et des rapports à destination de ces députés lors de projets de loi, comme celui réautorisant plusieurs pesticides ou celui sur l’exploitation minière des terres indigènes. Or l’IPA est financé par les organisations professionnelles de l’agrobusiness, qui regroupent producteurs, entreprises et géants des secteurs agro‑industriels, comme JBS, Cargill, Bunge, Nestlé, ou de la chimie, tels BASF et Bayer.

Tereza Cristina, alors ministre de l’Agriculture du Brésil, au World Cotton Day organisé par l’OMC le 7 October 2019 — WTO/ Roxana Paraschiv

Lors du mandat du président Jair Bolsonaro (2019‑2023), les députés du FPA ont tenu pas moins de 160 rencontres officielles avec les délégués de l’IPA et des représentants du ministère de l’Agriculture, dont vingt réunions en présence de la ministre Tereza Cristina, elle‑même porte‑voix des intérêts agro‑industriels quand elle était députée. Cet intense lobbying a été documenté par l’Observatoire de l’agrobusiness au Brésil (De Olho nos Ruralistas), un média indépendant. À ces réunions s’ajoutent les rendez‑vous bilatéraux entre multinationales et membres du gouvernement. Syngenta, multinationale suisse désormais propriété de ChemChina, se distingue avec quatre‑vingt‑une réunions avec le ministère de l’Agriculture, suivie de JBS avec soixante‑quinze rencontres, puis Bayer, leader du marché brésilien des pesticides, avec soixante entrevues. Bayer a également tenu seize réunions en dehors des registres officiels, incluant une audience directe avec le président Bolsonaro et la participation de la ministre Tereza Cristina à une vidéo institutionnelle de la multinationale.

Pendant la présidence Bolsonaro, les députés membres de la bancada ruralista ont joué un rôle majeur dans le démantèlement des lois protégéant l’environnement. Le code forestier de 2012 a ainsi été modifié sous la pression des lobbyistes de l’agrobusiness pour faciliter la déforestation légale au profit de l’expansion des cultures de soja et des pâturages pour le bétail. La bancada ruralista a également soumis des projets de loi comme celui visant à reclasser des zones protégées en « zones d’occupation anthropique » en vue de les ouvrir à l’exploitation agricole, ou permettre l’extraction minière et la construction de barrages hydroélectriques au sein des territoires sanctuarisés pour les populations autochtones. La corruption et les soupçons d’implication dans des activités économiques criminelles, constatées au cœur de l’Amazonie, remontent aussi au plus haut niveau du pouvoir brésilien. Le ministre de l’Environnement du gouvernement Bolsonaro, Ricardo Salles, a dû démissionner de son poste en 2021 alors qu’il est ciblé par deux enquêtes de la Cour suprême fédérale pour commerce illégal de bois et… violation de la législation environnementale dans des espaces protégés. Ces enquêtes ne l’ont pas empêché d’être réélu député fédéral en 2023.

Lire aussi sur Terrestres, Oiara Bonilla, « La vitalité des possibles face à l’extrême droite au Brésil », novembre 2018.

Le réseau d’influence tissé par la FPA et l’IPA met en lumière comment les intérêts économiques des multinationales pèsent lourdement sur les décisions politiques au Brésil, au détriment des régulations environnementales et des droits des peuples autochtones et communautés locales. Le cas brésilien illustre l’énorme pression économique qu’exercent de nombreux acteurs économiques, en premier lieu les multinationales de l’agroalimentaire et de l’extraction minière, sur de vastes zones naturelles comme l’Amazonie et le Cerrado. Les diverses formes que prend cette pression — des menaces qui pèsent sur les défenseurs de l’environnement et les communautés locales jusqu’à la déforestation massive, en passant par les pollutions industrielles, des conditions de travail indignes, ou la destruction de précieuses zones de biodiversité — se manifestent bien au‑delà du Brésil, que ce soit dans d’autres États amazoniens d’Amérique du Sud, dans les forêts tropicales d’Afrique équatoriale ou d’Asie du Sud‑Est, dans le vaste territoire canadien ou les steppes de Sibérie, et parfois même au nom de la transition écologique. Mettre en place et faire respecter de véritables politiques de préservation et de lutte contre le réchauffement climatique, quitte à contraindre l’appétit des multinationales, constitue l’un des défis majeurs du nouveau siècle.

Pour aller plus loin

Pour mieux comprendre le fonctionnement politique brésilien, l’Observatoire de la démocratie brésilienne propose un glossaire du vocabulaire politique brésilien.

Campelo  Erika  et du Roy Ivan, « Polluées, menacées, déplacées : ces communautés amazoniennes aux prises avec des multinationales européennes », Basta !, 25 septembre 2018.

De Olho nos Ruralistas, « Os Financiadores da Boiada: como as multinacionais do agronegócio sustentam a bancada ruralista e patrocinam o desmonte socioambiental », Rapport, juillet 2022

Mighty Earth, « Monitoring deforestation in Brazilian supply chains », Rapport, mars 2024.

Pina Raísa, « Alimentando a desigualdade : os custos ocultos do monopólio industrial da carne », Rapport, avril 2024.


SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres
PDF
06.05.2025 à 11:26

Jean-Marc Ghitti

Texte intégral (3206 mots)
Temps de lecture : 10 minutes

À propos d’Histoire du sabotage, tome 2 : Neutraliser le système techno-industriel, de Victor Cachard, paru en 2025 aux Éditions Libre.

Souvent nous nous payons de mots. Par exemple lorsque nous expliquons les droits sociaux par « l’évolution de la société » ou par « l’idéal démocratique ou républicain ». Encore faut-il voir comment, dans l’histoire concrète des sociétés, l’évolution s’opère, alors que l’idéal des uns n’est pas l’idéal des autres. Elle s’opère forcément par des luttes à propos desquelles il faut se demander ce qui a pu les rendre efficaces. La société, en effet, est un champ de force dans lequel le nombre n’a jamais en soi assuré aucune victoire. L’histoire politique des sociétés montre, tout au contraire, que le petit nombre prend constamment le pouvoir sur le grand nombre. S’il en était besoin, l’imposition récente d’une réforme des retraites à une grande majorité qui n’en voulait pas vient rappeler aux générations montantes toujours aussi oublieuses cette vérité fondamentale de toute science politique. Et l’on voit clairement aujourd’hui comment les droits sociaux régressent lorsque les populations perdent le courage et le goût de la lutte pour se défendre. La simple parole, telle que la relaient bien mal les enquêtes d’opinion, n’est pas en soi une lutte. Les revendications ne sont que des paroles impuissantes, voire des exutoires, si elles ne se prolongent pas en combats politiques.

Vous y êtes presque ! Merci de consulter vos emails pour valider votre inscription.

C’est pourquoi nous avons besoin, plus que d’une histoire des idéologies, d’une histoire des luttes sociales, des stratégies d’opposition et de résistance. C’est à ce besoin que vient répondre l’Histoire du sabotage que Victor Cachard nous propose en deux tomes aux Éditions Libre. Intellectuel altiligérien, libraire engagé et très mobilisé dans le mouvement des Gilets jaunes à Lyon, Victor Cachard a certainement eu une bonne idée d’éclairer l’histoire des luttes par le sabotage. Celui-ci, en effet, représente une voie moyenne entre d’un côté la parole impuissante et, de l’autre, la violence terroriste.

Le sabotage est le refus de s’en prendre physiquement aux personnes, un refus non seulement du meurtre mais aussi de tout ce qui peut blesser. Bien qu’il soit généralement considéré comme une infraction à la loi, il repose sur le respect des droits de l’homme, de l’intégrité des personnes et il est fondé à se réclamer de l’humanisme tant par les causes qu’il défend que par les moyens qu’il emploie, du moins en règle générale. Mais le sabotage ne tombe pas dans les illusions du dialogue social et des paroles inutiles : il est un réalisme politique et prend acte que toute négociation repose sur un rapport de force. Il ne s’inscrit pas dans le dilemme, d’ailleurs obsolète, entre le réformisme et la révolution. Il sait que les réformes ne peuvent s’obtenir qu’à partir d’une pression sociale sur les élites gouvernementales et il pose que détruire ou abîmer des biens matériels ou nuire aux processus productifs est un moyen moralement acceptable et politiquement efficace pour pousser aux réformes.

Le sabotage représente une voie moyenne entre d’un côté la parole impuissante et, de l’autre, la violence terroriste. Il est un réalisme politique et prend acte que toute négociation repose sur un rapport de force.

Dans le premier tome, l’auteur avait fait la préhistoire du sabotage et en avait retracé les formes historiques dans le syndicalisme révolutionnaire et le mouvement anarchiste, notamment autour d’Émile Pouget dont Cachard a aussi publié une anthologie. Le deuxième tome de l’Histoire du sabotage commence au sortir de la Première Guerre mondiale, lorsque le syndicalisme délaisse ce mode d’action. Ce second tome déploie successivement trois chronologies : celle du sabotage de guérilla, celle du sabotage libertaire des militants autonomes et celle de l’écosabotage.

Le sabot, un soulier écolo. Wikimedia.

Le sabotage n’a pas sa place dans la guerre traditionnelle, codifiée comme affrontement entre armées. Mais les guerres du vingtième siècle échappent à l’art militaire et à ses règles : elles deviennent des guerres totales où les populations civiles sont impliquées. Deux situations ont été particulièrement favorables à l’émergence d’une guerre civile permanente : les situations coloniales et les luttes internes aux populations d’un même pays entre les factions fascistes et les militants antifascistes. Dans ces deux contextes, un sabotage de guérilla se développe. Du côté fasciste, il prend la forme de ce qu’ont été les ligues anti-ouvrières en Italie ou les milices paramilitaires nazies. Du côté des partisans et des résistants, il prend la forme, par exemple, d’attaques contre des infrastructures de communication. On le trouve déjà dans les bandes de résistants espagnols contre l’invasion napoléonienne, et on l’observe même jusque dans les camps de concentration où circulent entre prisonniers des consignes clandestines pour travailler plus lentement ou mal faire le travail. Il est également le recours du colonisé contre le colonisateur.

Cachard établit une continuité entre ces actions en contexte de guerre et celles qui, après les guerres, s’en prennent aux infrastructures de communication et de production, notamment à partir des années 1970 aux Etats-Unis, avec les débuts d’une écologie de sabotage des usines polluantes.

Lire aussi sur Terrestres : Earth First, « Une décennie de zad en Angleterre », juin 2020.

Les sociétés de la seconde moitié du vingtième siècle construisent leur essor économique, leur administration et leur maintien de l’ordre sur l’information et l’informatique. L’industrie, l’administration et l’armée se numérisant à grande vitesse, le manuel d’écodéfense que diffuse, dans les années 1980, une association comme Earth first donne une grande place au dérèglement des systèmes informatiques. Le sabotage n’est plus seulement celui des ouvriers contre leur outil de travail à l’intérieur de l’usine mais il peut devenir la pratique citoyenne de militants contre les bases matérielles de la production industrielle et de l’organisation militaire, notamment lorsque celle-ci projette des essais nucléaires.

Cachard propose ensuite une deuxième chronologie où le sabotage n’est pas une guérilla qui s’en prend aux infrastructures, mais plutôt une attaque de principe contre la société du travail en tant que telle. Dans le contexte pacifié des années 1970, elle commence, en France, avec les situationnistes comme Debord et Vaneigem, puis passe par la référence à Deleuze et Guattari. Il s’agit, en somme, du courant le plus intellectuel de l’histoire du sabotage. Cette mouvance qui critique la place du travail aliéné en société capitaliste passe par l’opéraïsme italien, et se réfère aussi aux organisations libertaires espagnoles et catalanes.

Citation de William Dudley Haywood, fondateur de Industrial Workers of the World (IWW). Wikimedia.

À la fin des années 1960, dans ces pays, s’approfondit le clivage entre le communisme qui valorise le travail et la figure de l’ouvrier, fidèle à l’URSS, et un anticapitalisme qui voit dans le travail contraint la racine de l’aliénation. Chacune de ses branches a sa propre lecture de Marx. La première condamne le sabotage, avec l’idée que les ouvriers doivent s’approprier les outils, mais non pas les détruire ; la seconde, au contraire, justifie et pratique le sabotage en lui donnant le sens d’une révolte contre l’ordre capitaliste, un peu à la manière des luddistes dont Cachard parle longuement dans le premier tome. Cette seconde attitude est également proche des courants américains autour de la revue Radical America, qui tente d’en répandre la pratique dans l’industrie automobile des États-Unis. C’est une semblable sensibilité qu’on regroupe sous l’appellation de « mouvement des Autonomes ». Elle s’exprime dans un grand nombre de petites revues. Cachard met notamment en avant la revue Archinoir, ou encore la revue Négation.

Ces partisans du sabotage ne se laisseront pas entraîner dans la violence politique, du type « Action directe ». Ils demeurent globalement pacifistes, et même antimilitaristes. C’est au nom de la non-violence qu’ils dénoncent ou qu’ils critiquent les dégâts du travail sur la santé des travailleurs. Ils donnent à leur pratique un caractère parfois esthétique, parfois ludique, toujours expressif. Ils distillent les signes d’une résistance au travail, par l’abstention à l’égard de celui-ci et choisissent des modes de vie marginaux. Le slogan bien connu de Guy Debord « ne travaillez jamais » est tout un programme. Ce mouvement dénonce la collusion entre l’industrie et les sciences mises sous tutelle dans l’ordre technocratique, le meilleur exemple en étant le grand mathématicien Alexandre Grothendieck et son groupe « Survivre et vivre ». Ce courant crée des revues, des radios-pirates ou des rassemblements dont le plus célèbre reste celui du Larzac.

À partir des années 1980, la pratique du sabotage peut s’appuyer sur un nouveau socle idéologique : celui de l’anti-industrialisme et de la techno-critique.

Cachard se risque à une périodisation dans l’ensemble confuse et contradictoire du mouvement des Autonomes. Celui-ci se développe en marge des organisations politiques et syndicales et il donne naissance à bien des revues (plus tard à des sites Internet) comme Marge ou Camarades. Avec le journal La Gueule ouverte, il investit l’écologie politique et y introduit l’appel au sabotage. C’est par exemple dans cette revue qu’Arthur (Henri Montant) écrit, au nom de l’efficacité nécessaire des luttes : « les ‘doux’ écologistes devraient étudier sérieusement la question du sabotage. Ils découvriront peut-être que la marchandise n’est pas sacrée, et que la détruire n’est pas un acte de violence mais un geste de légitime défense ».

La Une de la revue « La Gueule Ouverte, le journal qui annonce la fin du monde », 1972.

Avec l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981, on assiste à une institutionnalisation de ce mouvement. L’action légale et l’appel au droit gagnent du terrain. Le sabotage décline d’autant plus qu’il devient risqué, les outils répressifs s’étant renforcés. Comme on le voit souvent, beaucoup de militants s’intègrent à la gauche politicienne et Cachard fait remarquer qu’ils investissent la vie culturelle et la presse. C’est cependant dans les luttes écologistes que la pratique du sabotage se renouvelle, comme on l’a vu dans le combat contre les OGM ou contre le TGV Lyon-Turin, avec le procès médiatique d’Erri de Luca en 2015. La pratique du sabotage peut s’appuyer sur un nouveau socle idéologique : celui de l’anti-industrialisme et de la techno-critique.

Pour rendre compte de la rencontre entre l’écologie radicale et la voie du sabotage, Cachard propose une troisième chronologie : celle de l’écosabotage. Celui-ci est déjà à l’œuvre dans la guérilla contre les infrastructures et dans la sensibilité libertaire de La Gueule ouverte. Pourtant, pour l’historiciser, l’auteur nous transporte en Amérique. Là-bas, l’émergence de Greenpeace autour de Paul Watson en 1969 se fait en réaction contre les environnementalistes qui se contentent, à la suite du Sierra Club de John Muir, de protéger la nature au nom d’une culture conservationniste tournée vers la vie contemplative et l’esthétisation des paysages. Comment ne pas voir que la sauvegarde du sauvage dans certains parcs va de pair avec l’aménagement intensif des autres zones territoriales ?

Lire aussi sur Terrestres : Rolling Thunder, « Comment faire plier une entreprise : la méthode SHAC », novembre 2023.

Dès la fin des années 1950, Edward Abbey importe en Amérique la tradition anarchiste des militants européens incluant la critique du capitalisme en tant que tel parce qu’il est incompatible avec l’écologie. Dans la sensibilité américaine, le sauvetage des espèces animales menacées par le développement industriel et les essais nucléaires passe au premier plan. C’est d’ailleurs un savant biologiste amoureux de la faune et de la flore, James Philips Fox, qui va s’en prendre directement, en 1969, aux installations d’une usine polluante. La critique de l’exploitation des milieux naturels rencontre les luttes anticoloniales. Au constat de la mise en réserve des Indiens s’ajoutent les multiples témoignages de l’ethnologie. L’impérialisme industriel a détruit, dans le monde entier, les économies de subsistance que les peuples avaient su établir en harmonie avec les écosystèmes. Ce qui revient à justifier le recours au sabotage par les indépendantistes, surtout si, comme en Afrique du Sud, les colons construisent un régime d’apartheid. L’histoire de l’écosabotage aux États-Unis prend appui sur la sensibilité américaine, comme le culte des super-héros mis en œuvre, par exemple, dans le roman Le Gang de la clef à molette d’Abbey, paru en 1975 et qui raconte les actions de quatre activistes contre les industries polluantes. Elle coïncide avec ce qu’on a pu observer en France chez les indépendantistes régionalistes, que Cachard évoque assez peu. On songera, par exemple, le sabotage de l’antenne ORTF de Roc’h Trédudon en 1974, puis au mouvement contre la Centrale de Plogoff à partir de 1978.

Une antenne moderne. Wikimedia.

La multitude des exemples concrets que ce livre nous donne invite le lecteur à se demander si l’on peut ranger sous le même concept, celui de sabotage, tous les actes et comportements ici évoqués. La différence est grande entre des actions spectaculaires et d’autres qui peuvent passer inaperçues. Certaines sont résolument illégales et d’autres sont si discrètes qu’elles peuvent ne pas même être repérées comme par exemple lorsqu’un ouvrier travaille lentement ou fait exprès de rater une pièce. Certaines sont revendiquées et d’autres restent cachées. Il existe un fossé entre la tricherie à l’égard d’un employeur et la détérioration d’une voie ferrée. Un fossé selon la valeur marchande de ce qui est détruit, mais aussi selon le sens qu’on lui donne. Un acte isolé comme ceux de Fox n’a sans doute pas la même portée qu’un fauchage d’OGM revendiqué par un groupe organisé à visage découvert. Et puis il y a aussi des enjeux très différents selon les contextes : agir en pleine guérilla au risque de sa vie n’est pas la même chose que la destruction d’un engin de chantier.

Ce qui est sûr, c’est qu’il existe, entre la passivité servile et la violence politique, une infinité de nuances dans les comportements de résistance. La parole, qu’elle soit directe sur le mode de la plainte ou de la récrimination, ou qu’elle soit déléguée à des organisations représentatives supposées la faire entendre dans des instances instituées, reste en-deçà de la véritable lutte sociale. Orale ou formulée dans des écrits, la parole ne peut recevoir de réponse que sous la forme d’une autre parole, celle des promesses fallacieuses des gouvernements. En répertoriant par une démarche historique la variété des modes d’action ou d’abstention, Victor Cachard a-t-il eu aussi le projet de donner certaines idées à des militants qui parfois pourraient en manquer ?

Image d’accueil : photo de Oluwaseun Sanni sur Unsplash.

SOUTENIR TERRESTRES

Nous vivons actuellement des bouleversements écologiques inouïs. La revue Terrestres a l’ambition de penser ces métamorphoses.

Soutenez Terrestres pour :

  • assurer l’indépendance de la revue et de ses regards critiques
  • contribuer à la création et la diffusion d’articles de fond qui nourrissent les débats contemporains
  • permettre le financement des deux salaires qui co-animent la revue, aux côtés d’un collectif bénévole
  • pérenniser une jeune structure qui rencontre chaque mois un public grandissant

Des dizaines de milliers de personnes lisent chaque mois notre revue singulière et indépendante. Nous nous en réjouissons, mais nous avons besoin de votre soutien pour durer et amplifier notre travail éditorial. Même pour 2 €, vous pouvez soutenir Terrestres — et cela ne prend qu’une minute..

Terrestres est une association reconnue organisme d’intérêt général : les dons que nous recevons ouvrent le droit à une réduction d’impôt sur le revenu égale à 66 % de leur montant. Autrement dit, pour un don de 10€, il ne vous en coûtera que 3,40€.

Merci pour votre soutien !

Soutenir la revue Terrestres
PDF
5 / 5

  Bon Pote
Actu-Environnement
Amis de la Terre
Aspas
Biodiversité-sous-nos-pieds

 Bloom
Canopée
Décroissance (la)
Deep Green Resistance
Déroute des routes
Faîte et Racines
 Fracas
F.N.E (AURA)
Greenpeace Fr
JNE

La Relève et la Peste
La Terre
Le Lierre
Le Sauvage
Low-Tech Mag.
Motus & Langue pendue
Mountain Wilderness
Negawatt
 Observatoire de l'Anthropocène

 Reporterre
Présages
Reclaim Finance
Réseau Action Climat
Résilience Montagne
SOS Forêt France
Stop Croisières

  Terrestres

  350.org
Vert.eco
Vous n'êtes pas seuls