Le blog de Michel Goya
Michel Goya est un auteur spécialisé dans l'histoire militaire et l'analyse des conflitsPublié le 04.09.2025 à 14:04
Bouclier de l'honneur
Ainsi donc, une force de combat aéroterrestre alliée
déployée en Ukraine pourrait dissuader la Russie d’envahir le pays. Quelle
excellente idée ! Dans ce cas, pourquoi ne pas avoir engagé cette force fin
2021, alors que l’armée russe était rassemblée aux frontières de l’Ukraine et
que Vladimir Poutine menaçait ? Le même Vladimir Poutine avait déjà utilisé son
armée contre la Géorgie en 2008, puis contre l’Ukraine en février 2014 en
Crimée, puis en août de la même année et en février 2015 dans le Donbass. Cela
faisait déjà beaucoup pour un seul chef d’État, sans doute un record depuis
1945. On pouvait se douter qu’il pourrait être tenté de continuer, d’autant
plus que toutes les offensives précédentes avaient été des succès. Qui plus
est, ces coups s’inscrivaient dans la vieille pratique soviétique, au moins
depuis 1939, du « piéton imprudent », c’est-à-dire d’attaques par surprise sur
un espace-temps limité, laissant le monde autour de la cible paralysé par le
fait accompli. Rien de nouveau sous le soleil donc, sauf pour des gouvernements
à la mémoire - et désormais la durée de vie - de poissons rouges.
On avait en effet oublié que ces coups ne
réussissaient pas toujours comme prévu et que l’on pouvait aussi les contrer
sans pour autant franchir le seuil de cette guerre ouverte et à grande échelle
dont personne ne veut. Il est d’abord arrivé que la cible résiste beaucoup plus
que prévu, comme en Finlande en 1939 ou en Afghanistan après 1980, et que l’on
ait même le temps de l’aider, y compris humainement avec des troupes de
volontaires individuels, des soldats fantômes ou des mercenaires façon Tigres
volants dans un autre contexte, mais aussi on y reviendra, avec des troupes
régulières. D’une manière générale, et pour revenir à notre époque, notons
juste que l’aide fournie par les pays occidentaux à l’Ukraine à partir de 2022
est à ce jour l’une des moins imaginatives et des moins risquées de toute
l’histoire mondiale des aides.
Ces coups soviéto-russes n’ont pas toujours été
violents ; en fait, ils ne l’étaient jamais à notre égard (j’inclus encore les
États-Unis dans ce « nous »), car Moscou a toujours autant peur que nous d’une
escalade vers un affrontement ouvert et généralisé, surtout depuis que celui-ci
peut approcher d’un échange nucléaire. Il a été possible de les contrer, de manière
tout aussi peu violente, comme avec le pont aérien à la suite du blocus de
Berlin en 1949, ou inversement avec le blocus de l’île de Cuba en 1962, après
la découverte des sites de lancement de missiles soviétiques, accompagné de
quelques menaces de frappes conventionnelles et d’une mise en alerte nucléaire.
Ce n’était pas sans risques et donc aussi sans pertes sur la durée - 70 soldats
britanniques et américains tués par accidents lors du blocus de Berlin - mais
dans les deux cas, les Soviétiques ont cédé.
Bref, dans ce jeu de poker où l’on doit faire céder
l’autre sans jamais étaler ses cartes sur le champ de bataille meurtrier, il
est possible de contrer les coups du camp adverse sans franchir le seuil de la
guerre ouverte et à grande échelle.
Autres exemples de contres, à commencer par un
soviétique cette fois. Pour faire race à la supériorité aérienne américaine
contre leurs amis, les Soviétiques n’ont jamais hésité à utiliser des unités
masquées simplement sous les couleurs locales — escadrilles de chasse en Corée
ou bataillons de défense aérienne sol-air au Nord-Vietnam — sans que cela
déclenche quoi que ce soit avec les États-Unis, trop heureux de fermer le yeux.
En mars 1970, c’est en pleine guerre d’usure entre Israël
et l’Égypte que les Soviétiques interviennent. Les Israéliens sont alors en
pleine campagne aérienne dans la profondeur de l’Égypte. Les Soviétiques la
contrent en déployant, en un mois — opération Caucase — trois divisions de
défense sol-air et deux régiments de chasseurs Mig-21 le long du Nil. Tout est
peint aux couleurs égyptiennes, mais personne n’est dupe, surtout pas les
Israéliens qui comprennent le message et renoncent à leurs attaques dans la
région du Nil.
Avant de cesser leurs raids en profondeur, les
Israéliens font passer à leur tour un message aux Soviétiques en expliquant que
leurs unités de défense aérienne qui dépasseraient une ligne de 50 km à l’ouest
du canal de Suez seraient attaquées (au passage, voilà comme pour le Nil une
vraie ligne rouge, avec une limite et des conséquences claires). Les
Soviétiques tentent quand même le coup avec une nouvelle manœuvre de
déploiement rapide, assez magistrale avec l’aide des Égyptiens, le long du
canal. Les Israéliens attaquent donc et c’est le début d’une guerre
soviéto/égypto-israélienne, mais ce qui est intéressant, c’est qu’il s’agit en
fait d’une micro-guerre ou d’une guerre très contenue, car aucun des deux côtés
ne veut aller trop loin, avec en arrière-plan les États-Unis qui pèsent aussi
très fort dans ce sens. On s’accroche donc discrètement pendant les mois de
juin et juillet 1970. Les Israéliens lancent des raids au sol et surtout depuis
les airs contre les positions des Soviétiques et Egyptiens, et ceux-ci les
contrent et les chassent. Plusieurs avions sont abattus de part et d’autre.
Cela aboutit, le 30 juillet, au plus grand combat
aérien du Moyen-Orient avec 30 avions engagés et à une défaite nette des
Soviétiques, qui perdent cinq Mig-21 abattus et un endommagé, avec deux pilotes
tués, contre un Mirage III endommagé. Les Soviétiques ne fléchissent pas pour
autant et renforcent même leur dispositif. Les Israéliens cèdent, sous la
fausse promesse soviétique de retirer leur dispositif du canal, et les combats
s’arrêtent.
Autres exemples de zones d’interdiction imposées en
pleine guerre : les opérations françaises Manta et Épervier au Tchad. En août 1983, le gouvernement tchadien fait face à la
rébellion du Gouvernement d’union nationale de transition (GUNT) et, surtout, à
la Libye, qui s’était emparée de la bande d’Aouzou en 1976 et dont les forces
ont pris Faya-Largeau, menaçant la capitale. Pour la quatrième fois après avoir
été chassée, la France répond à la demande d’aide de N’Djamena et déploie en
quelques jours une force de dissuasion (on ne parle pas alors de « réassurance
») terrestre au centre du pays : une brigade, soit approximativement ce que la
France est toujours capable de déployer, et, face au ciel, un puissant escadron
de chasse à N’Djamena et à Bangui, ainsi qu’un groupe aéronaval au large des
côtes libyennes. Les 15e puis 16e parallèles sont
déclarées lignes rouges, sur terre comme dans le ciel.
C’est une prise de risques : le dispositif est testé
par le GUNT, et il y a des pertes – deux pilotes dans leur avion Jaguar pendant
ou après un combat, neuf parachutistes dans un accident – mais, au bout du
compte, cette première opération, Manta, réussit, puisque
l’ennemi du gouvernement tchadien et l’adversaire de la France est dissuadé.
Cette réussite est toutefois provisoire, car les
promesses du colonel Kadhafi en échange du départ français ne sont pas tenues.
Après un bombardement aérien sur N’Djamena, une nouvelle opération de
dissuasion, Épervier, est lancée en février 1986, centrée
uniquement sur la dissuasion aérienne, avec à nouveau un puissant escadron de
chasse et, cette fois, un dispositif anti-aérien au sol. Une nouvelle fois, il
y a des tensions et même des combats, avec des raids français sur les bases
libyennes et la destruction d’un bombardier léger TU-22 par une batterie de
missiles Hawk en septembre 1987, mais l’opération est à nouveau un succès,
facilitant la victoire au sol de l’armée nationale tchadienne.
On pourra rétorquer que ce n’était que la Libye, par
la puissante Russie et ses alertes nucléaires tous les deux jours, et que l’on
ne risquait pas grand-chose. C’est un jugement rétrospectif. Si l’on anticipait
effectivement une victoire en cas d’affrontement à grande échelle, on
anticipait aussi qu’elle serait meurtrière pour nous. Par ailleurs, la Libye
n’a pas hésité à nous attaquer autrement : on ne parlait pas à l’époque de «
guerre hybride » (et c’est heureux) mais elle soutenait par exemple les
indépendantistes en Nouvelle-Calédonie ou organisait des attentats terroristes,
comme la destruction du vol UTA en septembre 1989, tuant 170 personnes, dont 54
Français. Tous ces risques étaient connus et ont été pris en connaissance de
cause par le président de la République. Au bout du compte, cela a réussi bien
plus que dans les autres endroits où nous avons été faibles, comme au Liban.
En résumé, avec un peu de courage politique et
quelques moyens à la fois rapides et puissants, on peut agir dans la zone des
affrontements sous le seuil de la guerre, jusqu’à même atteindre éventuellement
et résister à celui de la micro-guerre. La France a montré qu’elle pouvait
avoir ce courage et ces moyens, facilités, et ce n’est pas un hasard, par les
pouvoirs donnés par les institutions de la Ve République au
président de la République – mais qui d’autre ? Le club est très fermé dans les
pays européens.
Tout cela pour dire que l’on pouvait, et que l’on
peut toujours, réaliser des opérations militaires pour obtenir des effets
stratégiques en lien avec la Russie et contre la Russie, sans pour autant
déclencher une guerre ouverte et générale, ce que personne ne souhaite, y
compris les Russes.
On parle donc beaucoup de cette force de réassurance
– pour ne pas dire dissuasion d’une invasion future – européenne en Ukraine, en
la conditionnant toutefois à un arrêt des combats et, pour beaucoup, à un
soutien et un appui américain. Soyons clairs : cette idée représente déjà un
immense progrès par rapport à la pusillanimité générale d’il y a peu, mais elle
a peu de chances de se réaliser à court terme, pour la raison simple qu’elle
est incompatible avec l’idée même d’arrêt des combats. Dans la vision russe, il
n’était pas nécessaire de mener la guerre en Ukraine pour, entre autres,
l’empêcher d’entrer dans l’OTAN, si c’est pour voir des brigades de pays de
l’OTAN venir la protéger. À moins d’y parvenir par les armes ukrainiennes – à
condition qu’elles soient plus nombreuses – et/ou peut-être, mais j’ai des
doutes, par une pression économique maximale, on ne voit pas comment les Russes
accepteraient de cesser le combat, ne serait-ce qu’en maintenant des
accrochages sur la ligne de front, histoire d’affoler les plus tendres des Occidentaux.
À ce stade, si on veut vraiment déployer cette
fameuse force, dont la pointe de combat serait, comme d’habitude, limitée à
quelques contingents français prêts à prendre des risques – français,
britanniques, baltes et scandinaves – on ne voit donc pas d’autre solution que
de la déployer en périphérie de l’Ukraine, en Pologne ou en Roumanie, avec des
règles d’engagement et des procédures claires en cas, non pas d’agression, mais
de menace d’agression, pour y pénétrer et vraiment dissuader. Cela posera
encore beaucoup de problèmes, dont celui de l’acceptation des pays d’accueil,
mais c’est pour l’instant, je crois – et je l’ai dit depuis longtemps – la
seule option crédible.
À défaut, il est quand même possible de faire des
choses depuis les Tigres volants jusqu’à l’équivalent des opérations Caucase ou Épervier. C’est le sens de l’initiative SkyShield – « bouclier du ciel » en bon français – qui consisterait à interdire le
ciel à tout objet volant hostile au-delà d’une certaine limite claire, sans
doute le Dniepr, à la manière des Soviétiques interdisant le ciel du Nil aux
Israéliens en 1970.
Comment ? Avec des batteries de tir anti-drones dans
l’ouest de l’Ukraine — une excellente manière, au passage, d’apprendre à
contrer cette menace qui nous concernera forcément un jour — et des batteries
de tir ainsi que des patrouilles de chasse depuis les bases périphériques de
l’Ukraine.
Y a-t-il des risques ? Oui, bien sûr. Sinon, il y a
longtemps que l’on l’aurait fait. Il y aura des ratés, des accidents, peut-être
des accrochages, mais au bout du compte, ils resteront limités puisqu’il est
très probable que l’on n’affronte, de toute façon, que des machines. Je pense
qu’il y a en fait sans doute moins de risques que dans les exemples cités plus
haut, et pas plus que lorsque l’on interceptait récemment les projectiles
iraniens en direction des villes israéliennes.
Est-ce que ce sera utile ? Oui, bien sûr. Cela
soulagera une partie des souffrances de la population et permettra à la défense
aérienne ukrainienne de réduire et de densifier son périmètre de protection.
Les Russes vont-ils hurler ? Oui, bien sûr. On
connaît déjà les mots d’ordre transmis à leurs relais trompettes : la peur de
l’escalade vers la guerre, voire la troisième guerre mondiale, forcément nucléaire.
Ce discours, supposément pacifiste, sera enrobé de considérations sur la
politique intérieure, le complot mondial — on ne peut plus dire « américain »
maintenant que les complotistes sont trumpistes — le pseudo-réalisme, etc. Ils
ne manqueront pas de se déchaîner en commentaires ici ou sur les différents
réseaux sociaux. Ce discours est en plastique, bien sûr, mais il a réussi à
nous inhiber en partie et nous rendre au bout du compte plus lâche que nous
étions il y a quelques années.
En résumé, si l’on veut aider l’Ukraine tout de
suite et pas seulement attendre un arrêt des combats — et peut-être justement
pour contribuer à cet arrêt en exerçant une pression sur les Russes — le moyen
le plus simple et rapide reste l’opération SkyShield. On montrera au moins que
les Européens ne se contentent pas de regarder passer les événements du monde,
comme les vaches regardent passer les trains.
Publié le 26.08.2025 à 19:08
Le pouvoir égalisateur des flamants roses
L’annonce récente par le président Zelensky de la
mise en service et en production d’un missile de croisière, baptisé Flamingo
(Flamant rose), capable de porter une tonne d’explosif à 3 000 kilomètres avec
une précision de 14 mètres (une chance sur deux de tomber dans un cercle de 14
mètres de rayon), représente donc une rupture dans ce schéma. Plus exactement,
il s’agira d’une rupture techno-militaire si les performances annoncées sont
exactes, s’il parvient à franchir les défenses à plus de 50 % et surtout si
l’objectif de production de plus de 200 par mois est atteint.
Innover, c’est parfois simplifier. Avec son turboréacteur à double flux, son propulseur de décollage et ses ailes fixes, le Flamingo semble un retour aux projets de missiles de croisière des années 1950-1960 comme les Matador, Regulus ou Mace américains mais en matériaux composites légers. Certains évoquent l'emploi d'un moteur ex soviétique à la fiabilité éprouvée et relativement abondant comme l' Ivchenko AI-25TL des avions d’entraînement L-39. Cela donne aussi un engin avec un assez bon compromis de vitesse (950 km/h) et de furtivité avec un vol de croisière à 5 000 mètres, au-delà des capacités de la plupart des systèmes antiaériens de courte portée.
Associé à un système de guidage regroupant toutes les capacités modernes dont un système IA de reconnaissance terminale, ces vieux designs s’avèrent d’un seul coup d’un excellent rapport coût/efficacité, et c’est bien cet excellent rapport coût/efficacité, plus que les performances intrinsèques de l'engin, qui peut changer le cours de la guerre.
Pour le prix d’un seul missile américain Tomahawk
Block IV ou V, on peut en effet peut-être avoir cinq Flamingo soit douze fois plus de
charge explosive, lancés mille kilomètres plus loin avec une précision moindre
mais très suffisante. Avec une production de 200 unités par mois – soit plus
que celle cumulée de tous les missiles balistiques et de croisière par la
Russie – et peut-être plus encore si les alliés européens y contribuent, le
saut dans la capacité de frappe ukrainienne en profondeur peut être aussi important
que celui des Russes à courte portée avec leurs milliers de bombes planantes.
La force de frappe ukrainienne est déjà conséquente
jusqu’à 500 km environ, avec les engins ukrainiens comme le R-360 Neptune
modifié ou le balistique HRIM-2, ou encore les engins air-sol ou sol-sol
fournis par les Alliés lorsque ceux-ci autorisent leur emploi. Au-delà, les
Ukrainiens doivent compter sur leurs drones transformés en quasi-missiles de
croisière. C’était efficace, mais limité par la capacité d’emport de charge de
ces drones, très inférieure à celle d’un missile ou d’un chasseur-bombardier.
Presque aussi important que le FP-5 Flamingo, la société ukrainienne Fire Point, sans doute associé au britannique-émirati Milanion, a déjà mis au point, au printemps 2025, le drone FP-1, capable de porter une
charge de 60 à 120 kg à 1 600 km pour un coût réduit et une capacité de
production annoncée à 3 000 par mois. Avec en plus 200 Flamingo, on
obtiendrait, avec ces deux seules munitions, toutes les deux semaines, une
capacité de frappe dans la profondeur équivalente en charge au plus petit
modèle de bombe atomique américaine B-61 (mod 12 à 0,3 kt), mais plus
efficiente car précise et dispersée.
Actuellement, la campagne ukrainienne de frappes en
profondeur fait déjà mal depuis 2022. Elle pénalise l’économie, en frappant en
particulier les raffineries, et freine la machine de guerre russe, mais elle
n’est pas décisive pour autant, au sens où elle ne change pas fondamentalement
le rapport de forces général. Avec cette nouvelle force de frappes, encore une
fois si elle tient ses promesses, l’Ukraine – un pays dont le budget de Défense
représentait 10 % de celui de la France en 2021 – sera capable de ravager
véritablement toute l’infrastructure stratégique d’un pays aussi vaste que la
Russie. Les conséquences peuvent être considérables si la Russie ne parvient
pas à trouver la parade.
On l’oublie souvent dans les anticipations où l’on
se contente de prolonger les tendances, mais en temps de guerre l’ennemi a
aussi le droit de s’adapter et de ne pas rester inactif face à une menace qui
peut lui faire perdre la guerre. Défensivement, les Russes réorganiseront donc
forcément leur défense aérienne et tenteront de durcir, camoufler ou déplacer
les sites-cibles. Offensivement, ils s’efforceront aussi de frapper les centres
de production ukrainiens de drones et de missiles, et feront appel à tout
l’arsenal de propagande interne pour dénoncer les « attaques terroristes » de
ces méchants Ukrainiens et de leurs alliés belliqueux qui veulent continuer la
guerre. Il n’est pas du tout certain que cela soit suffisant pour empêcher de
prendre des coups très sévères. On reparlera alors du nucléaire.
Il faut bien comprendre qu’une telle campagne
efficace de frappes en profondeur serait une première pour la Russie. Par le
volume d’explosif projetable, la force de frappe ukrainienne est sans doute
inférieure à celle de la Luftwaffe engagée en Union soviétique de 1941 à 1944,
mais elle la dépasse largement en portée et en précision. Surtout, la majeure
partie de l’infrastructure stratégique soviétique était hors de portée des
bombardiers moyens allemands, alors que celle de la Russie actuelle est à 70 %
dans l’enveloppe de tir des Flamingo. L’aviation allemande n’a pas pu avoir
d’effets décisifs, les drones et missiles ukrainiens peuvent en avoir et donc
enclencher le processus de réflexion sur l’emploi éventuel du nucléaire.
Dans l’absolu, une telle campagne conventionnelle de
frappes en profondeur de grande ampleur pourrait effectivement justifier
l’emploi de l’arme nucléaire en premier par la Russie, à condition de « menacer
l’existence de l’État », une notion guère différente dans le fond de celle des
intérêts vitaux. Peut-on considérer que la destruction d’une grande partie de
l’infrastructure énergétique, de complexes de production militaires, de bases
aériennes, de centres de commandement, etc., constitue une menace contre
l’existence de l’État ? Peut-être. Cela serait plus évident si cette attaque
venait d’un coup, par surprise, et provoquait un grand choc, mais il n’y aura
pas une seule grande attaque de Flamants roses, mais plein de petits coups dont
aucun ne saurait justifier en soi une riposte nucléaire, et on peut rester
ainsi, à la manière de la grenouille ébouillantée progressivement, sans pouvoir
réagir. L’emploi de l’arme nucléaire, probablement à des fins de désescalade,
sera cependant sans aucun doute envisagé et en tout cas suggéré publiquement
afin d’effrayer l’ennemi et ses alliés. Le problème est que cela effraiera en
fait tout le monde, sauf peut-être la Corée du Nord, y compris des alliés
puissants comme la Chine ou des quasi-alliés désormais comme les États-Unis.
Cela vaudrait-il le coup de se mettre au ban des nations ? Ce n’est pas sûr du
tout, mais on n’en sait rien.
Tout cela veut dire aussi qu’un pays au 50e
rang mondial des PIB en 2021 (29e en parité de pouvoir d’achat) aura été
capable de se doter d’une force de frappe en profondeur conventionnelle capable
de menacer très sérieusement un pays comme la Russie. Cela ne vaut pas une
force nucléaire en termes de dissuasion, mais ce n’est finalement pas très
éloigné.
De fait, cela fait au moins depuis les années 1980
qu’un certain nombre d’États y songent. Très peu de pays peuvent en réalité se
payer le luxe d’une force aérienne capable de mener une campagne de frappes à
grande échelle et sur la durée face à une défense solide. L’apparition du Scud,
plus exactement le R-11 Scud A dérivé du V-2 allemand, en 1957 et sa diffusion
par les Soviétiques, a marqué une première révolution. Constatant
définitivement, en 1982, l’impuissance de ses forces au sol et en l’air face à Israël,
la Syrie, soutenue par l’URSS, a mis en place un nouveau modèle à base de
lignes fortifiées armées conventionnellement et de commandos (le bouclier), et
d’une force de frappe de missiles Scud et dérivés (l’épée), un modèle bientôt
suivi par d’autres pays de la région comme l’Irak et l’Iran, alors en guerre
entre eux puis directement menacés par les États-Unis. Cela n’a pas été
suffisant à l’Irak pour arrêter les Américains et leurs alliés en 1990-1991,
mais cela a justifié pour tous ceux qui pouvaient se sentir menacés d’aller
encore plus loin cette fois, même en étant dotés de l’arme nucléaire. Le
nucléaire dissuade du nucléaire, mais pas forcément d’une puissance
aéroterrestre comme celle des Américains en 1991. C’est à ce moment-là que la
Russie, en crise et qui se voyait totalement dépassée conventionnellement, a
songé à se doter d’une puissante force de frappe de missiles conventionnels
afin notamment de ne pas forcément avoir à passer tout de suite au nucléaire en
cas d’attaque américaine, que personne n’envisageait par ailleurs. Dans
l’offensive, cette force de missiles pouvait servir également comme artillerie
lointaine capable de paralyser un pays attaqué (préventivement bien sûr).
Cette force de frappe de missiles
balistiques-croisière était encore trop sophistiquée pour être massive et donc
décisive en Ukraine. Même renforcée d’expédients comme les missiles antinavires
ou antiaériens détournés de leur mission initiale, puis complétée par des
flottes de drones Shahed-136, cette force de frappe n’a pas été décisive.
On n’a jamais réussi à obtenir jusqu’à présent, par
les seuls missiles et drones, la combinaison de masse, puissance et précision
d’une force aérienne comme celles des États-Unis ou d’Israël, approvisionnée
par les États-Unis. Cela sera peut-être donc le cas avec les FP-1 et les
Flamants roses. Rien qui suffise en soi à faire plier qui que ce soit – parmi
d’autres cas, les Américains ont lancé 300 000 tonnes d’explosif (20 Hiroshima)
sur la Corée du Nord de 1950 à 1953 sans obtenir d’effondrement – mais cela
peut largement contribuer à un affaiblissement général dont les effets se
feront mécaniquement sentir sur le front, alors que les événements du front
auront également des effets sur l’arrière. C’est ainsi, par résonance arrière
et avant, que finissent par survenir les ruptures politiques, depuis la simple
acceptation de la paix jusqu’à la révolution de palais.
En admettant que la guerre en Ukraine s’arrête
bientôt, rien n’empêchera ensuite l’Ukraine de produire en série et même
d’exporter ses Flamingo, et de se constituer une force de seconde frappe
(c’est-à-dire résistante à une attaque préventive) capable de projeter
plusieurs milliers de tonnes d’explosifs avec précision à plusieurs milliers de
kilomètres, soit tous les avantages dissuasifs d’une mini-force nucléaire sans
ses inconvénients psychologiques et politiques. On peut imaginer que d’autres
pays directement menacés, comme les pays baltes, seront séduits aussi par cette
perspective d’obtenir une vraie garantie de sécurité, non pas simplement par un
bouclier défensif national et allié, mais aussi par la possibilité inédite pour
eux de porter des coups chez l’ennemi. Ce serait évidemment, à l’inverse, une
garantie d’insécurité pour les Russes et un immense stress dans cet État qui se
paie le luxe d’être paranoïaque face à des petits pays alors qu’il est parmi
les plus puissants au monde. Il faut donc s’attendre à une longue litanie de
rodomontades télévisuelles, de tweets grossiers de Dmitri Medvedev et de
menaces poutiniennes. Tant pis, c’est en faisant peur à la Russie que l’on aura
la paix, pas en cédant à ses « calmez-moi ou je fais un malheur ».
On peut aussi imaginer que cette démocratisation du missile de croisière finira par nous concerner un jour et qu’il faut peut-être y penser. Cela fera mal aux gardiens du temple nucléaire, mais il faudra réfléchir à une défense aérienne antimissiles dense et/ou à disposer aussi, en retour, d’une capacité de frappe conventionnelle massive, au-delà de nos quelques raids de Rafale, capable de riposter à des attaques de même nature. Pour être juste, on y pense réellement, mais les choses sont toujours au rythme bureaucratique et fauché. Il est probable que, comme d’habitude, on accélèrera après avoir reçu sur la tête des cousins des Flamants roses.
Publié le 20.08.2025 à 14:02
Poor bloody infantry
On peut bombarder ou saboter tout ce que l’on veut,
mais ce qui compte presque toujours à la fin, c’est de savoir où sont les
petits drapeaux sur la carte – et on le voit bien encore dans les négociations
en cours sur le conflit ukrainien. Et les hommes qui plantent et défendent ces
drapeaux, ce sont les combattants directs ou rapprochés, les hommes et les
femmes au ras du sol qui ouvrent le feu directement sur l’ennemi, prennent le
terrain où il se trouve ou, au contraire, le défendent face à lui. J’aurais
tendance à mettre toutes ces unités de combat, aux configurations humaines et
matérielles très variées, dans une même structure générale, mais l’usage
historique a conservé partout la distinction entre cavalerie/chars de
bataille/tanks et infanterie. Utilisons-la donc.
L’infanterie, c’est l’arme stratégique par
excellence, puisque c’est fondamentalement elle qui tient le terrain et les
drapeaux. Mais c’est aussi la « poor bloody infantry » dont parlent les
Britanniques, souvent dédaignée en temps de paix, ne serait-ce que parce que
ses programmes d’équipement et d’armement ne sont pas assez chers ou « sexy ».
Faut-il rappeler qu’il nous aura fallu quatorze ans pour changer notre fusil
d’assaut réglementaire alors que nos soldats étaient engagés en Afghanistan
puis au Sahel ? Et puis, le contenu moins technique de l’infanterie par rapport
aux autres armes ne nécessite apparemment pas un niveau d’études très élevé.
C’est un peu « l’armée d’en bas ».
Ces fantassins sont aussi ceux qui paient le plus
lourd tribut – environ 70 % des tués dans les conflits industriels modernes –
tout en menant la vie la plus ingrate et la plus difficile sur le front.
J’insiste sur ce dernier aspect. Fondamentalement, l’idée assez abstraite de
mourir (au moins jusqu’à la vision du premier copain mort) fait moins peur que
la perspective très concrète de souffrir dans son quotidien pénible, ou d’être
blessé/mutilé/traumatisé pour tout le reste de sa vie. Or, tout cela se trouve
surtout sur la première ligne, à proximité ou dans la « zone de mort ».
Le courage qui y est demandé aux fantassins est
d’abord un courage stoïcien, de résistance aux choses – depuis les rats
jusqu’aux obus, en passant par les mines et maintenant les drones – beaucoup
plus qu’un courage homérique de duellistes, comme les pilotes de chasse par
exemple, engagés dans d’acrobatiques (et en réalité très rares) dogfights. La
vie de fantassin, c’est beaucoup d’ennui, entrecoupé de moments de peur
intense, parfois – et parfois seulement – en face de soldats ennemis que l’on
distingue à peu près. Difficile aussi d’être « reconnu » quand on mène ce
combat collectif, caché, anonyme et ingrat. C’est tout le problème que l’on
rencontre dans l’attribution des citations, censées récompenser le courage au
combat – et cela, c’est en interne. La société elle-même est incapable de citer
le nom de soldats français courageux, sauf quand ils meurent.
L’infanterie s’use beaucoup plus vite que les autres
armes au combat, et pour peu que le conflit dure, son renouvellement devient là
aussi une question stratégique, d’autant plus que l’armée augmente généralement
en volume et doit fournir des effectifs partout, en particulier dans les
spécialités nouvelles. Depuis plus de cent ans, pratiquement toutes les grandes
armées engagées dans une guerre de haute intensité et de longue durée ont dû
faire face à une « crise de l’infanterie » et terminer le conflit avec
insuffisamment de fantassins. L’infanterie française est ainsi passée de plus
de 65 % du total des effectifs de l’armée de Terre en 1914 à moins de 40 % en
1918, avec des effectifs réels dans les compagnies correspondant à environ la
moitié de ceux de 1914. C’est d’autant plus difficile que la vie (et donc
souvent la mort) de fantassin n’est pas attrayante et que les volontaires à
servir, qui ont souvent le choix de leur spécialité, la choisissent bien moins
souvent que les autres. On en arrive ainsi régulièrement à être obligé de
convertir des unités d’artillerie, du train ou autres en unités d’infanterie,
mais presque jamais l’inverse.
L’infanterie ukrainienne a connu une évolution tout
à fait classique : très importante au début de la guerre, en comptant l’active
et les réservistes – notamment territoriaux –, elle représente une part de plus
en plus réduite au fur et à mesure que l’armée doublait de volume. Sa crise de
l’infanterie est son problème stratégique numéro un, certains évoquant un
manque énorme de 80 000 fantassins. Il ne faut pas chercher beaucoup plus loin
la difficulté des Ukrainiens à contenir complètement la pression russe.
Car la situation serait beaucoup plus simple si
l’ennemi avait connu également cette crise. Or l’armée russe a rompu cette
tendance historique et c’est sans doute son principal succès dans la manœuvre
d’évolution des forces, ce que l’on appelle aussi la stratégie organique.
L’armée russe commence la guerre en 2022 avec une infanterie très faible. Ses
meilleures troupes – troupes d’assaut aéroportées (VDV) ou infanterie de
marine, avec des unités réduites en volume pour pouvoir être aérotransportées
ou débarquées – ne font pas partie de l’armée de Terre, qui mise surtout sur
l’artillerie et la mécanisation. La force russe qui envahit l’Ukraine en 2022
doit être l’armée de l’histoire qui avait le plus de tonnes d’acier pour le
nombre d’hommes qu’elle transportait. Cela s’est avéré inadapté dès qu’il a
fallu s’attaquer à du « dur » – villes, forêts, fortifications de campagne –
tenu par une infanterie ukrainienne plus nombreuse. Le rapport de forces de
l’infanterie – le RAPINF, pour faire technique – était alors en faveur des
Ukrainiens.
Et puis ce RAPINF a commencé à s’inverser à partir
de la fin de 2022, avec d’abord un classique : la mobilisation forcée comme
palliatif d’urgence, puis une innovation majeure : payer très cher les
volontaires pour rejoindre l’infanterie.
Depuis toujours, l’argument majeur pour attirer des
volontaires dans des régiments d’infanterie est la transformation sociale. On
propose à un « nobody » de devenir un « marine/marsouin », un « légionnaire »,
un « para », etc., avec un bel uniforme pour frimer en ville (à condition que
les militaires puissent se balader en tenue et donner leur nom), mais aussi une
considération interne, puisque très vite on peut devenir quelqu’un que l’on
vouvoie et que l’on salue, ainsi qu’un jeu de récompenses, brevets et médailles
qui permettent de se construire une super-personnalité sur son uniforme –
lequel, du coup, n’est pas du tout uniforme. En échange, il faut faire honneur
à la tenue que l’on porte et au drapeau que l’on salue. Tout ce processus est
vieux comme les régiments professionnels et il fonctionne. On s’engage
massivement dans le Corps des marines pendant la Seconde Guerre mondiale alors
que l’on sait pertinemment que ce sera plus dur qu’ailleurs. Encore faut-il que
cette communauté existe et soit connue de la société. Encore faut-il aussi que
cela impressionne encore cette société, et bien d’autres choses aussi dont on
reparlera plus tard.
L’armée russe – dont on rappellera qu’elle découvre
seulement depuis une quinzaine d’années ce qu’est une armée professionnelle –
fonctionne aussi sur le principe de la transformation sociale, avec ses
procédés classiques, y compris la rédemption des prisonniers, mais aussi – et
c’est nouveau – en faisant du fantassin un homme riche, à condition de
survivre, bien sûr. Un fantassin russe gagne environ quatre fois le revenu
moyen, sans compter primes et indemnités. On transforme non seulement un
inconnu en héros, mais aussi un pauvre en membre de la classe moyenne. Cela a
évidemment un coût faramineux pour la Russie, mais compensé par le fait – et
c’est nouveau – que le rapport Capital-Travail redevient plus favorable à ce
dernier, ne serait-ce que parce qu’on est désormais incapable de créer de
nouveaux équipements majeurs durant une guerre et de les produire en grande
série. On pourra, et c’est mon cas, trouver cela assez logique si on peut le
faire : si les fantassins sont si importants et si leur métier est aussi
dangereux, alors il faut les payer en conséquence. On verra ensuite, après la
guerre, les effets que provoquera dans la société la démobilisation soudaine de
cette classe de mercenaires. Peut-être d’ailleurs n’y aura-t-il pas justement
de démobilisation, pour éviter cette inconnue.
Au bout du compte – et il faut en mesurer le
caractère inédit –, la Russie parvient à avoir chaque mois 30 à 40 000
volontaires pour aller combattre dans une guerre terrible et, par ailleurs, pas
du tout existentielle pour le pays, et la plupart d’entre eux vont rejoindre,
en connaissance de cause, les rangs de l’infanterie. Cela a entraîné un cercle
vertueux pour les Russes, où l’infanterie dispose maintenant de suffisamment
d’unités pour exercer une pression permanente sur l’ensemble du front tout en ayant
la possibilité d’effectuer des rotations avant-arrière indispensables à leur
reconstitution. On y meurt beaucoup, mais on y survit suffisamment pour
apprendre et, après un creux, commencer à capitaliser de l’expérience
combattante.
Je n’avais pas vu venir cette innovation socio-militaire russe, comme par principe la plupart des innovations. Alors que, par ailleurs, notre pays n’a jamais eu aussi peu de combattants directs par rapport à sa population, peut-être faut-il la regarder de plus près.