Recensions et éclairages critiques sur les mouvements révolutionnaires, les gauches radicales et les dissidences artistiques et culturelles.
Publié le 03.07.2025 à 00:02
Anthony Galluzzo, Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Paris, Zones, 2023, 232 pages, 20,50 € pour l’édition papier / 14,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 24.06.2025 à 13:48
Dominique Maisons, Drapeau noir, Paris, Éditions de La Martinière, 2024, 322 pages, 20,50 € pour l’édition papier / 14,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 14.05.2025 à 18:19
Emmanuel Brandely, Les historiens contre la Commune. Sur le 150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune de Paris, Paris, Les Nuits rouges, 2024, 176 pages, 15 €.
Publié le 14.05.2025 à 17:06
Jacques Camatte, Inversion ou extinction, La Grange Batelière, 2023, 126 pages, 10 €.
Publié le 17.09.2024 à 12:19
Jean-Jacques Marie, La collaboration Staline-Hitler. 10 mars 1939-22 juin 1941. Août-septembre 1944, Paris, Tallandier, 2023, 352 pages, 22,90 € pour l’édition papier / 16,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 12.07.2024 à 10:34
Alexandre Sumpf, Lénine, Paris, Flammarion, 2023, 640 pages, 26 € pour l’édition papier / 17,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 11.07.2024 à 00:01
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultra-gauche, Paris, Divergences, 2023, 216 pages, 16 €.
Publié le 10.07.2024 à 17:10
Wu Ming, Proletkult, Paris, Métailié, collection « Bibliothèque italienne », 2022 (édition originale en 2018), traduction par Anne Echenoz, 352 pages, 22 € pour l’édition papier / 9,99 € pour l’édition numérique.
Publié le 03.07.2025 à 23:50
Simon Pirani, La Révolution bat en retraite. La nouvelle aristocratie communiste et les ouvriers (Moscou, 1920-1924) (The Russian Revolution in Retreat, 1920-24. Soviet Workers and the New Communist Elite), Paris, Les Nuits rouges, 2020 (édition originale en 2008), 420 pages, 18 €, traduction de Jean-Claude Lamoureux.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Voici une étude solide et tout à fait passionnante, fort utile pour comprendre le processus de « dégénérescence » d’une révolution, tout au moins de sa normalisation et de la difficulté à maintenir le flambeau de sa pureté et de son authenticité idéologiques. Simon Pirani a réalisé une thèse, sous la direction de Stephen A. Smith – auteur aux Nuits rouges de Pétrograd rouge et de Et la voie fut tracée… sur le mouvement communiste chinois dans les années 1920 – dont ce livre constitue un condensé. Effectuant au préalable un retour sur la période de la guerre civile, l’auteur insiste logiquement sur le poids déterminant des circonstances pour expliquer le recul de la démocratie dans le camp révolutionnaire, avec de surcroît le développement d’un culte de l’État chez nombre de bolcheviques (il cite l’influence déterminante de l’essai du socialiste étatsunien Edward Bellamy, Cent ans après ou l’an 2000). Au sortir de cette guerre civile, justement, le nouveau pouvoir refusa cette fois explicitement un retour à la démocratie populaire de 1917, proposant un nouveau contrat social aux ouvriers : en échange de leur expropriation politique passant par une démocratie corsetée et d’une discipline au travail facilitant la hausse de la productivité, leur niveau de vie progresserait.
Pour défendre cette thèse, Simon Pirani met à profit un panel de sources relativement large, issues d’entreprises moscovites, comptes-rendus de comités d’usines, PV des instances de direction locales du Parti communiste, dossiers syndicaux, rapports de la Tchéka… Le tableau qu’il dresse du Moscou de 1920 s’avère particulièrement sombre, même si la situation en province est encore pire. La ville est passée de deux à un million d’habitants, et si les plus grandes entreprises (employant plus de cent ouvriers) fonctionnent toujours, il n’en est pas de même pour les plus petites. Concernant ces ouvriers moscovites, justement, les plus politisés ont généralement intégré l’Armée rouge, tandis que les moins engagés retournaient à la campagne. La question clef du moment est bien sûr celle de l’approvisionnement alimentaire. Elle engendre parmi les ouvriers une exigence d’égalisation des rations, allant parfois jusqu’à la grève, comme pour les traminots en août 1920, combattue puis réprimée par les instances locales du Parti. Un des points les plus intéressants relevés par Simon Pirani concerne la dichotomie qu’il constate entre les mentalités des militants communistes marqués par la guerre civile (les cadres moyens, principalement), volontaristes et égalitaristes, guidés par l’espoir d’une mise en place rapide du communisme, et les dirigeants communistes, plus pragmatiques et moins soucieux d’une égalité stricte. C’est ce qui explique en partie ces tensions entre la base et le sommet du Parti en 1920 autour du sujet des privilèges et donc du bureaucratisme.
On retrouve cette préoccupation dans les grèves qui agitent la capitale début 1921, revendiquant souvent une plus grande égalité des rations face aux difficultés d’approvisionnement du moment (la conférence des métallurgistes en est un bon exemple). Pour autant, Simon Pirani insiste beaucoup sur l’absence d’une véritable situation révolutionnaire en lien avec l’insurrection de Cronstadt : il ne voit là qu’initiatives éclatées, sans coordination d’ensemble, et surtout sans revendications tournées directement contre les bolcheviques ; ces dernières ciblent surtout l’insuffisance démocratique. Et si elles sont parfois soutenues par des bolcheviques de la base du Parti, elles suscitent des instances de direction une réelle répression sous la forme d’arrestations ciblées voire de licenciements collectifs. Autre signe de cette vitalité de la base ouvrière, les élections au soviet de Moscou, qui ont lieu au printemps 1921, donc après le Xe congrès du Parti et l’adoption de la NEP. Si la majorité des élus sont toujours des bolcheviques, un quart relèvent du sans-partisme, surtout présents chez les travailleurs de l’industrie. Là encore, loin d’être le « cache-sexe » des socialistes-révolutionnaires (SR) ou des mencheviques, Simon Pirani insiste pour dire que le sans-partisme est une manifestation d’un ouvriérisme désireux d’accroître la démocratie, mais qui garde ses distances avec les partis, bolchevique comme d’opposition socialiste (ces derniers subissant tout au long de l’année des arrestations croissantes de leurs membres). Enfin, au sein du Parti bolchevique lui-même, la désillusion de militants face à la NEP et à ce qui est perçu parfois comme une trahison des idéaux originaux conduit à des démissions, explicites ou rampantes, à des suicides ou à des manifestations plus affirmées d’opposition : c’est le Parti socialiste ouvrier et paysan de Panioutchkine, les communistes de gauche révolutionnaires, le groupe de La Vérité ouvrière ou les Collectivistes (partisans d’Alexandre Bogdanov).
Il faut rappeler qu’au sein du Parti communiste, la majorité des militants sont utilisés dans l’appareil administratif, et une minorité affectée directement à la production, alimentant d’autant les inquiétudes d’un Lénine sur la bureaucratisation en marche. Pourtant, sur la purge menée à la fin 1921 afin de renforcer son caractère prolétarien, Simon Pirani montre bien que la réalité est contrastée : il prend l’exemple de deux commissions d’épuration de deux quartiers différents de Moscou, Khamovniki et Bauman. Si la première s’en prend effectivement à l’appareil et aux comportements incorrects de l’élite, la seconde, présidée par un collaborateur de Staline, vise plutôt les opposants ! Avec la hausse des salaires, de plus en plus sensible à compter de 1922, le recul de la part alimentaire dans les dépenses des ménages et le maintien de la journée de travail à huit heures, les revendications ouvrières portent davantage sur des considérations économiques. Pourtant, se repèrent toujours des exigences égalitaires, ainsi dans les campagnes lancées d’en haut afin de mobiliser les masses : la campagne anti-religieuse du début de 1922, centrée sur la confiscation des objets précieux de culte dans le but d’aider les victimes de la famine de la Volga, suscita un mol enthousiasme, et laissa parfois s’exprimer des critiques contre les « privilèges communistes ». De même, la campagne menée en faveur du procès des SR généra peu d’enthousiasme et une opposition substantielle, surtout dirigée contre la peine de mort que les accusés risquaient. Mais là encore, Simon Pirani insiste bien sur le choix fait par les ouvriers moscovites de soutenir le pouvoir bolchevique, qui avait lutté en actes contre les classes exploiteuses d’antan et se révélait capable d’accroître le niveau de vie. Le Parti, lui, renforçait son emprise sur les soviets et les syndicats, organismes dans lesquels la classe ouvrière, jugée insuffisamment consciente par les dirigeants bolcheviques, devait surtout suivre les consignes du Parti, détenteur lui de la conscience de classe.
Simon Pirani constate cette analyse de l’évolution politique du jeune État par des considérations sur le phénomène bureaucratique, inspirées principalement par les analyses antérieures de Cornélius Castoriadis et Claude Lefort. Il considère en effet cette expropriation politique de la classe ouvrière comme déterminante dans l’essor de la bureaucratie, qui n’est pas seulement imputable à l’importation dans le Parti et la machine étatique de comportements bureaucratiques apportés par des individus issus d’autres classes que le prolétariat. Pour preuve, il insiste sur la centralisation accrue du contrôle de l’appareil du Parti sur les échelons inférieurs (passant entre autres par la généralisation de la nomination des cadres) et sur l’accroissement des avantages matériels et financiers, contestés à la marge par le Parti lui-même. Ou comment des individus sociologiquement ouvriers sont parfaitement susceptibles d’être intégrés à un processus de bureaucratisation. L’année 1923 permet une comparaison utile avec la situation de 1921 : alors que le contexte est à l’inflation et à la fameuse « crise des ciseaux », les ouvriers moscovites se mobilisent dans des grèves éclatées, sans concertation ou mise en avant de revendications d’ordre politique : leurs demandes d’augmentation des salaires ou de paiement sans retard sont généralement satisfaites. Parallèlement à ce que Simon Pirani perçoit comme une validation implicite du nouveau contrat social, d’ailleurs, les derniers groupes d’opposition socialiste – Groupe ouvrier, Vérité ouvrière, mencheviques – sont démantelés ; autre indicateur fort, le fait que les élections au soviet génèrent une très forte abstention. Et ce n’est pas l’Opposition de gauche, pour l’auteur, qui suffit à infléchir la tendance, dans la mesure où elle réservait l’exercice de la démocratie ouvrière aux membres du Parti.
Avec la promotion Lénine et l’élargissement considérable des rangs communistes, début 1924, la métamorphose du Parti se confirme, d’une organisation d’avant-garde en simple courroie de transmission d’une élite dirigeante en cours de sédimentation. Le récit de Simon Pirani est centré sur Moscou, ce qui rend toute généralisation forcément hasardeuse, mais la limpidité de son intrigue et la profondeur de ses conclusions sont indispensables. D’autant qu’il en tire des leçons ayant valeur globale, critiquant ce qu’est devenue l’idéologie bolchevique et son influence sur tout le XXe siècle, la notion d’État ouvrier au premier chef, définitivement antinomique avec le socialisme à ses yeux.
Publié le 03.07.2025 à 00:02
Anthony Galluzzo, Le Mythe de l’entrepreneur. Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Paris, Zones, 2023, 232 pages, 20,50 € pour l’édition papier / 14,99 € pour l’édition numérique.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Passionnant essai que celui d’Anthony Galluzzo, à qui l’on doit déjà une étude précieuse sur La Fabrique du consommateur. Il s’attaque en effet à un des mythes du capitalisme contemporain les plus prégnants, les plus cardinaux, celui de l’entrepreneur génial, prototype du self made man, de l’individu issu de rien ou de pas grand-chose, capable de se hisser au sommet de la hiérarchie, bousculant de la sorte les pesanteurs sociologiques et les automatismes sociaux. La méritocratie en actes, et la preuve que le système capitaliste est ainsi capable de faire accoucher le génie méritant de son sein, dans une vision à la fois élitiste et démocratique car censément égalitaire.
Les premiers chapitres de l’ouvrage prennent l’exemple de Steve Jobs pour mieux déconstruire le récit élaboré par lui-même, son entreprise et ses divers thuriféraires. Face à la matrice emblématique, celle du garage de la famille Jobs comme berceau de l’entreprise à venir, Anthony Galluzzo déplace la focale pour se centrer tantôt sur le travail de conception de l’Apple I par un Steve Wozniak encore chez Hewlett-Packard, tantôt sur le collectif Homebrew, rassemblement de hackers et source d’émulation collective dont ont fait partie les deux Steve, tantôt encore sur Mike Markkula, premier financeur d’importance de la jeune pousse Apple grâce à qui les investisseurs lui apportèrent leur soutien. Surtout, face à une lecture de l’innovation qui tient de la destruction créatrice de Schumpeter, lui-même influencé par Nietzsche et la mythologie hindoue, l’auteur restitue l’histoire de l’informatique dans sa complexité et sa pluralité complémentaire. L’iPod, loin de la géniale invention surgie du néant, fut en réalité un assemblage issu des créations d’une multitude d’entreprises, la Silicon Valley et l’informatique de manière plus générale fonctionnant comme un écosystème où chacun est relié aux autres par des liens vitaux.
Outre cet élargissement spatial, il faut également compter avec un élargissement temporel. Battant en brèche la vision quasiment prophétique dont Steve Jobs aurait été saisie, quant à la nature de l’ordinateur personnel à venir, Anthony Galluzzo rappelle l’influence de sa visite dans le laboratoire de recherche de la firme Xerox, qui avait mis au point dès 1973 l’Alto, un ordinateur avec souris et interface graphique, sans parvenir à lui ménager une commercialisation appropriée. L’ensemble du milieu de l’industrie informatique savait également que la tendance allait dans le sens d’une miniaturisation croissante des composants, autorisant l’élaboration de machines à la taille de plus en plus réduite, et nombreuses sont les innovations diverses ayant permis à Steve Jobs de bâtir non sur du sable, mais sur des fondations déjà bien établies. Autre rappel fort utile, la dimension d’accapareur de Jobs, lui qui, comme d’ailleurs les autres entreprises de la Silicon Valley, faisait tout pour s’attirer ou conserver les services des meilleurs employés, loin de la vision idyllique d’un inspirateur pour son personnel. De quoi atténuer la dichotomie construite entre les hommes d’affaires, tel Bill Gates, qui seraient mus simplement par la recherche du profit, et les entrepreneurs, guidés par une vision humaniste et même artistique !
Enfin, l’État est généralement absent de ces histoires mythifiées, alors qu’il fut essentiel dans les premières décennies pour financer, via l’industrie militaire le plus souvent, la recherche et l’innovation ; Steve Jobs étant sur le plan idéologique un libéral fanatique, contempteur d’une éducation étatique et bureaucratique (il est partisan du fameux chèque éducation, cheval de Troie bien connu des libéraux en la matière). Finalement, cette construction biographique de Steve Jobs, qui mêle à la fois littérature romantique sur le génie et monomythe de Joseph Campbell, est un exemple paradigmatique de storytelling, une communication d’entreprise élaborée avec la complicité intéressée d’un certain nombre de journalistes. Car sans déconstruire la totalité de ce récit mythique et téléologique – ce qui supposerait l’accès à un très grand nombre de sources, y compris les archives d’Apple – Anthony Galluzo en montre bien certaines limites. Loin du marginal se hissant à la force de son seul talent, Steve Jobs a bénéficié et du capital culturel transmis par ses parents de classe moyenne, et de l’écosystème d’une Silicon Valley en phase de cristallisation. Même du point de vue générationnel, il s’inscrit dans une fenêtre d’opportunité relativement étroite, dont ont également profité certains de ses contemporains.
Anthony Galluzzo élargit ensuite le propos en s’intéressant à la progressive édification de ce mythe de l’entrepreneur. Il y voit l’accentuation de la littérature du succès (devenue aujourd’hui développement personnel), qui mettait déjà en valeur, y compris sous sa propre plume, un Benjamin Franklin, amplifiée à la fin du XIXe siècle par le courant idéaliste de la Nouvelle Pensée et plus encore par la massification des médias, à commencer par la presse, détenue en majorité par les entrepreneurs. Thomas Edison ou Andrew Carnegie font ici figure de symboles, semblables à des héros nationaux, personnalisant un succès économique, celui d’un pays, même si le retour au réel n’est que partiellement abordé par l’auteur, sinon pour insister sur les fenêtres d’opportunités dont ces générations profitèrent, comme Jobs ultérieurement ; il y aurait pourtant beaucoup plus à dire sur Thomas Edison, dont la figure fut valorisée par la littérature d’imagination de l’époque (voir à titre d’exemple Edison à la conquête de Mars de Garrett P. Serviss)… Ce mythe de l’entrepreneur fut revivifié par une école d’historiens dite révisionniste, dans les années 1940-1950, déterminée à revaloriser la place et le rôle des « barons voleurs », puis davantage encore à compter des années 1980 : dans un contexte de concurrence exacerbée avec le Japon, et de volonté de revanche géopolitique, les Etats-Unis avaient besoin de nouveaux mythes mobilisateurs. N’oublions pas, en effet, que ce mythe de l’entrepreneur s’inscrivait lui-même dans celui, plus large, du progrès sans fin porté par le capitalisme.
Dans son quatrième chapitre, Anthony Galluzzo tente une comparaison entre deux événements susceptibles d’écorner l’image positive de deux entrepreneurs : la fusillade de Homestead pour Carnegie, au début des année 1890, et la vague de suicides chez Foxconn en 2010 pour Steve Jobs. Le constat est sans appel : si la réputation du premier en fut durablement affectée, celle du second nettement moins, le capitalisme mondialisé ayant ceci de favorable aux grandes firmes qu’il invisibilise bien plus qu’à l’âge industriel les chaînes de production souvent délocalisées. L’auteur rappelle toutefois qu’au sein même de la Silicon Valley, deux marchés du travail coexistent, l’un pour les cadres, plutôt blancs et favorisés, l’autre pour des populations asiatiques ou latinos, ouvriers ou agents d’entretien ; le second étant lui aussi invisibilisé quant à l’image du lieu, toujours associé au premier.
Le dernier chapitre se penche sur la figure de l’entrepreneur, que de nombreuses études ont tenté de théoriser à partir des années 1980, sans aboutir à une définition convaincante et unanime. Anthony Galluzzo voir surtout dans ce mythe une naturalisation du marché, de sa justice, et partant de la hiérarchie en place, qui correspondrait à une simple hiérarchie des talents. Ainsi qu’il l’écrit, « Le mythe de l’entrepreneur est porteur d’une mystique innéiste, profondément antisociologique. » (p. 205) ; il fait ainsi partie des « (…) fictions nécessaires à la légitimation de l’ordre social. » (p. 207).
Un livre majeur, probablement aussi important dans son genre que l’Histoire populaire des sciences de Clifford D. Conner.
Publié le 24.06.2025 à 13:48
Dominique Maisons, Drapeau noir, Paris, Éditions de La Martinière, 2024, 322 pages, 20,50 € pour l’édition papier / 14,99 € pour l’édition numérique.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque (avec l’aide amicale de Christian Beuvain)
Dominique Maisons est un auteur de polars, remarqué en particulier pour Avant les diamants, sur l’envers du rêve hollywoodien des années 1950. Avec Drapeau noir, il s’empare des lendemains du 6 février 1934 et de la manifestation des Ligues, source de la crainte d’une extrême droite désireuse de s’emparer du pouvoir, à l’image de ce qui arrive alors dans un nombre croissant de pays d’Europe.
Deux personnages se partagent le haut de l’affiche du roman. Pierre est comptable chez l’éditeur Denoël, une vie bien rangée qui cache un lourd passif : son père a été fusillé durant la guerre, à la suite de l’agression de son officier supérieur alors qu’un de ses camarades était mort dans ses bras et qu’un nouvel assaut était programmé. De ce traumatisme, Pierre a tiré un premier roman, qu’il cherche à faire imprimer afin de le soumettre à des éditeurs. C’est à l’occasion d’une visite dans une imprimerie qu’il fait la connaissance de Nina. Cette jeune femme est aux antipodes de Pierre : fantasque là où lui est rangé, imprévisible et sans ambition personnelle, anarchiste quand lui sympathise avec la SFIO. Un électron libre qui évoquera certainement à bien des lecteurs, à commencer par celui qui écrit cette chronique, une fille rencontrée jadis et qui nous fit rêver à un ailleurs incertain et tellement excitant… Pierre en tombe immédiatement amoureux, mais la relation qu’ils initient est loin d’être classique. Nina l’entraine dans les milieux libertaires, une proximité qui finit par menacer le grand projet de Pierre. Son patron, Robert Denoël, est en effet intéressé par la publication de son roman, mais à condition qu’il le retravaille et ne s’affiche plus avec ces milieux militants. Par ailleurs, bien que Nina refuse toute relation conventionnelle, jugée trop conforme aux normes bourgeoises, Pierre, de plus en plus attaché, cherche à expliquer ses absences inopinées et apprend ce faisant des choses sur son passé…
Drapeau noir est un roman bien documenté, riche en rencontres de célébrités (sans doute un peu trop dans son ultime partie, entre Hemingway, Errol Flynn ou André Marty !) qui parvient grâce à ses descriptions à nous plonger dans la vie parisienne du mitan des années 1930. Il met l’accent sur les milieux anarchistes, dans une période a priori moins travaillée par les romanciers que le tournant des XIXe et XXe siècles. L’intrigue permet justement de survoler bien des aspects du mouvement : les milieux libres, avec la communauté d’Ermont, naturiste et végétarienne, si actifs au début du siècle (voir Céline Beaudet, Les milieux libres. Vivre en anarchiste à la Belle époque, les éditions libertaires, 2006) ; la propagande par le fait, à travers le personnage d’Elsa, militante désireuse de frapper un grand coup et de « tuer du flic » (elle se fera surtout remarquer en envoyant du crottin sur les Croix-de-Feu !) ; le courant individualiste, la figure de Sébastien Faure faisant même une apparition. Les débats de cette époque sont également évoqués, entre les positions de Makhno et de Voline, mais aussi sur la question du positionnement à l’égard de l’antifascisme. Les anarchistes doivent-ils rallier une dynamique impulsée entre autres par leurs adversaires communistes[1], au risque du Front populaire ? Un questionnement commun à la France et à l’Espagne, qui traverse également les oppositions communistes. Derrière ces divergences, c’est toute la problématique de l’anarchisme comme aristocratie de l’esprit ou comme mouvement de masse, en prise avec le monde du travail, qui est posé[2]. Le moment du roman est à cet égard particulièrement bien choisi, puisque 1934 est l’année d’une fusion des organisations, donnant naissance à l’Union anarchiste puis à un groupe dissident, la Fédération communiste libertaire (intitulé organisationnel repris par Georges Fontenis dans les années 1950). Drapeau noir embrasse toutefois un tableau plus large, évoquant les déserteurs et autres opposants à la tuerie de 1914-1918, les violences perpétrées à l’égard des enfants au sein d’institutions censées leur venir en aide (la célèbre enquête d’Alexis Danan sur l’évasion d’enfants de la colonie pénitentiaire de Belle-Île-en-Mer est directement évoquée, Pierre rencontrant le journaliste), le combat pour les droits des femmes parmi lesquels celui d’avorter, jusqu’aux milieux des travestis parisiens et les campagnes haineuses qu’ils doivent affronter.
Nul hasard à voir Drapeau noir paraître pour la rentrée littéraire de 2024, une année marquée comme jamais par la crédibilité de l’arrivée de l’extrême droite organisée au pouvoir. En nous présentant avec sympathie les anarchistes des années 1930, Dominique Maisons cherche sans doute à défendre les fondamentaux d’une certaine extrême gauche, expression devenue si élargie et si confuse aujourd’hui qu’on trouve des anarchistes se réclamant de LFI … Les défendre aussi face aux outrances véhiculées par certains médias de nos jours (la surveillance exercée par les agents de l’État est aussi dans la ligne de mire), tout en insistant sur l’actualité d’un combat antifasciste, également brouillé, aujourd’hui, par le confusionnisme ambiant. L’auteur se permet même un clin d’œil à un groupe engagé s’il en fut, Trust, en imaginant une chanson intitulée « Antiphysique » dont certains vers sont très inspirés de « Antisocial » ! Autre référence pleine d’ironie, celle d’un François Mitterrand alors membre… des Croix-de-Feu ! Enfin, il semble faire sien l’acte d’accusation vis-à-vis du capitalisme, « (…) train fou (…) qui roule sur les cadavres des faubourgs, écrase la nature et brûle les plus faibles dans ses chaudières (…) » (p. 189).
L’épilogue de cette histoire forcément éphémère entre Pierre et Nina se déroule en pleine guerre d’Espagne[3], révolution trahie, avec une scène quasiment finale qui n’est pas sans évoquer le Land and Freedom de Ken Loach…
[1] À cet égard, relevons une petite erreur historique. Elsa s’interroge sur l’union des organisations ouvrières en déclarant, à propos des trotskystes alors entrés dans la SFIO : « Tu les vois marcher main dans la main avec ceux qui les massacrent ? (…) » (p. 160), c’est-à-dire les staliniens. Or, en 1934, les massacres de trotskystes qui vont suivre les grandes purges de 1936-1938 en URSS n’ont pas encore débuté… Page suivante, d’ailleurs, Dominique Maisons reprend la fameuse formule « deux trotskystes une organisation, trois une scission » pour l’appliquer au cas libertaire.
[2] « Si rien n’est fait pour amener le plus grand nombre à partager leur désir de révolution complète, soit le système perdurera, soit ils laisseront le champ libre à d’autres courants révolutionnaires, fascistes ou bolcheviques (…) », p. 46.
[3] L’épisode de la révolution espagnole semble moins connu de l’auteur que le milieu libertaire français des années trente. Relevons certaines erreurs flagrantes. Les Brigades internationales ne comportaient pas d’anarchistes, pas plus que de trotskystes déclarés (p. 251 et 288). Le drapeau de la CNT n’était pas noir, mais noir et rouge (p. 284). En ce qui concerne la presse, La Batalla n’est nullement un journal libertaire (p. 286), mais un organe du POUM (Parti ouvrier d’unification marxiste), organisation léniniste anti-stalinienne. Et le titre exact du journal de la CNT est Solidaridad Obrera et pas Solidaridad (p. 286). En revanche, le rôle néfaste de l’Eglise et des curés est bien noté (p. 264, 320).
Publié le 14.05.2025 à 18:19
Emmanuel Brandely, Les historiens contre la Commune. Sur le 150e anniversaire et la nouvelle historiographie de la Commune de Paris, Paris, Les Nuits rouges, 2024, 176 pages, 15 €.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
A Dissidences, nous avions découvert Emmanuel Brandely il y a de cela plus de vingt ans, lorsque dans un numéro de l’ancienne revue papier, nous avions rendu compte de son mémoire de maîtrise s’intéressant à l’OCI au cours des années 1970. Devenu depuis professeur d’histoire-géographie dans un lycée de Marseille, il a souhaité réagir à ce qu’il analyse comme une déformation de l’histoire de la Commune de Paris, une révision de sa nature socialiste en particulier, « (…) offensive idéologique qui se déploie contre la Commune en ce début de XXIe siècle sur le terrain, autrement décisif, de l’histoire. » (p. 12). Nulle surprise donc à voir le titre de son essai s’inspirer de celui de Paul Lidski, Les écrivains contre la Commune. À cet égard, il rappelle fort opportunément la différence de contexte entre le centenaire de 1971, réalisé dans une période où brillent les feux révolutionnaires, et le cent-cinquantenaire, survenu dans un monde majoritairement néo-libéral.
Sa cible principale est l’historien britannique Robert Tombs et son ouvrage Paris, bivouac des révolutions, édité en France par Libertalia[1]. Pour faire justice à la neutralité dont il se revendique, il dresse un portrait de l’historien et de ses autres travaux, encore inédits en langue française. Un constat édifiant, Robert Tombs apparaissant comme un souverainiste, libéral bon teint, qui tend à réhabiliter au moins en partie l’idéologie impériale de l’ancien empire britannique. Dans le détail, et au fil de sa lecture, il relève l’insistance sur l’ivresse des communards – véritable stéréotype de classe étudié récemment par Matthieu Léonard – , critique son idée que l’échec de la Commune signe la victoire de la République, ou que la Commune n’aurait fait que peu d’efforts en direction des femmes et de leur émancipation (se centrant sur l’absence de droit de vote, il néglige la reconnaissance par le nouveau pouvoir des compagnes et enfants, légitimes ou non, ainsi que leur action propre[2]). Sa minorisation de l’ampleur des victimes lors de la Semaine sanglante est également remise en cause, Emmanuel Brandely s’appuyant pour cela sur l’étude de Michèle Audin, La Semaine sanglante. Mai 1871. Légendes et comptes[3].
Quentin Deluermoz, qui avait fait paraître Commune(s), 1870-1871 : une traversée des mondes au XIXe siècle, est pour sa part critiqué en raison de sa dilution de l’événement Commune, de sa tendance à exonérer Thiers des responsabilités dans les exécutions massives de la Semaine sanglante, et de sa méconnaissance de Marx, pour laquelle les exemples sont nombreux. À ces deux historiens, il oppose Jacques Rougerie, Camille Pelletan (récemment réédité chez Libertalia) et Michèle Audin, donc. De manière plus systématique, il se penche sur certains exemples emblématiques de contestation récente visant des « mythes marxistes » : cela va de la limitation des salaires pour les dirigeants de la Commune (6 000 francs par an n’étant qu’un maximum, 3 000 francs la norme à côté des 2 000 francs d’un instituteur… ou d’une institutrice) à l’exonération des loyers, réelle inversion de la hiérarchie propriétaire-locataire, en passant par la transformation des entreprises fermées et abandonnées par leurs patrons en coopératives ou à l’opposition non-sensique entre peuple et prolétariat (deux termes pratiquement synonymes à l’époque), lutte des classes et antagonismes sociaux. La question du nombre d’élus de la Commune appartenant à l’Association internationale des travailleurs (AIT) s’avère particulièrement convaincante. Si Quentin Deluermoz les chiffre à 32 sur 92, Emmanuel Brandely rappelle que Jacques Rougerie, d’où provient cette évaluation, l’assortissait d’un « au moins », avant de le réévaluer à la hausse en fonction des élus actifs et surtout du départ de certains au fil des semaines.
Plus globalement, il insiste sur le refus de l’anachronisme, le socialisme du XXe siècle n’étant pas celui du XIXe ; « Nul doute que si la révolution bolchévique n’avait, comme la Commune, duré que 72 jours, il se trouverait aujourd’hui des historiens pour expliquer doctement, qu’au regard de son « maigre bilan », elle n’était « pas communiste » … » (p. 125).
L’idée d’une histoire « apaisée », qui serait en même temps plus scientifique, suscite à juste titre son ire. Dissidences s’était ainsi fondée sur l’idée d’une sympathie critique pour son sujet, les mouvements révolutionnaires sous toutes leurs formes, en faisant siennes les méthodes de l’investigation scientifique, mais sans jamais renier l’engagement personnel, forcément présent chez tout historien à des degrés divers, consciemment ou non. Il souligne à cet égard l’évolution de Jacques Rougerie, passé au fil des décennies d’une grille de lecture socialiste à une autre, plus républicaine libérale. Si le XXIe siècle a vu, au moins en partie, une forme d’intégration de la mémoire communarde par les institutions politiques, ce fut toujours, permettons-nous de le souligner, en tant que victimes, et jamais en tant qu’acteurs d’une subversion de l’ordre existant. Pour terminer, soulignons également que l’idée d’une Commune réduite à sa singularité unique, qui semble être partagée par plusieurs des historiens actuels cités, est aux antipodes de la vision prévalant dans la fiction contemporaine[4]…
[1] Nous l’avons pour notre part chroniqué sur ce même blog en son temps : https://dissidences.hypotheses.org/4810 Voici sa conclusion, délestée de ses notes : « Toutefois, en relativisant la profondeur révolutionnaire de la Commune de Paris, et en privilégiant plutôt les changements du temps long, Robert Tombs tend à effacer en partie la singularité propre de cette insurrection. Car finalement, cette révolution composite est tout à la fois crépuscule, aurore et zénith, et si la réalité est souvent fort éloignée des mythes, il est clair que ce sont eux qui ont considérablement forgé les réflexions politiques et les conceptions pratiques des révolutionnaires ultérieurs, à commencer par les bolcheviques. »
[2] Sur ce thème en particulier, voir Ludivine Bantigny, La Commune au présent. Une correspondance par-delà le temps, chroniqué sur ce blog : https://dissidences.hypotheses.org/14587
[3] Ouvrage également chroniqué sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/14225
[4] Voir notre article « La bibliothèque oubliée du mouvement ouvrier : 150 ans après, les mythes de la Commune plus vivants que jamais… », in Mouvement ouvrier luttes de classes & révolution. Revue d’histoire, numéro 4, juin 2022, p. 119 à 125.
Publié le 14.05.2025 à 17:06
Jacques Camatte, Inversion ou extinction, La Grange Batelière, 2023, 126 pages, 10 €.
Un compte rendu de Denis Andro
Le nom de Jacques Camatte (1935-2025)[1] sort un peu du milieu intéressé par la théorie et la critique sociale. Après Errance de l’humanité publié aux éditions La Tempête en 2021, qui reprenait des textes des années 1970 de la revue Invariance (créée en 1967 et qui fut peut-être, avec L’Encyclopédie des nuisances post-situationniste, une des sources de la critique de la société industrielle dans les dernières décennies du XXe siècle), cette édition propose des textes beaucoup plus récents, de 2019 à 2022.
Jacques Camatte, né en 1935, vient du petit courant bordiguiste (du nom du marxiste italien Amadeo Bordiga), qui prophétisait l’advenue de la révolution prolétarienne vers 1975. Il avait déjà abordé des questions théoriques comme la loi de la valeur, ou la spécificité de certaines formes comme la communauté paysanne russe. Il quitte le Parti communiste international en 1966 et renonce au début des années 1970 à la théorie marxiste du prolétariat, d’abord en adoptant le concept de « classe universelle » (en fait l’ensemble de l’humanité) puis à toute notion de classe sociale. Tout en poursuivant une réflexion sur Marx, sur les formes du mode de production capitaliste, il creuse de plus en plus profondément la question de la coupure des hommes et des femmes d’avec la nature dans le cadre de la dynamique folle du capital autonomisé. Sa pensée, originale (d’aucuns diront utopiste), s’oriente à partir de ce constat. Face à l’échec de la révolution, à la domestication, selon lui, du prolétariat par le capital, il décrit avec quelques autres dans Invariance le parcours de l’espèce humaine comme « errance », dans une séparation d’avec la nature. Jacques Camatte n’invite pas pour autant à ce que nous restions spectateurs et consommateurs, même dans des marges critiques : il évoque un « cheminement ». Il s’agit de ressaisir le fil de la relation substantielle à la naturalité, à la continuité avec la nature et de faire rupture avec la « psychose », dans un « immense abandon » de ce monde (« Ce monde qu’il faut quitter », 1974) vers un processus d’« inversion ». Ce processus d’inversion est encore non advenu. Il ne s’agit pas d’un retour au passé mais d’un saut qualitatif vers la communauté (Gemeinwesen) des hommes et des femmes dans une continuité avec la nature. Il n’est pas spéculatif, mais sensible : il touche, par exemple, à la conscience, à la fin de la répression de la naturalité des femmes et des enfants, etc. Camatte invoque une unité sens-cerveau. Il évoque l’anthropologue du geste et des outils André Leroi-Gourhan [2]. Camatte est sensible aux courants de « soulèvements de la vie » : ce fut le cas en mai 68, ou lors du mouvement lycéen de 1973 contre le service militaire, contre l’armée « école du crime », aspects que seuls les anarchistes ont véritablement soutenu, comme il l’indique. Invariance a aussi redécouvert des textes sur des pistes anciennes de rupture, comme ceux des anarchistes naturiens [3]. Enfin, un aspect du monde tel que nous le vivons est qu’il est placé sous le signe de l ’ « inimitié » : il nous faut sans cesse des ennemis, des concurrents. La dynamique de l’inversion sera – toujours selon Camatte – un écroulement du système techno-industriel, un abandon des villes, ces immenses pétrifications minérales, mais aussi de l’inimitié intérieure – pétrification psychique ou existentielle.
Après un prologue (« Cheminement », dans lequel l’auteur situe le cours de sa pensée) et une Introduction, les six textes réunis pour cette édition abordent, dans la perspective dont on n’a donné que quelques éléments, mais avec un sens aigu d’urgence, l’épidémie de Covid-19, caractérisée comme « virus de l’inimitié » (texte final « C’est ici qu’est la mort, c’est ici qu’il faut sauter ») et d’autres questions actuelles liées au risque d’extinction. Ils le font en recentrant encore plus nous semble-t-il le questionnement sur la dimension à la fois biologique et sensible, douée d’empathie, d’affect, de nos existences. Celles-ci sont de plus en plus mises à mal par la fuite en avant mégalomaniaque de l’ « espèce » dans l’« errance ».
Le risque d’extinction que peut représenter un virus comme le Covid-19 impose des mesures coercitives comme la distanciation sociale, qui détruit à son tour le contact physique, abrasant ainsi une dimension essentielle de l’être : le toucher ; bref « Pour vivre heureux vivons séparés ». Cet état diminué dans la séparation est pour l’auteur le résultat d’un processus historique de dégénérescence de l’espèce depuis les années 1980 : disparition du prolétariat, dont les conséquences sur la dérégulation de l’économie provoquant « l’accroissement indéfini de la production » sont comparées à celles sur le climat par la réduction des forêts (p. 42), dépression immunitaire liée à l’expansion des techniques de manipulation et à l’explosion des drogues. C’est l’emblème sinistre de notre devenir (texte « instauration du risque d’extinction »). Mais projeter sur les virus nos carences est une erreur, il faut plutôt pointer une défaillance dans le lien au continuum vital comme coexistence avec maints organismes vivants, dans notre corps même. La pensée de Camatte est encore plus subtile, elle ne s’arrête pas à un constat de délabrement (ce que l’on pourrait peut-être trouver chez des éco-réactionnaires). Citons un passage : « On peut affirmer que c’est comme si le corps de l’espèce signifiait qu’il n’en peut plus, qu’il n’est plus à même de supporter ce qui lui est infligé, qu’il ne peut plus assurer la guerre, qu’il entre en dépression, et ne peut plus supporter l’artificialisation. C’est comme si hommes, femmes et même enfants, s’étaient mis en grève pour refuser le diktat du mécanisme infernal qui les oppresse. Une grève qui a surpris tout le monde et qui a pris de court les dominants. Eux aussi, à un degré moindre, pâtissent de la même situation, et comme tout le monde, craignent la mort (reste de naturalité commun à tous et à toutes). Il s’est agi, de façon passive, d’un immense refus. Or, c’est à partir de là que peut s’initier une autre dynamique de vie » (p. 57).
Une logique lourde de notre époque est la « substitution », « remplacement de la naturalité par l’artificialité » (p. 48), forme extrême de délégation de nos gestes, qui ne se déploient plus en continuité dans les outils, de nos capacités psychiques, et triomphe de l’économie, « démarche caractérisée par la domination des objets sur les êtres » (p. 49). Ce phénomène s’étend aussi à la reproduction du vivant. L’auteur évoque ici entre autres le livre de Pièces et Main d’Oeuvre Alertez les bébés [4] (texte « Précisions sur le risque d’extinction »). A terme, se profile l’homme-machine, l’homme substitué. Jacques Camatte avance finalement (texte « Substitution et extinction ») que « seul un évènement imprévu, mais non improbable » (p. 125) pourrait provoquer une dynamique d’inversion. Une pensée qui, parfois, confine à une sorte de mystique (non religieuse) de la nature, mais qui frappe par ses fulgurances.
NB : Invariance existe aussi sur internet, avec des archives et même un glossaire, nécessaire. Certains textes sont traduits dans plusieurs langues. Les débats qui ont eu cours dans l’ultra-gauche depuis les années 1970 autour des thèses de Jacques Camatte sont facilement accessibles, par exemple des articles de Temps critiques.
[1] Depuis la rédaction de cette recension, Jacques Camatte est décédé le 19 avril 2025.
[2] Jacques Camatte, lui, fut enseignant de sciences de la vie et de la terre.
[3] Naturiens, végétariens, végétaliens et crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français, 1895-1938, Invariance n° 9, série IV, 1993. On trouve ce texte en ligne sur le site Archives autonomie.
[4] Pièces et Main d’œuvre : Alertez les bébés ! Objections aux progrès de l’eugénisme et de l’artificialisation de l’espèce humaine, Service compris 2020.
Publié le 17.09.2024 à 12:19
Jean-Jacques Marie, La collaboration Staline-Hitler. 10 mars 1939-22 juin 1941. Août-septembre 1944, Paris, Tallandier, 2023, 352 pages, 22,90 € pour l’édition papier / 16,99 € pour l’édition numérique.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Après s’être intéressé aux oppositions juvéniles dressées contre Staline au sein même de l’Union soviétique, Jean-Jacques Marie revient sur une page sensible voire controversée du règne du maître du Kremlin, celle du pacte germano-soviétique d’août 1939 à juin 1941. Et d’emblée, les dates présentées étonnent. L’auteur s’en explique, en retraçant les diverses étapes, au cours des années 1930, d’une tentative de rapprochement de Staline à l’égard d’Hitler : les accords commerciaux signés, tel celui de 1938 ; la dissolution du PC polonais, qui semble laisser le terrain libre à l’Allemagne. Le moment décisif se situerait le 10 mars 1939, jour d’un discours de Staline au congrès du PCUS dans lequel ce dernier appelle à une réelle collaboration avec l’Allemagne nazie. Le mot est lâché, et se retrouve sur la couverture de l’ouvrage : collaboration, le même, et ce n’est pas un hasard, utilisé pour désigner l’aide apportée par Pétain et Vichy à la politique hitlérienne. Un rapprochement qu’on pourrait quand même qualifier de douteux … Les mois qui suivent, des signes supplémentaires sont perceptibles, du remplacement de Litvinov (juif) aux affaires étrangères par le fidèle Molotov aux complaisances de la presse soviétique à l’égard de l’Allemagne en passant par des manifestations verbales d’antisémitisme.
Pour expliquer cette volonté de collaboration de Staline à l’égard d’Hitler, Jean-Jacques Marie insiste sur les parallèles entre les deux régimes, ce que Trotsky avait relevé en son temps, évoquant de véritables « étoiles jumelles » (sans pour autant conclure à leur identité, la nature capitaliste de l’Allemagne s’opposant aux fondamentaux socialistes censés, selon la vulgate trotskyste, survivre sous la gangue bureaucratique). Il cite également des extraits de la presse allemande ou du journal de Goebbels insistant sur les changements survenus en URSS par suite des grandes purges, marques d’une distanciation croissante à l’égard des objectifs de révolution mondiale et d’une nationalisation de la politique soviétique. Cette collaboration s’avère particulièrement active en Pologne. Staline freine d’abord l’intervention de l’Armée rouge jusqu’au retrait du gouvernement polonais en Roumanie, pour user ensuite du prétexte de défense des minorités biélorusses et ukrainiennes menacées (sic) face à une Pologne qualifiée d’État fasciste ! La répression orchestrée par le NKVD dans les territoires polonais occupés est ensuite massive, près d’un million d’habitants se voyant déportés. Les services du NKVD collaborent même avec la Gestapo afin d‘éradiquer la résistance polonaise… Pour Jean-Jacques Marie, cette emprise sur la Pologne, « C’est le début de l’entreprise de Staline pour reconstituer les frontières de l’ancien empire tsariste (…) reprise, qui trouve aujourd’hui son prolongement dans la volonté de Poutine de nier le sentiment national ukrainien (…) » (p. 167).
Mais ce n’est qu’un aspect de la collaboration entre Staline et Hitler, dont le premier se veut l’élément moteur. Les livraisons de matières premières à l’Allemagne sont constantes, et très utiles dans un contexte de blocus britannique contre le pays ; autant de ressources qui seront en partie mobilisées lors de l’attaque du 22 juin 1941. C’est d’autant plus ironique que du côté allemand, les fournitures de matériel militaires censées en constituer le pendant ne sont livrées qu’au compte-goutte et de manière partielle : un quart seulement de ce qui avait été fixé dans l’accord aura effectivement été acheminé au moment du déclenchement de l’Opération Barbarossa. Staline autorise également les navires allemands à utiliser un port soviétique, et livre des communistes allemands ou autrichiens réfugiés en URSS à Hitler. La guerre désastreuse décidée par Staline contre la Finlande dévoile les faiblesses de l’Armée rouge et pousse Hitler à avancer son projet d’attaque de l’URSS de 1942 à 1941. Pour autant, et bien que les tensions aillent crescendo entre les deux pays, Staline pense toujours être le maître du jeu et fait tout pour prouver sa bonne foi au dictateur allemand. Il envisage même de rejoindre le pacte tripartite rassemblant Allemagne, Italie et Japon, afin de participer à la mise en place d’un nouvel ordre mondial… à condition toutefois que ses exigences soient acceptées par Hitler. Ce dernier, de plus en plus agacé, voit même Staline accepter de soutenir la Yougoslavie juste avant son invasion par l’Allemagne.
Le dirigeant soviétique semble en fait souffler le chaud et le froid, lancer des opérations test, car dans le même temps, il envisage déjà la dissolution de ce qui reste de la IIIe Internationale afin d’apaiser Hitler (elle ne sera effective que deux ans plus tard). « Que Staline, cloîtré entre les murs du Kremlin et entouré d’une cohorte de flatteurs obséquieux qui ne cessent de célébrer son génie, n’ait saisi aucune de ces motivations [celles d’Hitler] souligne les limites étroites de son intelligence, rétrécies encore par l’encens qu’il ne cesse de humer. À ses yeux, sans doute, les fulminations de Hitler contre le « judéo-bolchevisme » ne constituent que la couverture idéologique de la défense d’intérêts matériels et géopolitiques concrets, tout comme, chez lui, le « communisme » et le « marxisme-léninisme » ne sont que le camouflage idéologique de sa dictature et des appétits de la bureaucratie parasitaire, vorace et pillarde dont il est le représentant et le maître. » (p. 256). Les rapports successifs de ses espions, les 394 violations allemandes de l’espace aérien soviétique entre janvier et juin 1941, les enquêtes allemandes autorisées sur le sol de l’URSS afin de… retrouver des sépultures de soldats allemands de la Grande Guerre (!), jusqu’aux soldats allemands communistes qui désertent pour alerter l’URSS de l’attaque imminente et sont fusillés, rien ne fait changer Staline d’avis : Hitler ne veut pas d’une guerre contre son pays, et ne cherche qu’à peser dans de futures renégociations.
Même quand l’attaque est effective, Staline freine sur la défense pour montrer sa bonne foi au chef nazi ! La coda du livre se place en août et septembre 1944, lorsque Staline, qui a encouragé l’insurrection du ghetto de Varsovie via une radio polonaise installée à Moscou, laisse l’armée allemande l’écraser (avec l’aide des pro-nazis russes d’Andreï Vlassov et ukrainiens de Stepan Bandera[1]), sans même laisser ses alliés britannique et étatsunien livrer des armes aux insurgés.
Bien que n’évitant pas toujours les erreurs vénielles – ainsi du voyage de Rudolf Hess au Royaume-Uni, daté de 1940 au lieu de 1941 – La collaboration Staline-Hitler est une collection de données précieuses et fort utiles sur un épisode loin d’être une simple parenthèse.
[1] Jean-Jacques Marie rappelle à cet égard que des rues en son honneur existent toujours en Ukraine et à Kiev en particulier…
Publié le 21.07.2024 à 18:25
Leonard Schapiro, Les Révolutions russes de 1917. Les origines du communisme moderne (The Russian Revolutions of 1917), Paris, Flammarion, collection « Nouvelle bibliothèque scientifique », préface de Hélène Carrère d’Encausse, 1987 (édition originale 1984), 336 pages, 125 francs.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Leonard Schapiro (1908-1983) est un des historiens majeurs de la Russie soviétique et de l’URSS, tout particulièrement de ses premières années. Si l’on connaît son étude sur Les Bolchéviques et l’opposition (1917-1922), rééditée voici quelques années par Les Nuits rouges (et chroniquée sur notre ancien site par Florent Schoumacher), cet ouvrage, le dernier paru avant son décès, présente le grand intérêt de synthétiser plusieurs décennies de recherches et de réflexions. L’exposé est classiquement chronologique, et débute avec la recherche des « germes de la révolution », surtout décelables dans la seconde moitié du XIXe siècle, les réformes initiées étant trop ou trop peu nombreuses en l’état, l’institution des zemstvos en particulier ouvrant sur la prise en charge d’éléments de gestion locale et l’expression d’une opposition qui allait se faire croissante.
Dans son décryptage de l’échec ou de la victoire révolutionnaire, 1905 contre février 1917, le rôle de l’armée lui apparaît déterminant. Restée fidèle en 1905, avec en outre une absence de direction oppositionnelle suffisamment solide, elle bascule en 1917 du côté des insurgés (ouvriers, de manière décisive), par suite du discrédit profond du gouvernement (et aux critiques de l’opposition libérale). La période qui s’ouvre alors, marquée comme on le sait par l’existence du double pouvoir entre le soviet de Petrograd et un gouvernement provisoire en suspension sur un vide institutionnel, semble être dominée par une certaine fatalité. L’ordre n°1 du soviet, adressé aux forces armées, légitima d’emblée selon l’auteur le pouvoir du soviet et joua un rôle décisif dans l’effondrement de la discipline militaire, ouvrant dès lors le terrain à la propagande bolchevique. De même, les soulèvements paysans qui suivent février, sans être de nature politique, créent un climat de remise en cause sociale qui allait profiter aux bolcheviques. Si, lors des journées de juillet, ces derniers furent surtout poussés par leur base – et par les anarchistes –, plus volontaristes, l’objectif de prise du pouvoir fut tout du long l’objectif de Lénine, un pouvoir exclusif, de parti unique, qu’il n’était en aucune façon question de partager[1]. Il fut facilité par l’inconsistance du gouvernement provisoire et des autres courants socialistes. Dans son récit de la guerre civile, et de la victoire des bolcheviques à son issue, Leonard Schapiro souligne le soutien par défaut de la population paysanne, le moral supérieur de l’Armée rouge et le rôle de Trotsky, dont il ne brosse pourtant pas un tableau humainement très flatteur.
Tout au long de son texte, Leonard Schapiro laisse ainsi clairement filtrer son point de vue personnel. Indulgent par rapport aux efforts des sphères dirigeantes du tsarisme lorsqu’elles cherchent selon lui à réellement améliorer la situation (avec un Stolypine, par exemple), il tient également à souligner l’action plus radicale que ce que l’on pense souvent déployée par le gouvernement provisoire, attaché à des principes et à un certain réalisme, contrairement aux bolcheviques. Quant à sa perception de la révolution, elle privilégie clairement le chaos engendré par la disparition d’un joug pesant, « (…) l’envie et la haine déchaînées par la révolution chez un peuple pratiquement ignorant, simplement conscient des souffrances et des humiliations qui avaient été son lot depuis des générations. » (p. 134)[2] Dans cette tempête, les bolcheviques jouent avec le feu (plus que prolétarienne, leur révolution est qualifiée de celle du « lumpenproletariat », p. 313), et sont de dangereux manœuvriers « extrémistes » (un terme qui revient régulièrement), dont le renversement aurait même permis d’éviter toute guerre civile, car selon lui, tout risque de retour à l’ordre ancien en 1917 n’était que fantasme[3]. Ce sont clairement les modérés de gauche (mencheviques particulièrement) qui emportent la préférence de Leonard Schapiro, « (…) sur laquelle reposait le seul espoir de régime rationnel pour le pays. » (p. 270). Parmi les autres limites sensibles et plus factuelles de cette approche, il y a les angles morts des structures socio-économiques ou de la culture.
On considérera ce livre sur les révolutions russes, qui date de 40 ans, comme un document historique, à croiser évidemment avec les dernières analyses sur ce sujet (Sumpf, Aunoble, etc.)
[1] Leonard Schapiro voit le moment de la victoire d’Octobre comme un instant isolé, celui où un gouvernement socialiste de coalition aurait pu se mettre en place, si les mencheviques et les socialistes-révolutionnaires ne l’avaient pas refusé par principe.
[2] Il évoque même des « bacchanales de l’anarchie » en décrivant les mutineries de soldats durant la révolution de février (p. 83).
[3] « (…) à moins que l’on n’entende par contre-révolution le rétablissement de l’ordre à l’arrière et celui de la combativité au front. », p. 162, ce qui était le cas de Kornilov, d’accord en cela avec le gouvernement, et dont la tentative de putsch serait avant tout due à une incompréhension mutuelle.
Publié le 12.07.2024 à 10:34
Alexandre Sumpf, Lénine, Paris, Flammarion, 2023, 640 pages, 26 € pour l’édition papier / 17,99 € pour l’édition numérique.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Si le centenaire des révolutions russes de 1917 avait suscité une vaste série de publications, dont notre blog avait largement rendu compte, celui de la mort de Lénine s’avère moins vendeur pour les éditeurs : sans parler de rééditions, les parutions se comptent sur les doigts d’une seule main. Parmi elles, une nouvelle biographie, écrite par Alexandre Sumpf, dont on connaît les compétences : l’universitaire a en effet accumulé ces dernières années toute une série de livres souvent passionnants, que ce soit sur le versant russe de la Première Guerre mondiale, sur le cinéma, Raspoutine, l’Okhrana, les révolutions russes bien sûr et également l’histoire de l’URSS (De Lénine à Gagarine).
Après les biographies de Jean-Jacques Marie, qui défendait l’homme politique, et celles, nettement plus à charge, de Robert Service ou Stéphane Courtois – j’ose à peine mentionner celle de Luc Mary, tant elle est à l’opposé du travail historien – Alexandre Sumpf cherche à se positionner à l’écart de ces engagements afin de retrouver le vrai Lénine. Tâche délicate, bien sûr, quand on connaît le caractère clivant et toujours brûlant du siècle des communismes auquel Lénine est forcément lié. Pour cela, il met à profit ses champs de recherche privilégiés : des caricatures ou dessins vulgarisateurs sont ainsi reproduits à plusieurs moments et analysés, ce qui offre des entrées originales. Autre singularité, le refus d’un plan chronologique. Alexandre Sumpf alterne ainsi des chapitres consacrés à l’année 1917, cardinale, et des chapitres portant sur les périodes antérieures, parfois même des chapitres enjambant l’avant et l’après 1917, comme sur certains de ses collaborateurs (dont l’indispensable Sverdlov, souvent négligé) – et collaboratrices, l’auteur insistant à raison sur leur autonomie et la valeur propre de leur travail (il s’agit en l’occurrence de Kroupskaïa, Inessa Armand et les deux sœurs de Lénine, Anna et Maria).
Concernant la jeunesse de Lénine, il la présente comme totalement inscrite dans son temps, refusant l’idée d’un profil atypique. Son engagement révolutionnaire est de la sorte parfaitement logique, et plus que l’exécution de son frère aîné, c’est la famine de 1892 qui l’aurait fait basculer vers le marxisme. À plusieurs reprises, Alexandre Sumpf adopte un ton plus léger, effectuant des parallèles surprenants, ainsi du Petit Nicolas lorsqu’il est question d’évoquer le pilier que constituait l’éducation pour les parents Oulianov. Mettant à profit sa formation d’avocat dans ses capacités oratoires, Lénine fut aussi quelqu’un s’engageant totalement pour sa vision de la révolution, prenant en compte à part entière la question paysanne en Russie. La centralité de la construction d’un parti de cadres est bien saisie[1], et des questions sensibles comme le financement des activités politiques ne sont pas oubliées : la fameuse affaire du braquage de banque ou celle de la captation d’héritage, même si, sur la durée, c’est sans doute les aides financières du SPD qui furent plus conséquentes. Alexandre Sumpf déduit de cette centralité du parti la place déterminante accordée à la prise du pouvoir, au-delà des mots d’ordre plus ponctuels, ce qui tendrait à faire de Lénine un homme régi par une idée fixe, sans le pragmatisme et l’évolution que lui accordait un Marcel Liebman, par exemple.
Mais place est également faite à sa vie privée – humble, avec une capacité de travail considérable –, aux lieux qu’il fréquente le plus (le triangle bibliothèques – cafés – imprimeries), et à ses activités non politiques, la chasse, la natation, le vélo, et surtout la randonnée, toutes lui permettant d’évacuer les tensions générées par les polémiques internes au mouvement révolutionnaire (la guerre civile comme mode de vie). Durant les années de militantisme qui précèdent 1917, le livre met à profit les documents de l’Okhrana et même des autres services secrets, qui prouvent l’intérêt porté à Lénine en tant que leader révolutionnaire et danger majeur. Il n’empêche, certaines affirmations (la guerre civile débutant avec la prise de pouvoir en octobre, alors qu’elle a déjà commencé tout au long de l’année) ou oublis (rien sur le rôle de Trotsky dans la préparation du soulèvement) ne peuvent manquer de surprendre, tout comme le choix des mots (opportunisme plutôt que pragmatisme, par exemple). Le plan choisi, d’ailleurs, pour être indéniablement original, privilégie des coupes stratigraphiques sur des thématiques, tranchant dans la chronologie sans forcément pouvoir restituer le contexte général, au risque d’analyser Lénine en vase clos.
Comment comprendre Lénine sans retracer le déroulé de la guerre civile ? Sans restituer les difficultés de la vie quotidienne dans la Russie bolchevique, comme a su le faire Jean-Jacques Marie dans Vivre dans la Russie de Lénine ? Sans parler de manière substantielle des communistes de gauche de 1918, de l’Opposition ouvrière ou de celle du Centralisme démocratique ? Sans retracer les actions menées par la jeune Internationale communiste et sans parler du Congrès des Peuples d’Orient ? Sans restituer le foisonnement créatif qui fut celui des années révolutionnaires ? Néanmoins, Alexandre Sumpf a le mérite de mettre l’accent occasionnellement sur des épisodes moins connus ou des détails signifiants, ainsi de la volonté manifestée par Lénine de connaître au mieux l’état d’esprit de la base dans le cadre des négociations de Brest-Litovsk, de l’exigence de respect de la personnalité nationale des peuples, de la lutte contre l’antisémitisme et le bureaucratisme, ou de la nécessité, pour Lénine, de convaincre les paysans des vertus du modèle coopératif (à l’horizon 1940). Sur le thème si délicat et clivant de la violence une fois les bolcheviques au pouvoir, il nous semble par exemple que le poids du passé (le traumatisme de la répression subie par la Commune de Paris, ou celle des révolutionnaires finlandais) n’est pas suffisamment pris en compte.
Dans la question de la filiation Lénine-Staline, Alexandre Sumpf les rapproche quant à l’utilisation d’une violence aux « accents génocidaires »[2] (p. 376), visant en particulier les cosaques du Don, tout comme sur leur vision « utilitariste » de l’art. Sur la délicate question de Cronstadt et du tournant qu’il constitua, Victor Serge est longuement cité, à juste titre selon nous. Quant au testament, Alexandre Sumpf y voit plutôt la démonstration d’un leader s’estimant irremplaçable et qui préparait justement son retour aux affaires[3]… L’utilisation de témoignages nombreux et variés rend cette biographie extrêmement vivante, mais on peut regretter l’absence totale de notes et de références précises des documents utilisés[4]. Pour autant on peut douter qu’elle parvienne à s’imposer comme LA référence en la matière.
[1] « La forge du parti révolutionnaire (…) a été l’œuvre de sa vie. », p. 158.
[2] Expression pour le moins impropre….
[3] « Ces textes ne constituent pas un testament, au contraire : ils forment un discours de politique générale délivré par un chef qui entend reprendre les rênes de l’État-Parti et sauver la nation communiste d’une nouvelle guerre civile. », (p. 256).
[4] Quelques erreurs ponctuelles sont également à noter : une année de naissance erronée pour Staline (1879 au lieu de 1878, p. 124) ; Riazanov présenté comme « social-démocrate indépendant » (p. 512) alors qu’il est bolchevique depuis 1917 ; une photographie censée être celle de Staline, Lénine et Trotsky, alors que c’est Kalinine qui en constitue le troisième personnage (p. 564).
Publié le 11.07.2024 à 00:01
Serge Quadruppani, Une histoire personnelle de l’ultra-gauche, Paris, Divergences, 2023, 216 pages, 16 €.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Pour le grand public, Serge Quadruppani est plus connu pour son travail de traducteur[1] et d’écrivain de romans noirs. Pour les milieux liés à l’extrême-gauche, il y a fort à parier que reviendra en mémoire la dénonciation menée par Didier Daeninckx à la fin du siècle dernier concernant les accointances entre quelques militants ultra-gauches et les milieux négationnistes. Ce témoignage est donc fort utile afin de rappeler certaines réalités, éclairer un parcours personnel singulier et apporter des éléments de réflexion sur l’avenir du communisme. Le risque étant de dérouter en partie le lecteur, puisque Une histoire personnelle de l’ultra-gauche mêle texte écrit de nos jours, notes de lecture et articles plus ou moins anciens, rappels historiques et considérations sur l’état actuel du capitalisme et des alternatives qui peinent à s’en extraire.
Une chose est sûre, ce n’est pas dans ce petit opuscule que vous trouverez une histoire complète et détaillée de ce qu’on appelle l’ultra-gauche, que l’on peut également qualifier de communisme de gauche. Certes, Serge Quadruppani part des intuitions du jeune Marx pour en souligner toute la fraicheur, fait un détour par Paul Lafargue et son Droit à la paresse, lecture qui l’a beaucoup marqué adolescent, critique la thèse de Kautsky et Lénine selon laquelle la conscience politique serait nécessairement apportée de l’extérieur au prolétariat, pour évoquer ce moment clef de l’histoire de l’ultra-gauche, la polémique entre Lénine et les communistes de conseils, entre autres. De ce courant protéiforme, il retient principalement l’accent mis sur l’auto-organisation de la classe, et ces continuateurs que furent Socialisme ou Barbarie, l’Internationale situationniste et Information et Correspondance Ouvrières (ICO). Si un deuxième moment clef de son historique doit être relevé, c’est 68 et ses effets induits.
Mais Une histoire personnelle de l’ultra-gauche donne aussi l’occasion à Serge Quadruppani de parler de lui, de ses origines modestes et de son parcours politique. La directrice d’école maternelle qu’on lui avait donnée comme « marraine » sociale était en effet la sœur de René Lefeuvre, figure essentielle de l’extrême-gauche et fondateur des Cahiers Spartacus. C’est ainsi que l’adolescent se vit ouvrir une porte sur le mouvement ouvrier, ses marges fructueuses, enrichissantes (dont le groupe/librairie de La Vieille Taupe, à ne pas confondre avec sa reprise par le négationniste Pierre Guillaume), mais aussi sur le lit de son mentor. Sans acrimonie, ce qui ne veut pas dire sans colère rentrée, il révèle en effet la relation pédophile qui, adolescent, le lia un temps à cet homosexuel discret. Il fait également le lien entre itinéraire individuel et contexte historique, saluant la force subversive de Mai 68, qui osa s’attaquer à toutes les institutions, mais négligea assurément la question du consentement.
Du patrimoine de l’ultra-gauche, véritable « boite à outils », il retient la recherche presque obsessionnelle du sujet révolutionnaire, ce prolétariat appelé à faire advenir l’être-commun, mais critique la « passion de l’impuissance » (p. 16) ainsi que les errements de certains textes publiés par La Banquise, cette revue publiée le temps de quatre numéros dans les années 1980 et qui se retrouva une dizaine d’années plus tard dans le collimateur de Didier Daeninckx. Auto-critique ne signifiant pas reniement, simplement remise en contexte et mises au point très claires et très nettes sur ce qu’il qualifie d’erreurs. Sur la situation et l’avenir actuel du communisme en tant que mouvement, il rejette les limitations données par certains théoriciens d’ultra-gauches aux contours du prolétariat, au profit d’une vision plus large, justifiée selon lui par la crise climatique, accoucheur du fameux « être-commun ».
Car « Au cours des combats qu’elle mena dans les siècles précédents le nôtre, la classe ouvrière s’est retrouvée dépositaire d’un trésor plus ancien qu’elle, un trésor de possibilités pour toute l’humanité, que nous devons apprendre à piller, à présent que les ouvriers sont toujours là, mais que la classe ouvrière, comme « classe qui doit abolir toutes les classes », est définitivement absente. » (p. 125-126). Nulle surprise, dès lors, à voir Serge Quadruppani critiquer la tendance excessivement scientiste de l’ultra-gauche et à privilégier la complexité des causes et la pluralité des possibles, aussi bien passés que futurs. « (…) aux yeux des révolutionnaires, ce qui aurait pu être devrait être aussi important que ce qui est, pour tenter d’apercevoir ce qui sera. » (p. 132). Après Le Brise-glace, Mordicus et l’expérience associative de La Bonne descente, Serge Quadruppani abandonnera l’ultra-gauche, mais pas l’engagement et le militantisme. Écrivant désormais pour lundi matin, il se qualifie d’ultra-gauche anarcho-autonome, retenant l’éthique de l’anarchisme et l’expérience capitale de l’opéraïsme, avec en ligne de mire la fin de l’exploitation capitaliste. Vaste programme !
Jean-Guillaume Lanuque
[1] Il a entre autres traduit les six premiers volumes du passionnant cycle de l’inquisiteur Eymerich de Valerio Evangelisti, ainsi que de nombreux polars italiens.
Publié le 10.07.2024 à 17:10
Wu Ming, Proletkult, Paris, Métailié, collection « Bibliothèque italienne », 2022 (édition originale en 2018), traduction par Anne Echenoz, 352 pages, 22 € pour l’édition papier / 9,99 € pour l’édition numérique.
Un compte rendu de Jean-Guillaume Lanuque
C’est à l’occasion du centenaire de la révolution russe que le collectif d’auteurs italiens Wu Ming, à qui l’on doit entre autres L’œil de Carafa (sous le pseudonyme parallèle de Luther Blisset) ou L’étoile du matin (autour de T.E. Lawrence et J.R.R. Tolkien), avait publié Proletkult, une vision de la révolution bolchevique un pas de côté. Le personnage choisi comme narrateur est en effet aussi singulier que captivant, puisqu’il s’agit d’Alexandre Bogdanov. Ce dernier avait déjà par le passé retenu l’attention des auteurs de fiction, ainsi de Philippe Videlier (« Les échecs de Lénine » dans Le Jardin de Bakounine et autres nouvelles de l’Histoire[1]) ou de Luc Pleudon (la nouvelle « J’étais, je suis, je serais » dans l’anthologie Dimension Merveilleux scientifique).
Nous sommes à la veille des célébrations du dixième anniversaire de la révolution, et Bogdanov, devenu directeur d’un institut de transfusion sanguine, est confronté à une jeune femme, Denni, qui affirme venir d’une autre planète, Nacun. Elle se dit également fille de Léonid Volok, un camarade de Bogdanov qui participa au fameux cambriolage de la banque de Tiflis (Géorgie) le 13 juin 1907 en compagnie d’un certain Koba (alias Staline), braquage destiné à alimenter les caisses des bolcheviques. L’occasion pour le révolutionnaire marginalisé de revivre son passé par le biais de divers flash-backs tout en s’interrogeant sur cette pathologie étrange qui touche la jeune Denni… Le travail de documentation est solide, tant le roman est irrigué des propres conceptions de Bogdanov, mais également des dissensions internes aux bolcheviques. L’épisode de la divergence philosophique avec Lénine, qui poussa ce dernier à écrire son essai Matérialisme et empiriocriticisme, est ainsi largement exposé.
Plus largement, Proletkult offre une réflexion sur le bilan de la révolution. Les rencontres de Bogdanov avec certains de ses anciens camarades, bien que relativement didactiques, le confrontent à diverses justifications : Litvinov insiste sur la dimension géopolitique de l’affrontement (avec l’espoir placé dans les progrès de la révolution en Asie), Lounatcharski sur les audaces de la création culturelle, et Kollontaï sur les progrès obtenus pour les droits des femmes. Wu Ming semble finalement endosser la vision prêtée à Bogdanov : la révolution n’a pas tenu ses promesses car elle n’a pas su forger une culture nouvelle, véritablement prolétarienne, qui aurait permis de briser en profondeur les cadres anciens. C’est là ce qui caractérisait en particulier le mouvement du Proletkult, justement. La révolution s’est enkystée dans des dogmes, là où le mouvement demeurait vital, à l’image de la tectologie, ou science de l’organisation des choses, promue par Bogdanov.
« Cet événement imparfait, tordu, raté même, que nous sommes sur le point de célébrer et qui est la meilleure chose qui soit sortie de la plus grande guerre de tous les temps. Nous ne l’aimons pas mais c’est ce que nous avons. Et c’est un fait unique. » (p. 176). La présence de Léonid Volok, personnage issu de l’imagination de Bogdanov, de Denni et les informations qu’elle donne sur la vie sur la planète Nacun (à la place de Mars), répondent à deux finalités complémentaires : une mise en abyme avec les propres fictions d’Alexandre Bogdanov, L’étoile rouge et sa suite, L’ingénieur Menni[2], et la confrontation d’une révolution déchue avec son pendant victorieux. Victorieux, certes, mais toujours en mouvement, contrainte de faire face à de nouveaux défis, la lutte contre un environnement qui se dégrade et l’interrogation sur une éventuelle colonisation de la planète Terre… Le dénouement du roman, qui croise la véritable mort de Bogdanov, s’avère particulièrement touchant.
[1] Voir sa recension sur ce même blog : https://dissidences.hypotheses.org/4364
[2] Voir leur analyse sur ce blog : https://dissidences.hypotheses.org/4587 Wu Ming commet toutefois une petite erreur en parlant de science-fiction, l’expression ne voyant le jour qu’en 1929, aux États-Unis, sous la plume d’Hugo Gernsback.
Publié le 18.02.2024 à 18:21
Clifford D. Conner, Marat. Savant et tribun (Jean Paul Marat : tribune of the French Revolution), Paris, La Fabrique éditions, traduction d’Etienne Dobenesque, 2021 (2012 pour l’édition en langue anglaise), 232 pages, 15 €.

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Clifford D. Conner s’était fait connaître en France par sa passionnante Histoire populaire des sciences, éditée chez L’Echappée[1]. Ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’est aussi intéressé à Jean-Paul Marat, par le biais de deux biographies : une première dans les années 1990, plutôt centrée sur sa carrière scientifique, une seconde dans les années 2010, davantage axée sur les dimensions politique et journalistique du personnage. C’est ce second travail qui a été traduit par les éditions de La Fabrique. L’occasion de dissiper la légende noire de Marat, que l’on résume souvent à des clichés, un homme obsédé par les exécutions, quand n’est pas valorisée la figure de sa meurtrière (voir par exemple l’essai de Michel Onfray sur Charlotte Corday).
D’emblée, Clifford Conner le présente comme un meneur révolutionnaire majeur. Suivant un plan classiquement chronologique, il rappelle ses origines suisses, son enfance paisible également. Marat poursuivit ses études en France, à Bordeaux puis à Paris, avant de partir une dizaine d’années à l’étranger (en Angleterre, principalement). Devenu médecin, il écrivit d’abord des écrits philosophiques, puis politiques : Les chaînes de l’esclavage est son plus célèbre pamphlet, dans lequel il critique les inégalités sociales et défend déjà la nécessité de l’action révolutionnaire. De retour en France, il se constitue une clientèle surtout aristocratique, et finit même par intégrer la Maison du Comte d’Artois (le futur Charles X) de 1777 à 1783. Parallèlement, il mène des expériences de science physique, sur lesquelles la biographie ne s’approfondit malheureusement pas. Tout juste sait-on qu’elles concernent surtout l’optique, dans une approche critique de Newton. C’est d’ailleurs une des causes du fossé croissant entre Marat et l’Académie des sciences, plus orthodoxe et conservatrice en la matière. La pertinence de l’approche de Marat a pourtant ultérieurement été reconnue.
Au début de 1789, il publie un pamphlet réformiste, dans lequel il exprime sa confiance dans le roi tout en manifestant un vif intérêt pour le peuple, mélange de modérantisme politique et de radicalisme social qui lui vaut d’être inquiété par la police. Selon Conner, « Si Marat a cette place unique dans l’histoire, c’est parce qu’il a été le défenseur le plus opiniâtre et résolu de l’égalité sociale dans la Révolution française. » (p. 73), ce que l’on peut d’ailleurs discuter en mettant en perspective un autre personnage clef, Jacques Roux (voir la biographie de Walter Markov publiée par Libertalia[2]). C’est en septembre de la même année que débute la parution de L’Ami du peuple, le journal qui allait le rendre célèbre en tant que porte-parole des petites gens, « l’œil du peuple » ainsi que Marat se qualifiait lui-même. Clifford Conner explique d’ailleurs que le journal a eu un effet direct sur la mobilisation des femmes parisiennes lors des journées d’octobre. S’ensuit d’ailleurs une tentative d’arrestation à l’initiative des autorités municipales, la première d’une longue série, ce qui pousse Marat à opter pour la clandestinité. Les réseaux qu’il s’était constitués lui furent à cet égard d’une aide précieuse. Il finit par s’exiler un temps en Angleterre jusqu’en mai 1790, la suspension de son journal étant remplacée par l’écriture d’un pamphlet où il appelait à la venue d’un dictateur public afin de relancer le processus révolutionnaire.
Ce qui caractérise les articles de L’Ami du peuple, c’est un esprit critique incisif, qui n’hésite pas à tancer le peuple et à manier une écriture incendiaire pour le faire réagir, non sans succomber parfois à des phases de découragement. Il s’en prend ainsi et successivement à la Fête de la fédération et sa fausse harmonie sociale, aux officiers responsables de la répression des mutinés de Nancy, à Mirabeau qu’il accuse d’être employé par le roi au moment de sa mort, au roi lui-même dont il soupçonne la fuite à venir. Ces quelques exemples permettent de comprendre la réputation de prophète dont on l’a parfois doté – quand bien même il conviendrait de recenser la totalité de ses avertissements afin de voir si la proportion de ceux qui se sont révélés justes est si conséquente. Face à la marche à la guerre de 1792, il avertit sur les dangers de celle-ci et sur les trahisons à venir des généraux. Ce n’est que la victoire insurrectionnelle du 10 août qui lui permet de sortir enfin de la clandestinité, le ton de son journal se faisant plus confiant à l’égard du nouveau pouvoir. Élu à la Convention, Marat manifeste un réel souci de légalité révolutionnaire, changeant le titre de sa publication en Journal de la République française. Il n’en demeure pas moins un député indépendant, mais s’allie avec la Montagne, front uni entre les sans-culottes et la petite bourgeoisie, selon Clifford Conner.
En butte à des offensives répétées des Girondins dans l’enceinte même de l’assemblée, il finit par être accusé devant le tout jeune Tribunal révolutionnaire qu’il appelait de ses vœux, mais en sort sous les acclamations ! Plus étonnant, face aux revendications exprimées par les Enragés, il s’y oppose par souci d’unité et parce qu’il considère que la Convention peut être l’instrument de la révolution sociale, pour peu qu’elle soit purgée des Girondins. Il est d’ailleurs à la manœuvre pour l’insurrection de mai-juin, mais sa démission de la Convention, qu’il présente comme un moyen de ne pas braquer la province contre Paris, s’accompagne d’un retrait de la vie politique. Il passe les dernières semaines de sa vie chez lui, à travailler pour son journal. Prenant et passionnant, le récit de Clifford Conner souffre toutefois d’une faiblesse, celle de s’appuyer quasi exclusivement sur une bibliographie datée (Georges Lefebvre et George Rudé en particulier).
[1] Voir la critique sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/474
[2] Voir la critique sur notre blog : https://dissidences.hypotheses.org/9248
Publié le 18.02.2024 à 18:11
Frédérique Matonti, Comment sommes-nous devenus réacs ?, Paris, Fayard, collection « Raison de plus », 2021, 208 pages, 18 € pour l’édition papier / 12,99 € pour l’édition numérique.

Un compte-rendu de Jean-Guillaume Lanuque
Le titre choisi pour le dernier essai de Frédérique Matonti vaut profession de foi. Elle se penche en effet sur la « droitisation » de la société, ou disons d’une partie de ses « élites », pour mieux la critiquer. Son objectif : retracer certaines étapes clef ayant mené à la victoire d’une hégémonie (au sens gramscien du terme) conservatrice, sensible selon elle dans la campagne gouvernementale contre l’islamo-gauchisme ou dans les invités récurrents de la plupart des chaines d’information en continu (Charlotte d’Ornellas, Eugénie Bastié, Barbara Lefebvre…). Pour cela, Frédérique Matonti effectue plusieurs carottages dans les dernières décennies, pour mieux souligner le contraste avec les années 1960 et 1970, où prédominait assez largement dans les sphères intellectuelles un discours du social.
Ainsi, sur la question de l’immigration, elle oppose les choix de la gauche au pouvoir – non-respect de la promesse mitterrandienne du droit de vote accordé aux immigrés pour les élections municipales, contrôle accru de l’immigration allant à rebours de la volonté d’intégration – et les luttes parties de la base, SOS Racisme ou la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Dans ce contexte, La Défaite de la pensée, d’Alain Finkielkraut, paru en 1987, est un repère crucial : il y dresse une opposition rigide entre les Lumières et leur universalisme d’un côté, le multiculturalisme et le relativisme de l’autre ; entre la culture populaire, illégitime, et la culture noble et légitime. Partant, c’est le “jeunisme” et le métissage qui sont aussi dans sa ligne de mire. Moins connu, Voyage au centre du malaise français de Paul Yonnet en 1993 postule un racisme et un antisémitisme nourris par ceux qui le combattent.
Autre parution marquante et significative, La Pensée 68 de Luc Ferry et Alain Renaut, exemple paradigmatique de la haine à l’égard de 68. Frédérique Matonti rappelle à cette occasion que contrairement à ce qu’avance l’ouvrage en s’en prenant aux sciences humaines et sociales de l’époque, les idées ne font pas les événements, ni pour la Révolution française, ni pour les Années 68. De même, l’accent mis sur le « gauchisme » culturel au détriment du Mai ouvrier aura une longue postérité, en particulier lors de la campagne présidentielle de Sarkozy en 2007. Un des développements les plus intéressants a trait à la construction d’une dichotomie entre deux gauches, l’une plus « sociétale » et déconnectée des classes populaires, l’autre plus sensible aux revendications de cette dernière… en particulier sur la lutte contre l’immigration. Frédérique Matonti démontre bien que cette dichotomie résulte de la construction d’un épouvantail étatsunien, celui du « politiquement correct » et du « sexuellement correct » par le camp conservateur, relayé en France au début des années 1990 par des personnalités comme François Furet, Annie Kriegel, Pascal Bruckner ou Philippe Raynaud, puis par Elisabeth Badinter, Mona Ozouf ou Claude Habib. Elle y voit, outre une manifestation de l’anti-féminisme, une peur des minorités d’origine étrangère vis-à-vis de la culture occidentale. Cela lui permet également de souligner les timidités de la gauche plurielle d’alors, que ce soit sur le PACS ou la loi sur la parité, tous deux fort limités (voir à cet égard L’incroyable histoire du PACS).
Chapitre particulièrement sensible, celui qui débute avec l’affaire du voile de Creil en 1989. Frédérique Matonti replace utilement ce sujet dans l’histoire de la laïcité, estimant que la position du ministre Jospin à l’époque se situe dans la tradition de Jaurès et Briand, concepteurs de la loi de 1905 et adversaires d’un anticléricalisme républicain. Elle rappelle également que jadis avec le catholicisme, aujourd’hui avec l’islam, une tendance à inférioriser les femmes existe, à ne les voir qu’instrumentalisées par des hommes religieux. Toutefois, sa perception d’une laïcité dure dont la plupart (mais pas tous, loin de là, ce qu’elle omet …) des défenseurs actuels visent l’islam, pour être juste, n’en néglige pas moins la possibilité d’une laïcité radicale, visant par exemple l’ensemble des écoles religieuses…
Pour expliciter ce basculement conservateur ou réactionnaire dans son ensemble, une pluralité de phénomènes sont invoqués : l’apparition d’intellectuels médiatiques dont les premiers représentants seraient les « nouveaux philosophes » ; l’évolution de l’université, aboutissant à une réduction des postes encourageant l’investissement de certains diplômés dans des essais éditoriaux et désarmant dans le même temps les universitaires, de plus en plus mobilisés par les projets et les demandes de financement ; la concurrence croissante des chaines de télévision, stimulant la provocation, et le contrôle croissant des groupes industriels sur les médias ; sans oublier l’action de certains réseaux, celui constitué autour de la revue Le Débat étant particulièrement ciblé avec Marcel Gauchet.
Spécialiste des intellectuels communistes, Frédérique Matonti a explicitement fait le choix de centrer son essai sur les évolutions des idées, ce qui mériterait bien sûr d’être complété par d’autres approches : l’évolution du contexte géopolitique et économique (l’offensive dite néo-libérale), les mutations démographiques de la population française, le rôle du cadre de l’Union européenne, sans oublier un angle mort de son approche, celui des évolutions contrastées de l’extrême gauche ou de la gauche radicale, plus ou moins poreuse à certaines tendances de fond (je pense entre autres à la place de la religion). De même, sa conclusion manque quelque peu d’audace, espérant une victoire d’une nouvelle gauche unie ressuscitant un État providence…