Le blog de Michel Goya
Michel Goya est un auteur spécialisé dans l'histoire militaire et l'analyse des conflitsPublié le 18.02.2025 à 13:12
Le pacte des flous - Quelles garanties de sécurité pour l'Ukraine ?
En bon homme
d’affaires qu’il croit être, y compris quand elles sont étrangères, Donald
Trump considère le produit Ukraine comme peu rentable au sein d’un marché,
l’Europe, peu porteur. On appelle cela un « poids mort » dans la vieille
matrice du Boston Consulting Group, et le conseil est de s’en débarrasser au
plus vite pour pouvoir mieux se concentrer sur des marchés plus profitables,
comme le Moyen-Orient (qui serait classé comme « dilemme » par le BCG) et
surtout l’Asie (« vedette »). Les Américains réduisent donc leurs parts au sein
de l’OTAN, tout en conservant une position de contrôle et en obligeant les
associés européens à payer plus, notamment pour acheter américain (le BCG
parlerait dans ce cas de « vache à lait »), et vendent l’Ukraine à la Russie.
Chacun essaie
donc de monnayer le maximum au sein de ce grand marchandage imposé. Du côté
ukrainien, où l’on s’efforce de montrer que le poids mort est bien vivant, un
des objectifs principaux est d’échanger l’acceptation d’un arrêt des combats,
plus ou moins sur les positions actuelles, contre des garanties de sécurité.
L’expression « garanties de sécurité » est une manière diplomatique de dire «
dissuasion », et « dissuasion » est synonyme de « faire peur ». L’objectif
final de l’Ukraine est donc d’avoir un dispositif militaire national et/ou
intégré dans une forme d’alliance suffisamment fort pour persuader la Russie
qu’une nouvelle offensive de sa part aboutirait à un désastre pour elle.
La première
garantie de sécurité d’un État est sa propre armée. L’armée ukrainienne est
déjà la plus importante d’Europe, et on l’a vue suffisamment forte pour tenir
tête à celle de la Russie, à défaut de pouvoir libérer les territoires occupés.
Le problème est qu’au contraire de la Russie, qui n’a que modérément mobilisé
la nation, l’Ukraine ne peut maintenir après-guerre son énorme effort et sera
obligée de réduire ses capacités militaires. Autrement dit, le rapport de
forces militaires relativement équilibré actuellement basculera forcément à
nouveau en faveur de la Russie, avec tous les risques que cela comporte pour
l’Ukraine ou d’ailleurs les autres nations du voisinage.
Il faut donc
trouver quelque chose qui puisse compenser ce futur rapport de forces
défavorable. Cela pourrait être l’arme nucléaire, comme Volodymyr Zelensky l’a
déjà évoqué. Ce n’est pas impossible techniquement, mais les risques politiques
seraient énormes. Il y a peu de chances que la communauté internationale
accepte un tel projet, et encore moins, bien sûr, la Russie qui saisirait
immédiatement cette occasion pour reprendre la guerre. Il faut trouver autre
chose.
L’« autre chose
» privilégié par Kiev est l’adhésion à l’OTAN afin de bénéficier de l’article 5
de la charte de l’Alliance atlantique, engageant ses membres à la solidarité en
cas d’agression d’un des leurs, et dans l’immédiat d’une structure militaire spécifique
de commandement, d’exercices et de plans communs, de procédures
d’interopérabilité, etc. Ce n’est pas forcément si protecteur que cela quand on
regarde de près, mais c’est déjà beaucoup mieux que les déclarations
d’intentions fumeuses du mémorandum de Budapest de 1994. L’Ukraine,
suffisamment bonne élève pour s’être engagée massivement en Irak aux côtés des
Américains de 2003 à 2008, souhaite intégrer l’OTAN depuis vingt ans. La
question a été évoquée au sommet de l'Alliance atlantique à Bucarest en 2008
pour décider de la mettre en veilleuse, ce qui a eu le don à la fois de
décevoir Kiev et d’effrayer les paranoïaques de Moscou qui ont décidé d’être
plus offensifs, en Géorgie d’abord et en Ukraine ensuite. L'Ukraine a déposé
une demande formelle d'adhésion à l'alliance le 30 septembre 2022, et le sujet
a été abordé à l’été 2023, avec un nouveau renvoi aux calendes grecques de la
part de Joe Biden. Dans l’immédiat, Trump, qui n’a probablement jamais entendu
parler des calendes grecques, veut un accord de paix et sait que l’idée d’une
adhésion à l’OTAN l’exclurait totalement. À défaut, l’Ukraine pourrait se
tourner vers l’Union européenne, qui est également en droit une alliance
militaire puisque l’article 42 du traité de l’Union impose à ses membres une
assistance plus contraignante que l’article 5 de l’Alliance atlantique. Dans
les faits, personne n'est dupe sur la valeur d’un tel engagement, mais la
perspective d’une entrée dans l’UE est à peine moins incertaine que celle d’une
adhésion à l’OTAN.
À défaut
d’alliance, l’administration Trump a proposé un lot de consolation à Volodymyr
Zelensky sous la forme du déploiement d’une force en Ukraine, sans troupes
américaines et sans bannière de l’OTAN, et surtout sans mission claire, comme
s’il s’agissait d’une fin en soi. Dans les faits, soit cette force est destinée
simplement à observer les choses en excluant toute idée de combat – comme une
force des Nations Unies sous casques bleus – soit elle est destinée à combattre
en cas d’attaque russe.
Le premier cas
n'apporterait évidemment pas plus de garantie de sécurité pour les Ukrainiens
que l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) après
les accords de Minsk. Son seul intérêt est qu’une force impuissante, oxymore,
serait acceptable pour la Russie et qu’elle permettrait à l’Ukraine de sauver
un peu la face à défaut de toute autre solution. Cela permettrait également aux
nations qui veulent montrer qu’elles font quelque chose « pour la paix » mais
sans prendre de risques, de montrer le drapeau et éventuellement, en cas de
missions des Nations Unies, de gagner de l’argent. Peu importe au passage le
volume de cette force, de 0 à 200 000, puisqu’elle ne servirait à rien, sauf
peut-être à mettre dans l’embarras la Chine si par extraordinaire elle décidait
d’y participer.
Le second cas
est évidemment beaucoup plus utile pour les Ukrainiens mais aussi, forcément,
plus problématique pour tous les autres. Concrètement, il s’agirait, a priori
pour les seules nations européennes, de déployer des unités de combat le long
de la ligne de cessez-le-feu afin de combattre aux côtés des forces
ukrainiennes en cas de nouvelle invasion.
S’il y a des
moyens disponibles et une volonté, les principaux pays européens pourraient
déployer chacun une brigade de 3 à 5 000 hommes renforcés de bataillons de plus
petites nations. Au total, si tout le monde était d’accord, on pourrait avoir
au grand maximum 40 à 50 000 soldats européens (c’était le volume des forces
européennes déployées en Afghanistan) au sein d’unités de combat solides et
bien équipées. Dans les faits, tout le monde ne sera pas d’accord à prendre des
risques, et si on parvenait à déployer un corps d’armée de 20 000 combattants
européens et canadiens, et peut-être même australiens par solidarité historique
avec le Royaume-Uni, ce serait déjà extraordinaire. C’est assez peu quand on
compare avec le volume des armées russe et ukrainienne qui s’affrontent
actuellement, mais suffisant quand même pour résister en attendant des
renforts, notamment aériens. Ces brigades serviraient en fait surtout de forces
« détonateurs », à l’instar par exemple des bataillons multinationaux déployés
dans les pays baltes. S’attaquer à elles entraînerait automatiquement les pays
européens fournisseurs dans la guerre, ce qui poserait un énorme dilemme à la
Russie. Bien entendu, l’Ukraine serait ravie d’une telle perspective, alors que
la Russie ne voudra jamais en entendre parler, continuerait le combat si on en
parlait quand même, et activerait tous ses relais d’influence pour la combattre
« au nom de la paix ». Ce n’est pas la peine d’envahir l’Ukraine pour
l’empêcher de rejoindre une alliance militaire, si des brigades de cette même
alliance – même sans bannière – viennent en Ukraine pour la défendre. Si la
Russie s’y oppose, les États-Unis s’y opposeront aussi.
Résumons : si
une force étrangère doit être déployée un jour en Ukraine, elle ne sera en rien
dissuasive face à la Russie et ne servira donc à pas grand-chose, sinon à
offrir un « lâche soulagement » à certains et peut-être prodiguer un peu d’aide
humanitaire.
Que faire alors ? Outre la continuation de l’aide à l’Ukraine et à son armée sous forme de coopération, les États qui restent encore pour aider vraiment les Ukrainiens n’ont pas d’autres solutions que de proposer une alliance de fait et à distance. Concrètement, il s’agirait d’utiliser les forces aéroterrestres présentes en Pologne et en Roumanie comme force d’action préventive en cas de crise semblable à celle de l’hiver 2021-2022. Dissuader, ce n’est pas simplement déployer des moyens, mais aussi persuader que l’on va les utiliser. Il faudra donc expliquer à tous qu’en cas de nouvelles tensions avec la Russie, comme à l’hiver 2021-2022, et sur la demande du gouvernement ukrainien, cette force serait engagée avec certitude et en quelques jours pour protéger le ciel ukrainien, renforcer les forces terrestres ukrainiennes et placer la Russie devant le fait accompli et le dilemme de l’escalade. Cela demandera quand même quelques moyens supplémentaires, si possible autonomes des Américains peu fiables, une approbation manifeste des opinions publiques, et un peu de courage politique. Pour paraphraser une réplique de La grande vadrouille, c’est là qu’est l’os, hélas !
Publié le 15.01.2025 à 12:43
L' Ukraine et la GRH de guerre
Maintenir le
capital humain dans le chaos
Le but premier
de la GRH de guerre est de maintenir le capital humain des grandes unités sur
le front. Il ne s’agit pas simplement de remplacer « homme pour homme » toutes
les pertes, mais uniquement celles qui sont définitives : tués, prisonniers,
disparus et blessés graves. Pour le reste, plus de la moitié des absents des
unités sont des blessés légers, qui sont normalement destinés à revenir dans
les rangs, en permissions ou en formation si la situation le permet, ou enfin
des déserteurs de plus ou moins longue durée. Les unités sur le front, comme
les brigades ukrainiennes, sont donc déjà systématiquement en sous-effectif par
rapport à leur structure réglementaire, censée représenter l’organisation
tactique optimale. On peut imaginer, comme dans certaines armées du passé,
faire appel à un pool d’ « intérimaires » pour combler, au moins
temporairement, ces trous. Cependant, outre que c’est un exercice très délicat
sous le feu, les unités ukrainiennes n’ont pas le luxe de ce surplus.
Une fois que
l’on a une idée des besoins humains, il faut ensuite s’efforcer d’envoyer les
bons individus au bon endroit, et donc associer des compétences à des postes,
avec cette difficulté supplémentaire que les postes peuvent aussi changer au
cours d’une guerre longue. De nouvelles spécialités peuvent émerger, comme
l’emploi des drones, qui nécessitent de plus en plus de personnel. D’autres
peuvent au contraire décliner, car devenues moins utiles ou simplement parce
qu’à effectifs constants ou croissants faiblement, on ne peut satisfaire tout
le monde. On assiste donc le plus souvent à une bataille des spécialités pour
obtenir la meilleure part possible d’une ressource humaine presque toujours
insuffisante à toutes les satisfaire en volume et en qualité.
Il s’agit de
mette en place ensuite une structure de recrutement et de formation à l’arrière
capable de satisfaire ces besoins humains changeants et cette structure
elle-même a besoin de ressources matérielles, des camps et des équipements
d’instruction, et surtout humaines, des cadres en particulier. Cette structure
arrière entre donc elle-même dans l’équation complexe de l’allocation des
ressources humaines en compétition avec toutes les autres. Elle s’efforce
ensuite de « produire » des soldats au cours de formations plus ou
moins longues, avec cette contradiction permanente entre l’urgence et la
qualité, et dans le cas ukrainien avec la menace permanente de frappes
aériennes dès qu’une concentration d’hommes peut être repérée par l’ennemi. Par
principe ces formations arrière se trouvent presque toujours en décalage avec
les évolutions très rapides sur le front et nécessitent des formations
complémentaires assurées par les grandes unités réceptrices. On s’efforce alors
de transformer des bleus en individus capables d’assurer un nouveau métier dans
les dangers du front. L’affaire est donc extrêmement complexe et d’autant plus
délicate que l’on traite là non seulement de métiers et de compétences mais
aussi de la vie et de la mort. Elle nécessite donc un réseau particulier
permettant d’ajuster le moins mal possible la demande du front et l’offre de
l’arrière. La forme idéale que doit prendre ce réseau est bien connue depuis la
Première Guerre mondiale et disons-le tout de suite, l’armée ukrainienne en est
très éloignée.
La meilleure
manière de gérer ce désordre obligatoire est de disposer d’état-major
intermédiaires entre les unités engagées directement sur le front et
l’état-major général ou le ministère à l’arrière, et qui servent de relais et
de transformateurs. Ces états-majors, de division ou de corps d’armée dans le
cas ukrainien, doivent gérer simultanément les opérations des brigades qu’elles
commandent et en même temps s’efforcer d’assurer leurs besoins dans tous les
domaines. Ces états-majors permanents connaissent les unités qu’ils commandent,
d’autant plus que les officiers qui les arment en sont issus ou y sont
affectés. Ils connaissent donc leurs besoins et sont capables de les traduire à
l’arrière, dans leur province d’affectation, en recrutements et formations les
plus adaptés possibles, car c’est aussi leur intérêt à l’avant d’avoir des
brigades efficaces. Rien de tel en Ukraine, où la plupart des brigades sont
commandées par des états-majors ad hoc, dont les officiers, tournants pour
quelques mois, ne connaissent rien des unités qu’ils commandent et sont surtout
là pour éviter les problèmes. Le soutien, et notamment la GRH, leur échappe
complètement, étant géré par l’administration centrale et les provinces. Circonstance
très aggravante : dans ce système encore très soviétique, où l’aveu d’une
erreur, d’une faiblesse ou d’un échec est synonyme de sanction, l’information
remontant la hiérarchie est très souvent fausse, ce qui est source à la fois de
nombreux problèmes opérationnels et d’un accroissement du désordre dans la
gestion. La confiance n’excluant pas le contrôle, l’armée française de la
Première Guerre mondiale doublait le processus normal de comptes rendus du bas
en haut par un service de contrôle du haut en bas assuré par des inspecteurs
généraux ou de spécialités et des officiers de liaison du Grand Quartier
Général. Ce n’est pas le cas en Ukraine.
Au bout du
compte, on demande aux provinces ukrainiennes de remplir des quotas de
recrutement mais elles ne sont pas directement concernées par le résultat final
de leur recrutement. Le problème premier consiste donc à réaliser ces chiffres
avec des volontaires et des conscrits. Les premiers sont évidemment beaucoup
plus rares qu’en 2022 et, au-delà d’un patriotisme toujours évident, sont
largement motivés par la possibilité de choisir leur affectation, qui se trouve
rarement en première ligne dans l’infanterie. Le choix des seconds ressemble
beaucoup à la conscription par tirage au sort du XIXe siècle, où on
ne retient finalement que les « mauvais numéros », ceux qui ne peuvent pas
payer. On envoie ensuite ces mauvais numéros dans les centres de formation de
base plus ou moins actifs cette population de pauvres et de « vieux »,
puisqu’il s’agit aussi des conscrits en moyenne les plus âgés de l’histoire.
Les plus qualifiés sont plutôt envoyés dans les armes les plus techniques,
tandis que les moins qualifiés apprennent qu’ils vont rejoindre l’infanterie,
là où l’on meurt ou où l’on se fait mutiler en masse. Comme la surveillance et
la coercition sont assez faibles en Ukraine, on comprend qu’il puisse y avoir
une certaine évaporation avant d’arriver dans les bataillons d’infanterie, qui
restent ainsi toujours aussi désespérément usées et en sous-effectif et c’est
bien le problème majeur.
La crise de
l’infanterie ukrainienne
Le triple
problème de l’infanterie ukrainienne, comme beaucoup d’autres infanteries dans
l’histoire, est qu’elle est à la fois indispensable, négligée et mortelle.
Indispensable, car ce sont les fantassins qui assurent la principale charge de
la conquête, du contrôle et de la tenue du terrain. Négligée, car les
fantassins sont souvent considérés comme les ouvriers non qualifiés du combat —
grave erreur — et sont les derniers servis dans les programmes d’équipement ou
les affectations de recrues. Mortelle enfin, car l’infanterie subit environ 70
% des pertes en Ukraine (comme dans pratiquement toutes les guerres modernes),
ce qui rend l’apprentissage sur le terrain difficile et l’ensemble de la tâche
peu attractif. Les unités d’infanterie ont ainsi beaucoup plus de mal à monter
en gamme que les autres, car pour capitaliser sur l’expérience, il est
préférable de survivre.
En résumé,
l’armée sur le front demande surtout des fantassins – il en manque peut-être 80
000 en Ukraine – alors que l’arrière a beaucoup de mal à lui en envoyer. Les
besoins sont tels que les brigades d’infanterie – c’est-à-dire majoritairement
composées de fantassins – doivent de plus en plus faire appel à des artilleurs,
logisticiens ou autres non-fantassins pour combler les trous dans les
compagnies d’infanterie. C’est une triple catastrophe. Cela affaiblit d’autant
les indispensables unités d’appui et de soutien autour des bataillons
d’infanterie, cela réduit la confiance des volontaires dans le système
puisqu’ils peuvent être finalement affectés à des unités où ils ne veulent pas
aller. Surtout, cela produit plus de pertes et de désertions que de bons
fantassins.
Engagés sans
compétences – et le combat d’infanterie en exige beaucoup – et sans confiance
réciproque avec des camarades de combat qu’ils ne connaissent pas, les bleus
envoyés directement sur le front meurent ou s’effondrent en moyenne quatre fois
plus que les anciens placés dans les mêmes conditions. On avait compris cela
dès le début de la Première Guerre mondiale, où les divisions d’infanterie
françaises avaient mis en place des bataillons de dépôt à l’arrière pour
apprendre progressivement le front aux nouveaux. Les Ukrainiens ont mis du
temps à retrouver ces principes, ce qui témoigne encore du problème du retour
d’expérience et de la circulation de l’information. Ils n’en ont pas encore
forcément tiré toutes les conclusions. De leur propre initiative, plusieurs
brigades ukrainiennes ont créé leur propre bataillon de formation, mais il
faudrait que cela puisse se passer un peu plus en arrière, au niveau des
divisions ou des corps d’armée permanents, qui comme on l’a vu n’existe pas à
quelques exceptions près comme celui des marines.
L’Ukraine a par
ailleurs fait le choix de former 14 brigades d’infanterie nouvelles plutôt que
de renforcer les anciennes. Cela peut s’expliquer par la nécessité de disposer
d’une réserve stratégique permettant de faire face aux problèmes urgents, de
saisir éventuellement des opportunités offensives ou simplement de permettre
aux brigades de se reposer et se reconstituer à l’arrière. Il s’agit aussi de
constituer des produits d’appel à l’aide matérielle occidentale. C’est
probablement une erreur. Le combat est avant tout une affaire de qualité
humaine. Même si, sur le papier, les choses peuvent apparaître semblables, une
brigade d’infanterie expérimentée l’emportera toujours sur une brigade
constituée à partir de rien, avec, comme pour la brigade de Kiev, seulement 150
hommes sur les 2 400 déployés en France avec plus d’un an d’expérience
militaire (et encore, pas d’expérience du combat). Quitte à créer de nouvelles
brigades, autant les former à partir d’anciennes qui seront doublées et dont on
tirera les cadres parmi les anciens.
Une bureaucratie
qui doit se transformer en méritocratie
Sans grande
surprise, on s’aperçoit historiquement qu’une armée encadrée par des gens qui
ont fait leurs preuves au feu est plus efficace qu’une armée encadrée
uniquement par des gens qui ont réussi un concours à vingt ans et ont ensuite
monté mécaniquement la hiérarchie. Trois des plus belles armées de la France,
sous le 1er Empire, en 1918 ou à la Libération, sont des armées qui
ont fait exploser le carcan administratif pour faire place à des hommes souvent
jeunes et toujours courageux, énergiques et excellents tacticiens. Cela ne
s’est pas fait sans douleur, mais cela s’est avéré indispensable et très
efficace.
L’armée
ukrainienne comme l’armée russe ont commencé la guerre avec des cadres
supérieurs issus du monde post-soviétique, avec son mélange de rigidité à
l’ancienne et de clientélisme nouveau, la pire combinaison possible. Il a
manqué ensuite à l’Ukraine un Joffre remplaçant 40 % des généraux en exercice
en 1914 par des officiers ayant réussi l’épreuve initiale du feu. Il est vrai
que Joffre, contrairement à Zaloujny ou Syrsky, avait une vue à peu près claire
de ce qui se passait sur le front. Aussi l’Ukraine compte-t-elle toujours dans
ses rangs des commandants de brigades ou de bataillons incompétents mais qui
parviennent à le cacher. Il faut là encore imaginer les ravages opérationnels
et psychologiques d’une telle situation à l’intérieur même des brigades mal
commandées ou dans celles d’à côté, qui découvrent par exemple que leur voisine
a soudainement décroché de sa position sur le front, parfois parce que les
hommes en ont marre de leur chef imbécile et se sont repliés d’eux-mêmes. Une
bonne partie des quelques succès russes d’importance est le résultat de tels
problèmes de mensonges et de mauvaise coordination par des états-majors qui ont
une connaissance très imparfaite de ce qui se passe réellement.
En résumé, il
est probable que le principal gisement de ressources pour les Ukrainiens ne
soit pas forcément l’aide occidentale, mais bien la gestion de leurs hommes et
de leurs femmes sous l’uniforme. Quand on voit le courage de l’immense majorité
des soldats ukrainiens et l’ingéniosité de certaines unités, on se plaît à
imaginer ce que donnerait la même armée avec une structure de commandement bien
organisée et transparente, mais aussi des décideurs politiques courageux
capables de prendre des mesures impopulaires dans l’opinion et douloureuses
dans l’administration. Le chantier est déjà engagé, mais l’inertie et les
résistances sont telles que les progrès sont très lents alors que les hommes
tombent et que les Russes pressent sur le front.
Ajoutons pour conclure qu’il serait bon aussi que les forces armées françaises et la nation dans son ensemble se posent quelques questions sur ce qui se passerait si nous étions placés devant la même situation.
Publié le 14.01.2025 à 09:54
La paix et l'épée
Tout est affaire de rapport de forces à la guerre. Pour les
Ukrainiens en guerre, la seule perspective d’obtenir une « meilleure situation
à la fin » est de modifier le rapport de forces militaires en 2025 afin de
reprendre l’offensive en fin d’année et de libérer le plus possible de
territoire occupé. À défaut de pouvoir modifier ce rapport de force, il n’y
aura sans doute pas d’autre option stratégique pour Kiev que de limiter les
dégâts en négociant la moins mauvaise paix possible.
Partisan affiché d’un règlement rapide du conflit ou du moins d’un
arrêt prolongé des combats, Donald Trump a clairement indiqué son intention de
forcer l’exécutif ukrainien à privilégier la mauvaise paix immédiate à la
possible victoire lointaine. Les États-Unis fournissant environ la moitié de
tous les équipements et munitions qu’utilisent les soldats ukrainiens, il lui
suffira de réduire cette aide pour rendre la victoire impossible pour eux. Les
États européens, qui tous ensemble ne fournissent qu’environ 30 % de
l’aide
militaire à l’Ukraine et sans grande possibilité d’en augmenter le volume, sont quant à eux plus ou moins obligés de suivre le mouvement quel qu’il soit. Tout en donnant toujours l’image d’un soutien ferme à l’Ukraine dans la poursuite de son combat,
ils anticipent déjà d’avoir à jouer un rôle dans l’application
d’une
forme de paix possible.
À travers plusieurs déclarations de son entourage, la forme de
paix envisagée par le nouveau président des États-Unis semble être un armistice
sur les positions actuelles en Ukraine. Il n’est pas du tout évident que
Vladimir Poutine accepte cette idée alors que ses troupes ont l’initiative des
opérations et que rien ne l’oblige vraiment à s’arrêter là, mais Volodymyr
Zelensky a déjà commencé à y préparer son opinion publique en évoquant la fin
possible de la « phase chaude » de la guerre, remettant à une phase «
diplomatique » (entendre « hypothétique ») la libération des territoires
occupés.
Tout en continuant le combat afin au moins d’arrêter l’avancée
russe, le président ukrainien s’efforce désormais d’obtenir en échange de
l’arrêt éventuel des combats de véritables garanties de sécurité contre la
Russie là où Donald Trump et son entourage n’envisagent que des garanties de
respect de l’armistice et sans participation américaine. On a vu
rétrospectivement la valeur des garanties de sécurité purement théoriques
données à l’Ukraine en échange de son renoncement à son arsenal nucléaire dans
le mémorandum de Budapest en 1994. Il ne peut y avoir de vraies garanties de
sécurité sans soldats présents sur le territoire. Alors même que les
éventuelles négociations ne sont pas commencées, on explore donc déjà
l’hypothèse d’un déploiement de forces en Ukraine tout de suite après l’arrêt
des combats et on voit déjà assez clairement les fortes limites de l’exercice.
Le premier problème est celui du volume de forces nécessaire,
sachant que là encore les États-Unis, qui ont fourni 80 %
des moyens des coalitions sous leur direction depuis 1990, ne veulent pas en être. L’entourage de Donald Trump évoquait 200 000
soldats déployés le long du front en Ukraine et de la
frontière
avec la Russie. C’est évidemment irréaliste, mais il faudra sans doute réunir une masse d’environ 40 à 50 000 hommes, compte
tenu de l’immensité de l’espace à couvrir, ce qui nécessitera la constitution d’une force
coalisée, soit onusienne afin de faire venir des contingents du monde entier,
soit européenne avec une large participation des membres de l’Union et
peut-être quelques États extérieurs. Le plus important n’est cependant pas de
réunir ces hommes mais bien de savoir à quoi ils serviront.
La première idée serait de « maintenir la paix » en s’interposant
entre les belligérants, à la manière de la Force intérimaire des Nations Unies
au Liban (FINUL) depuis 1978. Une mission onusienne serait forcément de ce
type, avec la formation par exemple d’une Mission des Nations Unies en Ukraine
(MINUKR), mais pourrait être également européenne, le point commun étant de
toute façon qu’elle ne servirait à rien, comme effectivement toutes les autres
missions évoluant dans le cadre du chapitre VI de la Charte des Nations Unies.
Quand on n’a pas le droit de combattre sauf en légitime défense, on ne protège
rien d’autre que soi-même (au mieux) et une telle force n’empêcherait pas plus
les Russes de pénétrer en Ukraine que la FINUL avec les Israéliens au Liban.
Cette force inutile pourrait donc recevoir l’aval de la Russie, et de toute
façon on n’imagine pas le déploiement d’une force en Ukraine sans l’accord des
membres permanents du Conseil de sécurité des Nations Unies, dont la Russie.
Cela pourrait satisfaire aussi les États-Unis, qui de toute façon ne
participent jamais à ce genre de force, ainsi que les États européens, comme
l’Allemagne ou l’Italie, qui eux au contraire aiment bien y participer
lorsqu’ils veulent montrer qu’ils font quelque chose « pour la paix » mais sans
prendre de risques, même si tout déploiement militaire prolongé, même le plus
inoffensif – à tous les sens du terme – implique des pertes. La mise en place
d’une telle force n’offrirait en revanche aucun intérêt pour les Ukrainiens. On
ne voit pas dès lors pourquoi ils l’accepteraient.
Les Ukrainiens préféreraient, et de loin, une force de
protection, autrement dit une force qui combattrait en cas d’attaque russe, à
la manière des bataillons déployés dans le cadre de la présence avancée
renforcée de l'OTAN sur son flanc Est. Notons dans ce cas que les pays
volontaires seraient beaucoup moins nombreux. Il s’agirait sensiblement des
mêmes qui envisageaient il y a peu d’envoyer éventuellement des soldats en
soutien à l’arrière des forces ukrainiennes. On aurait ainsi probablement une brigade
française de quelques milliers de soldats, peut-être une britannique et des
brigades multinationales avec des bataillons baltes, scandinaves et polonais,
peut-être canadiens. Il n’y aurait sans doute pas de quoi réunir 40 000
hommes, mais à la
limite peu importe puisque cela signifierait surtout que les États fournisseurs s’engageraient de fait à entrer en guerre avec la
Russie si celle-ci attaquait et tuait leurs soldats. Ce serait effectivement
pour le coup très
dissuasif, et les Ukrainiens ne manqueraient pas de rappeler qu’un tel
déploiement réalisé avant février 2022 aurait sans doute empêché la guerre. On
imagine cependant les débats internes difficiles dans les pays européens avant
de s’engager dans ce qui serait une entrée de l’Ukraine dans l’OTAN de fait,
sinon en droit. Inutile de préciser que si l’Ukraine serait sans doute très
heureuse de cette solution, il n’en serait pas de même de la Russie et on ne
voit pas très bien dans ce cas comment Vladimir Poutine l’accepterait.
En conclusion, on est encore loin d’un armistice quelconque en
Ukraine et encore plus loin d’un déploiement de forces étrangères visant à le
faire respecter.