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19.05.2024 à 19:16

« Pretty privilege » : faites-vous plus confiance à quelqu’un que vous trouvez beau ?

Astrid Hopfensitz, Professor in organizational behavior, EM Lyon Business School

D’après nos recherches, les personnes jugées les plus séduisantes sont également considérées comme les plus dignes de confiance. Pour quelles raisons ?
Texte intégral (1996 mots)

Ce qui fait la beauté d’une personne fascine les artistes et les scientifiques depuis des siècles. La beauté n’est pas, comme on le croit souvent, « dans l’œil de celui qui regarde », mais suit bel et bien des règles prévisibles. La symétrie et les proportions jouent un rôle dans ce que l’on considère comme beau, et bien que la culture et les normes façonnent notre perception de la beauté, les chercheurs observent un large consensus sur les personnes qui sont considérées comme belles par la plupart des gens.

Il n’est donc pas surprenant que le marché de la beauté soit en constante augmentation (à l’exception d’une petite baisse en 2020, liée à la pandémie de Covid), atteignant 430 milliards de dollars de revenus en 2023, selon un récent rapport de McKinsey. La fascination pour le maquillage ou les soins cosmétiques est alimentée par l’image des visages « parfaits » qui pullulent sur les médias sociaux, artificiellement améliorés par le traitement d’image et les filtres. Mais tout cet argent est-il dépensé à bon escient ?

Privilège de la beauté

Pour le dire vite : oui. Dans le contexte actuel de concurrence acharnée sur le marché du travail, les avantages économiques liés à la beauté sont indéniables. De nombreuses études ont montré que les personnes séduisantes bénéficient d’un bonus et gagnent mieux leur vie en moyenne. Certaines professions bien rémunérées sont construites autour de la beauté (comme le show-business), mais ce qui est plus surprenant, c’est que pour presque n’importe quel type d’emploi, la beauté peut entraîner un effet de halo positif. On s’attend à ce que les personnes perçues comme belles soient plus intelligentes et elles sont considérées comme de meilleurs leaders, ce qui influe sur les trajectoires et les opportunités de carrière.

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Les personnes perçues comme belles seraient également plus susceptibles de bénéficier de la confiance des gens, ce qui leur permet d’obtenir plus facilement une promotion ou de conclure des accords commerciaux. Les personnes à l’apparence agréable sont supposées être en meilleure santé et/ou avoir eu des interactions sociales plus positives dans leur passé, ce qui peut influencer leur fiabilité aux yeux des autres.

Est-ce que le fait d’être séduisant rend plus digne de confiance ?

Mais cette théorie tient-elle la route ? Dans notre récent article, Adam Zylbersztejn, Zakaria Babutsidze, Nobuyuki Hanaki et moi-même avons cherché à le savoir. Dans des études antérieures, on présentait différents portraits à des observateurs et on leur demandait ce qu’ils pensaient de ces personnes. Cependant, ces images étaient souvent tirées de bases de données de portraits ou même générées par ordinateur, ce qui permet aux chercheurs d’étudier les perceptions, mais pas de savoir si ces croyances sont exactes. Pour le savoir, nous avons dû mettre au point un paradigme expérimental dans lequel nous pouvions observer la fiabilité de différentes personnes, prendre des photos d’elles et, plus tard, présenter ces photos à d’autres personnes pour qu’elles les évaluent. Voici comment nous avons procédé.

Comprenant un total de 357 volontaires, notre étude a débuté à Paris en octobre 2019, où nous avons demandé à un premier groupe de 76 volontaires de participer à une courte expérience sur la prise de décision. Dans le cadre de l’étude, les participants ont été répartis en paires de manière aléatoire, sans savoir avec qui ils jouaient. Certains jouaient un rôle qui nécessitait de faire confiance à un autre individu (groupe A), tandis que d’autres étaient en position de rendre la pareille ou de rompre la confiance qu’ils avaient reçue (groupe B), sachant qu’ils gagnaient toujours plus en rompant la confiance. Pour augmenter les enjeux, de l’argent réel était mis sur la table.

Les participants du groupe A pouvaient gagner jusqu’à 12 euros, mais seulement s’ils faisaient confiance à l’autre joueur. Pour ce faire, ils se sont vus présenter le scénario de choix abstrait expliqué ci-dessous, alors qu’ils étaient assis individuellement dans une cabine.

S’ils décidaient de ne pas faire confiance, ils étaient sûrs de recevoir un maigre paiement de 5 euros pour leur participation à l’étude. En revanche, lorsqu’un joueur A décidait de faire confiance à son partenaire B, son sort était entre les mains du joueur B. Ce dernier pouvait alors agir de manière à être digne de confiance en lançant un dé qui promettait de générer un gain de 12 euros pour le joueur A, ou de manière indigne de confiance en réclamant une récompense de 14 euros pour lui-même et en ne laissant rien au joueur A.

Ce type de jeu (appelé « jeu d’action cachée ») a déjà été développé pour mesurer l’attitude de confiance désintéressée des individus.

Il se déroulait comme suit : dans un premier temps, le joueur A devait choisir de faire confiance au joueur B (en disant « à droite ») ou de ne pas lui faire confiance (en disant « à gauche »). Dans un deuxième temps, le joueur B devait décider s’il lançait un dé ou non.

Le gain de chaque joueur dépend donc de ses propres actions et/ou des actions de l’autre joueur :

  • Si le joueur A choisit « à gauche » (ne pas faire confiance), quel que soit le choix du joueur B :

    • le joueur A et le joueur B reçoivent tous deux un gain de 5 euros ;
  • Si le joueur A choisit « à droite » (faire confiance) et que le joueur B choisit « Ne pas lancer » :

    • le joueur A ne reçoit rien et le joueur B reçoit 14 euros ;
  • Si le joueur A choisit « à droite » (faire confiance) et le joueur B choisit « Lancer » :

    • Lorsque le chiffre du dé est compris entre 1 et 5, le joueur A reçoit 12 euros et le joueur B 10 euros ;
    • Lorsque le chiffre du dé est 6, le joueur A ne reçoit rien et le joueur B reçoit 10 euros.

Nous avons non seulement observé comment les participants agissaient dans ce jeu, mais nous avons également pris des photos d’eux avec une expression neutre, avant qu’ils ne soient initiés à la tâche. Ces photos ont été présentées à 178 participants recrutés à Lyon. Nous nous sommes d’abord assurés qu’aucun de ces individus ne se connaissait. Nous avons ensuite donné aux participants de Lyon la tâche d’essayer de prédire comment la personne qu’ils voyaient sur la photo se comportait dans le jeu. S’ils tombaient juste, ils étaient récompensés en gagnant plus d’argent pour leur participation. Enfin, nous avons montré les mêmes photos à un troisième groupe de 103 personnes de Nice, dans le sud de la France. Ces personnes ont été invitées à évaluer la beauté des visages figurant sur les photos.

Le genre entre-t-il en ligne de compte ?

Nos résultats confirment que les personnes considérées comme plus belles par nos évaluateurs sont également jugées beaucoup plus dignes de confiance. Cela implique que dans notre échange économique abstrait, les personnes belles sont plus susceptibles de bénéficier de la confiance des autres. Toutefois, lorsque nous étudions les comportements réels, nous constatons que les belles personnes ne sont ni plus ni moins dignes de confiance que les autres. En d’autres termes, la confiance dépend des bonnes vieilles valeurs individuelles et de la personnalité, qui ne sont pas liées à l’apparence d’une personne.

Une prime à la beauté a déjà été observée aussi bien pour les hommes que pour les femmes. On pourrait toutefois penser que les femmes, dont on pense généralement qu’elles ont un degré d’intelligence sociale plus élevé, sont plus à même de déterminer la fiabilité de leur partenaire. Nos résultats ne le démontrent pas. Les femmes sont en moyenne jugées plus belles et jugent également les autres plus beaux. Cependant, les femmes n’agissent pas de manière plus honorable que les hommes dans le jeu. Enfin, les hommes et les femmes s’accordent sur leurs attentes quant à savoir qui sera digne de confiance ou non, et les femmes ne sont donc pas meilleures que les hommes pour prédire les comportements.

Les personnes perçues comme « belles » sont-elles plus méfiantes à l’égard de leurs semblables ?

L’adage selon lequel « tout ce qui brille n’est pas or » s’applique donc également à la beauté chez les humains. Cependant, on peut se demander qui est le plus susceptible d’être victime de ce biais. On pourrait penser que les personnes qui sont elles-mêmes souvent traitées favorablement en raison de leur apparence sont conscientes qu’il ne faut pas se fier à cette impression, qui résulte d’un biais d’appréciation.

Nous avons conçu notre étude de manière à pouvoir également étudier cette question. Plus précisément, les participants que nous avons recrutés à Lyon pour faire leurs prédictions ont également été pris en photo. Nous savions donc à quel point ils étaient influencés par l’apparence des autres, mais aussi à quel point ils étaient eux-mêmes conventionnellement beaux. Nos résultats sont clairs. Le biais de beauté existe pour tout le monde. Alors que nous pourrions penser que ceux qui bénéficient d’une belle apparence peuvent voir derrière le masque, ils sont tout autant influencés par l’apparence des autres lorsqu’ils décident à qui faire confiance.

L’industrie de la beauté a donc raison. Investir dans la beauté en vaut vraiment la peine, car cela apporte des avantages réels. Toutefois, les recruteurs ou les managers doivent se garder de se laisser abuser. Une façon de le faire est de rendre les CV anonymes et d’interdire les photos dans les candidatures. Mais dans de nombreuses interactions, nous devons décider d’accorder ou non notre confiance. Il est donc essentiel d’être conscient de ses propres biais. Nos résultats soulignent que ce biais est très difficile à surmonter, puisque même les personnes qui, de par leur propre expérience, devraient être conscientes du biais de jugement que confère la beauté en sont victimes.

The Conversation

Astrid Hopfensitz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.05.2024 à 19:11

La géo-ingénierie, un enjeu géopolitique ? Pour les pays en surchauffe, la tentation de modifier le climat

Ben Kravitz, Assistant Professor of Earth and Atmospheric Sciences, Indiana University

Tyler Felgenhauer, Research Scientist in Civil and Environmental Engineering, Duke University

La géo-ingénierie peut-elle contribuer à réduire les risques du changement climatique pour la sécurité nationale des États, ou les aggraverait-elle au contraire en générant des tensions ?
Texte intégral (2743 mots)
La géo-ingénierie solaire entend réfléchir une partie des rayons du soleil vers l'espace. John Crouch/Moment via Getty Imgaes

L’emblématique accord de Paris sur le climat a donné naissance à un nouveau slogan dans les pays en développement : « 1,5 pour rester en vie ». Il se réfère à l’objectif international de maintenir le réchauffement climatique en dessous de 1,5 °C par rapport à l’ère préindustrielle. Mais le monde dépassera probablement ce seuil d’ici une décennie, et le réchauffement climatique ne montre que peu de signes de ralentissement.

Le monde est déjà confronté à des catastrophes naturelles qui prennent des proportions épiques en raison de l’augmentation des températures. Les records de chaleur sont régulièrement battus. Les saisons des feux de forêt sont de plus en plus extrêmes. La violence des ouragans augmente. L’élévation du niveau de la mer, enfin, submerge lentement les petites nations insulaires et les zones côtières.

La seule méthode connue pour arrêter à court terme cette hausse des températures est l’ingénierie climatique. Elle recoupe des techniques appartenant à la géo-ingénierie. Certaines permettent de réduire artificiellement l’ensoleillement, ce qui est aussi connu sous le nom d’interventions solaires sur le climat. Il s’agit d’un ensemble d’actions visant à modifier délibérément le climat.

L’intention est d’imiter l’effet refroidissant des grandes éruptions volcaniques historiques, soit en plaçant dans l’atmosphère de grandes quantités de particules réfléchissantes, soit en éclaircissant les nuages bas au-dessus de l’océan. Ces deux stratégies permettraient de renvoyer une petite partie de la lumière du soleil vers l’espace afin de refroidir la planète.

De nombreuses questions restent toutefois sans réponse quant aux effets d’une modification délibérée du climat. Est-ce une bonne idée de seulement se poser la question ? Il n’y a pas de consensus scientifique.

Une illustration montrant comment l’énergie solaire est déviée par divers changements dans les aérosols et les nuages
Techniques potentielles d’ingénierie climatique. Chelsea Thompson/NOAACIRES

L’une des principales préoccupations de nombreux pays en matière de changement climatique est la sécurité nationale. Il ne s’agit pas seulement de guerres : les risques pour l’approvisionnement en nourriture, en énergie et en eau sont des questions de sécurité nationale, tout comme les migrations humaines provoquées par le climat.

L’ingénierie climatique pourrait-elle contribuer à réduire les risques du changement climatique pour la sécurité nationale, ou au contraire aggraverait-elle la situation ? Répondre à cette question n’est pas simple, mais les chercheurs qui, comme nous, étudient les liens entre changement climatique et sécurité nationale ont quelques idées sur les risques à venir.

Le changement climatique, un problème majeur

Pour comprendre à quoi pourrait ressembler l’ingénierie climatique à l’avenir, examinons d’abord les raisons pour lesquelles un pays pourrait vouloir l’essayer.

Depuis la révolution industrielle, l’homme a rejeté environ 1 740 milliards de tonnes de dioxyde de carbone (CO₂) dans l’atmosphère, principalement en brûlant des combustibles fossiles. Ce dioxyde de carbone emprisonne la chaleur et réchauffe la planète.

L’une des choses les plus importantes que nous puissions faire est de cesser de rejeter du carbone dans l’atmosphère. Mais la situation ne s’améliorera pas rapidement, car le CO2 met des siècles à être éliminé de l’atmosphère. La réduction des émissions ne fera qu’empêcher la situation de s’aggraver davantage.

Les pays pourraient extraire le dioxyde de carbone de l’atmosphère et le confiner quelque part, processus appelé élimination du dioxyde de carbone (en anglais, Carbon Dioxyde Removal, ou CDR). À l’heure actuelle, les projets d’élimination du dioxyde de carbone, notamment le fait de planter ou replanter des arbres et les dispositifs de capture directe du CO₂ de l’air, permettent de retirer de l’atmosphère environ 2 milliards de tonnes de CO₂ par an.


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Mais l’humanité rejette actuellement dans l’atmosphère plus de 37 milliards de tonnes de CO₂ par an du fait de la consommation de combustibles fossiles et des activités industrielles. Tant que la quantité de CO2 ajoutée dans l’atmosphère sera supérieure à la quantité éliminée, les sécheresses, les inondations, les ouragans, les vagues de chaleur et l’élévation du niveau de la mer, parmi les nombreuses autres conséquences du changement climatique, continueront de s’aggraver.

Il faudra sans doute beaucoup de temps pour réduire à zéro nos émissions nettes de CO2, c’est-à-dire pour ne plus augmenter les concentrations de gaz à effet de serre dans l’atmosphère. L’ingénierie climatique pourrait être utile dans cet intervalle.


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Qui veut s’essayer à l’ingénierie climatique ?

Différents organismes de recherche gouvernementaux dans élaborent déjà des scénarios examinant qui pourrait décider de mettre en œuvre l’ingénierie climatique et comment.

L’ingénierie climatique devrait être peu onéreuse par rapport au coût que représente l’élimination des émissions de gaz à effet de serre. Mais il faudrait tout de même des milliards de dollars et des années de développement et de fabrication pour obtenir une flotte d’avions capable de transporter, chaque année, des mégatonnes de particules réfléchissantes dans la stratosphère. Tout milliardaire envisageant une telle entreprise se retrouverait rapidement à court d’argent, en dépit de ce que la science-fiction pourrait suggérer.

Malgré tout, un seul pays ou une coalition de pays constatant les effets néfastes du changement climatique pourrait faire un calcul géopolitique et financier. Et décider de mettre en place des pratiques d’ingénierie climatique de sa propre initiative.


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C’est ce que l’on appelle le problème du « free driver », c’est-à-dire que si le coût de ces technologies n’est pas prohibitif, un pays moyennement riche pourrait décider unilatéralement de modifie le climat de la planète.

  • Par exemple, les pays confrontés à des vagues de chaleur de plus en plus dangereuses pourraient vouloir provoquer un refroidissement du climat.

  • Les pays qui dépendent des précipitations de la mousson pourraient vouloir rétablir une certaine fiabilité que le changement climatique a perturbée.

  • L’Australie étudie actuellement la possibilité de refroidir rapidement la Grande Barrière de Corail pour éviter sa disparition.

La création de risques pour les pays voisins

Sauf que le climat ne respecte pas les frontières nationales. Ainsi, un projet d’ingénierie climatique dans un pays serait susceptible d’affecter les températures et les précipitations dans les pays voisins. Cela pourrait être une bonne ou une mauvaise chose pour les cultures, l’approvisionnement en eau et les risques d’inondation. Cela pourrait également avoir des conséquences inattendues à large échelle.

Certaines études montrent qu’un niveau modéré d’ingénierie climatique aurait probablement des effets bénéfiques à grande échelle quant au changement climatique. Mais tous les pays ne seraient pas affectés de la même manière.

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Une fois les mesures d’ingénierie climatique déployées, les pays pourraient également être plus enclins d’accuser la géo-ingénierie d’être à l’origine des événements extrêmes tels que les ouragans, les inondations et les sécheresses, quelles que soient les preuves.

L’ingénierie climatique peut déclencher des conflits entre les pays, conduisant à des sanctions et à des demandes de compensation. Le changement climatique peut rendre les régions les plus pauvres plus vulnérables encore, et l’ingénierie climatique ne devrait pas exacerber ces dommages. Certains pays, en bénéficiant de l’ingénierie climatique, seraient plus résilients face aux conflits géopolitiques, tandis que d’autres seraient lésés – et d’autant plus vulnérables.

La géo-ingénierie est-elle un risque à prendre ?

Certes, des expériences de faible échelle ont été menées, mais personne n’a encore pratiqué l’ingénierie climatique à vaste échelle. Cela signifie que beaucoup d’informations sur ses effets reposent sur des modèles climatiques. Or, si ces modèles sont d’excellents outils pour étudier le climat, ils ne permettent pas de répondre aux questions liées à la géopolitique et aux conflits. En outre, les effets physiques des mesures d’ingénierie climatique dépendraient aussi pour beaucoup de l’approche utilisée.

La prochaine étape

Pour l’instant, l’ingénierie climatique suscite plus de questions que de réponses. Il est difficile de dire si l’ingénierie climatique risque d’aggraver les conflits ou si elle pourrait désamorcer certaines tensions internationales en réduisant le changement climatique.

Il est toutefois probable que des décisions internationales sur l’ingénierie climatique seront bientôt prises. Lors de l’Assemblée des Nations unies pour l’environnement de mars 2024, les pays africains ont demandé un moratoire sur l’ingénierie climatique, appelant à la prudence. D’autres nations, dont les États-Unis, ont insisté pour qu’un groupe formel de scientifiques étudie les risques et les avantages de ces technologies avant de prendre toute décision.

L’ingénierie climatique pourrait faire partie d’une solution équitable au changement climatique. Mais elle comporte aussi des risques. En résumé, l’ingénierie climatique ne saurait être ignorée, mais des recherches supplémentaires sont nécessaires pour que les décideurs politiques puissent prendre des décisions en connaissance de cause.

The Conversation

Ben Kravitz a reçu des financements de la National Oceanographic and Atmospheric Administration (NOAA) américaine et de la National Science Foundation américaine.

Tyler Felgenhauer a reçu des financements de la National Science Foundation américaine et de Resources for the Future.

19.05.2024 à 19:10

Sciences Po : comment la crise dépolitise la parole étudiante ?

Olivier Akhamlich, Doctorant Sciences de l'Education et de la Formation, Université de Bordeaux

Les mobilisations des étudiants à Sciences Po portaient des objectifs et revendications propres, largement invisibilisées par le politique.
Texte intégral (2043 mots)

Le 7 mai 2024, une altercation survient devant Sciences Po Paris entre François-Xavier Bellamy (LR) et Louis Boyard (LFI). S’écharpant dans la tradition des logiques stratégique et politique, cette rencontre s’est inscrite dans le contexte de mobilisation étudiante à Sciences Po, rassemblés contre les attaques d’Israël sur les civils à Gaza. Mais cet « énième numéro de politique spectacle », semble surtout avoir pour conséquence une relative mise à l’écart et dépolitisation de la parole des étudiants.

Le 12 mars 2024, une occupation est lancée dans un amphithéâtre à Sciences Po Paris par le comité Palestine pour protester contre l’intervention de Tsahal à Gaza, et pour boycotter les partenariats entre Sciences Po et des universités israéliennes supportant l’armée israélienne.

Une polémique éclate suite à un témoignage d’une étudiante déclarant avoir été empêchée, pour raison antisémite, d’entrer dans l’amphithéâtre occupé. Les enquêtes administrative et pénale détermineront ce qui en a été réellement. Cet événement a déclenché un ensemble de réactions politiques et médiatiques.

Or la plupart de ces commentaires à chaud semblent ignorer les revendications politiques des étudiants.

Comme l’indique le chercheur Éric Darras :

« Politiser c’est généraliser. Dépolitiser c’est minimiser, minorer. […] Politiser c’est défataliser. Dépolitiser c’est essentialiser. »

Politiser, rendre politique, est une manière d’observer, de constater différents faits et de les désingulariser en les portant de façon plus générale à la connaissance de toutes et tous. À l’inverse, singulariser, dépolitiser c’est, d’une certaine façon, rendre obscur un fait ou un propos et, ainsi, de le soustraire à l’intérêt général. Politiser est l’affaire de toutes et tous.

Ce qui devient politique est de l’affaire de toutes et tous dans un souci de solidarité, de collectif, d’unité : ce qui porte à l’intérêt général. Or, nous observons que les réactions à n’en plus finir des politiques sont constitutives d’une manière de détourner la politique vers la polémique et ainsi produire une dépolitisation des revendications portées par les étudiants.


À lire aussi : Mouvement étudiant pour Gaza : entre mobilisation et polémiques


Jeunesses et politiques : les désunions

Les jeunes et la jeunesse ont été régulièrement mis à l’écart des considérations politiques. À ne pas considérer la jeunesse dans la politique et dans les politiques, le lien de confiance s’érode et la défiance à l’égard de la politique, de façon générale, se met en place. Il est aisé de méconsidérer la jeunesse sans jamais prendre le temps de s’y intéresser et de l’écouter sérieusement comme le relate la journaliste Salomé Saqué.

Alors même que la jeunesse est de plus en politisée au fil des décennies depuis les années 70-80, cette dernière se sent de moins en moins représentée, entendue et prise en compte. La succession des crises qui impacte les jeunesses et ne suscite que peu de réactions des politiques dans la mise en place de politiques publiques n’a fait qu’accroître un rejet et une défiance.

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La dégradation des conditions de vie de façon générale a progressivement amené une partie de la jeunesse vers une augmentation de l’abstention et une polarisation des votes où l’adhésion idéologique tend vers les extrêmes (entre la droite et la gauche). De même, ne constatant que peu de réactions de la part de la classe politique face aux revendications de la jeunesse, cette dernière tend à méconsidérer la politique institutionnelle pour son supposé hermétisme.

Comme l’écrivait Luc Rouban, en 2022, « c’est bien le sentiment d’une distance sociale avec les élites dirigeantes qui nourrit cette défiance » (p.21).

Cette négation de la jeunesse et de sa contribution indéniable à la société est partie prenante d’un dénigrement. Ce dernier vient à considérer que les jeunes seraient une sorte d’entité sujette à ses émotions, ses passions et qui aurait, par la même occasion, de grandes difficultés à être alors raisonnable parce que trop émotive.

Politique du mépris ?

À considérer la jeunesse de manière péjorative par différents qualificatifs emprunts de mépris tels que : « wokistes », « gauchistes », « islamo-bobos », etc. ; de manière indistincte et particulièrement caricaturale, notamment dans le cas de l’occupation d’un amphithéâtre à Sciences Po, les politiques participent au dénigrement des étudiants et peut-être in fine des études.

Certains politiques et médias pointent les institutions d’enseignement supérieur comme étant des laboratoires de thèses antirépublicaines et antidémocratiques par le « wokisme », voire même de « bunker islamo-gauchistes »“.

En faisant des étudiants des épouvantails, leurs détracteurs les « excommunient » de la citoyenneté. Cette forme d’anathème vient nier le pourquoi des actions. Elle dépolitise une mobilisation politique et jette l’opprobre, comme l’a démontré de façon particulièrement étayée, Olivier Beaud, sur les professions intellectuelles et les études.

L’intervention du premier ministre, Gabriel Attal, et de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, Sylvie Retailleau, semble représenter des modérateurs moralisants d’une institution qui paraîtrait être à la dérive. Gabriel Attal indiquait, seulement quelques heures après l’événement, que « le poisson pourri par la tête » comme le rappelle Sonia Devillers.

Un « intérêt excessif » ?

Comme l’évoque Laurence Bertrand Dorléac, présidente de la Fondation nationale des sciences politiques, institution qui gère les orientations stratégiques et administratives de Sciences Po, lors de son audition au Sénat le 20 mars 2024, les événements survenus à Sciences Po ont probablement suscité un « intérêt excessif » porté par les médias « et par conséquent par l’opinion publique ».

Madame Bertrand Dorléac rappelle « qu’aucun autre établissement universitaire français n’a suscité autant d’articles de presse et de tweets » tout en précisant que d’autres établissements ont été traversés par des événements similaires sans avoir connu les mêmes conséquences médiatiques et politiques. Pourtant, la liberté académique semble reculer dans de nombreux pays sans susciter autant de remous au niveau politique et médiatique.

En présentant les étudiants comme étant des individus hors de contrôle et les dirigeants d’établissement d’enseignement supérieur comme soupçonnés de défaillances, les politiciens présentent ces derniers alors comme irresponsables, irraisonnables et inaptes à l’exercice même de la politique. L’exercice de la politique, ici, est entendu comme la possibilité de participer pleinement en tant que citoyen et citoyenne aux débats publics ; émettre des doutes, propositions, actions, objections, contradictions par exemple. Par cette polémique, les politiciens réaffirment l’illusion de la politique comme raison défaite de ses émotions. Or, les recherches montrent que c’est tout le contraire : sans émotion et sans conflit, la politique ne serait que dépolitisée.

Dépolitiser les étudiants : une stratégie politique ?

Les revendications premières des étudiants sont la révision des partenariats de l’institution avec des universités israéliennes, une solution à deux États, un arrêt immédiat du déploiement de l’intervention de Tsahal sur Gaza, un arrêt de la politique coloniale israélienne en violation de nombreuses résolutions à l’ONU, etc.

Quelques personnels se sont joints et ont proposé des débats quand, en même temps, d’autres se désintéressent, voire usent de propos désobligeants, en direction des étudiants et de la mobilisation étudiante.

En réduisant l’événement survenu à Sciences Po à une invective antisémite, ces derniers participent à supprimer du débat le pourquoi d’une telle mobilisation ayant amené des étudiants d’une institution d’enseignement supérieur prestigieuse à occuper un amphithéâtre. Dans les propos des politiques, l’événement devient une illustration d’une jeunesse étudiante sauvage et irrationnelle. Comment des étudiants « ensauvagés » pourraient-ils parler sereinement et rationnellement de politique ?

Cette dépolitisation, est une stratégie politique efficace puisque nombre de médias et d’opinions n’ont pas retenu les revendications au détriment des interventions de nos politiques.

Ces derniers convoquent et enjoignent des émotions tout en reprochant aux étudiants d’être émotifs. À écouter et à voir les politiques s’engouffrer dans la polémique, il peut-être légitime de se demander s’ils ne seraient pas les premiers dépolitisés ?

The Conversation

Olivier Akhamlich ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

19.05.2024 à 19:10

« L’envers des mots » : Narchomicide

Bérengère Denizeau, Maîtresse de conférences à l'Université Sorbonne-Nouvelle et chercheuse en traductologie au CLESTHIA, Université Paris Cité

Fabrice Rizzoli, Spécialiste des mafias et président de l'association Crim'HALT. Enseignant en géopolitique des criminalités., Sciences Po

Contraction des mots « narcotrafic » et « homicide », le terme « narchomicide » a été utilisé pour la première fois par la procureure de la République à Marseille en 2023. Que signifie-t-il ?
Texte intégral (1118 mots)

Le néologisme narchomicide, contraction des mots narcotrafic et homicide, illustre la capacité dynamique de la langue à s’adapter et à refléter des réalités sociales complexes et, parfois, en mutation. Employé pour la première fois par Dominique Laurens, procureure de la République à Marseille, ce terme souligne la spécificité criminelle qui transcende les définitions traditionnelles dans le cas d’homicides directement liés aux trafics de drogue.

Dans le contexte marseillais, la présence de violents conflits entre clans de narcotrafiquants marque profondément le tissu social de la ville, particulièrement depuis 2021. Le trafic de drogue à Marseille est structuré par des bandes organisées, notamment en raison de la position stratégique de la ville comme port maritime et de la compétition territoriale pour le contrôle de ce marché.


À lire aussi : La France au cœur des trafics de drogue : un regard géopolitique


Selon un rapport mondial sur les drogues de 2023 de l’ONUDC (Office des Nations unies contre la drogue et le crime), ces conflits qui ont coûté la vie à plusieurs dizaines de personnes en 2023, dépassent les chiffres des années précédentes et ne concernent pas uniquement des acteurs de l’économie souterraine.

Les narchomicides liés au trafic de drogue, contrairement aux règlements de compte, ne se limitent pas aux acteurs impliqués dans ces réseaux criminels, mais touchent également des victimes innocentes, prises au piège de cette guerre urbaine : passants, habitants des quartiers touchés par ces luttes de pouvoir, ou proches de victimes, des enfants et des familles entières qui se voient plongés au cœur de conflits sanglants. Leur présence dans le décompte macabre des « narchomicides » permet d’observer combien les conséquences de ces affrontements dépassent les frontières des milieux criminels pour affecter l’ensemble de la société.

L’introduction de ce concept rappelle l’urgence qu’il y a à rechercher des solutions à grande échelle qui, au-delà de la répression, engagent également des politiques de prévention, d’éducation et de réinsertion sociale, par le biais de programmes de formation professionnelle, de soutien psychologique, et de mentorat, pour éviter que des citoyens ne soient sacrifiés sur l’autel d’une guerre dont ils ne sont ni les acteurs, ni les bénéficiaires, mais bien trop souvent les victimes oubliées.


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Si les néologismes naissent souvent en réponse à de nouveaux phénomènes sociaux pour lesquels le lexique existant ne suffit plus, l’apparition du terme « narchomicide » dans le débat public et son utilisation par les autorités judiciaires ne sont pas tant le reflet d’une évolution sémantique que la réponse à une nécessité communicative face à une réalité sociale alarmante. Dans une interview donnée sur France Info le 6 septembre 2023, Dominique Laurens explique que cette notion s’applique à des homicides liés au narcobanditisme pouvant frapper de simples passants :

« Ils ne sont pas visés pour leur participation spécifique aux trafics, mais parce qu’ils sont là simplement. C’est ce qui est très frappant dans les homicides actuellement. »

Dans la langue judiciaire, un règlement de compte est défini très précisément : il concerne des auteurs agissant en bande organisée avec préméditation dans le cadre d’un guet-apens et à l’aide d’armes à feu d’un certain calibre pour éliminer un concurrent criminel.

Les nouveaux mots contribuent à façonner la perception publique d’un phénomène. En dotant le discours sur la violence liée au narcotrafic d’un terme spécifique, on associe à la cité phocéenne l’idée d’une recrudescence de la violence qui dépasse le règlement de compte et apporte de l’eau au moulin de la rhétorique du « mauvais endroit au mauvais moment ».


Cet article s’intègre dans la série « L’envers des mots », consacrée à la façon dont notre vocabulaire s’étoffe, s’adapte à mesure que des questions de société émergent et que de nouveaux défis s’imposent aux sciences et technologies. Des termes qu’on croyait déjà bien connaître s’enrichissent de significations inédites, des mots récemment créés entrent dans le dictionnaire. D’où viennent-ils ? En quoi nous permettent-ils de bien saisir les nuances d’un monde qui se transforme ?

De « validisme » à « silencier », de « bifurquer » à « dégenrer », nos chercheurs s’arrêtent sur ces néologismes pour nous aider à mieux les comprendre, et donc mieux participer au débat public. À découvrir aussi dans cette série :

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

19.05.2024 à 19:09

Les mères chimpanzés continuent de jouer avec leurs petits même si elles sont mal nourries ou fatiguées

Zarin Machanda, Assistant Professor of Anthropology and Biology, Tufts University

Kris Sabbi, Fellow in Human Evolutionary Biology, Harvard University

Lorsque les ressources sont limitées, les mères, spécifiquement, supportent le coût énergétique des jeux avec leur progéniture.
Texte intégral (2059 mots)
Un jeune chimpanzé joue avec sa mère. Kris Sabbi

Les chimpanzés sauvages sont étudiés depuis plus de 60 ans, mais ils continuent d’émerveiller et de surprendre les observateurs, comme nous l’avons constaté durant l’été 2017 dans le parc national de Kibale, en Ouganda.

Nous observions les jeux des jeunes chimpanzés pour mieux comprendre comment ils grandissent. Pour la plupart des animaux vivant en groupe, le jeu fait partie intégrante du développement. Au-delà du simple fait de s’amuser, le jeu social leur permet de mettre en pratique des compétences physiques et sociales essentielles dont ils auront besoin plus tard dans leur vie.

Mais cet été-là, nous avons réalisé que les jeunes n’étaient pas les seuls à jouer. Les adultes se joignaient au jeu plus souvent que nous ne l’avions vu auparavant, en particulier entre eux. Le fait de voir des femelles chimpanzés adultes se chatouiller et rire a surpris même les chercheurs les plus chevronnés de notre projet.

Deux mamans avec leurs bébés jouent ensemble sur de petits arbres, et deux autres jeunes chimpanzés se joignent à elles.

Ce n’est pas le fait que les chimpanzés adultes jouent qui est inhabituel, mais le fait qu’ils le fassent si fréquemment. Un comportement que l’on observe habituellement une fois toutes les semaines ou toutes les deux semaines devient quelque chose que l’on voit tous les jours et qui dure parfois des heures.

Qu’est-ce qui avait donc changé cet été-là ? Pour nous, en tant que primatologues, c’est là que les choses intéressantes ont commencé.

Pourquoi les adultes jouent-ils ?

Les scientifiques pensent que la principale raison pour laquelle le jeu diminue avec l’âge est que les individus finissent par s’en passer au fur et à mesure qu’ils maîtrisent leurs capacités motrices et sociales et qu’ils adoptent des comportements plus adultes. Selon cette logique, les adultes ne jouent que rarement parce qu’ils n’en ont plus besoin. La situation est différente pour les espèces domestiquées comme les chiens, car le processus de domestication lui-même préserve les comportements juvéniles comme le jeu jusqu’à l’âge adulte.

Aucune de ces raisons n’expliquerait pourquoi nos chimpanzés adultes écartaient les bébés pour jouer entre eux cet été-là. Au lieu de nous demander pourquoi les adultes jouaient, nous avons dû nous demander ce qui pouvait, dans d’autres circonstances, les empêcher de jouer. Pour ce faire, nous avons dû revenir aux bases de la primatologie et examiner les effets de la nourriture sur le comportement.

L’été 2017 a été marqué par un pic saisonnier inhabituellement élevé d’un fruit rouge appelé Uvariopsis, un des aliments préférés des chimpanzés et qui est riche en calories. Pendant les mois où ces fruits sont mûrs et abondants, les chimpanzés passent plus de temps à se retrouver en groupe.

Ce type de surplus énergétique a été associé à des activités qui demandent beaucoup d’énergie, telles que la chasse. Nous nous sommes demandé si l’abondance de fruits pouvait également être liée au jeu social. Peut-être que le jeu des adultes est limité parce que les chimpanzés adultes n’ont généralement pas le temps et l’énergie nécessaires pour s’y consacrer.

Une femelle chimpanzé est assise avec son enfant sur une branche d’arbre
Rassembler suffisamment de nourriture pour se nourrir est une tâche quotidienne essentielle. Kris Sabbi

Quand la vie quotidienne empêche de jouer

Pour tester cette idée, nous nous sommes tournés vers les enregistrements du Kibale Chimpanzee Project, en extrayant près de 4 000 observations de jeux d’adultes sur une période de 10 ans.

Qu’il s’agisse de se battre avec un jeune chimpanzé ou de jouer à se courir après avec un autre adulte, la fréquence des jeux des adultes était fortement corrélée à la quantité de fruits mûrs dans le régime alimentaire au cours d’un mois donné. Lorsque la forêt regorgeait de nourriture de haute qualité, les chimpanzés adultes jouaient beaucoup.

Mais lorsque la quantité de fruits prisés diminuait, ce côté ludique disparaissait presque totalement, à l’exception des mères.

Chez les chimpanzés, les mâles sont beaucoup plus sociaux que les femelles. Ils investissent beaucoup de temps pour développer des amitiés et, en retour, ils récoltent les fruits de ces liens avec un rang de dominance plus élevé et plus de rapports sexuels. Pour les femelles, les coûts énergétiques élevés de la grossesse et de la lactation signifient que la socialisation se fait au prix du partage de la nourriture dont elles ont besoin pour elles-mêmes et leur progéniture.

Nous nous attendions à ce que le jeu, en tant que comportement social, suive d’autres modèles sociaux, les mâles jouant davantage et pouvant se permettre de jouer même lorsque l’abondance de nourriture était faible. À notre grande surprise, nous avons constaté le contraire. Les femelles jouaient plus, surtout pendant les mois où il y avait moins de fruits, parce que les mères continuaient à jouer avec leurs bébés même lorsque tous les autres chimpanzés avaient cessé de le faire.

Le coût caché de la maternité

Les chimpanzés vivent dans des sociétés multimâles et multifemmes qui présentent ce que les chercheurs appellent une fission-fusion. En d’autres termes, l’ensemble du groupe social est rarement, voire jamais, réuni. Au lieu de cela, les chimpanzés se divisent en sous-groupes temporaires, entre lesquels les individus se déplacent tout au long de la journée.

Lorsque la nourriture est rare, les groupes ont tendance à être plus petits et les mères sont souvent seules avec leurs petits. Cette stratégie réduit la compétition alimentaire avec les autres membres du groupe. Mais elle fait aussi des mères les seuls partenaires sociaux de leur progéniture. Le temps et l’énergie que les mères pourraient consacrer à d’autres tâches quotidiennes, telles que l’alimentation et le repos, sont plutôt consacrés au jeu.

Une mère chimpanzé s’amuse avec sa petite fille pendant qu’elle allaite son bébé.

Notre étude a non seulement révélé ce coût de la maternité jusqu’alors inconnu, mais elle a également mis en évidence l’importance pour ces jeunes chimpanzés que leurs mères acceptent ce coût.

Vous êtes peut-être curieux de savoir comment les pères des chimpanzés s’intègrent dans ce contexte. Les chimpanzés s’accouplent avec plusieurs individus, de sorte que les mâles ne savent pas quelle progéniture est la leur. Les mères doivent assumer seules les coûts de la parentalité.

Et chez les autres espèces de primates ?

Les chercheurs en développement de l’enfant savent que le jeu, et en particulier le jeu avec les parents, est d’une importance capitale pour le développement social de l’être humain.

Les chimpanzés et les humains s’adonnent à des jeux similaires.

Les chimpanzés étant l’un de nos plus proches parents vivants, ce type de similitudes comportementales entre nos espèces n’est pas rare.

Mais tous les parents primates n’ont pas recours à des jeux coûteux en énergie. En fait, il n’existe pratiquement aucune trace de mères singes jouant avec leurs bébés. La plupart des autres espèces de primates, comme les babouins et les capucins, ne se séparent pas pendant la journée, ce qui permet aux bébés de jouer entre eux et aux mères de se reposer.

Il reste à vérifier directement si le jeu maternel est le produit d’un groupe de fission-fusion ou s’il répond aux besoins de développement de la progéniture. Mais la responsabilité de jouer avec ses petits trouve certainement un écho chez de nombreux parents humains qui ont été soudainement amenés à devenir les principaux partenaires de jeu de leurs enfants lorsque Covid-19 a interrompu les activités normales.

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

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