20.05.2025 à 21:20
Figure médiatique longtemps respectée, psychanalyste influent et visage familier des plateaux de télévision, Gérard Miller fait aujourd’hui l’objet d’accusations graves : plus de 80 femmes témoignent d’agressions sexuelles et de viols. Derrière son image d’intellectuel engagé, se dessine le portrait d’un homme attiré par des filles très jeunes et prêt à user de son image de thérapeute médiatique pour parvenir à ses fins. D’après les femmes qui prennent la parole – pour la plupart de victimes mineures au moment des faits – un schéma précis se répète : recours à l’hypnose, gestes ambigus obtenus sous influence, questions intimes et déplacées sur la sexualité ou la virginité, et manipulation psychologique.
Pour en parler, Bénédicte Martin a reçu le mardi 20 mai les journalistes Alice Augustin et Cécile Ollivier, grands reporters au magazine Elle et autrices de « Anatomie d’une prédation » (Robert Laffont), enquête dans laquelle des dizaines de femmes ont témoigné pour dénoncer les agissements de Gérard Miller.
L’émission revient aussi sur le climat social et culturel d’une époque où le silence sur les violences sexuelles était largement toléré, et où les signaux d’alerte dans les facultés et les médias étaient ignorés.
15.05.2025 à 23:35
L’affaire Bétharram a mis au jour des décennies d’abus sexuels et de violences en tout genre perpétrés sur des mineurs par plusieurs membres du clergé. Ces révélations ont suscité une vive émotion et une mobilisation inédite des victimes, entraînant l’ouverture d’une enquête indépendante. Récemment, un nouveau rebondissement a relancé le débat : le parquet de Pau a demandé à être dessaisi de trois plaintes visant François Bayrou, Premier ministre d’Emmanuel Macron.
Pour en parler, Didier Maïsto et Harold Bernat ont reçu en direct ce jeudi 15 mai Muriel Salmona, psychiatre, fondatrice de l’association Mémoire traumatique et victimologie. Elle est commissaire dans la commission d’enquête indépendante sur Bétharram, qui a pour mission de recueillir le témoignage des victimes et de garantir leurs droits à la vérité, à la justice. L’occasion pour elle de revenir sur les enjeux de cette affaire, le vécu des victimes de pédocriminalité, et les défis que posent les liens entre pouvoir politique, justice et institutions religieuses.
14.05.2025 à 18:18
Rose Lamy est-elle une beauf ? Et mettons-y carrément un « e ». Rose Lamy est-elle une « beaufe » ? Ce « e » est important et nous y reviendrons dans le corps de l’article. Rose Lamy décide même de mettre son éventuel statut de « beauf » avant toute considération qui font que nous la connaissons.
Nous la connaissons pour être une militante des droits des femmes, son combat sans relâche dans l’affaire du meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat et la démonstration d’un continuum allant de la remarque sexiste au viol ou au meurtre.
Nous la connaissons pour être une autrice, célèbre pour son compte Instagram « Préparez-vous pour la bagarre » en 2019, puis le livre éponyme chez Jean-Claude Lattès en 2021. Défaire le discours sexiste dans les médias.
Et enfin nous connaissons aussi Rose Lamy (nom de plume) pour son ouvrage « En bons pères de famille » en 2023 chez le même éditeur qui démolit ce concept ancestral découlant du patriarcat, système de domination s’il en est.
Elle nous revient pour les beaux jours avec ce livre « Ascendant Beauf » aux éditions du Seuil, récit mêlant à nouveau l’intime et le politique.
Elle le dit d’emblée : ce livre vient du « parti des perdants ». « Je l’ai écrit de chez ceux qu’on appelle les Beaufs, pour les beaufs, pour moi, pour ma famille, pour mes amis. Pour celles qui bossent durs, qui font tourner les serviettes le samedi en salle-des-fêtes (…). Pour les oubliés qui vivent dans la France moche des ronds-points. Ce livre, je l’ai écrit contre les libéraux, la droite et les managers qui envisagent les classes populaires comme des moyens de production des capitaux corporels. »
Pour cette fille de boulanger qui a grandi en Haute-Savoie, face au Mont de Grange, puis à Thonon-Les-Bains et enfin aux alentours de Bourges, dans « la France moche de Télérama » à côté d’un couloir de décollage de l’aéroport, on dira de cet ouvrage qu’il se dévore comme un petit pain et qu’il ne vous laissera pas sur votre faim ! Vous en mordrez de ce mépris social construit autour de la figure du beauf dans la société française. Vous en aurez dans les molaires du stéréotype et des préjugés auxquels fait face la classe ouvrière. Celle considérée comme culturellement inférieure. Celle qui regarde la télé au lieu d’aller au théâtre. Celle qui aime la musique commerciale et non pas l’opéra.
Qu’est-ce qu’un beauf ?
Le fameux B.O.F (beurre, œuf, fromage) ? Ces commerçants qui durant l’occupation allemande se sont enrichis en tirant partie de la pénurie alimentaire ?
Ou le Beauf que feu-Cabu a croqué en 1972, ou que Renaud a chanté en 1975 ?
Le Larousse lui, y met deux entrées dont en premier: Beau-frère et, en second : « Type de Français moyen, réactionnaire et raciste. » Le spectre est donc large et plutôt flou. À moins d’avoir un beau-frère raciste.
Le Beauf dans l’imaginaire collectif a tout l’air d’un bidochon : rondouillard, calvitie en couronne, marcel ou chemise à carreaux sur le dos, bouteille de pinard à la main. L’été: camping où il pratique la pétanque en grignotant des rondelles de saucisson industriel, le tiercé sur fond d’Hanouna ou de CNews quand il ne ronfle pas devant le tour de France en juillet.
En somme, le beauf est un peuple mal sachant, mal votant et il est stigmatisé encore plus à notre époque où Trump et ses rednecks amerloques ont pris le pouvoir. C’est la revanche populaire internationale contre la gauche de quel pays qu’elle soit. La revanche de leur stigmatisation dégradante.
Les « sans-dents »
En plus de ce mépris social, Rose Lamy nous parle de la négligence presque fatale dont la classe ouvrière souffre comme le difficile accès aux soins faute de personnels, d’infrastructures. La santé est mise à mal dans nos campagnes et jamais l’expression de François Hollande « les sans-dents » n’a mieux défini la difficulté à trouver un dentiste et pouvoir se payer une couronne quand on a un salaire moyen ou médian d’employer dans le rural ou le tertiaire. Se moquer de la pauvreté alors qu’on est président de la République et censé veiller à la protection et au « bon vivre » économique de ses concitoyens sinon électeurs, est un marqueur bourgeois que le ventre rond et bien rempli de François Hollande confirme.
La hiérarchie sociale marginalise ceux qui n’ont ni richesse, ni patrimoine, ni marqueurs sociaux culturels, ni Rolex à 50 ans. Ni le bon prénom !
Jordan Bardella, Président ?
Rose Lamy nous relate ce sketch diffusé sur France Inter le 11 avril 2014 :
« Jordan Bardella, quatrième personnalité préférée des français.
Mais vous vous rendez compte ? Il y a moyen qu’un jour, en France, il y ait un président qui s’appelle Jordan ? Moi je l’imagine à rivaliser en roue arrière. Premier Ministre : Kévin, Ministre de la culture : Kimberley.
Ah non ! On nous bassine avec l’islamisation des prénoms, on ne nous parle jamais de la beaufication des prénoms. Ah, moi je veux une enquête exclusive dédiée à eux. Vraiment Brandon, Dylan, Kelly. Qui sont ces gens ? »
À dessein, Rose pointe ce genre de moquerie violente pour les Jennifer et les Steeve qui n’ont rien demandé. Sinon le simple respect qui leur est dû.
Retour sur le beauf de Cabu, personnage sociétal qui s’oppose au Grand Duduche, symbole de l’élite éduquée de Gauche. Rose Lamy nous explique que « Le grand Duduche est le bobo ou le woke désigné par les réactionnaires d’aujourd’hui. Rêveur, idéaliste, pacifiste, humaniste, cultivé, non violent, ouvert d’esprit, féministe, antiraciste, symbole de tolérance (…) il vote à gauche ou à l’extrême gauche, il lit, mange bio, aime la chanson française mais pas la variété.«
Et là, on bascule sur les théories de Pierre Bourdieu, le déterminisme de classe, la méritocratie, la mobilité, le mythe du transfuge de classe (passer d’une classe sociale inférieure à une supérieure grâce à une éducation, grâce à son seul mérite, à son goût du travail ; ou par un sas décontamination par les codes des grandes écoles)… Méritocratie qui n’en peut plus d’être mise en avant par les politiques ou les personnes dont la réussite flamboie.
Elle cite « Envole-moi », la chanson de Jean-Jacques Goldman : « Je m’en sortirai, je te le jure, à coups de livres, je franchirai tous ces murs. » L’exemple d’Edouard Phillipe qui se présente comme un gars du Nord, fils de deux fonctionnaires alors que la réalité est une mère et un père, professeurs de Français, et ce dernier également directeur d’un lycée en Allemagne où le jeune Edouard était lui-même scolarisé.
Nombreux sont ceux qui se créent des légendes comme des pères ouvriers sur les chantiers navals (même si ce job n’a duré que quelques petits mois), et des mères rationnant les restes alors qu’ils ont eu droit à des séjours de langues chaque été et à un studio dans le 16ème arrondissement de Paris quand ils ont « déboulé » sans le sou à la capitale après leur baccalauréat.
L’illusion que le succès est accessible à qui le veut finalement.
« Le bourgeois cherche à travers les générations un capital prolo à troquer contre un peu de reconnaissance mérito. »
Ainsi, Rose Lamy part dans l’exploration de la romantisation de la pauvreté et de cette fameuse « Bohème » chantée par Aznavour
Bohème dont il faut forcément sortir passé un certain âge, se dire qu’on a bouffé son pain noir, voire pas bouffer du tout et jeter un coup d’œil sur le rétroviseur qui te donne les bons points d’une route sinueuse parcourue.
Foutaise, la bohème, pour les ¾ des gens, elle dure. Elle ne s’arrête même pas. Ils meurent dans la bohème. Ils restent des décennies dans un studio où ils ne devaient faire que passer. Ils accumulent des CDD ou des CDI miteux sans espoir de gravir les échelons. Cet ascenseur social dont on nous a rabâché qu’il arriverait un jour. Un jour, mais un jour des années 70, des années 80, 90 au maximum !
Rose se met à nu et raconte ses hontes de ne pas avoir su quitter sa bohème au même âge que ses amis. Elle s’est vue rester sur le bord de la vie, enchaînant des emplois sans avenir comme « chargée de communication » à la SNCF. Ses jobs de vacances, ses jobs alimentaires sont devenus au bout d’un moment son métier.
Elle en garde l’opprobre d’avoir durant des années cherché à se mettre à distance. Allant jusqu’à, devant ses amis, ridiculiser des interactions qu’elle avait avec des clients quand elle était téléconseillère pour une plateforme.
« Se moquer de mes clients me donne une valeur symbolique ajoutée. Les humilier, eux plutôt que moi, les offrir en gage contre un peu de capital social, faire diversion. J’existe à leurs dépens mais c’est mieux que de subir les silences gênés qui arrivent après l’annonce de mon métier. »
Il lui fallait cela pour s’en détacher, pour briller, pour se différencier de ses frères et sœurs de Smic. Valait mieux porter un regard réprobateur sur autrui que sur soi. Une manière de faire l’autruche sur sa condition.
L’ascenseur social, par rapport à ta naissance, tu as de grandes chances de ne jamais le prendre. En revanche, tout comme son camarade d’enfance Billy, ton pédigrée et la consonance de ton prénom t’emmèneront à prendre une bagnole qui fera une embardée sur une nationale de province où tu crèveras comme les statistiques te l’avaient prédit. Mourir dans un accident de voiture relève plus du déterminisme de classe que de ton taux d’alcoolémie.
Rose admet que ces goûts, ses racines, son ascendance, ses emplois, sa localisation géographique font d’elle, de sa famille, une beauf.
La carte du vide que tous, nous avons colorié en classe, Rose y a grandi, dans ce vide, dans ce non-être, dans ce creux, cette absence, cette insignifiance, cet inutile, ce rien. Un trou noir où pourtant serpentent des nuages bas aux aubes, et où des soleils lumineux se posent sur des crocus sortis de terre arable.
Dans cette France du vide, pas d’universités ou de cercles d’intellectuels qui te feront acquérir une éducation raffinée et des codes parisiens qui remplacent dorénavant n’importe quel titre de noblesse d’antan.
Le sujet de l’extrême droite est aussi décrypté car il est, paraît-il, pour beaucoup, le choix de vote des beaufs. Que nenni ! Rose s’appuie sur des statistiques et aussi réfute toute l’idéologie du Rassemblement National qui va a contrario des besoins des gens des campagnes. Les Gilets jaunes, les actions sur les ronds-points en sont la preuve avec leurs revendications.
Ce livre est contre l’extrême droite qui fait son nid doucereusement en France, ainsi que dans la plupart des démocraties mondiales actuellement.
Avec courage, elle aborde le thème du « Grand remplacement », cher aux candidats Zemmour ou Le Pen. Elle souhaite que l’on s’inquiète plus du grand remplacement fantasmé (les noirs et les arabes) que du grand écrasement économique, social et culturel.
Rose Lamy prône une société qui serait plus inclusive, plus empathique, plus humaine, tout simplement.
Ce fameux « e » dont je voulais parlais au début, le voici. Il caractérise le concept de femme « beauf ».
Femme « beauf » ou femme de beauf ?
Le beauf, nous l’avons vu, avait son envers avec le grand duduche de Cabu, la femme beauf se définit aussi par son inversé. Et son inversé serait la femme parisienne, mince, ayant du « goût », jonglant sans même le savoir avec des codes très précis, sinon secrets. Elle évolue dans une géographie parisienne très précise. L’infime détail est ce qui fait la différence.
La femme de beauf, en revanche, brille en rôle secondaire, en support narratif dans des films comme les Tuche ou le personnage de Cathy Tuche n’est qu’une simple extension de son mari. Elle n’a pas d’histoire propre. Toutes ses actions seront pour ou contre son époux, jamais pour elle-même. Elle est un accessoire de Jeff Tuche. Son phrasé, son physique, ses kilos en trop ne servent qu’à ancrer encore plus sociétalement les Tuche dans la catégorie « Beauf ».
Enfin dans cet ouvrage qui questionnera chacun sur sa perception du beauf, Rose Lamy convie Joe Dassin dont la chanson triste mais à la structure musicale épique « Les yeux d’Émilie » est moquée mais appréciée comme un plaisir coupable par le bourgeois. Se déchaîner dessus en soirée est un léger laisser-aller passager…
Elle développe un concept que j’ai envie de nommer l’« armanetisation » de la chanson « Tu oublieras », hit Pop de la rousse Larusso en 1998 avec des accords sautillants et enjolivés de tout ce qu’il faut pour en faire un tube pour les fêtes nationales à flonflon. Tube à la base chantée par Régine et remise au goût du jour de cette fin de millénaire avec une interprète too much en pantalon taille basse.
L’« armanetisation », c’est Juliette Armanet qui reprend cette chanson à la radio, en studio, en la dépouillant de tous ses artifices pop pour qu’enfin le quidam puisse y voir les paroles justes et, ô combien, c’est beau, quand ce n’est pas tuné à la sauce beauf.
Armanet, elle a ôté le vernis rouge, le fond de teint, les boucles Babyliss, le mascara turquoise et la « tenue présentable ». Dorénavant, cette ballade, on peut l’aimer. La préemption bourgeoise des goûts dit beaufs se remarque notamment dans le prix des baskets Lidl, dans l’imprimé Tati par Alaïa dans la haute-couture, dans le combo claquette-chaussette-mulet porté par des milliardaires, esthétique précise du footballeux d’antan.
Enfin, est décrit avec finesse, le statut du déserteur. Rarement évoqué, cette position ambivalente est : « un argument marketing de plus, leur permettant de se vendre, voire d’avoir accès à des positions de prestige. »
Je la cite : « Il y a ceux qui refusent même un héritage. Mais soyons réaliste, si l’intention est bonne, ces personnes ne perdent rien. Même quand elles font mine de renoncer, elles sont programmées pour finir la course en tête. Il y a un autre capital à gagner en sacrifiant un peu de patrimoine économique ou de rémunération. Ces nouveaux choix, ces faux choix deviennent des capitaux méritocratiques, moraux, qu’on échangera contre du pouvoir même symbolique plus tard, contre des interviews, des contrats d’éditions (…). C’est une opération de blanchiment, le recyclage d’un privilège hérité auquel on donne l’apparence d’un mérite obtenu par un choix de rupture. »
« Bifurquer permet de se construire un itinéraire d’exception qui augmente notre valeur sur tous les marchés… » C’est ce qu’écrit Anne Imbert dans son essai « Tout plaquer ».
Je ne peux faire que penser au cas Sylvain Tesson qui s’est échappé d’une maison à colombages de l’Ouest Parisien pour parcourir à force bouquins à gros à-valoir, la planète, pour rentrer à chaque fois au giron d’une promotion orchestrée par Saint-Germain-des-Près, et par l’influence de son père et l’argent de sa mère.
Ascendant beauf interroge à chaque page et a pu également énerver la femme mince parisienne d’éducation bourgeoise que je suis. Salvateur néanmoins. Un ouvrage qui questionne chacun et fera date pour sûr !
Rose Lamy a toujours appuyé là où cela faisait mal car la souffrance, le mal, le mâle, le mal du mâle, elle connaît !
À nous de revoir ce qu’est le beauf. N’est-ce pas « une manière de mettre à distance une partie de la population qui (nous) dégoûte » ?
Rose Lamy, elle continue la bagarre avec ce conseil que je vais suivre dorénavant :
« Quand j’aurai besoin de mépriser un homme méprisable, bête et de moralité douteuse, je ne dirai plus que c’est un pauvre. Je préfère dire que c’est un macroniste. »
Propos recueillis par Bénédicte Martin
13.05.2025 à 21:20
QG a organisé un grand point d’étape de « l’Explication », votre nouveau rendez-vous de débat, de clash et de pensée, lancé fin 2024. Une foire aux questions basée sur vos très nombreuses réactions depuis la naissance de cette émission imaginée par Aude Lancelin et François Bégaudeau. Coulisses, bonnes et mauvaises expériences avec les invités, réflexion sur notre démarche dans un paysage médiatique et intellectuel français dévasté: on vous dit tout ! Animée par Maxime Asseo, responsable des réseaux sociaux de QG, cette émission est aussi notre droit de réponse à quelques polémiques violentes, générées par des individus ou médias issus de la sphère identitaire.
Un moment rare et joyeux, à ne surtout pas manquer sur l’antenne de QG !
06.05.2025 à 22:23
Alain Damasio était notre invité en direct sur QG le mardi 6 mai, aux côtés de Benjamin Allegrini, naturaliste et auteur de L’ADN fantôme, publié aux éditions Les Liens qui Libèrent. Cette soirée exceptionnelle, animée par Aude Lancelin, réunit deux voix engagées pour une discussion de fond sur les défis vitaux auxquels notre époque fait face. Avec Alain Damasio, figure culte de la science-fiction française, auteur de La Zone du dehors et Les Furtifs, très rare dans les médias, nous avons exploré les enjeux brûlants de la sixième extinction de masse, notre rapport technologique au vivant et les voies de résistance possibles face à l’effondrement écologique et civilisationnel. Une rencontre passionnante et inspirante à voir et à revoir en accès libre !
02.05.2025 à 10:14
D’une catastrophe humaine à un mouvement social historique, il n’y a parfois qu’un pas. Celui-ci a été franchi en Serbie, où l’effondrement d’un auvent à la gare de Novi Sad en novembre 2024, faisant 15 morts, a fait office de « goutte d’eau » déclenchant une série de manifestations géantes qui s’est poursuivie jusqu’à ce 1er mai 2025, et concerne toutes les villes du pays, ainsi que l’ensemble des groupes sociaux. Pour QG, Nikola Mirkovic, habitué de nos plateaux, président de l’association Ouest-Est, et notamment auteur de L’Amérique Empire (Temporis), et Le martyre du Kosovo (éditions Jean Picollec), souligne que la corruption exaspère les Serbes, qui s’estiment dépossédés par un pouvoir politique tendant à démanteler l’appareil productif local au profit des multinationales étrangères. Interview par Jonathan Baudoin
Quelles sont les raisons du mouvement social en cours en Serbie ? Est-ce d’une ampleur inédite dans l’histoire contemporaine de ce pays?
Il y a une espèce de réclamation, en Serbie, de plus de démocratie dans le sens quasiment antique du terme. Les Serbes ont l’impression d’être dépossédés du pouvoir sur certains sujets majeurs. Ils ont, à la tête du pouvoir, Aleksandar Vučić qui fait partie du paysage politique depuis la fin des années 1990, soit dans le gouvernement, soit dans l’opposition, et cela de manière continue. Le pays est électoralement majoritairement du côté de Vučić, mais on voit, sur certains sujets, que les Serbes sont très insatisfaits. Notamment sur le sujet de la corruption, qui entache la politique serbe. Les Serbes ont l’impression que le pouvoir est tenu et qu’il leur est difficile d’avoir accès à de la transparence.
La raison essentielle pour laquelle ils sont massivement dans la rue, aujourd’hui, c’est pour dénoncer la corruption et la mainmise de Vučić sur l’ensemble des rouages du pouvoir. Cela a été provoqué par la chute d’un auvent à la gare de Novi Sad, qui a fait 15 morts. Ce qui s’est passé, c’est que les Serbes ont demandé pourquoi la structure de cette gare s’étaient écroulée. Et quand les documents ont été rendus publics, des avocats se sont rendus compte que des documents avaient disparu. Il y avait des soupçons de corruption, de malfaçon, qui étaient connus. Cela a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. Ces manifestations durent depuis plusieurs mois, et touchent l’ensemble du pays. Toutes les villes de Serbie ont des manifestations. Ils réclament plus de transparence, une lutte contre la corruption. Comme ce sont des manifestations essentiellement étudiantes, ils réclament également une hausse de 20% des budgets des universités.
Ce n’est pas la première fois qu’il y a ce type de manifestation en Serbie. Il y a eu des manifestations, il y a quelques années, contre la distribution de terres agricoles à une multinationale étrangère qui voulait exploiter le lithium. Beaucoup d’habitants de la région se sont soulevés parce qu’ils ne voulaient pas transformer leurs fermes en carrières à ciel ouvert pour exploiter le lithium. C’était des manifestations massives, pacifiques, avec beaucoup de jeunes et le monde paysan aussi. Il y a eu d’autres manifestations par le passé, dans les années 2000 notamment, pour demander la chute de Slobodan Milošević. Mais la grande différence, c’est que dans ces manifestations de l’époque, on pouvait observer la mainmise majeure d’ONG occidentales. Là, c’est vraiment le peuple serbe qui descend dans la rue et réclame le pouvoir qui lui est dû, s’estimant dépossédé par un président pourtant élu par le jeu démocratique.
Quelles sont les principales revendications portées par les manifestants, au fil de ces mois de mobilisation?
Ce n’est pas un mouvement qui cherche nécessairement la destitution du président. C’est un mouvement qui veut des réformes de fond contre la corruption. Celle-ci est largement répandue dans l’ensemble des Balkans. Les manifestants reprochent au gouvernement de cacher des choses. Ils accusent également le gouvernement, des personnes haut placées ou influentes dans le pays, de profiter de l’argent public pour s’enrichir. C’est vraiment la demande majeure: une action radicale contre la corruption et de la transparence de la part du gouvernement. Sans oublier l’augmentation du budget des universités, que j’ai évoquée tout à l’heure. Les étudiants sont en pointe, mais ils ne sont pas seuls dans la rue. Il y a des avocats, des professions libérales, des agriculteurs et même des vétérans de la guerre.
Comment réagit le pouvoir central serbe, notamment le président Aleksandar Vučić, face à ces manifestations massives?
Il a fait quelques concessions. Le Premier ministre [Miloš Vučević, NDLR] a par exemple été limogé. Un nouveau Premier ministre est arrivé. Le Président Vučić a dit qu’il avait entendu la voix du peuple serbe, qui demande des changements, qu’il allait mener les réformes nécessaires pour aller dans ce sens-là. Pour l’instant, il essaie de rassurer par les paroles. Il y a eu aussi les changements de cabinets qui étaient assez importants. Mais les manifestations continuent.
Il y a eu peu de violence, mais il y a eu des exactions policières, des étudiants frappés par la police et emprisonnés. Il y a un volet contre la brutalité policière également et l’exigence de la libération des manifestants incarcérés. Ce mouvement est une lame de fond qui ne touche pas que Belgrade. Souvent, dans ces manifestations, ce sont plutôt les classes aisées, la bourgeoisie qui descend dans la rue, avec l’opposition politique. On a des personnes de gauche et de droite qui sont dans la rue, qui manifestent pacifiquement ensemble.
Vučić prend la position du président qui écoute, qui a compris, mais pour l’instant, la population demande des actes concrets. Donc, les manifestations continuent. Mais il n’est pas dans la surenchère. Parfois, il a tendance à accuser des ONG étrangères de venir interférer dans ces manifestations. C’est en partie vrai, mais ce n’est clairement pas ces organisations qui mènent la danse actuellement. Il y a un peu de propagande de son côté.
Comment se positionne la gauche serbe face à ce mouvement social et comment les manifestants considèrent les forces politiques de gauche de ce pays?
La gauche est dans la rue. Elle réclame de nouvelles élections maintenant, au lieu d’attendre 2027. Elle milite pour remplacer Vučić car elle reproche à ce dernier de démanteler ce qui reste de l’industrie serbe et de la vendre à des multinationales étrangères. La planche de salut de la Serbie, comme dans les autres pays des Balkans, passerait par la vente des actifs serbes à des multinationales étrangères. La gauche serbe est radicalement opposée à cela. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque de l’ex-Yougoslavie, ce pays de 20 millions d’habitants avait une capacité de production nationale, locale, d’automobiles, d’avions, d’armement et représentait aussi une puissance agricole. Depuis la fin de la Yougoslavie, une bonne partie de cette industrie a été complètement démantelée, détruite ou vendue à des entreprises étrangères. La gauche serbe, aujourd’hui, revendique une production nationale, car la puissance financière internationale, étrangère, est en train de faire main basse sur l’industrie serbe et les ressources naturelles serbes. Cependant la gauche est très minoritaire aujourd’hui.
Aleksandar Vučić est un véritable stratège politique. Il a réussi à faire de son parti le premier parti de Serbie et il a quelques éléments de gauche, comme Aleksandar Vulin et Ivica Dačić, anciens membres du Parti socialiste serbe, un parti de gauche, qui n’a rien à voir avec le Parti socialiste français d’ailleurs. Vučić a fait un rassemblement de droite et de gauche patriote, qui va marcher dans les urnes, mais qui s’éloigne des promesses de campagne. Et on se rend compte que Vučić mène une politique assez ouverte, voire trop ouverte pour certains, vers les multinationales étrangères et les courants atlantistes.
Quel regard portent les manifestants sur l’Union Européenne, sachant que la Serbie est candidate pour une intégration dans l’espace communautaire depuis plusieurs années?
Ce n’est pas vraiment un sujet qui est évoqué. Ce qui est certain, c’est que les drapeaux européens ont été interdits des manifestations. Et comme les manifestants ne veulent pas qu’on les assimile aux ONG de Soros, de Bruxelles ou de Washington, les drapeaux européens sont absents, contrairement à ce qu’on a vu en Géorgie, à Tbilissi en début d’année ; ou sur la place Maidan à Kiev, en Ukraine, en 2004 puis en 2014.
Les Serbes sont, je dirais, désillusionnés par l’Europe. Cela fait depuis 2009 que la Serbie a demandé l’accès à l’UE. Cette dernière joue au dur avec la Serbie. Elle impose énormément de contraintes. L’UE veut que la Serbie lâche sa province du Kosovo et de la Métochie, qu’elle applique des sanctions contre la Russie et qu’elle libéralise son économie ce que la Serbie ne fait pas, aujourd’hui. La politique de Bruxelles à l’égard de la Serbie est particulièrement dure, ainsi les Serbes, dans ces manifestations, ne réclament absolument pas une adhésion à l’UE. Je pense que globalement, ils aimeraient y entrer, parce qu’ils savent qu’il peut y avoir des subventions intéressantes une fois à l’intérieur. Ils seraient clairement un récipiendaire net d’aides européennes, recevant plus d’argent qu’ils n’en dépenseraient.
Il y a uniquement cet aspect financier qui intéresse les Serbes. Le projet bruxellois, ils n’y croient pas trop. Ils voient le résultat des pays voisins qui sont entrés dans l’Union européenne, comme la Croatie, la Slovénie, qui n’ont pas les résultats miraculeux qui avaient été promis lors de leur entrée. Ils ont vu que ces pays-là ont créé de nouvelles autoroutes, ont reçu de l’aide. Mais ils voient que ces pays ont été frappés par l’inflation, ont des situations sociales tendues. Non, l’Union européenne ne fait rêver les Serbes. Et il y a un volet important aussi. C’est qu’avec l’UE, l’OTAN n’est jamais bien loin. Ce dont les Serbes ne veulent absolument pas. Or l’Union européenne pousse la Serbie à entrer dans l’OTAN.
Est-ce que ce mouvement social illustre une cicatrisation incomplète des guerres des années 1990 et une certaine Yougo-nostalgie, selon vous?
C’est intéressant, comme question. Il y a, forcément, des cicatrices de 1999. La situation d’Aleksandar Vučić, pour être tout à fait objectif, est difficile. Il est pratiquement entouré de pays de l’OTAN. Il y a une pression très forte sur la Serbie, qui en plus, continue de collaborer avec la Russie, mais aussi avec la Chine, voulant garder sa politique de pays non-aligné dans les Balkans. Il y a des cicatrices parce que la Serbie paie encore son non-alignement des années 1990, son indépendance. Elle a été mise à l’écart. Aujourd’hui, l’Europe et Washington, jusqu’à Trump, ont essayé de forcer la Serbie à rentrer dans le moule atlantiste. La Serbie résiste, mais subit des pressions à cause de cette indépendance et de sa proximité avec la Russie. Cela explique aussi pourquoi les Serbes ne croient pas aux sirènes de l’Union européenne et du monde meilleur qui viendrait avec les projets atlantistes. Ils savent qu’il y a un prix à payer pour rester souverains et ils sont prêts à l’accepter. C’est pour ça qu’ils ont voté massivement pour Vučić qui semblait incarner cette indépendance. Je pense qu’il y a de la déception. Ils se disent: « Nous sommes prêts à payer le prix de l’indépendance. Mais si c’est pour que les politiciens détournent le système et défendent leurs intérêts au lieu des nôtres, on souhaite changer. »
La « Yougo-nostalgie » ne ressort pas trop de ces manifestations. On ne voit pas des demandes de recréation de la Yougoslavie. Cependant, ce sujet est revenu ces dernières années, où de nombreuses personnes se rendent compte que, dans le modèle yougoslave, ils étaient plus souverains, plus autonomes qu’aujourd’hui. Ils avaient leur propre industrie, leur propre agriculture. C’est intéressant de voir qu’il y a des dialogues, des discussions entre des intellectuels de ces anciennes républiques, aujourd’hui. Quelques années après la guerre, c’était impossible. Aujourd’hui, si. Je dirais que la Yougo-nostalgie se traduit par un nouvel intérêt pour le sujet yougoslave, qui revient dans les Balkans, parce que ces républiques se disent que l’ultranationalisme a brisé des vies, brisé le pays, créé des frontières entre des peuples qui étaient plus proches qu’ils ne le pensaient. Et qu’à 20 millions d’habitants, ils étaient mieux parés pour résister aux puissances impérialistes voisines qu’en étant six nations comptant chacune entre 2 et 6 millions d’habitants. Je ne peux pas dire qu’il y a un regain important de l’idée yougoslave. Mais celle-ci est traitée avec sérieux dans pas mal de milieux intellectuels et traverse les frontières. C’est une idée qui n’est pas tout à fait à la mode, mais qui est discutée, aujourd’hui, dans les sphères intellectuelles.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
Nikola Mirkovic est président de l’association Ouest-Est. Il est l’auteur de: Le chaos ukrainien (Publishroom Factory, 2023), L’Amérique Empire (Temporis, 2021), Bienvenue au Kosovo (Éditions du rocher, 2019), ou encore Le martyre du Kosovo (France empire, 2013)
30.04.2025 à 18:38
Au moment où Donald Trump et Elon Musk brandissent la liberté d’expression (free speech) comme étendard pour mieux imposer leur idéologie, où les États-Unis voient renaître de violentes politiques de censure universitaire, la France connaît elle aussi un brouillage inquiétant autour de cette notion fondamentale. Alors que la chaîne C8 a récemment perdu sa fréquence, sur décision de l’ARCOM pour de multiples manquements, l’écosystème Bolloré multiplie les accusations de « censure » dès qu’une sanction est évoquée. Le débat public semble piégé par une rhétorique inversée : ceux qui disposent de puissants moyens médiatiques dénoncent un prétendu bâillonnement.
Dans un contexte où les figures de l’extrême droite et du bloc central saturent l’espace audiovisuel tout en se posant en victimes d’un ordre « woke », Thomas Hochmann, professeur de droit public à l’Université Paris-Nanterre, revient sur cette instrumentalisation de la liberté d’expression. À travers une analyse juridique nourrie d’exemples récents — de la controverse autour des PUF à la stratégie judiciaire d’Éric Zemmour —, il explore dans son nouveau libre « On ne peut plus rien dire… », aux éditions Anamosa, un paradoxe contemporain : comment ceux qui crient à l’oppression participent à affaiblir les principes mêmes qu’ils prétendent défendre. Interview par Thibaut Combe
QG : Vous entamez votre livre en mettant en évidence que les personnes qui crient aujourd’hui à la censure, à l’atteinte à leur liberté d’expression n’ont jamais eu autant d’exposition publique, n’ont jamais eu autant de moyen de communication dédiées à leurs idées, notamment depuis l’arrivée de Vincent Bolloré...
Thomas Hochmann : Le livre est aussi dû à cette contradiction. D’un côté, nous n’avons jamais autant entendu de propos haineux et d’extrême-droite à la radio, à la télévision, et des magazines entiers leur sont consacrés. De l’autre, les mêmes personnes qui tiennent ces discours ne cessent de hurler à la censure, de se plaindre qu’elles ne peuvent plus rien dire. Ils ont fait de la liberté d’expression une arme pour décrédibiliser tout effort de lutter contre eux. S’ils sont contredits, ils crient à la censure ou étrillent des instruments juridiques, tels que les lois contre les propos à caractère racistes, ou la régulation des médias audiovisuels. Dès que ces lois sont appliquées pour contrer leurs discours, ils les présentent comme un régime tyrannique.
QG : La liberté d’expression n’est pas incompatible avec la contradiction, une forte adversité… Comment entretiennent-elles cette liberté ?
Il ne faut pas confondre la contradiction avec l’interdiction. Quelqu’un défend un point de vue, quelqu’un d’autre n’est pas d’accord: la critique reste parfaitement dans le cadre de la liberté d’expression. En revanche, on a assisté à une modification: l’accès à la parole publique a tellement été facilité, sur toutes sortes de canaux, que les journalistes, les responsables politiques, les éditorialistes sont davantage confrontés à la contradiction qu’ils ne l’étaient auparavant. On ne peut pas y voir un amenuisement de la liberté d’expression mais plutôt la preuve que la possibilité d’expression est de plus en plus répandue. Évidemment, il y a des réactions qui sont grossières, vulgaires, mais si elles restent dans le cadre de certaines limites, elles s’inscrivent dans la liberté d’expression.
QG : Au moment du non-renouvellement de la fréquence pour C8 par l’Autorité Publique de Régulation de la Communication Audiovisuelle et Numérique (ARCOM), nous avons vu des réactions violentes de l’empire médiatique de Vincent Bolloré, des remises en cause d’une décision du Conseil d’Etat notamment. Ces réactions alimentées aussi par des personnalités politiques jouent-elles sur la sérénité des institutions pour prendre des décisions ?
On peut faire l’hypothèse que deux phénomènes poussent ces organes, l’ARCOM en particulier, à une certaine réticence dans l’usage de leurs pouvoirs de sanction. D’abord, un réel attachement à la liberté d’expression : il n’est jamais facile d’en restreindre l’exercice. L’ARCOM a, en théorie, le pouvoir de supprimer l’autorisation d’émettre pour ces chaînes mais la décision est difficile à prendre puisqu’elle évoque tout de suite la censure ou un régime autoritaire. D’autre part, lorsqu’elle prend des mesures, même assez douces comme de modiques amendes ou de simples avertissements, une stratégie d’intimidation se met en place. Il y a des réactions très fortes, des accusations de dictature, de pensée unique, de vérité officielle et c’est sans doute très impressionnant. Cela conduit certainement l’ARCOM à ne pas faire un plein usage de ses pouvoirs. En soi, on pourrait se dire que si une chaîne enfreint fréquemment ses obligations d’honnêteté de l’information, d’interdiction des discours de haine, il n’y aurait rien de scandaleux à ce qu’on suspende son autorisation d’émettre. Il est aussi important dans le montant des amendes de tenir compte de l’aspect de récidive et de dire que lorsque c’est la cinquième ou septième fois, on peut augmenter le montant de l’amende puisque la loi le prévoit. Évidemment, interdire une chaîne ne l’empêche pas de renaître autre part et ce ne sont pas des solutions magiques mais c’est mettre des bâtons dans les roues, résister et gêner ce rouleau compresseur médiatique d’extrême droite. Il ne faut pas se laisser paralyser par l’argument de la liberté d’expression.
QG : Selon vous, le “wokisme” devient l’épouvantail, l’ennemi parfait dès qu’une contradiction se met en travers du discours de l’extrême droite. Comment a-t-on construit ce mouvement comme figure de la censure, de l’intolérance ?
Oui, cela relève de cette même stratégie visant à faire croire à une censure généralisée, à l’idée que « l’on ne peut plus rien dire ». L’un de ses visages serait ce « wokisme » qui régnerait en maître à l’université, où certaines personnes ne pourraient plus être invitées ou certains sujets ne pourraient plus être abordés. Il y a certes eu quelques faits divers, des conférences interrompues, mais dans l’ensemble, ce tableau extrêmement catastrophiste sert d’épouvantail pour alimenter une rhétorique anti-gauche. On cherche à présenter la lutte contre l’intolérance comme une intolérance en soi, voire à assimiler la lutte contre le racisme à une forme de racisme, dans le but de délégitimer les adversaires des mouvements racistes d’extrême droite. À force de le répéter, un certain nombre de personnes peuvent sincèrement croire au tableau qui en est dressé. Or, nous voyons bien aujourd’hui ce qui se passe aux États-Unis lorsque ces fameux « anti-wokes » sont au pouvoir: on découvre alors qui sont les véritables adversaires de la liberté d’expression.
QG : ll y a quelques semaines, les Presses universitaires de France avaient annoncé qu’elles renonçaient à la publication d’un livre sur « l’obscurantisme woke » dans les universités, avant de confirmer que l’ouvrage paraîtrait bien au mois d’avril. Qu’en pensez-vous ?
Cette affaire est très révélatrice. L’ouvrage en question s’inscrit dans les travaux d’un « observatoire » qui a les mêmes pratiques que celles que Trump met en place aujourd’hui. Ils ont dressé une liste des recherches « woke » à partir de mots clés tels que « genre » ou « race ». Trump et ses complices ont fait la même chose pour supprimer des documents, des livres et des projets de recherche. On voit bien où est réellement « l’obscurantisme » et le danger pour l’université. S’en avisant un peu tard, le directeur des PUF a annoncé qu’il renonçait à cette publication. Il a suffi d’une campagne éclair contre cette « censure » pour que les PUF reculent et confirment procéder à cette atterrante publication. Il est ridicule de vouloir faire croire que le danger, aujourd’hui, réside dans l’étude des discriminations ou d’autres recherches universitaires. L’exemple américain le montre : ce camp idéologique invoque la liberté d’expression pour parvenir au pouvoir… avant de supprimer ce droit fondamental.
QG : Pensez-vous que la notion de « cancel culture » est souvent exagérée, voire déformée, lorsqu’on met sur le même plan une simple critique sur les réseaux sociaux et une véritable entrave à la liberté d’expression par la violence ou la censure ?
Dans les discours contre le wokisme ou la cancel culture, des situations très différentes sont souvent amalgamées. On compare une personne ayant reçu quelques critiques sur X (ex-Twitter) à une conférence interrompue par des menaces et des intrusions. Or, il y a véritablement censure privée lorsqu’un individu est empêché de parler. Le critiquer, même vivement, n’est pas le censurer, pas plus que manifester pacifiquement devant une salle en appelant au boycott. La censure intervient lorsque l’orateur est concrètement empêché de s’exprimer, notamment par la violence ou des menaces. On parle de « heckler’s veto » (véto du chahuteur) lorsqu’une menace de trouble à l’ordre public conduit à l’interdiction d’un événement. En principe, les autorités ne doivent pas céder à ces menaces. Leur rôle est de garantir à la fois l’ordre public et la liberté d’expression, en permettant, par exemple, la coexistence d’une manifestation et d’une contre-manifestation. En général, c’est ce qui se passe. Il est donc faux de dire que certains sujets ne peuvent plus être abordés à l’université.
QG : Dans votre livre, vous montrez à quel point les frontières des discours de haine peuvent être subtiles, notamment à travers des exemples pris chez Éric Zemmour. Est-ce qu’il suffit de manier habilement les mots ou de rester juste en-deçà des limites légales pour éviter toute condamnation ?
La justice n’est pas dupe. Éric Zemmour tente de faire croire qu’il suffirait de dire “la plupart” plutôt que “tous”, comme dans “la plupart des juifs” au lieu de “tous les juifs”, pour échapper à une condamnation. Or, ce n’est évidemment pas le cas, puisque ce qui importe est de savoir si les personnes sont visées en raison de leur origine, leur religion ou leur nationalité. Si je m’en prends aux “intégristes musulmans”, je les critique parce qu’ils sont intégristes et non parce qu’ils sont musulmans, ce qui n’est pas condamnable. En revanche, si je m’en prends aux “musulmans du sixième arrondissement”, je les cible bien en raison de leur appartenance religieuse, ce qui rend ces propos répréhensibles, même s’ils ne concernent pas tous les musulmans. Cependant, il y a parfois eu des malentendus à ce sujet. Une cour d’appel a un jour acquitté Zemmour en considérant qu’il attaquait uniquement les “immigrés musulmans” et non “tous les immigrés” ou “tous les musulmans”. Cet arrêt a bien sûr été annulé par la Cour de cassation par la suite, mais il montre que cette erreur a parfois prospéré. Les lois encadrant la liberté d’expression nécessitent toujours d’interpréter les propos dans leur contexte. Le langage est plastique et permet des acrobaties pour tenter d’éviter la justice. Il y a donc parfois un jeu du chat et de la souris entre les juges et ceux qui cherchent à diffuser des discours de haine. Certains utilisent des messages codés, appelés dog whistles (messages conçus pour être perçus par un public spécifique tout en restant ambigus pour les autres, NDLR). Mais, petit à petit, ces codes sont dévoilés, et les juges deviennent capables de condamner ces messages. Contrairement à ce que prétendent les détracteurs du woke, il n’existe pas de mots interdits. Les lois ne sanctionnent pas les mots en eux-mêmes, mais la transmission de certains messages. Il y a donc un jeu d’interprétation, avec des cas plus évidents que d’autres.
QG : L’interprétation du contexte est essentielle pour distinguer critique légitime et discours de haine. Confondre la critique d’Israël avec l’antisémitisme, ou la critique de l’islam avec l’islamophobie, peut brouiller le débat et être récupéré par ceux qui nient ces discriminations. Comment éviter ces amalgames tout en restant vigilant face aux discours haineux ?
Les lois qui restreignent la liberté d’expression ont besoin, pour être appliquées, que les propos soient interprétés en fonction du contexte et de leur formulation précise. Ainsi, les décisions de justice ne seront pas toujours les mêmes. Effectivement, parfois, des provocations à la haine ou des injures contre les musulmans se cachent derrière une critique de l’islam. Mais il ne suffit pas de dire « islam » plutôt que « musulman » pour échapper à la condamnation. De la même manière, il ne suffit pas de dire « Israël » ou « sioniste » à la place de « juif » pour éviter une sanction. Ce qui importe, c’est l’interprétation des propos dans leur contexte, afin de déterminer si des personnes sont visées en raison de leur origine, de leur religion. Il faut évidemment garder en tête que l’antisémitisme peut se dissimuler derrière la critique du gouvernement israélien, et que la haine des musulmans peut se cacher derrière une critique de l’islam. Mais pour autant, toute critique ou tout manque de respect envers la religion musulmane n’est pas une provocation à la haine contre les musulmans. De même, toute critique du gouvernement israélien n’est pas une incitation à la haine contre les juifs. Les fausses accusations sont rapidement exploitées : en voyant de l’islamophobie ou de l’antisémitisme partout, on finit par donner raison à ceux qui affirment qu’il n’y en a nulle part. Ces derniers se réjouiront d’utiliser les fausses accusations pour décrédibiliser et délégitimer toutes les dénonciations fondées. C’est pourquoi il faut être prudent dans ces accusations. En qualifiant de racisme anti-musulman toute moquerie de la religion, ou en parlant d’antisémitisme dès qu’un discours critique Netanyahou, on rend service aux véritables antisémites et islamophobes.
QG : Vous mettez en lumière le délicat équilibre entre la lutte contre la désinformation et la préservation du débat démocratique. Comment les instances européennes jonglent entre ces deux problématiques ?
Une fausse affirmation n’a aucun intérêt dans une démocratie, car elle ne permet pas de nourrir le débat sur les questions d’intérêt général ; au contraire, elle le fausse et le gêne. Cependant, les hautes juridictions, tant en Europe qu’aux États-Unis, reconnaissent qu’elles peuvent parfois faire partie du débat public. Si la moindre inexactitude factuelle était contraire à la loi, cela aurait des effets très néfastes sur le débat démocratique. Un journaliste, s’il sait qu’il peut être condamné dès qu’il affirme quelque chose dont il n’est pas absolument certain, non seulement s’abstiendra de publier en cas de doute, mais il s’auto-censurera également. Il pourrait ainsi renoncer à s’exprimer, à enquêter, voire à critiquer le gouvernement.
On considère donc qu’il est nécessaire d’adopter une certaine tolérance envers certaines inexactitudes afin de protéger l’expression, qui reste essentielle dans une démocratie. Dans un débat démocratique, il faut aussi tolérer certaines expressions qui, bien qu’imparfaites ou problématiques, permettent d’assurer une liberté de parole sans autocensure excessive. En droit, c’est ce que l’on appelle le “chilling effect” : l’effet dissuasif que peut provoquer une réglementation trop stricte. Si des limites trop rigides sont imposées à la liberté d’expression, les individus auront tendance à s’imposer eux-mêmes des restrictions bien plus larges, par peur de franchir ces limites.
QG : Vous évoquez aussi sur le système juridique des États-Unis et leur conception de la liberté d’expression. Quelles sont les grandes différences avec notre système européen ?
Jusqu’à il y a quelques mois et le retour de Donald Trump aux affaires, la conception américaine de la liberté d’expression reposait sur l’idée que l’État devait être neutre envers les opinions. Il existe des restrictions, comme celles concernant la pornographie, mais de manière générale, l’État doit rester parfaitement neutre, y compris vis-à-vis des discours de haine considérés comme relevant du débat d’opinion et de la démocratie. Ainsi, l’État n’a pas à choisir entre les propos racistes et antiracistes. Les décisions de Trump, Musk, ou le vice-président Vance et leurs complices vont totalement à l’encontre de ces principes et portent de lourdes atteintes à la liberté d’expression. L’État interdit des livres, expulse des journalistes — des décisions en contradiction absolue avec la conception traditionnelle de la liberté d’expression aux États-Unis. En Europe, il y a une forte protection de l’expression sur les questions d’intérêt général et une importance accordée à la délibération démocratique. Toutefois, il n’y a pas de neutralité face aux propos incitant à la haine ou à l’intolérance. Ce principe est au cœur des valeurs européennes depuis la Seconde Guerre mondiale, comme l’affirme notamment la Cour européenne des droits de l’Homme. Les États ont non seulement le droit, mais aussi l’obligation d’agir contre ces discours de haine.
QG : L’extrême droite a-t-elle réussi son pari d’imposer sa propre vision de la liberté d’expression ?
L’aboutissement de cette campagne du « on ne peut plus rien dire” est que non seulement, il ne faudrait pas contredire l’extrême droite, mais qu’aussi, si vous ne faites pas sa promotion, cela est considéré comme de la censure. Or, bien sûr qu’un libraire peut refuser de vendre le livre du leader du Rassemblement National. Évidemment qu’on peut refuser de faire la publicité pour son ouvrage. Tout cela, bien sûr que ce n’est pas une violation de la liberté d’expression. La liberté d’expression n’oblige pas à faire la promotion de l’extrême droite.
Interview de Thibaut Combe
Thomas Hochmann est professeur de droit public à l’Université Paris Nanterre et membre de l’Institut Universitaire de France. Auteur, il a publié plusieurs ouvrages dont « On ne peut plus rien dire… » – Liberté d’expression : le grand détournement (Anomosa) ainsi que « Arménie : un génocide et la justice » (Les Belles Lettres), avec Vincent Duclert et Raymond Kévorkian, consacré aux enjeux juridiques de la reconnaissance du génocide arménien. Il a également codirigé « Combattre le racisme. Études pour le jubilé de la loi de 1972 » avec Mathieu Soula (Presse Universitaire de Paris)
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Alors que les bombardements israéliens ont repris avec une intensité redoublée dans la bande de Gaza, aggravant une situation humanitaire déjà catastrophique, alors que le seuil inouï de 200 journalistes tués depuis le début du conflit a été franchi, alors que l’aide humanitaire est à nouveau bloquée, laissant la population sur place exsangue, privée de soins, d’eau potable, de nourriture et de médicaments essentiels, Aude Lancelin a reçu le mardi 22 avril en direct sur QG trois invités de premier plan pour évoquer la situation dramatique du peuple palestinien depuis la fin du dernier cessez-le-feu : Rony Brauman, ex-président de Médecins Sans Frontières (MSF), Karim Émile Bitar, directeur de recherches à l’IRIS, et Meriem Laribi, journaliste et auteure de « Ci-gît l’humanité » (éditions Critiques)
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Mardi 15 avril, lors d’une conférence de presse sur les finances publiques et la préparation du budget 2026, le Premier ministre François Bayrou a exposé, en usant et en abusant d’un vocabulaire catastrophiste, une « situation intenable », sans toutefois apporter un début de solution concrète, se bornant à commenter dix ans d’échecs macronistes, de Bercy à l’Élysée… et accusant au passage les Français, qui selon lui ne travailleraient pas assez et n’auraient pas les yeux assez ouverts sur la véritable situation financière de l’État.
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