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24.08.2025 à 19:21

La longue histoire des tests de grossesse : de l’Égypte antique à Margaret Crane, l’inventrice du test à domicile

Valérie Lannoy, Post-doctorante en microbiologie, Sorbonne Université
Depuis la pandémie de Covid-19, nous connaissons tous très bien les tests antigéniques, mais saviez-vous que les premiers tests de ce type ont été développés, pour la grossesse, grâce à Margaret Crane ?
Texte intégral (1956 mots)

Depuis la pandémie de Covid-19, nous connaissons tous très bien les tests antigéniques, mais saviez-vous que le principe de l’autotest a été imaginé, dans les années 1960, par une jeune designer pour rendre le test accessible à toutes les femmes en le pratiquant à domicile ? Découvrez l’histoire de Margaret Crane, et les obstacles qu’elle a dû surmonter.


Les tests de diagnostic rapide ont sauvé de nombreuses vies à travers le monde grâce à leurs simplicité et rapidité, et à leur prix abordable. Les plus répandus sont les tests antigéniques, dont nous avons tous pu bénéficier pendant la pandémie de Covid-19. D’autres tests antigéniques existent, comme ceux détectant la dengue ou le chikungunya, deux infections virales tropicales, ou encore le paludisme, la maladie la plus mortelle au monde chez les enfants de moins de 5 ans.

Ces types de tests sont reconnus d’utilité publique par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Le test antigénique de la grippe est par exemple utilisé en routine. Bien que l’intérêt pour ces tests ait émergé durant la Covid-19, nous étions déjà familiarisés avec les tests antigéniques sans nous en rendre compte ! Les tests de grossesse, ô combien impliqués dans nos histoires personnelles, sont les premiers tests de diagnostic rapide créés. On doit cette découverte à Margaret Crane, dont l’invention a contribué à l’amélioration considérable du domaine diagnostique général.

Les tests de grossesse à travers les âges

Détecter une grossesse a toujours revêtu une importance pour la santé féminine, la gestion familiale et les questions sociales. Un papyrus médical égyptien datant d’environ 1350 avant notre ère, appelé le papyrus Carlsberg, détaille une méthode simple. Des grains d’orge et de blé, enfermés chacun dans un petit sac ou un récipient, étaient humidifiés quotidiennement avec l’urine de la femme à tester. L’absence de germination diagnostiquait l’absence de grossesse. La germination de l’orge, elle, prévoyait la naissance d’un garçon, quand celle du blé présageait celle d’une fille. En 1963, une équipe de recherche a décidé d’essayer cette technique de l’Égypte antique, à première vue rudimentaire. De manière étonnante, même si la prédiction du sexe était décevante, la méthode égyptienne avait une sensibilité très élevée : 70 % des grossesses ont été confirmées ! Cela est probablement dû au fait que les hormones dans les urines de la femme enceinte miment l’action des phytohormones, les hormones végétales.

En 1927, le zoologue anglais Lancelot Hogben obtient une chaire de recherche pour étudier les hormones animales à l’Université du Cap en Afrique du Sud. Il y découvre le « crapaud à griffe » du Cap (Xenopus laevis) dont les femelles ont la capacité de pondre toute l’année. Le professeur Hogben contribue à la création d’un test de grossesse qui porte son nom. Son principe ? Injecter de l’urine de femme enceinte dans un crapaud femelle. En raison des hormones contenues dans l’urine, cette injection déclenchait spontanément la ponte. Le test présentait une sensibilité supérieure à 95 % !

Bien que ce protocole soit devenu un test de routine dans les années 1940, la majorité des femmes n’avait toujours pas d’accès facile aux tests de grossesse. D’autres tests similaires existaient, utilisant des souris femelles ou des lapines, consistant à en examiner les ovaires pendant 48 à 72 heures après l’injection d’urine, pour voir si celle-ci avait induit une ovulation. Ces tests présentaient des contraintes de temps, de coûts et l’utilisation d’animaux, ce qui a motivé la recherche de méthodes plus rapides et moins invasives.

La découverte de l’hormone hCG

Au début des années 1930, la docteure américaine Georgeanna Jones découvrit que le placenta produisait une hormone, appelée la gonadotrophine chorionique humaine, dont l’abréviation est l’hCG. Cette découverte en a fait un marqueur précoce de grossesse, et pour la tester, il ne restait plus qu’à la détecter !

En 1960, le biochimiste suédois Leif Wide immunisa des animaux contre l’hCG humaine et en purifia les anticorps. On avait donc à disposition des molécules, les anticorps, capables de détecter l’hCG, encore fallait-il que la réaction antigène-anticorps (dans ce cas, l’hCG est l’antigène reconnu par les anticorps) puisse être visible pour confirmer une grossesse à partir d’urines.

Le professeur Leif Wide développa un test de grossesse, selon une technologie appelée l’inhibition de l’hémagglutination. Elle se base sur l’utilisation de globules rouges, dont la couleur permet une analyse à l’œil nu. Si les anticorps se lient aux globules rouges, ils ont tendance à s’agglutiner, et cela forme une « tache rouge » au fond du test. En cas de grossesse, l’échantillon d’urine contient de l’hCG : les anticorps réagissent avec l’hCG et ne peuvent pas lier les globules rouges. L’absence de tâche rouge indique une grossesse ! Ce test était révolutionnaire, car, contrairement aux autres, et en plus d’être beaucoup moins coûteux, le résultat n’était obtenu qu’en deux heures.

L’invention de Margaret Crane

En 1962, l’entreprise américaine Organon Pharmaceuticals a commercialisé ce test de grossesse, à destination des laboratoires d’analyses médicales. En 1967, Margaret Crane est une jeune designer de 26 ans sans aucun bagage scientifique, employée par cette compagnie dans le New Jersey, pour créer les emballages de leur branche cosmétique. Un jour qu’elle visite le laboratoire de l’entreprise, elle assiste à l’exécution d’un des tests. Un laborantin lui explique la longue procédure, consistant au prélèvement d’urine par le médecin et à l’envoi à un laboratoire d’analyses. Il fallait attendre environ deux semaines pour une femme avant d’avoir un résultat.

Le test de grossesse inventé par Margaret Crane
Le test de grossesse inventé par Margaret Crane. National Museum of American History, CC BY

Malgré la complexité théorique de la technique, Margaret Crane réalise alors à la fois la simplicité de lecture du test et du protocole : il suffisait d’avoir des tubes, un flacon d’anticorps et un indicateur de couleur (les globules rouges) ! De retour chez elle à New York, elle lance des expériences en s’inspirant d’une boîte de trombones sur son bureau, et conçoit un boîtier ergonomique – avec tout le matériel et un mode d’emploi simplifié –, destiné à l’usage direct à la maison par les utilisatrices. Margaret Crane montre son prototype à Organon Pharmaceuticals, qui refuse l’idée, jugeant qu’une femme ne serait pas capable de lire seule le résultat, aussi simple soit-il…

La persévérance de Margaret Crane

Peu de temps après la proposition de Margaret Crane, un homme employé par Organon Pharmaceuticals s’en inspire et lance la même idée, et lui est écouté. Elle décide alors de tirer parti de la situation, en assistant aux réunions où elle était la seule femme. Plusieurs tests, prototypés par des designers masculins, y sont présentés : en forme d’œuf de poule, soit roses, soit décorés de strass… Sans aucune hésitation, c’est celui de Margaret Crane qui est choisi pour sa praticité, car elle l’avait pensé pour que son utilisation soit la plus facile possible. Margaret Crane dépose son brevet en 1969, mais Organon Pharmaceuticals hésite à le commercialiser tout de suite, de peur que les consommatrices soient dissuadées par des médecins conservateurs ou par leur communauté religieuse.

Il est mis pour la première fois sur le marché en 1971 au Canada, où l’avortement venait d’être légalisé. Bien que créditée sur le brevet américain, Margaret Crane ne perçut aucune rémunération, car Organon Pharmaceuticals céda les droits à d’autres entreprises.

L’histoire de Margaret Crane illustre un parcours fascinant, où l’observation empirique rencontre le design industriel. Sa contribution fut finalement reconnue en 2014 par le Musée national d’histoire américaine.

Son concept fondateur, celui d’un test simple, intuitif et autonome pour l’utilisateur, ouvrit la voie révolutionnaire aux tests de grossesse sous la forme que nous connaissons aujourd’hui et aux tests antigéniques, essentiels notamment lors de crises sanitaires.

The Conversation

Valérie Lannoy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.08.2025 à 17:49

Réduire l’empreinte carbone des transports : quand les progrès techniques ne suffisent pas

Alix Le Goff, Docteur en économie des transports, Université Lumière Lyon 2
Damien Verry, Directeur projet Modélisation-évaluation des mobilités, Cerema
Jean-Pierre Nicolas, Directeur de recherche CNRS, Laboratoire Aménagement Economie Transports, ENTPE
Les voyages longue distance en avion et les déplacements en voiture des actifs, de plus en plus longs du fait de l’étalement urbain, sont les deux principaux postes de croissance des émissions.
Texte intégral (2836 mots)

Entre 1994 et 2019, les émissions de gaz à effet de serre liées aux mobilités en France ont continué à augmenter, malgré les progrès techniques. Pour inverser la tendance, il faudrait tempérer à la fois l’augmentation des voyages à longue distance en avion et celle des déplacements en voiture des actifs, de plus en plus longs du fait de l’étalement urbain. Les solutions politiques à mettre en place devront composer avec de forts enjeux d’équité sociale.


Les transports représentent 15 % des émissions globales de gaz à effet de serre (GES) dans le monde, mais la France constitue un cas particulier. Les transports occupent un poids relatif plus important en France du fait de son système énergétique peu carboné (notamment du fait de son énergie nucléaire). Ainsi, en 2023, ce secteur représentait 34 % des émissions de gaz à effet de serre.

Réduire ces émissions est donc un enjeu crucial au niveau national, mais les dynamiques en jeu sont complexes. Pour mieux les comprendre, nous nous sommes concentrés sur les mobilités individuelles pour analyser vingt-cinq ans de données issues des trois dernières enquêtes nationales sur la mobilité des Français, menées respectivement en 1994, en 2008 et en 2019.

Il ressort de nos résultats que les progrès techniques enregistrés sur cette période ne suffisent pas à compenser les hausses de distances parcourues. En outre, les politiques de régulation à mettre en place doivent composer avec de forts enjeux d’équité sociale.

C’est, par exemple, le cas pour le transport aérien, qui a connu une hausse des émissions de plus d’un tiers entre 1994 et 2019, avec des disparités marquées. En 2019, les 25 % les plus riches de la population étaient ainsi responsables de plus de la moitié des distances parcourues en avion.

Des émissions encore et toujours en hausse

Principale leçon de l’enquête : pour le climat, le compte n’y est pas. En 2019, le Français moyen a effectué 1 044 déplacements et parcouru 16 550 kilomètres. Ceci correspond à 2,3 tonnes équivalent CO2 pour se déplacer. Or, si la France souhaite respecter l’accord de Paris (c’est-à-dire, faire sa part pour limiter le réchauffement en dessous de 2 °C en 2100), c’est peu ou prou la quantité totale de GES que ce Français devra émettre en 2050… tous usages confondus.

Émissions de gaz à effet de serre liées à la mobilité des Français en 2019. Fourni par l'auteur

L’automobile pèse lourd dans le bilan : elle représente à elle seule près des trois quarts du total des émissions. L’avion constitue l’essentiel du quart restant, tandis que tous les autres modes pris ensemble ne comptent que pour 4 %.

Par ailleurs, les émissions de notre Français moyen ont augmenté de 7 % entre 1994 et 2019. Il ne réalise pas davantage de déplacements qu’auparavant, mais ceux-ci sont par contre plus longs (+18 %). Les progrès techniques réalisés entre 1994 et 2019 ont permis de baisser les émissions par kilomètre parcouru de 10 %, ce qui n’a compensé que partiellement cet allongement. Enfin, comme la population française a augmenté de 12 % sur la période, la hausse de 7 % des émissions par personne conduit à une croissance totale des émissions de 20 %.

Pour aller plus loin dans l’analyse, nous avons distingué deux types de mobilité : les mobilités locales et les mobilités à longues distances, qui répondent à des besoins différents et ne font pas face aux mêmes contraintes. De ce fait, elles ne recourent pas aux mêmes modes de transports et n’ont pas évolué de la même manière au cours des vingt-cinq années observées.

L’automobile, poids lourd des émissions locales

La voiture est incontestablement le mode de transport dominant pour les trajets quotidiens des Français, tant en termes de distances parcourues que d’impacts environnementaux. Pour ce type de déplacements, elle représente ainsi 85 % des distances totales et 95 % des émissions de gaz à effet de serre. Ces proportions se vérifient dans les trois enquêtes de 1994, de 2008 et de 2019.

Évolution des émissions de GES pour les déplacements locaux entre 1994 et 2019. Fourni par l'auteur

Entre 1994 et 2019, les émissions totales de GES issues des déplacements locaux ont progressé de 20 %, notamment du fait d’un allongement des distances parcourues par personne, en plus de l’augmentation de la population. Les gains d’efficacité énergétique des moteurs n’ont pas suffi à compenser la croissance du poids des véhicules ni la progression de la proportion d’automobiles occupées par leur seul conducteur. Le taux de remplissage moyen est ainsi passé de 2,1 personnes à 1,8 personne par voiture.

Sur le plan individuel, le facteur déterminant du niveau de gaz à effet de serre émis reste le fait de travailler ou non. En 2019, les actifs en emploi constituaient 43 % de la population et représentaient 65 % des émissions. Les disparités territoriales entrent également fortement en compte : les actifs qui vivent dans les zones rurales ou périurbaines ont vu leurs distances et leurs émissions augmenter de manière significative avec l’élargissement des bassins d’emplois et la disparition des services locaux.

A contrario, ceux des centres urbains ont baissé leurs émissions à la faveur d’une réduction des distances parcourues et d’un basculement progressif vers les modes alternatifs à la voiture, plus facilement accessibles sur leurs territoires.


À lire aussi : Peut-on faire une ville du quart d’heure dans le périurbain ?


À longue distance, les émissions des Français décollent

Les émissions liées aux déplacements à longue distance ont également augmenté de 20 % entre 1994 et 2019, avec une accélération marquée entre 2008 et 2019. L’avion est le principal responsable de cette hausse, avec des distances totales parcourues multipliées par 2,5.

Bien que les émissions par passager au kilomètre en avion aient très fortement baissé sur la période (-45 %) grâce aux progrès techniques et à de meilleurs taux de remplissage, ces dernières restent élevées (170 g équivalent CO2 par passager au kilomètre, contre 99 pour la voiture sur les longues distances). Par ailleurs, cette baisse ne suffit pas à compenser la croissance de l’usage de l’avion. Les émissions dues à ce mode de transport augmentent de 35 % entre 1994 et 2019.

Évolution des émissions de GES pour les déplacements à longue distance entre 1994 et 2019. Fourni par l'auteur

Sur le plan individuel enfin, les disparités sociales restent extrêmement marquées : les plus diplômés et les plus aisés sont les plus susceptibles de réaliser des voyages longue distance.

Cette hétérogénéité pose la question de l’équité des politiques de régulation. Par exemple, les personnes sans diplôme appartenant au quartile de revenu le plus faible ont émis en moyenne 0,5 tonne équivalent CO2 par an pour leur mobilité à longue distance, contre 2,5 tonnes équivalent CO2 par an pour les titulaires d’un master ou plus, appartenant au quartile de revenu le plus élevé.

Même si on observe une diffusion progressive de l’usage de l’avion dans toutes les catégories de la population, cette démocratisation apparente reste à relativiser. En 2019, les 25 % les plus riches étaient toujours à l’origine de plus de la moitié des distances parcourues en avion. Et ce sont surtout les 25 % suivant qui les rattrapent : la moitié la moins aisée de la population reste encore loin derrière.

Comment réduire l’empreinte carbone de nos mobilités ?

Pour les mobilités locales, nos résultats soulignent l’importance d’adapter les politiques publiques aux spécificités territoriales pour réduire efficacement les émissions des mobilités individuelles.

C’est dans les zones périurbaines et peu denses que les enjeux sont les plus lourds en termes d’émissions. Des initiatives dans ces zones peuvent viser à améliorer et promouvoir l’offre de mobilités alternatives à la voiture individuelle, comme le vélo, les transports en commun ou le covoiturage. La voiture électrique, davantage consommatrice d’énergie et de matériaux rares que sa concurrente thermique lors de la phase de construction, nécessite un usage régulier pour avoir une empreinte carbone plus faible. Elle peut ainsi apparaître particulièrement pertinente dans ces territoires où la dépendance automobile est forte et les distances parcourues sont importantes.

Mais cette solution par l’organisation du système de transport ne fait pas tout. La maîtrise de l’étalement urbain dans les zones rurales et périurbaines est essentielle pour limiter l’augmentation des distances parcourues et, par conséquent, des émissions de GES. Des politiques favorisant la densification des activités et des résidences autour des pôles locaux et inversant la tendance de la disparition progressive des services de proximité pourraient jouer un rôle clé dans cette stratégie, sans se faire au détriment des populations concernées.

Pour les déplacements à longue distance, les évolutions démographiques et socio-économiques globales vont probablement favoriser un renforcement de l’usage de l’avion. Les progrès techniques envisagés à court et moyen terme risquent de ne pas suffire pour compenser cette augmentation prévisible de la demande.

La concentration des émissions de GES sur une fraction aisée et diplômée de la population impose de réfléchir à des politiques de réduction des émissions qui ciblent prioritairement les grands émetteurs. Par exemple, plusieurs travaux économiques montrent l’intérêt d’une taxe progressive sur les vols afin de réduire le nombre des « frequent flyers » de l’avion, sans pénaliser les voyageurs occasionnels.

Parallèlement, le développement des alternatives à l’avion pour certains déplacements, tels que les trains à grande vitesse pour les trajets intraeuropéens, pourrait contribuer à réduire la dépendance vis-à-vis de l’aérien.


À lire aussi : Le train survivra-t-il au réchauffement climatique ?


En définitive, les progrès techniques enregistrés au cours des vingt-cinq dernières années, tant dans l’aérien que pour l’automobile, n’ont pas permis d’inverser la tendance à la hausse des émissions de GES des Français, pas plus au niveau individuel qu’au niveau global. Si l’on veut tenir les objectifs de l’accord de Paris, les actions à mener doivent aussi toucher les pratiques de mobilités elles-mêmes et l’organisation spatiale du territoire, ce qui ne peut se faire sans prendre également en compte les forts enjeux d’équité sociale du secteur.


Les résultats présentés dans cet article sont issus d’une recherche subventionnée par l’Agence de la transition écologique (Ademe). Leur détail et les hypothèses des calculs sont disponibles dans le rapport publié par les auteurs de l’article sur le site de l’Ademe.

The Conversation

Alix Le Goff a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR), notamment concernant des travaux traitant de la modélisation des déplacements et de la dépendance automobile.

Damien Verry a reçu des financements de l'ANR, de l'ADEME.

Jean-Pierre Nicolas a reçu des financements de l'ADEME

24.08.2025 à 17:45

Les frontières des États-Unis vont rester ouvertes pour les immigrés hautement qualifiés en sciences et en technologies

Dominique Redor, professeur émérite université Gustave Eiffel, chercheur affilié au Centre d'Etudes de l'emploi, CNAM, Conservatoire national des arts et métiers (CNAM)
Donald Trump affiche une politique volontaire pour limiter l’immigration et renvoyer les clandestins. Cela ne concerne pas les personnes les plus diplômées.
Texte intégral (1792 mots)

L’administration Trump 2 a fait de la lutte contre l’immigration une priorité de politique interne. Au-delà des images chocs d’arrestations, la réalité est plus complexe, notamment pour les immigrés ayant des compétences scientifiques très pointues. La suprématie scientifique et technologique des États-Unis continue et continuera de dépendre de leur capacité à attirer les cerveaux du monde entier.


Le président Trump expulse en masse les immigrés sans papiers, tente de remettre en cause le droit du sol pour les enfants nés aux États-Unis de parents qui n’y résident pas officiellement. Il s’en prend aussi aux étudiants étrangers des universités les plus prestigieuses. C’est un moyen que le président utilise pour les forcer à accepter les ingérences de son administration dans la sphère universitaire et de la recherche scientifique. Cette administration tente ainsi d’obtenir le licenciement ou l’arrêt du recrutement de certains scientifiques de haut niveau états-uniens et surtout étrangers.

Largement médiatisées, ces attaques ne doivent pas faire oublier qu’une part importante des immigrés présents aujourd’hui aux États-Unis est hautement diplômée, selon l’enquête American Community Survey (disponible sur le USA IPUMS dont sont extraites la plupart des données du présent article. Le président Trump va-t-il aussi leur fermer les frontières des États-Unis ? Ou, au contraire, va-t-il se borner à effectuer une sélection, entre ceux et celles qui, jugés indispensables au bon fonctionnement de l’économie, bénéficieront de toutes les protections et de tous les avantages matériels, tandis que les autres seront de plus en plus rejetés ?


À lire aussi : Pourquoi les politiques anti-immigration pourraient être abandonnées


Le grand tournant des années 1960

L’histoire du brain drain (l’attraction des cerveaux), notamment européens, vers les États-Unis est ancienne. Le grand tournant de la politique migratoire eut lieu en 1965. Le président démocrate Lyndon Johnson voulait que les États-Unis redeviennent une « terre d’accueil ». Pour cela, une nouvelle législation fut adoptée pour favoriser l’immigration familiale et, surtout, celle des personnes ayant des qualifications ou des compétences exceptionnelles. On leur offrait la possibilité d’obtenir un droit de séjour permanent, encore dénommé Green Card (carte verte).

Par ailleurs, les personnes ayant au minimum un diplôme de niveau bachelor (license) – dans la pratique un master était requis –, pouvaient obtenir un visa de travail temporaire de trois à six ans, suivi, le cas échéant, par la carte verte.

Depuis lors, cette législation a connu de nombreuses adaptations, mais n’a pas fondamentalement changé. Ses effets, jusqu’en 2024, ont été progressifs et massifs. Précisons que l’enquête American Community Survey considère comme immigrée toute personne née à l’étranger. En 1980, ces immigrés d’âge pleinement actif (de 25 ans à 64 ans) représentaient 7,2 % de la population résidant aux États-Unis. En 2020, ils constituaient 19 % de cette population. Une partie de celle-ci, surtout d’origine latino-américaine, avait un très faible niveau de diplôme. En effet, 84 % de ces derniers avaient un niveau d’éducation inférieur ou égal au diplôme de fin d’études secondaires.

Des immigrants diplômés

Cependant, beaucoup d’immigrants, admis dans les années 1980 et 1990, étaient de plus en plus diplômés. Depuis, leur montée en qualification a été régulière. En 2020, parmi l’ensemble de la population immigrée, on trouvait davantage de titulaires d’un diplôme de 3e cycle (master ou doctorat), qu’au sein de la population d’origine états-unienne. Si bien que les immigrés représentaient un tiers des personnes résidant aux États-Unis qui étaient titulaires d’un doctorat.

Ce constat mérite d’être relativisé. Si les diplômés dans les disciplines scientifiques et technologiques et du management représentaient la grande majorité des immigrés admis à résider et travailler aux États-Unis, les diplômés de sciences sociales, de disciplines littéraires et artistiques, étaient beaucoup moins nombreux à obtenir cette admission.

Européens, Chinois et Indiens

Trois groupes d’immigrants se distinguaient par leur niveau d’éducation particulièrement élevé. Tout d’abord, par ordre croissant, on dénombrait 1,5 million d’Européens des 27 pays de l’Union européenne, appartenant à cette classe d’âge pleinement active ; 30 % d’entre eux étaient titulaires d’un diplôme de 3e cycle. La palme revenait aux Français au nombre de 120 000 ; 52 % d’entre eux possédaient un diplôme de 3e cycle.

Ensuite, un deuxième groupe de personnes hautement diplômées était constitué par les Chinois, au nombre de 1,9 million pour cette classe d’âge ; 37 % d’entre eux avaient un diplôme de 3e cycle. Enfin, le groupe des immigrés indiens était le plus nombreux avec 2,8 millions de personnes, dont 43 % possédaient un tel diplôme.


À lire aussi : Los Angeles : le recours à la Garde nationale au cœur du conflit entre Trump et les autorités locales


En témoignent quelques figures bien connues comme, par exemple, les Français Yann Le Cun ou Jérôme Pesenti qui ont exercé de hautes fonctions chez Meta, tandis que Joëlle Barral était directrice de la recherche fondamentale en intelligence artificielle (IA) chez Google Deep Mind. Quant à Fidji Simo, elle est devenue, en 2024, directrice générale des application d’Open AI. Sundar Pichaï chez Google ou Shantanu Narayen chez Adobe System illustrent, quant à eux, la présence des Indiens.

Les données de l’administration états-unienne de l’immigration montrent que ce sont les entreprises de la tech qui obtiennent le plus grand nombre de visas pour employer des immigrés les plus qualifiés. Les « seven magnificients » : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft, Nvidia et Tesla arrivent en tête. Chacune d’elles obtient chaque année plusieurs milliers de visas pour embaucher des étrangers hautement diplômés.

Des immigrés aux postes les plus élevés

D’une manière générale, les immigrés sont nombreux dans les échelons supérieurs de ces organisations. Ceci est attesté par leur position dans la hiérarchie des salaires. Par exemple, dans le secteur de la construction électronique (incluant Apple), les 5 % de salariés les mieux payés perçoivent un salaire annuel égal ou supérieur à 220 000 dollars. Parmi ceux-ci, on compte 38 % d’immigrés. De même, dans le secteur de la communication et des réseaux sociaux (incluant Facebook), 5 % des salariés perçoivent une rémunération annuelle égale ou supérieure à 310 000 dollars. On dénombre 33 % d’immigrés parmi eux. Dans l’enseignement supérieur, on trouve 26 % d’immigrés dans la classe des 5 % de salariés les mieux payés.

France 24 – 2025.

La longue histoire du brain drain vers les États-Unis est loin d’être terminée, malgré de possibles soubresauts, comme l’ont montré, en décembre dernier, les dissensions au sein du camp MAGA.

Le Made in USA et son économie ne peuvent pas se passer de l’emploi des étrangers. Quelles que soient les évolutions politiques dans les années à venir, les gouvernants continueront à donner la priorité absolue à la suprématie de leur pays dans ces domaines. La politique migratoire de Trump et de ses successeurs laissera les frontières largement ouvertes aux scientifiques et managers étrangers, comme au cours de ces soixante dernières années.

Des attaques ciblées de D. Trump

Les attaques de Donald Trump contre la science ne doivent pas tromper. Son combat concerne les disciplines et les scientifiques dont les travaux et les démonstrations s’opposent à son idéologie, qu’il s’agisse de la climatologie, d’une partie des sciences médicales et de la quasi-totalité des sciences sociales (études sur le genre, les inégalités, les discriminations de toutes origines).

Sa politique relève d’une conception instrumentale de la science et des scientifiques, rejetant ceux qui ne servent pas ses intérêts économiques et ses options idéologiques. S’ils sont étrangers, ils risquent l’expulsion. Les autres, indispensables aux entreprises de la tech, sont les bienvenus aux États-Unis et le resteront, car il existe désormais une concurrence intense sur ces marchés mondialisés de l’emploi des « talents », selon l’expression popularisée par les publications de l’OCDE. Cette compétition va se poursuivre et s’exacerber.

Cette situation devrait davantage préoccuper les gouvernements européens et français. L’exode des cerveaux de l’UE risque de se prolonger, voire de s’accroître. Les données de l’OCDE font ressortir l’insuffisance des investissements en recherche et développement (R&D) de la France au même niveau que la moyenne de l’UE (2,15 % du PIB), et très en deçà des États-Unis (3,45 %). Cette faiblesse des investissements concerne aussi bien la recherche publique que privée. Sur la période 2013-2024, les entreprises états-uniennes ont investi dans l’IA 470 milliards de dollars, les entreprises allemandes 13 milliards et les entreprises françaises 11 milliards. C’est dire, sur ce domaine d’avenir, combien le pouvoir d’attraction de l’économie des États-Unis est déterminant.

The Conversation

Dominique Redor est membre des Economistes Atterrés

24.08.2025 à 17:11

Kabylie-État algérien : une confrontation politique persistante (2/2)

Salem Chaker, Professeur émérite à l’Université d’Aix-Marseille, Aix-Marseille Université (AMU)
La défiance de la Kabylie à l’égard du pouvoir central se manifeste notamment dans une participation quasi-nulle aux scrutins nationaux.
Texte intégral (2324 mots)

Deuxième partie d’un texte rassemblant une série de constats et de réflexions nourris par plus d’un demi-siècle d’observation et d’engagement – une observation que l’on pourrait qualifier de participante – au sein de la principale région berbérophone d’Algérie : la Kabylie.


Dans un précédent article, nous avons vu qu’une palette assez complète de moyens répressifs, politiques et juridiques a été utilisée par l’État algérien pour contrôler une région qui s’est régulièrement opposée à lui, opposition qui n’a d’ailleurs pas eu que des formes paroxystiques.

Il suffit de se pencher sur la sociologie électorale de la Kabylie depuis 1963 pour constater, sur la base même de chiffres officiels – dont la fiabilité est pourtant très douteuse –, qu’il existe dans cette région une défiance tenace vis-à-vis du pouvoir politique. Lors de toutes les consultations électorales, de niveau local ou national, on a pu constater en Kabylie des taux d’abstention très élevés avoisinant souvent les 80 % et un rejet quasi systématique des candidats officiels.

À l’élection présidentielle de 2019, la participation était quasi nulle en Kabylie (0,001 % à Tizi-Ouzou et 0,29 % à Béjaia, par exemple). Dans le reste du pays, la participation, sans être massive, a été significative (39,88 %). En 2024, selon les chiffres officiels, évidemment sujets à caution, le taux de participation en Kabylie (Tizi-Ouzou et Béjaia) a été inférieur à 19 %, bien en-deçà de la moitié de la moyenne de la participation au niveau national (46,10 %).

Certes, les diverses confrontations entre la Kabylie et le pouvoir central ont favorisé certaines avancées et fait évoluer la position de l’État. En particulier, le tabou pesant sur la langue et la culture berbères a été levé, avec leur reconnaissance comme « langue nationale » en 2002, l’arabe restant langue officielle, et la promotion du berbère au rang de seconde « langue officielle » en 2016.

C’est d’ailleurs la pratique permanente du pouvoir face à toutes formes de contestation : quand on ne peut pas la réprimer directement et immédiatement, on la neutralise par des concessions tactiques. C’est ce qu’a illustré le grand mouvement de contestation national de 2019-2020 (Hirak) qui a certes obtenu la mise à l’écart définitive de Bouteflika, mais qui a vu en même temps se renforcer les actions de répression de toute nature contre les « meneurs » et contre la presse.

Dans tous les cas, et quelle que soit la forme de l’opposition, on a le sentiment que celle-ci bute sur le socle inébranlable d’un pouvoir autoritaire. Toujours et partout, les méthodes du pouvoir et de ses exécutants ont été les mêmes : infiltration, division, répression et récupération.

Même les mouvements de protestation les plus massifs (Kabylie 2001-2002, aussi appelé printemps noir, où la protestation populaire sévèrement réprimée s’est soldée par près de 130 morts et des milliers de blessés ; Hirak 2019-2020) n’ont pas réussi à remettre en cause le socle du système et à imposer une évolution démocratique, même très progressive.

En fait, en dehors de ces appareils répressifs redoutables et remarquablement efficaces, le régime algérien depuis 1962 dispose d’atouts extrêmement puissants :

  • Bien sûr, en premier lieu, la rente des hydrocarbures qui lui permet souvent de calmer les ardeurs contestataires et surtout d’intégrer une grande partie des élites culturelles et politiques ;

  • En second lieu, la rente idéologique constituée à la fois de ce qui a été appelé « la rente mémorielle » fondée sur la guerre de libération, mais aussi sur ce que le régime lui-même appelle « les constantes de la nation », c’est-à-dire l’unité et l’indivisibilité de la nation, l’identité arabe et l’islam. Ces « opiums », systématiquement diffusés par l’École, les médias officiels et les mosquées, permettant d’anesthésier la société et, en cas de contestation, de légitimer la répression sont donc nombreux et durables.

La Kabylie ou « l’adversaire de l’intérieur »

Le régime algérien, comme tous les régimes autoritaires, a structurellement besoin d’ennemis, extérieurs et/ou intérieurs, pour se maintenir et légitimer son autoritarisme et ses pratiques répressives. Depuis la tentative d’invasion marocaine de 1963, qui marqua le premier conflit frontalier connu sous le nom de « Guerre des Sables », puis surtout depuis la crise du Sahara occidental à partir de 1974, l’ennemi extérieur désigné reste le voisin et « frère » marocain, ainsi que ses alliés.

Sur le temps long, l’ennemi extérieur sert surtout de prétexte pour renforcer le sentiment national face à une menace perçue. Dans la réalité, cette rhétorique n’a guère de traduction concrète : il est difficile d’imaginer les généraux algériens s’engager dans une guerre contre le Maroc, tant un tel pari militaire et politique serait incertain et pourrait compromettre la survie même du régime.

En revanche, la Kabylie reste perçue par le pouvoir central comme un adversaire intérieur, et ce depuis 1963 et l’insurrection armée de Hocine Aït Ahmed. Elle est une proie facile que l’on peut aisément désigner à la vindicte populaire, en tant qu’ennemi de la nation et de son unité. C’est pour cela que ce ressort est systématiquement utilisé depuis 1963.

On se reportera aux discours des présidents de la République algériens (Ben Bella, Boumédienne, Chadli et à ceux des gouvernements successifs à l’occasion des crises « kabyles » en 1963, en 1980, en 2001-2002 et en 2021-2022, cette dernière ciblant spécifiquement le MAK qui n’est donc qu’un cas parmi une longue série rappelée plus haut.

En fait, cette pratique antikabyle a des racines bien plus anciennes, au sein même du mouvement nationaliste algérien radical. On rappellera que le mouvement national algérien né à la fin des années 1920 était très divers, allant de courants partisans de la lutte armée (indépendantistes comme le Parti du Peuple algérien de Messali Hadj) à des mouvements réclamant une autonomie au sein de la France, comme ce fut initialement le cas de Fehrat Abbas.

Mais devant le blocage du système colonial, ce sont les partisans du passage à la lutte armée qui se sont imposés et ont constitué le FLN de 1954.

Cette tension culminera avec l’assassinat, en 1957, d’Abane Ramdane, l’un des leaders du FLN, qui prônait la primauté du politique sur le militaire.

Au départ, il s’agissait moins d’un clivage ethnique que d’une opposition idéologique sur les moyens d’action, certains militants nationalistes kabyles s’opposant à la définition arabo-islamique de la nation et manifestant un tropisme marqué en faveur d’une conception laïque de l’État.

D’où les condamnations et stigmatisations récurrentes de « berbérisme et berbéro-matérialisme ». Cette divergence idéologique évoluera rapidement vers une suspicion antikabyle largement répandue, qui s’est manifestée après l’indépendance par l’élimination ou l’éviction de tous les chefs historiques kabyles du FLN (Krim Belkacem, Hocine Aït Ahmed…).

Un contexte répressif aux racines idéologiques anciennes

Ces invariants (islam, arabité, unité et indivisibilité de la nation) sont pour l’essentiel induits par l’histoire politique contemporaine au cours de laquelle s’est constitué le nationalisme algérien. Cette donnée historique a déterminé des options idéologiques et des pratiques politiques pérennes :

  • La référence quasi obsessionnelle à l’identité arabe et musulmane de la nation ;

  • Un nationalisme exacerbé posant l’existence éternelle de la nation incarnée par l’État ;

  • Une tendance lourde à l’unanimisme et au refus de toute diversité interne, ethnique, religieuse ou linguistique.

Au plan politique, ces fondamentaux se sont traduits par :

  • Un autoritarisme marqué n’hésitant pas à recourir à toutes les formes de répression, y compris sanglantes ;

  • Une justice non indépendante ;

  • Une presse en liberté surveillée, avec des fluctuations selon les périodes ;

  • Une omniprésence, voire une omnipotence, des services de sécurité qui participent directement à l’exercice du pouvoir ;

  • Des partis politiques, depuis qu’ils ont été autorisés (1989), sous contrôle étroit de l’exécutif.

Bien qu’il ait connu des fluctuations, avec des alternances de périodes d’ouverture et de périodes de fermeture, ce contexte d’autoritarisme et de répression est structurel : il est la concrétisation au niveau de la gestion politique des orientations idéologiques fondamentales du mouvement nationaliste.

C’est donc une erreur d’analyse, ou une illusion naïve de croire qu’il y ait eu à l’indépendance un « détournement » d’un mouvement populaire progressiste et démocratique. Un détournement de la « Révolution », comme on dit souvent en Algérie, n’a eu lieu ni en 1962, ni en 1965, ni plus tard. Le régime politique qui s’est mis en place à l’indépendance, avec le tandem Ben Bella – Boumédiène, n’est que la concrétisation directe des orientations fondamentales du mouvement nationaliste.

Rares ont été les analystes qui, comme Mohamed Harbi, sans aucun doute l’historien algérien du nationalisme le mieux informé et le plus lucide, ont perçu que les prémisses du régime politique algérien post-indépendance étaient déjà en germe dans le mouvement nationaliste.

Il ne s’agit donc pas d’une confiscation par une oligarchie, mais bien de la réalisation d’une programmation qui remonte aux origines même du nationalisme.

C’est pour cela que le combat berbère, comme tous les combats démocratiques, est difficile en Algérie. Ces combats sont difficiles, voire désespérés, pour répondre au titre de l’ouvrage de Pierre Vermeren (2004).

Si l’on veut remettre en cause réellement un pouvoir « corrompu et corrupteur », comme le disait la plateforme d’El-Kseur (2001), élaborée à la suite du « printemps noir » de 2001, il faut nécessairement s’attaquer aux bases historiques et idéologiques qui fondent ce régime.

D’autant qu’à ces blocages internes s’ajoute un contexte géopolitique peu favorable à toute évolution démocratique. L’Algérie (de même que le Maroc) apparait de plus en plus comme l’un des gardiens de la frontière sud de l’Europe, avec pour fonction essentielle le contrôle de l’immigration africaine et la lutte contre l’islamisme radical. Autrement dit, le régime en place à Alger mais plus généralement les pouvoirs installés au Maghreb, rendent de grands services à l’Europe.

Dans une telle configuration, il peut compter sinon sur le soutien, du moins sur une bienveillante tolérance des pays occidentaux qui s’accommodent fort bien des violations les plus flagrantes des droits humains chez leurs auxiliaires du Sud.

The Conversation

Salem Chaker ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

24.08.2025 à 17:11

Israël-Palestine : comment les religions juive et islamique sont mobilisées pour justifier la violence

Haoues Seniguer, Maître de conférences HDR en science politique. Spécialiste de l’islamisme et des rapports entre islam et politique, Sciences Po Lyon, laboratoire Triangle, ENS de Lyon
Extraits d’un récent ouvrage qui s’efforce d’analyser comment les religions juive et islamique sont mobilisées par des acteurs du Moyen-Orient et de France.
Texte intégral (2186 mots)

Le conflit israélo-palestinien ne se résume en aucun cas à une guerre de religion. Pour autant, l’aspect religieux, mobilisé par bon nombre des représentants des deux parties et, souvent, par leurs soutiens extérieurs, y joue un rôle certain. Haoues Seniguer, directeur pédagogique du Diplôme d’établissement sur le monde arabe contemporain (DEMAC) de Sciences Po Lyon et chercheur au laboratoire Triangle, UMR 5206, CNRS/ENS Lyon, examine ces questions cruciales dans « Dieu est avec nous : Le 7 octobre et ses conséquences. Comment les religions islamique et juive justifient la violence », qui vient de paraître aux éditions Le Bord de l’Eau. Extraits de l’introduction.


L’enjeu d’une prise de parole sur le 7 octobre

Aborder le 7 octobre et ses répercussions relève d’un exercice périlleux, tant les enjeux sont complexes et les sensibilités à incandescence. Plusieurs raisons, plus ou moins légitimes, expliquent cette difficulté. Tout d’abord, le sujet a déjà fait l’objet de nombreuses analyses et prises de position ; dès lors, quel intérêt y aurait-il à ajouter sa voix à ce flot d’interventions, qu’elles émanent de chercheurs avertis ou de commentateurs plus ou moins éclairés ?

Ensuite, dans un contexte où le conflit israélo-palestinien suscite des débats souvent passionnels, ne risque-t-on pas, en s’y engageant, d’exacerber les tensions sans réellement parvenir à faire entendre une voix qui, à tort ou à raison, se voudrait singulière ? Chercher à analyser et à expliquer cet événement d’ampleur mondiale, dans ses développements successifs, ne revient-il pas à s’exposer au risque d’être accusé, comme l’avait autrefois suggéré le premier ministre Manuel Valls, de tenter de justifier l’injustifiable, en l’occurrence les attaques du 7 octobre et l’émotion qu’elles ont suscitée dans le monde ?

Prendre la parole comporte un risque, mais garder le silence ne revient-il pas à abdiquer sur le plan de la pensée et à renoncer à la mission du sociologue du politique ou de l’intellectuel public ? Ces derniers ont en effet le devoir d’éclairer la société, sans quoi les événements et les tragédies demeurent non seulement incompréhensibles et énigmatiques, mais risquent, par cette absence d’analyse, de se répéter et de perpétuer les incompréhensions.

Une approche non exclusiviste centrée sur le religieux dans le conflit israélo-palestinien

Le cœur de cet ouvrage est de reconsidérer la place du religieux dans l’analyse du conflit israélo-palestinien à travers trois axes principaux qui n’ont pas la prétention d’en embrasser toutes les facettes.

Primo, nous nous interrogerons sur la manière dont le référentiel islamique a été investi et mobilisé discursivement par les principaux instigateurs des attaques du 7 octobre et leurs soutiens. Cela impliquera un retour sur l’idéologie fondatrice du Hamas ainsi que sur les discours des oulémas palestiniens et arabes les plus influents qui ont pour habitude de défendre la cause palestinienne.

Secundo, nous examinerons en parallèle les discours israéliens, juifs ou judéo-israéliens, qui justifient, explicitement ou implicitement, l’intervention militaire post-7 octobre en s’appuyant sur une grammaire religieuse et des références tirées des traditions juives.

Tertio, nous analyserons les réactions discursives d’acteurs individuels et collectifs juifs et musulmans en contexte français, afin de mieux comprendre comment le religieux façonne, éventuellement, la perception et la prise de position face à ce conflit dans le choix des mots.

L’analyse se concentrera toutefois principalement sur la façon dont la religion, loin de se cantonner à des injonctions morales, spirituelles ou pacifistes, est au contraire mobilisée pour légitimer diverses formes d’actions belliqueuses, y compris les plus extrêmes. C’est un angle analytique certes sujet à débat, voire à polémique, néanmoins indispensable pour saisir comment la sacralisation d’un conflit peut favoriser des dynamiques de déshumanisation progressive de l’autre, justifiant ainsi, à des degrés divers, sa mise à l’écart, voire son élimination sans autre forme de procès.

La violence n’a guère besoin du secours de la religion pour se déployer et sévir parmi les hommes, il suffit pour en prendre la mesure de regarder du côté de la philosophie morale et politique de Thomas Hobbes (1588-1679) qui explique « qu’on trouve dans la nature humaine trois causes principales de conflit : premièrement, la compétition ; deuxièmement, la défiance ; troisièmement, la gloire ». Mais la religion, elle, peut en devenir un redoutable carburant et adjuvant.

Clarifier les enjeux : éviter les lectures simplistes du religieux

Toutefois, nous souhaitons dès à présent dissiper certains malentendus sous – jacents : il ne s’agit ni de présenter la religion en général, ni le judaïsme et l’islam en particulier, comme des monothéismes intrinsèquement violents, voués à s’épanouir uniquement dans la violence la plus débridée. Une telle vision serait à la fois réductrice, erronée, injuste et dangereuse.

Par ailleurs, le référentiel religieux et ses ressources ne suffisent pas, à eux seuls, à expliquer le déclenchement et la perpétuation du conflit israélo-palestinien. Les conditions de naissance de l’État d’Israël, les structures sociales et politiques passées et présentes, ainsi que les dynamiques idéologiques dans les deux espaces jouent un rôle tout aussi déterminant dans cette confrontation sanglante vieille à ce jour, en 2025, de 77 ans. Autrement dit, il importe de ne ni minimiser ni absolutiser le rôle de la religion dans ce conflit, tant il est pris dans un enchevêtrement de facteurs historiques, politiques et territoriaux qu’il importe de démêler.

[…]

Cadre théorique et inspirations méthodologiques

Et, précisément, pour parvenir à une lecture plus juste du statut de la religion dans le conflit […], il est essentiel d’adopter un cadre théorique minimal. Certains penseurs ont déjà tracé la voie, et bien que plus nombreux, trois d’entre eux nous ont été particulièrement précieux : le philosophe américain Michael Walzer, le sociologue Mark Juergensmeyer, également américain, et le journaliste franco-israélien Charles Enderlin.

Le premier, dans la préface d’un ouvrage consacré à la politique selon la Bible, entend « examiner les idées sur la politique, les approches du gouvernement et de la loi qui s’expriment dans la Bible hébraïque ». Si la perspective adoptée par le philosophe est intéressante, notre approche s’en distingue et dépasse le seul cadre du judaïsme. En effet, notre démarche consiste à partir des discours des acteurs sociaux contemporains impliqués, à divers titres, dans le conflit avant et après le 7 octobre, qu’ils soient figures politiques ou autorités religieuses.

Nous nous attachons ainsi à analyser la manière dont ils interprètent et mobilisent les textes du corpus juif ou islamique pour légitimer leurs positions et actions. En ce sens, notre approche se situe en quelque sorte à l’opposé de la sienne. Bien que, tout comme lui, nous accordions une importance majeure aux contenus théologiques. Walzer précise d’ailleurs sa position en définissant ce qu’il ne souhaite pas entreprendre dans son étude, tandis que nous faisons précisément le choix d’explorer cette dimension dans le présent travail. Ce contraste nous donne ainsi l’opportunité de clarifier et d’affiner davantage notre propre approche :

« […] Je ne traiterai pas de l’influence des idées bibliques sur la pensée politique occidentale : ni au Moyen Âge, ni au début des Temps modernes (où les textes bibliques étaient très souvent étudiés et cités), ni chez les fondamentalistes religieux de nos jours. »

Nous admettons cependant, à l’instar de Walzer, que la Bible est peut-être avant tout un livre religieux, mais qu’elle reste également un livre politique, dans la mesure où elle fait l’objet, de manière continue, de lectures et d’interprétations politisantes qu’elle ne peut ni empêcher ni interdire.

Mark Juergensmeyer, lui, a consacré un travail « au terrorisme religieux à la fin du XXe siècle, c’est-à-dire aux actes de terreur, perpétrés à l’encontre des civils, que la religion a motivés, justifiés, organisés », en s’efforçant, écrit-il, « de pénétrer l’esprit de ceux qui commanditent ou accomplissent ces actes […] », poursuivant ainsi :

« Il ne s’agit bien évidemment pas pour moi de trouver des circonstances atténuantes à ceux qui sont capables de telles horreurs, mais bien de tenter d’appréhender leur vision des faits, de comprendre comment ils peuvent justifier leurs actes. Mon but étant de comprendre l’environnement culturel à l’origine de ces actes de violence, j’ai étudié les idées qui motivent ceux-ci ainsi que les communautés qui soutiennent les terroristes, plutôt que ces derniers eux-mêmes. »

Ces extraits sont tirés de « Dieu est avec nous : Le 7 octobre et ses conséquences. Comment les religions islamique et juive justifient la violence » d’Haoues Seniguer, qui vient de paraître aux éditions Le Bord de l’Eau.

À l’instar de Juergensmeyer, nous considérons qu’il est essentiel de souligner que les idées, notamment lorsqu’elles sont nourries par la croyance et des convictions religieuses, idéologisées ou non, jouent un rôle déterminant dans l’action, qu’elle soit accomplie ou en devenir. Il serait cependant incomplet d’en rester là. En effet, Pierre Bourdieu (1932-2002) souligne que la réussite d’un acte de langage n’est jamais purement linguistique, mais dépend des conditions sociales qui l’entourent.

En d’autres termes, la parole ne peut être efficace (ou du moins efficiente) que si elle est soutenue par des rapports sociaux, éventuellement des impulsions politiques, qui lui confèrent une légitimité et un pouvoir d’action. Dans cette perspective, nous inscrivons notre réflexion dans la continuité des travaux du sociologue français, selon lesquels un ordre ne peut acquérir une véritable valeur performative que si son émetteur dispose d’une autorité reconnue. De même, l’efficacité du discours politique repose étroitement sur le capital symbolique de l’orateur, d’autant plus cardinal s’il s’appuie sur un volume conséquent de ressources matérielles qui permettront de la sorte un pouvoir d’injonction ou d’influence encore plus décisif.

The Conversation

Haoues Seniguer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.

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