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16.11.2025 à 15:39

L’affrontement sur la taxe Zucman : une lutte de classe ?

Gérard Mauger, Sociologue, directeur de recherche émérite au CNRS, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Le débat sur la taxe Zucman a révélé un violent clivage de classe entre une infime minorité de patrons et l’immense majorité des Français.
Texte intégral (1326 mots)

Le terme de lutte des classes est peu utilisé depuis l’effondrement du communisme. Pourtant, le débat sur la taxe Zucman révèle un violent clivage de classe entre une infime minorité de très grandes fortunes et l’immense majorité des Français.


Pendant près de six mois, le projet de taxe Zucman a focalisé l’intérêt médiatique et politique. Il a aussi contribué à mettre en évidence un clivage de classes habituellement occulté par une forme « d’embargo théorique » qui pèse depuis le milieu des années 1970 sur le concept de classe sociale, comme sur tous les concepts affiliés (à tort ou à raison) au marxisme.

Retour sur le feuilleton de la taxe Zucman

Le 11 juin dernier, Olivier Blanchard (économiste en chef du Fonds monétaire international entre 2008 et 2015), Jean Pisani-Ferry (professeur d’économie à Sciences Po Paris et directeur du pôle programme et idées d’Emmanuel Macron en 2017) et Gabriel Zucman (professeur à l’École normale supérieure) publiaient une tribune où ils se prononçaient, en dépit de leurs divergences, en faveur d’un impôt plancher de 2 % sur le patrimoine des foyers fiscaux dont la fortune dépasse 100 millions d’euros (environ 1 800 foyers fiscaux), susceptible de rapporter de 15 milliards à 25 milliards d’euros par an au budget de l’État (les exilés fiscaux éventuels restant soumis à l’impôt plancher cinq ans après leur départ).

Dès la rentrée, les médias ouvraient un débat sur fond de déficit public et de « dette de l’État » que relançait chaque apparition de Gabriel Zucman. Sur un sujet économique réputé aride, ils recyclaient la confrontation à la fois inusable et omnibus entre « intellectualisme », « amateurisme » sinon « incompétence », imputés aux universitaires, et « sens pratique » des « hommes de terrain » confrontés aux « réalités » (de la vie économique) et/ou entre « prise de position partisane » et « neutralité », « impartialité », « apolitisme », attribués à la prise de position opposée. Le débat s’étendait rapidement aux réseaux sociaux : il opposait alors les partisans de la taxe qui invoquaient la « justice fiscale et sociale » à des opposants qui dénonçaient « une mesure punitive », « dissuasive pour l’innovation et l’investissement ».

Le 20 septembre, dans une déclaration au Sunday Times, Bernard Arnault, PDG du groupe LVMH et première fortune de France, avait décliné in extenso les deux volets de l’anti-intellectualisme médiatique en mettant en cause la « pseudo-compétence universitaire » de Gabriel Zucman et en dénonçant « un militant d’extrême gauche » dont « l’idéologie » vise « la destruction de l’économie libérale ».

Le Medef lui avait emboîté le pas. En guerre contre la taxe Zucman, Patrick Martin, affirmant que Zucman « serait aussi économiste que [lui] serait danseuse étoile au Bolchoï », annonçait un grand meeting le 13 octobre à Paris. Pourtant, il avait dû y renoncer face à la division créée par cette initiative au sein du camp patronal : l’U2P et la CPME (artisans et petites et moyennes entreprises) avaient décliné l’invitation : « On ne défend pas les mêmes intérêts », disaient-ils.

Mi-septembre, selon un sondage Ifop, 86 % des Français plébiscitaient la taxe Zucman.

Une bataille politique

À ces clivages que traçait le projet de taxe Zucman au sein du champ médiatique (audiovisuel public, d’un côté, et « supports » contrôlés par une dizaine de milliardaires, de l’autre) et de l’espace social (où les milliardaires s’opposaient à tous les autres) correspondaient approximativement ceux du champ politique. Portée initialement par une proposition de loi de Clémentine Autain et Éva Sas (groupe Écologiste et social), la taxe Zucman avait d’abord été adoptée par l’Assemblée nationale, le 20 février, avant d’être rejetée par le Sénat, le 12 juin.

Mais l’opportunité du projet se faisait jour au cours de l’été avec l’exhortation de François Bayrou à « sortir du piège mortel du déficit et de la dette », puis à l’occasion de l’invitation de Sébastien Lecornu à débattre du projet de budget du gouvernement « sans 49.3 ».

Le 31 octobre dernier, non seulement la taxe Zucman était balayée par une majorité de députés, mais également « sa version light » portée par le Parti socialiste (PS). Mesure de « compromis », la taxe « Mercier » (du nom d’Estelle Mercier, députée PS de Meurthe-et-Moselle) pouvait sembler plus ambitieuse, mais, en créant des « niches et des « exceptions », elle comportait, selon Gabriel Zucman, « deux échappatoires majeures » qui amorçaient « la machine à optimisation ».

Refusant de « toucher à l’appareil productif », selon sa porte-parole Maud Bregeon, le gouvernement Lecornu s’y opposait. Les députés d’Ensemble pour la République (députés macronistes) votaient contre (60 votants sur 92 inscrits) comme ceux de la Droite républicaine (28 sur 50). Le Rassemblement national (RN), qui s’était abstenu en février, s’inscrivait désormais résolument contre ce projet de taxe (88 sur 123) que Marine Le Pen décrivait comme « inefficace, injuste et dangereuse puisqu’elle entraverait le développement de nos entreprises ». Soixante-et-un députés socialistes et apparentés sur 69, 60 députés sur 71 de La France insoumise (LFI), 33 députés sur 38 du groupe Écologiste et social ainsi que 12 députés sur 17 du groupe Gauche démocrate et républicaine avaient voté pour le projet. Les députés LFI appelaient alors à la censure du gouvernement.

La lutte des 1 % les plus riches pour leurs privilèges

L’essor du néolibéralisme au cours des cinquante dernières années a certes transformé la morphologie des classes sociales (à commencer par celle de la « classe ouvrière » délocalisée et précarisée), accréditant ainsi l’avènement d’une « société post-industrielle », l’extension indéfinie d’une « classe moyenne » envahissante ou l’émergence d’une « société des individus » ou encore la prééminence des clivages (de sexe, de phénotype, d’âge, etc.) associés au revival des « nouveaux mouvements sociaux ».

Pourtant, le débat sur la taxe Zucman révèle bien un clivage de classe – comment l’appeler autrement ? – entre le 1 % et les 99 %, et l’âpreté de la lutte des 1 % pour la défense de leurs privilèges. Tout se passe comme si, en effet, à l’occasion de ce débat, s’était rejoué en France, sur la scène politico-médiatique, le mouvement Occupy Wall Street de septembre 2011 qui avait pour mot d’ordre :

« Ce que nous avons tous en commun, c’est que nous sommes les 99 % qui ne tolèrent plus l’avidité des 1 % restants. »

The Conversation

Gérard Mauger ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

16.11.2025 à 15:38

Tanzanie : la fermeture de l’espace numérique, élément clé de la répression

Fabrice Lollia, Docteur en sciences de l'information et de la communication, chercheur associé laboratoire DICEN Ile de France, Université Gustave Eiffel
La jeunesse tanzanienne, très connectée, se révolte contre des élections qu’elle juge truquées. Aussitôt, parallèlement à la répression des manifestations, le pouvoir coupe Internet.
Texte intégral (1904 mots)

Face au puissant mouvement de contestation qui s’est emparé de la Tanzanie à la suite des élections générales, l’une des réponses du pouvoir a consisté à couper les réseaux sociaux. Dans ce grand pays d’Afrique de l’Est, comme dans bien d’autres pays aujourd’hui, la maîtrise de l’espace numérique est devenue un aspect central de la répression.


Le 29 octobre 2025, la Tanzanie a tenu des élections générales censées prolonger la trajectoire démocratique d’un pays souvent vu comme un îlot de stabilité politique en Afrique de l’Est.

Mais dans un climat déjà tendu – manifestations sporadiques à Zanzibar et Arusha, arrestations d’opposants, présence accrue de force de sécurité et fermeture partielle des médias critiques –, le scrutin s’est transformé en crise politique majeure. La présidente sortante Samia Suluhu Hassan, devenue présidente de Tanzanie en mars 2021 à la suite du décès du président John Magufuli, dont elle était la vice-présidente, a été élue avec près de 98 % des voix dans un contexte où le principal parti d’opposition, Chadema, avait été marginalisé et plusieurs de ses dirigeants arrêtés.

Dès l’annonce des résultats, des manifestations de protestation ont éclaté à Dar es Salaam (la plus grande ville du pays, où vivent environ 10 % des quelque 70 millions d’habitants du pays), à Mwanza et à Arusha. Les affrontements auraient fait, selon les sources, entre 40 et 700 morts, et plus d’un millier de blessés.

Face à la propagation des manifestations, le pouvoir a réagi par un couvre-feu national, un déploiement militaire dans les grandes villes et une coupure d’accès à Internet pendant environ 5 jours, invoquant la prévention de la désinformation comme mesure de sécurité. L’accès à Internet a été partiellement rétabli, mais les restrictions sur les réseaux sociaux et les plates-formes de messagerie persistent.

Ce triptyque autoritaire – fermeture politique, verrouillage territorial et blackout numérique – a transformé une contestation électorale en véritable crise systémique de confiance entre État et citoyens, entre institutions et information, et entre stabilité et légitimité.

Gouverner par le silence : quand le contrôle de l’information devient une stratégie de stabilité

Le contrôle de l’information comme pratique de gouvernement

Dans la perspective des sciences de l’information et de la communication (SIC), la séquence tanzanienne illustre une tendance plus large qui est celle de la transformation de la gestion de l’information en technologie de pouvoir (voir notamment, Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975 ; Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, 1990).

Le blackout numérique ne vise pas seulement à contenir la désinformation ; il reconfigure les conditions mêmes de la visibilité. Comme le souligne Pierre Musso dès 2003 dans Télécommunications et philosophie des réseaux, l’espace numérique n’est plus un simple médium mais un espace politique. En contrôler l’accès, c’est aussi gouverner la perception.

Privés de réseaux sociaux, les citoyens perdent sur-le-champ leurs canaux d’expression. Les médias indépendants se retrouvent aveugles et les ONG ne peuvent plus documenter les violences.

C’est ainsi que l’État redevient le seul producteur de discours légitime : une régie symbolique de l’ordre public, pour reprendre la notion de Patrick Charaudeau (2005) sur la mise en scène du pouvoir.

Cette stratégie s’inscrit dans un continuum déjà observé lors d’autres scrutins africains (Ouganda 2021, Tchad 2021, Sénégal 2024). Elle marque une mutation du contrôle politique où il ne s’agit plus de réprimer la parole mais de désactiver les infrastructures mêmes de la parole.

La fabrique de la stabilité par la censure

Le discours officiel invoque la lutte contre les fausses informations pour justifier les coupures. Mais l’analyse sémiotique révèle un glissement de sens. L’ordre public devient synonyme de silence collectif et la stabilité politique se construit sur la neutralisation des espaces numériques de débat.

Les travaux en communication politique (Dominique Wolton, 1997) montrent que la démocratie suppose du bruit, du conflit, du débat et que le silence n’est pas l’ordre mais plutôt la suspension de la communication sociale.

Cette logique de stabilité performative donne l’illusion qu’il suffit que l’État contrôle la perception du désordre pour produire l’image d’un ordre.

Dans l’analyse du cas tanzanien, cette mise en scène du calme repose sur une invisibilisation dans la mesure où le calme apparent des réseaux remplace la réalité conflictuelle du terrain. Ce phénomène de stabilité performative, c’est-à-dire ici le calme apparent des réseaux traduisant une stabilité imposée, a déjà été observé au Cameroun et en Ouganda. Dans ces cas, la coupure d’Internet fut utilisée pour maintenir une image d’ordre pendant les scrutins contestés.

Or, la Tanzanie est un pays jeune. Près de 65 % de sa population a moins de 30 ans. Cette génération connectée via TikTok, WhatsApp ou X a intégré les réseaux sociaux non seulement comme espace de loisir mais aussi comme lieu d’existence politique. La priver soudainement d’accès dans ce moment précis porte à l’interprétation inévitable d’un effacement d’une part de la citoyenneté numérique.

Cette fracture illustre une asymétrie de compétences médiatiques qui se caractérise par le fait que le pouvoir maîtrise les outils pour surveiller tandis que les citoyens les mobilisent pour exister. Le conflit devient ainsi info-communicationnel dans la mesure où il se joue sur les dispositifs de médiation plutôt que dans la confrontation physique.

Aussi les répercussions sont-elles économiquement et symboliquement élevées.

Les interdictions de déplacement paralysent le commerce intérieur et les ports, les coupures d’Internet entraînent une perte économique estimée à 238 millions de dollars (un peu plus de 204 millions d’euros) et les ONG et entreprises internationales suspendent leurs activités face au manque de visibilité opérationnelle.

Mais au-delà du coût économique, la coupure d’Internet produit un effet délétère où la relation de confiance entre État et citoyens est rompue. L’information, en tant que bien commun, devient ici un instrument de domination.

Crise de la médiation et dérive sécuritaire en Afrique numérique

En Tanzanie, la circulation de l’information repose désormais sur des dispositifs de contrôle, non de transparence. L’État agit comme gatekeeper unique en filtrant les récits selon une logique de sécurité nationale. On assiste ainsi à une crise de la médiation où le lien symbolique entre institutions, médias et citoyens se défait.

Cette rupture crée une désintermédiation forcée où des circuits parallèles (VPN, radios communautaires, messageries clandestines) émergent, mais au prix d’une fragmentation du débat public. La sphère publique devient une mosaïque de micro-espaces informels, sans régulation et favorisant l’amplification des rumeurs et de discours extrêmes.

La situation tanzanienne dépasse le cadre du pays, en mettant en évidence les tensions d’un continent engagé dans une modernisation technologique sans démocratisation parallèle. L’Afrique de l’Est, longtemps vitrine du développement numérique avec le Kenya et le Rwanda, découvre que l’économie digitale ne garantit pas la liberté numérique.


À lire aussi : Rwanda, Maroc, Nigeria, Afrique du Sud : les quatre pionniers des nouvelles technologies en Afrique


Là où les infrastructures se développent plus vite que les institutions, les réseaux deviennent des zones grises de gouvernance. Ni pleinement ouverts ni totalement fermés, ils sont constamment surveillés. Le cas tanzanien incarne ainsi un moment charnière où la technologie cesse d’être vecteur de progrès pour devenir vecteur de pouvoir.

Dans une approche SIC, la question centrale reste celle de la sécurité communicationnelle.

Peut-on parler de sécurité nationale lorsque la sécurité informationnelle des citoyens est compromise ? La coupure d’Internet ne prévient pas la crise mais la diffère, la rendant plus imprévisible et violente. Cette distinction entre sécurité perçue et sécurité vécue est la preuve que la stabilité ne se mesure pas à l’absence de bruit mais à la qualité du lien informationnel entre les acteurs.

Une démocratie sous silence

La Tanzanie illustre une mutation du pouvoir à l’ère numérique : gouverner, c’est aussi, désormais, gérer la visibilité. Mais la maîtrise de cette visibilité ne suffit pas à produire la légitimité. En restreignant l’accès à l’information, le régime tanzanien a peut-être gagné du temps mais il a sûrement perdu de la confiance. Pour les observateurs africains et internationaux, cette crise n’est pas un accident mais le symptôme d’une Afrique connectée, mais débranchée de sa propre parole.

The Conversation

Fabrice Lollia ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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