Le blog de Olivier Ertzscheid
Maître de conférences en sciences de l'information, O. Ertzscheid suit les évolutions du web en temps réel
Publié le 11.11.2024 à 18:04
De VivaTech à DictaTech. Naissance d’un Etat artificiel.
Publié le 07.11.2024 à 19:33
Donald Trump et l’invention du Fakecism.
Publié le 03.11.2024 à 18:38
Elon Trusk et Donald Mump. Des mythos et une mythologie.
Publié le 31.10.2024 à 18:47
Retour d’Utopiales. Hyperaffects.
Publié le 29.10.2024 à 16:24
Aux Utopiales (ce jeudi 31 Octobre)
Publié le 19.10.2024 à 10:55
Dancing Trump. L’invention de la Beat Politique.
Publié le 11.11.2024 à 18:04
De VivaTech à DictaTech. Naissance d’un Etat artificiel.
5ème épisode d’une série d’articles en lien avec les enjeux technologiques de l’élection américaine (mais pas que). Épisodes précédents de ces chroniques techno-américaines :
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C’est une question obsédante et qui revient à chaque élection, à chaque révélation d’une manipulation de masse, à chaque question de société arbitrée ou minée par des choix que l’on dit « algorithmiques » mais qui sont l’habit de carnaval de bouffons dont les outrances sont la glue attentionnelle nécessaire à leur accession à la notoriété, puis au pouvoir.
Cette question c’est celle du moment où les plateformes ne seront plus simplement « un outil parmi d’autres » au service d’une stratégie de communication et d’un projet politique mais où elles deviendront la première part, la première modalité causale de cette stratégie et de ce projet.
Et chaque tremblement de terre électoral nous en rapproche. La dernière élection de Trump bien sûr, mais avant lui, déjà lui pour son premier mandat, mais aussi Bolsonaro, mais aussi Milei et tant d’autres. Chaque fois la démonstration supplémentaire qu’internet, le web, les plateformes et les algorithmes ne sont pas simplement de droite mais plus vraisemblablement d’extrême-droite et que la conversion, la conviction ou l’opportunisme politique de celles et ceux qui les possèdent rendent désormais de plus en plus inutiles et vains les outils de régulation, d’équilibre et de transparence pensés pour permettre d’en ouvrir le code. Le code n’est plus la dissimulation commode d’idéologies, il est la loi, comme l’avait déjà prophétisé Lessig au tout début des années 2000, et avant tout, il est la voix de celles et ceux qui possèdent les plateformes et les architectures techniques au sein desquelles il se déploie, au sein desquelles ils le déploient.
La part d’outils numériques initialement pensés comme autant de distractions sociales et d’émancipations discursives possibles (où chacun.e peut prendre la parole) est désormais la part manquante de nos démocraties.
Artificial State.
Et l’on voit avec évidence apparaître une sorte d’État artificiel (« Artificial State ») défini comme suit par Jill Lepore dans le New-Yorker (je souligne) :
« L’État artificiel n’est pas un gouvernement de l’ombre. Ce n’est pas une conspiration. Il n’y a rien de secret là-dedans. L’État artificiel est une infrastructure de communication numérique utilisée par les stratèges politiques et les entreprises privées pour organiser et automatiser le discours politique. C’est la réduction de la politique à la manipulation numérique d’algorithmes d’exploitation de l’attention, le renforcement du gouvernement par une architecture numérique appartenant à des entreprises privées, la réduction de la citoyenneté à un engagement en ligne minutieusement calculé. (…) les effets [des technologies numériques] sur le discours politique, la démocratie représentative et le gouvernement constitutionnel ont été, dans l’ensemble, néfastes. Les États démocratiques libéraux fabriquent des citoyens ; l’État artificiel fabrique des trolls.
(…)
L’État artificiel n’est pas vivant ; il ne peut être tué. Mais comme il s’agit d’une construction, il peut être démantelé si un nombre suffisant de personnes décident de le vendre en pièces détachées. D’autres systèmes très tenaces d’organisation des sociétés humaines ont déjà été démantelés par le passé. Le droit divin des rois, le féodalisme, la servitude humaine. Comparé à ces systèmes, celui-ci pourrait être facile. Il suffit de le nommer. »
Je crains que nommer cet « Artificial State » ne soit hélas pas suffisant, mais cela nous rappelle à quel point nous avons collectivement raté une occasion absolument majeure de démanteler ces plateformes au moment où le débat public permettait de considérer cette possibilité comme une option à la fois sérieuse et nécessaire, c’est à dire au lendemain (entre autres) du scandale Cambrige Analytica (vous pouvez à ce sujet relire mon article « Contre nous de l’algorithmie, l’étendard sanglant est levé » daté de Novembre 2017).
C’est probablement le scandale Cambridge Analytica (2016) qui fut le fondement et l’acte premier contemporain de cet « Artificial State », du Brexit à la première élection de Trump. Un État artificiel dans lequel l’automatisation des inégalités est un levier de politiques publiques, dans lequel les architectures techniques toxiques des plateformes sont des alliées objectives de l’émergence de consensus juxtaposés qui minent la possibilité des dissensus démocratiques, notamment pour les raisons pointées par Tarleton Gillespie dans « The Plateforme Metaphor, Revisited« , cité par Antonio Casilli) :
1) La prétendue horizontalité des plateformes numériques dissimule des structures hiérarchiques et les liens de subordination qui persistent malgré la rhétorique des “flat organizations” ;
2) L’insistance sur une structure abstraite cache la pluralité d’acteurs et la diversité/conflictualité des intérêts des différentes communautés d’utilisateurs. La responsabilité sociale des plateformes, leur “empreinte” sur les sociétés semble ainsi être effacée ;
3) (point #digitallabor) en se présentant comme des mécanismes *précis* et *autonomes*, les plateformes servent à occulter la quantité de travail nécessaire à leur fonctionnement et à leur entretien.
La question n’est pas tant de savoir si « oui ou non » nous sommes aujourd’hui déjà entrés dans une forme de techno-fascisme (voir mon article précédent à propos d’un Fakecism) ou de dictature technologique (DictaTech), mais de s’interroger sur l’addition de signaux qui présentent cet horizon comme plus que probable. Et ces signaux sont innombrables. Le dernier en date est celui du ton et du contenu des déclarations de JD Vance (vice-président de Trump) qui indique que « les États-Unis pourraient cesser de soutenir l’OTAN si l’Europe tente de réglementer les plateformes d’Elon Musk. » Plus précisément, il explique dans un entretien avec un influenceur repris et analysé par The Independent :
So what America should be saying is, if NATO wants us to continue supporting them and NATO wants us to continue to be a good participant in this military alliance, why don’t you respect American values and respect free speech?” Vance asked. “It’s insane that we would support a military alliance if that military alliance isn’t going to be pro-free speech. I think we can do both. But we’ve got to say American power comes with certain strings attached. One of those is respect free speech, especially in our European allies »
Cette déclaration, qui n’est pas – encore – un communiqué de presse et ne vaut donc pas – encore – ce qui dictera la politique étrangère des USA, cette déclaration demeure inédite et inquiétante à plus d’un titre.
D’abord parce que pour la première fois elle fait passer le traitement accordé à une plateforme américaine comme un préalable au maintien d’une alliance militaire et ce dans un contexte de guerre. Et ce préalable est établi sur la base d’une appréciation « morale » qui tient au respect d’une conception de la « liberté d’expression ». Nous sommes donc très loin des scénarii diplomatiques plus classiques dans lesquels on pouvait conditionner un accord, y compris militaire, à la préservation d’intérêts économiques existants ou à la négociation d’autres à venir.
L’autre point marquant de ce renversement inédit tient à la nature même des plateformes désignées et qui sont « celles d’Elon Musk« . Car on sait le rôle que certaines des plateformes Muskiennes ont déjà joué dans le conflit Ukrainien (cf la liste de mes articles sur le sujet). Musk et son réseau de satellites Starlink fut en effet l’un des opérateurs clés dans certaines phases de cette guerre. Musk qui fut autant capable, à un mois d’intervalle, d’apparaître en sauveur en déployant son réseau Starlink au dessus de l’Ukraine, puis en bouffon lorsqu’il a défié Vladimir Poutine en combat singulier ; et qui depuis joue d’une position a minima ambivalente mais toujours – hélas – incontournable, capable d’interférer en pleine opération militaire pour l’entraver au bénéfice de la Russie ou d’applaudir au pseudo plan de paix présenté par Poutine.
En rachetant Twitter pour 44 milliards de dollars, Musk n’a pas simplement fait de « X » un outil d’influence électorale, politique, économique et militaire, mais un cheval de Troie qui le place, de fait, en situation d’arbitrer ou à tout le moins de considérablement peser dans des conflits géo-stratégiques qui engagent l’humanité toute entière bien plus que ses délires long-termistes de colonies de peuplement martiennes.
Aujourd’hui il est à la fois celui qui a permis et fabriqué non seulement l’accession au pouvoir de Trump mais sa réhabilitation numérique et morale par-delà l’ensemble des outrances qui avaient abouti à sa déplaterformisation première. Mais il est aussi celui dont on nous dit qu’il pourrait piloter une mission « d’audit » sur l’ensemble de l’administration US avec la claire intention d’y opérer des coupes franches qui, au regard de ce que l’on sait du mode de management de Musk dans ses diverses entreprises, risquent fort d’être violentes. Il est également celui qui a fait de la détestation de l’État le revers d’une médaille qui place sa galaxie d’entreprises parmi les premières bénéficiaires de la commande publique américaine. Et il est donc, enfin, celui dont les intérêts économiques et idéologiques deviennent à eux seuls, une part déterminante de la politique intérieure comme extérieure de la première puissance économique et militaire mondiale.
DictaTech 2025
En 2016, Donald Trump était porté au pouvoir pour son premier mandat. C’est alors, entre autres paramètres, la capacité d’utiliser et d’instrumentaliser la plateforme Facebook pour diffuser des publicités ciblées et autres « dark posts » auprès d’électeurs indécis dans certains états (scandale Cambridge Analytica) qui lui permit de remporter cette élection. En Janvier 2021 au lendemain d’une élection qu’il perdit, c’est encore au travers de Facebook et de Twitter qu’il encouragea les plus radicalisés de ses électeurs à prendre d’assaut le Capitole. Et en 2024 c’est la plateforme X qui non seulement joua un rôle déterminant dans sa réélection mais qui entend également jouer un rôle majeur dans les politiques publiques qui seront menées, et ce bien au-delà de la seule préservation des intérêts économiques du « plus grand capitaliste de l’histoire des Etats-Unis » qui la dirige. Et cela est entièrement nouveau.
En 2016 donc, pendant que Trump façonnait son élection au pouvoir au travers du scandale Cambridge Analytica, la France lançait en grandes pompes le salon ViVa Tech, « salon de l’innovation technologique et des Start-up, Peut-être serait-il temps et plus en accord avec un certain air du temps, de réfléchir à la première édition d’un salon DictaTech, salon de l’état artificiel, des algorithmes de l’oppression, de l’automatisation des inégalités et des architectures techniques toxiques. La bande-annonce est déjà prête. Rien à changer pour l’invité d’honneur.
Publié le 07.11.2024 à 19:33
Donald Trump et l’invention du Fakecism.
Promoteur des « Fake News » et autres « post-vérités », allié objectif de néo-fascistes et autres suprémacistes, oscillant entre l’alt-right et autant de réalités alternatives, l’élection de Donald Trump, parmi l’immensité des interrogations qu’elle suscite, nous pose également un problème de qualification. Comment nommer et qualifier tout à la fois la campagne, l’élection et la vision politique qu’il défend et promeut ?
Beaucoup d’articles et d’analyses ont avancé le terme de « fascisme », rappelant à raison les 14 signaux d’Umberto Eco permettant de reconnaître et de qualifier ce régime. Et force est de reconnaître … que l’essentiel est là.
D’autres se sont opposés à l’utilisation de ce qualificatif le jugeant excessif en droit et risquant de disqualifier aussi par ricochets les électeurs et électrices qui ne sont pas toutes et tous autant de fascistes et n’aspirent pas nécessairement à le devenir. Et lui préférant alors le terme « d’illibéralisme » avec ce que cela comporte d’appropriation de l’appareil d’état et de détournement de ses règles à son seul bénéfice ou à celui de ses affidés.
De son côté, Donald Trump a bien sûr surjoué la dimension victimaire en inversant le stigmate de ce qu’il présentait comme la caricature qui était faite de lui. Il put ainsi, sinon dans la même phrase au moins dans le même discours, affirmer à quelques minutes d’intervalle qu’il allait « organiser la plus grande déportation (sic) de l’histoire » puis se moquer des adversaires l’accusant d’être un nazi en martelant « je suis le contraire d’un nazi » (sic).
Les 4 années qui s’ouvrent pour les USA comme pour le monde, nous donneront l’occasion de voir où placer le curseur de l’action politique de Trump entre nationalisme, autoritarisme, illibéralisme, fascisme ou néo-fascisme …
Mais l’enjeu pour l’instant est de comprendre en quoi cette incapacité à nommer clairement ce qu’il représente a plus que probablement été l’un des principaux atouts de sa victoire électorale.
Fake News + fascisme = « Fakecism »
Puisque les mots existants semblent soit trop excessifs soit trop édulcorés, soit trop historiquement marqués, alors cherchons de nouveaux mots. Ce que Donald Trump est en train d’inventer peut-être qualifié de « Fakecism » **, néologisme que j’avance en agglomérant d’une part la dimension des « Fake News », expression qui est devenue son identité et sa signature discursive et linguistique la plus prégnante, et d’autre part le terme de « fascisme » qui est a minima l’horizon de déploiement d’une politique et d’une idéologie qui en comporte déjà un bon nombre de marqueurs.
** prononcé à l’anglaise [Feike Cizeum]. En français ça pourrait donner, entre fascisme et falsification, un truc genre « Fascisfication » mais ça sonne moins (enfin je trouve)
Promoteur des Fake News et autres post-vérités, allié objectif de néo-fascistes et autres suprémacistes, Donald Trump invente donc le « Fakecism », brutal mélange de mensonges au service d’un illibéralisme préparatoire aux effondrements, attentatoire aux libertés.
Dans la difficulté à définir la campagne de Trump, dans ce clair-obscur qui empêche de la nommer clairement et de manière univoque, le discours de Trump lui, est presque paradoxalement clair. Lui se joue (avec plus ou moins de finesse) de l’ensemble des codes rhétoriques qui sont ceux du fascisme (cf les travaux d’Eco résumés ci-dessus). Mais là encore, ceci n’apparaît pas suffisant à ses adversaires, détracteurs et même aux analystes pour le qualifier de « fasciste » et cela prête toujours le flanc à ce qu’il les moque en retour en martelant « je suis le contraire d’un nazi. »
L’autre manière d’aborder le problème est de s’interroger sur les raisons qui font que le discours de Trump circule avec autant d’efficacité dans autant d’espaces médiatiques qu’ils soient massifs ou intersticiels, qu’ils soient des relais d’opinion explicites ou des adversaires idéologiques affirmés. Et la raison en est assez simple : c’est parce que le discours de Trump peut se prévaloir d’une forme inédite (à cette échelle en tout cas) de « publicitarisation« .
La « publicitarisation » c’est une notion définie ainsi par Valérie Patrin-Leclère :
une adaptation de la forme, des contenus, ainsi que d’un ensemble de pratiques professionnelles médiatiques à la nécessité d’accueillir la publicité. Cette adaptation consiste en un aménagement destiné à réduire la rupture sémiotique entre contenu éditorial et contenu publicitaire – elle se traduit, par exemple, par l’augmentation des contenus éditoriaux relevant des catégories « société » et « consommation » ou par le déploiement de formats facilitant l’intégration publicitaire, comme la « téléréalité » – mais aussi en un ménagement éditorial des acteurs économiques susceptibles d’apporter des revenus publicitaires au média. C’est le cas quand un traitement éditorial favorable, ou a minima un traitement éditorial non défavorable, est réservé aux pourvoyeurs de revenus pour ne pas courir le risque d’être victime d’une mesure de réprimande qui se concrétiserait par l’absence d’achat d’espace publicitaire
La « publicitarisation » inédite dont Trump peut se prévaloir a bien sûr à voir avec la publicité mais elle a aussi beaucoup à voir avec l’adaptation de l’ensemble des espaces de discours (numériques principalement) à la réception et à la mise en valeur des fondamentaux discursifs qui mobilisent une sémantique ou une symbolique relevant du fascisme.
Ou pour le dire plus simplement : si le discours de Trump est à ce point efficace (y compris dans ses expressions les plus violentes, vulgaires ou abjectes) c’est parce qu’il se déploie dans des univers (de discours) déjà alignés avec ces modalités, déjà prêts à le recevoir et à le faire résonner. Des univers (de discours) fabriqués et « désignés » (au sens du « Design ») qui épousent déjà parfaitement l’ensemble de ses arguments et fonctionnent comme autant d’écrins d’une rhétorique fasciste assumée (rappelons les « déportations« , rappelons l’animalisation des étrangers qui « mangent des chats et des chiens« , etc.)
Et le premier des ces univers (de discours) c’est bien sûr celui que lui offre Musk avec X (ou dans un autre genre Fox News avec l’intégralité de son antenne), mais aussi l’ensemble des « influenceurs » nationalistes, suprémacistes, racistes, sexistes, homophobes qui de leur côté également bénéficient d’une surface d’exposition et d’une audience considérable et saturent les espaces médiatiques, soit en direct, soit en écho lorsqu’ils sont en permanence repris pour être en permanence commentés et dénoncés.
En d’autres termes, si le discours de Trump a pu si « facilement » gagner, c’est parce qu’il ne lui restait plus grand-chose d’autre à faire que « d’incarner » et d’être l’avatar dernier de ces radicalités discursives extrêmement polarisées et penchant à peu près toutes du même côté du spectre politique (puisque oui, internet, les réseaux sociaux et les algorithmes sont de droite et même pour beaucoup d’entre eux d’extrême-droite).
Là où Trump avait été la « victime » d’une déplateformisation qui avait vu son exclusion (temporaire) de Facebook, Instagram et Twitter, et après avoir de son côté créé son propre espace et son propre canal (baptisé « Truth Social » et cerné d’autres réseaux d’extrême-droite), le voilà en quelque sorte « super-plateformisé » par Elon Musk dans le cadre d’un média social, X, qui est le modèle archétypal réunissant l’ensemble des conditions de production, de propagation et de légitimation d’un discours sinon dès aujourd’hui fasciste, à tout le moins depuis quelques longs mois déjà très clairement « Fakeciste ».
Publié le 03.11.2024 à 18:38
Elon Trusk et Donald Mump. Des mythos et une mythologie.
C’est un couple à la fois classique et inclassable. Le roi et le bouffon, mais là où le roi est aussi un bouffon et où le bouffon se voit en roi. Le politique et l’entrepreneur mais où le politique est un ancien entrepreneur et où l’entrepreneur a un agenda politique. Le vieux sage et le jeune fou à ceci près le le vieux n’a rien de sage et qu’il n’est pas exclu que le jeune n’ait rien de fou. Bref.
Donald Trump et Elon Musk.
Elon Trusk et Donald Mump.
#CroisonsLes du remarquable GuillaumeTC sur X
Il y a cette échéance de l’élection dans quelques jours et tout le travail de sape, de dégradation et de déprédation qu’ils ont entrepris depuis tant de temps. Et aucun bon scénario à l’horizon puisque même en cas de victoire de Kamala Harris il est hélas peu probable que les lendemains électoraux soient sans heurts, d’autant que dans tous les cas l’après Trump est déjà préparé (avec notamment J.D. Vance son vice-président désigné). Le fascisme n’éclate pas en une journée ou en une élection. Il se prépare, se précise, s’organise, se construit, pas après pas (de l’oie).
Elon Musk, aka « le plus grand capitaliste de l’histoire de l’amérique » comme il est présenté quand il est annoncé aux meetings de Trump, Elon Musk occupe aujourd’hui la place qu’occupaient hier Cambridge Analytica, Peter Thiel et Steve Bannon. C’est à la fois et à lui seul un agent du chaos et un agenda du chaos.
Tout le travail de Musk est de « miner » l’ensemble du débat public à l’échelle mondiale (et non uniquement américaine) et d’agréger (via notamment sa loterie pour remettre un million de dollar chaque jour à un signataire d’une pétition de soutien à Trump et bien sûr via X) une base de donnée de profils qui sont déjà et seront encore davantage demain, en cas de nécessité, une opinion publique mobilisable à merci. « … Et avec un tel peuple vous pouvez faire ce que vous voulez. »
J’ai déjà beaucoup écrit autour de la politique des algorithmes (cf la rubrique idoine sur ce blog), ainsi que sur les raisons qui faisaient que l’écosystème numérique dans sa globalité (le web et l’ensemble des plateformes et de leurs algorithmes) penchait plutôt à droite et même très à droite. Je vous invite à relire aussi cet entretien avec Jen Schradie parue dans Libération dont je vous mets l’extrait qui résume le mieux l’ensemble des enjeux devant nous :
« J’ai étudié l’activisme en ligne d’une trentaine de groupes, de tous bords politiques, qui militaient à propos d’une question locale en Caroline du Nord, et j’ai découvert que les groupes les plus à droite étaient les plus actifs en ligne. Il y a trois raisons à cela : les différences sociales, le niveau d’organisation des groupes et l’idéologie. D’abord, les classes plus aisées sont plus présentes en ligne que les classes populaires. Elles disposent de meilleures organisations, plus accoutumées à la bureaucratie. Enfin, les conservateurs, comme les membres du Tea Party, ont un message plus simple et abordent moins de sujets que les groupes de gauche. Ils ont l’impression que les médias mainstream ne relaient pas assez leur parole, ce qui les incite d’autant plus à se doter de leurs propres instruments de communication. L’idéal de liberté se partage plus facilement sur les réseaux sociaux que celui d’égalité.«
J’ai aussi, il y a plusieurs années, posé l’hypothèse d’un durcissement de cette bascule très à droite et de la forte probabilité d’un néo-fascisme, trouvant beaucoup d’adhérences, de percolations, de prétextes et d’opportunités dans l’économie documentaire du web, et ce depuis la bascule d’un web des documents vers un web des profils.
A regarder le monde aujourd’hui, et par-delà le tempo de l’élection présidentielle américaine et ce qu’elle entraînera pour nous toutes et tous, on ne peut que constater que les agendas et les puissances médiatiques réactionnaires mais dominantes, convergent au service d’une même diversion ; diversion qui ne vise qu’à produire et à accélérer une situation de rupture et de bascule en faisant l’hypothèse que d’opportunistes figures autoritaires, marionnettes au service du capital, en émergeront comme autant de solutions désignées.
Depuis presque 20 ans que je fréquente la plateforme Twitter devenue X, et que j’analyse sa place et ses évolutions dans nos univers sociaux et politiques, et même si elle a subi un nombre incalculable de transformations et d’évolutions, notamment depuis son rachat par Elon Musk, une chose et une seule n’a jamais varié dans sa nature profonde, dans son ADN numérique, et c’est la dimension de la moquerie, de la raillerie, du sarcasme. De Dorsey à Musk, Twitter puis X fut toujours la plateforme de postures discursives conjuguant moquerie, raillerie et sarcasme, et sa forme courte (initialement 140 caractères) en fut une contrainte longtemps féconde. La cause également de tant d’approximations, de contre-vérités, et de mythos.
Mythos et mensonges dont Musk et Trump font rhétorique et qui résonnent à l’aune d’une figure mythologique que je vous présente … maintenant
Dans la mythologie grecque, il existe un dieu assez méconnu, répondant au nom de Momos (ou Momus). Le dieu de la raillerie, de la moquerie et de la critique sarcastique. Il est, selon les version, le fils de la nuit (Nyx) qu’elle aurait engendré seule, ou dans d’autres versions avec les ténèbres (Érèbe). Mais l’histoire de Momos fait écho à bien d’autres enjeux que l’on retrouve dans ce avec quoi Elon Musk et Donald Trump jouent actuellement pour orienter la campagne présidentielle américaine.
Momos ou la guerre contre l’étranger. A commencer par la possibilité de créer une guerre « de civilisation ».
« Il déconseille à Zeus (qui s’inquiète du nombre croissant des Hommes) de détruire l’Humanité, l’exhorte au contraire à favoriser les amours de Thétis et de Pélée, desquels naîtra Hélène… Ainsi, les hommes d’Europe feront la guerre aux hommes d’Asie et l’objectif de Zeus sera atteint. » Larousse, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine.
Pour autant qu’il soit possible de parler de proximité mythologique avec la politique contemporaine, on notera alors celle en miroir entre l’inquiétude de Zeus d’une humanité proliférante et les thèses « long-termistes » soutenues par Musk, et celle, tout à fait alignée cette fois, de la propre propension de Musk à enfanter autant qu’il lui est possible de le faire tel un Zeus de chez Wish.
Momos et la liberté d’expression. Dans « L’assemblée des Dieux », un texte de Lucien de Samosate, Momos apparaît comme le héraut de ce que l’on qualifierait aujourd’hui comme la défense de la liberté d’expression, puisqu’après s’être outrageusement et outrancièrement moqué des plus puissants des dieux et de leurs créations, Momos s’écrie :
Jouanno Corinne. Mômos bifrons. Étude sur la destinée littéraire du dieu du Sarcasme.
In: Revue des Études Grecques, tome 131, fascicule 2, Juillet-décembre 2018. pp. 521-551. DOI : https://doi.org/10.3406/reg.2018.8588«
Musk comme Trump se plaisent à défier en permanence les assemblées qu’ils désignent comme « les médias » ou « l’état profond » et usent souvent de ce renversement de point de vue consistant à faire passer leur naturel insupportable et hargneux comme une simple sincérité incomprise, et leurs mensonges et calomnies comme la défense de la liberté d’expression.
Momos et le sondage d’opinion. Momos est également celui qui va reprocher à Héphaïstos, après qu’il a créé un être humain, « de ne pas avoir façonné, sur sa poitrine, une fenêtre qui permettrait de connaître ses pensées les plus secrètes. » (Larousse, Dictionnaire de mythologie grecque et romaine) Cette fenêtre, cette base de donnée des opinions et des intentions, c’est littéralement ce que Musk s’est payé avec le rachat de Twitter. 44 milliards de dollars la fenêtre pour sonder les âmes d’un peu plus de 300 millions d’êtres humains.
Momos et le Wokisme Olympien. Tout comme Trump et Musk partis en croisade contre le virus Woke, l’ensemble des minorités de genre, les transexuels, et ainsi de suite, la « raillerie » de Momos le pousse souvent à stigmatiser les divinités thériomorphes (présentant les attributs d’une bête) :
Jouanno Corinne. Mômos bifrons. Étude sur la destinée littéraire du dieu du Sarcasme.
In: Revue des Études Grecques, tome 131, fascicule 2, Juillet-décembre 2018. pp. 521-551. DOI : https://doi.org/10.3406/reg.2018.8588«
Momos, la folie et les femmes. Pour clore ce portrait, Momos est souvent représenté « tenant à la main une marotte, symbole de la folie et il accompagne assez souvent Comus, le dieu de la bonne chère et du libertinage. » (source : Wikipedia) Là encore, difficile de ne pas voir l’analogie avec le personnage d’un Trump / Comus surjouant l’amour de la barbaque et du McDonald, englué dans de sordides affaires de prestations sexuelles plus ou moins contraintes et tarifées dont au moins une avec une ancienne star du porno, et promettant aux femmes de les protéger « y compris si elles ne le veulent pas » après s’être précédemment vanté de les « attraper par la chatte. » (sic)
Momos et la fin de l’histoire. Après avoir raillé l’ensemble des dieux Momos fut chassé et « s’installa chez le seul dieu capable de le comprendre : Dionysos. » (Wikipédia). Une mythologie à rebours. Trump est – d’une certaine manière seulement – le Dionysos de Musk, un Dionysos réduit à sa dimension de dieu de la fureur et de la subversion. Leur histoire commence là où s’achève celle de Momos et de Dionysos. Et nul n’en connaît aujourd’hui la suite.
Mais avant d’être « le plus grand capitaliste de l’histoire de l’amérique », ou peut-être précisément parce qu’il est le plus grand capitaliste de cette histoire de l’amérique, Elon (Mo)Musk est cette incarnation presque parfaite de la puissance délétère de Momos. Et de cette mythologie nous avons aussi certainement beaucoup à apprendre, à deux journées d’une élection qui quel que soit son résultat, fera toujours date pour les uns et toujours doute pour les autres.