20.11.2025 à 16:08
Nutri-Score : pourquoi exempter les aliments AOP et IGP n’aurait aucun sens
Texte intégral (1870 mots)
Les discussions parlementaires concernant l’obligation d’afficher Nutri-Score, le logo qui associe cinq lettres à cinq couleurs pour informer les consommateurs sur la qualité nutritionnelle des aliments, se poursuivent à l’Assemblée nationale et au Sénat. Mais s’il était adopté, l’un des sous-amendements débattus pourrait créer une brèche dans le dispositif, en excluant les produits bénéficiant d’une appellation d’origine protégée (AOP) ou une indication d’origine protégée (IGP). Une décision dépourvue de tout fondement scientifique.
Le 7 novembre 2026, dans le cadre de la discussion sur le projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) à l’Assemblée nationale, les députés ont adopté deux amendements rendant obligatoire l’affichage du Nutri-Score sur les emballages de tous les aliments. Les entreprises qui souhaiteraient déroger à cette mesure se verraient dans l’obligation de s’acquitter d’une taxe de 5 % de leur chiffre d’affaires.
Si les parlementaires résistent aux pressions des lobbies qui s’y opposent et maintiennent cette disposition jusqu’à l’issue du processus législatif, il s’agira d’une très bonne nouvelle pour les consommateurs, et d’une victoire en matière de santé publique.
Toutefois, une nuance de taille tempère l’enthousiasme que pourrait susciter un tel texte de loi : quelques députés ont en effet réussi, par un sous-amendement, à faire exclure de l’obligation d’afficher le Nutri-Score les produits ayant une appellation d’origine protégée (AOP) ou une indication d’origine protégée (IGP).
Pourtant de telles exemptions n’ont pas de sens ni en termes scientifiques, ni en matière de santé publique, ni même pour la défense des produits AOP/IGP.
AOP et IGP ne donnent aucune indication nutritionnelle
Rappelons que le fait qu’un aliment soit « traditionnel », « gastronomique » ou « fabriqué selon une méthode ancestrale » ne donne aucune information sur sa valeur nutritionnelle, et ne signifie pas qu’il peut-être consommé sans restriction.
Les appellations et indications d’origines protégées informent uniquement sur le rattachement à un terroir, à un mode de production vertueux et un savoir-faire reconnu avec un cahier des charges précis. Si intéressants que soient ces éléments, ils n’ont rien à voir avec le sujet sur lequel renseigne le Nutri-Score, qui est, rappelons-le, la qualité nutritionnelle des aliments.
Les arguments en faveur de l’exemption des aliments AOP et IGP, mis en avant de longue date par certains lobbies agroalimentaires, s’appuient sur des arguments que l’on pourrait qualifier de « gastro-populistes ». Il s’agit de promouvoir certaines caractéristiques ou qualités des aliments, comme le terroir ou la tradition, pour occulter leur composition nutritionnelle ou leurs effets sur la santé. Avec, en arrière-plan, la volonté de défendre des intérêts économiques.
Dans un tel contexte, un « aliment avec un signe d’identification de la qualité et de l’origine » n’est pas forcément un « aliment favorable à la santé ». En effet, dans le cahier des charges pour attribuer une AOP ou une IGP, ne figure aucune référence à la composition et la qualité nutritionnelle des produits. Les critères d’attribution portent sur d’autres éléments que les aspects nutritionnels.
À l’inverse, la notion de profil nutritionnel n’implique que cette dimension spécifique : il ne s’agit pas de qualifier les caractéristiques des aliments en termes d’autres qualités, notamment liées à l’origine des produits. Mais la qualité nutritionnelle est assurément la dimension principale à prendre en compte si l’on veut préserver sa santé.
Les aliments AOP et IGP sont, sur le plan nutritionnel, des aliments comme les autres
On l’a vu, ce n’est pas parce qu’un produit est traditionnel, qu’il fait partie du patrimoine culinaire et qu’il est lié aux terroirs (ce sont des éléments tout à fait respectables) que cela lui confère une qualité nutritionnelle favorable. Même avec une appellation d’origine (AOP/IGP), si un produit traditionnel est gras, sucré ou salé, il reste un produit gras, sucré ou salé !
C’est le cas de la majorité des fromages et des charcuteries, du fait de leur teneur en graisses saturées et en sel ainsi que de leur densité calorique, qui, même s’ils ont une AOP ou une IGP, se retrouvent légitimement classés D ou E (et C pour les moins salés et les moins gras, comme les fromages emmental ou mozzarella, ou encore certains jambons).
Il faut souligner que fromages et charcuteries sont les principales catégories de produits traditionnels qui ont un Nutri-Score défavorable. Une étude de l’UFC Que Choisir a montré qu’en réalité, 62 % des aliments « traditionnels » sont classés A, B ou C.
Aucune interdiction à consommer ces aliments, mais avec modération
Comme il est fait état dans la communication qui accompagne le Nutri-Score, le fait d’être classé D ou E n’indique pas que le produit ne doit pas être consommé, mais qu’il peut l’être dans le cadre d’une alimentation équilibrée en petites quantités et/ou pas trop fréquemment, en évitant des consommations excessives.
Selon les recommandations du Programme national nutrition santé (PNNS), il faut limiter la consommation de charcuterie à 150 grammes par semaine et le nombre de produits laitiers à 2 par jour (ce qui comprend le lait, les yaourts et les fromages). En outre, la recommandation générale sur le fait de ne pas manger trop gras et trop salé amène à limiter la consommation de fromages et charcuteries (qui sont riches en graisses saturées et en sel !).
En réalité, il n’y a donc rien de révolutionnaire dans le fait d’afficher un Nutri-Score mettant en évidence la réalité de la composition nutritionnelle, non optimale sur le plan santé, de ces produits.
Le classement des fromages et des charcuteries par le Nutri-Score (qu’ils bénéficient d’une AOP/IGP ou non) est en totale cohérence avec les recommandations nutritionnelles générales du PNNS et celles en vigueur au niveau international, qui soulignent toutes la nécessité de limiter leur consommation.
Pourrait-on imaginer que ces recommandations de santé publique, en matière de consommation de fromages et de charcuteries, s’appliquent à tous les produits de ce type, mais que ceux bénéficiant d’une AOP ou d’une IGP en soient exclus ? Une telle décision viderait de leur sens lesdites recommandations. C’est pourtant le même raisonnement qui sous-tend le sous-amendement sur le Nutri-Score proposé dans le cadre de la discussion sur le PLFSS.
Les intérêts économiques avant la santé publique ?
Il semblerait en réalité que, derrière cette pseudo-défense des fromages avec une AOP ou une IGP, se cache la défense d’intérêts économiques considérables.
Rappelons que la multinationale française Lactalis, qui commercialise la marque Société, est la n°1 mondiale des produits laitiers (30,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024). Elle se partage la grande majorité des AOP fromagères avec Savencia Saveurs & Spécialités (5ᵉ groupe fromager mondial, 7,1 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2024), qui commercialise la marque Papillon, ainsi qu’avec le groupe coopératif laitier Sodiaal (Société de diffusion internationale agroalimentaire, 5,5 milliards de chiffre d’affaires en 2022).
S’il y a moins de grands industriels derrière les charcuteries affichant une IGP, on retrouve, comme pour les fromages, des élus des régions productrices qui montent au créneau pour défendre ces produits, avec des arguments identiques de déni de leurs compositions nutritionnelles (jusqu’à la ministre de l’agriculture elle-même, élue du Doubs, zone de production de charcuteries et de fromages avec une AOP ou une IGP).
Consommer moins mais mieux, grâce au double affichage
Pour finir, soulignons qu’il ne s’agit pas d’opposer deux systèmes d’affichage caractérisant des dimensions différentes des aliments, ce qui aurait d’autant moins de sens que, comme nous l’avons rappelé, leur vocation n’est pas la même.
Il est important d’afficher les labels AOP/IGP, afin de valoriser les aliments qui, dans leur catégorie, ont un mode de production vertueux et sont rattachés aux terroirs, par rapport aux produits équivalents qui n’en ont pas.
Mais cela ne dispense pas de renseigner de façon claire les consommateurs sur leur composition nutritionnelle. Or, pour cela, le Nutri-Score a démontré, études à l’appui, son intelligibilité.
Il serait donc plutôt utile de rappeler que l’affichage du label AOP/IGP aux côtés du Nutri-Score est parfaitement en ligne avec le concept « consommer moins, mais mieux ». Les consommateurs qui consommeront en connaissance de cause ces produits, en respectant les recommandations nutritionnelles qui visent à limiter leur consommation, auront ainsi leurs possessions tous les éléments qui leur permettront de s’orienter vers des produits qualitatifs, locaux, artisanaux. À l’inverse, les produits avec une AOP ou une IGP qui n’affichent pas le Nutri-Score pourraient bien se voir perdre leur confiance.
Chantal Julia a reçu des financements de publics (Santé publique France, Ministère de la Santé, Joint Action prevent NCDs, IRESP...).
Mathilde Touvier a reçu des financements d'organismes publics ou associatifs à but non lucratif (ERC, INCa, ANR...).
Aline Meirhaeghe, Pilar Galan et Serge Hercberg ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.
20.11.2025 à 15:13
Sainte-Soline, gilets jaunes, retraites : comment les manifestants ont revu leur organisation face à la répression policière
Texte intégral (1871 mots)
Les vidéos de la manifestation contre la mégabassine de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) en 2023 récemment publiées par « Médiapart » mettent en lumière la violence de la répression qui y a été exercée par les forces de l’ordre envers les manifestants. Loin d’être isolé, cet épisode s’inscrit dans une transformation profonde des pratiques de gestion des manifestations en France depuis deux décennies, marquée par une logique de remilitarisation du maintien de l’ordre et de judiciarisation croissante des mouvements sociaux. Face à ce tournant répressif, comment s’organisent les militants ?
À l’échelle de plusieurs mobilisations françaises (gilets jaunes, manifestations contre la réforme des retraites, « Bloquons tout »…), on remarque une généralisation de la mise en place de fonctions « support » du côté des manifestants : équipes juridiques, personnes chargées de la documentation des violences subies, street medics (médecins de rue), formation aux premiers secours, etc.
Dans cette lignée, un dispositif de soutien nommé « base arrière » est conçu pour le rassemblement de Sainte-Soline (Deux-Sèvres), en réponse à des manifestations antérieurement réprimées. Une équipe juridique s’organise en mars 2022, lors du Printemps maraîchin contre les mégabassines. En rendant accessible des ressources juridiques pour les militants, celle-ci constitue un maillon important du soin en manifestation. Elle aide à protéger de l’épuisement émotionnel et psychologique lié aux procédures judiciaires, souvent longues, stressantes, et financièrement coûteuses, d’autant plus lorsqu’on les affronte seul. Le soutien psychologique, lui, se structure à la suite des affrontements lors de la première manifestation à Sainte-Soline, en octobre 2022.
Sur le terrain, ces équipes assurent la prise en charge des personnes arrêtées ou blessées. Mais leur action ne se limite pas aux urgences : avant le rassemblement, elles font de la prévention. Par exemple, le pôle médical propose des recommandations pour l’équipement à apporter, conseillant d’amener des masques et des lunettes de protection contre les gaz lacrymogènes tout en partageant des astuces pour en limiter leurs effets (mélange à base de Maalox ou citron). De leur côté, les juristes identifient des avocats disponibles pour soutenir les personnes interpellées, et diffusent leur contact ainsi que des réflexes à adopter en cas d’arrestation.
Des pratiques éminemment politiques
Avec le mouvement des gilets jaunes et l’adoption d’une doctrine de maintien de l’ordre plus offensive, de nouveaux acteurs, souvent professionnels de santé, émergent partout sur le territoire pour prodiguer des soins en manifestation. Ceux-ci adoptent souvent une posture de secouristes volontaires apartisans, proche du devoir humanitaire, et prennent en charge tous les blessés : militants, journalistes mais aussi policiers.
Au contraire, la « base arrière » de Sainte-Soline incarne une réflexion explicitement politique sur la mise en œuvre du soin dans les mouvements sociaux, en réponse à la répression accrue. De la sorte, elle s’inscrit dans l’approche historique des street medics.
Apparus en France dans les années 2010 lors de l’occupation de la zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique), ces derniers sont à l’origine proches des mouvances anarchistes et de gauche, loin de cette neutralité revendiquée. Les fonctions support de la « base arrière » sont alors pensées comme des pratiques militantes, qui s’inscrivent dans une dynamique de soin engagé et d’autodéfense qui vise à assurer avant tout la protection des manifestants. Les membres des équipes rappellent d’ailleurs être présents « en soutien aux camarades qui manifestent ».
Ensuite, le mouvement promeut une posture partagée, où le soin n’est pas délégué à des experts. L’objectif est ici de rendre possible une certaine autonomisation, notamment dans un contexte où il peut être difficile ou risqué d’accéder au soin dispensé par les institutions. Cela peut par exemple être lorsque des médecins transmettent aux ministères de l’intérieur ou de la justice des fichiers recensant les identités et descriptions de blessés en manifestation. Par ailleurs, une approche collective évite de recréer des relations asymétriques et des hiérarchies entre soignants, ceux qui détiennent le savoir et le pouvoir de décision, et soignés, qui sont en position de dépendance sans toujours comprendre les choix.
Enfin, les organisateurs tentent d’étendre cette culture du soin à d’autres aspects de la mobilisation. Une garderie autogérée, un pôle dévalidiste (pour lutter contre les discriminations et faciliter la participation des personnes en situation de handicap), et un dispositif consacré aux violences sexistes et sexuelles sont, par exemple, mis en place pour permettre au plus grand nombre de participer, quelles que soient ses contraintes.
De surcroît, l’information circule sous de multiples formats (flyers, briefings oraux, lignes téléphoniques, etc.). Elle est traduite en plusieurs langues, pour que tout le monde puisse y avoir accès. Il y a donc une attention particulière portée à l’inclusivité des dispositifs et une volonté d’insuffler une responsabilité commune. Ainsi, le pôle psychoémotionnel souligne vouloir se détacher des « cultures militantes […] virilistes qui glorifient un certain rapport à la violence » et permettre à chacun de demander de l’aide en cas de besoin sans se sentir faible.
Les défis d’une approche politique du soin en contexte répressif
Développer une culture du soin partagée et inclusive pose néanmoins de nouvelles questions. Un premier défi est celui du suivi du soin après les manifestations : comment faire en sorte de garantir une continuité dans le soin à l’échelle des groupes locaux après un rassemblement ? Sous quelles modalités ? Et comment s’assurer que des personnes plus isolées puissent en bénéficier ?
Dans mes recherches en cours, certains militants racontent avoir bénéficié d’un soutien psychologique collectif qui a joué un rôle crucial pour digérer leurs vécus. C’est le cas de Thérèse qui explique :
« Ça nous a permis de faire en sorte que notre cerveau qui avait été vraiment malmené puisse se dire “Voilà, ça s’est passé comme ça. C’est une réalité, c’est pas du délire. Je peux dire très précisément que Darmanin a cherché à nous bousiller avec sa force armée”. »
Cependant, d’autres personnes racontent ne pas avoir bénéficié d’une telle expérience, comme le soulignent mes entretiens avec Katia, puis avec Chloé. La première me dit ne pas avoir participé aux événements de soin collectif après la manifestation et s’être reposée plutôt sur ses proches. La seconde exprime s’être « sentie très très seule après » et pas toujours à sa place dans les espaces de discussion. Plusieurs personnes interrogées expliquent aussi ne pas avoir rejoint les moments de soutien car habitant loin des centres urbains. D’autres soulignent ne pas s’être sentis légitimes pour utiliser les dispositifs existants, car certains militants en auraient eu plus besoin qu’eux, notamment les blessés graves.
Un autre défi de taille pour l’avenir des mobilisations est celui du soin des soignants, qui peuvent vite se retrouver débordés. Plusieurs membres des équipes rapportent avoir été physiquement et mentalement traumatisés de leur expérience, parfois sous le choc pendant plusieurs jours après l’événement. C’est aussi un constat que Vincent, un manifestant présent à Sainte-Soline et proche des équipes de street medics, fait lors de notre entretien :
« J’ai échangé avec les copains qui étaient « medics » là-bas. Je pense qu’eux, ils auraient eu besoin d’un soutien psy derrière parce qu’ils étaient vraiment choqués ».
À l’aune des révélations sur la manifestation de Sainte-Soline, la répression semble s’imposer comme un enjeu crucial des luttes sociales et environnementales. Alors que de nombreux manifestants sont prêts à accepter le risque de s’exposer à des gaz lacrymogènes voire à de potentielles blessures, le soin ne peut pas rester un impensé.
Elise Lobbedez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
20.11.2025 à 14:34
Affaire Epstein et MAGA : comprendre le calcul politique derrière le revirement de Trump
Texte intégral (2442 mots)
Avec le dernier revirement du président Donald Trump concernant la divulgation des éléments d’enquête de l’affaire Jeffrey Epstein détenus par le ministère américain de la justice – revirement, puisqu’après s’y être opposé, l’hôte de la Maison Blanche s’y déclare aujourd’hui favorable –, les partisans de MAGA pourraient enfin avoir accès aux documents qu’ils attendent depuis longtemps. Dans l’après-midi du 18 novembre 2025, la Chambre a voté à une écrasante majorité en faveur de leur divulgation, un seul républicain ayant voté contre la mesure. Plus tard dans la journée, le Sénat a approuvé à l’unanimité l’adoption de la mesure, ensuite transmise au président pour signature.
Naomi Schalit, notre collègue du service politique de « The Conversation » aux États-Unis, s’est entretenue avec Alex Hinton, qui étudie le mouvement MAGA depuis des années, au sujet de l’intérêt soutenu des républicains du mouvement Make America Great Again pour l’affaire Jeffrey Epstein, accusé de trafic sexuel d’enfants. Hinton explique comment cet intérêt s’accorde avec ce qu’il connaît du noyau dur des partisans de Trump.
The Conversation : Vous êtes un expert du mouvement MAGA. Comment avez-vous constitué vos connaissances en la matière ?
Alex Hinton : Je suis anthropologue culturel, et notre travail consiste à mener des recherches sur le terrain. Nous allons là où les personnes que nous étudions vivent, agissent et parlent. Nous observons, nous passons du temps avec elles et nous voyons ce qui se passe. Nous écoutons, puis nous analysons ce que nous entendons. Nous essayons de comprendre les systèmes de signification qui structurent le groupe que nous étudions. Et puis, bien sûr, il y a les entretiens.
Il semble que les partisans inconditionnels de Trump, les MAGA, soient très préoccupés par divers aspects de l’affaire Epstein, notamment la divulgation de documents détenus par le gouvernement des États-Unis. Sont-ils réellement préoccupés par cette affaire ?
A. H. : La réponse est oui, mais elle comporte aussi une sorte de « non » implicite. Il faut commencer par se demander ce qu’est le mouvement MAGA.
Je le perçois comme ce que l’on appelle en anthropologie un « mouvement nativiste », centré sur les « habitants du pays ». C’est là que prend racine le discours « America First ».
C’est aussi un mouvement xénophobe, marqué par la peur des étrangers, des envahisseurs. C’est un mouvement populiste, c’est-à-dire tourné vers « le peuple ».
Tucker Carlson a interviewé Marjorie Taylor Greene, et il a déclaré : « « Je vais passer en revue les cinq piliers du MAGA. » Il s’agissait de l’Amérique d’abord, pilier absolument central ; des frontières – qu’il faut sécuriser ; du rejet du mondialisme, ou du constat de l’échec de la mondialisation ; de la liberté d’expression ; et de la fin des guerres à l’étranger. J’ajouterais l’insistance sur « Nous, le peuple », opposé aux élites.
Chacun de ces piliers est étroitement lié à une dynamique clé du mouvement MAGA, à savoir la théorie du complot. Et ces théories du complot sont en général anti-élites et opposant « Nous, le peuple » à ces dernières.
Et si l’on prend l’affaire Epstein, on constate qu’elle fait converger de nombreuses théories du complot : Stop the Steal, The Big Lie, la « guerre juridique », l’« État profond », la théorie du remplacement. Epstein touche à tous ces thèmes : l’idée d’une conspiration des élites agissant contre les intérêts du peuple, avec parfois une tonalité antisémite. Et surtout, si l’on revient au Pizzagate en 2016, où la théorie affirmait que des élites démocrates se livraient à des activités « démoniaques » de trafic sexuel, Epstein est perçu comme la preuve concrète de ces accusations.
Une sorte de fourre-tout où Epstein est le plus souvent impliqué qu’autre chose ?
A. H. : On le retrouve partout. Présent dès le début, car il fait partie de l’élite et qu’on pense qu’il se livrait au trafic sexuel. Et puis il y a les soupçons envers un « État profond », envers le gouvernement, qui nourrissent l’idée de dissimulations. Que promettait MAGA ? Trump a dit : « Nous allons vous donner ce que vous voulez », n’est-ce pas ? Kash Patel, Pam Bondi, tout le monde disait que tout serait dévoilé. Et, à y regarder de plus près, cela ressemble fortement à une dissimulation.
Mais en fin de compte, beaucoup de membres de MAGA ont compris qu’il fallait rester fidèles à Trump. Dire qu’il n’y a pas de MAGA sans Trump serait peut-être excessif. S’il n’y a certainement pas de trumpisme sans Trump, le MAGA sans Trump serait comme le Tea Party : le mouvement disparaîtrait tout simplement.
La base MAGA soutient Trump plus que les républicains traditionnels sur ce sujet. Je ne pense donc pas que cela provoquera une rupture, même si cela crée des tensions. Et on voit bien en ce moment que Trump traverse certaines tensions.
La rupture que nous observons est celle de Trump avec l’une de ses principales partisanes du MAGA, l’élue républicaine de Géorgie Marjorie Taylor Greene, et non celle de la partisane du MAGA avec Trump.
Avec Greene, sa relation avec Trump ressemble parfois à un yo-yo : tensions, séparation, puis réconciliation. Avec Elon Musk c’était un peu la même chose. Une rupture, puis un retour en arrière – comme Musk l’a fait. Je ne pense pas que cela annonce une fracture plus large au sein de MAGA.
Il semble que Trump ait fait volte-face au sujet de la publication des documents afin que le mouvement MAGA n’ait pas à rompre avec lui.
A. H. : C’est tout à fait vrai. Trump est extrêmement habile pour retourner n’importe quelle histoire à son avantage. Il est un peu comme un joueur d’échecs
– sauf quand il laisse échapper quelque chose – avec toujours deux coups d’avance, et, d’une certaine manière, nous sommes toujours en retard. C’est impressionnant.
Il y a une autre dimension de la mouvance MAGA : l’idée qu’il ne faut pas « contrarier le patron ». C’est une forme d’attachement excessif à Trump, et personne ne le contredit. Si vous vous écartez de la ligne, vous savez ce qui peut arriver – regardez Marjorie Taylor Greene. Vous risquez d’être éliminé lors des primaires.
Trump a probablement joué un coup stratégique brillant, en déclarant soudainement : « Je suis tout à fait favorable à sa divulgation. Ce sont en réalité les démocrates qui sont ces élites maléfiques, et maintenant nous allons enquêter sur Bill Clinton et les autres. » Il reprend le contrôle du récit, il sait parfaitement comment faire, et c’est intentionnel. On peut dire ce qu’on veut, mais Trump est charismatique, et il connaît très bien l’effet qu’il produit sur les foules. Ne le sous-estimez jamais.
Le mouvement MAGA se soucie-t-il des filles qui ont été victimes d’abus sexuels ?
A. H. : Il existe une réelle inquiétude, notamment parmi les chrétiens fervents du mouvement MAGA, pour qui le trafic sexuel est un sujet central.
Si l’on considère les principes de moralité chrétienne, cela renvoie aussi à des notions d’innocence, d’attaque par des forces « démoniaques », et d’agression contre « Nous, le peuple » de la part des élites. C’est une violation profonde, et, bien sûr, qui ne serait pas horrifié par l’idée de trafic sexuel ? Mais dans les cercles chrétiens, ce sujet est particulièrement important.
Alex Hinton a reçu des financements du Rutgers-Newark Sheila Y. Oliver Center for Politics and Race in America, du Rutgers Research Council et de la Henry Frank Guggenheim Foundation.