23.11.2024 à 06:00
Laurent Bonnefoy
Fariba Adelkhah, chercheuse à Sciences Po, revient dans son dernier essai sur ses plus de quatre années d'incarcération à Téhéran. De son expérience de prisonnière scientifique, elle livre une analyse d'anthropologue et affirme sa démarche d'universitaire face à l'arbitraire. Fariba Adelkhah présentera l'ouvrage Prisonnière à Téhéran le lundi 25 novembre 2024 à Sciences Po Paris. L'expérience carcérale a été imposée à Fariba Adelkhah un jour de juin 2019, accusée puis condamnée pour (…)
- Lu, vu, entendu / Iran, Droits humains, Prison, Livres, RechercheFariba Adelkhah, chercheuse à Sciences Po, revient dans son dernier essai sur ses plus de quatre années d'incarcération à Téhéran. De son expérience de prisonnière scientifique, elle livre une analyse d'anthropologue et affirme sa démarche d'universitaire face à l'arbitraire. Fariba Adelkhah présentera l'ouvrage Prisonnière à Téhéran le lundi 25 novembre 2024 à Sciences Po Paris.
L'expérience carcérale a été imposée à Fariba Adelkhah un jour de juin 2019, accusée puis condamnée pour atteinte à la sécurité nationale de la République islamique d'Iran. Les charges iniques d'espionnage formulées par les Gardiens de la révolution avaient finalement été abandonnées par les juges. Emprisonnée dans la fameuse prison d'Evin à Téhéran, placée en résidence surveillée puis réemprisonnée, elle avait mené une longue grève de la faim. Ce n'est qu'en octobre 2023 que la chercheuse franco-iranienne a retrouvé sa liberté de mouvement et pu regagner Paris. Depuis, elle n'a eu qu'un désir : se remettre au travail et rattraper le temps perdu. Prisonnière à Téhéran est le fruit d'une telle démarche.
Tout au long de sa carrière, Fariba Adelkhah a abordé une diversité d'objets : genre, migrations, flux transnationaux, pèlerinages. Elle est ainsi une anthropologue du mouvement, des « mille et une frontières de l'Iran », toujours attentive à ancrer son travail dans le terrain tant iranien qu'afghan, ainsi que dans le Golfe ou en Californie. C'est donc par contrainte, forcée, mais toujours imaginative, qu'elle a fait de la sédentarité carcérale un nouvel objet de réflexion, un pas de côté imposé, mais indéniablement fructueux.
Son cas et celui de son collègue Roland Marchal, arrêté au même moment et libéré près de dix mois plus tard, avaient généré une importante mobilisation parmi la communauté scientifique. Ils incarnaient les légitimes craintes face aux pressions exercées sur la liberté académique par de plus en plus d'États — pas seulement au Moyen-Orient. C'est au prix de cette mobilisation internationale et grâce à sa détermination que Fariba Adelkhah a été graciée, sans toutefois être acquittée d'une condamnation infondée. Sans donc voir son honneur lavé ni avoir la garantie d'un éventuel retour en Iran pour mener ses recherches.
Dans Prisonnière à Téhéran, elle a décidé de faire de ce terrain non choisi un lieu d'exercice de sa pratique de chercheuse en sciences sociales, par-delà le traumatisme évident de sa condamnation arbitraire et des mois passés entre quatre murs. Quand les travaux scientifiques sur les prisons se cantonnent généralement à des incursions très ponctuelles, Fariba Adelkhah donne à voir le quotidien, les stratégies individuelles et collectives dans le quartier réservé aux femmes, les interactions avec les autorités pénitentiaires et judiciaires, sans jamais s'apitoyer sur son sort.
L'ouvrage est remarquable en ce qu'il laisse transparaître de la dimension humaine, intime même, du travail en sciences sociales — trop souvent éludé et ici, au vu des circonstances, placé au cœur de la réflexion. Fariba Adelkhah apprivoise l'immobilisme et l'analyse : « la vraie torture était l'attente, telle une condamnation en prémisses, sans tribunal, sans juge ni sentence ». Transparaissent alors le courage et l'ingéniosité de l'autrice, mais aussi ceux de ses compagnes d'infortune, qu'elles soient détenues ou parfois gardiennes pour rendre leur situation supportable.
La série de chapitres, comme autant de pastilles et chroniques égrainées, offre un regard non linéaire sur ses 53 mois d'incarcération. La libération ultime ne constitue donc pas le « happy end » tant attendu ou n'incarne pas la lumière au bout du tunnel — nul suspense, nulle amertume non plus. Le propos est ici tout autre, fondé sur un désir d'éclairer une expérience, certes oppressante et absurde, mais toujours humaine et sociale, spirituelle parfois. On se surprend même parfois à en sourire.
Prisonnière à Téhéran s'attache à donner à voir et comprendre les pratiques effectives des détenues et de l'administration. On retiendra alors la perméabilité de l'univers carcéral aux soubresauts extérieurs, par exemple au moment des manifestations « Femme, vie, liberté », et la permanence des formes d'engagement des prisonnières, ne serait-ce que pour avoir accès à de l'eau chaude. Société politique en miniature, la prison elle-même fonctionne telle une caisse de résonance des rivalités entre les différents services de sécurité et ministères. « Voudrais-je écrire un roman policier qu'il me suffirait de décrire le quotidien d'Evin », ose l'anthropologue. Face aux paragraphes qui n'éludent pas les instants de désespoir intime, Fariba Adelkhah met en lumière les moments où percent la solidarité, le sel de la vie et sa poésie, faisant aussi de la prison une fenêtre sur l'Iran tel qu'il est.
Dès lors, la force du carnet de notes de l'anthropologue donne à l'ensemble de l'ouvrage un caractère précieux, rempli d'espoir et d'une tendresse surprenante. Le regard de l'autrice sait tirer des événements parfois anecdotiques et des portraits individuels des réflexions profondes. Le texte vient, en lui-même, illustrer la plénitude de l'engagement scientifique de Fariba Adelkhah, loin des compromissions que les esprits sécuritaires de l'État iranien ont imaginées et inventées de toutes pièces. L'ouvrage fonctionne dès lors tel un pied de nez à celles et ceux qui ont cru voir en elle une espionne, l'empêchant de faire son métier. Il incarne l'entêtement d'une universitaire qui en transformant la privation de liberté, contrainte ultime, en un objet d'anthropologie prouve son attachement irréprochable à son métier. Le lecteur en sort impatient de découvrir la suite des aventures scientifiques, à l'air libre et en mouvement, de cette grande chercheuse.
Fariba Adelkhah
Prisonnière à Téhéran
Le Seuil
2024
252 pages
19,50 euros
Présentation de l'ouvrage à Sciences Po (27, rue Saint-Guillaume 75006 Paris) le lundi 25 novembre 2024. Inscription
22.11.2024 à 06:00
Lilia Blaise
La destruction d'une partie du patrimoine libanais suite aux bombardements israéliens intensifs mettent en alerte différents acteurs politiques et associatifs du pays. Lundi 18 novembre 2024, le comité spécial de l'Unesco (l'agence des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture) chargé de la protection des biens culturels en cas de conflit armé s'est réuni en urgence à la demande de Beyrouth pour décider de placer 34 sites du patrimoine libanais sous « protection renforcée (…)
- Magazine / Liban, Israël, Archéologie, Patrimoine, HistoireLa destruction d'une partie du patrimoine libanais suite aux bombardements israéliens intensifs mettent en alerte différents acteurs politiques et associatifs du pays.
Lundi 18 novembre 2024, le comité spécial de l'Unesco (l'agence des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture) chargé de la protection des biens culturels en cas de conflit armé s'est réuni en urgence à la demande de Beyrouth pour décider de placer 34 sites du patrimoine libanais sous « protection renforcée ». Une initiative bienvenue, mais qui laisse encore sceptique beaucoup d'acteurs de la société civile et d'archéologues.
« Tout dépend de l'ampleur que va prendre cette décision et de ses mécanismes d'application », relativise Charles Al-Hayek, chercheur en histoire basé à Beyrouth. Ce dernier a créé en 2020 la page Heritage and roots (Héritage et racines) sur les réseaux sociaux ainsi qu'une chaine Youtube pour parler d'histoire libanaise et de patrimoine (architectural, gastronomique, etc.). Depuis le début des bombardements israéliens, il tente de relayer les appels à l'aide pour protéger plusieurs sites archéologiques.
La décision de l'Unesco de mettre sous protection renforcée 34 sites se base sur la convention de la Haye de 1954 pour la protection du patrimoine en cas de conflit, notamment avec la création « au sein des forces armées des unités spéciales chargées de la protection des biens culturels ». La prise pour cible de sites protégés par l'Unesco peut constituer un crime de guerre selon la Cour pénale internationale. Le critère pour choisir les lieux à protéger est fait en fonction de « leur plus haute valeur pour l'humanité », explique sur France culture le chercheur au CNRS Vincent Negri, et auteur du livre Le patrimoine culturel, cible des conflits armés. Il estime que la décision de l'Unesco doit surtout envoyer un « signal fort » aux forces armées israéliennes dans un premier temps.
Plus de 300 universitaires et professionnels du monde de la culture avaient aussi signé une pétition le 17 novembre 2024 pour demander à garantir la protection du patrimoine libanais. Une centaine de députés libanais avaient aussi alerté début novembre sur les destructions, et réclamé à l'Unesco de protéger les sites. « Ce qui est sûr, c'est qu'au moins une trentaine de villages ont été détruits » dans le Sud Liban, rappelle Charles Al-Hayek.
En plus des trois sites libanais — Tyr, Baalbek et Anjar — classés au patrimoine mondial et directement menacés, le sud du pays, bombardé depuis le 8 octobre 2023, compte pléthore de villages avec des églises, des mosquées et des souks datant de la période des croisades et ottomane.
Depuis le début des bombardements israéliens, plus de 3 480 personnes ont été tuées et plus de 880 000 ont été déplacées à l'intérieur du pays, selon les chiffres de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Face au drame humain, le patrimoine tangible et intangible est souvent mis de côté, « mais il ne doit pas être oublié, car pour les Libanais, c'est une partie de leur identité », explique Sarkis Khoury, directeur général des Antiquités au sein du ministère de la culture libanais. Il a été chargé avec son département d'élaborer la liste des sites menacés, soumise ensuite à l'Unesco. On y trouve notamment les forteresses de Tebnine et Beaufort (XIIe et XIIIe siècles), le palais Beiteddine (XIXe siècle) et le musée national de Beyrouth, en plus de sites déjà classés au patrimoine mondial de l'UNESCO.
« Pour l'instant, nous documentons et recensons les destructions et les dommages. Ce sera ensuite au gouvernement libanais de décider s'il dépose plainte auprès de la Cour pénale internationale », explique Mostafa Adib, ambassadeur du Liban à l'Unesco et à Berlin.
Sarkis Khoury ajoute :
Nous recevons beaucoup d'informations alarmantes du terrain de la part des gardiens des sites et de nos agents sur place. Lorsque vous détruisez un village, ce sont aussi les oliviers centenaires, les vignes ancestrales, les anciens pressoirs qui disparaissent, cela aussi fait partie du patrimoine libanais.
Tout en alertant sur ce risque de « déracinement identitaire », il rappelle que le patrimoine libanais s'est souvent construit sur la « stratification de chaque civilisation sur l'autre », « et là on se retrouve face à une destruction totale, comme si notre histoire n'existait plus ».
Autre difficulté, l'impossibilité de réaliser une réelle évaluation de l'ampleur des dégâts, plusieurs sites se trouvant dans des zones sinistrées et inaccessibles. « Normalement on doit pouvoir faire voler des drones et envoyer des experts pour ce genre d'évaluation, tout est compliqué actuellement », confirme Sarkis Khoury. Outre les sites classés et le marché couvert de Nabatiyé (début XXe) détruit mi-octobre par l'aviation israélienne, les historiens et archéologues craignent aussi pour les sites archéologiques romains de Tyr et de Baalbek. Celui-ci a été ébranlé par les tirs de roquettes lancées depuis le 6 novembre 2024 à 500 mètres de son emplacement. Selon l'ambassadeur du Liban à l'Unesco, Mostafa Adib, un mur à proximité de la citadelle de Baalbek a été touché et un bâtiment de l'époque ottomane (années 1920) a été entièrement détruit.
« Ces sites ont été construits par des Romains pour faire face à des tremblements de terre et autres, ils ont survécu aux aléas du temps, mais ils ne sont pas conçus pour faire face à l'équipement militaire israélien », s'inquiète Charles Al-Hayek. Le château de Chamaa (XIIe siècle) à une centaine de kilomètres de Beyrouth, qui fait l'objet d'une restauration avec un soutien italien depuis 2021, a été provisoirement occupé par l'armée israélienne mi-novembre : « Pour l'instant, nous ne savons pas si le site a été endommagé ou pas », précise Charles Al-Hayek. La forteresse de Beaufort, qui a déjà servi de base militaire à l'armée israélienne pendant dix-huit ans lors de l'occupation du Liban-Sud (1982-2000), est de nouveau menacée. La mosquée ottomane de Kfar Tebnit (fin XIXe) à proximité de Nabatiyé a été également détruite. L'unique site datant de l'époque omeyyade (VIe – VIIe siècles), situé à Anjar dans la vallée de la Bekaa, est aussi en danger selon l'ambassadeur du Liban à l'Unesco Mostafa Adib.
Maroun Khreich, maître de conférences en histoire, langues anciennes et patrimoine à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth rappelle :
Il y a aussi des sites méconnus comme ceux de Qatmoun à Rmeich (déjà bombardé en 2006 par Israël), le centre du village Alma dont l'architecture vernaculaire est centenaire, le marché couvert de Bint Jbeil, les sites de la région de Wadi-Zebqin et Rob El Tatlin qui ont été détruits.
Il estime que la décision de l'Unesco est importante mais tardive. Icomos, une ONG qui se consacre à la protection et la conservation des sites patrimoniaux, avait lancé l'alerte depuis le 17 octobre sur le sort des sites archéologiques au Liban. « Malheureusement il y a eu un silence assourdissant sur les événements, aussi bien au niveau des pertes humaines que sur le patrimoine », déplore l'universitaire.
Alors que l'attente d'un cessez-le-feu est toujours au cœur des discussions politiques et diplomatiques, Charles Al-Hayek pense déjà à l'après :
Nous avons besoin de ne pas oublier notre patrimoine, car c'est ce qui motivera ensuite la reconstruction et le lien social face à ce nouveau traumatisme. Préserver l'histoire de ces sites et la publier a une double fonction : rappeler que nous faisons partie de l'histoire mondiale, car beaucoup semblent l'oublier, et aider aussi les communautés sinistrées qui auront besoin de ce travail mémoriel pour tisser un lien social lors de la reconstruction.
Malgré cette détermination, d'autres problèmes ont été soulevés par les chercheurs. Le risque de pillage de certains sites dans les zones sinistrées comme c'est souvent le cas lorsque le patrimoine se retrouve au centre des conflits armés.
La question de la mise à l'abri des collections dans le cas du musée de Beyrouth ou celui de Sursock (musée d'art moderne qui porte le nom de son fondateur Nicolas Ibrahim Sursock) a été aussi soulevée. Ces problématiques ont des airs de déjà-vu pour le Liban, bien que le contexte soit radicalement différent. Pendant la guerre civile de 1975 à 1990, les œuvres du Musée national de Beyrouth avaient été, dans les années 1980, déplacées au sous-sol et emmurées, pour être protégées. Des coffres en béton armé avaient été disposés autour des œuvres les plus imposantes afin de les protéger. Des archéologues avaient également enfoui des vestiges retrouvés à Tyr et près de 600 pièces issues des fouilles avaient été transportées du dépôt de Tyr à celui Byblos. Aujourd'hui, les bombardements massifs israéliens et l'artillerie lourde utilisée génère des dégâts beaucoup difficiles à évaluer ou anticiper. Mostafa Adib précise toutefois que la décision de protéger les 34 sites libanais a été accompagnée du déblocage d'un fond d'urgence de 80 000 dollars (76 360 euros) « dont une partie pourrait être utilisée pour déplacer et protéger certaines œuvres, mais seulement dans les sites auxquels nous pouvons accéder actuellement », précise-t-il.
Olivier Chantôme, dont les photos illustrent cet article, va exposer son travail photographique à l'Institut du monde arabe (IMA), le 23 novembre 2024, dans le cadre de l'évènement « Tripoli — Capitale culturelle arabe ».
Programme et réservation
Olivier Chantôme, Intermède photographique : Le Tripoli de Niemeyer
23 novembre 2024
16h – 16h15
Salle du Haut Conseil (niveau 9)
1 rue des Fossés saint Bernard, 75005 Paris
Institut du monde arabe
21.11.2024 à 06:00
Rami Abou Jamous
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et (…)
- Dossiers et séries / Israël, Palestine, Bande de Gaza, Hamas, Témoignage , FocusRami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l'armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.
Mardi 19 novembre 2024.
Le ministère de l'intérieur du Hamas a annoncé hier, dans un communiqué retransmis par la chaîne Al-Aqsa, que la Brigade Sahmé (« Flèche »), sa force d'intervention rapide, a lancé un assaut contre, je cite, « les gangs de pillage de l'aide alimentaire et humanitaire qui entre à Gaza », faisant un bilan de 20 morts. Parmi les victimes, des membres du gang, des policiers et aussi des innocents qui se trouvaient là. Ces gangs appartiennent en majorité aux grandes familles bédouines qui habitent à côté de Rafah. Leur présence dans cette zone leur permet d'attaquer les camions qui arrivent par le terminal de Kerem Shalom. Avant, quand Rafah n'était pas encore occupée, ces camions étaient « attaqués » par des enfants qui construisaient des petits barrages avec des pierres, puis montaient dessus pour chaparder quelques cartons de nourriture. Parce qu'ils avaient faim et que l'aide était insuffisante pour nourrir tout le monde.
C'est toujours le cas, mais aujourd'hui les attaques sont devenues plus « professionnelles ». Malheureusement, elles sont menées par des Palestiniens de Gaza, qui se coordonnent avec l'armée d'occupation. C'est ce qu'ont affirmé les Nations unies dans un communiqué, disant qu'ils n'arrivaient pas à faire entrer l'aide humanitaire, car leurs camions sont attaqués par des bandes, à 100 mètres des chars israéliens, qui les laissent faire. L'ONU affirme avoir demandé plusieurs fois aux Israéliens d'escorter ces camions, comme ils le font d'habitude, avec des quadricoptères, leurs petits drones de combat. La dernière attaque, il y a trois jours, a eu lieu contre un convoi de 109 camions qui a été pillé.
D'après l'ONU, l'armée israélienne a changé l'itinéraire prévu à la dernière minute, sans explication. En réalité, ces pillages font partie de la stratégie israélienne. Il s'agit d'une nouvelle tentative de donner du pouvoir aux clans plus ou moins mafieux. Les Israéliens avaient tenté cette méthode à Gaza ville, mais les familles avaient refusé de collaborer, en partie sous la pression du Hamas. Dans le sud, au début, ces bandes volaient seulement pour manger. Maintenant, c'est pour revendre l'aide au marché noir à des prix hors normes. Ce qui leur permet d'acheter de plus en plus d'armes, et de recruter de plus en plus de gens. Les Israéliens leur fournissent aussi une autre source de financement en leur permettant d'importer des cigarettes, en principe interdites à Gaza. À 2 000 shekels (500 euros) le paquet, c'est une source de revenus non négligeable. Le calcul des Israéliens est simple : laisser le contrôle de la partie sud de la bande de Gaza à ces mafieux. Si l'armée se retire un jour, on verrait un bandit devenir gouverneur de Rafah, un autre de Khan Younès.
Pourquoi le Hamas a-t-il attendu avant d'affronter ces gangs ? Pour plusieurs raisons, à mon avis. La première, c'est qu'il n'était pas touché directement par ces pillages, alors que sa priorité est la lutte contre l'armée d'occupation. La deuxième raison, c'est qu'il ne considérait pas que c'était un problème très important. Qu'il y ait des voleurs et des profiteurs, c'est malheureusement une constante dans tous les conflits.
Mais le Hamas a changé d'avis quand il a vu ces gangs coopérer directement avec l'armée israélienne, et que celle-ci facilitait la tâche aux voleurs en ciblant les policiers et les militants chargés de protéger les convois. Je crois que le Hamas se sent menacé par cette coopération. D'où le fait de décider d'éliminer le chef de cette bande, en y mettant les moyens et sans faire dans le détail. Sa Jeep a été visée à la kalachnikov et au RPG. En réalité, ils se sont trompés et ont tué son frère — qui était aussi, cela dit, un personnage important dans le gang — ainsi que ses gardes du corps.
C'est un message très fort de la part du Hamas, à la fois pour les Israéliens et pour les bandits : nous sommes toujours là, nous savons ce que vous voulez faire et nous ne permettrons pas que des gangs prennent le pouvoir à droite et à gauche avec le soutien de l'occupant. Le message s'adresse aussi aux commerçants : ne spéculez pas sur les prix, ne travaillez pas avec les mafieux, sinon la prochaine fois, ce sera votre tour. Enfin le Hamas s'adresse aussi à la population. Les Gazaouis ont pu être tentés de croire la version israélienne, affirmant que l'armée veut laisser passer l'aide humanitaire, mais que les bandits la pillent. Or, les gens ne savent pas que les gangs coopèrent avec l'armée.
Pourtant, cette coopération devient évidente si on regarde les itinéraires imposés par les Israéliens. Les entrepôts de l'ONU se trouvent au centre de la bande de Gaza, à Deir El-Balah. Le chemin le plus court serait de les faire entrer par le terminal de Kissoufim, récemment rouvert. Mais ils les font entrer par Kerem Shalom, au sud, pour permettre aux gangs de les piller à leur aise.
Ce narratif est également créé à l'intention des Occidentaux, particulièrement les États-Unis : « On fait ce qu'on peut, mais ces voleurs palestiniens nous empêchent de nourrir la population. » En outre, Israël pourrait vouloir saboter les livraisons d'aide de l'ONU pour la remplacer par des compagnies privées. Le gouvernement israélien examine en particulier l'offre de la société Global Delivery Company, du milliardaire israélo-américain Moti Kahana, pour créer des points de livraison dans la bande de Gaza, protégés par des mercenaires.
Finalement, il semble que le message du Hamas ait porté, au moins auprès des Gazaouis. Beaucoup de gens se sont réjouis de ce coup porté aux gangs, et le mouvement islamique a même gagné quelques points de popularité grâce à cela. Car les déplacés vivent déjà dans la peur et l'insécurité des bombardements, et dans l'insécurité alimentaire. C'est la famine dans le nord, et on s'en rapproche au sud. À tout cela s'ajoute l'insécurité intérieure. Les vols, dus à la misère, sont en constante augmentation, alors qu'avant, à Gaza, on ne fermait pas sa voiture à clé ni la porte de sa maison.
Les Israéliens ont au moins réussi cela : déchirer la société gazaouie. J'insiste, c'était une société soudée, avec un tissu social très solide, qui est en train de devenir aussi fin qu'une toile d'araignée, à cause de tout ce que l'on subit, les destructions, les massacres, les boucheries quotidiennes, les israéleries de toutes sortes. Et maintenant, cette instrumentalisation des bandes de voleurs… Et pas seulement pour piller les convois humanitaires.
Vous savez ce qu'il se passe à Rafah, au sud, à la frontière égyptienne ? La ville est à moitié détruite et quasiment vide, tous ses habitants ont été expulsés par les Israéliens. Mais d'après plusieurs témoignages, les voleurs, eux, ont le droit d'entrer pour piller les maisons. Les Israéliens les protègent même, à l'aide de leurs quadricoptères armés qui survolent la cité. En échange, les malfrats les renseignent. Ils leur signalent les mouvements suspects, les indices qui peuvent indiquer la présence de caches du Hamas, les découvertes qu'ils peuvent faire dans les maisons. Non seulement les Gazaouis vivent sous des tentes de fortune, mais ils sont volés par leurs frères palestiniens.
La solution est pourtant très simple : faire entrer suffisamment d'aide humanitaire pour nourrir et protéger tout le monde, et plus personne ne volera. Mais ce qui est terrible, c'est de se concentrer sur ce débat. La cause palestinienne et le génocide ont disparu pour laisser la place à la question purement « humanitaire ». C'est le seul sujet de discussion désormais : il faut donner à manger, il faut donner à boire, il faut donner des couvertures, c'est bientôt l'hiver. Personne ne dit : il faut arrêter la guerre. Personne ne dit : il faut arrêter ce génocide. Personne ne dit : il faut que les Israéliens se retirent de Gaza. Non, les Occidentaux leur disent : c'est bien, continuez ce que vous êtes en train de faire, finissez votre boulot, mais tout de même, donnez à manger à ces gens que vous êtes en train de tuer. On ne veut pas voir des gens mourir de faim. Au moins, qu'ils meurent l'estomac plein. C'est cela, malheureusement, la position de ce monde qui parle de liberté, d'égalité et de fraternité. Sauf quand il s'agit de la Palestine et des Palestiniens.
Est-ce que nous sommes un cancer pour cette « communauté internationale » ? Est-ce que nous sommes un danger, pour que tout le monde veuille se débarrasser de nous ? Ou est-ce que c'est seulement parce que Dieu nous a créés sur notre terre sans les yeux bleus et les cheveux blonds ? Je suis obligé, encore une fois, de faire la comparaison avec l'Ukraine. L'Occident dit que les Russes sont des occupants et des terroristes, et les Ukrainiens des résistants à qui il faut donner à boire, à manger, de l'argent et des armes. Mais quand il s'agit de la Palestine, on inverse les rôles. Les occupés sont des terroristes et l'occupant « a le droit de se défendre ». Imaginons qu'on dise que la Russie a le droit de se défendre, et que si elle tue 50 000 civils ukrainiens, ce sont seulement des dégâts collatéraux !
On sait très bien ce qu'il faut faire. Si on appliquait des sanctions contre Israël, et surtout si on cessait de lui livrer des armes, la guerre s'arrêtera tout de suite. Mais non, ce n'est pas la peine, les Palestiniens ne sont pas des êtres humains. Les Gazaouis ne sont pas des êtres humains. Mesdames et Messieurs, nous sommes des êtres humains. Nous sommes des résistants. Nous avons décidé de rester sur notre terre. De ne pas céder face aux massacres. Non seulement nous sommes des êtres humains, mais nous sommes des êtres humains très courageux, nous affrontons un monstre qui ne fait pas de distinction entre les civils, les enfants, les femmes et les combattants. À ce monstre-là, tout est permis, car nous sommes selon Nétanyahou des « Amalek », des Amalécites, dont la Bible exige l'extermination. Mais même si nous vivons dans la misère, nous restons des Palestiniens dignes.
Journal de bord de Gaza
Rami Abou Jamous
Préface de Leïla Shahid
Présentation de Pierre Prier
Éditions Libertalia, collection Orient XXI
Parution : 29 novembre 2024
272 pages
18 euros
Vous pouvez précommander l'ouvrage ici.
Le lancement du livre aura lieu le jeudi 28 novembre à 19 h au Lieu-dit, 6 rue Sorbier (Paris 20), en présence de Leïla Shahid.