08.12.2025 à 16:21
Émancipation des Juifs sous la Révolution et l’Empire, intégration des musulmans aujourd’hui : des controverses qui se ressemblent
Texte intégral (2667 mots)

Il y a cent vingt ans, le 9 décembre 1905, la loi de séparation des Églises et de l’État était promulguée en France. Mais dès la Révolution, la question de la place concédée aux minorités religieuses – en l’occurrence au sujet des juifs, dans le cadre républicain fait débat. Ces discussions, qui portent notamment sur l’abandon de certaines pratiques cultuelles, font écho aux controverses actuelles portant sur l’islam et les musulmans.
Dans son ouvrage Libres et égaux… L’émancipation des Juifs sous la Révolution française (1789-1791), Robert Badinter souligne qu’en proclamant « la pleine citoyenneté des juifs en France, le 27 septembre 1791, les [révolutionnaires] faisaient triompher leur idéal, celui des Droits de l’Homme, sur les préjugés et la prudence politique ».
À la veille de la Révolution, en effet, les Juifs sont encore soumis, à des degrés variables selon leur origine et leur implantation géographique, à un statut diminué et précaire, dépendant du bon vouloir du roi. La question de savoir s’ils seraient inclus et à quelles conditions dans la communauté des citoyens se pose donc avec acuité dès la convocation des États généraux.
Finalement, en dépit des préjugés à l’égard des Juifs qui s’expriment jusque dans la bouche ou sous la plume des révolutionnaires les plus acquis à leur cause, le décret d’émancipation leur confère l’égalité des droits et l’accès à la citoyenneté sans autre condition que de prêter le serment civique. Pour l’abbé Grégoire, c’est l’émancipation des Juifs qui doit ouvrir la voie à leur « régénération », autrement dit leur assimilation ; aux yeux de Stanislas de Clermont-Tonnerre, de même, dès lors qu’on leur donnera l’égalité de droits, les Juifs s’affranchiront, grâce aux Lumières, « de leurs pratiques fanatiques ou détestables ».
Mais ce qui est frappant, lorsqu’on se replonge dans les débats de l’époque, c’est à quel point on en retrouve l’écho dans les controverses actuelles autour de l’intégration des immigrés, de la laïcité ou du communautarisme. Les solutions aujourd’hui préconisées sont-elles pour autant fidèles aux principes qui ont inspiré « cette mesure véritablement révolutionnaire », pour reprendre l’expression de Robert Badinter, qu’a été le décret d’émancipation des Juifs ? On peut légitimement en douter.
Assimilation, intégration : la constance d’une préoccupation
La question de l’assimilation n’est plus posée désormais – officiellement s’entend – s’agissant des juifs. Mais elle a été érigée en condition d’accès à la nationalité française : « Nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française », énonce le Code civil, une assimilation qui s’apprécie notamment au regard d’une connaissance suffisante « de la langue, de l’histoire, de la culture et de la société françaises » et de « l’adhésion aux principes et aux valeurs essentiels de la République ». La laïcité compte au nom de ces « principes et valeurs essentiels » – le « défaut d’assimilation » est en pratique souvent invoqué pour rejeter une demande de naturalisation au vu de comportements ou d’attitudes (le port du foulard, la conception des rapports sociaux de sexe) liés ou imputés à la pratique de l’islam.
En ce qui concerne les étrangers de façon générale, le concept qui a émergé est celui d’intégration. Théoriquement moins impliquante en termes de renonciation à son appartenance d’origine et à ses particularismes, l’intégration est devenue, à partir du milieu des années 1970, un objectif officiel de la politique d’immigration.
L’intégration comme injonction : le syndrome napoléonien
Mais l’effort d’intégration, dont la responsabilité incombait aux pouvoirs publics, a été progressivement reporté sur les immigrés et converti en injonction de s’intégrer, sous peine de conserver à jamais un statut précaire, voire de perdre tout droit au séjour.
Le premier pas en ce sens est intervenu avec la loi Sarkozy de 2003 qui a subordonné l’obtention d’un titre de séjour pérenne à des preuves d’intégration. Aujourd’hui, à l’issue d’une série de réformes législatives allant dans le sens d’un renforcement croissant des exigences – et dernièrement encore avec la loi Darmanin de 2024 –, tout étranger qui sollicite la délivrance d’un titre de séjour doit signer un « contrat d’engagement au respect des principes de la République » et tout manquement aux obligations souscrites entraîne le retrait ou le non-renouvellement du titre.
Comment ne pas penser au retournement imposé par Napoléon lorsque, inversant la problématique du décret d’émancipation de 1791, il décide de conditionner la possession des droits civiques à des preuves préalables de « régénération » et impose aux Juifs d’Alsace une période probatoire ?
Le parallèle avec l’époque napoléonienne va même plus loin. Lisons quelques-unes des questions posées par Napoléon aux représentants de la communauté juive, destinées à « tester » la capacité d’assimilation des Juifs, avec le présupposé implicite que les contraintes de leur religion y font obstacle : 1. Est-il licite aux Juifs d’épouser plusieurs femmes ? 2. Le divorce est-il permis par la religion juive ? 4. Aux yeux des Juifs, les Français sont-ils leurs frères, ou sont-ils des étrangers ? 6. […] Sont-ils obligés d’obéir aux lois et de suivre toutes les dispositions du Code civil ? Le reste à l’avenant. Autant de questions auxquelles le Grand Sanhédrin, réuni en 1807, va répondre point par point, afin de démontrer que les obligations religieuses des juifs ne s’opposent en aucune manière au respect des lois civiles.
Les ressemblances avec la philosophie qui sous-tend les gages d’intégration exigés aujourd’hui des étrangers sont frappantes. Le « contrat d’engagement au respect des principes de la République » comporte sept engagements parmi lesquels le respect de l’égalité entre les femmes et les hommes et le respect du principe de laïcité – qui visent implicitement mais évidemment les étrangers de religion ou de culture musulmane.
On repense aussi aux prises de position de Gérald Darmanin, ministre de l’intérieur, se targuant de prendre modèle sur Napoléon pour endiguer le séparatisme, suggérant que l’État impose aujourd’hui aux musulmans ce que Napoléon avait imposé aux Juifs et n’hésitant pas à affirmer :
« Le bon modèle, pour moi, c’est le Grand Sanhédrin convoqué en 1807 par Napoléon pour vérifier qu’il n’y avait pas d’incompatibilité entre son Code civil et la religion juive. »
Les religions minoritaires prises au piège de la « laïcité républicaine »
La question de savoir si et jusqu’à quel point l’émancipation suppose l’abandon des pratiques religieuses a été débattue dès avant la Révolution, sans être finalement clairement tranchée. Certes, les conflits de normes entre le droit étatique et les préceptes de la religion ne sont pas propres aux religions minoritaires comme le montrent les relations tumultueuses entre la République et l’Église catholique tout au long du XIXᵉ et une partie du XXᵉ siècle. Mais ils sont nécessairement plus fréquents pour les premières.
Et de fait, les juifs, comme les musulmans, subissent aujourd’hui encore
- quoiqu’à un degré inégal - leur statut de minorité religieuse dans un pays où tout est calé en fonction d’un catholicisme culturellement dominant et où le point de savoir jusqu’où doivent aller les « accommodements raisonnables » fait plus que jamais débat.
Les dérogations à la loi commune ne vont jamais de soi, même si certaines sont plus facilement acceptées que d’autres. Un modus vivendi paraît avoir été trouvé dans certains domaines : les autorisations d’absence les jours de fêtes religieuses, dans un contexte où le calendrier légal des jours chômés est calqué sur celui des fêtes chrétiennes ; les carrés confessionnels dans les cimetières, théoriquement interdits en droit mais autorisés en fait sur la base de circulaires ministérielles ; l’abattage rituel, reconnu par le Conseil d’État au nom du libre exercice du culte dès 1936 et autorisé par le Code rural – une dérogation dont la pérennité n’est toutefois pas assurée.
Mais il y a aussi des points de fixation. La loi de 2004 interdisant le port de tout signe d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires attestait déjà du raidissement des pouvoirs publics face aux manifestations extérieures de la religion. On sait à quel point cette loi et son application extensive – comme l’attestent les polémiques sur les mamans accompagnatrices ou celle, plus récente, sur l’abaya – ont fait et font encore débat. Elle aura aussi contribué – on ne le relève pas assez – à la communautarisation tant décriée, en incitant à la fuite des élèves vers les écoles privées juives et musulmanes.
Plus curieusement, la question de la nourriture est apparue récemment comme un autre point de fixation. Dans la République et le Cochon (2013), Pierre Birnbaum rappelle que, dès la Révolution, la question a été posée dans les débats sur l’assimilation des Juifs. Clermont-Tonnerre énonce, en 1789, les reproches adressés aux Juifs à cet égard pour immédiatement les écarter :
« Nos mets leur sont défendus, nos tables leur sont interdites. Ces reproches sont soit injustes, soit spécieux. Y a-t-il une loi qui m’oblige à manger du lièvre et à le manger avec vous ? »
Si les polémiques actuelles visant le cochon, la nourriture casher ou halal, répercutées parfois au plus haut niveau de l’État, n’épargnent pas les juifs, elles sont principalement dirigées contre les musulmans. On rappellera ici, parmi une multitude d’exemples, les accusations de « tomber dans le communautarisme » formulées, en 2010, à l’encontre de la chaîne Quick dont quelques établissements avaient décidé de ne plus servir de viande de porc, les éternelles controverses sur la composition des menus des cantines scolaires ou encore les déclarations du ministre de l’intérieur Gérald Darmanin, en 2020, se disant choqué par la présence de rayons halal dans les supermarchés et concluant : « C’est comme ça que ça commence, le communautarisme. »
Le spectre du communautarisme : deux poids, deux mesures ?
Qui n’a en mémoire la fameuse phrase de Clermont-Tonnerre : « Il faut refuser tout aux Juifs comme nation […] Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre […] Qu’on leur refuse toute institution communautaire et toute loi particulière » ?
À première vue, on pourrait penser que la dénonciation actuelle du « communautarisme », stigmatisé comme incompatible avec le « modèle républicain », s’inscrit dans le prolongement des principes ainsi énoncés. Ce qui frappe, pourtant, c’est l’attitude ambivalente à cet égard des pouvoirs publics qui se reflète notamment dans le contraste entre ce qu’on concède aux juifs et ce qu’on refuse aux musulmans.
Est caractéristique à cet égard la place officielle reconnue au Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) et le dialogue égalitaire qu’il entretient avec les autorités de l’État, dont la reconnaissance tranche assurément avec la dénonciation virulente et constamment réitérée du communautarisme musulman.
D’autant que le soupçon de dérive « communautariste » commence très tôt, lorsqu’il s’agit des musulmans, puisque de simples coutumes vestimentaires – ou le port de la barbe – seront le cas échéant interprétés, non comme une expression légitime de la liberté religieuse, mais comme la porte ouverte à l’ethnicisation de la société française, sapant les bases du « modèle républicain ». Un « modèle républicain », largement fantasmé, mais qu’on brandit comme arme rhétorique pour justifier le resserrement sur une laïcité de combat présentée comme le seul antidote aux risques de dérive communautariste.
Cet article est tiré d’une intervention de Danièle Lochak à l’occasion d’un colloque en hommage à Robert Badinter, le 8 octobre 2025 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
Danièle Lochak est membre de la Ligue des droits de l'Homme et du Groupe d'information et de soutien des immigré·es (Gisti)
06.12.2025 à 18:11
Statut de l’élu local : ce que change la nouvelle loi
Texte intégral (2310 mots)
Promis depuis plus de quarante ans, le « statut de l’élu local » a vu le jour ce lundi 8 décembre. Très attendue par les élus, cette loi révèle pourtant un paradoxe : comment donner un statut à une fonction dont les contours restent flous et dont les conditions d’exercice sont profondément inégales ? À travers ce texte se révèle le profond malaise de l’engagement politique local.
Les élus locaux disposent désormais d’un « statut ». Une proposition de loi a été approuvée à l’unanimité par l'Assemblée nationale et au Sénat en première lecture - un tel consensus, dépassant les clivages politiques, demeure suffisamment rare pour être souligné. En seconde lecture, les députés ont validé, le lundi 8 décembre, le texte tel qu’amendé par le Sénat. Les nouvelles dispositions devraient entrer en vigueur avant les élections municipales de mars 2026.
Une très longue attente
Les élus des collectivités territoriales (communes, départements et régions) réclament depuis longtemps ce statut, qui a leur a été promis par le législateur depuis le début des années 1980. Lors du lancement de la décentralisation, le législateur s’était engagé à créer ce « statut ». L’article 1er de la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions prévoyait que des « lois détermineront […] le statut des élus ». Mais le législateur n’a jamais réalisé cet engagement.
Les élus locaux sont ainsi restés dans l’attente d’un statut qui s’est au fil du temps chargé d’une dimension idéalisée. Elle a nourri l’espoir que l’adoption de ce statut améliorerait leur situation.
L’adoption prochaine d’un statut de l’élu local pose néanmoins la question de sa définition. À vrai dire, cette question aurait dû être posée depuis longtemps. Mais, aussi étonnant que cela puisse paraître, les nombreux rapports qui ont été publiés sur le sujet n’ont jamais défini le statut de l’élu local. Ils ont exprimé le besoin d’un statut sans le définir.
Qu’est-ce qu’un statut ?
La définition courante d’un statut renvoie à un texte qui précise les droits et obligations des membres d’une communauté, souvent professionnelle, en fonction des missions qui leur sont confiées. Il fixe également les conditions d’accès à ces fonctions. Il existe ainsi un statut des fonctionnaires dans le code général de la fonction publique ou celui du salarié dans le Code du travail.
Dès lors, s’il n’existe pas de statut des élus locaux, l’on devrait supposer qu’aucun texte ne précise les droits et obligations des élus des collectivités territoriales. Mais est-ce le cas ?
Un statut déjà constitué
Curieusement, non. Les droits et obligations sont déjà fixés par le Code général des collectivités territoriales (CGCT).
- Des droits
Le titre II du CGCT, consacré aux « garanties accordées aux élus locaux », énumère les droits dont ils bénéficient. Parmi eux figurent une indemnité de fonction, variable selon la taille de la collectivité et la nature des responsabilités ; une protection sociale et un dispositif de retraite ; des autorisations d’absence et des crédits d’heures permettant de quitter son entreprise pour l’exercice du mandat ; une possibilité de suspendre son contrat de travail avec droit à réintégration ; un droit à la formation, tant pour exercer son mandat que pour préparer son retour à l’emploi, etc. Tous ces droits ont été progressivement introduits dans le CGCT par le législateur.
- Des devoirs
De même, des obligations des élus figurent dans plusieurs codes (et notamment dans le Code pénal). Depuis 2015, elles sont également résumées dans la « charte de l’élu local », inscrite à l’article L. 1111-1-1 du CGCT. Elle rappelle que l’élu doit exercer ses fonctions « avec impartialité, diligence, dignité, probité et intégrité », poursuivre « le seul intérêt général », ou encore prévenir ou faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts ». Cette charte doit être lue par le maire, ou le président de la collectivité, à l’intention de tous les élus lors de l’installation du nouveau conseil (municipal, départemental ou régional).
Les conditions d’accès aux mandats locaux sont, quant à elles, définies principalement par le code électoral.
Dès lors, si tous les éléments constitutifs d’un statut figurent déjà dans le CGCT, pourquoi le législateur s’apprête-t-il à instaurer formellement ce statut ? Et pourquoi les élus s’en félicitent-ils ?
Une réponse au malaise de l’élu local
Investi d’une portée symbolique, idéalisé et élevé au rang d’enjeu majeur, l’adoption du statut de l’élu local est perçue comme une réponse aux préoccupations des élus locaux.
Ils expriment très régulièrement leur lassitude face à des difficultés persistantes. Les collectivités doivent assumer des compétences insuffisamment financées. Les élus dénoncent par ailleurs l’accumulation de normes générant un sentiment d’insécurité juridique. S’y ajoutent, pour les maires et présidents, des inquiétudes liées à leur responsabilité financière ou pénale, ainsi qu’aux violences dont certains se disent victimes.
Ces facteurs pèsent lourdement sur leur moral et contribuent à l’augmentation du nombre de démissions en cours de mandat. Selon un rapport du Sénat, près de 1 500 maires ont démissionné depuis le dernier renouvellement de 2020 (chiffre de février 2024).
Les gouvernements se sont inquiétés de ce malaise. C’est pourquoi la proposition de loi créant un statut de l’élu local a été soutenue dès son dépôt par les Premiers ministres qui se sont succédé durant la procédure législative (Michel Barnier, François Bayrou et Sébastien Lecornu, qui a salué l’adoption prochaine du texte lors du Congrès des maires le 20 novembre 2025).
Pourquoi ce nouveau texte est-il qualifié de statut de l’élu local ?
Un argument fréquemment avancé – très discutable – consiste à dire que la reconnaissance de droits et obligations dispersés dans la législation ne suffit pas. Un statut suppose un texte spécifique définissant la nature du mandat et regroupant les droits et les devoirs.
La proposition de loi vient combler cette absence. Elle formalise en effet le statut de l’élu local dans une nouvelle section du CGCT, énumérant de manière générale les principaux droits et obligations des élus locaux (en reprenant la « charte de l’élu local »).
Le texte comporte, par ailleurs, une disposition qui peut sembler relever de l’évidence. Elle précise que « tout mandat local se distingue d’une activité professionnelle et s’exerce dans des conditions qui lui sont propres ». Cette précision n’est pourtant pas anodine parce qu’elle a longtemps été mise en avant pour justifier la difficulté à concevoir un statut de l’élu local.
Une précision révélatrice d’un modèle de statut
La question de savoir si le « métier d’élu » ne pouvait pas être assimilé à une profession a constitué un obstacle à l’adoption d’un statut de l’élu local. Ainsi, la loi no 92-108 du 3 février 1992 relative aux conditions d’exercice des mandats locaux n’a pas utilisé le terme de « statut », mais de « garanties », « pour ne pas accréditer l’idée d’une professionnalisation de l’exercice des mandats locaux » (selon le sénateur Jean-Pierre Sueur).
Le débat sur la professionnalisation concerne surtout les exécutifs locaux (maires et adjoints, présidents et vice-présidents), qui sont de véritables administrateurs de leur collectivité, et sont soumis à ce titre à des régimes de responsabilité pénale et financière exigeants. On peut, en effet, les considérer comme des « managers » qui perçoivent en contrepartie de leur action des indemnités de fonction assimilées à une rémunération (soumises à l’impôt, ainsi qu’à la CSG et à la CRDS). Il peut donc paraître réducteur d’affirmer qu’ils n’exercent pas une forme d’activité professionnelle.
À l’inverse, le terme est peu adapté pour les conseillers sans délégation, dont la participation se limite aux séances du conseil et qui, pour la plupart, ne perçoivent aucune indemnité.
En réaffirmant que le mandat local se distingue d’une activité professionnelle, la proposition de loi renforce l’idée selon laquelle il s’agit d’une activité d’intérêt général exercée, en principe, à titre bénévole, conformément au principe selon lequel « le mandat de maire, d’adjoint ou de conseiller municipal est exercé à titre gratuit » (art. L. 2123-17 CGCT).
Cette affirmation ignore la très grande diversité des situations des élus locaux et des niveaux d’indemnisation. Si le conseiller municipal d’une petite commune ne perçoit rien, le conseiller départemental ou régional a droit à une indemnité mensuelle brute qui varie entre 1 500 euros à 2 700 euros brut selon la taille de la collectivité (CGCT, art. 3123-16 et art. 4135-16). De même, si le maire d’une petite commune ne peut recevoir plus de 1 000 € brut, les maires d’une ville, d’un président de département ou de région peuvent recevoir 5 600 € brut (CGCT, art. L. 2123-23 ; art. 3123-17 ; art. L. 4135-17) avec des possibilités de majoration de l’indemnité.
Il existe donc une forte disparité entre, d’une part, les élus qui ne peuvent assumer leur mandat qu’en exerçant une activité professionnelle ou en étant à la retraite et, d’autre part, ceux qui peuvent s’y consacrer pleinement.
La loi créant un statut de l’élu local est-elle symbolique ?
Cette loi est largement symbolique, parce que, tout bien considéré, elle officialise un statut qui existait déjà.
Elle apporte certes quelques ajustements. Pour les droits, elle augmente légèrement les indemnités des maires des petites communes. Elle étend aussi la protection fonctionnelle à tous les élus locaux et elle clarifie la notion de conflit d’intérêts en la limitant à la recherche d’un « intérêt privé » (et non à celui d’un « intérêt public »).
Pour les devoirs, elle prévoit l’obligation pour l’élu local de s’engager « à respecter les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité ainsi que les lois et les symboles de la République ». Cette disposition peut surprendre en ce qu’elle traduit une forme de défiance à l’égard de certains élus, que le législateur semble juger insuffisamment attachés aux principes républicains. Une telle obligation n’est en effet prévue pour aucune autre catégorie d’élus, qu’il s’agisse des députés, des sénateurs, ou même du président de la République.
Est-ce là le statut tant attendu par les élus locaux ? Leur offrira-t-il la protection et la reconnaissance qu’ils espéraient ? On peut en douter.
Arnaud Haquet ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.12.2025 à 16:19
Pourquoi l’Arcom n’a jamais sanctionné Cnews pour manquement au pluralisme
Texte intégral (3202 mots)

L’Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique a déjà sanctionné Cnews pour des informations ou des contenus problématiques, mais aucune sanction n’a été prononcée pour manquement aux règles de pluralisme. Reporters sans frontière a produit une nouvelle enquête visant à démontrer que ces manquements, avec une orientation clairement marquée à l’extrême droite, existent. Les chiffres de RSF sont contestés par l’Arcom. Camille Broyelle, professeure de droit et spécialiste des médias, cherche à comprendre ce qui pourrait conduire le régulateur public à interpréter la loi de façon minimaliste.
The Conversation : Reporters sans frontières accuse Cnews de ne pas respecter les règles du pluralisme et déplore l’absence de sanction de la part de l’Arcom. Dans quel contexte s’inscrit ce nouvel épisode d’un feuilleton déjà ancien ?
Camille Broyelle : Jusqu’en 2024, pour satisfaire l’exigence de pluralisme interne imposée par la loi du 30 septembre 1986 – c’est-à-dire l’expression des différents courants de pensée et d’opinion au sein même des programmes des chaînes de télévision, l’Arcom se contentait d’une répartition équitable du temps de parole des personnalités politiques, c’est-à-dire les personnes rattachées – formellement ou non – à un parti politique.
Tant que seules ces personnalités faisaient de la politique à la télévision, cette obligation d’équité était suffisante pour assurer le pluralisme interne. Elle ne l’était plus, cependant, quand les animateurs, les présentateurs, les chroniqueurs ont commencé eux aussi à militer en faveur de tel ou tel courant politique.
Reporters sans frontières a ainsi demandé à l’Arcom d’aller au-delà du temps de parole des personnalités politiques pour éviter qu’en méconnaissance de la loi, des chaînes de télévision, qui par ailleurs respecteraient l’équité des temps de paroles des personnalités politiques, se muent en médias d’opinion, c’est-à-dire en médias monochromes, militant en faveur d’un courant politique. Le refus opposé par l’Arcom a été contesté par RSF devant le Conseil d’État qui, le 13 février 2024, et a contraint l’Arcom de prendre en compte l’ensemble des programmes, afin que l’exigence de pluralisme interne posée par la loi soit respectée.
À la suite de cette décision, l’Arcom a adopté une délibération, le 17 juillet 2024, où sont énoncés trois critères sur lesquels se fonde désormais le régulateur pour apprécier le respect de la loi : la variété des sujets ou des thématiques abordés à l’antenne ; la diversité des intervenants dans les programmes ; l’expression d’une pluralité de points de vue dans l’évocation des sujets abordés à l’antenne.
Contrairement à ce qui a pu être écrit, il ne s’agit pas d’étiqueter les intervenants sur les plateaux ni de calculer de façon mathématique leur temps d’intervention – la délibération de l’Arcom le précise explicitement. Il s’agit de prendre en compte un faisceau d’indices (Qui parle ? De quoi ? Comment ?) qui, mis bout à bout, indiquent si, manifestement, la chaîne milite ou non en faveur d’un courant politique.
Il faut souligner ce point, explicitement mentionné dans la délibération du 17 juillet 2024 : l’Arcom doit s’assurer que les éditeurs n’avantagent pas « de façon manifeste et durable » un courant de pensée particulier. Contrairement au temps de parole des personnalités politiques, qui doit être distribué équitablement (cette obligation demeure), les chaînes de télévision ne sont pas tenues de représenter de façon équitable les différents courants de pensée et d’opinion. Elles doivent seulement s’abstenir d’en favoriser un de façon manifeste et durable. Cela signifie qu’il y a place pour une ligne éditoriale. En somme, le pluralisme interne imposé par la loi n’interdit pas aux médias d’afficher une tendance politique, il s’oppose seulement à ce qu’ils se muent en médias de propagande, la différence entre les uns et les autres n’étant pas qu’une différence de degré mais aussi de nature, car un média de propagande, qui s’est mis au service d’un courant de pensée, tend inévitablement à tordre la vérité et à méconnaître l’exigence d’honnêteté de l’information.
À la suite de la nouvelle enquête de RSF concernant Cnews, comment analysez-vous la réaction de l’Arcom ?
C. B. : RSF a souhaité vérifier si, au regard des critères dégagés par l’Arcom en 2024, le pluralisme interne était respecté par les quatre chaînes d’information en continu présentes sur la TNT (FranceinfoTV, LCI, BFMTV et CNews), c’est-à-dire si celles-ci avantageaient ou non « de façon manifeste et durable » un courant particulier de pensée et d’opinion. Tout au long du mois de mars 2025, des relevés systématiques et automatisés ont été effectués sur les quatre chaînes permettant de relever les intervenants et les sujets traités. L’analyse qualitative consistant à déterminer comment les sujets avaient été traités (de façon univoque ou de différents points de vue) a été menée, elle, au regard d’un thème, celui de la condamnation de Marine Le Pen. Au regard de l’ensemble de ces critères, RSF conclut à un avantage manifeste accordé par CNews à l’extrême droite.
Dans le journal le Point, l’Arcom a contesté la façon dont RSF a apprécié le critère relatif à la diversité des intervenants à l’antenne et a considéré qu’aucun manquement au pluralisme interne n’avait été relevé. Il faut attendre des précisions de l’Arcom sur ses calculs, mais, l’affirmation est étonnante. Quiconque fait l’expérience de regarder quelques minutes les programmes de la chaîne CNews peut le constater : il s’agit bien évidemment d’une chaîne d’opinion, qui milite en faveur de l’extrême droite, ce que la loi du 30 septembre 1986 interdit, comme le Conseil d’État l’a rappelé.
Que répondre à l’argument selon lequel cette exigence de pluralisme interne constituerait une atteinte à la liberté d’expression ?
C. B. : Il s’agit d’une erreur de perspective, car cette exigence de pluralisme protège la liberté d’expression. La loi du 30 septembre 1986, qui régit le secteur audiovisuel, est destinée à réglementer l’activité des médias audiovisuels afin de protéger l’ordre public et, en priorité, le droit du public à une offre pluraliste de programmes. Ce droit dispose d’une assise constitutionnelle solide.
Comme le Conseil constitutionnel l’a affirmé et comme il continue de l’affirmer, la liberté de communication doit être lue à travers l’exigence de pluralisme, indispensable au fonctionnement de la démocratie : il permet au public d’être informé et, à travers lui, aux électeurs de voter de façon éclairée et libre. La liberté des médias audiovisuels est, selon la jurisprudence constitutionnelle et depuis une décision du 18 septembre 1986, au service du droit du public de disposer d’une offre audiovisuelle pluraliste et respectueuse de l’honnêteté de l’information non seulement dans le secteur public, mais aussi dans le secteur privé.
C’est ce droit à une offre audiovisuelle pluraliste et honnête que met en œuvre la loi du 30 septembre 1986 en interdisant sur la TNT des chaînes d’opinion ; l’expression « chaînes d’opinion » n’est pas inscrite dans la loi, mais ce sont de telles chaînes qui sont prohibées, puisque l’article 13 de la loi impose le « respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion ». Même si aujourd’hui, d’autres réseaux ont permis à d’autres médias de nourrir le débat public, les chaînes de télévision hertziennes occupent une position dominante pour structurer ce débat – c’est la raison pour laquelle les fréquences hertziennes restent très convoitées. Toutes les opinions ne pouvant être représentées sur le spectre hertzien, en raison de la rareté des fréquences, et surtout toutes les opinions ne bénéficiant pas nécessairement du soutien financier d’un groupe privé consacré à leur promotion, la seule façon d’assurer le pluralisme des idées, c’est-à-dire de permettre au public d’accéder à l’expression d’un large panel de courants de pensée et d’opinion, est d’interdire les chaînes d’opinion. Il n’y a pas là atteinte à la liberté d’expression. Il s’agit au contraire de la protéger en empêchant à un groupe de médias d’étouffer l’expression d’autres idées, du fait de l’avantage exorbitant dans la fabrication du débat public que lui donne le canal hertzien.
En imposant un pluralisme interne aux chaînes hertziennes, la loi du 30 septembre 1986 protège la liberté d’expression sur la TNT. Elle empêche sa capture par des intérêts privés. Aussi, lorsque certains médias dénoncent une atteinte à leur liberté d’expression, ils revendiquent en réalité un droit d’être en situation de position dominante dans la fabrication de l’opinion, comme si l’opinion pouvait constituer un marché, ce que le Conseil constitutionnel a également toujours récusé (CC, 18 sept. 1986) :
« En définitive, l’objectif à réaliser est que les auditeurs et les téléspectateurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d’exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions, ni qu’on puisse en faire les objets d’un marché. »
Comment comprendre la difficulté du régulateur à sanctionner les chaînes qui ne respectent pas leurs obligations légales ?
C. B. : Le régulateur n’est pas très à l’aise avec l’exigence de pluralisme interne. Lorsque la décision du Conseil d’État avait été rendue à la suite de la saisine de RSF, l’Arcom avait réagi sur son site en déclarant qu’il s’agissait d’une interprétation « renouvelée » de la loi de 1986, alors qu’en réalité, le Conseil d’État se contentait de rappeler au régulateur la nécessité d’assurer l’effectivité de l’article 13 de la loi, selon lequel « l’Arcom assure le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision, en particulier pour les émissions d’information politique et générale ».
Plus récemment, certaines déclarations ont clairement indiqué ce malaise. S’exprimant le 1er octobre 2025, devant la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport du Sénat, Martin Ajdari, président de l’Arcom a déclaré : « Le projet de loi relatif aux États généraux de l’information […] devrait apporter des inflexions importantes en matière de modernisation du contrôle des concentrations plurimédias. Il s’agit d’une modernisation du suivi du pluralisme externe qui pourrait être l’occasion pour le législateur de s’interroger sur la portée du pluralisme interne, lequel soulève de nombreuses questions. »
En d’autres termes, une éventuelle évolution de la mesure de concentration, supposée réduire la concentration dans les médias, elle-même censée renforcer le pluralisme, devrait conduire le législateur à assouplir l’exigence de pluralisme interne. Roch-Olivier Maistre, ancien président de l’Arcom, a défendu la même position quelques jours plus tard, proposant que le législateur n’exige plus qu’une distribution équitable du temps de parole des personnalités politiques.
Outre le fait que ces analyses reposent sur une équation discutable entre diversité des opérateurs et diversité des contenus (équation que la loi du 30 septembre 1986 réfute en distinguant l’une et l’autre, art. 30-1, III, al. 2), cet appel à anticiper sur les effets potentiels d’une règle de concentration qui n’a pas été encore adoptée est significatif de l’embarras du régulateur. Celui-ci ne se limite pas, du reste, à l’exigence de pluralisme interne.
Probablement intimidés par l’argument de la liberté d’expression invoqué par les médias audiovisuels (lire Thomas Hochmann, On ne peut plus rien dire, Anamosa, 2025), probablement influencés par la conception absolutiste de la liberté d’expression énoncée par le premier amendement à la Constitution des États-Unis, diffusée à l’échelle mondiale par les plateformes, parce qu’elle sert leurs intérêts économiques, les régulateurs successifs ont toujours contesté leur qualité de « gendarme » de l’audiovisuel en soulignant que la loi du 30 septembre 1986 était une « loi de liberté », c’est-à-dire une loi de liberté des médias audiovisuels.
Ce n’est pas totalement faux. Mais il est essentiel de ne pas confondre la liberté des médias et la liberté d’expression des individus (Damian Tambini, Media Freedom, éditions Polity, 2021. La liberté des médias plie devant le droit constitutionnel du public à une offre audiovisuelle pluraliste et respectueuse, dans tous les cas, de « l’impératif d’honnêteté de l’information » (selon les termes du Conseil constitutionnel, le 18 septembre 1986).
L’Arcom dispose pourtant des outils permettant de faire respecter le pluralisme interne et l’honnêteté de l’information…
C. B. : Effectivement. D’ailleurs s’agissant d’autres obligations, comme le respect de l’honnêteté de l’information, ou l’interdiction des incitations à la discrimination, l’Arcom n’hésite pas à sanctionner, parfois lourdement. Ce fut le cas, par exemple, en 2021, au sujet des propos tenus par Éric Zemmour sur les mineurs étrangers isolés – « pour la plupart, voleurs, violeurs et assassins » – qui a valu à la chaîne Cnews 200 000 euros de sanctions financières (CSA,décision n°2021-2018 du 17 mars 2021 ou, plus récemment, en 2024, pour des déclarations de chroniqueurs selon lesquelles « l’immigration tue » ou encore pour la présentation d’une pseudo-enquête relative à la sécurité dans les villes.
Pourtant, de toute évidence, l’intervention de l’Arcom est plus que mesurée au sujet du pluralisme. Jamais, depuis la décision RSF du Conseil d'État et l’adoption de sa délibération (17 juillet 2024), l’Arcom n’a sanctionné la chaîne CNews pour méconnaissance du pluralisme interne. Seule une « mise en garde » a été prononcée par l’Arcom le 31 juillet 2024, à la suite de la décision du Conseil d’État du 13 février 2024 qui lui imposait de statuer de nouveau sur la demande de RSF tendant à ce qu’elle mette en demeure la chaîne CNews (sur l’échelle de la sévérité, la mise en garde se situe en deçà de la mise en demeure qui seule permet l’ouverture d’une procédure de sanction).
Au-delà du pluralisme, l’extrême prudence du régulateur s’observe désormais dans les modalités d’intervention qu’il s’est fixées. Récemment, devant le Sénat, le président de l’Arcom a déclaré : « Nous nous prononçons uniquement sur saisine, collégialement pour que l’on ne puisse pas nous reprocher de choisir nos cibles… »
La loi du 30 septembre 1986 ne le contraint nullement à subordonner son intervention à une saisine préalable. On peut même douter qu’elle s’accommode de cette forme de renoncement à toute initiative dans les contrôles qu’elle charge l’Arcom d’effectuer. D’autant plus que le législateur a réglé, à un autre stade, la question en confiant à un rapporteur indépendant, et à lui seul, la décision d’engager des poursuites afin précisément de protéger les éditeurs audiovisuels d’une éventuelle partialité de l’Arcom (L. 30 sept. 1986, art. 40-7, 1°). La crainte d’un procès en impartialité : peut-être est-ce l’explication de la réserve de l’Arcom qui la conduit à laisser une chaîne de télévision méconnaître la loi.
Propos recueillis par David Bornstein.
Camille Broyelle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
04.12.2025 à 16:15
L’activisme des PDG met-il la démocratie en danger ?
Texte intégral (2713 mots)
Les interventions des dirigeants d’entreprises dans le débat public semblent de plus en plus nombreuses. À l’image d’Elon Musk, qui, après avoir soutenu Donald Trump publiquement, alla jusqu’à accepter un temps une mission gouvernementale que ce dernier lui avait confiée. Le cas du patron de Tesla est-il une exception ou révèle-t-il une tendance de fond chez les dirigeants d’entreprises ? Cette intervention des leaders économiques dans la politique fait-elle courir un risque spécifique à la démocratie ? Au-delà des États-Unis, qu’en est-il en France ?
Pendant la campagne de l’élection présidentielle américaine de 2024, Elon Musk s’est distingué par son soutien public massif à Donald Trump. Le patron de Tesla a cherché à peser de tout son poids dans l’espace public pour faire pencher la balance électorale en faveur du candidat républicain – que ce soit sur sa plateforme X ou lors de rassemblements électoraux.
Après la bruyante rupture de la « bromance » qui unissait les deux hommes, et malgré les conséquences pour le moins mitigées de cet épisode sur l’image du milliardaire et sur les entreprises dont il assure la direction, voilà qu’un autre PDG fortement médiatisé, Marc Benioff, s’est empressé de manifester son soutien à la politique de Donald Trump, estimant que celui-ci faisait un « excellent travail » et se déclarant favorable à l’envoi de la garde nationale à San Francisco (Californie), avant de partiellement revenir sur ses propos.
Phénomène d’ampleur
Assez surprenantes pour des Européens, habitués à ce que les acteurs économiques soient plus frileux à l’idée de s’engager politiquement, ces prises de position sont loin d’être une exception outre-Atlantique. Elles s’inscrivent plutôt dans un phénomène de grande ampleur aux États-Unis, qui a commencé à faire parler de lui il y a une dizaine d’années, et qui s’est accéléré depuis lors : « l’activisme des dirigeants d’entreprises » (« CEO activism »). Le terme « dirigeant » est à comprendre dans un sens large dans ce contexte : il désigne tout cadre assumant la direction globale d’une entreprise, qu’il s’agisse d’un dirigeant-propriétaire, d’un directeur général ou d’un président-directeur général.
À lire aussi : Combien coûte l’ego d’Elon Musk ? Ou quand l’hubris des dirigeants devient un risque systémique
Nos récents travaux s’intéressent précisément à ce type d’activisme, et nous nous sommes demandés dans quelle mesure il pouvait influencer, et potentiellement mettre en danger, le bon fonctionnement de la démocratie.
Sujets clivants
Depuis le milieu des années 2010, une part grandissante des dirigeants d’entreprises américaines prend part aux débats politiques de leur pays. Ils le font soit en affichant leur point de vue sur des sujets clivants et souvent éloignés du cœur de métier de leur entreprise, soit en prenant ouvertement la défense de l’un des deux grands partis politiques qui y structurent la vie politique.
Il serait erroné de croire qu’il s’agit là d’un comportement entièrement nouveau de la part des patrons, car il y a déjà eu par le passé des dirigeants d’entreprises que l’on pourrait qualifier « d’activistes ». Dans un passé lointain, on peut citer Henry Ford, fondateur et dirigeant du constructeur automobile du même nom, qui, dans la première moitié du XXe siècle, fit largement connaître ses idées politiques, notamment à travers ses écrits antisémites et en rejoignant le Comité Amérique d’abord (America First Committee), qui milita publiquement contre l’entrée en guerre des États-Unis dans les années 1940.
Dans un passé plus récent, le nom de Ross Perot, vu par certains comme un précurseur du trumpisme, vient à l’esprit. Fondateur de l’entreprise Electronic Data Systems dont il a tiré sa fortune, Perot se lança en politique durant la présidence de Bush père. Se présentant comme un homme en rupture avec les élites de Washington, il se présenta à deux reprises comme candidat indépendant à l’élection présidentielle, en 1992 et 1996.
Nouvelles logiques de communication
Si l’activisme patronal n’est donc pas propre à notre époque, il s’est sans aucun doute intensifié de manière inédite aux États-Unis au cours de la décennie écoulée, au point d’y devenir aujourd’hui monnaie courante. Ce phénomène fait d’ailleurs l’objet de nombreuses recherches universitaires qui s’intéressent non seulement aux conséquences des prises de position des dirigeants sur l’image et la performance économique de leur entreprise, mais aussi, à l’instar de nos travaux, à leurs répercussions sur la démocratie.
Les raisons du développement de cet activisme sont multiples. Elles tiennent notamment à l’émergence d’une nouvelle génération de dirigeants ayant visiblement à cœur de faire connaître publiquement leurs opinions politiques (une génération plus vocal et outspoken, comme disent les Américains), notamment dans le but d’accumuler un capital moral, c’est-à-dire d’acquérir une réputation de vertu.
Une autre raison réside dans l’essor des réseaux sociaux et des nouvelles modalités et logiques de communication qu’ils induisent, notamment une préférence pour les messages courts et polarisants, plus susceptibles de générer des clics et des partages.
L’activisme sociopolitique des entreprises
L’activisme patronal n’est qu’une forme d’un phénomène plus large, appelé « activisme sociopolitique des entreprises » (corporate sociopolitical activism), qui désigne la prise de position des acteurs économiques dans des débats sociétaux. En effet, les prises de position sur des sujets controversés ne sont pas uniquement le fait des dirigeants d’entreprise, mais peuvent aussi se faire au nom d’une entreprise ou d’une marque qu’elle commercialise. On parle alors « d’activisme des marques » (brand activism).
Si certaines publicités assimilables à cette forme d’activisme existaient déjà dans les années 1980 et 1990 – on peut notamment songer aux campagnes de Benetton sur des sujets comme le racisme et le sida –, l’activisme des marques n’a pris une ampleur considérable aux États-Unis que durant la dernière décennie, à l’image de l’activisme patronal précédemment évoqué.
Parmi les exemples les plus connus, on peut citer la campagne « Race Together » de Starbucks contre la discrimination raciale en 2015, la campagne « Dream Crazy » de Nike en 2018 en soutien au mouvement Black Lives Matter, et la campagne « The Best Men Can Be » de Gillette en 2019, qui critique des comportements masculins nocifs, tels que le harcèlement ou le sexisme.
Boycott et « buycott »
Ces campagnes trouvent leur explication, d’une part, dans une évolution des attentes d’une partie des consommateurs à l’égard des entreprises auprès desquelles ils se fournissent. Adeptes de la « consommation engagée », ces consommateurs conçoivent l’acte d’achat comme un acte politique à part entière et attendent des entreprises dont ils sont clients qu’elles partagent leurs convictions. Ainsi, des enquêtes menées aux États-Unis tendent à montrer que les jeunes générations sont globalement plus favorables aux prises de position des acteurs économiques que leurs aînés.
Ces campagnes traduisent également un opportunisme économique de la part des entreprises. Dans un contexte de guerre culturelle et de forte polarisation politique, elles peuvent en effet chercher à tirer profit des clivages qui traversent les États-Unis. Les campagnes publicitaires qui véhiculent des messages politiques sont souvent suivies d’un boycott de la part de consommateurs opposés à la cause défendue. Cependant, les entreprises misent sur le fait que ce boycott engendre en réaction un « buycott » plus massif encore de la part des consommateurs acquis à cette cause.
Ainsi, la campagne « Dream Crazy » a d’abord suscité un important backlash, caractérisé par la propagation du hashtag #BurnYourNikes sur les réseaux sociaux, ainsi qu’une baisse temporaire du cours de l’action et de la cote d’approbation de la marque Nike. Toutefois, la contre-réaction des clients favorables à l’initiative a transformé l’opération en un succès, augmentant la profitabilité de l’entreprise. Il semblerait donc que les émotions politiques, telles que l’attachement à une cause sociale ou l’indignation éprouvée à l’égard de ceux qui ne la partagent pas, figurent désormais parmi le panel d’émotions que les acteurs du capitalisme tentent d’exploiter à leur avantage.
Les risques pour la démocratie
Il est important de rappeler que les entreprises ont toujours été des acteurs politiques, c’est-à-dire qu’elles ont de tout temps cherché à influencer l’opinion publique et les décisions politiques. Mais, jusqu’à récemment, elles agissaient principalement « en coulisse », c’est-à-dire en se plaçant hors du regard du public, par le biais de pratiques telles que le lobbying, le financement de campagnes électorales, l’astroturfing ou la désinformation scientifique.
À l’inverse, l’activisme sociopolitique des entreprises est tout sauf discret et vise à être vu. En ce sens, il constitue une modalité d’action politique des entreprises d’un nouveau genre, qui présente également de nouveaux risques pour nos démocraties.
Ainsi, au regard des moyens dont disposent les grandes entreprises pour augmenter la portée de leur discours, on peut craindre que les idées qui servent leurs intérêts économiques ou qui sont en phase avec les idéologies de leurs dirigeants finissent par occuper une place disproportionnée dans l’espace public. Il est également à craindre que l’activisme sociopolitique des entreprises ne vienne aggraver la dégradation de la qualité d’un débat public déjà bien mal en point.
En effet, en capitalisant sur les émotions politiques de leurs clients, les acteurs économiques contribuent inévitablement à les exacerber. Cela concerne en particulier les émotions associées à ce que la psychologie politique appelle la polarisation affective, telles que l’aversion envers les personnes identifiées comme appartenant au camp politique opposé. Or, ces émotions nous rendent plus vulnérables à la désinformation et moins enclins à communiquer de manière constructive avec ceux qui ne partagent pas nos opinions politiques.
Ces risques devront faire l’objet d’une exploration approfondie à l’avenir, et une réflexion devra être menée pour les contrer efficacement. En effet, contrairement aux pratiques politiques menées de manière plus discrète, telles que le lobbying, qui sont encadrées par la loi (quoique de manière différente et plus ou moins stricte selon les pays), l’activisme sociopolitique des entreprises souffre d’un manque évident de réglementation.
Bientôt en France ?
On pourrait objecter que ce besoin de réglementation est moins pressant en France qu’aux États-Unis. Il est vrai que la méfiance à l’égard de l’ingérence des acteurs économiques dans les affaires politiques est beaucoup plus marquée en France, comme en témoigne la réglementation très stricte du financement des partis politiques. Par conséquent, les entreprises et leurs dirigeants restent, dans leur grande majorité, réticents à l’idée de prendre position politiquement.
L’activisme des marques est pour l’heure quasi-inexistant dans l’Hexagone, et celui des PDG encore très rare. Ainsi, Vincent Bolloré, homme d’affaires désormais à la tête un empire médiatique marqué très à droite et dont l’influence sur l’opinion publique suscite de vives inquiétudes, n’est pas un « PDG activiste » selon l’acception stricte du terme, puisqu’il continue de taire ses orientations et intentions politiques en public. Toutefois, on observe des signes indiquant que l’activisme patronal pourrait se développer dans les années à venir.
L’entrepreneur Pierre-Édouard Stérin, par exemple, ne cache pas l’idéologie sous-jacente à son projet Périclès, et le ton avec lequel des dirigeants d’entreprise, comme Bernard Arnault, participent aux débats politiques français se fait plus explicite et plus virulent que par le passé. L’avenir nous dira si cette tendance se confirme mais, quoi qu’il en soit, il nous semble important d’amorcer dès à présent une réflexion sur les mesures à prendre afin d’en contenir les risques.
Georg Wernicke a reçu des financements de HEC Paris Foundation.
Aurélien Feix ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
03.12.2025 à 12:16
Mettre du pain sur la table : au Moyen Âge, un enjeu politique
Texte intégral (2196 mots)

Si sa consommation baisse en France, le pain reste un aliment de base et son approvisionnement, les évolutions de son prix font l’objet d’une grande attention politique. Cette place centrale trouve sa source dans l’histoire. Pour bien la comprendre, il est important de revenir sur son rôle dans les sociétés du Moyen Âge.
« Est-ce la fin de la baguette ? » Le constat du média CNN, reposant sur une enquête récente de la Fédération des entreprises de boulangerie française, est sans appel : la consommation de pain a baissé dans l’Hexagone de plus de 50 % depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.
Pourtant, son approvisionnement continue de faire l’objet d’une attention constante de la part des États, notamment dans un contexte d’accroissement des conflits armés et de crises sanitaires. Pour mieux comprendre la valeur sociale, politique et symbolique de cet aliment dans nos sociétés contemporaines, il est nécessaire d’interroger son rôle au fil des époques, en revenant notamment sur le sens de cet aliment au Moyen Âge.
Si le pain est considéré par la recherche contemporaine comme un ingrédient majeur de la survie de l’humanité, c’est parce que son usage simultané dans plusieurs sociétés, par ailleurs éloignées sur les plans géographique et culturel, constitue une forme essentielle de diversification alimentaire (au-delà des protéines et des végétaux). Les débuts du pain évoluent au gré des découvertes archéologiques, mais les premières galettes de riz, bulbe de jonc, maïs ou encore blé sont identifiées dès la fin du Paléolithique. Ce rôle central se perpétue au fil des siècles, dans l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge.
En Europe, le XIVe siècle marque progressivement l’instauration de sociétés de cour à la relative pérennité dont le schéma féodal, séparant le peuple, le clergé et la noblesse, s’organise autour du pain. Faisant parfois curieusement écho à l’organisation politique de notre monde actuel, la société médiévale se divise ainsi entre ceux qui reçoivent, ceux qui produisent, ceux qui donnent, dans un jeu de distinctions et de pouvoirs qui n’exclut ni la nuance ni l’ambiguïté.
Le pain et la couronne : un fragile équilibre
Les têtes couronnées de la fin du Moyen Âge le savent à leurs dépens, le pain est l’ingrédient premier d’une société apaisée. La célèbre maxime romaine « Panem et circences » (« Du pain et des Jeux ») synthétise à elle seule le contrat tacite qui lie le dirigeant à ses administrés. Le premier protège, le second travaille.
La paix sociale s’achète ainsi par un approvisionnement régulier et suffisant en pain. Ce dernier représente de très loin l’aliment le plus consommé par tous et, par conséquent, la part la plus importante du budget alimentaire des familles. C’est pourquoi, le roi cherche dès le XIIIe siècle à contrôler l’influente corporation des talemeliers (ancien nom des boulangers) par un encadrement de ses statuts qui régule également les conditions d’exercices et de production du pain.
L’équation est complexe et l’équilibre délicat pour parvenir à une denrée à la composition fiable, au poids raisonnable et au prix juste. La police du pain mise en place par Charles V en 1372 applique des taxes fluctuantes sur les matières premières, le produit fini, les ventes et se montre sans pitié sur les fraudes.
La profession est assujettie à des taxes d’installation, à des contrôles réguliers et à un encadrement permanent de la valeur marchande du pain. Par décret, seuls trois types de pains peuvent être fabriqués : le pain mollet (à la fine fleur de froment), le pain cléret (composé de farines de blé et de seigle) ou bourgeois, et le pain brun ou de « retraites » (uniquement constitué de farine complète, dense et roborative).
Néanmoins, ces restrictions sont rapidement contournées par les boulangers qui répondent à la demande de l’aristocratie pour un pain socialement différencié, qui lui permet, notamment de se distinguer de la bourgeoisie des villes, elle-même avide des mêmes privilèges que la noblesse.
C’est ainsi que des pains de fantaisie apparaissent, vendus en marge des recettes autorisées. Ces derniers s’appuient sur l’échelle de valeurs chromatiques qui régit alors l’appréciation de cet aliment en établissant une hiérarchie des consommateurs.
Les pauvres doivent ainsi se satisfaire d’un pain noir de son ou de sarrasin, à la mie épaisse et à la croûte dure, quand les plus riches se régalent de pains de Gonesse, fabriqués à partir d’une fine fleur de froment, au blutage serré. Littérature, iconographie et chansons participent à la promotion de ce système pyramidal qui valorise le gosier délicat d’un nanti par rapport aux rudes besoins des paysans.
« Charité bien ordonnée… » : collecter et distribuer le pain
Rappelons d’abord que les relations entre l’Église et le pain sont nombreuses, ne serait-ce que parce que la symbolique chrétienne s’appuie en grande partie sur la métaphore du pain comme signe de vie et d’espoir. La mise en place du sacrement de l’Eucharistie, au XIIIe siècle, confirme cette importance.
L’institution ecclésiastique incarne une forme de passerelle entre la couronne et le reste de la population à travers, par exemple, l’exercice de la charité. Les distributions de pains font en effet partie intégrante du quotidien des monastères. Ceux-ci centralisent les dons des nobles et des riches communautés marchandes qui assurent ainsi leurs saluts par leur générosité.
Les communautés religieuses entreposent ces dons alimentaires puis organisent les collectes en effectuant un tri dans les bénéficiaires. Les femmes, les enfants et les malades sont prioritaires au détriment de tous ceux qui ne contribuent pas à la vie économique et spirituelle de la communauté.
Cette charité du pain rythme ainsi les calendriers juif et chrétiens et constitue un ensemble de rituels importants qui participe à la relation de dépendance entre pauvres et riches, entre survie, devoir moral et achat d’une probité.
Le pain des pauvres
L’iconographie médiévale, de la tapisserie aux enluminures, offre un aperçu informé de la place de chacun au cœur du système féodal. Les populations rurales constituent la cheville ouvrière du pain à travers semences et moissons. Le travail des champs se conçoit autour de la vie de la cité, cette dernière garantissant le stockage et la protection du grain dans des granges dîmières, propriétés de la commune, gardées par des soldats qui contrôlent chaque sac entrant et sortant. Ces espaces sont de véritables ruches où se croisent paysans, commerçants, édiles et militaires.
Cette relation d’interdépendance encourage les villes, comme la cité-État de Sienne, en Italie du Nord, à promouvoir un chemin vertueux et sécurisé du pain. Celui-ci devient rapidement une métaphore plus générale d’une philosophie politique plaçant l’individu au cœur d’un système de réciprocité et d’équilibre collectif.
Mais le pain des pauvres, c’est aussi, en écho aux conflits actuels, celui de la révolte et du soulèvement. Les atroces récits des famines qui jalonnent la seconde partie du Moyen Âge (1030-1033, puis 1270, 1314-1318 et périodiquement jusqu’en 1347) marquent les esprits et fournissent un terreau propice à l’effroi collectif et à la contestation.
À lire aussi : Le pain, une longue histoire d’innovations techniques et sociales
Le blé ne manque pourtant pas toujours sur le territoire français ou dans les pays voisins. Mais son acheminement, depuis des territoires parfois éloignés, et sa distribution font l’objet de spéculations financières qui influencent le cours du grain et vont jusqu’à faire tripler le prix du pain.
Les meneurs des révoltes sont rarement les bénéficiaires de la charité ecclésiastique. Sans être nantis, ces paysans relativement aisés sont les premiers touchés par l’instabilité monétaire générée par la flambée du prix du blé et les levées d’impôts qui en découlent.
Les cibles de ces révoltes sont plurielles, à l’instar de tout mouvement contestataire : les « riches » qui se nourrissent au-delà de la satiété, les collecteurs de taxes, les usuriers et plus largement ceux qui incarnent une opulence indécente en des temps d’incertitudes chroniques.
L’Ancien Régime hérite et perpétue la plupart de ces représentations et de ces fonctionnements politiques. La couronne de France multiplie contrôles et régulations sur la profession, mais les famines qui jalonnent les XVIIe et XVIIIe siècles alimentent révoltes, suspicions et colères.
Prélude à la Révolution, la « guerre des farines » de 1775 synthétise trois siècles de cheminements politiques, sociaux et intellectuels autour de la question décidément centrale du pain pour tous.
Coline Arnaud a reçu des financements de la Bibliothèque nationale de France dans le cadre d'une bourse de recherche de "chercheuse invitée" en 2017.
03.12.2025 à 11:31
Paris au XIXᵉ siècle, ville des exilés et des révolutionnaires
Texte intégral (2214 mots)

Paris n’a pas seulement accueilli les artistes et les rêveurs du XIXᵉ siècle : la ville fut aussi la base arrière des bannis, des insurgés et des souverains déchus venus d’Europe et d’Asie. Dans ses cafés, ses imprimeries et ses hôtels, se tissaient des alliances improbables, parfois décisives. Comment la capitale française est-elle devenue un refuge où se réinventaient les luttes et les imaginaires politiques du siècle ?
Au XIXᵉ siècle, Paris est la terre d’asile : la ville offre aux exilés – malgré la barrière de la langue, leur isolement, leur anonymat et leurs différences culturelles – un espace où peuvent se former de grands mouvements politiques, faisant circuler des idées nouvelles et permettant de faire naître des courants de pensée.
Cette idée de Paris comme foyer révolutionnaire s’installe dès 1830 et les « Trois Glorieuses », ces trois journées de révolte qui renversent Charles X. La presse s’émancipe et les clubs secrets politiques fleurissent dans les décennies qui suivent. Paris devient un exemple et, ailleurs en Europe, l’élan révolutionnaire trouve un écho. Mais, quand l’élan se heurte – souvent – à l’échec ou à la répression, Paris accueille les premiers exilés. La tradition d’asile s’ancre dans la ville.
En 1848, le printemps des peuples porte l’élan à son paroxysme, le droit d’asile est réaffirmé par la Deuxième République. C’est à ce moment-là qu’Alphonse de Lamartine, ministre des affaires étrangères, et le gouvernement provisoire, seulement quelques jours après avoir fait tomber la monarchie de Juillet, envoient le Manifeste à l’Europe, déclarant une doctrine de non-agression, de fraternité, mais aussi d’accueil des persécutés. La tradition d’asile, héritage de la Constitution de 1793, est réaffirmée dans l’esprit de la souveraineté révolutionnaire et populaire. Il deviendra l’un des fondements des idées progressistes et libérales que la seconde République entend faire siennes.
La capitale des bannis : quand l’Europe converge vers Paris
Paris ouvre ses portes à celles et ceux qui, de Vienne, Berlin, Milan à Budapest, sont pourchassés. Des journalistes, des étudiants, des avocats, des officiers, des républicains convergent vers la ville, qui devint la capitale de la liberté d’expression, du libéralisme, et du progrès politique.
De grandes figures de l’exil y passent : Karl Marx, installé rue Vaneau (VIIᵉ arrondissement) entre 1843 et 1845, y rédige sa critique du libéralisme allemand (Manuscrits de 1844). Lénine vit rue Marie-Rose (XIVᵉ) entre 1908 et 1912. Oscar Wilde, proscrit non pour délit politique mais pour mœurs, y trouve un dernier asile en 1897, preuve que Paris accueille aussi les amours « dissidents ».
Anti-impérialisme et réseaux clandestins : Irlandais et Indiens
À Paris, les Irlandais tissent des réseaux clandestins contre la Couronne, les Russes y fomentent des complots contre le tsar, les Polonais y attendent le retour de l’indépendance.
Dans l’adversité face à la couronne britannique se trouve un terrain fertile d’entente entre les Irlandais, déterminés à soustraire par la force leur patrie à la domination anglaise, et d’anciens rois déchus indiens, spoliés par la Compagnie des Indes orientales britanniques. Parmi eux : Suchet Singh (1841–1896), à la tête du petit royaume himalayen de Chamba réduit à l’impuissance, ou Duleep Singh (1838-1893), le dernier maharajah de la nation sikhe, dépossédé, puis exilé du Pendjab à vie.
Mes recherches m’ont amené sur les pas de Duleep Singh, qui rencontre les réseaux nationalistes irlandais chez Reynold’s, un bar irlando-américain situé rue Royale (VIIIᵉ), immortalisé dans un dessin d’Henri Toulouse-Lautrec. Parmi ce noyau de la révolte irlandaise à Paris se trouvent notamment les frères Joseph et Patrick Casey, mais aussi Patrick Egan, James Stephens et Eugene Davis. Ce dernier édite le journal United Ireland à Paris, interdit en Grande-Bretagne et mène une double vie : imprimeur le jour, il rejoint ses compagnons conspirateurs et militants la nuit tombée. En 1887, les nationalistes irlandais, en quête d’alliances contre Londres, facilitent les premiers contacts entre le maharajah déchu Duleep Singh et des intermédiaires dans ses démarches (vaines) pour tenter de reconquérir son trône.
Quelques années plus tard, le 22 octobre 1893, seul dans son appartement du VIIIe arrondissement de Paris, Duleep Singh s’éteint, après des années d’errance d’hôtel en hôtel. Au lendemain de sa mort, la presse française relaie la nouvelle : le « maharajah de Lahore » est mort à Paris, et toute la France s’intéresse à cet homme venu d’ailleurs.
Aujourd’hui, l’histoire de ces exilés est tombée dans l’oubli. Pourtant, tout espace est façonné par ses habitants, et tout lieu porte les traces de son histoire. Paris s’est transformé de ville d’accueil des expatriés et des immigrés en fabrique de libertés. Elle est devenue un espace de lutte des indépendances.
Et la colonisation française ?
Ville laboratoire de l’anticolonialisme mondial, la capitale française est pourtant – et d’abord – une capitale impériale. Elle accueillera des militants venus de ses propres colonies au début du XXe siècle. Les nationalistes indiens et les fenians irlandais seront suivis par des nationalistes algériens, des militants indochinois ou des écrivains antillais.
Des militants d’Afrique du Nord s’organiseront, sous Messali Hadj en 1926, jouant un rôle majeur dans la prise de conscience politique des travailleurs nord-africains installés en France. C’est ainsi que l’Étoile nord-africaine (ENA) revendique la fin du colonialisme français et la création d’un État algérien indépendant. Hô Chi Minh fonde à Paris une mouvance anticoloniale vietnamienne, en structurant un réseau révolutionnaire au début des années 1920. Il y crée le journal le Paria dès 1922, qui lui servira de tribune anticolonialiste. L’Antillais Aimé Césaire et son épouse, Suzanne Roussi-Césaire, y forgent le concept de négritude dans les années 1930 pour dénoncer le colonialisme. Paris tolère ces hommes et ces femmes sur son territoire, mais leur présence demeure étroitement surveillée par la police et les services de renseignement.
En laissant ces hommes et ces femmes penser, discuter, s’organiser, la France nourrissait sans le vouloir des aspirations qui finiraient par contester son pouvoir colonial. Ce phénomène s’accélère dans les années soixante, alors que la répression fait rage. On peut citer le cas de Djamila Boupacha, militante du Front de libération nationale algérien (FLN), violée et torturée par l’armée en 1960. L’avocate Gisèle Halimi et l’écrivaine Simone de Beauvoir dénoncent les faits et révèlent les pratiques de l’armée française en Algérie. Paris, éternelle capitale des révolutions, se réinventait alors à travers un nouveau chemin, celui de la défense des droits humains.
Andrew Milne ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
02.12.2025 à 15:59
Islam : comment se fabrique l’inquiétude dans le débat public
Texte intégral (1708 mots)
Après la production d’un rapport gouvernemental sur l’« entrisme des Frères musulmans » dans la société française, une étude de l’institut Ifop met en avant une progression de la religiosité chez les musulmans de France et l’interprète comme un signe de l’influence islamiste. Or, les chiffres avancés renvoient surtout à des pratiques ordinaires du culte. Cette approche interroge sur la façon dont l’islam est problématisé dans le débat public.
L’institut Ifop a récemment enquêté sur l’évolution, en France, des pratiques des musulmans, et notamment des jeunes, mettant en avant une forte dynamique de « réislamisation » (87 % des 15–24 ans se disent religieux, 62 % prient quotidiennement, 83 % jeûnent tout le ramadan, 31 % portent le voile). Cette lecture s’inscrit dans la continuité du rapport « Frères musulmans et islamisme politique en France » publié par le ministère de l’intérieur en mai 2025. Alors que ce rapport situait l’enjeu de l’« entrisme islamiste » au niveau des organisations et des institutions, l’enquête de l’Ifop esquisse l’idée d’une base sociale de l’islamisme dans des comportements ordinaires.
Pour étayer sa thèse, l’Ifop mobilise un ensemble d’indicateurs allant de la prière au jeûne, des comportements interpersonnels (bise, mixité) au rapport à la science ou aux règles religieuses. Or plusieurs de ces mesures, présentées comme les signes d’une religiosité accrue, soulèvent des difficultés méthodologiques : un écart important apparaît entre ce que les indicateurs mesurent et l’interprétation qui en est faite. Cette approche interroge sur la façon dont l’islam est problématisé dans le débat public.
Intensification religieuse : une réalité qui ne dit pas ce qu’on croit
Les données relatives à la « fréquence de la prière » offrent une première illustration de ce décalage. En islam, la prière rituelle (ṣalāt) consiste en cinq actes quotidiens obligatoires, pouvant être regroupés lorsque les circonstances l’exigent ; elle ne se décline pas selon des fréquences variables. La question « À quelle fréquence vous arrive-t-il de prier ? » repose ainsi sur un modèle catégoriel inadapté, fondé sur des échelles – « une fois par semaine », « une à quatre fois par jour », etc. – qui ne correspondent à aucune réalité du rite musulman. De telles formulations conduisent moins à mesurer une pratique effective qu’à enregistrer l’effort des enquêtés pour ajuster un rituel strictement codifié à une grille de lecture inadéquate. L’opposition graphique entre « prient quotidiennement » et « ne prient pas quotidiennement » produit ainsi des profils distincts là où la véritable distinction se joue entre accomplissement – même regroupé – et omission répétée.
Le même mécanisme apparaît dans la mesure du jeûne. Affirmer que « 73 % des musulmans ont jeûné tout le ramadan » est présenté comme un signe de « rigidification », alors qu’il s’agit de l’accomplissement ordinaire d’un pilier défini précisément comme un mois complet d’observance. La gradation introduite – « tout le mois », « quelques jours », « pas jeûné » – est étrangère au rituel, transposant à l’islam un modèle séculier de pratique modulable. La stabilité des chiffres (73 % en 2025, 74 % en 2019) reflète des dynamiques démographiques davantage qu’un durcissement doctrinal.
Dans les deux cas, l’étude ne décrit pas une radicalisation, mais elle réinterprète des pratiques rituelles à travers des catégories inappropriées, produisant artificiellement des niveaux d’engagement et des seuils de rupture qui n’existent pas dans les données. La prière et le jeûne deviennent ainsi des signaux idéologiques supposés, alimentant l’idée d’une « réislamisation » problématique alors qu’ils relèvent d’abord d’une normativité religieuse ordinaire chez les musulmans pratiquants.
Au-delà des chiffres qu’elle présente, l’étude mobilise un ensemble de catégories – « réislamisation », « orthopraxie », « absolutisme religieux », « tension avec la République », « séparatisme du genre », « halo de l’islamisme » – qui orientent fortement la manière dont les attitudes musulmanes sont interprétées. Ces cadres produisent une lecture homogénéisante de comportements pourtant très divers, en réinscrivant des pratiques ordinaires dans des désignations alarmantes. Ce type de catégorisation s’inscrit dans un biais bien documenté en sociologie des religions : la tendance à privilégier les registres normatifs ou les intentions supposées au détriment de l’analyse des pratiques elles-mêmes.
De la religiosité vécue au soupçon idéologique : un glissement méthodologique
Les conclusions de l’étude reposent sur une confusion centrale : elle tend à associer mécaniquement une religiosité plus visible à un durcissement idéologique. Or l’intensité du croire et l’intransigeance normative constituent deux dimensions distinctes. On observe des pratiquants rigoureux ouverts à l’altérité, tout comme des individus très peu ou non pratiquants adoptant des positions rigides. Rien ne permet donc de déduire qu’un niveau élevé d’observance rituelle traduit, en soi, une orientation idéologique particulière.
C’est pourtant cette assimilation hâtive que prolonge l’enquête lorsqu’elle interprète des comportements situés – abstinence d’alcool, refus de la bise, distance à la mixité – comme des signes de « séparatisme » ou d’« islamisme ». Le raisonnement opère alors un glissement : des gestes de piété ou des habitudes culturelles – comme le fait de ne pas pratiquer la bise, peu usitée dans de nombreuses régions du monde arabe – sont déplacés vers le registre du soupçon idéologique, non en raison de leur sens propre, mais du cadre interprétatif dans lequel ils sont insérés.
Ce glissement apparaît également dans l’usage d’items censés mesurer des orientations idéologiques, alors qu’ils ne saisissent que des arbitrages intellectuels généraux. La question opposant « science » et « religion » pour expliquer l’origine du monde en est une illustration. En imposant une alternative binaire – soit la science, soit la religion –, elle ne peut en rien indiquer une inclination vers l’islamisme ; un tel choix concerne d’ailleurs des croyants de nombreuses traditions.
Surtout, cette formulation peut laisser entendre que répondre « religion » révélerait une moindre capacité à adhérer au savoir scientifique ou à réussir scolairement. Or les données disponibles montrent exactement l’inverse : les enfants d’immigrés réussissent souvent mieux à l’école que les autres, et le niveau d’éducation des familles immigrées progresse nettement sur trois générations. L’item « science vs religion » ne fournit pourtant aucune indication sur une orientation idéologique : il mesure seulement la préférence déclarée pour l’un des deux registres explicatifs lorsqu’ils sont présentés comme incompatibles. Autrement dit, l’opposition est imposée par la question et non révélée par les convictions des répondants.
Ces attitudes sont ensuite corrélées à des mesures de « sympathie » pour des courants présentés comme islamistes. Pourtant, l’usage d’un terme aussi indéterminé crée une confusion. Ce terme peut recouvrir une simple absence d’hostilité, une familiarité culturelle ou encore une adhésion doctrinale. L’ambiguïté est renforcée par le regroupement, sous une même catégorie, d’univers religieux sans lien entre eux : le Tabligh, le salafisme/wahhabisme, les Frères musulmans et le takfir. Sans clarification, cette « sympathie » agrégée suggère un continuum idéologique qui n’existe pas, produisant mécaniquement des taux élevés.
Ces chiffres contrastent fortement avec un résultat pourtant décisif du même rapport : 73 % des musulmans estiment qu’un musulman a le droit de rompre avec l’islam, contre 44 % en 1989. Un tel indicateur de libéralisation normative aurait dû structurer la lecture de l’enquête. Or il est resté largement inaperçu dans le débat public, éclipsé par des items plus compatibles avec le récit d’une « réislamisation ». L’évolution des trente dernières années montre pourtant une dynamique inverse, celui d’un élargissement de l’autonomie individuelle dans le rapport à la foi, difficilement compatible avec l’idée d’un raidissement idéologique généralisé.
Au terme de l’analyse, une conclusion s’impose : un sondage comme celui de l’Ifop contribue surtout à façonner une manière de regarder les musulmans. Par ses catégories, ses regroupements et ses oppositions binaires, il produit un récit d’inquiétude qui relève davantage du cadrage de l’enquête que des données elles-mêmes. Un tel dispositif oriente la perception publique, suggère des liens fragiles et peut influer sur des décisions politiques – au risque d’accentuer chez certains musulmans le sentiment d’être injustement visés.
Ali Mostfa est coordinateur scientifique du parcours de formation Mohammed Arkoun sur l'islamologie, en partenariat avec les établissements d’enseignement supérieur lyonnais, financé par le Bureau Central des Cultes du Ministère de l’Intérieur.
01.12.2025 à 16:48
Le service militaire volontaire, un projet utile ?
Texte intégral (1792 mots)
Emmanuel Macron a annoncé la création d’un service militaire volontaire d’une durée de dix mois qui concernera 3 000 jeunes dès septembre 2026, puis 50 000 en 2035. Ces recrues seront-elles véritablement utiles, en soutien aux 200 000 militaires de métier ? Le chef de l’État estime qu’il « existe une génération prête à se lever pour la patrie ». Pourtant, l’armée peine à recruter des professionnels.
Les tensions internationales et plus particulièrement la guerre en Ukraine mettent en alerte les États européens. Ceux-ci augmentent leurs crédits militaires et s’interrogent sur les moyens de raviver leur système de réserves, bien souvent mis en sommeil depuis la fin de la guerre froide. Dans ce cadre, alors que Jacques Chirac avait annoncé en 1996 la suspension du service national, le président Macron a annoncé le 27 novembre 2025 sa résurrection selon des modalités différentes.
Il s’agirait d’un service militaire basé sur le volontariat, rémunéré au minimum 800 euros. L’objectif d’un tel service militaire serait de renforcer les régiments, dans le cadre de modalités encore inconnues, à hauteur de 3 000 jeunes en 2026, 10 000 à l’horizon 2030 pour une montée en puissance à 50 000 jeunes en 2035. Il s’agirait bel et bien d’une formation militaire incluant exercices tactiques, sport, exercices de tir. En outre, ces recrues n’auraient pas vocation à servir en opérations extérieures. Au-delà de former des jeunes à la chose militaire, l’espoir des autorités est de retenir suffisamment de personnes dans la réserve pour que celle-ci passe de 50 000 à 80 000 soldats.
Pour autant, un tel dispositif est-il de nature à véritablement renforcer les capacités de défense de la France ou constitue-t-il une simple mesure de communication politique ?
Un contexte de menaces et de résilience : pourquoi ce retour de l’uniforme ?
La guerre en Ukraine et les menaces russes ont rebattu les cartes de manière violente, en France et dans l’ensemble des pays européens. Les budgets de défense augmentent fortement. La France ne fait pas exception. La modernisation des forces est mise en avant. Reste désormais à mobiliser les citoyens.
Le chef d’état-major des armées a récemment tenté de sensibiliser la population au changement de la donne stratégique, pointant le risque que le pays ne soit « pas prêt à accepter de perdre ses enfants, de souffrir économiquement ». Il s’agit donc bien de préparer la société au pire dans un contexte où plusieurs pays européens pointent l’expansionnisme russe. Il ne s’agit pas seulement d’augmenter les effectifs de la réserve opérationnelle pour répondre à une guerre de haute intensité, mais bel et bien d’activer une mémoire républicaine où l’uniforme est perçu comme vecteur de cohésion et d’unité nationale.
Reste à s’interroger sur les difficultés qu’un tel projet peut rencontrer et sur le caractère politicien ou non d’une telle initiative dans un contexte où Emmanuel Macron tente de reprendre l’initiative dans un paysage politique instable et fragmenté.
Le service militaire volontaire : une force utile ou une armée symbolique ?
Le contenu du nouveau service militaire volontaire (SMV) vise à mobiliser les jeunes dans un cadre structurant. La formation initiale durera un mois permettant de délivrer une instruction militaire de base (maniement des armes, entraînement physique, combat). Il ne s’agit pas de créer des soldats professionnels projetables mais des citoyens-soldats capables de remplacer sur le territoire national les soldats professionnels partis guerroyer face à la Russie. En effet, dans une telle situation, les nouvelles recrues prendraient la charge de l’opération sentinelle, garderaient des bases, assureraient la mobilisation territoriale.
Plusieurs obstacles se dressent face à ce projet. Il y a d’abord le vote du budget. Si le budget de la défense n’est pas voté, celui de l’année dernière sera reconduit au moins partiellement. Une telle hypothèse entraînerait le report du projet budgété à deux milliards d’euros. Il y a ensuite l’attractivité du projet face à une jeunesse à remobiliser. L’armée française a du mal à recruter des soldats professionnels. Parviendra-t-elle à recruter des soldats dans le cadre du nouveau service militaire ?
On peut imaginer que les recrutements initiaux – 3 000 personnes pour 2026 – ne poseront pas de problèmes. Mais qu’en sera-t-il lors de la montée en puissance impliquant des projets de recrutement bien plus conséquents à hauteur de 10 000 personnes à l’horizon 2030 et 50 000 à l’horizon 2035 ? La question n’a pas de réponse aujourd’hui mais le doute est permis au regard de la solde proposée de 800 euros minimum et de la perception de l’engagement citoyen de la jeunesse. Les sondages montrent plutôt un accord des Français et même des jeunes à ce projet, mais accord sur le principe et engagement effectif sont deux aspects différents.
L’efficacité militaire du projet
En ce qui concerne la portée strictement militaire du dispositif, plusieurs interrogations se posent. Un engagement de quelques mois suffit-il à construire une réserve compétente ? Un des impératifs, dans tous les cas, sera la convocation régulière de la réserve à des exercices afin d’entretenir les compétences.
Autre problématique : le service militaire ne siphonnera-t-il pas de précieux fonds au détriment de la modernisation des équipements de l’armée professionnelle ? Là encore, il est difficile de répondre à ce stade. En effet, tout cela dépendra de la progression effective du budget global consacré à la défense.
En revanche, exiger des recrues, puis des réservistes, la même efficacité que l’armée professionnelle est un contresens : les missions attribuées aux uns et aux autres ne seront pas les mêmes et les volontaires ne seront pas projetables, à moins d’une menace majeure, généralisée, que l’on a du mal à entr’apercevoir.
Un signal politique plus qu’une révolution stratégique ?
Du point de vue politique, au sens noble du terme, le SMV se fonde sur le projet de « faire nation » et de « recréer du commun ». Face à cela, la droite est plutôt favorable, et une partie de la gauche défavorable. Il s’agit d’un clivage peu surprenant, en cette époque d’opposition politique intense. Une partie de la gauche s’en prend au « va-t-en-guerre » et la droite exige un sursaut.
Mais qui pourra nier la nature agressive du régime de Vladimir Poutine et la nécessité de se préparer à tous les scénarios ? Rappelons que les pays baltes se barricadent et que les Polonais se réarment à vitesse accélérée. Pour autant, s’il s’agit de « faire nation », le volontariat pourrait se limiter à n’attirer que des jeunes déjà convaincus ? La question mérite d’être posée.
Au plan politique, la création d’un grand chantier comme le SMV s’apparente certainement, pour le chef de l’État, à l’objectif de laisser une trace dans l’histoire, celle d’avoir su rassembler les Français autour de la défense du pays. En outre, une telle mesure lui permet de surfer sur le besoin d’autorité qui émerge dans nos sociétés. Mais là encore, il serait naïf de discréditer un projet au motif qu’il induit des préoccupations politiciennes. Dans un système démocratique, nombre de réformes impliquent un souhait d’améliorer le fonctionnement de la société et un souhait de renforcer son électorat voire sa clientèle politique ou encore l’image du prince. Tout cela est consubstantiel à la démocratie et ne dit rien de la valeur intrinsèque de la réforme.
Une initiative utile
Le nouveau service national présenté par le président s’inscrit dans un mouvement général européen allant dans le même sens, même si les modalités sont variables. Bien que dépendant des réalités budgétaires, cette réforme a l’immense avantage de constituer une force d’appoint en mesure de prendre la relève sur le territoire national en cas de projection des forces professionnelles. Il doit également permettre d’augmenter la réserve opérationnelle dans des proportions encore inconnues. Permettra-t-il par ailleurs d’augmenter le civisme de la jeunesse ? On peut émettre des doutes sur ce point. Le service national ne sera basé que sur le volontariat, ce qui constitue une limite évidente.
Finalement, le SMV ne constitue qu’une pièce de la panoplie permettant de réarmer la France. Sa réussite est encore une inconnue mais il s’imbrique parfaitement dans l’ambition française de montée en puissance de son armée, du point de vue matériel, de ses capacités diverses et variées (incluant la guerre informationnelle) et donc également du point de vue des capacités en effectifs. C’est désormais aux armées de communiquer efficacement pour rendre le projet attractif.
Laurent Vilaine ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
01.12.2025 à 15:22
Les syndicats sont-ils vraiment en crise ?
Texte intégral (1862 mots)
Mardi 2 décembre, la CGT, FSU et Solidaires appellent à manifester et à faire grève pour s’opposer au projet de budget 2026. L’occasion de revenir sur la perception que les Français ont des syndicats. Contrairement aux idées reçues, ils et elles font globalement confiance aux syndicats pour les défendre.
En France, les syndicats sont décrits, depuis les années 1980, comme éternellement en crise. Le taux de syndicalisation est faible (10,3 % en 2019), la participation aux élections professionnelles ou aux grèves recule et la confiance dans les syndicats est minoritaire. La construction de plusieurs mouvements sociaux en dehors des cadres syndicaux, comme le mouvement des gilets jaunes et plus récemment le mouvement « Bloquons tout », a également alimenté ce discours décliniste. Il en est de même du recours massif au télétravail consécutif à la crise sanitaire qui pourrait participer à accroître la distance aux syndicats sur les lieux de travail.
La défiance à l’égard des syndicats, un mythe à relativiser
Cependant, un examen plus attentif des rapports des salariés aux organisations syndicales vient nuancer un tel discours décliniste. Ainsi, les exemples de mobilisations impulsées par les organisations syndicales ayant connu un certain succès en termes de participation des salariés et de popularité ne manquent pas ces dernières années, à commencer par les mouvements contre les projets de réformes des retraites du printemps 2023 ou de l’hiver 2019-2020. Plus proches de nous, les syndicats ont rassemblé entre 500 000 et 1 million de personnes dans les rues, le 18 septembre 2025, et encore de 200 000 à 600 000, le 2 octobre. Et, si le mouvement « Bloquons tout » était soutenu par 46 % des Français, ce chiffre a atteint 56 % pour le mouvement intersyndical du 18 septembre.
Il est à ce titre pertinent de diversifier les formes d’engagement au travail en ne se limitant pas à l’adhésion syndicale ou au recours à la grève, par exemple en étudiant la participation aux élections professionnelles, les discussions syndicales entre collègues ou la participation par divers moyens aux mouvements sociaux, ce qui permet aussi de tenir compte de l’inégale exposition des salariés aux différentes formes d’engagement au travail.
Parallèlement, la « confiance » des salariés dans les syndicats n’a que très peu évolué depuis la fin des années 1970. En 1978, 50,1 % des salariés faisaient confiance aux syndicats selon l’enquête postélectorale du Cevipof, contre 44 % en 2024 selon le baromètre de la confiance politique du Cevipof alors même que, sur la même période, le taux de syndicalisation en France a fortement chuté.
Ce paradoxe se retrouve à l’échelle européenne. Comme le montre le graphique ci-dessous, la confiance dans les syndicats varie énormément d’une année à l’autre. Cela ne semble lié ni à des mobilisations sociales ni à des indicateurs macroéconomiques. En revanche, on remarque que les deux phases historiques où cette confiance est la plus faible coïncident avec les présidences des socialistes François Mitterrand et François Hollande. Ce résultat confirme que, avec un gouvernement de gauche, les Français adoptent une posture plus libérale alors que, avec un gouvernement de droite, ils et elles demandent plus de redistribution.
Graphique : Confiance des salariés dans les syndicats (en %) (1978-2024)
Enfin, dépasser cette notion de « confiance » permet de faire état d’une image plus positive des syndicats. En effet, cette notion apparaît problématique. Le degré de confiance peut s’exprimer de manière générale (sentiment de confiance) ou pour un objectif particulier (défendre l’emploi, les salaires, les conditions de travail… au niveau local, au niveau sectoriel ou au niveau national) et, dans ce dernier cas, la capacité d’action des syndicats ne dépend pas uniquement d’eux-mêmes, mais aussi du contexte politique, économique et social.
Ainsi, diversifier les indicateurs mesurant l’image qu’ont les salariés des syndicats fait apparaître une forte demande de syndicats et une certaine appréciation de leurs actions. C’est ce que montrent plusieurs enquêtes réalisées en France ou à l’échelle européenne. Selon des enquêtes postélectorales que nous avons réalisées en 2022 puis en 2024 dans le cadre du projet CERTES, plus de 60 % des salariés répondants sont d’accord avec le fait que les syndicats rendent des services aux salariés (64 % en 2022, 62,8 % en 2024).
La perception des syndicats en France, une question politiquement clivante
La perception des syndicats par les salariés est donc, en France, plutôt positive. Elle varie toutefois selon leurs positions professionnelles, selon leurs relations au travail avec la direction et avec leurs collègues et, dans une moindre mesure, selon leur profil social. Elle varie aussi très fortement selon leurs autres attitudes politiques.
Ainsi, en Europe comme en France, plus les salariés se situent à gauche, plus ils ont une perception positive des syndicats. Nous avons exploré plus en détail cette relation à partir de l’enquête postélectorale de 2024 réalisée en ligne par Cluster 17 en juillet 2024 auprès d’un échantillon de 5 109 répondants représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus selon la méthode des quotas.
Tableau : Rapport aux syndicats des salariés selon leurs attitudes politiques
Nous avons construit, de manière automatique et en nous limitant aux 2 287 répondants salariés, quatre classes à partir de 11 questions d’opinion (augmentation des salaires, conditionnalité des aides sociales, encadrement des licenciements, immigration, écologie, féminisme, droits des minorités sexuelles et de genre, reconnaissance de l’État de Palestine) :
Les « identitaires » se distinguent par leur hostilité à l’immigration, au féminisme, à l’écologie et aux droits des personnes LGBTQIA+, par des attitudes plutôt méritocratiques en matière d’emploi et par une opposition marquée à toute augmentation générale des salaires.
Les « méritocrates » ont des attitudes plus méritocratiques que le groupe précédent, mais sont plus tolérants en matière d’immigration ou de droits des femmes et des personnes LGBTQIA+, sans pour autant être progressistes.
Les « libéraux » se distinguent par leur opposition un peu plus marquée à toute augmentation générale des salaires et par une tolérance un peu plus grande en matière d’immigration, de droits des femmes et des personnes LGBTQIA+.
Les « progressistes » se distinguent par des attitudes progressistes sur tous les plans, y compris par un rejet de toute conditionnalité des aides sociales.
Alors qu’au premier tour des législatives de 2024, 68 % des progressistes ont voté Nouveau Front populaire (NFP) – 48 % des identitaires et 36 % des méritocrates ont voté Rassemblement national (RN) –, notre sondage révèle que 90 % des progressistes considèrent que les syndicats rendent des services aux salariés, contre la moitié des identitaires, des méritocrates ou des libéraux.
Les écarts sont aussi très importants si on considère le rapport des salariés au mouvement social du printemps 2023 contre la réforme des retraites : près de 90 % des progressistes disent y avoir participé ou l’avoir soutenu, contre autour de 45 % des identitaires et des méritocrates et à peine 30 % des libéraux.
Au contraire, les écarts sont bien moins importants si on considère la seule adhésion syndicale, alors même qu’en 2024, contrairement à de précédents scrutins, les syndiqués ont significativement plus voté à gauche que les non-syndiqués. Ainsi, si 30 % des progressistes sont syndiqués, c’est tout de même le cas de 16 % des identitaires, de 15 % des méritocrates et de 10 % des libéraux.
Des syndicats affaiblis par leurs prises de position politiques ?
La perception positive des syndicats et des mouvements sociaux est donc bien plus répandue que la seule adhésion syndicale, mais bien plus clivée politiquement.
Contrairement à une idée reçue, la défiance dans les syndicats est donc à relativiser : malgré la faiblesse de leurs effectifs, ils ne suscitent pas plus d’opinions négatives que par le passé et parviennent encore à mobiliser une partie conséquente du salariat. Mais ces nouveaux indicateurs de l’influence syndicale que sont leur perception par les salariés et leur capacité à mobiliser sont aussi plus clivés politiquement.
Ce résultat éclaire donc à nouveau frais les réflexions autour des liens entre syndicalisme et politique et des stratégies d’alliances qui peuvent exister. Il permet aussi de remettre en cause l’idée selon laquelle les prises de position politiques des syndicats, contre le RN, voire en faveur de la gauche pour certaines centrales, comme en 2024, participeraient à les affaiblir. Le contraire serait plutôt vrai : cela les met en phase avec les salariés qui, même non syndiqués, les apprécient et participent à leurs actions.
Tristan Haute a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche dans le cadre du projet Comportements électoraux et rapports à l'emploi, au travail et au syndicalisme.
01.12.2025 à 11:06
L’intégration professionnelle des migrants est mise à mal par les restrictions budgétaires
Texte intégral (1763 mots)

À l’occasion du mois de l’économie sociale et solidaire, zoom sur les ateliers chantiers d’insertion (ACI). Ces structures proposent un accompagnement social, un métier et un salaire, notamment pour les immigrés. Dans un contexte de restriction budgétaire, quels sont leur coût et leur bénéfice ? Permettent-ils une meilleure intégration des immigrés ?
Régulariser la situation d’un immigré ne lui garantit pas l’eldorado, comme beaucoup le croient. Un autre problème majeur est son intégration. Comment l’intégrer si le français n’est pas sa langue ? s’il n’a pas de domicile fixe ? de solution de garde ? de moyen de mobilité ? de réseau professionnel ? de compétences numériques pour accomplir une démarche administrative en ligne, ouvrir un compte, obtenir un logement, préparer un CV, obtenir une couverture médicale…
Un migrant est une personne qui quitte son lieu de résidence habituelle et qui s’installe temporairement ou durablement dans une autre région ou un autre pays. Un réfugié est une catégorie particulière de migrant. Selon la Convention de Genève de 1951, un réfugié est une personne qui craint avec raison d’être persécutée du fait de son ethnie, sa religion, sa nationalité, son appartenance à un certain groupe social, ses opinions politiques ; et qui se trouve hors de son pays d’origine.
Les ateliers et chantiers d’insertion (ACI), dispositifs reconnus d’insertion par l’activité économique (IAE), sont une solution prévue par le Code du travail. Ils offrent un accompagnement renforcé et une activité professionnelle aux personnes rencontrant des difficultés sociales particulières, notamment les migrants et les réfugiés.
Alors combien coûte et rapporte l’intégration des immigrés ? les ateliers chantiers d’insertion ? Pour quelles réussites ?
Près de 1,68 milliard d’euros pour l’immigration et l’asile
Dans le projet de loi de finances pour 2025, l’immigration, l’asile et l’intégration mobilisent une part très importante des dépenses publiques. À ce titre, le programme 303 « Immigrations et asile » représente 1,68 milliard d’euros. Le programme 104 « Intégration et accès à la nationalité française » représente 366,42 millions d’euros. La dotation prévue pour l’allocation pour demandeurs d’asile (ADA) est de 353 millions d’euros et les crédits alloués à l’hébergement des demandeurs d’asile s’élèvent à 944,8 millions d’euros.
Selon la Cour des comptes, la lutte contre l’immigration irrégulière représente un coût annuel de 1,8 milliard d’euros. Le coût d’une journée en centres de rétention administrative (CRA) est estimé à 602 euros, incluant les frais de fonctionnement, d’investissement et la masse salariale des policiers.
Face à ces dépenses, le gouvernement français cherche naturellement des solutions pour augmenter ses recettes : plus d’impôt, plus de taxes, plus de prélèvements, moins d’exonérations, etc. La régularisation des immigrés pourrait également contribuer à cet objectif.
Cotisations sociales des immigrés
La régularisation massive des immigrants et travailleurs sans papiers pourrait être compensée par l’entrée attendue de cotisations sociales et d’impôts supplémentaires. Elles limiteraient voire annuleraient le coût net pour l’État à moyen terme.
À lire aussi : Pourquoi les travailleurs immigrés sont-ils surreprésentés dans les secteurs « essentiels » ?
À ce titre, France Terre d’asile a dévoilé un plan d’action sur la politique migratoire française. Il rapporterait 3,3 milliards d’euros par an aux finances publiques.
Le rapport du Centre d’études prospectives et d’informations internationales (Cepii) montre que la régularisation des immigrés dans les secteurs en tension en France permet de soutenir l’emploi, d’améliorer les salaires des travailleurs non qualifiés français et étrangers, et de stimuler l’économie à hauteur d’environ 1 % du PIB.
La régularisation des immigrés à elle seule ne suffit pas : son impact dépend de leur intégration et de leur accès effectif à l’emploi, facilité notamment par les ACI.
De 40 à 50 % d’intégration dans l’emploi
Les ACI constituent un exemple d’innovation sociale, appréhendée dans la littérature comme la mise en œuvre de « solutions novatrices à des problèmes sociaux, plus efficaces, durables ou justes que les solutions existantes, et dont la valeur profite à la société dans son ensemble ».
Organisés de manière ponctuelle ou permanente, les ACI sont des dispositifs conventionnés. Ils peuvent être créés et portés par un organisme de droit privé à but non lucratif – une association – ou un employeur public – une commune, un département, un centre communal d’action sociale, etc.
Les ACI permettent de lever de nombreux freins à l’emploi et de facto favoriser l’inclusion sociale et professionnelle des immigrés en France. Ils offrent une chance, parfois une seconde chance, à plus de 130 000 personnes chaque année, avec un taux de sortie positive de 40 à 50 % vers un emploi durable, une formation adaptée, une dignité retrouvée, une meilleure estime de soi…
Banques alimentaires, Emmaüs Solidarité
Entre 2023 et 2025, une enquête de terrain menée auprès d’associations humanitaires accueillant des ACI dans le cadre de leurs activités, telles les Banques alimentaires et Emmaüs Solidarité, met en lumière plusieurs freins ainsi que des actions clés pour favoriser l’inclusion sociale et professionnelle des personnes accompagnées.
Les personnes en parcours d’insertion sont de vrais salariés, sous un contrat à durée déterminée dits « d’insertion ». Ils perçoivent une rémunération au moins égale au smic horaire, parfois sur un temps partiel aménagé selon le projet de la structure. Les ACI jouent un rôle important en aidant les immigrés à résoudre de nombreux problèmes personnels, de santé ou administratifs tels que les titres de séjour, la maîtrise de la langue, le logement, la mobilité, la précarité numérique… facilitant leur insertion durable sur le marché du travail.
« Ce sont des personnes prêtes à travailler et à créer de la valeur pour l’économie française, puisqu’elles sont rémunérées et donc cotisent. Les contraintes administratives les empêchent d’être actifs et finissent par les rendre, malgré eux, une charge pour la société », souligne un travailleur social chez Emmaüs Solidarité.
Moins de contrats aidés et d’ETP
Le fonctionnement de ACI est de plus en plus fragilisé par l’accès limité aux ressources et la baisse des subventions, comme le rappelle la question écrite n°10832 de la 17ᵉ législature de l’Assemblée nationale.
Dans le projet de loi 2026, le gouvernement veut réduire les exonérations de cotisations sociales pour les ACI, pour répondre aux impératifs budgétaires. Le budget 2025 de l’insertion par l’activité économique (IAE) reconduit strictement les moyens alloués aux ACI depuis 2023, tout en appliquant une mise en réserve de 5,5 %.
Il réduit les 42 257 équivalents temps plein (ETP) prévus à seulement 40 500 postes réellement mobilisables sur le terrain. Il ne prévoit pas non plus la revalorisation de l’aide au poste malgré la hausse du smic. Avec seulement 32 000 parcours emploi compétences (PEC) financés contre 50 000 initialement annoncés, ce budget diminue significativement le nombre de contrats aidés, fragilisant encore les structures d’ACI et les emplois permanents et d’insertion qu’elles soutiennent.
Au regard des choix budgétaires actuels du gouvernement, ne faudrait-il pas repenser de manière plus stratégique l’impact des ACI ? Ne serait-il pas plus pertinent de reconsidérer le potentiel des ACI en matière de génération des ressources et des recettes pour l’État, grâce à une politique d’immigration plus humaine et plus rationnelle ?
Fadia Bahri Korbi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.
30.11.2025 à 09:38
« L’art de la guerre » de Sun Tzu, ou comment vaincre en évitant le combat
Texte intégral (3028 mots)

Que nous enseigne le traité de stratégie militaire écrit en Chine il y a 2 500 ans ? Nourri de culture taoïste, Sun Tzu incite à utiliser le potentiel général des situations en intervenant le moins possible sur le champ de bataille. On fait plus pour nuire au potentiel d’un adversaire en sapant son plan qu’en tuant ses soldats.
Au milieu des années 1990, j’ai lu le classique militaire « l’Art de la guerre » avec l’espoir de trouver des éclairages utiles pour ma nouvelle carrière d’officier des Marines des États-Unis.
Je n’étais pas le seul à chercher des idées auprès du sage Sun Tzu, mort il y a plus de 2 500 ans. L’Art de la guerre a longtemps été utilisé pour comprendre la tradition stratégique de la Chine comme des vérités militaires universelles. Les maximes du livre, telles que « connaître l’ennemi et se connaître soi-même », sont régulièrement citées dans les textes militaires, ainsi que dans les livres d’affaires et de gestion.
Au début, je fus déçu. Il m’a semblé que les conseils de Sun Tzu relevaient du bon sens ou étaient en accord avec les classiques militaires occidentaux. Cependant, quelques années plus tard, les Marines m’ont formé comme spécialiste de la Chine, et j’ai passé une grande partie de ma carrière à travailler sur la politique américaine dans la région indopacifique. Cela a renforcé mon désir de comprendre comment les dirigeants de la République populaire de Chine (RPC) voient le monde et choisissent leurs stratégies. En quête d’éclaircissements, je me suis tourné vers la philosophie chinoise classique et j’ai finalement rencontré des concepts qui m’ont aidé à mieux comprendre la perspective unique proposée par l’Art de la guerre, de Sun Tzu.
Aujourd’hui, je suis un universitaire et je travaille à l’intersection de la philosophie chinoise et de la politique étrangère. Pour comprendre l’Art de la guerre, il est important que les lecteurs abordent le texte à partir de la vision du monde de son auteur. Cela signifie lire les conseils de Sun Tzu à travers le prisme de la métaphysique chinoise classique qui est profondément façonnée par le taoïsme.
Les racines taoïstes
La tradition intellectuelle de la Chine est enracinée dans la période des Royaumes combattants du Ve au IIIe siècle avant notre ère, époque à laquelle Sun Tzu aurait vécu. Il s’agissait d’une période de conflit mais aussi de développement culturel et intellectuel qui a vu émerger le taoïsme et le confucianisme.
La philosophie confucéenne se focalise sur le maintien de relations sociales appropriées comme clé du comportement moral et de l’harmonie sociale. Le taoïsme, en revanche, s’intéresse davantage à la métaphysique : il cherche à comprendre le fonctionnement du monde naturel et à en tirer des analogies sur la façon dont les humains devraient agir.
Le taoïsme considère l’existence comme composée de cycles de changement constants dans lesquels la puissance croît et décroît. Le Tào, ou « la Voie » dirige toutes les choses de la nature vers la réalisation de leur potentiel inhérent, par exemple l’eau qui coule vers le bas.
Aider la nature à suivre son cours
Le mot chinois pour ce concept de « potentiel situationnel » est 勢, ou « shì » – qui est aussi le nom du chapitre cinq de l’Art de la guerre. Presque toutes les versions occidentales le traduisent différemment, mais c’est la clé des concepts militaires employés par Sun Tzu.
Par exemple, le chapitre cinq explique que ceux qui sont « experts de la guerre » ne se préoccupent pas outre mesure des soldats pris individuellement. Au contraire, les dirigeants efficaces sont capables de déterminer le potentiel d’une situation et d’en tirer parti.
C’est pourquoi les chapitres suivants passent tant de temps à discuter de la géographie et du déploiement des forces, plutôt que des techniques de combat. On fait plus pour nuire au potentiel d’un adversaire en sapant son plan qu’en tuant simplement ses soldats. Sun Tzu s’inquiète des chaînes d’approvisionnement trop longues car elles réduisent le potentiel d’une armée en la rendant plus difficile à déplacer et vulnérable aux perturbations. Un général qui comprend le potentiel peut évaluer les troupes, le terrain et le plan, puis organiser le champ de bataille de manière à « soumettre l’ennemi sans combattre ».
Dans la pensée taoïste, la bonne façon de gérer le potentiel de chaque situation est d’agir avec 無為, « wúwéi », ce qui se traduit littéralement par « non-action ». Cependant, l’idée clé est de perturber l’ordre naturel le moins possible pour permettre au potentiel de la situation de se réaliser. Le terme n’apparaît pas dans l’Art de la guerre, mais un lecteur contemporain de Sun Tzu aurait été familier avec ces deux concepts de « shì » de « wúwéi ».
L’importance d’agir avec le « wúwéi » est illustrée par le philosophe confucéen Mencius qui raconte l’histoire d’un agriculteur qui aurait tiré sur ses tiges de maïs pour les aider à pousser et qui a tué sa récolte. On n’aide pas le maïs à pousser en le forçant mais en comprenant son potentiel naturel et en agissant en conséquence : s’assurer que le sol est bon, que les mauvaises herbes sont enlevées et que l’eau est suffisante. Les actions sont efficaces lorsqu’elles nourrissent le potentiel, non lorsqu’elles tentent de le forcer.
Du champ de bataille à l’ONU
Dans une perspective taoïste, les dirigeants qui espèrent élaborer une stratégie efficace doivent lire la situation, en découvrir le potentiel et positionner leurs armées ou États de manière à tirer le meilleur parti du « shì ». Ils agissent avec « wúwéi » pour cultiver des situations, plutôt que de les forcer, ce qui pourrait perturber l’ordre naturel et provoquer le chaos.
Ainsi, en politique étrangère, un décideur devrait s’efforcer d’apporter de petits ajustements politiques le plus tôt possible afin de gérer progressivement l’évolution de l’environnement international. Cette approche est évidente dans l’utilisation du « guānxì » par Pékin. Signifiant « relations », le terme chinois porte un fort sens d’obligation mutuelle.
Par exemple, la République populaire de Chine (RPC) a mené des décennies d’efforts pour reprendre à Taïwan le siège de la Chine aux Nations unies. Pékin y est parvenu en nouant lentement des amitiés, en identifiant des intérêts stratégiques communs et en accumulant des faveurs auprès de nombreux petits États du monde entier, jusqu’à ce qu’en 1971, elle obtienne suffisamment de voix à l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU).
Et aujourd’hui ?
Le concept de « shì » permet également de comprendre la pression croissante de la RPC sur Taïwan, une île autonome que Pékin revendique comme son propre territoire.
Sun Tzu dirait peut-être que discerner la tendance actuelle dans le détroit de Taïwan est plus essentiel que les questions conventionnelles sur la puissance militaire comparée. Plusieurs facteurs pourraient rapprocher Taïwan de Pékin, notamment la perte d’alliés diplomatiques de l’île et l’attraction de la vaste économie de la RPC – sans parler de l’influence mondiale croissante de Pékin face aux États-Unis. Si c’est le cas, le « shì » est en faveur de Pékin, et un coup de pouce pour persuader les États-Unis de rester en dehors du sujet est tout ce qui est nécessaire pour faire évoluer la situation en faveur de la RPC.
Doit-on, au contraire, considérer que le « shì » se développe dans l’autre sens ? Des facteurs tels que le sentiment croissant d’identité taïwanaise, les perturbations économiques de la RPC pourraient rendre le rapprochement avec la chine continentale moins attrayant pour Taïwan. Dans ce cas, Pékin pourrait estimer devoir apparaître fort et dominant afin que l’île n’entretienne pas l’idée d’un appui de Washington.
Une lecture superficielle de Sun Tzu peut mettre l’accent sur le déploiement de troupes, le renseignement et la logistique. Cependant, la compréhension du « shì » met en lumière l’importance que Sun Tzu accorde à l’évaluation et à l’enrichissement du potentiel situationnel. Il ne s’agit pas de dire que les premiers points sont sans importance, mais un décideur les utilisera différemment si l’objectif est de gérer les tendances situationnelles plutôt que de rechercher une bataille décisive.
Le fait que l’Art de la guerre continue d’être en tête des ventes de livres démontre son attrait durable. Cependant, pour qu’il soit utile comme guide stratégique et de politique de sécurité, mon expérience m’indique qu’il faut s’imprégner des principes qui ont façonné la vision du monde de Sun Tzu et qui continuent de façonner celle des dirigeants de Pékin.
Scott D. McDonald reçoit des financements de la Fondation Sara Scaife, de l'Institut Eisenhower, de la Fondation Charles Koch et du ministère des Affaires étrangères de Taïwan.
27.11.2025 à 17:08
Violences dans le football amateur : les arbitres en première ligne
Texte intégral (2022 mots)

Plusieurs milliers d’arbitres se font agresser verbalement et physiquement chaque année sur les terrains de football. Pourquoi ? Dix ans d’enquête révèlent que l’érosion progressive des cadres collectifs qui régulaient autrefois les comportements au sein des clubs amateurs pourrait expliquer ce phénomène. Derrière les coups et les insultes, c’est un système fragilisé qui se dévoile.
Selon la Fédération française de football (FFF), on dénombre 2 millions de pratiquants licenciés (des hommes à 90 %) qui participent à 30 000 rencontres hebdomadaires. Ces matchs sont arbitrés par 25 500 officiels recensés (dont 1 500 femmes et 1 500 arbitres de moins de 15 ans). Sans eux, le football n’existerait pas. Ils sont souvent victimes d’agressions.
Un mal profond, chiffré et documenté
Selon l’Observatoire des comportements de la Fédération française de football, 12 000 incidents sont répertoriés et environ 11 000 matchs se signalent par un incident ou plus chaque saison. Ce chiffre, quasiment stable depuis la création de l’Observatoire en 2006, renvoie à des violences autant physiques que verbales.
Les joueurs commettent l’essentiel des faits (9 fois sur 10), suivis des encadrants, des spectateurs et des parents. Ce sont les arbitres qui subissent environ 40 % des violences, principalement verbales (8,5 fois sur 10). Cela signifie qu’environ 700 officiels sont physiquement agressés sur les terrains en France chaque année (coups, brutalités, bousculades, tentatives de coup(s), jets de projectiles, crachats), soit plus de 17 arbitres agressés chaque semaine – une saison sportive dure dix mois environ.
Les médias couvrent le phénomène en pointant la responsabilité d’un haut niveau parfois peu exemplaire ou la dégradation des contextes, et en mettant en avant les réactions collectives du monde arbitral. Cela a sans doute contribué au déploiement récent par la FFF d’un plan contre les violences et pour la protection des arbitres. Organisée autour des principes de la surveillance, de la prévention, de la dissuasion et de la répression, une telle entreprise devrait améliorer le déroulement des compétitions.
De nombreuses enquêtes de terrain auront été nécessaires pour comprendre ce phénomène et identifier ses causes. En ce qui nous concerne, nous avons commencé par mettre à distance un monde social qui nous était familier, ethnographié durant une saison à domicile et à l’extérieur un club de quartier prioritaire réputé « violent », collaboré avec divers chercheurs afin de cerner les problèmes et compter encore les faits pour enfin nous concentrer sur la figure des arbitres à partir d’une passation de 5 000 questionnaires et de dizaines d’entretiens.
Des causes multiples
Selon les dernières données que j’ai sollicitées en septembre 2025 auprès de la FFF, la majorité des faits (violences physiques et verbales) concerne la catégorie des seniors (60 % du volume des incidents relevés en saison 2024-2025 concernent les 18 ans et plus). Ceci confirme une tendance déjà pointée sur une période d’observations plus longue et le rôle cathartique du sport. On sait aussi que les violences se propagent notablement chez les plus jeunes (17-18 ans et 15-16 ans) au point aujourd’hui de présenter des taux d’incidence supérieurs aux proportions affectant les seniors (2,7 % chez les 18 ans et plus ; 3,2 % chez les 15 ans-18 ans).
On sait en outre que ces incidents concernent surtout les compétitions départementales, cantonales et régionales dans une moindre mesure. Enfin, contrairement aux idées reçues, on ne constate pas de clubs dans lesquels les violences s’installent au point d’en faire des associations durablement problématiques : sur plusieurs saisons les violences sont réparties entre de nombreux clubs.
La concentration des violences et autres incidents dans les divisions locales du football renvoient aux vulnérabilités des clubs de compétitions départementales. Les dirigeants et bénévoles y manquent – ou changent trop fréquemment, fragilisant le contrôle social que ces figures peuvent exercer sur les licenciés. Leurs paroles, pouvoirs éducatifs et capacités de régulation des comportements déviants s’affaiblissent. En parallèle, des pressions nouvelles se manifesteraient davantage. On pense ici aux intimidations voire aux agressions commises par des parents désireux de voir réussir leur enfant au plus haut niveau, c’est-à-dire l’illustration des effets pervers associés à ce que l’on appelle parfois « le projet Mbappé ». On pense aussi aux conduites violentes de joueurs au cours des rencontres sportives, ces licenciés pour lesquels les interventions des éducateurs ne suffisent parfois plus à canaliser des frustrations.
Dans ces contextes associatifs instables (équipes dirigeantes changeantes, formations insuffisantes des éducateurs en matière de régulation des comportements agressifs…), les arbitres sont très exposés d’autant plus que dans les premières divisions du football amateur, l’arbitre officiel, quand il existe, est une personne seule. Et seule quand des ruptures de cadres surviennent (insultes répétées, menaces, bagarres…).
Il est acquis maintenant que la performance arbitrale, incluant la gestion des matchs et de la sécurité, doit beaucoup aux contributions conjointes des joueurs, dirigeants et assistants. Cette performance est logiquement dégradée lorsque l’arbitre officie sans juge de touche officiel, en présence de dirigeants fragilisés, de joueurs à l’autocontrôle inconstant, de parents et de spectateurs imprévisibles, voire oppressants. Aussi stigmatiser l’arbitre, faire de son activité un facteur explicatif des violences, représente une erreur d’appréciation. En effet les agressions se construisent dans les configurations des compétitions et sont le produit de responsabilités partagées.
La disparition des collectifs
Bien entendu, l’arbitre détient le monopole de l’usage des sanctions légales, possède les lois du jeu, profite d’un statut d’agent ayant une mission de service public et d’un pouvoir qui n’a cessé de se renforcer depuis cent cinquante ans. Toutes ces ressources résistent pourtant mal aux caractéristiques des cadres de la pratique du football, et ne doivent pas laisser penser que les arbitres constituent un groupe homogène.
Le monde associatif perd progressivement ses repères : des dirigeants aux carrières longues laissent la place à des engagements bénévoles moins constants, de jeunes arbitres compensent les retraits d’arbitres expérimentés devenus inaptes ou désintéressés, des joueurs promoteurs et bénéficiaires d’une identité collective se raréfient. Désormais, ici et là, les footballeurs ne joueraient plus pour leurs couleurs, leur territoire, leur groupe d’appartenance et fragilisent des « nous » cohésifs pourtant riches de contrôle social.
Dans le domaine social que compose le football, mes enquêtes me conduisent à défendre la thèse de collectifs moins cohésifs, c’est-à-dire de clubs dans lesquels la nature des liens sociaux entre licenciés (joueurs, éducateurs sportifs, dirigeants, arbitres) est moins forte. Moins protectrice. Moins productrice de reconnaissances sociales. Et il suffirait alors d’une étincelle pour que les stades s’embrasent : l’absence d’une contention chez un pratiquant frustré, une décision arbitrale litigieuse ou erronée, des parents blessés de voir leur enfant sur le banc des remplaçants, une rétrogradation sportive que des spectateurs n’acceptent pas, projetant leur désarroi sur la cible accessible que représente l’arbitre, etc.
Tout ceci conduit souvent à penser l’agression d’un arbitre comme la conséquence d’un facteur déclenchant très situé, localisé et qui parfois renvoie à la psychologie de l’auteur du fait. Cependant, la rareté des carrières de joueurs violents limite la portée d’un tel raisonnement. En combinant plusieurs faits et en se souvenant que les responsabilités sont partagées, on déclenche un autre régime interprétatif qui n’a d’ailleurs rien à voir avec l’illustration d’une société toujours plus violente.
D’après mes recherches, si les violences contre les arbitres ne diminuent pas en dépit de mesures coercitives (durcissement des sanctions, modifications du statut des arbitres…), c’est avant tout en raison d’un tissu associatif moins capable de faire barrage à ces comportements.
Pour reprendre une formule du sociologue Pierre Bourdieu, les faits divers font diversion. Pour les appréhender pleinement, il faut les voir comme le résultat de constructions sociales. Quand les associations s’affaiblissent socialement, elles deviennent plus perméables aux perturbations intérieures (frustrations de joueurs, fatigue physique impliquant un moindre contrôle comportemental, inexpérience de jeunes et de très jeunes arbitres, contrôle social des dirigeants moins efficaces, erreurs d’arbitrage…) et influences extérieures (comme des rivalités sociales et territoriales entre localités ou quartiers). Les arbitres en font les frais et révèlent ces fractures.
Williams Nuytens a reçu des financements de l'université d'Artois, de la région des Hauts-de-France, de l'Institut des Hautes Etudes de la Sécurité Intérieure (1998), de l’INSEP (1997), de la Fédération Française de Football (2010), de l'UFOLEP du Pas-de-Calais (2018, 2020, 2022), de l'UFOLEP nationale (2019-2021), du Ministère de l'Enseignement Supérieure et de la Recherche, de l'ANCT (2023, 2025), des Communautés Urbaines d’Arras et de Lens-Liévin (2021, 2022, 2023), de la Ligue de Sport Adapté des Hauts-de-France (2020-2023), de La Vie Active (2024), du Groupement Hospitalier Arras-Ternois (2024), de l’ANRT (2024), etc. Il ne travaille pas, ne conseille pas, ne reçoit pas de fonds d’une organisation pouvant tirer profit de cet article. Il ne déclare aucune autre affiliation que ses institutions de recherche et d’enseignement en dehors d’un engagement bénévole en qualité d’administrateur auprès de l’association Eveil.
26.11.2025 à 16:31
Musulmans de France, religiosité, islamisme : les chiffres contestés de l’enquête Ifop
Texte intégral (5206 mots)
Un sondage réalisé par l’institut Ifop conclut à une forte poussée de religiosité, de rigorisme et de soutien à la mouvance islamiste chez les musulmans de France. Cette étude, critiquée pour ses biais méthodologiques, a immédiatement suscité de vives réactions politiques. Des associations musulmanes ont porté plainte contre l'Ifop et l'Ifop a porté plainte contre deux députés LFI. Comment interpréter ces chiffres ? Quelles sont les conclusions d’autres études portant sur ces questions ? Entretien avec Franck Frégosi, spécialiste de l’islam en France, ainsi qu’avec Patrick Simon et Vincent Tiberj, auteurs des analyses sur la religion des enquêtes Trajectoires et origines (Insee/Ined). Un droit de réponse de François Kraus, directeur du pôle Politique-actualités de l'Ifop suit cet entretien.
The Conversation : Selon une étude de l’Ifop, les musulmans affichent, en France, un degré de religiosité largement supérieur aux autres religions : 80 % se déclareraient « religieux », contre 48 % en moyenne chez les adeptes des autres religions. La pratique quotidienne de la prière chez les musulmans aurait aussi augmenté, passant de 41 % en 1989 à 62 % en 2025. Comment recevez-vous ces chiffres ?
Vincent Tiberj : Quand vous êtes originaire d’un pays où 90 % des gens vous disent que la religion c’est très important (ce que montrent régulièrement les World Value Surveys), et que vous arrivez en France, alors oui, évidemment, la religion est toujours importante. Cela traduit le lien avec le pays d’origine, et pas forcément une dynamique d’« islamisation » à l’œuvre dans la communauté musulmane française.
On constate chez les immigrés qui se définissent comme religieux, qu’il s’agisse de musulmans, de catholiques, ou même de bouddhistes, qu’ils sont plus souvent conservateurs par rapport à la population française en général. Ainsi, plusieurs enquêtes disent que, chez les musulmans, il y a plus souvent des difficultés à accepter les couples homosexuels et chez certains des préjugés anti-juifs. C’est plus répandu mais pas systématique, bien au contraire ; d’ailleurs, les personnes aux tendances antisémites se retrouvent bien plus souvent à l’extrême droite. Mais, ce que montre l’enquête Trajectoires et origines (TeO, Insee/Ined), c’est que les descendants d’immigrés, nés et socialisés en France, sont beaucoup moins conservateurs que les immigrés. Le fait que l’Ifop se focalise uniquement sur les musulmans en général, sans distinguer les immigrés et leurs descendants, pose un gros problème méthodologique pour estimer s’il y a vraiment une montée en puissance de la religion.
Franck Frégosi : L’Ifop met l’accent sur des indicateurs de religiosité en hausse à travers la fréquentation des mosquées, la prière individuelle, l’observance des règles alimentaires, vestimentaires, le degré d’acceptation de la mixité. Mais attention aux biais de lecture ! Un exemple : la proportion de personnes faisant le ramadan est en hausse, mais la pratique du ramadan est-elle vraiment un critère de religiosité ? C’est davantage un marqueur communautaire ou peut être identitaire. Dans des familles où la pratique religieuse individuelle régulière n’est pas la norme, pendant le mois de ramadan, on va jeûner et partager le repas de rupture du jeûne (y compris avec les voisins qui ne sont pas nécessairement musulmans). Pour certaines personnes dégagées de tout lien avec une communauté priante, c’est souvent le seul lien qui les relie encore à l’islam. Est-on encore dans la religiosité ? Cet indicateur doit être questionné.
Que nous disent les enquêtes TeO que vous avez menées sur la religiosité des musulmans de France ?
Patrick Simon : L’enquête TeO 2, réalisée en 2019-2020, et qui concernait 7 400 musulmans (un panel bien supérieur à l’enquête Ifop) permet de constater une stabilité du rapport au religieux chez les musulmans par rapport à l’enquête TeO 1 de 2008-2009. Certains indicateurs montrent même une légère diminution de la religiosité.
On demande par exemple quelle importance joue la religion dans la vie des personnes interrogées. De fait, les musulmans (41 %) déclarent nettement plus que les catholiques (14 %) que la religion joue un rôle très important dans leur vie. Le niveau des musulmans est en revanche assez comparable de celui déclaré par les juifs dans l’enquête. Ces chiffres étaient plus élevés pour les musulmans en 2008-2009 lors de la première enquête TeO (49 %). En dix ans, sur cet indicateur, la religiosité est donc un peu moins intense parmi les musulmans en France.
Un autre indicateur donne une perspective comparable de légère baisse du rapport à la religion : on enregistre les différentes dimensions de l’identité des personnes interrogées, dont la religion. Les catholiques citent rarement la religion comme dimension significative de leur identité, moins de 5 % d’entre eux le font, alors que 30 % des musulmans mentionnent la religion comme élément important de leur identité (en association avec d’autres dimensions, comme l’origine, ou leur situation de famille par exemple). La place de la religion a cependant baissé depuis 2008, passant de 33 % à 30 %. A contrario, elle est plus expressive pour les juifs qui sont 54 % à la citer en 2019, pour 46 % en 2008.
Quid de l’islamisation décrite par le sondage Ifop ? Selon l’institut, « un musulman sur trois (33 %) affiche de la sympathie pour au moins une mouvance islamiste : 24 % pour les Frères musulmans, 9 % pour le salafisme, 8 % pour le wahhabisme, 8 % pour le Tabligh, 6 % pour le Takfir et 3 % pour le djihadisme.
Franck Frégosi : L’enquête parle d’islamisme sans aucune définition en amont, comme si cela allait de soi, comme s’il s’agissait d’un item qui ferait consensus. Que mettent les personnes interrogées derrière ce mot ?
Qu’il y ait une augmentation de la fréquentation des mosquées ou de la prière individuelle parmi les jeunes générations musulmanes, soit. Qu’il existe une montée de l’intransigeantisme religieux, pourquoi pas : il s’observe dans toutes les confessions. Mais l’Ifop lie cette évolution à l’influence des réseaux islamistes chez les musulmans de France, ce qui est problématique.
Finalement, on perçoit une volonté de l’Ifop de montrer que les musulmans seraient en décrochage par rapport à la logique de la sécularisation observable dans le reste de la société. Or la sécularisation est un phénomène plus complexe que ce qui avait été décrit. Certains vont jusqu’à parler d’une séquence historique marquée par une désécularisation.
Vincent Tiberj : Concernant l’islamisation, l’enquête TeO ne propose pas d’indicateurs sur ce sujet, donc nous ne pouvons pas faire de comparaisons. En revanche, je note un certain nombre de problèmes dans l’enquête Ifop. Ainsi, on demande à une population s’ils se sentent proches des Frères musulmans, des salafistes, des wahhabites, du Tabligh, du Takfir, des djihadistes… Ce type de question provoque vraisemblablement un effet d’imposition de problématique classique dans les sondages : les gens n’osent pas dire qu’ils ne savent pas mais répondent quand même. Résultat : on se retrouve avec ce chiffre de 24 % des musulmans français qui disent être proches des Frères musulmans. Mais leur a-t-on demandé « Savez-vous vraiment ce que c’est qu’un Frère musulman » ? « Quelles sont leurs idées » ?
Autre exemple : l’Ifop demande « Êtes-vous favorable à l’application de la charia » ? Résultat : 46 % des musulmans estiment que la loi islamique doit être appliquée dans les pays où ils vivent, dont 15 % « intégralement quel que soit le pays dans lequel on vit » et 31 % « en partie », en l’adaptant aux règles du pays où on vit. Mais de quoi parle-t-on exactement ? De couper la main des voleurs ? Ce n’est pas très sérieux…
Est-il légitime de considérer la pratique d’un islam rigoriste ou intégraliste comme l’expression d’un « séparatisme » vis-à-vis des lois de la République ?
Franck Frégosi : Certains individus, que l’on peut qualifier de « rigoristes », considèrent qu’il est important d’être scrupuleux sur la consommation pour eux-mêmes et leurs proches de produits labellisés « halal » (ou « casher » pour les juifs). Cela ne les empêche pas d’avoir des relations professionnelles avec des collègues ou de partager un repas avec des non musulmans. Or l’Ifop met en avant l’idée que les musulmans, parce qu’ils seraient plus observants en matière de normes alimentaires, seraient en rupture avec la dynamique de sécularisation de la société. Ce n’est pas forcément exact.
De nombreux musulmans cherchent des accommodements entre une approche plus ou moins orthodoxe de l’islam avec la réalité de la société environnante. Il existe dans l’islam, comme dans d’autres religions, des orthodoxies plurielles. Cela ne veut pas dire nécessairement que ces personnes ont un agenda caché ou que cette évolution est le fruit de l’influence d’un islamisme conquérant, sauf à considérer qu’il faille considérer l’observance religieuse musulmane comme un problème en soi.
Patrick Simon : Depuis quelques années, des enquêtes cherchent à démontrer que les musulmans sont dans une rupture avec la loi commune et avec les valeurs collectives, en utilisant des questions ambiguës dont l’interprétation est sujette à caution, mais qui servent à qualifier un fondamentalisme religieux et la radicalisation. Les questions utilisées dans ces enquêtes sont reprises dans les sondages posant des problèmes d’interprétation similaires et alimentant un procès à charge contre les musulmans. Le sondage de l’Ifop combine des questions factuelles sur les pratiques avec des questions d’attitudes qui ne traduisent pas vraiment les orientations idéologiques qu’on leur prête.
Par exemple, demander si, pour l’abattage rituel, les enquêtés suivent la loi religieuse plutôt que la loi de la République ne va pas de soi. On peut considérer que l’abattage rituel est défini par la doctrine religieuse sans penser nécessairement à transgresser les normes sanitaires. Il ne s’agit donc pas d’une rupture de la loi commune, de mon point de vue. De même, on peut dire qu’on a effectué un mariage religieux sans mariage civil sans être dans une démarche de rupture vis-à-vis de la République. En clair, le choix des questions ne me semble pas conforme à l’interprétation qui en est faite.
L’Ifop relève que 65 % des musulmans pensent que « c’est plutôt la religion qui a raison » par rapport à la science sur la question de la création du monde. Comment interpréter ce résultat ?
Vincent Tiberj : Les religions portent une culture de l’absolu, rien d’étonnant à cela, mais il faut mesurer la différence entre des grands principes et des cas concrets comme des positions sur l’avortement, l’homosexualité, etc. En 2019, avec ma collègue Nonna Mayer, dans l’enquête Sarcelles, nous avons interrogé les souhaits de scolarisation des enfants et constaté que les musulmans demandent majoritairement une école publique sans éducation religieuse.
Donc plutôt que de jouer les valeurs de l’islam contre les valeurs de la République, on peut partir de cas concrets pour vérifier effectivement comment elles s’articulent ou s’opposent. À Sarcelles, nous avons aussi constaté que la culture intransigeantiste, qui fait passer effectivement la religion devant la République, est lié au fait d’avoir une religion – quelque soit cette religion. On retrouvait les mêmes proportions de musulmans qui faisaient passer le Coran devant la République que de chrétiens avec la Bible et de juifs avec la Torah.
L’Ifop estime que la pratique quotidienne de la prière a atteint des sommets chez les jeunes musulmans de moins de 25 ans : 40 % (contre 24 % chez les 50 ans et plus). Que constatez-vous dans vos propres enquêtes ?
Patrick Simon : L’enquête Trajectoires et origines (TeO 1) posait des questions sur l’intensité de la pratique religieuse et a identifié qu’elle était effectivement plus fréquente chez les jeunes musulmans par rapport aux plus âgés, alors que ce rapport est inversé chez les chrétiens. S’agit-il d’un effet de génération – une réislamisation par rapport aux générations précédentes plus distanciées, thèse fréquemment avancée, notamment par le sondage IFOP, annonçant une dynamique de développement de l’islam dans les années à venir ?
L’enquête TeO2 montre que ce n’est pas le cas et qu’il s’agit d’un effet d’âge : les moins de 25 ans en 2008-2009 s’avèrent être moins investis dans la religion quand ils atteignent 28-34 ans. Une deuxième explication tient à la transmission familiale, qui joue un rôle déterminant dans la formation du sentiment religieux. Les parents des jeunes musulmans ont eux-mêmes grandi dans des sociétés, notamment celles du Maghreb, où la religion joue un rôle beaucoup plus central depuis la fin des années 1970. Ces parents ont transmis une partie de ce rapport au religieux à leurs enfants qui sont les jeunes musulmans d’aujourd’hui.
Pour résumer, nous avons bien constaté que le rapport à la religion est plus dense pour les personnes dans les pays musulmans dont sont issus les immigrés, mais aussi que ces personnes ne se sont pas nécessairement « islamisées » en France.
Par ailleurs, on note que les jeunes ayant grandi dans des familles mixtes avec un parent musulman et l’autre chrétien ou sans religion sont beaucoup plus nombreux à se déclarer sans religion (de l’ordre de 50 %). Comme la mixité religieuse tend à se développer, une plus grande distance à la religion est probable, à l’avenir, dans les familles.
À propos du port du voile, l’Ifop explique que 31 % des femmes le portent (19 % systématiquement) mais que cette pratique se banalise chez les jeunes : 45 % des musulmanes âgées de 18 à 24 ans, soit trois fois plus qu’en 2003 (16 %) ». Que disent vos enquêtes ?
Patrick Simon : Concernant le voile, TeO montre que les femmes de la seconde génération portent moins le voile que les femmes immigrées : 17 % pour 36 %. Les musulmanes immigrées sont aujourd’hui plus nombreuses (36 %) à porter le voile qu’en 2008-2009 (22 %). Pour la seconde génération, la pratique a augmenté, mais dans des proportions moindres entre 2008 et 2020 (de 13 % à 17 %).
Cette pratique est plus fréquente pour les moins de 25 ans de la seconde génération. Le port du voile n’est pas constant dans le cycle de vie, et il est possible que des femmes abandonnent la pratique après 30 ans, que ce soit par choix personnel ou parce que les barrières à l’accès à l’emploi sont trop massives. Encore une fois, la distinction entre immigrées et descendantes d’immigrées apporte des nuances importantes aux constats.
Propos recueillis par David Bornstein.
Droit de réponse de François Kraus, directeur du pôle Politique, actualités de l'Ifop, enseignant en Master à l’Université Paris X Nanterre.
Soyons sérieux avec les données sur le religieux !
Dans un article paru sur le site The Conversation le 26 novembre, trois chercheurs (Franck Frégosi, Patrick Simon et Vincent Tiberj) ont exprimé des critiques à l’égard de l’enquête publiée la veille par l’IFOP. S’il est légitime et nécessaire que les études fassent l’objet de discussions critiques, encore faut-il que la discussion s’appuie sur des arguments solides et rationnels, tant sur le plan de la méthodologie que sur celui de l’interprétation. Or, nous regrettons que ce ne soit pas le cas ici.
Que trois éminents chercheurs prennent la peine de réagir à notre enquête sur le poids des religions en France et le rapport des musulmans à l’islam est un honneur auquel les sondeurs ont rarement droit. Généralement, leurs critiques portent sur la maigreur de nos échantillons, ce qui, il faut le reconnaître, n’est pas le cas ici : notre enquête en population générale dépasse les 14 000 interviews. Il leur arrive aussi souvent de critiquer – parfois à juste titre – nos études en ligne, ce qui n’est pas le cas de notre enquête, menée « à l’ancienne » via téléphone. L’absence d’échantillons « miroir » est un reproche plus rare mais qui, lui aussi, n’est pas pertinent : un échantillon témoin d’adeptes des autres religions (par exemple catholiques ou juifs) était présent sur certaines questions au cas où une singularité musulmane se dessinerait, suivant en cela les conseils de Vincent Tiberj en la matière.
L’étude TeO n’est en rien comparable à l’étude Ifop pour mesurer le fait religieux
Face à une étude est difficile à critiquer pour son échantillonnage, les auteurs mettent plutôt en avant les mérites du dispositif TeO (Trajectoires et origines) conçu par deux organismes publics INED et Insee). Or, cette comparaison soulève plusieurs difficultés.
Il parait en effet délicat de comparer notre étude menée auprès de l’ensemble des Français (âgés de 15 ans et plus) avec des enquêtes certes robustes, mais qui ne couvrent pas l’ensemble de la population : la première enquête TeO (2008) excluait les personnes âgées de plus de 50 ans et la seconde vague (2019) les personnes âgées de plus de 60 ans. Dans ces conditions, il n’est pas sérieux de présenter TeO comme un dispositif adapté à l’observation du paysage religieux français quand on sait que cette étude exclut de fait près de 20 millions de personnes de 60 ans, soit l’essentiel du « stock » des croyants et des pratiquants en France… Imaginerait-on un chercheur du CEVIPOF présenter comme exhaustive une enquête électorale reposant sur l’exclusion de dizaines de millions de personnes de plus de 60 ans qui, elles aussi, constituent le gros des électeurs ?
Ce manque de rigueur va encore plus loin lorsque Patrick Simon affirme que TeO2 « concernait 7 400 musulmans (un panel bien supérieur à l’enquête Ifop ». Or, en matière de sondage, ce n’est pas la taille de l’échantillon qui compte, c’est sa qualité. En effet, TeO surreprésente les immigrés et descendants d’immigrés au point que la « population majoritaire » y pèse pour à peine un quart de l’échantillon (25,5 %). Ce patchwork de musulmans issus de sous-échantillons très particuliers (ex : immigrés, descendants d’immigrés, populations d’outre-mer…) est certainement utile pour étudier les discriminations ressenties, mais il n’est en aucun cas représentatif de la population musulmane vivant en France métropolitaine. En réalité, du propre aveu de ses concepteurs, seul le sous-échantillon « issu de la population générale est représentatif de l’ensemble de la population » et ce sous-échantillon n’est composé en réalité que de 3 400 individus, soit quatre fois moins que l’échantillon national représentatif de l’Ifop (14 400) ! Donc, si on part du principe que les 10 % de musulmans affichés par ces auteurs comme le taux de référence du poids de l’islam en France ont été calculés sur ce seul échantillon de population générale (hypothèse la plus probable), cela lui donnerait un nombre de musulmans « représentatifs » d’environ 350 à 450 effectifs, soit beaucoup moins que l’échantillon de l’Ifop (1005 musulmans).
Ces chiffres ne sont pas étonnants quand on sait que les objectifs assignés à l’étude TeO ne sont pas la mesure du paysage religieux mais l’analyse des « processus d’intégration, de discrimination et de construction identitaire au sein de la population résidant en France métropolitaine ». Mais il n’est pas sérieux de présenter TeO comme une étude plus robuste que les études de l’Ifop.
Des tendances qui n’ont rien de surprenant pour les spécialistes de l’islam en France comme en Europe.
Au-delà des faiblesses de TeO, on peut s’étonner que Patrick Simon y voit un outil indiquant « une stabilité du rapport au religieux chez les musulmans » alors que certains indicateurs de sa propre enquête montrent justement le contraire. Le port du voile chez les femmes âgées de 18 à 49 ans, par exemple, y apparaît en nette hausse entre 2008–2009 (18 %) et 2019–2020 (26 %). Au lieu de mettre en avant des indicateurs objectifs comme la fréquentation des lieux de culte – variable pourtant posée dans les deux vagues (R_CULTE), l’auteur préfère mettre en avant des indicateurs subjectifs comme l’importance de la religion dans sa vie, toujours plus sujets à caution.
Surtout, TeO serait bien le seul dispositif à montrer une « stabilité du rapport au religieux chez les musulmans ». En effet, la remontée de la religiosité observée dans notre enquête a déjà été mise en lumière par des sociologues comme Gilles Kepel ou Hugues Lagrange et plus récemment par Olivier Galland dans une étude de 2016 qui montrait aussi la prééminence de la religion sur la science chez les lycéens musulmans. Le politiste Vincent Tournier, observait lui aussi dès 2013 « une dynamique de retour vers le religieux » des musulmans de France.
Et cette réislamisation ne concerne pas seulement la France comme l’a confirmé Ruud Koopmans. Dans une interview récente, ce sociologue au Berlin Social Science Center estime que « les résultats du sondage Ifop sont cohérents avec le reste de la littérature académique sur le sujet. » Auteur d’une enquête en 2015 dans 6 pays européens qui « montrait déjà, avec un ensemble de questions parfois assez proches de celles utilisées par l’Ifop, que la religiosité fondamentaliste n’était pas l’apanage d’une petite frange radicale », ce spécialiste de l’islam constate que les conclusions de l’étude Ifop « confirme une tendance observable depuis au moins une dizaine d’années dans de nombreux pays européens ».
Des critiques non étayées
Certaines affirmations des auteurs posent aussi problème faute de preuves ou de données venant étayer leurs propos.
Lorsque Franck Frégosi affirme par exemple que « la pratique du ramadan est […] davantage un marqueur communautaire ou peut-être identitaire » qu’un indicateur de religiosité, il n’avance aucune donnée pour prouver son affirmation. Or, sur de tels sujets, les arguments d’autorité ne suffisent pas.
De même, quand Vincent Tiberj affirme que notre étude en se focalisant « uniquement sur les musulmans en général », ne distingue pas les immigrés et leurs descendants, il se trompe. Notre étude comporte bel et bien des variables qui permettent de distinguer les musulmans selon leur nationalité et selon le mode d’acquisition de la nationalité (de naissance ou par acquisition). Nous disposons également des variables qui permettent de tenir compte des origines géographiques du père avec un nuancier assez fin. Et concernant l’analyse de la hausse de la religiosité, notre analyse s’appuie sur la comparaison avec des données antérieures collectées auprès des jeunes, notamment l’étude de l’institut Montaigne de 2016. Bref, l’expression « gros problèmes méthodologiques » est non seulement dénigrante mais elle est factuellement fausse.
Des indicateurs issus de la recherche scientifique ou de précédentes enquêtes menées pour des journaux de référence comme Le Monde
Tous ceux qui travaillent sur les sondages savent que la rédaction des questions est un exercice délicat, et nous sommes conscients que certaines formulations puissent donner lieu à discussion…
L’une des difficultés concerne le suivi des indicateurs dans le temps. Pour pouvoir comparer l’évolution des pratiques et des croyances religieuses des musulmans depuis 1989, l’IFOP a fait le choix de conserver des indicateurs qui, tous ou presque, avaient été posés lors d’études précédentes, notamment dans des études à dimension scientifique comme l’EVS 2018, l’étude TeO2 2009-2010 (INED-Insee) ou celle de l’Institut Montaigne (IFOP 2016).
Les autres questions sont issues d’études menées pour la presse, en premier lieu les médias du groupe Le Monde (Le Monde, Le Monde des Religions, etc.) mais aussi d’autres médias engagés contre le racisme comme Le Nouvel Obs, Marianne, La Croix ou Elle. La principale source de ces indicateurs est le groupe Le Monde qui a co-construit ces indicateurs pendant près de 12 ans (1989-1994-2001) et qui, en 2001, constatait d’ailleurs la même tendance de fond concernant la « réislamisation ».
Le choix de ne pas définir certains mots est une pratique courante dans les enquêtes sur les valeurs des Français
Le choix de ne pas définir le terme d"islamisme dans une question sur les « positions des islamistes » n’a rien d’inhabituel. Ce choix s’explique par au moins trois raisons.
D’abord, dans un souci de comparabilité, parce que ce choix avait été fait par la Sofres et Le Nouvel Obs dans l’enquête de 1998 dont s’inspire la formulation de cette question et que ne pas le respecter aurait altéré la comparabilité déjà difficile des résultats ;
Ensuite, il est évident que, sur des notions aussi sensibles et polysémiques, toute définition serait discutable. Le même problème se pose pour tous les grands concepts (nationalisme, féminisme, libéralisme…). Plutôt que de figer le concept d’islamisme, ce qui nous aurait été reproché, mieux vaut s’en remettre à la seule appréciation des répondants.
Enfin, la non-définition des notions est une pratique usuelle dans les grandes enquêtes de référence. C’est ainsi que Le baromètre « Fractures Françaises » (CEVIPOF) ne définit pas le terme « islamophobie » lorsqu’il demande aux Français « Diriez-vous que l’islamophobie est aujourd’hui dans la société française (présent) », alors que ce terme ne fait pas consensus. Il en va de même pour le baromètre de la CNDCH sur le racisme, dont Vincent Tiberj est l’un des concepteurs, qui pose depuis des années, la même question (« “RS3. Personnellement, vous diriez de vous-même que… "Vous êtes plutôt raciste – Vous êtes un peu raciste – Vous n’êtes pas très raciste – Vous n’êtes pas raciste du tout ») sans donner aucune précision sur ce terme. Il s’agit donc là non pas d’un parti-pris exceptionnel mais d’une pratique courante dans les grandes enquêtes sociétales.
Pour conclure, une étude comme celle l’Ifop ne doit pas être dénigrée au seul prétexte qu’elle délivre des résultats dérangeants ou que sa réalisation relève d’un institut privé ; elle doit être jugée à partir de critères rigoureux conformes à la méthodologie des sondages, et ses résultats doivent être analysés et interprétés au regard de la littérature académique déjà publiée. À l’heure où les sciences sociales se voient critiquées pour leurs partis-pris idéologiques, il est crucial de fonder les raisonnements sur des critères exigeants et non de se laisser emporter par des jugements à l’emporte-pièce ou à de céder à la facilité des procès d’intention.
Franck Frégosi a reçu des financements du Bureau Central des Cultes du Ministère de l'Intérieur -ligne budgétaire Crédits recherche Islam et Sociétés- dans le cadre d'une recherche commandée par ce service du Ministère de l'Intérieur sur le statut des imams en France pour la période 2015-2017.
Patrick Simon est membre du comité Droits Humains de la Fondation de France et il est président du comité scientifique de l'Observatoire Nationale des Discriminations dans l'Enseignement Supérieur.
Vincent T a reçu des financements de l'ANR, de l'ORA, de la Région Nouvelle-Aquitaine lors des 10 dernières années
25.11.2025 à 15:45
Jean Baudrillard, le philosophe qui a prédit l’intelligence artificielle, trente ans avant ChatGPT
Texte intégral (1513 mots)
Visionnaire de la culture numérique, Jean Baudrillard pensait l’intelligence artificielle comme une prothèse mentale capable d’exorciser notre humanité, et un renoncement à notre liberté.
Certains penseurs semblent si précis dans leur compréhension du lieu vers lequel la société et la technique nous emportent qu’ils sont affublés du titre de « prophète ». C’est le cas de J. G. Ballard, Octavia E. Butler, ou encore Donna Haraway.
L’un des membres les plus importants de ce club est le penseur Jean Baudrillard (1929-2007) – bien que sa réputation se soit amoindrie depuis une vingtaine d’années, il est désormais vaguement associé à l’époque révolue où les théoriciens français tels que Roland Barthes et Jacques Derrida régnaient en maîtres.
Lorsque nous l’avons relu pour écrire la nouvelle biographie qui lui est consacrée, nous nous sommes toutefois souvenus à quel point ses prédictions sur la technologie contemporaine et ses effets se révélaient prémonitoires. Sa compréhension de la culture numérique et de l’intelligence artificielle (IA) s’avère particulièrement clairvoyante – d’autant que ses écrits l’ont présentée plus de trente ans avant le lancement de ChatGPT.
Un contexte de préhistoire numérique
Il faut bien se figurer que les technologies de communication de pointe des années 1980 nous paraissent désormais totalement obsolètes : Baudrillard écrit alors que l’entourent des répondeurs téléphoniques, des fax, et bien sûr, le Minitel, prélude médiatique franco-français au réseau Internet. Son génie résidait dans une aptitude à entrevoir au sein de ces dispositifs relativement rudimentaires une projection des usages probables de la technologie dans le futur.
À la fin des années 1970, il avait déjà commencé à développer une théorie originale de l’information et de la communication. Celle-ci s’est encore déployée à partir de la publication de Simulacres et Simulation en 1981 (l’ouvrage qui a influencé les sœurs Wachowski dans l’écriture du film Matrix, sorti en 1999).
Dès 1986, le philosophe observait :
« Aujourd’hui, plus de scène ni de miroir, mais un écran et un réseau. »
Il prédit alors l’usage généralisé du smartphone, en imaginant que chacun d’entre nous serait aux commandes d’une machine qui nous tiendrait isolés « en position de parfaite souveraineté », comme un « cosmonaute dans sa bulle ». Ces réflexions lui ont permis d’élaborer son concept le plus célèbre : la théorie d’après laquelle nous serions entrés dans l’ère de « l’hyperréalité ».
Dans les années 1990, Baudrillard a porté son attention sur les effets de l’IA, d’une manière qui nous aide à la fois à mieux comprendre son essor tentaculaire dans le monde contemporain et à mieux concevoir la disparition progressive de la réalité, disparition à laquelle nous faisons face chaque jour avec un peu plus d’acuité.
Les lecteurs avertis de Baudrillard n’ont probablement pas été surpris par l’émergence de l’actrice virtuelle Tilly Norwood, générée par IA. Il s’agit d’une étape tout à fait logique dans le développement des simulations et autres deepfake, qui semble conforme à sa vision du monde hyperréel.
« Le spectacle de la pensée »
Baudrillard envisageait l’IA comme une prothèse, un équivalent mental des membres artificiels, des valves cardiaques, des lentilles de contact ou encore des opérations de chirurgie esthétique. Son rôle serait de nous aider à mieux réfléchir, voire à réfléchir à notre place, ainsi que le conceptualisent ses ouvrages la Transparence du mal (1990) ou le Crime parfait (1995).
Mais il était convaincu qu’au fond, tout cela ne nous permettrait en réalité uniquement de vivre « le spectacle de la pensée », plutôt que nous engager vers la pensée elle-même. Autrement dit, cela signifie que nous pourrions alors repousser indéfiniment l’action de réfléchir. Et d’après Baudrillard, la conséquence était limpide : s’immerger dans l’IA équivaudrait à renoncer à notre liberté.
Voilà pourquoi Baudrillard pensait que la culture numérique précipiterait la « disparition » des êtres humains. Bien entendu, il ne parlait pas de disparition au sens littéral, ni ne supposait que nous serions un jour réduits à la servitude comme dans Matrix. Il envisageait plutôt cette externalisation de notre intelligence au sein de machines comme une manière « d’exorciser » notre humanité.
En définitive, il comprenait toutefois que le danger qui consiste à sacrifier notre humanité au profit d’une machine ne proviendrait pas de la technologie elle-même, mais bien que la manière dont nous nous lions à elle. Et de fait, nous nous reposons désormais prodigieusement sur de vastes modèles linguistiques comme ChatGPT. Nous les sollicitons pour prendre des décisions à notre place, comme si l’interface était un oracle ou bien notre conseiller personnel.
Ce type de dépendance peut mener aux pires conséquences, comme celles de tomber amoureux d’une IA, de développer des psychoses induites par l’IA, ou encore, d’être guidé dans son suicide par un chatbot.
Bien entendu, les représentations anthropomorphiques des chatbots, le choix de prénoms comme Claude ou encore le fait de les désigner comme des « compagnons » n’aide pas. Mais Baudrillard avait pressenti que le problème ne provenait pas de la technologie elle-même, mais plutôt de notre désir de lui céder la réalité.
Le fait de tomber amoureux d’une IA ou de s’en remettre à sa décision est un problème humain, non pas un problème propre à la machine. Encore que, le résultat demeure plus ou moins le même. Le comportement de plus en plus étrange de Grok – porté par Elon Musk – s’explique simplement par son accès en temps réels aux informations (opinions, assertions arbitraires, complots) qui circulent sur X, plateforme dans laquelle il est intégré.
« Suis-je un être humain ou une machine ? »
De la même manière que les êtres humains sont façonnés par leur interaction avec l’IA, l’IA est dressée par ses utilisateurs. D’après Baudrillard, les progrès technologiques des années 1990 rendaient déjà impossible la réponse à la question « Suis-je un être humain ou une machine ? »
Il semblait confiant malgré tout, puisqu’il pensait que la distinction entre l’homme et la machine demeurerait indéfectible. L’IA ne pourrait jamais prendre plaisir à ses propres opérations à la manière dont les humains apprécient leur propre humanité, par exemple en expérimentant l’amour, la musique ou le sport. Mais cette prédiction pourrait bien être contredite par Tilly Norwood qui a déclaré dans le post Facebook qui la révélait au public :
« Je suis peut-être générée par une IA, mais je ressens des émotions bien réelles. »
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
25.11.2025 à 12:54
Jeunesse populaire : sur les réseaux, un nouvel art de l’engagement – Exemple en Seine-Saint-Denis, avec Snapchat
Texte intégral (1972 mots)

On les dit désengagés, indifférents, repliés sur leurs écrans. Et si les jeunes, notamment ceux des quartiers populaires, inventaient simplement d’autres manières de s’impliquer ? Sur les réseaux sociaux, leurs « likes », partages et prises de parole esquissent une nouvelle forme de citoyenneté, plus diffuse mais bien réelle.
L’engagement est souvent entendu comme une participation pérenne à une organisation syndicale ou partisane. Focalisée sur le capital politique, cette conception ignore les formes d’engagement émergentes dites « par le bas ». Elle se limite à considérer l’habitus politique qui se manifeste à travers l’investissement associatif, la prise de parole publique, le goût du débat, et repose sur une disponibilité matérielle et temporelle au bénévolat.
Mais alors, qu’en est-il de celles et ceux qui ne présentent pas ces dispositions et ces ressources ? Sont-ils dépourvus de toute capacité de réflexion critique et de participation au monde qui les entoure ?
C’est précisément autour de ces interrogations que j’ai centré une partie importante de mon travail doctoral. Si les jeunes de classes populaires s’inscrivent peu dans des collectifs associatifs traditionnels, ils n’en sont pas moins animés de combats et de convictions.
En m’inspirant d’un ensemble de travaux qui étudient les mobilisations juvéniles, je montre qu’ils développent de nouvelles formes d’engagement à travers leurs sociabilités numériques. C’est l’un des enseignements que je tire d’une ethnographie en ligne, menée pendant un an sur les comptes Snapchat de 14 jeunes (8 filles et 6 garçons) de cités de Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France hexagonale ?
L’engagement des jeunes aujourd’hui : associations et causes partagées sur les réseaux sociaux
L’engagement se définit comme la capacité d’une personne à s’impliquer volontairement, dans une certaine durée, en faveur d’une cause. Il implique une forme de contrat moral qui unit une personne à ce qu’elle entend défendre. L’engagement ne repose donc pas systématiquement sur la participation à des collectifs associatifs – même si cette dimension demeure essentielle dans certains contextes –, mais sur la défense d’une cause en laquelle on croit, quels qu’en soient les voies et les moyens.
Aujourd’hui, divers chercheurs de la jeunesse s’accordent à dire que les formes d’engagement se sont transformées, non seulement dans les causes qui en sont l’objet, passant de luttes sociales à des enjeux civils, mais aussi dans leurs modes d’expression. Ces travaux montrent que les réseaux sociaux numériques offrent un terrain privilégié de visibilité et de socialisation.
Pour étudier l’engagement des jeunes, il ne suffit plus en effet de mesurer leur taux de participation aux élections politiques ou leur mobilisation associative. Il convient également de prendre en compte des formes d’investissement liées aux loisirs (sport, art, culture) ainsi qu’à d’autres actions moins visibles : être délégué de classe ou signer une pétition en ligne par exemple. En élargissant le spectre, on constate aisément que les jeunes ne se désintéressent pas des causes sociales qui traversent leur quotidien.
Le dernier rapport de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), « État d’esprit et engagement des jeunes en 2025 » enseigne que trois jeunes âgés de 15 à 30 ans sur dix déclarent avoir consacré bénévolement du temps à une association au moins une fois par mois au cours des douze derniers mois.
Si l’engagement est plus important chez les jeunes ayant de bonnes conditions matérielles, autrement dit du temps et de l’argent, le rapport souligne la réalité d’un engagement « multidomaines » : éducation, culture ou loisirs, environnement, causes humanitaires ou sociales, etc. La principale forme de participation à la vie citoyenne et politique tient même dans la signature de pétitions ou la défense d’une cause en ligne : une pratique qui concerne 40 % des jeunes de 15 à 30 ans.
L’engagement des jeunes sur les réseaux sociaux : solidarités et dénonciation des injustices
Les jeunes de quartiers populaires développent sur leurs espaces numériques de véritables pratiques engageantes. Différents profils se dégagent : ceux qui dénoncent directement les injustices, ceux qui préfèrent en rester spectateurs, et ceux qui cherchent à élargir leur audience en partageant massivement des informations qui circulent. Parcourant leur quotidien, leurs combats vont du soutien au commerce local à la dénonciation d’inégalités de genre (notamment pour les filles), de violences commises par la police, jusqu’à l’expérience du racisme.
Les jeunes partagent également des informations pour promouvoir des initiatives locales : une mère qui vend des gâteaux, un voisin qui ouvre son restaurant, un nouveau garage de bricolage dans le quartier… En rendant visibles ces activités, ils cherchent à « donner de la force » à ceux qui essaient de s’en sortir. C’est le cas de Zayan (19 ans) :
« Un chanteur du quartier va sortir une musique, il va nous dire de partager, on va partager. Quelqu’un du quartier commence à travailler dans un garage, là il travaille, on va partager son garage. On va donner de la force un peu. On va faire en sorte que son nom soit entendu sur les réseaux. »
Des filles investies dans le féminisme antiraciste
Concernant la thématique des injustices sociales, deux grandes causes ressortent. Les filles, particulièrement les majeures, font en ligne l’apprentissage d’un féminisme antiraciste. Certaines suivent plusieurs pages de collectifs ou de personnalités militantes (par exemple, la page d’Assa Traoré rencontre un grand succès).
Dans leurs échanges, la sémantique rappelle les milieux militants comme l’expression « beauty privilege ». Celle-ci renvoie au combat des femmes noires, longtemps réduites au statut d’objet sexuel et exclues du cercle des « beautés nobles ». Cherchant à renverser les stigmates dont elles sont la cible, elles utilisent les réseaux sociaux pour affirmer leur présence : elles y publient des photos d’elles très maquillées, parfois sexualisées, là où elles se voient opprimées dans un espace public contrôlé par le machisme. Par cette pratique défiant la culture traditionnelle, elles revendiquent une liberté d’existence. Comme le dit Lisa, 18 ans :
« Avant je me sentais pas bien, je publiais rien et je jugeais aussi les filles qui publiaient des photos d’elles. Après j’ai appris qu’elles étaient vraiment jugées de faire ça. Maintenant que je sais qu’est-ce que ça fait, par exemple une personne va me dire que c’est pas bon je vais le faire pour nous soutenir. »
Jade, 18 ans, appuie cette idée d’émancipation :
« Par exemple une fille ronde et qui se dit : “J’ai pas envie de montrer tout ça”, ou comme une fille très mince elle va se dire “Ouais, je suis très mince, je ne me plais pas car j’ai pas de masse, en gros, c’est pas bien.” Mais moi, je montre que je m’en fous, que je suis ronde et je vais me montrer comme une fille mince peut se montrer aussi. Ça ne change rien. »
Une dénonciation des violences policières
Les violences commises par la police à l’encontre des jeunes garçons racisés (noirs ou maghrébins) et l’expérience du racisme forment une autre thématique qui mobilise fortement. La médiatisation massive des faits, relayés aussi bien par les chaînes télévisées que par les réseaux sociaux, contribue à attester leur gravité. Par leurs publications, les jeunes nourrissent l’espoir d’une reconnaissance de ces injustices en même temps qu’ils se construisent une communauté de vécu face à des réalités qui les encouragent à se soutenir les uns entre les autres :
« Eux, les gens riches, ils ne vont pas poster des voitures cramées, des voitures qui brûlent. Eux, ils vont poster des trucs simples, des trucs beaux, de l’art par exemple. Les gens de cités vont publier la police qui est en train de passer, de les insulter, c’est pour ça qu’après, certains adultes vont critiquer les jeunes de cités. » Umar, 17 ans.
Le terreau de luttes émancipatrices ?
Les résultats de ma thèse rejoignent ainsi des conclusions exprimées par diverses recherches : ils démontrent une véritable capacité d’agir des jeunes par rapport à leur vie dans la cité.
Sur les réseaux sociaux, ces jeunes apprennent entre eux, partagent leurs modes d’existence et leurs combats quotidiens, comme autant de prémisses d’une conscientisation des rapports de domination qui les entourent. Le processus s’accompagne parfois d’un esprit de révolte susceptible d’encourager des mouvements de protestation violents.
Il suffit d’observer l’actualité récente – qu’il s’agisse du soulèvement de la génération Z au Népal, au Maroc ou des émeutes en France à l’été 2023. Ces mobilisations urbaines ont été largement orchestrées via les réseaux sociaux numériques.
N’en déplaise à ceux qui jugent de façon péremptoire que la jeunesse « n’est plus ce qu’elle était », ces épisodes démontrent que l’engagement de la jeunesse n’est pas en voie de disparition. Elle se manifeste dans d’autres espaces de socialisation que la recherche, mais, surtout, les acteurs éducatifs devraient plus prendre au sérieux et de façon désensibilisée.
Rosa Bortolotti a reçu des financements du Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis pour la réalisation d'une partie de la recherche doctorale.
25.11.2025 à 11:19
Les plateformes de streaming, repaire d’une génération en quête de repères : le cas Twitch
Texte intégral (1923 mots)
Les plateformes de streaming représentent un fait social qui ne se résume pas au drame de la mort en direct du streamer Jean Pormanove sur la plateforme Kick. Une analyse récente de Twitch montre en effet comment ces espaces en ligne peuvent participer à la construction identitaire de jeunes adultes, si la modération, la régulation, l’accompagnement et l’éducation numérique sont au rendez-vous.
La mort en direct du streamer français Jean Pormanove sur la plateforme Kick, après douze jours de diffusion en continu marqués par des humiliations et des violences encouragées par le public, a suscité une vive émotion.
À lire aussi : Décès de Jean Pormanove : pourquoi la régulation de la plateforme Kick a échoué
Si cet épisode tragique révèle une dérive inquiétante quant à la consommation en direct du spectacle de la souffrance, il met aussi en lumière un fait social, le rôle central qu’occupent désormais les plateformes de streaming dans la vie de ses principaux utilisateurs, les jeunes adultes.
Les plateformes de streaming, signe d’un malaise générationnel ?
Au-delà du fait divers, cette affaire semble signer le symptôme d’un malaise générationnel profond, qui plonge ses racines dans les circonvolutions d’un monde particulièrement instable. Les repères traditionnels – travail stable, éducation, couple, famille, trajectoire linéaire – s’effritent et les institutions politiques peinent à suivre le rythme des réalités sociales, dans un climat marqué par la montée des populismes et une incertitude climatique et géopolitique croissante.
Si ces métamorphoses ouvrent de nouvelles possibilités, elles participent aussi au sentiment de flottement qui accompagne l’entrée dans l’âge adulte.
L’individu porte, seul, la responsabilité de construire son avenir.
Dans ce contexte, certaines plateformes numériques prennent une place surprenante. C’est le cas de Twitch, espace en ligne où des vidéastes (streamers) diffusent en direct des parties de jeux, des discussions ou des émissions interactives sur des sujets aussi divers que variés. Des centaines de milliers de jeunes s’y connectent chaque jour. Mais au-delà du divertissement, que viennent-ils y chercher ? Selon nous, leurs usages de Twitch traduisent autant un besoin de lien social et de reconnaissance qu’une manière de se positionner dans un monde fragmenté.
Twitch : un lieu pour se construire
En effet, notre étude le montre : loin d’incarner, comme certains discours tendent à le soutenir, un temple moderne de l’addiction, Twitch apparaît au contraire, pour ses utilisateurs, comme un espace d’expérimentation, de partage et de découverte des différentes facettes de leur personnalité.
La plateforme fonctionne comme un lieu de socialisation et de construction de l’identité. Les jeunes adultes y trouvent un espace dans lequel leurs passions – parfois marginalisées dans la société, comme les jeux vidéo, l’informatique ou la culture Internet – deviennent des sources légitimes de reconnaissance et de valorisation. En outre, l’interactivité, les codes partagés ainsi que les références culturelles et générationnelles communes participent à la création d’un langage collectif et d’un sentiment d’appartenance.
Plus globalement, Twitch permet de s’exposer anonymement à une variété de sujets allant du divertissement aux débats politiques ou scientifiques, en passant par le militantisme, l’art, l’apprentissage, la spiritualité, ainsi que les questions de genre ou de sexualité, qui contribuent au développement personnel et social des utilisateurs.
Un « safe-space » disponible sur demande
Cette possibilité repose sur le fait que Twitch est une plateforme encadrée, à la fois par des règles internes et par des équipes de modération choisies par les streamers. Cela en fait un espace sûr, où l’on ne peut ni tout dire ni tout faire, contrairement à Kick. Ce cadre sécurisant offre un lieu de reconnaissance que les utilisateurs peuvent mobiliser à tout moment, notamment pour partager des moments difficiles avec d’autres.
Certains décrivent Twitch comme une « bulle sociale », où l’on se sent à l’aise, respecté, et parfois mieux compris que dans son entourage réel. La plateforme agit ainsi comme une zone tampon, capable d’apaiser les doutes, émotions et incertitudes du passage à l’âge adulte. Fait notable, le sentiment de connexion persiste même sans communication directe : la simple présence sur un live suffit à éprouver le plaisir d’appartenir à un collectif, d’être et de faire avec les autres.
C’est ce dont témoigne Clémence, 22 ans :
« Il y a un côté euh… rassurant, safe place un peu, un peu cocon rassurant. […] Enfin voilà c’est (le streamer, ndlr) quelqu’un que je connais bien et du coup le fait de pouvoir l’avoir à… à disposition d’un claquement de doigts, boom ! je peux le mettre sur mon écran à gauche là quand je veux pour qu’il… pour qu’il fasse le saltimbanque là… »
Dans la société contemporaine, cette possibilité revêt une importance capitale tant elle participe à briser « l’épidémie de solitude » qui fait rage chez les jeunes adultes. Twitch offre la possibilité de rencontrer (même passivement) un ou des autres, avec lesquels on a le sentiment de partager quelque chose.
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Cette notion de partage est d’ailleurs capitale pour la plupart des utilisateurs interrogés. Si l’on vient sur la plateforme, c’est d’abord pour investir une communauté dans laquelle on se reconnaît et avec qui on a le sentiment de partager le même univers, le même rapport au monde, qui s’exprime dans les centres d’intérêt, les valeurs, ou même les points de vue politiques convergents.
Le rôle central du diffuseur
Toutefois, cette dynamique collective ne prend sens qu’à travers celui ou celle qui l’incarne et la fédère. En effet, c’est autour du diffuseur que se cristallisent les affinités : sa personnalité, sa manière d’interagir, sa régularité et son authenticité donnent chair au collectif et comptent énormément dans l’attachement que les spectateurs développent à son égard. Pour beaucoup d’adultes en émergence, cette relation, bien qu’asymétrique, prend une dimension affective forte : le streamer devient une présence familière, réconfortante, voire même inspirante.
Dans une société où les figures tutélaires traditionnelles tendent à se raréfier ou à être en décalage avec les modes de vie et aspirations contemporaines, le créateur ou la créatrice incarne alors une figure d’idéal, une version possible de soi, qui encourage à s’épanouir et à oser être soi-même. C’est à la fois quelqu’un dont on a le sentiment qu’il nous ressemble mais c’est aussi, et peut-être surtout, quelqu’un à qui, sous certains aspects, l’on aurait bien envie de ressembler.
C’est ce qu’expliquent des spectateurs que nous avons rencontrés dans nos travaux de recherche :
« J’ai les mêmes délires que lui et tout, il aime bien tel jeu, ben l’avantage c’est que c’est un peu un sceau de validation pour moi. » (Alexandre, 25 ans)
ou encore
« Donc voilà, y a l’idée de pouvoir s’identifier au mec je sais pas… de pouvoir partager quelque chose avec lui au niveau de la personnalité, de pouvoir lui ressembler. » (Léo, 20 ans)
Dès lors, l’on comprend mieux le risque de l’absence de modération dans l’investissement de certains « modèles » : sans garde-fous, l’influence qu’ils exercent peut glisser de l’inspiration bienveillante à la promotion de conduites destructrices, faisant de la communauté non plus un bord protecteur, mais une chambre d’écho dangereuse pour les identités les plus vulnérables.
Au-delà du virtuel, de nouveaux rituels sociaux
Enfin, il nous semble important de situer Twitch au-delà de la sphère numérique du spectacle car la plateforme donne également lieu à des formes inédites de rassemblements collectifs.
Le Zevent, événement caritatif français en est peut être l’exemple le plus éclatant. Pendant tout un week-end, des dizaines de créateurs unissent leurs voix et leurs communautés autour d’une cause commune, récoltant chaque année des millions d’euros pour des associations.
Mais ce qui s’y joue excède de loin la performance financière. Ces rassemblements fonctionnent comme de nouveaux rituels sociaux, où l’exaltation partagée et le sentiment d’unité réintroduisent du commun dans un monde fragmenté.
La participation collective au bien commun rejoue, dans un langage contemporain, les logiques du fonctionnement démocratique : chacun, par sa présence, son don ou même son simple soutien symbolique, contribue à une œuvre qui dépasse ses intérêts individuels.
Twitch devient alors le support d’une réintégration des individus au tissu social, là où une génération parfois décrite comme égocentrée, isolée ou désabusée montre au contraire sa capacité à inventer de nouvelles formes de solidarité et d’appartenance.
L’affaire Jean Pormanove rappelle toutefois combien ces espaces demeurent fragiles, et combien la modération, la régulation, l’accompagnement et l’éducation numérique sont cruciaux pour préserver leur potentiel social. Car au-delà du divertissement, c’est bien une partie de la vie collective qui s’y joue : celle d’une génération qui expérimente, en direct, de nouvelles manières d’être au monde.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
24.11.2025 à 16:33
La justice restaurative aide-t-elle les femmes victimes de violences sexuelles ?
Texte intégral (2479 mots)

La justice restaurative consiste à accompagner des victimes et des auteurs d’infractions qui souhaitent dialoguer. Ce type de rencontre ne prétend pas remplacer la justice pénale, mais offrir une option supplémentaire à celles et ceux qui y aspirent. Que sait-on aujourd'hui de ces mesures, de leurs effets, de leurs limites et des expériences de celles qui les vivent ?
Le film Je verrai toujours vos visages (2023), de Jeanne Herry, a permis au grand public de découvrir l’existence des mesures de justice restaurative prévues par le système judiciaire français. Fidèle à la réalité, cette fiction montre notamment le processus par lequel une jeune femme en vient à rencontrer son frère, qui l’a plusieurs fois violée enfant. Elle souhaite convenir avec lui d’une séparation des espaces de la ville dans laquelle elle et lui vont devoir cohabiter alors qu’il vient de sortir de prison. Ce cas a suscité des réactions critiques, soulignant les débats houleux qui entourent la justice restaurative dans le cas de violences de genre.
Peut-on traiter à égalité, dans le processus d’une médiation, les propos et attentes d’une victime d’inceste et de celui qui l’a violée ? Cela revient-il à minimiser les faits ? Ne serait-il pas dangereux, au moins psychiquement, pour une victime de violence sexuelle de rencontrer son agresseur ? Y a-t-il là un trop fort risque d’instrumentalisation du processus de la part de l’auteur des faits ?
Ces questions agitent les discussions sur la justice restaurative en cas de violences de genre, mais à l’aune de nos recherches en sciences sociales auprès des premières personnes concernées, elles tendent à réduire la complexité de la pratique.
Justice restaurative : de quoi parle-t-on ?
Depuis 2014, l’article 10-1 du Code de procédure pénale indique qu’une mesure de justice restaurative peut être proposée
« à l’occasion de toute procédure pénale et à tous les stades de la procédure, y compris lors de l’exécution de la peine, [à] la victime et l’auteur d’une infraction, sous réserve que les faits aient été reconnus ».
Ces mesures sont mises en place si victimes et auteurs le souhaitent. Elles développent une approche différente de la justice pénale : il s’agit moins de punir l’auteur des faits que de créer un dialogue entre victimes et auteurs pour réparer les victimes et responsabiliser les auteurs.
Différentes pratiques restauratives coexistent en France aujourd’hui. Les plus répandues sont les médiations restauratives : des processus, longs, menés par des animateurs et animatrices formées à cet effet, qui offrent un cadre sécurisant à une victime ou un auteur de délit/crime pour revenir sur ce qu’il s’est passé, et se préparer à une rencontre avec l’autre (son auteur, sa victime) s’ils le souhaitent.
Ces mesures reposent sur la libre participation de celles et ceux qui le souhaitent, elles ne peuvent en aucun cas être imposées. Étant donné le peu de moyens alloués et le manque d’information des justiciables, elles sont peu nombreuses. En 2023, l’Institut français pour la justice restaurative, l’association prenant en charge la majorité des mesures de justice restaurative sur le territoire dénombrait 89 mesures terminées et 158 en cours, dont plus de 90 % de médiations restauratives. En agrégeant à cela les mesures restauratives de toutes les autres organisations, à l’activité quantitativement plus restreinte, on ne dépasse pas les 200 mesures terminées sur l’année 2023. Selon les estimations les plus récentes, les deux tiers de ces mesures concernent des violences de genre, cette proportion ayant progressivement augmenté depuis 2014.
La justice restaurative : un danger pour les victimes de violences de genre ?
Parce qu’elle s’appuie sur une approche relationnelle qui tend à (ré)instaurer une communication entre eux par un processus qui propose autant d’écoute et de considération à l’un qu’à l’autre, on peut considérer que la justice restaurative tend à symétriser les positions de victime et d’auteur.
Cette démarche égalitariste peut entrer en conflit avec la perspective des associations de lutte contre les violences sexuelles (et/ou conjugales, incestueuses, etc.) qui mettent l’accent sur le rapport de pouvoir existant entre auteur et victime et sur les risques que cette asymétrie engendre en cas de face-à-face. Elles craignent que cela réinstaure l’« emprise » de l’auteur sur la victime et accroisse le risque de « revictimiser » la victime.
Reposant sur une compréhension individuelle des violences, qui emprunte à des savoirs psychologiques très diffusés actuellement, une telle approche amène à considérer le pouvoir que prennent les auteurs sur les victimes en matière de violences de genre moins comme le produit d’un contexte social inégalitaire que comme une faculté individuelle des auteurs, qui leur permet de prendre l’ascendant psychique sur leur victime pour les déposséder de leur libre arbitre. Dans cette perspective, la source du pouvoir n’est pas un ensemble de mécanismes sociaux mais la personnalité de l’auteur lui-même.
Par ailleurs, certaines associations féministes voient dans les « médiations restauratives » une manière déguisée de contourner l’interdiction pour une autorité publique d’imposer une médiation dans les situations de violences dans le couple ; celle-ci a justement été posée pour couper court aux risques d’emprise des hommes violents sur leurs victimes par la Convention d’Istanbul sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes, ratifiée par la France en 2014.
Pourtant, la médiation restaurative n’est pas une médiation obligatoire telle qu’interdite dans la Convention, elle ne peut pas être imposée, elle n’est pas un acte de procédure pénale et n’a pas les mêmes objectifs que celle-ci. Mais ces distinctions semblent floues pour beaucoup, et les pouvoirs publics prennent donc de grandes précautions au sujet de la justice restaurative en cas de violence conjugale.
Ce sont alors d’autres types de pratiques restauratives qui sont privilégiées, des pratiques indirectes, qui accompagnent auteurs et victimes à des rencontres avec d’autres auteurs et victimes qui ont commis ou subi le même type de délit/crime, mais qui ne se connaissent pas au préalable. Ces dispositifs sont appelés « rencontres détenus-victimes ».
Les réticences sont moins grandes du côté des pouvoirs publics dans les cas de violences sexuelles extérieures au couple, mais elles ont pu émerger du côté des associations : en 2022, la Fédération des CIDFF (centres d’information sur les droits des femmes et des familles) s’est ainsi opposée à la justice restaurative au niveau national, tandis que le rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Civiise) de 2023 la rejetait catégoriquement dans les cas de violences incestueuses.
Ce que les victimes de violences de genre font de la justice restaurative
Les débats sur la pertinence de la justice restaurative dans les cas de violences de genre sont souvent théoriques, et détachés de l’analyse de ce qu’il se passe réellement quand des mesures de justice restaurative sont mises en place. Surtout, ces débats sont menés au nom du bien-être et de la protection des victimes, sans connaissance réelle de la méthode de travail des associations spécialisées et sans qu’on entende les voix de celles qui ont bénéficié ou sont engagées dans une mesure de justice restaurative.
Entre 2022 et 2023, notre terrain d’enquête nous a amenées à rencontrer 14 d’entre elles : neuf victimes de violences sexuelles et cinq victimes de violences conjugales (dont les violences étaient à la fois psychologiques, physiques et sexuelles). Certaines se sont lancées dans la justice restaurative après une mauvaise expérience avec la justice pénale, au cours de laquelle elles ne s’étaient pas senties écoutées. D’autres sont dans des situations beaucoup plus rares en France, mais qui tendent à se développer : elles ont été prises en charge par des associations qui, contrairement à celles travaillant sous financement du ministère de la justice, acceptent d’accompagner des médiations restauratives hors de toute reconnaissance judiciaire. Elles n’ont donc jamais déposé plainte. Cinq ont fait l’expérience d’une rencontre entre détenus et victimes ; neuf d’une médiation restaurative. Ce nombre de victimes est trop peu élevé pour que nos observations puissent avoir un caractère représentatif, mais il nous donne un aperçu de ce que peut être la justice restaurative en cas de violences de genre.
Tout d’abord, les raisons qui ont amené ces personnes à s’engager dans la justice restaurative sont multiples : souvent, elles saisissent une main tendue et l’opportunité, rare, d’une écoute gratuite et inconditionnelle, elles espèrent que cela leur permettra d’aller mieux, mais elles peuvent aussi vouloir poser des questions à un ou à leur auteur ou espérer que la démarche pourra transformer l’auteur et ainsi protéger d’autres femmes ou enfants. Ensuite, elles s’approprient de manières disparates les dispositifs. À rebours de l’image de passivité prêtée aux victimes, l’une d’entre elles nous a raconté avoir parlé sans discontinuer pendant une heure lors de la rencontre avec son frère qui l’avait violée enfant. Elle lui a dit tout ce qu’elle n’avait jamais pu lui dire dans le cadre familial qui, contrairement au cadre créé par la justice restaurative, ne légitimait pas sa parole.
Enfin, toutes les personnes que nous avons rencontrées ont souligné l’importance d’avoir été reconnues et écoutées par les praticiennes de la justice restaurative, sans remise en cause de leur récit ni injonction à s’expliquer, se justifier.
Cette considération est racontée comme étant en elle-même réparatrice, et ce, aussi parce qu’elle contraste avec le peu d’attention apportée aux victimes par leur entourage. Les personnes rencontrées qui sont, ou ont été, engagées dans une procédure judiciaire opposent par ailleurs une justice pénale froide, technique et pragmatique à une justice restaurative chaleureuse, empathique, et laissant place aux émotions.
En pratique donc, les victimes de violences de genre avec qui nous avons échangé ne se sentent pas vulnérabilisées par les mesures de justice restaurative. Au contraire, elles se disent renforcées par elles. Ces expériences sont produites, selon les cas, à la fois par la considération et la reconnaissance accompagnant l’entrée dans les mesures, par le travail émotionnel des praticiennes, par la resocialisation permise par la mesure (sortie de l’isolement que connaissent de nombreuses victimes à la suite des violences, formation d’amitiés avec d’autres victimes rencontrées pendant le parcours, et même avec des auteurs participant aux cercles de parole) et par la revalorisation de soi qu’elle permet bien souvent également.
Ces résultats indiquent sans doute l’importance du contexte que la justice restaurative produit pour la rencontre entre victime et auteur : considérant auteurs et victimes à parts égales, il peut donner de fait plus de pouvoir aux victimes qu’elles n’en avaient dans les relations violentes qui les liaient à leurs agresseurs, d’autant plus que ce cadre s’éloigne de la figure de passivité attribuée aux victimes pour ouvrir la possibilité d’une prise en main de leur histoire. En revanche, si le cadre créé par la justice restaurative établit une égalité entre auteur et victime au moment de leur rencontre, il ne change pas les inégalités sociales qui ont permis la violence. En cela, selon nous, la justice restaurative ne constitue pas tant un moyen de lutte contre les violences de genre que la rustine d’une société qui tolère, et favorise, ces violences.
Delphine Griveaud a reçu pour cette recherche des financements du Fonds national de la recherche scientifique belge (FNRS), de l'Institut Robert Badinter (CNRS - Ministère de la Justice), de la Direction et l'Ecole nationale de la protection judiciaire de la jeunesse, et du Service d'aide aux victimes et à l'aide juridictionnelle.
Emeline Fourment a reçu pour cette recherche des financements de l'Institut Robert Badinter (CNRS - Ministère de la Justice) et du Centre Rouennais d'Etudes Juridiques (CUREJ).
24.11.2025 à 12:06
OnlyFans, MYM, Fansly : quand l’intime et la solitude sont marchandisables
Texte intégral (1914 mots)

Les plateformes numériques du sexe sont en pleine croissance. Que dit leur succès de notre société ? Leur modèle reposant sur la promesse d’intimité, la liberté des créateurs et des abonnés est questionnée, tant du côté de la répression que de celui de l’émancipation. Au milieu, les pouvoirs publics tentent de réguler ce marché singulier.
L’économie du sexe accompagne les grandes innovations technologiques : la presse au XIXe et une bonne partie du XXe siècle, le Video Home System (VHS) dans les années 1980 et 1990, les webcams au début des années 2000. Aujourd’hui, une nouvelle génération de plates-formes numériques, comme OnlyFans, MYM ou Fansly, occupe une place centrale dans le paysage numérique.
Leur succès ne repose pas seulement sur la diffusion d’images intimes, mais sur la monétisation de l’interaction personnalisée entre créateurs et abonnés – une forme d’économie de la proximité simulée. Ce positionnement, que d’aucuns qualifient de girlfriend experience transformerait le lien simulé en produit marchandisable. L’attention, le désir et les émotions sont transformés, dans cette perspective, en produits de consommation. Un système qui monétise la solitude, exploite les vulnérabilités et banalise la marchandisation du lien humain.
Ces plateformes posent une question fondamentale sur l’économie de l’intimité : que dit leur succès de notre société ? Loin d’être neutre, leur modèle, qui se veut idiosyncrasique, soit propre à chaque individu, repose essentiellement sur la monétisation de l’intime et de la solitude.
Un marché concentré et florissant
Acteur majeur, OnlyFans, propriété de la société britannique Fenix International ltd, domine largement le marché avec plus de 220 millions d’utilisateurs et plus de 5,7 milliards d’euros de revenus. MYM, en forte croissance, a atteint 150 millions d’euros la même année, essentiellement en Europe. Les autres platesformes – Fansly, Fanvue, Loyalfans – restent pour l’instant marginales.
Modèle d’intermédiaire
S’appuyant sur un modèle économique asset light, où l’entreprise ne possède pas des actifs, les plateformes mettent en relation des créateurs et des abonnés. Elles agissent en intermédiaire technique et financier, se rémunérant via une commission sur les flux générés. Elles prélèvent une commission de 20 à 30 % sur les revenus générés par des créateurs individuels de contenu… sexuel.
Les créateurs sont responsables du contenu qu’ils publient, tandis que la plateforme assure uniquement l’hébergement et le paiement. En Europe, cette logique est encadrée par le Digital Services Act (DSA), entré en vigueur en 2023. Il renforce les obligations de diligence, de modération et de transparence des plateformes, tout en maintenant le principe d’exonération conditionnelle.
Une plateforme n’est pas responsable d’un contenu illicite tant qu’elle n’en a pas connaissance, mais doit agir rapidement après signalement.
Contenu sexuellement explicite
Quelques fragilités sont associées à cette configuration :
une dépendance envers une minorité de créateurs stars ;
de faibles barrières à l’entrée amenant constamment de nouveaux concurrents ;
une volatilité des abonnés, qui peuvent rompre leur contrat à tout moment.
Cette logique rappelle sans doute les analyses classiques sur la structure concurrentielle. En dépit de marges élevées, l’absence de barrières à l’entrée solides rend le secteur vulnérable à la régulation et aux changements d’usages. De surcroît, bien que les plateformes soulignent à l’envi la nécessité de la diversification – coaching, fitness, lifestyle –, la quasi-totalité des revenus provient d’un unique contenu, sexuellement explicite.
Le président-directeur général de OnlyFans, Keily Blair, déclare :
« Notre site héberge du contenu pour adultes, mais également toute une variété d'autres contenus : humour, sports, musique ou encore yoga. »
« Empowerment » ou exploitation ?
Le travail du sexe en ligne des femmes sur OnlyFans peut être interprété ? Peut-il être expliqué à travers les perspectives de l’oppression et de l’émancipation ? C’est que questionne une étude de la sociologue Dilara Cılızoğlu.
À lire aussi : La prostitution en milieu rural : précarité, violences, invisibilité
Sur le plan sociétal, ces plateformes cristallisent le débat. Pour certains créateurs, elles représentent une forme d’« empowerment » : possibilité de choisir son corps, de le mettre en scène et de le monétiser, pratiquement en toute autonomie.
Ce choix serait contingent à une pression économique et sociale liée à la sexualisation, qui conduit à la monétisation, appréhendée comme une nouvelle forme d’exploitation du corps humain.
Ces interrogations se reflètent dans les risques identifiés tant pour les créateurs que les consommateurs. Pour les premiers, l’exposition permanente les rend vulnérables au harcèlement, aux fuites de contenus ou à une dépendance économique à la plateforme. Pour les seconds, consommateurs, le danger réside dans les dépenses impulsives, l’isolement renforcé et la distorsion de la perception des relations intimes.
Réponse marchande à la solitude
Ces plateformes ont le vent en poupe parce qu’elles répondraient à des besoins bien réels : difficulté à établir des relations authentiques, isolement affectif, solitude. Mais en instrumentalisant ces fragilités, elles les aggravent. Les plateformes d’intimité offrent une réponse marchande à la solitude, transformant le manque de lien en source de profit.
S’agissant des consommateurs, la relation est conditionnée au paiement. Cette logique favorise des comportements compulsifs : confusion entre intimité simulée et relation réelle, dépenses répétées, isolement renforcé.
Concernant les créateurs, les risques sont tout autant dommageables. Derrière l’image d’un choix libre et d’un empowerment revendiqué, la réalité est souvent celle d’une dépendance économique substantielle et loin d’être exaltante. L’intimité, autrefois domaine privé, devient un espace transactionnel où la relation humaine se convertit en service numérique tarifé.
Le revenu dépend du maintien d’une exposition sexuelle constante, avec des pressions croissantes pour produire plus et aller plus loin. Le harcèlement en ligne, les fuites de contenus et la stigmatisation sociale sont, de surcroît, des menaces réelles et permanentes. L’argument de l’autonomie serait fallacieux et masquerait alors une réalité d’exploitation, peut-être plus subtile que ce qui est connu. C’est le marché qui imposerait ses règles, faisant fi de la liberté de l’individu et de son bien-être.
La régulation, une épée de Damoclès
Conscientes de ces risques, les autorités publiques ont cherché à asseoir une régulation avisée de ce marché. Dans cette veine, la vérification de l’âge, la lutte contre les contenus non consentis et la protection des mineurs sont devenues des priorités.
En France, MYM a choisi d’anticiper ces changements en adoptant des standards plus stricts, voulant à cet égard se distinguer et faire de la conformité un avantage concurrentiel.
La mise en conformité avec les exigences réglementaires comme le Digital Economy and Society Index (DESI) – notamment en matière de vérification d’âge, de modération des contenus ou de traitement des signalements – reste complexe et coûteuse. Si ces plateformes affichent aujourd’hui des marges élevées, leur développement s’inscrit dans un secteur soumis à une vigilance réglementaire continue, dont l’évolution peut rendre le modèle plus fragile à long terme.
Au final, entre misère affective, faux pouvoir et vraies victimes, le succès de ces plateformes dit moins l’essor de l’innovation numérique, que celui d’une société capable de transformer la solitude et l’intimité en marchandise, avec les risques sociétaux que cela implique.
Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.
22.11.2025 à 08:18
Syndicats : la longue marche des femmes pour se faire entendre
Texte intégral (2462 mots)
Si deux femmes sont aujourd’hui à la tête de deux des principaux syndicats français, les organisations syndicales ont mis du temps à intégrer les questions féministes. Dans le chapitre « En finir avec un syndicalisme d’hommes » de l’ouvrage collectif « Théories féministes » (Seuil, septembre 2025), l’historienne Fanny Gallot raconte leur difficile mue féministe au sein d’un mouvement ouvrier au départ méfiant envers le travail des femmes.
Si les revendications féministes ont longtemps été perçues par les organisations syndicales comme divisant la classe ouvrière et représentant des intérêts considérés comme bourgeois, elles ont néanmoins servi d’aiguillon, jouant un rôle fondamental dans la prise en compte des droits sociaux et professionnels des femmes. Pour mieux saisir les défis théoriques et militants actuels dans l’articulation entre revendications féministes et orientations syndicales, il importe de revenir sur l’histoire de l’articulation entre ces mouvements.
Pour la période d’avant 1914, l’historienne Marie-Hélène Zylberberg-Hocquard rappelle la méfiance du mouvement ouvrier envers le travail des femmes, perçu comme une menace pour les salaires masculins et l’organisation traditionnelle du travail. « Ménagère ou courtisane », écrivait Pierre-Joseph Proudhon au milieu du XIXe siècle à propos du rôle des femmes dans la société : leur travail professionnel était loin d’être alors une évidence. Au tournant du XXe siècle, ces orientations expliquent leur faible syndicalisation et les tensions entre objectifs féministes et syndicaux, tandis que les femmes ne peuvent se syndiquer sans l’autorisation de leur mari jusqu’en 1920.
Résistance syndicale à l’intégration des femmes
En 1901, l’affaire Berger-Levrault, analysée par l’historien François Chaignaud, est emblématique des tensions entre féminisme et syndicalisme : la direction de l’imprimerie Berger-Levrault (à Nancy, ndlr) fait appel à des ouvrières pour remplacer des grévistes masculins, ce qui provoque un conflit avec le Syndicat des femmes typographes. En 1913, une typographe voit ainsi son adhésion syndicale refusée sous prétexte qu’elle est mariée à un syndiqué (le fond du problème, c’est qu’elle est elle-même typographe et que la Fédération du Livre voyait d’un mauvais œil le travail des femmes, ndlr) : c’est l’affaire Couriau, qui illustre bien la résistance syndicale à l’intégration des femmes et montre comment le travail féminin est perçu comme dévalorisant les conditions salariales globales, limitant la reconnaissance des femmes comme partenaires légitimes dans la lutte sociale.
Les organisations syndicales relèguent ainsi les revendications portant sur l’égalité salariale au second plan, au profit de la lutte des classes considérée comme prioritaire, et ce d’autant plus que le travail des femmes, moins bien rémunéré, tendrait à « tirer les salaires vers le bas ».
Les femmes sont alors perçues comme des travailleuses temporaires apportant un salaire d’appoint au ménage : c’est le salaire de l’homme gagne-pain qui est censé nourrir l’ensemble de la famille.
Des initiatives pionnières, à l’image de celles de Lucie Baud, syndicaliste et ouvrière en soierie, révèlent néanmoins l’implication des femmes dans les grèves et leur appropriation de l’outil syndical pour lutter contre des conditions de travail inhumaines.
De leur côté, les institutrices s’organisent en amicales puis en syndicats et groupes d’études. […] Les femmes vont ensuite participer massivement aux grèves de mai-juin 1936 dans tous les secteurs et sur l’ensemble du territoire.
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Tandis que Martha Desrumaux coordonne les grèves du textile dans le Nord, les femmes des grands magasins – où elles composent 80 % de la main-d’œuvre – entrent dans la mobilisation et occupent leurs lieux de travail bien qu’elles n’y soient pas toujours bien accueillies par les hommes, y compris syndicalistes.
Cependant, la plupart du temps, elles ne prennent pas la tête des mobilisations. Malgré leur participation active aux grèves et la montée en puissance de la revendication « à travail égal, salaire égal » depuis les années 1920, l’écart de salaires entre les femmes et les hommes est maintenu, le patronat autant que les syndicats tenant à cette différenciation. Si la revendication est formellement portée par les structures syndicales sous la pression des militantes, elle n’est pas prioritaire et n’est pas reprise par les hommes qui, seuls, participent aux négociations.
La difficile mue féministe des syndicats
Après la Seconde Guerre mondiale, la création de commissions féminines au sein des syndicats, notamment à la CGT, marque un tournant. Ces structures, destinées à intervenir spécifiquement auprès des salariées, restent cependant limitées dans leur portée. Ce n’est qu’à partir des années 1960 que des avancées significatives émergent, bien que l’idée de complémentarité naturalisée des sexes continue de prédominer au sein des syndicats.
Cependant, durant les « années Beauvoir » que l’historienne Sylvie Chaperon a étudiées, l’action des militantes conduit à poser plus largement la question de la syndicalisation des femmes.
Ainsi que l’ont montré les travaux de la sociologue Margaret Maruani, les années 1970 constituent une décennie de rupture marquée par l’émergence de mouvements féministes autonomes et l’intensification des luttes ouvrières. Ces deux dynamiques, bien que distinctes, ont souvent convergé dans leurs revendications. Les luttes pour la légalisation de la contraception et de l’avortement, portées par des collectifs comme le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), exercent une pression importante sur les organisations syndicales, les obligeant à prendre position sur ces enjeux, tandis que les premières théorisations du travail domestique sont discutées.
Face à ces revendications, la CGT et la CFDT adoptent des stratégies distinctes. La CGT crée des secteurs féminins, tandis que la CFDT intègre ces questions de manière transversale. Ces approches reflètent des compréhensions différentes du féminisme, mais également des enjeux internes concernant la répartition des tâches et les rapports de pouvoir au sein des syndicats.
Ainsi, en 1970, la CGT récuse nationalement une conception « féministe de l’égalité », qu’elle considère comme étroite et, en 1973, elle précise cette analyse : « La conception “féministe” selon laquelle la société aurait été construite “par les hommes et pour les hommes” est erronée. » […]
Le mouvement féministe prend de l’importance et la CGT ne peut pas y rester imperméable, d’autant qu’une nouvelle génération de femmes syndicalistes se forge dans la foulée du mouvement de mai-juin 1968. Ces changements provoquent des conflits importants. Ainsi, à l’Union départementale du Rhône, les tensions, voire les heurts, entre le collectif féminin de la CGT et la direction syndicale sont fréquents, soulignant l’incapacité des organisations à concilier pleinement luttes pour les droits des femmes et stratégies syndicales.
Normes viriles de militantisme
C’est dans ce contexte tendu qu’intervient le suicide d’une militante de la CGT, Georgette Vacher. Intensément impliquée dans la construction du collectif féminin, elle déplore les « bâtons dans les roues » permanents et l’opprobre dont elle a fait les frais en interne. La veille du 29e congrès de l’UD du Rhône, tenu du 21 au 23 octobre 1981, Georgette Vacher met fin à ses jours après avoir préalablement laissé des cassettes audio dans lesquelles elle raconte son histoire et explique son geste en mettant en accusation les dirigeants départementaux de la CGT. […]
Au début des années 1980, ces débats sont également portés par des militantes de la CFDT qui aspirent à en finir « avec un syndicalisme d’hommes » :
« La situation vécue par les travailleuses n’est pas celle vécue par les hommes, et il n’est pas suffisant que l’Organisation – c’est-à-dire les hommes qui en sont les responsables – soit à l’écoute, encore faut-il que l’Organisation soit capable à tous les moments de la vie syndicale de traduire les situations vécues par l’ensemble de la classe ouvrière. Comment cela pourrait-il se réaliser si nous ne réussissons pas une politique de présence active des travailleuses dans tous les lieux d’analyse, d’élaboration et de décision ? […] La prédominance du monde des hommes, leur mode de fonctionnement, leur forme de militantisme, leur disponibilité plus grande introduisent, au plus bas niveau de notre structure, un filtre, un système de sélection dont pâtit l’ensemble des autres niveaux de la structure. » (Extrait du rapport mixité au Conseil national (CN) du 21 mai 1981, Archives CFDT, fonds Marcel-Gonin, cité par Fanny Gallot dans « Mobilisées, une histoire féministe des contestations populaires », Seuil, 2024, p.159.)
Y compris localement et dans le cadre de grèves de femmes des classes populaires, des tensions apparaissent entre les normes de militantisme viril et les stratégies mises en œuvre par les femmes pour se faire entendre, comme le montre la sociologue Ève Meuret-Campfort.
De nouveaux défis
Après les années 1980, qualifiées de « décennie silencieuse » par l’économiste Rachel Silvera du point de vue de l’appréhension syndicale des enjeux féministes, les mobilisations sociales de novembre-décembre 1995 marquent un renouveau, tandis que les féminismes se redéploient après la puissante manifestation féministe du 25 novembre 1995.
À la CGT, par exemple, le collectif Femmes mixité est relancé en 1993 et revendique la parité des structures de la confédération, laquelle est actée par le congrès confédéral en 1999. Dans le même temps, la syndicaliste Maryse Dumas, alors élue au bureau confédéral de la CGT, souligne qu’il s’agit de « dépasser la notion de “spécificité” », car, précise-t-elle, « parler de spécificité pour les femmes signifie bien que le centre, le global, le majoritaire est masculin ». Elle ajoute, « notre syndicalisme est féministe parce qu’il agit pour l’émancipation et la liberté des femmes ». Dans cette dynamique, la FSU, la CGT et Solidaires coorganisent les intersyndicales femmes, à partir de 1997.
Cependant, malgré des avancées, de nombreux défis restent à relever. La sous-représentation des femmes dans les postes à responsabilité demeure un problème majeur, comme le montre la sociologue Cécile Guillaume à propos de Solidaires, tandis que les comportements sexistes et de pratiques excluantes persistent, ce qui freine l’ascension des militantes dans les structures syndicales. Des normes de genre implicites valorisant les hommes persistent et conduisent au maintien d’une division sexuée du travail syndical.
Un autre enjeu contemporain se rapporte à la prise en compte des oppressions croisées, ce qui nécessite une refonte des stratégies syndicales pour mieux répondre aux besoins des travailleuses, notamment racisées ou occupant des emplois précaires, comme le montre la sociologue Sophie Béroud. Parmi les enjeux à repenser, on trouve également le « hors-travail », selon le terme de Saphia Doumenc, qui se concentre sur les mobilisations et l’implication syndicale des femmes de chambre à Lyon et à Marseille. Tandis que se déploie la perspective de la grève féministe dans de nombreux pays, l’enjeu du travail reproductif, qu’il soit rémunéré ou non, invite les organisations syndicales à repenser leur intervention dans une approche désandrocentrée du travail et de la contestation.
Fanny Gallot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.