« Il n'y a pas plus émouvant qu'un cadre supérieur qui défroque »
F.Lordon
Publié le 06.07.2023 à 22:33
Les bourgeois ne brûlent pas de voitures
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Publié le 26.06.2023 à 10:40
Hold-up sur le « partage de la valeur »
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Publié le 05.04.2023 à 13:26
Un moment de politique extraordinaire
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Publié le 24.03.2023 à 14:45
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Publié le 17.03.2023 à 17:20
Comment Frédéric Lordon m’a (dé)radicalisé
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Publié le 31.01.2023 à 10:40
Retraites, qui soutient encore la macronie ?
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Publié le 06.07.2023 à 22:33
Les bourgeois ne brûlent pas de voitures
Les bourgeois ne brûlent pas de voitures. Ils sont en colère eux aussi mais pas pour les mêmes raisons. Bien sûr ils ont vu la vidéo du meurtre de Nahel. Ça les a choqués, ils sont humains. On n’a pas tout le contexte mais il semble quand même difficile de nier la bavure. Ils s’en remettent maintenant à la justice qui fera son travail, en toute impartialité bien sûr. Les bourgeois sont tristes, cet acte est regrettable.
S’en est suivi un déferlement de violence dans les banlieues. Certes on peut comprendre la colère de ces jeunes, mais quand même, ce ne sont pas des manières, pensent-ils. Les bourgeois sont abasourdis par cette réaction. Ont-ils peur ? Ceux qui sont au coeur du chaos et qui craignent pour leur voiture ou leur commerce ont peur, et ça se comprend. Mais les bourgeois vivent dans les beaux quartiers et la révolte ne les a atteints qu’à travers la médiation des écrans. De concret ils n’ont pu observer que le retour des barricades des Gilets Jaunes pour protéger les vitrines du 8ème arrondissement. Alors ils sont impressionnés par les images, ils craignent que ça dégénère, mais ils n’ont pas vraiment peur. Ils sont surtout hébétés, car il y a d’autres façons d’exprimer son mécontentement, avec le vote par exemple.
Quand un enfant fait une grosse colère il faut faire preuve d’autorité et rappeler les règles. Ils sont rassurés par les figures paternelles de Macron, Darmanin, Ciotti qui défilent dans les médias pour appeler au calme, rappeler le règlement intérieur de la république, promettre des sanctions exemplaires. Voilà une réponse ferme et nécessaire. Car en république quand on est en colère on ne brûle pas tout ce qui nous passe sous la main ! On s’exprime posément, avec des mots, on écrit des tribunes, on fait des éditos, on débat sur les plateaux TV. C’est ça la démocratie. La bourgeoisie est satisfaite, elle a rappelé sa supériorité morale.
D’ailleurs regardez, elle débat sur les plateaux. Est-ce la faute des jeux vidéos ? Qu’est-ce qui a manqué à l’éducation républicaine pour qu’on en soit là ? Les parents de banlieue ne sont ils pas en fait des enfants qu’il faudrait éduquer ? Est-ce qu’il y a trop d’immigrés ? Est-ce qu’il y a un lien entre l’origine des grands parents de ces jeunes et leur incapacité à exprimer leur colère dans des tribunes dans Libération comme tout le monde ? Est-ce qu’on ne devrait pas couper les réseaux sociaux qui, non contents de propager la haine et les fake news, se révèlent capable de propager des incendies ? La bourgeoisie est préoccupée, elle réfléchit.
Mais une chose la rend folle et lui fait perdre tous ses moyens. Ce sont les propos de la France Insoumise, et particulièrement de Mélenchon. A entendre les bourgeois toutes les violences seraient de leur faute, rien à voir avec la vidéo de la mort d’un jeune descendu par la police. A les entendre il aurait suffi que la FI participe à l’unanimité du sermon paternel de l’appel au calme pour que tout le monde rentre chez soi, apaisé. Sont-ils sérieux ? Non, ils sont en colère. De cette colère qui fait perdre toute mesure et toute rationalité.
Car la gauche qui a encore une colonne vertébrale prétend donner des pistes d’explication à cette violence et propose d’y apporter une réponse politique. Ainsi cette révolte ne serait pas simplement la manifestation d’un comportement immature d’une catégorie de la population qu’on peine à considérer comme des citoyens mais serait peut-être porteuse d’un message politique. Ainsi on ne pourrait pas se contenter de construire 3 médiathèques et 2 gymnases pour calmer les banlieues. Il faudrait reconnaître le racisme systémique, les violences policières, le scandale d’une police hors de contrôle (la blague de l’IGPN), la justice de classe, et plus largement l’ensemble des violences liées à l’exploitation capitaliste dont sont particulièrement victimes les habitants de ces quartiers. Voilà ce qui rend le propos de Mélenchon particulièrement odieux. Il dévoile la réalité du système inique sur lequel règne le calme bourgeois. Et ça c’est insupportable, ça mérite bien ce déferlement de haine et d’outrance à longueur d’antenne. Car le bourgeois a accès aux antennes, autant qu’il veut, sa violence peut s’exprimer verbalement puis par l’intermédiaire des institutions et de sa police sans qu’il ait à toucher une allumette.
Publié le 26.06.2023 à 10:40
Hold-up sur le « partage de la valeur »
Lundi 19 juin a démarré l’examen du projet de loi sur le partage de la valeur. Ce projet transpose dans la loi l’accord national interprofessionnel signé en février par quatre des cinq organisations syndicales représentatives au niveau national et a pour objectif de promouvoir un “meilleur partage des profits” avec les salariés. Il s’agit de renforcer les dispositifs de participation, d’intéressement ou de primes, ou encore de développer l’actionnariat salarié. Naturellement, on se dit qu’un tel projet devrait être soutenu très largement, sauf par le patronat qui pourrait rechigner à partager ses profits. Pourtant, le Medef a signé l’accord, pas la CGT. La France Insoumise en est extrêmement critique, serait-ce le monde à l’envers ? Le gouvernement insiste : l’opposition montre enfin son vrai visage, elle se moque du sort des salariés et du dialogue social ! En 15 jours, tout aurait donc changé : le macronisme serait soudainement devenu soucieux du sort des travailleuses et travailleurs et du compromis syndical, alors que la CGT et la France Insoumise s’y opposeraient.
Si l’on était frappé d’une amnésie profonde sur les 6 dernières années, on pourrait en rester là. Mais on se souvient des lois travail, des réformes de l’indemnisation chômage, et bien sûr de la réforme des retraites pendant laquelle le gouvernement a piétiné ce qu’il restait du “dialogue social”. Alors on se méfie, et on approfondit.
Rappelons avant tout une notion fondamentale. Le “partage de la valeur” indique traditionnellement le partage de la “valeur ajoutée” de l’entreprise (c’est-à-dire ses revenus retraités de ses coûts externes) entre : les salariés, le capital (actionnaires et créanciers) et l’Etat. Parler ainsi de “partage de la valeur” pour indiquer le seul partage du profit, c’est exclure d’emblée que partager la “valeur” créée par l’entreprise – donc, ses salariés – puisse signifier augmenter les salaires au détriment du profit. Pourtant, c’est bien de cela qu’il est question dans la comptabilité nationale de l’Insee. Il y a donc là un hold-up sémantique autour du terme de “valeur” qu’il est crucial de dénoncer. Les anglo-saxons utilisent pour désigner les dispositifs d’intéressement le terme bien plus honnête de “profit-sharing”.
Si personne ne rechigne jamais sur l’obtention d’une prime, il faut aussi comprendre pourquoi le patronat aime proposer ce type de rémunération. Étant nous-mêmes cadres dirigeants ou patrons, nous sommes bien placés pour témoigner du succès des rémunérations variables qui permettent d’éviter une hausse pérenne des salaires. Ainsi selon l’Insee, la prime “Macron” a été versée au détriment de hausses de salaires dans 30% des cas. Certes, la participation oblige à partager les profits avec les salariés, mais au moins, en cas de mauvais résultats, la participation est réduite (ou supprimée) automatiquement. Cette volatilité apparaît crûment quand le salarié recherche un bail de location ou un prêt immobilier : aux yeux du prêteur ou du loueur, ces primes n’existent pas. C’est pourtant cette volatilité des profits, contrairement aux salaires réputés fixes, qui est censée justifier le profit, la fameuse “prise de risque” des actionnaires. En variabilisant ainsi les rémunérations, l’aléa de l’activité est transféré aux salariés, ce qui annihile la justification déjà fragile du profit.
Les mécanismes de participation sont aussi un moyen de faire adhérer les salariés aux objectifs des actionnaires. « Bien sûr la fermeture du site est difficile pour vos collègues qui ont perdu leur emploi, mais elle explique nos bons résultats et le niveau de la participation que vous touchez. » C’est ainsi qu’on affaiblit la solidarité salariale, les velléités de contestation et qu’on renforce l’adhésion à la logique capitaliste.
Enfin, ces dispositifs sont bien souvent exonérés de charges, assortis de l’habituel message « win-win » : moins cher pour l’entreprise, plus de salaire net pour le salarié ! Rappelons que les charges sont des cotisations. Assécher les ressources permettra demain au gouvernement de pleurer sur le « trou de la sécu » ou des retraites et de proposer de nouvelles réformes pour raboter les droits. De leur côté, les capitalistes préparent des alternatives privées se substituant à notre système social mis en faillite. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre les articles du projet de loi qui facilitent le développement des plans épargne retraites.
Le texte prévoit aussi d’élargir les mécanismes d’actions gratuites et leurs avantages fiscaux. On pourrait s’en réjouir si cela permettait effectivement aux salariés d’exercer un vrai pouvoir dans leur entreprise, c’est-à-dire à condition qu’ils soient majoritaires. Malheureusement les actionnaires-salariés sont cantonnés à un rôle très minoritaire. Mais surtout, on rappellera que ces mécanismes bénéficient avant tout aux dirigeants et cadres « high potential » que l’entreprise souhaite fidéliser. Cet outil contribue donc plutôt à accroître les inégalités de rémunération dans l’entreprise que l’inverse.
La lecture de l’accord interprofessionnel recèle d’autres surprises comme cet article 28 qui propose de sécuriser la fiscalité des salariés dont l’entreprise établit son siège social à l’étranger, afin de leur éviter une « imposition excessive ». Nul doute que ce genre d’optimisation fiscale est une préoccupation majeure des salariés des PME françaises pour leur pouvoir d’achat !
Est-ce alors si surprenant que la CGT n’ait pas signé cet accord ? Ou que la France Insoumise dénonce la normalisation de ces mécanismes qui se substituent aux salaires ? Nous nous étonnons plutôt qu’elles soient si seules.
Il ne s’agit pas de refuser les quelques gratifications promues par ce projet de loi mais de mettre en lumière l’idéologie à l’œuvre. Derrière les grands discours de partage de la valeur, la question des salaires est soigneusement évitée au profit de mécanismes dont nous constatons tous les jours qu’ils sont au contraire des instruments de modération salariale, quand ils ne contribuent pas à creuser les écarts de rémunérations.
Au-delà de ce débat rétréci au seul partage du profit, nous pensons que la question du partage du pouvoir de décision doit aussi être posée. La démocratie semble devoir éternellement rester à la porte de l’entreprise, laissant les travailleurs impuissants sur les décisions liées à la production économique, à l’organisation du travail. C’est pourtant là qu’est l’enjeu principal car, comme le rappelle Bernard Friot, « Si les capitalistes ont le pouvoir de capter la valeur réalisée par les travailleurs, c’est parce qu’ils ont le pouvoir sur notre travail. Parce qu’ils sont propriétaires de l’outil et conditionnent les salaires à l’exécution de ce travail subordonné. Le pouvoir sur l’argent est la conséquence du pouvoir sur le travail ».
Publié le 05.04.2023 à 13:26
Un moment de politique extraordinaire
Nous le sentons, il se passe quelque chose. Le moment est hautement politique, un de ces moments où les repères bougent, où les mentalités se déplacent, où ce qui était inconcevable hier devient envisageable, et même souhaitable.
En négligeant toutes les oppositions à son projet de réforme des retraites, Macron et son gouvernement ont perdu tout crédit et ouvert le champ des possibles. Ils ont beau répéter en boucle qu’ils sont légitimes car tout est légal, un minimum d’objectivité devrait permettre de comprendre que les concepts de légalité et de légitimité ne se recouvrent pas. Sinon tout dictateur ayant façonné un droit à sa main serait légitime, de fait, quoi qu’il entreprenne. La légitimité démocratique est un concept plus large qui touche autant au droit qu’à la morale ou à l’éthique et qui doit en permanence se construire et rechercher sa validation par des moyens qui dépassent largement la simple procédure électorale.
Ainsi, si l’utilisation de tous les jokers constitutionnels d’une République née pendant la guerre d’Algérie a permis à Macron de faire suivre un cheminement démocratique légal à sa réforme des retraites, il est en revanche manifeste qu’une grande partie des indicateurs de légitimité sont au rouge. Toutes les épreuves de contrôle du pouvoir qui permettent d’obtenir l’assentiment de la population ont été ignorées : élection présidentielle barrage sans adhésion au projet, pas de vote du parlement, unanimité des syndicats contre la réforme, sondages sans ambiguïté contre le projet, grèves massives, manifestations record. Comment s’étonner alors que certains citoyens se résolvent à la violence ou au blocage pour se faire entendre ? Et comment ne pas voir qu’il est de plus en plus fréquent de croiser dans les manifestations des gens qui soutiennent, ou au moins comprennent, les modes d’action plus radicaux ? Sans surprise, nous vérifions une nouvelle fois que c’est le pouvoir en place qui fixe le niveau de violence, ici en ignorant les modes d’expression traditionnels et en réprimant violemment toute contestation. Et une nouvelle fois sous le règne de Macron, le pouvoir ne tient plus que par les forces armées qui répriment les manifestations, réquisitionnent les salariés en grève, mutilent, effraient, emprisonnent.
Mais la perte de légitimité du gouvernement risque d’affecter durablement et plus largement le pouvoir. Comment renouer la confiance avec un gouvernement qui, en ne respectant aucun contre-pouvoir, s’assoit sur tous les principes sur lesquels repose le pacte républicain ? Et c’est même la Constitution de la Vème République qui se trouve mise cause car elle permet d’imposer une loi combattue par une majorité des citoyens. Un fossé profond est en train de se creuser qui enferme la classe dominante et relègue le reste de la population au côté des catégories historiquement dominées. Et ne parlons pas des arguments déployés depuis des mois pour justifier le bien-fondé de la réforme, leur crédibilité a entièrement foutu le camp dans le même mouvement. Grâce notamment aux passages médiatiques redoutablement efficaces de Michael Zemmour, tout le monde a fini par comprendre qu’il y avait deux objectifs à cette réforme : 1- faire quelques économies pour poursuivre les baisses d’impôts pour le capital et 2- permettre à Macron d’entrer dans l’histoire, à côté de Margaret Thatcher, comme l’homme fort qui aura réformé la France et enfin maté les syndicats unis contre lui.
Mais le sujet des retraites dépasse la question de l’âge de départ et vient interroger beaucoup plus largement notre rapport au travail. Le think tank Intérêt Général écrivait très justement dans sa dernière note que « cette période de la vie représente la fin de ce qui a précédé : la fin de la précarité, la fin du chômage, la fin de l’épuisement, la fin des cadences, la fin du diktat managérial, la fin de l’injonction à la productivité, la fin de l’absurde… La retraite, c’est l’espoir de voir le temps ralentir, de se lever quand le sommeil est épuisé, de se libérer des emplois du temps contraints, de ne plus avoir à réfléchir aux moyens de gagner sa vie, de consacrer ses journées à autre chose qu’à l’optimisation de sa propre rentabilité. ». Et c’est logiquement que l’on prend conscience que le travail sous l’empire d’un capitalisme en roue libre, qui est insupportable. Ce qui s’exprime depuis 3 mois dans les mobilisations, sur les piquets de grèves, lors de blocages, sur les pancartes des manifestants, sur les murs, dans les chants, c’est l’exigence de retrouver un sens au travail en en reprenant le contrôle. Le moment n’est plus si loin où l’on envisagera de se débarrasser des actionnaires pour décider démocratiquement de ce qu’on veut produire, de comment on veut s’organiser.
Cela rejoint d’ailleurs le combat des militants écologistes de Sainte Soline qui se battent pour sortir de l’agriculture de l’agro-business, pour empêcher la privatisation du bien commun qu’est l’eau. Rares sont les moments qui mettent aussi clairement en évidence que l’ennemi commun à l’écologie et au social est le capitalisme et son bras armé, l’État néolibéral. Et au milieu des chiens de garde médiatique, cette période de haute intensité politique nous offre des petits miracles. C’est Nicolas Framont invité plusieurs fois sur France 5 dans l’émission C ce soir pour nous parler de lutte des classes. C’est Elsa Marcel et Ariane Anemoyannis, militantes de Révolution Permanente, qui font le tour des plateaux et défont leurs interlocuteurs les uns après les autres.
Nous sommes dans un de ces moments où il faut tout donner dans la bataille. Si on « gagne » ce combat c’est magnifique. Si on « perd » on aura quand même gagné du terrain dans les têtes. Bien sûr il faut manifester, soutenir les blocages, faire la grève soi-même ou donner aux caisses de grève pour aider ceux qui sont à la pointe du combat depuis des semaines. Et parler, s’exprimer, écrire, chaque citoyen a un rôle à jouer dans la lutte.
La semaine dernière plusieurs d’entre nous, infiltrés, cadres supérieurs dans le privé, ont fait grève pour la première fois de leur vie. Et contre toute attente, ça s’est bien passé. Et nous avons même découvert dans nos organisations des soutiens inattendus. Et cela en a fait réfléchir d’autres. Et un tabou est tombé, l’acte de faire grève est passé de l’impensable au réalisable. D’autres se sont rendus sur des piquets de grève, ou à la bourse du travail, et ont tissé des liens avec des travailleurs qu’ils n’ont pas l’habitude de côtoyer. Et nous continuerons dans les prochains jours, et serons plus nombreux encore. Et la macronie et son discours hégémonique radicalisé sentent qu’ils sont contestés. Et nous avançons.
Et toi qui nous lis, que vas-tu faire ?
Publié le 24.03.2023 à 14:45
Cela fait longtemps que je conteste avec colère la politique menée par Macron. Une colère finalement peu visible, le genre de colère qu’aime bien Macron : la colère « légitime » qui défile pacifiquement et qui reste cachée aux yeux de l’entreprise dont je suis un des dirigeants. Car cela fait longtemps que de temps en temps, c’est en posant une demi-journée de RTT ou de congés que je me permets d’apporter mes pas et ma voix dans la rue.
Mais hier, pour la première fois de sa vie, le bon élève de 40 ans a pris son courage à deux mains. Le premier de la classe (à lunettes en plus), passé par Polytechnique, la grande école de la République, cadre dirigeant dans le privé, qui bosse 60 h par semaine, a posé un jour de grève. Pour aller manifester. A visage découvert. Sans avoir à mentir. Et c’était bon.
C’était bon, d’abord parce que la réaction au sein de mon entreprise a été très positive. Même dans l’antre du capitalisme, la situation actuelle inquiète. Les factieux ne sont pas ceux qu’on croit. Macron pense qu’en tordant le langage on peut tout imposer. Non, le peuple n’est pas illégitime, car c’est lui, le pouvoir établi. Non, les gens ne sont pas irresponsables de ne pas supporter les mensonges proférés sur les fondements de cette « réforme » passée au forceps.
Je suppute que Macron jouit devant les manifestations massives, à condition qu’elles soient sous contrôle. Ces manifestations « légitimes », dans le calme, qui lui permettent de sentir qu’il est un chef qui tient le cap contre vents et marées. Des colères factices pour un factieux.
Or, en ce moment, ca commence à déraper. Les jeunes qui mettent le zbeul en faisant courir des CRS et des gendarmes robocopés. Des éboueurs qui laissent vivre les méchants rats aux pieds des immeubles bourgeois. Des raffineries bloquées, des poubelles qui flambent, des barrières qui volent, des syndicats unis (même Laurent Berger est chagriné).
C’était bon, parce qu’il y avait des jeunes partout, plein d’énergie, de colère joyeuse, d’envie de construire autre chose. Le timing est bon. ParcourSup leur permet d’avoir passé le bac et de pouvoir se retrouver pendant 3 mois dans la rue, à tout bloquer, à tout chanter.
C’était mon premier jour de grève. Et je n’étais pas le seul intronisé. Ce ne sera pas le dernier, et ta « réforme », tu sais où on s’la met…
Publié le 17.03.2023 à 17:20
Comment Frédéric Lordon m’a (dé)radicalisé
La crise bancaire démarrée aux Etats-Unis depuis quelques jours m’a rappelé une intervention de Frédéric Lordon dans l’émission de TV Ce soir ou jamais, en 2011. J’y repense car il y tenait des propos sur le sauvetage bancaire de 2008-2009, propos qui risquent de redevenir d’actualité dans les mois qui viennent, même si Bruno Le Maire ne voit aucun risque de contagion… A l’époque, je n’avais jamais entendu parler de Frédéric Lordon. Cela faisait quelques années que j’avais commencé à m’interroger sur l’économie. En fait, c’est la crise des subprimes de 2008 qui avait déstabilisé mes certitudes. Jusque-là, les notions d’économie enseignées à Polytechnique m’avaient conduit à rapprocher ce domaine de connaissance des sciences physiques, avec ses lois et ses équations mathématiques permettant de prévoir et de calculer, et je faisais donc confiance aux experts pour administrer le monde scientifiquement. Mais comment, alors qu’on envoie des fusées sur la Lune depuis des décennies, se faisait-il que la finance nous ait conduit aussi près du gouffre ? Pourquoi les marchés et les régulations mises en place n’étaient-ils pas aussi efficaces que dans nos modèles ? Par l’intermédiaire des médias mainstreams j’avais donc commencé à lire les quelques auteurs qui avaient voix au chapitre, à commencer par Philippe Dessertine, que j’avais trouvé très intéressant, puis Daniel Cohen qui m’avait vraiment convaincu. Oui… je viens de là, tout me destinait vraisemblablement à adhérer à la Macronie quelques années plus tard.
Mais ce soir d’octobre 2011 a ouvert une brèche. Que nous disait ce personnage étonnant, présenté comme un économiste ? Que l’effondrement de toutes les banques, si elles n’étaient pas sauvées, était de nature à faire s’effondrer toute la société, à nous faire retourner à l’état de nature. En effet, de par leur position dans la structure sociale capitaliste, les banques sont les dépositaires de deux biens publics vitaux pour une société marchande : les encaisses monétaires de la population (dépôts, épargne…) et l’intégrité du système de paiement (gestion des moyens de paiement). Par conséquent les Etats sont obligés de venir au secours des banques. Il s’agit d’une prise d’otage complète des États dont on ne parle jamais. La question est donc de savoir si un Etat peut considérer que des biens publics vitaux peuvent être confiés à des intérêts privés aussi mal éclairés que ceux de la finance. Poser la question c’est y répondre. Il faut donc envisager la déprivatisation intégrale du système bancaire, d’abord par nationalisation puis par socialisation pour reprendre le pouvoir démocratique sur ces biens publics essentiels.
L’évidence apparente de ces propos m’a frappé. Fondés ou pas, comment était-il possible que je ne me sois jamais posé ces questions fondamentales en ces termes ? Certes j’avais grandi dans les années 90-2000, à l’époque du néolibéralisme triomphant et de l’évacuation de la politique. Mais quand même ! Il m’a ensuite suffi d’ouvrir les portes vers un monde jusque-là totalement inconnu, et de l’explorer. Le lendemain de cette émission, je tapais donc “Frédéric Lordon” dans Google. De là je découvrais son blog, les émissions de Là-bas si j’y suis, puis j’ouvrais pour la première fois le Monde Diplomatique, j’enchainais avec les livres de Serge Halimi, j’en arrivais en 2015 à approfondir la pensée de Bernard Friot (mon deuxième grand choc, la vraie bascule vers la remise en question du capitalisme), et je continue.
J’ai tiré les ficelles et tout est venu, tous les dogmes de la pensée dominante se sont effondrés. Douze ans plus tard, hier, nous nous sommes croisés place de la Concorde pour exprimer notre rejet de la réforme des retraites et plus largement de tout ce que représente la Macronie. Je comprends évidemment les réticences de beaucoup de personnalités de gauche radicale à aller dans les médias mainstream, à jouer la caution du pluralisme, à tomber dans des traquenards médiatiques. Mais je me dois de témoigner aussi que parfois cela permet de semer des graines, et je suis aujourd’hui reconnaissant à Frédéric Lordon d’avoir accepté l’invitation de Frédéric Taddeï, en 2011.
Publié le 31.01.2023 à 10:40
Retraites, qui soutient encore la macronie ?
En janvier 2020, nous publiions une tribune en soutien aux grévistes contre la précédente réforme des retraites. Trois ans, une crise sanitaire et une réélection de Macron plus tard, les termes du projet ont changé, mais nous sommes de nouveau confrontés à une offensive du gouvernement sur le même sujet. Si la précédente réforme était déjà largement rejetée par les français, celle-ci fait quasiment l’unanimité contre elle.
Ainsi, nul besoin de développer ici tout l’argumentaire technique pour dénoncer cette réforme inutile, injuste et dogmatique. Personne n’est dupe. Nous avons bien compris que le système de retraite n’était pas en danger, les déficits prévus sont hypothétiques, temporaires et parfaitement absorbables de différentes manières le cas échéant. Les dernières semaines de pédagogie ont été un véritable fiasco et chaque prise de parole d’un représentant du gouvernement n’a fait qu’augmenter la proportion d’opposants à la réforme.
Comme il est difficile de s’y retrouver dans la valse des milliards avancés par les uns et les autres, nous avons publié sur twitter une petite infographie permettant de mieux appréhender quelques ordres de grandeurs :
Évidemment, tous les défenseurs du gouvernement nous sont tombés dessus pour nous expliquer que ces chiffres n’avaient rien à voir les uns avec les autres. Et pourtant, les multiples allègements de charges cotisations (CICE pérennisé) n’ont-ils aucun lien avec les déficits supposés du système de retraite ? N’est-ce pas le gouvernement il y a quelques mois qui expliquait qu’il fallait faire des économies sur les retraites pour financer d’autres services publics ? A l’époque il parlait de l’école ou de l’hôpital, il semble finalement que la priorité ait été donnée au réarmement… Quant à l’allègement des « impôts de production » permis par la réforme des retraites, ce n’est pas nous qui l’affirmons mais le gouvernement dans son projet de loi de finance 2023. Jamais l’Etat n’a autant financé les entreprises, jamais celles-ci n’ont versé autant de dividendes, et jamais la fortune des milliardaires n’a augmenté aussi rapidement. Pas de coïncidences ici mais un jeu de vases communicants.
Quand à ceux qui nous ont gentiment expliqué qu’il était idiot de mettre en correspondance des flux et des stocks, on leur rappellera que bien souvent en économie les flux alimentent ou vident des stocks, tout ça est une affaire de tuyauterie. On aimerait qu’ils s’insurgent avec autant de vigueur à chaque fois qu’on exprime la dette de la France (stock) en pourcentage du PIB (flux) ou bien qu’ils aillent faire la leçon aux financiers qui valorisent les entreprises en multiple d’EBITDA.
Ainsi, il ne s’agissait pas de dire que chaque ligne devait être mise à contribution pour financer les retraites, mais surtout de dessiner à gros traits les grandes tendances induites par un Etat au service du capital. Car in fine les choses ne sont pas si indépendantes, des choix sont faits, des priorités sont données, et il faut bien que les travailleurs soient mis à contribution pour financer le quoi-qu’il-en-coûte de préserver les profits. L’objectif est donc de faire des économies sur les retraites afin de financer les baisses d’impôts et autres aides aux entreprises sans contrepartie. Quant au manque à gagner pour les retraités, il devra être comblé par des économies individuelles, soit de la capitalisation, ce qui constitue peut-être une des motivations principales de la réforme, et qui a été judicieusement anticipé par la loi PACTE qui lançait en 2019 le « plan épargne retraite ». C’est un effet en tout cas largement identifié, sans doute fortuitement, par les premiers intéressés…
Quant à nous, cadres dirigeants dans le privé ou dans l’administration, nous sommes invités à acquiescer aux arguments d’autorité des prétendus experts et à soutenir la soi-disant rationalité économique développée par nos camarades qui travaillent au gouvernement. Et si nous n’étions pas complètement convaincus du bien fondé de cette réforme, il serait de toute façon de bon ton que nous l’acceptions en silence, puisque nous ne sommes pas dans la cible. En effet, ayant prolongé nos études jusqu’à 23 ou 25 ans dans les plus prestigieuses écoles de la République, il n’était de toute façon pas possible pour la plupart d’entre nous de partir à la retraite sans décote avant 65 ans.
Et pourtant, nous cherchons à contribuer à faire échouer une nouvelle fois la stratégie de ce gouvernement.
Car nous sommes de plus en plus nombreux à rejeter le capitalisme et la doxa néolibérale qui l’entoure. Nous n’y voyons plus que dogmatisme et cynisme. Dogmatisme quand certains croient encore qu’un énième allégement de charges sur les entreprises ou d’impôts sur les plus riches conduira à la prospérité de tous. Il faut avoir quitté tout lien avec la réalité et ne tirer aucun bilan des 40 dernières années pour croire encore en de telles fables. Cynisme pour ceux qui ont compris que l’affaiblissement du droit du travail, de l’assurance chômage, du droit à la retraite n’a d’autre objectif que le renforcement de l’ordre social capitaliste. Cynisme encore pour ceux qui, en conscience, affaiblissent les services publics ou le régime de retraites par répartition pour ouvrir la voie à de nouveaux marchés juteux, dont ils espèrent bénéficier d’une manière ou d’une autre.
Infiltrés au sein de la pensée dominante macroniste, nous sommes regroupés en collectif depuis maintenant plusieurs années pour observer, agir et témoigner de l’intérieur. Nous voyons aujourd’hui qu’ils sont fébriles, à court d’arguments, et d’ailleurs nous nous sentons de moins en moins seuls dans nos milieux, de moins en moins « infiltrés » justement, tant leur projet de société se fissure. La sidération face à leur langue déshumanisante s’estompe, les tabous commencent à se lever, y compris dans notre classe sociale. Faisons grève, autant que possible ; donnons aux caisses de solidarité aux grévistes, sinon ; manifestons ; inventons d’autres modes de contestation et disons une bonne fois que nous rejetons cette réforme et son monde.