18.11.2025 à 16:17
Et si le « backlash écologique » en Europe était une conséquence de l’accord de Paris ?
Texte intégral (1726 mots)
C’était le grand mérite de l’accord de Paris en 2015 : transformer les déclarations d’intention diplomatiques sur le climat en engagements nationaux. Dix ans plus tard, l’ambition écologique se heurte désormais à un retour de bâton en Europe, où l’action climatique, au lieu de rassembler, polarise les débats et nourrit les divisions politiques.
La COP30 marque les dix ans de l’accord de Paris et l’heure est au bilan. En 2015, les États s’étaient engagés, lors de la COP21 à Paris, à contenir le réchauffement en dessous de 2 °C, avec l’ambition d’atteindre 1,5 °C. Dix ans plus tard, les émissions continuent d’augmenter – bien qu’à un rythme moins élevé – et l’objectif de 1,5 °C semble désormais hors de portée, révélant les limites du cadre diplomatique fixé à Paris.
L’accord de Paris, en demandant à chaque État de se fixer des objectifs de réduction d’émissions de gaz à effet de serre et de se donner les moyens de les atteindre, a profondément transformé les débats politiques en Europe. On assiste aujourd’hui à un « backlash » (retour de bâton) écologique. C’est-à-dire, une réaction politique généralisée en Europe contre les politiques de transition, qui en freine la mise en œuvre et en fragilise la légitimité.
Ce phénomène peut être compris comme une conséquence indirecte de Paris. En ramenant le climat au cœur des débats nationaux, l’accord a rendu plus visibles les arbitrages économiques et sociaux qu’implique la transition et les conflits qu’elle suscite. C’est précisément cette dynamique, le passage d’un enjeu longtemps consensuel à un objet de conflictualité, que j’étudie dans ma thèse, en analysant comment les partis européens adaptent leurs stratégies face aux tensions nouvelles engendrées par la mise en œuvre des politiques climatiques.
Accord de Paris et nationalisation de l’action climatique
Là où le protocole de Kyoto (1997) fixait des objectifs contraignants à un nombre limité de pays industrialisés, l’accord de Paris a marqué un tournant dans la gouvernance climatique. Il confie désormais à chaque État la responsabilité de définir puis de réviser régulièrement ses propres engagements.
Ce passage d’un système d’obligations internationales à un modèle fondé sur la responsabilité nationale a déplacé le centre de gravité de l’action climatique de l’échelle internationale au niveau national. Or, ce changement a profondément modifié la place du climat dans le débat politique. Longtemps cantonné à la scène diplomatique des négociations internationales, il est devenu, depuis l’accord de Paris, un enjeu domestique majeur.
En Europe notamment, les engagements pris à la COP21 ont ouvert un espace inédit de contestation face à l’inaction des gouvernements. En 2018 et en 2019, dont les étés ont été marqués par des vagues de chaleur exceptionnelles, les marches pour le climat ont rassemblé des centaines de milliers de personnes dénonçant le décalage entre les promesses de l’accord de Paris et les politiques mises en œuvre. Dans le même temps, les contentieux climatiques se sont multipliés, comme en France avec l’Affaire du siècle,confrontant les États à leurs responsabilités.
Sous la pression des engagements pris à Paris et des critiques de militants quant à l’inaction des pouvoirs publics, la question climatique s’est imposée dans la compétition politique, c’est-à-dire comme un enjeu central des stratégies électorales. À partir de 2018, la plupart des partis européens ont intégré le climat à leurs programmes pour gagner en crédibilité face à l’urgence climatique. Les élections européennes de 2019 l’ont bien illustré, avec une « vague verte » voyant une progression inédite des listes écologistes dans plusieurs pays.
Cette dynamique a favorisé l’adoption de nouvelles politiques publiques plus ambitieuses, européennes (comme le Pacte vert) puis nationales, visant la neutralité carbone. Au niveau national, elle s’est traduite par la multiplication des « lois Climat », parmi lesquelles la loi Climat et résilience qui, en France, fait figure d’exemple emblématique. Ces textes inscrivent dans le droit national les objectifs et les moyens censés permettre le respect des engagements pris à Paris.
Si leur ambition fait débat, ces politiques ont déjà contribué à infléchir, au moins partiellement, les trajectoires d’émissions dans plusieurs pays, comme la France. On ne peut donc les qualifier d’inefficaces.
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Un nouveau terrain où s’expriment les clivages politiques
Lors de sa ratification, et encore aujourd’hui, l’accord de Paris a suscité peu de contestations en Europe, ce qui contraste avec les décisions symboliques de Donald Trump de retirer la signature des États-Unis lors de ses deux mandats, choix qu’il a habilement mis en scène sur le plan politique.
En revanche, la mise en œuvre des politiques climatiques découlant de l’accord de Paris pour tenir les engagements provoque désormais de fortes résistances politiques en Europe. Le passage d’un débat centré sur le choix des objectifs à atteindre à un débat national sur la façon d’y parvenir a rendu plus tangibles, au niveau national, les effets sociaux et économiques de la transition. Les coûts de l’action climatique, les inégalités qu’elle peut accentuer et les changements qu’elle impose aux modes de vie sont désormais au cœur du débat politique.
Une forte conflictualisation des enjeux climatiques en Europe a émergé dans ce contexte, portée notamment par des partis de droite radicale et d’extrême droite. Ceux-ci cherchent à délégitimer les politiques de transition écologique et à mobiliser les électorats susceptibles d’en être les perdants.
Certains, comme l’AfD en Allemagne ou Reform UK en Grande-Bretagne, en ont même fait un axe central de leur stratégie, alors que la question climatique restait jusque-là largement absente de leurs programmes.
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Un « backlash » né de la politisation des enjeux climatiques
Cette contestation a mis en difficulté les partis qui avaient soutenu les objectifs de neutralité carbone et porté les politiques de transition. Face à la montée des oppositions, plusieurs ont freiné leurs ambitions, de peur d’en assumer le coût électoral.
Au Royaume-Uni, le Labour a ainsi renoncé en 2024 à la promesse faite en 2021 d’investir chaque année 28 milliards de livres (31,7 milliards d’euros) pour le changement climatique. En France, Emmanuel Macron a cherché à réduire l’ambition de l’objectif de la Commission européenne pour la neutralité carbone, qui était de réduire de 90 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici 2040. D’autres ont repris à leur compte certains arguments des droites radicales, dénonçant des mesures jugées impopulaires ou socialement injustes. Par exemple, après avoir longtemps affiché une forte ambition climatique, le Parti conservateur britannique cherche désormais à abroger la principale loi climatique du pays.
Les négociations internationales pendant les COP sur le climat donnent souvent lieu à une mise en scène de l’ambition climatique des pays européens, leurs dirigeants cherchant à afficher leur volontarisme et leur exemplarité. Pourtant, à l'échelle nationale, l’action climatique et sa légitimité se trouvent fragilisées par les tensions sur la répartition des coûts économiques et sociaux de la transition. L’accord de Paris a indirectement contribué à faire émerger cette dynamique.
Ainsi, dix ans après Paris, le climat n’apparaît plus seulement comme un enjeu de coopération internationale, mais comme une ligne de fracture politique majeure en Europe. La nationalisation de la question climatique, amorcée par l’accord de Paris, avait d’abord suscité un consensus relatif autour de la nécessité de transformer l’action publique. Le backlash écologique reflète la politisation qui en découle.
Si cette polarisation a le mérite de clarifier les lignes de clivage sur le climat, elle affaiblit en retour la position des États européens sur la scène internationale, en rendant plus difficile l’élaboration d’une position commune et en fragilisant la crédibilité de leurs engagements.
Malo Jan a reçu des financements de SciencesPo Paris.
18.11.2025 à 16:16
Les œuvres d’art, cibles de choix pour le crime organisé ?
Texte intégral (1673 mots)
Certaines caractéristiques du marché de l’art, à commencer par la pratique de l’anonymat, le rendent attractif pour les activités de blanchiment. Comment s’en protège-t-il ? Ces outils sont-ils adaptés à l’objectif poursuivi ? Comment mieux faire ?
En 2024, le marché mondial de l’art a atteint 57,5 milliards de dollars (soit 49,5 milliards d’euros) selon l’étude The Art Basel and UBS Global Art Market, illustrant sa solidité en tant qu’actif. Mais si l’art est traditionnellement lié à des motivations nobles, telles que le goût du beau et la transmission, sa relation avec le crime organisé mérite également d’être explorée.
C’est ce que nous avons tenté de faire dans un récent travail de recherche dans lequel nous analysons les ressorts du blanchiment, les nouvelles fragilités du marché de l’art (via sa transformation numérique notamment) et les solutions qui existent face à ce fléau.
Manque de transparence
Il est estimé qu’entre 2 % et 5 % du PIB mondial est blanchi chaque année. Le blanchiment d’argent par le biais des œuvres d’art ne constitue qu’un exemple parmi d’autres. Cependant, l’industrie de l’art se distingue par son manque de transparence et ses mécanismes subjectifs d’évaluation de la valeur des œuvres (étroitement liés à la spéculation), ce qui en fait l’un des marchés les moins régulés en matière de lutte contre le blanchiment. Après la drogue et les armes, le trafic d’œuvres d’art est ainsi la source de financement la plus lucrative pour les activités illégales.
Ainsi, par exemple, en 2007, une affaire concernant un tableau de Jean-Michel Basquiat a illustré la difficulté à estimer le prix d’une œuvre d’art. Franchissant la douane avec une facture mentionnant une valeur de 100 dollars (82 euros), ce tableau valait en réalité 8 millions (6,8 millions d’euros). Derrière cette opération se trouvait une opération de blanchiment d’argent menée par un ancien banquier brésilien. Cette affaire révèle la façon dont le marché de l’art, de par ses caractéristiques mêmes, peut se retrouver au cœur d’activités illicites.
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Une mécanique bien rodée
Le blanchiment d’argent consiste à dissimuler l’origine de fonds acquis illégalement pour les convertir en sources légitimes. Son objectif est donc de transformer de l’« argent sale », qui ne peut être utilisé ouvertement, en argent propre pouvant circuler librement dans l’économie légale. En ce sens, pour l’art, les organisations criminelles s’appuient sur une mécanique bien rodée, comme celle utilisée par exemple par les narcotrafiquants mexicains pour la filière du fentanyl.
L’art peut jouer deux rôles distincts dans les activités criminelles. Premièrement, avec la production de faux et la vente d’œuvres d’art volées comme sources directes de revenus illicites ; deuxièmement, en tant qu’instrument dans le processus de blanchiment via l’achat et la revente d’œuvres authentiques.
Le processus de blanchiment d’argent se déroule en trois phases : le placement, l’empilement et l’intégration.
- Le placement consiste à transformer de l’argent liquide « sale » (ou bien des cryptomonnaies) en argent placé sur des comptes bancaires. Par exemple, les criminels peuvent acheter des œuvres d’art en espèces, puis les revendre en exigeant d’être payés sur des comptes bancaires par les nouveaux acheteurs. Cela se fait principalement par le biais de la corruption d’employés de galeries, de maisons de vente aux enchères ou d’agents de ports francs.
L’empilement vise à transférer l’argent placé vers d’autres comptes bancaires pour dissimuler ses traces. Le marché de l’art présente un intérêt supplémentaire dans cette étape du blanchiment d’argent, en raison de la spéculation sur certains types d’œuvres d’art ainsi que des ventes aux enchères, qui peuvent faire grimper de manière irrationnelle le prix des œuvres. Cela permet aux criminels d’investir des sommes considérables dans un nombre limité de transactions sans attirer l’attention.
Enfin, l’intégration consiste à investir l’argent blanchi dans divers actifs légaux grâce à des sociétés-écrans.
Des vulnérabilités multiples
À de nombreux égards, le marché de l’art est vulnérable aux activités criminelles. Ces vulnérabilités sont particulièrement prononcées dans les domaines où l’opacité et l’anonymat sont courants, comme, par exemple, les ventes privées dans les maisons de vente, les transactions numériques impliquant des paiements en cryptomonnaie et l’utilisation de ports francs pour le stockage et le transfert.
Le premier point de contact dans la chaîne de valeur en termes d’activités illicites est la production de contrefaçons ou la vente d’œuvres volées, qui génèrent des fonds destinés à être blanchis. Par exemple, une opération européenne majeure menée en 2024, impliquant l’Espagne, la France, l’Italie et la Belgique, a conduit à la saisie de plus de 2 000 œuvres d’art contemporain contrefaites, pour un préjudice économique estimé à 200 millions d’euros.
Dangereuse opacité
Un deuxième moment vulnérable survient lorsque les œuvres d’art sont acheminées par le biais de plateformes de vente (galeries, foires…). Cette étape est particulièrement délicate dans le contexte des ventes privées, où la provenance et l’identité du vendeur sont rarement divulguées. Cette opacité offre aux criminels d’importantes possibilités de blanchir de l’argent en dissimulant l’origine et l’historique de propriété de l’œuvre.
Enfin, tout au bout de la chaîne de valeur, les sociétés-écrans sont souvent utilisées pour acheter des œuvres d’art, dissimulant ainsi le véritable bénéficiaire et rendant difficile pour les autorités de retracer l’origine des fonds.
De nouveaux outils plus efficaces ?
L’environnement réglementaire qui encadre le marché de l’art a récemment évolué vers des normes plus exigeantes.
Au sein de l’Union européenne, la sixième directive anti-blanchiment de 2021 a étendu les obligations en matière de lutte contre le blanchiment d’argent aux professionnels du marché de l’art. Elle impose à ces derniers de procéder à une vérification de l’identité des clients et d’adopter un suivi pour les transactions dépassant 10 000 euros.
Au niveau des États, des mesures nationales ont renforcé les sanctions antiblanchiment d’argent sur le marché de l’art. Par exemple, aux États-Unis, la loi sur l’intégrité du marché de l’art (Art Market Integrity Act) de 2025 vise à imposer au secteur de l’art des obligations spécifiques en matière de lutte contre le blanchiment d’argent, de vérification de l’identité des clients, de surveillance des transactions supérieures à 10 000 dollars, de conservation de registres détaillés et de signalement des activités suspectes au Trésor américain.
Sensibiliser le public
Enfin, les musées ont également un rôle à jouer, notamment en sensibilisant le grand public. Par exemple, en 2024, plus de 80 œuvres d’art liées au crime organisé (incluant des pièces de Salvador Dali et d’Andy Warhol) ont été exposées à Milan pour sensibiliser le public à la problématique du trafic international d’œuvres d’art.
Par sa complexité et son opacité, le marché de l’art est un terreau propice aux activités de blanchiment d’argent. Si les récentes avancées réglementaires marquent un progrès important, elles restent insuffisantes pour tenir en échec les faiblesses de la chaîne de valeur de l’art : manque de transparence, corruption, lacunes réglementaires dans les ports francs, pour n’en citer que quelques-unes. Il reste à espérer que l’importance que revêt l’art – en lui-même, aux yeux des citoyens ou encore pour le soft power – incite les pouvoirs publics à renforcer leurs moyens d’action, tout en instaurant une véritable culture de la transparence et de la responsabilité.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
18.11.2025 à 16:16
L’Afrique à l’assaut de l’IA, avec le Rwanda, le Maroc et le Kenya en moteurs
Texte intégral (2237 mots)

En adoptant la Déclaration africaine sur l’intelligence artificielle, en avril 2025, les pays africains visent à développer la souveraineté du continent sur ces enjeux stratégiques et à réduire leur dépendance aux puissances étrangères. Cette stratégie repose sur les pays moteurs tels que le Rwanda, le Maroc ou encore le Kenya.
La capitale rwandaise, Kigali, a accueilli les 3 et 4 avril 2025 le premier Sommet mondial de l’intelligence artificielle en Afrique (Global AI Summit on Africa). L’événement, organisé par le Centre pour la quatrième révolution industrielle (C4IR) et le ministère rwandais des technologies de l’information, de la communication et de l’innovation (MINICT), en partenariat avec le Forum économique mondial, a réuni plus de 3 000 participants venus de 97 pays. Chercheurs, responsables politiques, dirigeants d’entreprises et investisseurs s’y sont rencontrés pour débattre de l’avenir de l’intelligence artificielle sur le continent.
En 2020, lors de la réunion annuelle du Forum économique mondial à Davos, le gouvernement rwandais avait signé un accord avec le Forum pour créer le C4IR. Composante d’un réseau de 19 centres à travers le monde, le C4IR façonne la trajectoire de la quatrième révolution industrielle grâce à des connaissances locales susceptibles de favoriser un changement global. En s’appuyant sur les priorités nationales de développement, le Rwanda a décidé de concentrer les travaux de son Centre sur l’économie des données, sur la gouvernance des données et sur l’intelligence artificielle
Le sommet d’avril dernier a marqué une étape symbolique. Pour la première fois, l’Afrique a placé la question de l’IA au cœur d’un agenda commun, en donnant naissance à la Déclaration africaine sur l’intelligence artificielle. Celle-ci définit un socle de principes et d’engagements autour de trois axes majeurs : stimuler l’innovation et la compétitivité grâce à l’IA ; construire une intelligence artificielle éthique et inclusive, ancrée dans les valeurs africaines – unité, patriotisme, cohésion sociale, résilience, travail acharné et partage ; et garantir une gouvernance responsable, capable d’encadrer la collecte, la sécurité et la souveraineté des données.
Que contient la Déclaration ?
Ce texte, signé par une cinquantaine d’États, dont l’Algérie, le Nigeria, le Kenya, le Maroc et l’Afrique du Sud, vise à rééquilibrer les rapports de force mondiaux dans le domaine technologique. Il s’agit de ne plus dépendre exclusivement des modèles et infrastructures venus d’Asie, d’Europe ou des États-Unis, mais de faire émerger une approche spécifiquement africaine, sensible aux réalités locales : agriculture, santé, climat, sécurité, inclusion financière. Cette ambition s’appuie sur trois piliers : la formation, la gouvernance et l’investissement.
Le texte prévoit ainsi la création d’un Panel scientifique africain sur l’IA, composé d’experts du continent et de la diaspora, chargé de conseiller les gouvernements sur les risques, les usages et les opportunités socio-économiques. Il propose également la mise en place d’un cadre continental de gouvernance des données, harmonisé avec les standards de l’Union africaine, et la constitution d’un Fonds africain pour l’IA doté de 60 milliards de dollars, qui servira à financer les infrastructures de calcul, les programmes de recherche et les start-ups du continent. Enfin, la Déclaration encourage la création de pôles régionaux d’incubation, appuyés par la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), pour stimuler la coopération entre États et attirer les capitaux.
Au-delà de son contenu, le sommet de Kigali a surtout incarné une nouvelle étape du leadership technologique africain. Pour le Rwanda, il a constitué un instrument d’influence et un levier diplomatique. Depuis plusieurs années, le pays se positionne comme un hub continental de l’innovation numérique, au même titre que le Maroc ou le Kenya. L’organisation du premier sommet mondial sur l’IA en Afrique consacre ce positionnement : celui d’un État qui entend participer à la définition des règles du jeu, et non simplement les subir.
Le Rwanda, pionnier et artisan d’une IA africaine
Le Rwanda aborde l’intelligence artificielle comme une politique publique à part entière. Le gouvernement a fixé pour horizon 2035 un objectif d’un milliard de dollars d’investissements directs étrangers dans le secteur numérique, en s’appuyant sur un environnement administratif fluide et une culture de la transparence qui attire les investisseurs. Le pays est aujourd’hui l’un des plus rapides du continent pour la création d’entreprises, avec des démarches intégralement dématérialisées et un accès facilité au financement pour les jeunes pousses.
Cette stratégie repose sur un écosystème cohérent. À Kigali, la Kigali Innovation City incarne cette ambition : un espace intégré réunissant universités, centres de recherche, start-ups et investisseurs, conçu pour favoriser les transferts de technologie. Le Centre pour la quatrième révolution industrielle (C4IR), partenaire du Forum économique mondial, pilote plusieurs programmes d’IA appliqués à la santé, à l’agriculture et à l’éducation. La Norrsken House, inaugurée en 2021, accueille des dizaines de jeunes entreprises africaines et internationales dans les secteurs des fintech, de la santé numérique et des services à impact social.
Dans la santé, le Rwanda est devenu un modèle continental grâce à la société américaine Zipline, qui opère depuis 2016 un réseau de livraison de médicaments, de vaccins et de poches de sang par drones. Ces vols automatisés couvrent aujourd’hui 90 % du territoire et ont permis de réduire significativement les délais d’acheminement vers les zones enclavées. Dans l’agriculture, des programmes d’analyse de données et d’imagerie satellitaire optimisent les rendements de cultures stratégiques comme le café et le sorgho, tandis que des capteurs connectés permettent de suivre la qualité des sols et l’humidité des plantations.
Le gouvernement a également adopté une stratégie nationale fintech 2024–2029, centrée sur l’accès universel aux services financiers numériques. L’objectif est de positionner Kigali comme centre financier régional tout en favorisant l’inclusion économique. L’éducation complète cette approche : plus de 5 000 ingénieurs sont formés chaque année aux technologies de l’information, et des partenariats avec l’Université Carnegie Mellon Africa ou la Hochschule Bonn-Rhein-Sieg allemande visent à développer des cursus spécialisés en IA et en cybersécurité.
Cette vision cohérente commence à produire des effets mesurables. Le Rwanda attire chaque année davantage de fonds étrangers et devient une plateforme d’expérimentation privilégiée pour les acteurs mondiaux de la technologie. L’amélioration des services publics, la modernisation de l’agriculture et l’essor des fintechs témoignent d’une transformation structurelle, où la technologie est pensée comme un outil de développement humain avant d’être un vecteur de croissance économique.
Le Maroc et le Kenya, moteurs complémentaires
La réussite de cette stratégie continentale repose sur plusieurs pays moteurs. Le Maroc s’impose déjà comme un centre régional de recherche appliquée. L’AI Movement, fondé en 2021 par le groupe OCP à Rabat, soutient des projets d’intelligence artificielle au service de l’inclusion et de la durabilité. Parmi eux, une application mobile convertit les documents administratifs en fichiers audio pour les femmes rurales analphabètes, tandis que le programme AgriEdge utilise l’imagerie satellite pour estimer les apports d’azote nécessaires aux cultures, réduisant les coûts de production tout en améliorant les rendements.
En parallèle, l’Université Mohammed-VI Polytechnique, à Ben Guérir, forme des chercheurs et des ingénieurs issus de tout le continent et organise chaque année une AI Winter School consacrée aux applications économiques de l’intelligence artificielle.
Le Kenya, de son côté, confirme son statut de « Silicon Savannah ». Le projet Konza Technopolis, à 60 kilomètres de Nairobi, vise à créer une ville intelligente africaine regroupant data centers, universités et entreprises innovantes. En mai 2024, un partenariat entre Microsoft et G42 a abouti à un investissement d’un milliard de dollars dans un centre de données, à Olkaria, qui fonctionne entièrement à l’énergie géothermique renouvelable conçu pour héberger la future région cloud Azure pour l’Afrique de l’Est. L’infrastructure a été construite par G42 et ses partenaires pour exploiter Microsoft Azure dans une nouvelle région cloud d’Afrique de l’Est.
Alimentée par l’énergie renouvelable locale, cette infrastructure accueillera aussi un laboratoire de recherche consacré aux modèles linguistiques africains et à la formation de jeunes ingénieurs. Le pays a également adopté une stratégie nationale de l’IA (2025–2030) qui prévoit le développement d’incubateurs technologiques, le soutien aux start-ups locales et la mise en place de normes éthiques et de protection des données.
Vers une souveraineté technologique africaine
Ces trajectoires parallèles – rwandaise, marocaine et kényane – traduisent une ambition commune : faire de l’intelligence artificielle et de la robotique des leviers d’émancipation économique. Chacun à sa manière incarne un modèle : le Maroc par la recherche appliquée et l’agriculture intelligente, le Kenya par l’infrastructure et la formation, le Rwanda par la gouvernance et la cohérence stratégique.
La démonstration du taxi-drone autonome EHang EH-216-S, réalisée à Kigali en septembre 2025, illustre cette dynamique. Première du genre sur le continent, elle a prouvé que la robotique pouvait contribuer à désenclaver les territoires, réduire les coûts de transport et ouvrir la voie à des mobilités aériennes à faible émission de carbone. En conjuguant innovation technologique et politiques publiques volontaristes, ces pays montrent que l’Afrique n’est plus seulement un terrain d’expérimentation pour les technologies venues d’ailleurs : elle en devient un acteur à part entière, capable d’inventer ses propres modèles de développement.
Thierry Berthier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.