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26.11.2025 à 16:31

Musulmans de France, religiosité, islamisme : les chiffres contestés de l’enquête Ifop

Franck Frégosi, Politiste, directeur de recherche au CNRS, enseignant à Sciences Po Aix, Aix-Marseille Université (AMU)
Patrick Simon, Chercheur associé à l'Observatoire Sociologique du Changement, Sciences Po; Co-responsable du master Migrations de l'Institut des Migrations (Paris 1 -Ehess), Ined (Institut national d'études démographiques)
Vincent Tiberj, Professeur des universités, délégué recherche de Sciences Po Bordeaux, Sciences Po Bordeaux
Selon un sondage controversé de l’Ifop, une islamisation serait à l’œuvre chez les musulmans de France. D’autres enquêtes proposent un tout autre tableau. Un droit de réponse de l'Ifop suit cet article.
Texte intégral (5206 mots)

Un sondage réalisé par l’institut Ifop conclut à une forte poussée de religiosité, de rigorisme et de soutien à la mouvance islamiste chez les musulmans de France. Cette étude, critiquée pour ses biais méthodologiques, a immédiatement suscité de vives réactions politiques. Des associations musulmanes ont porté plainte contre l'Ifop et l'Ifop a porté plainte contre deux députés LFI. Comment interpréter ces chiffres ? Quelles sont les conclusions d’autres études portant sur ces questions ? Entretien avec Franck Frégosi, spécialiste de l’islam en France, ainsi qu’avec Patrick Simon et Vincent Tiberj, auteurs des analyses sur la religion des enquêtes Trajectoires et origines (Insee/Ined). Un droit de réponse de François Kraus, directeur du pôle Politique-actualités de l'Ifop suit cet entretien.


The Conversation : Selon une étude de l’Ifop, les musulmans affichent, en France, un degré de religiosité largement supérieur aux autres religions : 80 % se déclareraient « religieux », contre 48 % en moyenne chez les adeptes des autres religions. La pratique quotidienne de la prière chez les musulmans aurait aussi augmenté, passant de 41 % en 1989 à 62 % en 2025. Comment recevez-vous ces chiffres ?

Vincent Tiberj : Quand vous êtes originaire d’un pays où 90 % des gens vous disent que la religion c’est très important (ce que montrent régulièrement les World Value Surveys), et que vous arrivez en France, alors oui, évidemment, la religion est toujours importante. Cela traduit le lien avec le pays d’origine, et pas forcément une dynamique d’« islamisation » à l’œuvre dans la communauté musulmane française.

On constate chez les immigrés qui se définissent comme religieux, qu’il s’agisse de musulmans, de catholiques, ou même de bouddhistes, qu’ils sont plus souvent conservateurs par rapport à la population française en général. Ainsi, plusieurs enquêtes disent que, chez les musulmans, il y a plus souvent des difficultés à accepter les couples homosexuels et chez certains des préjugés anti-juifs. C’est plus répandu mais pas systématique, bien au contraire ; d’ailleurs, les personnes aux tendances antisémites se retrouvent bien plus souvent à l’extrême droite. Mais, ce que montre l’enquête Trajectoires et origines (TeO, Insee/Ined), c’est que les descendants d’immigrés, nés et socialisés en France, sont beaucoup moins conservateurs que les immigrés. Le fait que l’Ifop se focalise uniquement sur les musulmans en général, sans distinguer les immigrés et leurs descendants, pose un gros problème méthodologique pour estimer s’il y a vraiment une montée en puissance de la religion.

Franck Frégosi : L’Ifop met l’accent sur des indicateurs de religiosité en hausse à travers la fréquentation des mosquées, la prière individuelle, l’observance des règles alimentaires, vestimentaires, le degré d’acceptation de la mixité. Mais attention aux biais de lecture ! Un exemple : la proportion de personnes faisant le ramadan est en hausse, mais la pratique du ramadan est-elle vraiment un critère de religiosité ? C’est davantage un marqueur communautaire ou peut être identitaire. Dans des familles où la pratique religieuse individuelle régulière n’est pas la norme, pendant le mois de ramadan, on va jeûner et partager le repas de rupture du jeûne (y compris avec les voisins qui ne sont pas nécessairement musulmans). Pour certaines personnes dégagées de tout lien avec une communauté priante, c’est souvent le seul lien qui les relie encore à l’islam. Est-on encore dans la religiosité ? Cet indicateur doit être questionné.

Que nous disent les enquêtes TeO que vous avez menées sur la religiosité des musulmans de France ?

Patrick Simon : L’enquête TeO 2, réalisée en 2019-2020, et qui concernait 7 400 musulmans (un panel bien supérieur à l’enquête Ifop) permet de constater une stabilité du rapport au religieux chez les musulmans par rapport à l’enquête TeO 1 de 2008-2009. Certains indicateurs montrent même une légère diminution de la religiosité.

On demande par exemple quelle importance joue la religion dans la vie des personnes interrogées. De fait, les musulmans (41 %) déclarent nettement plus que les catholiques (14 %) que la religion joue un rôle très important dans leur vie. Le niveau des musulmans est en revanche assez comparable de celui déclaré par les juifs dans l’enquête. Ces chiffres étaient plus élevés pour les musulmans en 2008-2009 lors de la première enquête TeO (49 %). En dix ans, sur cet indicateur, la religiosité est donc un peu moins intense parmi les musulmans en France.

Un autre indicateur donne une perspective comparable de légère baisse du rapport à la religion : on enregistre les différentes dimensions de l’identité des personnes interrogées, dont la religion. Les catholiques citent rarement la religion comme dimension significative de leur identité, moins de 5 % d’entre eux le font, alors que 30 % des musulmans mentionnent la religion comme élément important de leur identité (en association avec d’autres dimensions, comme l’origine, ou leur situation de famille par exemple). La place de la religion a cependant baissé depuis 2008, passant de 33 % à 30 %. A contrario, elle est plus expressive pour les juifs qui sont 54 % à la citer en 2019, pour 46 % en 2008.

Quid de l’islamisation décrite par le sondage Ifop ? Selon l’institut, « un musulman sur trois (33 %) affiche de la sympathie pour au moins une mouvance islamiste : 24 % pour les Frères musulmans, 9 % pour le salafisme, 8 % pour le wahhabisme, 8 % pour le Tabligh, 6 % pour le Takfir et 3 % pour le djihadisme.

Franck Frégosi : L’enquête parle d’islamisme sans aucune définition en amont, comme si cela allait de soi, comme s’il s’agissait d’un item qui ferait consensus. Que mettent les personnes interrogées derrière ce mot ?

Qu’il y ait une augmentation de la fréquentation des mosquées ou de la prière individuelle parmi les jeunes générations musulmanes, soit. Qu’il existe une montée de l’intransigeantisme religieux, pourquoi pas : il s’observe dans toutes les confessions. Mais l’Ifop lie cette évolution à l’influence des réseaux islamistes chez les musulmans de France, ce qui est problématique.

Finalement, on perçoit une volonté de l’Ifop de montrer que les musulmans seraient en décrochage par rapport à la logique de la sécularisation observable dans le reste de la société. Or la sécularisation est un phénomène plus complexe que ce qui avait été décrit. Certains vont jusqu’à parler d’une séquence historique marquée par une désécularisation.

Vincent Tiberj : Concernant l’islamisation, l’enquête TeO ne propose pas d’indicateurs sur ce sujet, donc nous ne pouvons pas faire de comparaisons. En revanche, je note un certain nombre de problèmes dans l’enquête Ifop. Ainsi, on demande à une population s’ils se sentent proches des Frères musulmans, des salafistes, des wahhabites, du Tabligh, du Takfir, des djihadistes… Ce type de question provoque vraisemblablement un effet d’imposition de problématique classique dans les sondages : les gens n’osent pas dire qu’ils ne savent pas mais répondent quand même. Résultat : on se retrouve avec ce chiffre de 24 % des musulmans français qui disent être proches des Frères musulmans. Mais leur a-t-on demandé « Savez-vous vraiment ce que c’est qu’un Frère musulman » ? « Quelles sont leurs idées » ?

Autre exemple : l’Ifop demande « Êtes-vous favorable à l’application de la charia » ? Résultat : 46 % des musulmans estiment que la loi islamique doit être appliquée dans les pays où ils vivent, dont 15 % « intégralement quel que soit le pays dans lequel on vit » et 31 % « en partie », en l’adaptant aux règles du pays où on vit. Mais de quoi parle-t-on exactement ? De couper la main des voleurs ? Ce n’est pas très sérieux…

Est-il légitime de considérer la pratique d’un islam rigoriste ou intégraliste comme l’expression d’un « séparatisme » vis-à-vis des lois de la République ?

Franck Frégosi : Certains individus, que l’on peut qualifier de « rigoristes », considèrent qu’il est important d’être scrupuleux sur la consommation pour eux-mêmes et leurs proches de produits labellisés « halal » (ou « casher » pour les juifs). Cela ne les empêche pas d’avoir des relations professionnelles avec des collègues ou de partager un repas avec des non musulmans. Or l’Ifop met en avant l’idée que les musulmans, parce qu’ils seraient plus observants en matière de normes alimentaires, seraient en rupture avec la dynamique de sécularisation de la société. Ce n’est pas forcément exact.

De nombreux musulmans cherchent des accommodements entre une approche plus ou moins orthodoxe de l’islam avec la réalité de la société environnante. Il existe dans l’islam, comme dans d’autres religions, des orthodoxies plurielles. Cela ne veut pas dire nécessairement que ces personnes ont un agenda caché ou que cette évolution est le fruit de l’influence d’un islamisme conquérant, sauf à considérer qu’il faille considérer l’observance religieuse musulmane comme un problème en soi.

Patrick Simon : Depuis quelques années, des enquêtes cherchent à démontrer que les musulmans sont dans une rupture avec la loi commune et avec les valeurs collectives, en utilisant des questions ambiguës dont l’interprétation est sujette à caution, mais qui servent à qualifier un fondamentalisme religieux et la radicalisation. Les questions utilisées dans ces enquêtes sont reprises dans les sondages posant des problèmes d’interprétation similaires et alimentant un procès à charge contre les musulmans. Le sondage de l’Ifop combine des questions factuelles sur les pratiques avec des questions d’attitudes qui ne traduisent pas vraiment les orientations idéologiques qu’on leur prête.

Par exemple, demander si, pour l’abattage rituel, les enquêtés suivent la loi religieuse plutôt que la loi de la République ne va pas de soi. On peut considérer que l’abattage rituel est défini par la doctrine religieuse sans penser nécessairement à transgresser les normes sanitaires. Il ne s’agit donc pas d’une rupture de la loi commune, de mon point de vue. De même, on peut dire qu’on a effectué un mariage religieux sans mariage civil sans être dans une démarche de rupture vis-à-vis de la République. En clair, le choix des questions ne me semble pas conforme à l’interprétation qui en est faite.

L’Ifop relève que 65 % des musulmans pensent que « c’est plutôt la religion qui a raison » par rapport à la science sur la question de la création du monde. Comment interpréter ce résultat ?

Vincent Tiberj : Les religions portent une culture de l’absolu, rien d’étonnant à cela, mais il faut mesurer la différence entre des grands principes et des cas concrets comme des positions sur l’avortement, l’homosexualité, etc. En 2019, avec ma collègue Nonna Mayer, dans l’enquête Sarcelles, nous avons interrogé les souhaits de scolarisation des enfants et constaté que les musulmans demandent majoritairement une école publique sans éducation religieuse.

Donc plutôt que de jouer les valeurs de l’islam contre les valeurs de la République, on peut partir de cas concrets pour vérifier effectivement comment elles s’articulent ou s’opposent. À Sarcelles, nous avons aussi constaté que la culture intransigeantiste, qui fait passer effectivement la religion devant la République, est lié au fait d’avoir une religion – quelque soit cette religion. On retrouvait les mêmes proportions de musulmans qui faisaient passer le Coran devant la République que de chrétiens avec la Bible et de juifs avec la Torah.

L’Ifop estime que la pratique quotidienne de la prière a atteint des sommets chez les jeunes musulmans de moins de 25 ans : 40 % (contre 24 % chez les 50 ans et plus). Que constatez-vous dans vos propres enquêtes ?

Patrick Simon : L’enquête Trajectoires et origines (TeO 1) posait des questions sur l’intensité de la pratique religieuse et a identifié qu’elle était effectivement plus fréquente chez les jeunes musulmans par rapport aux plus âgés, alors que ce rapport est inversé chez les chrétiens. S’agit-il d’un effet de génération – une réislamisation par rapport aux générations précédentes plus distanciées, thèse fréquemment avancée, notamment par le sondage IFOP, annonçant une dynamique de développement de l’islam dans les années à venir ?

L’enquête TeO2 montre que ce n’est pas le cas et qu’il s’agit d’un effet d’âge : les moins de 25 ans en 2008-2009 s’avèrent être moins investis dans la religion quand ils atteignent 28-34 ans. Une deuxième explication tient à la transmission familiale, qui joue un rôle déterminant dans la formation du sentiment religieux. Les parents des jeunes musulmans ont eux-mêmes grandi dans des sociétés, notamment celles du Maghreb, où la religion joue un rôle beaucoup plus central depuis la fin des années 1970. Ces parents ont transmis une partie de ce rapport au religieux à leurs enfants qui sont les jeunes musulmans d’aujourd’hui.

Pour résumer, nous avons bien constaté que le rapport à la religion est plus dense pour les personnes dans les pays musulmans dont sont issus les immigrés, mais aussi que ces personnes ne se sont pas nécessairement « islamisées » en France.

Par ailleurs, on note que les jeunes ayant grandi dans des familles mixtes avec un parent musulman et l’autre chrétien ou sans religion sont beaucoup plus nombreux à se déclarer sans religion (de l’ordre de 50 %). Comme la mixité religieuse tend à se développer, une plus grande distance à la religion est probable, à l’avenir, dans les familles.

À propos du port du voile, l’Ifop explique que 31 % des femmes le portent (19 % systématiquement) mais que cette pratique se banalise chez les jeunes : 45 % des musulmanes âgées de 18 à 24 ans, soit trois fois plus qu’en 2003 (16 %) ». Que disent vos enquêtes ?

Patrick Simon : Concernant le voile, TeO montre que les femmes de la seconde génération portent moins le voile que les femmes immigrées : 17 % pour 36 %. Les musulmanes immigrées sont aujourd’hui plus nombreuses (36 %) à porter le voile qu’en 2008-2009 (22 %). Pour la seconde génération, la pratique a augmenté, mais dans des proportions moindres entre 2008 et 2020 (de 13 % à 17 %).

Cette pratique est plus fréquente pour les moins de 25 ans de la seconde génération. Le port du voile n’est pas constant dans le cycle de vie, et il est possible que des femmes abandonnent la pratique après 30 ans, que ce soit par choix personnel ou parce que les barrières à l’accès à l’emploi sont trop massives. Encore une fois, la distinction entre immigrées et descendantes d’immigrées apporte des nuances importantes aux constats.


Propos recueillis par David Bornstein.


Droit de réponse de François Kraus, directeur du pôle Politique, actualités de l'Ifop, enseignant en Master à l’Université Paris X Nanterre.

Soyons sérieux avec les données sur le religieux !

Dans un article paru sur le site The Conversation le 26 novembre, trois chercheurs (Franck Frégosi, Patrick Simon et Vincent Tiberj) ont exprimé des critiques à l’égard de l’enquête publiée la veille par l’IFOP. S’il est légitime et nécessaire que les études fassent l’objet de discussions critiques, encore faut-il que la discussion s’appuie sur des arguments solides et rationnels, tant sur le plan de la méthodologie que sur celui de l’interprétation. Or, nous regrettons que ce ne soit pas le cas ici.

Que trois éminents chercheurs prennent la peine de réagir à notre enquête sur le poids des religions en France et le rapport des musulmans à l’islam est un honneur auquel les sondeurs ont rarement droit. Généralement, leurs critiques portent sur la maigreur de nos échantillons, ce qui, il faut le reconnaître, n’est pas le cas ici : notre enquête en population générale dépasse les 14 000 interviews. Il leur arrive aussi souvent de critiquer – parfois à juste titre – nos études en ligne, ce qui n’est pas le cas de notre enquête, menée « à l’ancienne » via téléphone. L’absence d’échantillons « miroir » est un reproche plus rare mais qui, lui aussi, n’est pas pertinent : un échantillon témoin d’adeptes des autres religions (par exemple catholiques ou juifs) était présent sur certaines questions au cas où une singularité musulmane se dessinerait, suivant en cela les conseils de Vincent Tiberj en la matière.

L’étude TeO n’est en rien comparable à l’étude Ifop pour mesurer le fait religieux

Face à une étude est difficile à critiquer pour son échantillonnage, les auteurs mettent plutôt en avant les mérites du dispositif TeO (Trajectoires et origines) conçu par deux organismes publics INED et Insee). Or, cette comparaison soulève plusieurs difficultés.

Il parait en effet délicat de comparer notre étude menée auprès de l’ensemble des Français (âgés de 15 ans et plus) avec des enquêtes certes robustes, mais qui ne couvrent pas l’ensemble de la population : la première enquête TeO (2008) excluait les personnes âgées de plus de 50 ans et la seconde vague (2019) les personnes âgées de plus de 60 ans. Dans ces conditions, il n’est pas sérieux de présenter TeO comme un dispositif adapté à l’observation du paysage religieux français quand on sait que cette étude exclut de fait près de 20 millions de personnes de 60 ans, soit l’essentiel du « stock » des croyants et des pratiquants en France… Imaginerait-on un chercheur du CEVIPOF présenter comme exhaustive une enquête électorale reposant sur l’exclusion de dizaines de millions de personnes de plus de 60 ans qui, elles aussi, constituent le gros des électeurs ?

Ce manque de rigueur va encore plus loin lorsque Patrick Simon affirme que TeO2 « concernait 7 400 musulmans (un panel bien supérieur à l’enquête Ifop ». Or, en matière de sondage, ce n’est pas la taille de l’échantillon qui compte, c’est sa qualité. En effet, TeO surreprésente les immigrés et descendants d’immigrés au point que la « population majoritaire » y pèse pour à peine un quart de l’échantillon (25,5 %). Ce patchwork de musulmans issus de sous-échantillons très particuliers (ex : immigrés, descendants d’immigrés, populations d’outre-mer…) est certainement utile pour étudier les discriminations ressenties, mais il n’est en aucun cas représentatif de la population musulmane vivant en France métropolitaine. En réalité, du propre aveu de ses concepteurs, seul le sous-échantillon « issu de la population générale est représentatif de l’ensemble de la population » et ce sous-échantillon n’est composé en réalité que de 3 400 individus, soit quatre fois moins que l’échantillon national représentatif de l’Ifop (14 400) ! Donc, si on part du principe que les 10 % de musulmans affichés par ces auteurs comme le taux de référence du poids de l’islam en France ont été calculés sur ce seul échantillon de population générale (hypothèse la plus probable), cela lui donnerait un nombre de musulmans « représentatifs » d’environ 350 à 450 effectifs, soit beaucoup moins que l’échantillon de l’Ifop (1005 musulmans).

Ces chiffres ne sont pas étonnants quand on sait que les objectifs assignés à l’étude TeO ne sont pas la mesure du paysage religieux mais l’analyse des « processus d’intégration, de discrimination et de construction identitaire au sein de la population résidant en France métropolitaine ». Mais il n’est pas sérieux de présenter TeO comme une étude plus robuste que les études de l’Ifop.

Des tendances qui n’ont rien de surprenant pour les spécialistes de l’islam en France comme en Europe.

Au-delà des faiblesses de TeO, on peut s’étonner que Patrick Simon y voit un outil indiquant « une stabilité du rapport au religieux chez les musulmans » alors que certains indicateurs de sa propre enquête montrent justement le contraire. Le port du voile chez les femmes âgées de 18 à 49 ans, par exemple, y apparaît en nette hausse entre 2008–2009 (18 %) et 2019–2020 (26 %). Au lieu de mettre en avant des indicateurs objectifs comme la fréquentation des lieux de culte – variable pourtant posée dans les deux vagues (R_CULTE), l’auteur préfère mettre en avant des indicateurs subjectifs comme l’importance de la religion dans sa vie, toujours plus sujets à caution.

Surtout, TeO serait bien le seul dispositif à montrer une « stabilité du rapport au religieux chez les musulmans ». En effet, la remontée de la religiosité observée dans notre enquête a déjà été mise en lumière par des sociologues comme Gilles Kepel ou Hugues Lagrange et plus récemment par Olivier Galland dans une étude de 2016 qui montrait aussi la prééminence de la religion sur la science chez les lycéens musulmans. Le politiste Vincent Tournier, observait lui aussi dès 2013 « une dynamique de retour vers le religieux » des musulmans de France.

Et cette réislamisation ne concerne pas seulement la France comme l’a confirmé Ruud Koopmans. Dans une interview récente, ce sociologue au Berlin Social Science Center estime que « les résultats du sondage Ifop sont cohérents avec le reste de la littérature académique sur le sujet. » Auteur d’une enquête en 2015 dans 6 pays européens qui « montrait déjà, avec un ensemble de questions parfois assez proches de celles utilisées par l’Ifop, que la religiosité fondamentaliste n’était pas l’apanage d’une petite frange radicale », ce spécialiste de l’islam constate que les conclusions de l’étude Ifop « confirme une tendance observable depuis au moins une dizaine d’années dans de nombreux pays européens ».

Des critiques non étayées

Certaines affirmations des auteurs posent aussi problème faute de preuves ou de données venant étayer leurs propos.

Lorsque Franck Frégosi affirme par exemple que « la pratique du ramadan est […] davantage un marqueur communautaire ou peut-être identitaire » qu’un indicateur de religiosité, il n’avance aucune donnée pour prouver son affirmation. Or, sur de tels sujets, les arguments d’autorité ne suffisent pas.

De même, quand Vincent Tiberj affirme que notre étude en se focalisant « uniquement sur les musulmans en général », ne distingue pas les immigrés et leurs descendants, il se trompe. Notre étude comporte bel et bien des variables qui permettent de distinguer les musulmans selon leur nationalité et selon le mode d’acquisition de la nationalité (de naissance ou par acquisition). Nous disposons également des variables qui permettent de tenir compte des origines géographiques du père avec un nuancier assez fin. Et concernant l’analyse de la hausse de la religiosité, notre analyse s’appuie sur la comparaison avec des données antérieures collectées auprès des jeunes, notamment l’étude de l’institut Montaigne de 2016. Bref, l’expression « gros problèmes méthodologiques » est non seulement dénigrante mais elle est factuellement fausse.

Des indicateurs issus de la recherche scientifique ou de précédentes enquêtes menées pour des journaux de référence comme Le Monde

Tous ceux qui travaillent sur les sondages savent que la rédaction des questions est un exercice délicat, et nous sommes conscients que certaines formulations puissent donner lieu à discussion…

L’une des difficultés concerne le suivi des indicateurs dans le temps. Pour pouvoir comparer l’évolution des pratiques et des croyances religieuses des musulmans depuis 1989, l’IFOP a fait le choix de conserver des indicateurs qui, tous ou presque, avaient été posés lors d’études précédentes, notamment dans des études à dimension scientifique comme l’EVS 2018, l’étude TeO2 2009-2010 (INED-Insee) ou celle de l’Institut Montaigne (IFOP 2016).

Les autres questions sont issues d’études menées pour la presse, en premier lieu les médias du groupe Le Monde (Le Monde, Le Monde des Religions, etc.) mais aussi d’autres médias engagés contre le racisme comme Le Nouvel Obs, Marianne, La Croix ou Elle. La principale source de ces indicateurs est le groupe Le Monde qui a co-construit ces indicateurs pendant près de 12 ans (1989-1994-2001) et qui, en 2001, constatait d’ailleurs la même tendance de fond concernant la « réislamisation ».

Le choix de ne pas définir certains mots est une pratique courante dans les enquêtes sur les valeurs des Français

Le choix de ne pas définir le terme d"islamisme dans une question sur les « positions des islamistes » n’a rien d’inhabituel. Ce choix s’explique par au moins trois raisons.

D’abord, dans un souci de comparabilité, parce que ce choix avait été fait par la Sofres et Le Nouvel Obs dans l’enquête de 1998 dont s’inspire la formulation de cette question et que ne pas le respecter aurait altéré la comparabilité déjà difficile des résultats ;

Ensuite, il est évident que, sur des notions aussi sensibles et polysémiques, toute définition serait discutable. Le même problème se pose pour tous les grands concepts (nationalisme, féminisme, libéralisme…). Plutôt que de figer le concept d’islamisme, ce qui nous aurait été reproché, mieux vaut s’en remettre à la seule appréciation des répondants.

Enfin, la non-définition des notions est une pratique usuelle dans les grandes enquêtes de référence. C’est ainsi que Le baromètre « Fractures Françaises » (CEVIPOF) ne définit pas le terme « islamophobie » lorsqu’il demande aux Français « Diriez-vous que l’islamophobie est aujourd’hui dans la société française (présent) », alors que ce terme ne fait pas consensus. Il en va de même pour le baromètre de la CNDCH sur le racisme, dont Vincent Tiberj est l’un des concepteurs, qui pose depuis des années, la même question (« “RS3. Personnellement, vous diriez de vous-même que… "Vous êtes plutôt raciste – Vous êtes un peu raciste – Vous n’êtes pas très raciste – Vous n’êtes pas raciste du tout ») sans donner aucune précision sur ce terme. Il s’agit donc là non pas d’un parti-pris exceptionnel mais d’une pratique courante dans les grandes enquêtes sociétales.

Pour conclure, une étude comme celle l’Ifop ne doit pas être dénigrée au seul prétexte qu’elle délivre des résultats dérangeants ou que sa réalisation relève d’un institut privé ; elle doit être jugée à partir de critères rigoureux conformes à la méthodologie des sondages, et ses résultats doivent être analysés et interprétés au regard de la littérature académique déjà publiée. À l’heure où les sciences sociales se voient critiquées pour leurs partis-pris idéologiques, il est crucial de fonder les raisonnements sur des critères exigeants et non de se laisser emporter par des jugements à l’emporte-pièce ou à de céder à la facilité des procès d’intention.


The Conversation

Franck Frégosi a reçu des financements du Bureau Central des Cultes du Ministère de l'Intérieur -ligne budgétaire Crédits recherche Islam et Sociétés- dans le cadre d'une recherche commandée par ce service du Ministère de l'Intérieur sur le statut des imams en France pour la période 2015-2017.

Patrick Simon est membre du comité Droits Humains de la Fondation de France et il est président du comité scientifique de l'Observatoire Nationale des Discriminations dans l'Enseignement Supérieur.

Vincent T a reçu des financements de l'ANR, de l'ORA, de la Région Nouvelle-Aquitaine lors des 10 dernières années

25.11.2025 à 15:45

Jean Baudrillard, le philosophe qui a prédit l’intelligence artificielle, trente ans avant ChatGPT

Bran Nicol, Professor of English, University of Surrey
Emmanuelle Fantin, Maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication, Sorbonne Université
À travers les dispositifs médiatiques rudimentaires de son époque, comme le Minitel, Jean Baudrillard a réussi à prédire les usages futurs que la technologie numérique allait engendrer.
Texte intégral (1513 mots)

Visionnaire de la culture numérique, Jean Baudrillard pensait l’intelligence artificielle comme une prothèse mentale capable d’exorciser notre humanité, et un renoncement à notre liberté.


Certains penseurs semblent si précis dans leur compréhension du lieu vers lequel la société et la technique nous emportent qu’ils sont affublés du titre de « prophète ». C’est le cas de J. G. Ballard, Octavia E. Butler, ou encore Donna Haraway.

L’un des membres les plus importants de ce club est le penseur Jean Baudrillard (1929-2007) – bien que sa réputation se soit amoindrie depuis une vingtaine d’années, il est désormais vaguement associé à l’époque révolue où les théoriciens français tels que Roland Barthes et Jacques Derrida régnaient en maîtres.

Lorsque nous l’avons relu pour écrire la nouvelle biographie qui lui est consacrée, nous nous sommes toutefois souvenus à quel point ses prédictions sur la technologie contemporaine et ses effets se révélaient prémonitoires. Sa compréhension de la culture numérique et de l’intelligence artificielle (IA) s’avère particulièrement clairvoyante – d’autant que ses écrits l’ont présentée plus de trente ans avant le lancement de ChatGPT.

Un contexte de préhistoire numérique

Il faut bien se figurer que les technologies de communication de pointe des années 1980 nous paraissent désormais totalement obsolètes : Baudrillard écrit alors que l’entourent des répondeurs téléphoniques, des fax, et bien sûr, le Minitel, prélude médiatique franco-français au réseau Internet. Son génie résidait dans une aptitude à entrevoir au sein de ces dispositifs relativement rudimentaires une projection des usages probables de la technologie dans le futur.

À la fin des années 1970, il avait déjà commencé à développer une théorie originale de l’information et de la communication. Celle-ci s’est encore déployée à partir de la publication de Simulacres et Simulation en 1981 (l’ouvrage qui a influencé les sœurs Wachowski dans l’écriture du film Matrix, sorti en 1999).

Dès 1986, le philosophe observait :

« Aujourd’hui, plus de scène ni de miroir, mais un écran et un réseau. »

Il prédit alors l’usage généralisé du smartphone, en imaginant que chacun d’entre nous serait aux commandes d’une machine qui nous tiendrait isolés « en position de parfaite souveraineté », comme un « cosmonaute dans sa bulle ». Ces réflexions lui ont permis d’élaborer son concept le plus célèbre : la théorie d’après laquelle nous serions entrés dans l’ère de « l’hyperréalité ».

Matrix (1999), partiellement inspiré des travaux de Jean Baudrillard.

Dans les années 1990, Baudrillard a porté son attention sur les effets de l’IA, d’une manière qui nous aide à la fois à mieux comprendre son essor tentaculaire dans le monde contemporain et à mieux concevoir la disparition progressive de la réalité, disparition à laquelle nous faisons face chaque jour avec un peu plus d’acuité.

Les lecteurs avertis de Baudrillard n’ont probablement pas été surpris par l’émergence de l’actrice virtuelle Tilly Norwood, générée par IA. Il s’agit d’une étape tout à fait logique dans le développement des simulations et autres deepfake, qui semble conforme à sa vision du monde hyperréel.

« Le spectacle de la pensée »

Baudrillard envisageait l’IA comme une prothèse, un équivalent mental des membres artificiels, des valves cardiaques, des lentilles de contact ou encore des opérations de chirurgie esthétique. Son rôle serait de nous aider à mieux réfléchir, voire à réfléchir à notre place, ainsi que le conceptualisent ses ouvrages la Transparence du mal (1990) ou le Crime parfait (1995).

Mais il était convaincu qu’au fond, tout cela ne nous permettrait en réalité uniquement de vivre « le spectacle de la pensée », plutôt que nous engager vers la pensée elle-même. Autrement dit, cela signifie que nous pourrions alors repousser indéfiniment l’action de réfléchir. Et d’après Baudrillard, la conséquence était limpide : s’immerger dans l’IA équivaudrait à renoncer à notre liberté.

Voilà pourquoi Baudrillard pensait que la culture numérique précipiterait la « disparition » des êtres humains. Bien entendu, il ne parlait pas de disparition au sens littéral, ni ne supposait que nous serions un jour réduits à la servitude comme dans Matrix. Il envisageait plutôt cette externalisation de notre intelligence au sein de machines comme une manière « d’exorciser » notre humanité.

En définitive, il comprenait toutefois que le danger qui consiste à sacrifier notre humanité au profit d’une machine ne proviendrait pas de la technologie elle-même, mais bien que la manière dont nous nous lions à elle. Et de fait, nous nous reposons désormais prodigieusement sur de vastes modèles linguistiques comme ChatGPT. Nous les sollicitons pour prendre des décisions à notre place, comme si l’interface était un oracle ou bien notre conseiller personnel.

Ce type de dépendance peut mener aux pires conséquences, comme celles de tomber amoureux d’une IA, de développer des psychoses induites par l’IA, ou encore, d’être guidé dans son suicide par un chatbot.

Bien entendu, les représentations anthropomorphiques des chatbots, le choix de prénoms comme Claude ou encore le fait de les désigner comme des « compagnons » n’aide pas. Mais Baudrillard avait pressenti que le problème ne provenait pas de la technologie elle-même, mais plutôt de notre désir de lui céder la réalité.

Le fait de tomber amoureux d’une IA ou de s’en remettre à sa décision est un problème humain, non pas un problème propre à la machine. Encore que, le résultat demeure plus ou moins le même. Le comportement de plus en plus étrange de Grok – porté par Elon Musk – s’explique simplement par son accès en temps réels aux informations (opinions, assertions arbitraires, complots) qui circulent sur X, plateforme dans laquelle il est intégré.

« Suis-je un être humain ou une machine ? »

De la même manière que les êtres humains sont façonnés par leur interaction avec l’IA, l’IA est dressée par ses utilisateurs. D’après Baudrillard, les progrès technologiques des années 1990 rendaient déjà impossible la réponse à la question « Suis-je un être humain ou une machine ? »

Il semblait confiant malgré tout, puisqu’il pensait que la distinction entre l’homme et la machine demeurerait indéfectible. L’IA ne pourrait jamais prendre plaisir à ses propres opérations à la manière dont les humains apprécient leur propre humanité, par exemple en expérimentant l’amour, la musique ou le sport. Mais cette prédiction pourrait bien être contredite par Tilly Norwood qui a déclaré dans le post Facebook qui la révélait au public :

« Je suis peut-être générée par une IA, mais je ressens des émotions bien réelles. »

The Conversation

Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.

25.11.2025 à 12:54

Jeunesse populaire : sur les réseaux, un nouvel art de l’engagement – Exemple en Seine-Saint-Denis, avec Snapchat

Rosa Bortolotti, Docteure en Sciences de l'éducation et de la formation, chercheuse au Laboratoire ÉMA (École, Mutations, Apprentissages), CY Cergy Paris Université
Sur Snapchat et les réseaux sociaux, les jeunes des quartiers populaires développent de nouvelles formes d’engagement : féminisme, solidarité, lutte contre les injustices.
Texte intégral (1972 mots)
Dans les quartiers populaires, la question du racisme mobilise fortement sur les réseaux sociaux. Fethi Benattallah/Unsplash, CC BY

On les dit désengagés, indifférents, repliés sur leurs écrans. Et si les jeunes, notamment ceux des quartiers populaires, inventaient simplement d’autres manières de s’impliquer ? Sur les réseaux sociaux, leurs « likes », partages et prises de parole esquissent une nouvelle forme de citoyenneté, plus diffuse mais bien réelle.


L’engagement est souvent entendu comme une participation pérenne à une organisation syndicale ou partisane. Focalisée sur le capital politique, cette conception ignore les formes d’engagement émergentes dites « par le bas ». Elle se limite à considérer l’habitus politique qui se manifeste à travers l’investissement associatif, la prise de parole publique, le goût du débat, et repose sur une disponibilité matérielle et temporelle au bénévolat.

Mais alors, qu’en est-il de celles et ceux qui ne présentent pas ces dispositions et ces ressources ? Sont-ils dépourvus de toute capacité de réflexion critique et de participation au monde qui les entoure ?

C’est précisément autour de ces interrogations que j’ai centré une partie importante de mon travail doctoral. Si les jeunes de classes populaires s’inscrivent peu dans des collectifs associatifs traditionnels, ils n’en sont pas moins animés de combats et de convictions.

En m’inspirant d’un ensemble de travaux qui étudient les mobilisations juvéniles, je montre qu’ils développent de nouvelles formes d’engagement à travers leurs sociabilités numériques. C’est l’un des enseignements que je tire d’une ethnographie en ligne, menée pendant un an sur les comptes Snapchat de 14 jeunes (8 filles et 6 garçons) de cités de Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de France hexagonale ?

L’engagement des jeunes aujourd’hui : associations et causes partagées sur les réseaux sociaux

L’engagement se définit comme la capacité d’une personne à s’impliquer volontairement, dans une certaine durée, en faveur d’une cause. Il implique une forme de contrat moral qui unit une personne à ce qu’elle entend défendre. L’engagement ne repose donc pas systématiquement sur la participation à des collectifs associatifs – même si cette dimension demeure essentielle dans certains contextes –, mais sur la défense d’une cause en laquelle on croit, quels qu’en soient les voies et les moyens.

Aujourd’hui, divers chercheurs de la jeunesse s’accordent à dire que les formes d’engagement se sont transformées, non seulement dans les causes qui en sont l’objet, passant de luttes sociales à des enjeux civils, mais aussi dans leurs modes d’expression. Ces travaux montrent que les réseaux sociaux numériques offrent un terrain privilégié de visibilité et de socialisation.

Pour étudier l’engagement des jeunes, il ne suffit plus en effet de mesurer leur taux de participation aux élections politiques ou leur mobilisation associative. Il convient également de prendre en compte des formes d’investissement liées aux loisirs (sport, art, culture) ainsi qu’à d’autres actions moins visibles : être délégué de classe ou signer une pétition en ligne par exemple. En élargissant le spectre, on constate aisément que les jeunes ne se désintéressent pas des causes sociales qui traversent leur quotidien.

Le dernier rapport de l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep), « État d’esprit et engagement des jeunes en 2025 » enseigne que trois jeunes âgés de 15 à 30 ans sur dix déclarent avoir consacré bénévolement du temps à une association au moins une fois par mois au cours des douze derniers mois.

Si l’engagement est plus important chez les jeunes ayant de bonnes conditions matérielles, autrement dit du temps et de l’argent, le rapport souligne la réalité d’un engagement « multidomaines » : éducation, culture ou loisirs, environnement, causes humanitaires ou sociales, etc. La principale forme de participation à la vie citoyenne et politique tient même dans la signature de pétitions ou la défense d’une cause en ligne : une pratique qui concerne 40 % des jeunes de 15 à 30 ans.

L’engagement des jeunes sur les réseaux sociaux : solidarités et dénonciation des injustices

Les jeunes de quartiers populaires développent sur leurs espaces numériques de véritables pratiques engageantes. Différents profils se dégagent : ceux qui dénoncent directement les injustices, ceux qui préfèrent en rester spectateurs, et ceux qui cherchent à élargir leur audience en partageant massivement des informations qui circulent. Parcourant leur quotidien, leurs combats vont du soutien au commerce local à la dénonciation d’inégalités de genre (notamment pour les filles), de violences commises par la police, jusqu’à l’expérience du racisme.

Les jeunes partagent également des informations pour promouvoir des initiatives locales : une mère qui vend des gâteaux, un voisin qui ouvre son restaurant, un nouveau garage de bricolage dans le quartier… En rendant visibles ces activités, ils cherchent à « donner de la force » à ceux qui essaient de s’en sortir. C’est le cas de Zayan (19 ans) :

« Un chanteur du quartier va sortir une musique, il va nous dire de partager, on va partager. Quelqu’un du quartier commence à travailler dans un garage, là il travaille, on va partager son garage. On va donner de la force un peu. On va faire en sorte que son nom soit entendu sur les réseaux. »

Des filles investies dans le féminisme antiraciste

Concernant la thématique des injustices sociales, deux grandes causes ressortent. Les filles, particulièrement les majeures, font en ligne l’apprentissage d’un féminisme antiraciste. Certaines suivent plusieurs pages de collectifs ou de personnalités militantes (par exemple, la page d’Assa Traoré rencontre un grand succès).

Dans leurs échanges, la sémantique rappelle les milieux militants comme l’expression « beauty privilege ». Celle-ci renvoie au combat des femmes noires, longtemps réduites au statut d’objet sexuel et exclues du cercle des « beautés nobles ». Cherchant à renverser les stigmates dont elles sont la cible, elles utilisent les réseaux sociaux pour affirmer leur présence : elles y publient des photos d’elles très maquillées, parfois sexualisées, là où elles se voient opprimées dans un espace public contrôlé par le machisme. Par cette pratique défiant la culture traditionnelle, elles revendiquent une liberté d’existence. Comme le dit Lisa, 18 ans :

« Avant je me sentais pas bien, je publiais rien et je jugeais aussi les filles qui publiaient des photos d’elles. Après j’ai appris qu’elles étaient vraiment jugées de faire ça. Maintenant que je sais qu’est-ce que ça fait, par exemple une personne va me dire que c’est pas bon je vais le faire pour nous soutenir. »

Jade, 18 ans, appuie cette idée d’émancipation :

« Par exemple une fille ronde et qui se dit : “J’ai pas envie de montrer tout ça”, ou comme une fille très mince elle va se dire “Ouais, je suis très mince, je ne me plais pas car j’ai pas de masse, en gros, c’est pas bien.” Mais moi, je montre que je m’en fous, que je suis ronde et je vais me montrer comme une fille mince peut se montrer aussi. Ça ne change rien. »

Une dénonciation des violences policières

Les violences commises par la police à l’encontre des jeunes garçons racisés (noirs ou maghrébins) et l’expérience du racisme forment une autre thématique qui mobilise fortement. La médiatisation massive des faits, relayés aussi bien par les chaînes télévisées que par les réseaux sociaux, contribue à attester leur gravité. Par leurs publications, les jeunes nourrissent l’espoir d’une reconnaissance de ces injustices en même temps qu’ils se construisent une communauté de vécu face à des réalités qui les encouragent à se soutenir les uns entre les autres :

« Eux, les gens riches, ils ne vont pas poster des voitures cramées, des voitures qui brûlent. Eux, ils vont poster des trucs simples, des trucs beaux, de l’art par exemple. Les gens de cités vont publier la police qui est en train de passer, de les insulter, c’est pour ça qu’après, certains adultes vont critiquer les jeunes de cités. » Umar, 17 ans.

Le terreau de luttes émancipatrices ?

Les résultats de ma thèse rejoignent ainsi des conclusions exprimées par diverses recherches : ils démontrent une véritable capacité d’agir des jeunes par rapport à leur vie dans la cité.

Sur les réseaux sociaux, ces jeunes apprennent entre eux, partagent leurs modes d’existence et leurs combats quotidiens, comme autant de prémisses d’une conscientisation des rapports de domination qui les entourent. Le processus s’accompagne parfois d’un esprit de révolte susceptible d’encourager des mouvements de protestation violents.

Il suffit d’observer l’actualité récente – qu’il s’agisse du soulèvement de la génération Z au Népal, au Maroc ou des émeutes en France à l’été 2023. Ces mobilisations urbaines ont été largement orchestrées via les réseaux sociaux numériques.

N’en déplaise à ceux qui jugent de façon péremptoire que la jeunesse « n’est plus ce qu’elle était », ces épisodes démontrent que l’engagement de la jeunesse n’est pas en voie de disparition. Elle se manifeste dans d’autres espaces de socialisation que la recherche, mais, surtout, les acteurs éducatifs devraient plus prendre au sérieux et de façon désensibilisée.

The Conversation

Rosa Bortolotti a reçu des financements du Conseil Départemental de la Seine-Saint-Denis pour la réalisation d'une partie de la recherche doctorale.

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