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13.05.2025 à 21:45

Des chantiers de Paris aux vallons du Donbass, le singulier parcours d’Andrzej Swierkosz, volontaire en Ukraine

Antoine Laurent

L'histoire d’un jeune Polonais qui a quitté la France pour découvrir sa véritable vocation.

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Texte intégral (5389 mots)

Depuis février 2022, des milliers de volontaires viennent en aide à la population civile et aux militaires ukrainiens. Parmi eux, certains se sont lancés dans l’aventure dès le début des combats. C’est le cas d’Andrzej Swierkosz, rencontré à Kramatorsk en avril, dont le parcours illustre les hauts et les bas de ces petites mains de la guerre.

Lorsqu’il se décide à quitter le garage où il travaille en périphérie de Lyon, Andrzej (prononcer Andjeï), citoyen polonais, alors 37 ans, a pour projet de rénover une belle camionnette bleue de facture allemande dont il a récemment fait l’acquisition et qui l’attend chez ses parents, en Pologne, dans la région de Katowice.

« Quand on prenait la bière du vendredi soir [à l’atelier], on était comme ça », se souvient Andrzej, en contractant le cou et en regardant ses pieds. Une ambiance moribonde donc ; sans compter des conditions de travail épuisantes. Dans ce garage, en plus d’être mécanicien, Andrzej était également dépanneur sur l’autoroute, ce qui impliquait une astreinte d’une semaine par mois. « L’astreinte, se souvient-il, c’était une semaine, du jeudi au jeudi. Du jeudi 17 heures jusqu’au jeudi suivant à 17 heures, tu étais en permanence au téléphone. Dès qu’ils t’avaient appelé, tu avais une demi-heure pour aller sur place. Jour et nuit. Week-end inclus. C’était pas possible. »

À cela il faut encore ajouter la multitude d’énergumènes un peu particuliers à qui, en tant que dépanneur, il doit porter assistance : unetelle n’est pas assurée et refuse de payer, un autre exige qu’on l’emmène gratuitement à son mariage dans le Sud de la France, un autre souffre d’une phobie des ponts, un autre encore, après s’être disputé avec une prostituée, est parvenu à encastrer sa voiture dans une conduite d’évacuation d’eau sous l’autoroute… « Bah tu vois [à la fin], ça devient chiant quoi », conclut notre interlocuteur, épaules et mains carrées, que l’agacement semble gagner de nouveau à ces souvenirs rocambolesques.  

Démission historique

Alors un matin, à six heures, après avoir fait relire sa lettre par sa sœur, Andrzej rend visite à son patron et pose sa démission, balayant faux-semblants et perspective d’une allocation chômage d’un revers de main. Sa décision est prise : une fois cette camionnette rénovée, il accomplira son rêve : se lancer dans un road trip à travers l’Ukraine, la Russie et conduire ainsi « quasiment jusqu’au bout du monde ». Pas de plan, pas d’itinéraire, précise Andrzej, qui n’a « jamais voyagé préparé ».

Il ne le savait pas encore mais, avant même de saluer son employeur, ce beau projet était déjà mort-né ; car ce jour-là, nous sommes le 24 février 2022 et l’invasion de l’Ukraine a débuté depuis quelques heures. « Moi, je savais rien du tout ! Je rentre chez moi à midi, j’allume la télé et là : “invasion à grande échelle”. Problème, parce que je voulais justement [passer] par l’Ukraine », raconte Andrzej, animé par cet invraisemblable souvenir.

Quelques jours s’écoulent ; et puis un reportage télévisé lui donne matière à réflexion. Sur l’écran, des civils traversent une rivière à pied sur des planches jetées entre les débris d’un pont. Emportée par l’effondrement de l’ouvrage, une camionnette blanche gît sur le toit.

Le pont d’Irpin, détruit par l’armée ukrainienne pour ralentir les troupes russes avançant à grands pas vers Kyïv, les habitants de la ville fuyant sous un ciel gris… ces images ont fait le tour du monde. « Putain, mais ce camion retourné, il m’a tellement marqué ! Je sais pas pourquoi ; et puis les gens en train de traverser… » se rappelle Andrzej avec émotion. À ce stade, ajoute-t-il, « j’ai commencé de me dire que j’irais nulle part » ; mais cet homme au tempérament tranquille, amateur de rock américain et de science-fiction, n’est pas longtemps impressionnable.

Jytomyr Ravitaillement
Ravitaillement d’une famille de Jytomyr. Les parents, qui vivent avec leurs enfants dans une seule pièce suite aux destructions, ont contacté Sylvia via Facebook pour demander de l’aide. Hiver 2022. Photo : Andrzej Swierkosz.

Du road trip aux livraisons humanitaires

A 18 ans, CAP en finition dans le bâtiment et bac professionnel en travaux de gros œuvre en poche, il avait quitté son pays en proie à une violente crise économique afin d’aller trouver du travail à l’étranger. Un sac à dos et 200 livres sterling composent alors l’essentiel de ses biens et capitaux. Deux années s’écoulent à trier des tomates dans une usine de la périphérie londonienne et à convoyer tissu et vêtements entre le Royaume-Uni et la France.

En région parisienne, où Andrzej a passé une dizaine d’années, il a travaillé dans la construction et la démolition. Il a ainsi participé au déblaiement de l’immeuble de Saint-Denis où s’étaient retranchés une partie des terroristes qui ensanglantèrent Paris en 2015. « Mec, c’était une aventure ! » commente-t-il, enthousiaste, même s’il lui a fallu extraire des corps sans vie des décombres. Enfin, inflation des loyers et baisse des salaires obligent, Andrzej a postulé dans ce peu regretté garage de la région lyonnaise. En somme, vous l’aurez compris, notre homme sait s’adapter.

Aussi la solution au problème de la guerre en Ukraine s’est-elle rapidement dessinée. « Je me suis dit… le camion… il était pas mal à l’époque déjà. Je me suis dit “Pourquoi ne pas faire de l’aide humanitaire ?”. » Un groupe d’adolescents hilares l’interrompt. Nous sommes assis au beau milieu de la place de la Paix, à Kramatorsk. Le soleil est chaud, le ciel est bleu et, dans le lointain, le front tonne de temps à autre. À Kramatorsk, la normalité n’a plus de limites.

Andrzej reprend le fil. Méthodique, dès la solution trouvée, il commence à se renseigner sur Facebook.  « Tu sais, quand je pense à ma démission, il me restait un mois et demi de boulot. Il y avait le préavis […] ; et du coup, putain… un mois et demi, mais c’était le plus long de ma vie !!! » précise-t-il dans un rire, sans regret pour cette décision qui n’a guère surpris ses proches. « Ils savent très bien que je suis un peu taré », indique Andrzej avec dérision.

« Et puis, ajoute-t-il, moi j’aimais toujours, tu sais, les histoires un peu Apocalypse et tout ça… » ; une appétence qui se trouve à l’origine de son premier voyage en Ukraine, en 2019, au cours duquel il a visité la région de Tchernobyl et dont il conserve un excellent souvenir.

Bakhmout Andrzej Saint Nicolas Proche
Andrzej déguisé en saint Nicolas lors d’une livraison de cadeaux aux enfants de Bakhmout organisée par les volontaires. Décembre 2022.

Premières missions en Ukraine

Après avoir, en vain, proposé son aide comme chauffeur à un groupe de volontaires, mettant sa camionnette à disposition, Andrzej est finalement contacté par Sylvia, une habitante de Lublin, en Pologne. Sylvia et son amie Martha, propriétaire d’une entreprise de nettoyage à domicile, organisent alors des livraisons de nourriture en Ukraine, après avoir accueilli chez elles femmes et enfants réfugiés pendant plusieurs mois.

« Sylvia, indique Andrzej, un brin sarcastique, elle a un élevage de cane corso. Tu vois le clébard cane corso. Tout petit. Du coup, elle avait plein d’amis partout en Europe […]. Elle a commencé à poster comme quoi elle va faire de l’aide humanitaire pour les animaux aussi. Et puis tu vois, les gens donnaient beaucoup plus de thunes si tu marquais dans l’annonce [que ton aide était aussi destinée aux animaux]. »

C’est ainsi qu’à partir de mai 2022 et pendant près de six mois, le trio effectue un aller-retour avec l’Ukraine tous les quinze jours pour aller livrer des biens donnés par la Croix-Rouge par « palettes entières » ainsi que des dons privés. Leur travail se concentre en particulier sur les zones récemment libérées par l’armée ukrainienne, lors de sa contre-offensive de l’automne 2022. « C’était tout le temps 3 000 km minimum […] par week-end. Parce qu’on partait le vendredi – on roulait quasiment tout le temps – pour [être rentrés] le dimanche soir ou le lundi matin en Pologne », se remémore l’ancien dépanneur.

Quelques dissensions dans l’équipe finissent cependant par avoir raison de ce mode opératoire épuisant. Le trio se sépare ; mais pour Andrzej, l’aventure ne fait que commencer. Sylvia lui a fourni le contact de Claudia et Pavlo, un couple de volontaires ukrainiens originaires d’Irpin qui travaillent à Izioum (dans l’oblast de Kharkiv). La ville a été libérée il y a peu. Les deux volontaires cherchent un chauffeur supplémentaire. Le polonais et l’ukrainien sont deux langues proches et Andrzej parle russe. On se débrouillera.

Happé par le monde des volontaires

Dès le mois de décembre 2022, il s’installe avec Claudia et Pavlo dans une maison située à la sortie d’Izioum, à proximité de la M03, la route du Donbass. Claudia, lors de son arrivée à Izioum, s’est d’abord préoccupée de trouver un entrepôt où stocker ses vivres destinées à la population et aux militaires. C’est aussi là que cette ancienne psychologue s’est installée avec son compagnon.  « Ils sont restés, je crois, deux nuits là-bas », indique Andrzej. Deux jours plus tard, une dame ravitaillée par le couple comprend la situation : « À côté de chez moi, il y a une maison vide : ils sont partis en Russie, vous pouvez aller là-dedans », leur a-t-elle indiqué avec nonchalance.

Il vivra à Izioum de décembre 2022 à janvier 2023. Andrzej se souvient d’une ville quasiment déserte, encombrée d’épaves de chars calcinés, où seuls « quelques magasins étaient ouverts » et où « ça sentait le brûlé ». À proximité de la demeure des volontaires, indique-t-il, « tu avais de grands entrepôts » utilisés par les Russes durant l’occupation de la ville. « Tu rentrais là-dedans… mais des missiles comme ça, en tas » précise-t-il en levant la main au-dessus de sa tête.

Des missiles abandonnés dans le chaos de la retraite ; et des mines antipersonnel, partout : le long des routes, dans les jardins… Aujourd’hui encore, les alentours de la ville et de la M03 en sont infestés. Les panneaux à tête de mort ou les morceaux de rubalise installés par les Ukrainiens pour les signaler ont déteint par endroit. Le temps passe ; les mines restent.

Oblast de Donetsk Ravitaillement
Un groupe de volontaires indépendants ravitaille un village de l’oblast de Donetsk. Mai 2023. Photo : Andrzej Swierkosz.

Ravitailler Bakhmout, évacuer ses habitants

Après quelques semaines, le trio constate que les ONG internationales parviennent désormais à ravitailler Izioum de façon satisfaisante. Aussi leur attention se tourne-t-elle vers Bakhmout, dans l’oblast de Donetsk. À cette période, la ville est encore sous contrôle ukrainien. De nombreux civils y vivent toujours et, dans la mesure où les protocoles de sécurité des grandes ONG leur interdisent généralement de travailler à proximité du front, les volontaires y jouent un rôle crucial en matière d’assistance humanitaire.

À cette période, se souvient Andrzej, son équipe fait la rencontre d’un certain Sergueï, originaire d’Odessa. « Lui, indique Andrzej, c’était un soudeur. Il avait des connexions avec des gens du Japon. Ils ont filé la thune pour qu’il fabrique des bourjouïka [des poêles de fonte, alimentés au bois, NDLR]. Il en a fabriqué pas mal, du coup il nous a demandé de donner un coup de main pour livrer tout ça. »

Les missions à Bakhmout, facilitées par l’auto-organisation des habitants, commencent sans tarder. « Il y avait un chat, un groupe [de discussion en ligne, NDLR] de ceux qui habitaient encore à Bakhmout. Ils posaient des questions, des demandes pour les bourjouïka, pour la bouffe, pour l’évacuation », explique Andrzej. « Le matin, on ramenait tout ce que les gens demandaient et le soir, quand on partait, on sortait […] ceux qui demandaient l’évacuation. »

Un mois s’écoule. Puis, dès janvier 2023, par souci d’efficacité (il faut une heure et demie pour se rendre d’Izioum à Bakhmout), l’équipe s’installe à Tchassiv Yar, à une vingtaine de minutes de route. Pavlo, ancien militaire qui a combattu dans la région au cours de la première guerre du Donbass, a fait jouer ses contacts ; un ami accepte de prêter son appartement.

Bakhmout Evacuation
Évacuation d’une mère, sa fille, leurs 8 chiens et leurs 9 chats, à Bakhmout. De dos, au premier plan, Claudia. De dos au troisième plan, Andrzej. Décembre 2022.

Missions périlleuses

Cette période héroïque, Andrzej en a rapporté des images véritablement apocalyptiques : des rues vides que plus personne n’entretient, encombrées de feuilles et de terre, des barrages antichars dans le centre-ville, des blindés ukrainiens croisés au détour d’une rue, des selfies en casque et gilet pare-balles et, en fond sonore de ses vidéos, le bruit des bombardements.

Il en conserve aussi le souvenir d’une atmosphère difficilement descriptible, où l’absurde et parfois le comique se voilent d’une ombre de mort. Un jour de janvier 2023, un habitant demeuré dans la ville et dont l’appartement se situe à 700 mètres des positions russes se résout à demander son évacuation ; la sienne… et celle de son cheval. Le détail a de quoi faire hausser les sourcils. Pour les volontaires de cette période, il est anodin.

Interdite devant une telle requête, Claudia demande à son camarade comment il compte évacuer un cheval, dans une zone de guerre, en camionnette. Tout problème trouve solution : « Bah, on le pousse et puis il va rentrer dans le camion », lui répond notre ami, rapportant leur conversation sur un ton des plus naturels. Départ. Rapidement, la situation se complique : impossible de trouver l’adresse exacte.

Les deux volontaires s’égarent, finissent par trouver la rue, s’engagent ; et là « juste devant nous “BOUM, BOUM, BOUM, BOUM, BOUM !!!” » se remémore Andrzej, simulant de sa main une série d’explosions. « Les portes de la camionnette, elles s’ouvrent : il y avait tellement d’ondes de chocs là… les portes de derrière qui s’ouvrent. Moi [mimant un conducteur arrêtant net son véhicule], les freins, marche arrière. Et au revoir !! »

Ravitailler les civils… à tout prix ?

Une autre fois, toujours à Bakhmout, une grand-mère s’adresse à nos volontaires pour savoir si elle pourrait obtenir un poêle à bois. La demande acceptée, la dame se montre réticente à la proposition de Sergueï, le soudeur, qui lui offre de livrer chez elle ce lourd appareil. Pourtant dans l’immeuble où elle réside, l’ascenseur est à l’arrêt, car la ville est privée de courant depuis six mois. Intrigués, les membres de l’équipe insistent et finissent par découvrir un appartement « plein à craquer » de colis d’aide humanitaire. « Elle stockait tout », précise Andrzej, tandis qu’une voiture délabrée rugit sur la place.

Ce genre d’anecdotes illustre ce qui, d’après lui, constitue l’un des problèmes de l’assistance humanitaire sur les zones du front. Certains civils ne réalisent pas la nature mortelle du danger qu’ils encourent et qu’ils font courir aux volontaires lorsqu’ils demandent à être évacués en dernière minute. Ces derniers, lorsque la situation devient trop périlleuse, tranche Andrzej, ne devraient pas ravitailler les habitants, mais se contenter de les évacuer. « Si t’as pas de bouffe, […] pas d’eau, forcément, tu fais quoi ? » feint-il d’interroger, agacé par ce comportement qui finira par le convaincre de travailler au profit des militaires, comme beaucoup de bénévoles expérimentés.

Suite à la mort de plusieurs volontaires, dont celle de l’infirmier américain Pete Reed, visé par un tir de missile antichar le 2 février 2023, l’armée ukrainienne décide d’interdire l’accès de Bakhmout aux civils non-résidents. Andrzej et son équipe se trouvent désœuvrés. Claudia et Pavlo décident de regagner Irpin. Andrzej et sa compagne d’alors, Kristina, elle aussi volontaire, décident quant à eux d’aller passer quelques mois en Pologne. Un moment de répit s’impose et la camionnette a besoin de réparations. Depuis le début de mon interview d’Andrzej, l’alarme a déjà sonné deux fois. Imperturbables, deux jeunes femmes prennent la pose à tour de rôle, profitant des derniers rayons du jour pour s’adonner à une séance photo des plus appliquée.

Au cours de ce séjour en Pologne, Kristina, alors 31 ans, originaire de Kyïv, apprend l’existence de Road to Relief, une organisation humanitaire basée à Sloviansk qui cherche de nouveaux volontaires afin de se développer. Malgré ses doutes croissants sur la pertinence de ravitailler les civils, ce qui est justement l’une des activités principales de Road to Relief, Andrzej se laisse convaincre. À cette période, le front s’est stabilisé et les évacuations se font rares. L’organisation, en pleine phase de croissance, manque de biens à livrer, peine encore à se structurer. Pour Andrzej, l’expérience n’est pas concluante.

À l’ombre d’une église

Aussi, après deux mois passés sur place et une rupture amoureuse, décide-t-il de reprendre sa vie de volontaire indépendant. Avec deux jeunes Ukrainiennes rencontrées à Road to Relief, Ioulia et Maria, il s’installe dans le presbytère de Sloviansk, alors vacant, et que l’évêque de Kharkiv accepte de mettre à disposition de la nouvelle équipe. Le logis, inhabité depuis plusieurs années, est rustique et manque de commodités ; mais Andrzej, habile de ses mains, est en outre doté d’une bonne mémoire.

Au cours d’une livraison humanitaire, se remémore-t-il alors, il s’était rendu dans un village de la région dont l’une des maisons, détruites, avait attiré son attention. Pour cause, il y avait remarqué « une machine à laver et un chauffe-eau accroché sur le mur […] ». Aussi, au moment d’emménager au presbytère, indique-t-il, « je suis retourné dans cette baraque […] pour démonter ce chauffe-eau ; et il fonctionnait » ; « maraudeur », ajoute-t-il avec un sourire, en utilisant ce mot de français passé dans le vocabulaire ukrainien. Puis, continue-t-il, « j’ai rénové un peu la salle de bain, parce que le gel avait cassé pas mal de trucs. Et […] on a commencé à habiter là-bas tous les trois. »

Pendant cette période, le trio ravitaille principalement les militaires. Andrzej continue de recevoir le soutien de Sylvia, Maria collecte des fonds via les réseaux sociaux et une association ukrainienne de Kramatorsk – Vsi Poroutch (Tous proches) – sollicite l’aide des trois indépendants pour trier et livrer médicaments, nourriture, eaux et autres biens à différentes unités.

Le jardin est grand, les proches de nos trois amis leur envoient de temps à autre des colis de nourriture, quand ces derniers ne rentrent pas d’une visite familiale chargés de conserves, de vin, ou de volailles prélevées à la basse-cour – un précieux soutien psychologique. L’été s’écoule puis Andrzej est averti qu’un prêtre doit venir s’installer en septembre. Maria part alors travailler en Angleterre. Andrzej et Ioulia rejoignent officiellement Vsi Poroutch. La directrice de l’association parvient à trouver pour eux un appartement à Sloviansk : les propriétaires, réfugiés dans l’ouest du pays, le mettent à disposition.

Oblast de Kharkiv Eglise catholique
Livraison d’aide humanitaire dans une église catholique, oblast de Kharkiv. Mars 2023.

Une année de grisaille

Pour Andrzej, s’ensuit alors une année faite d’une certaine monotonie. Cette expérience à Vsi Poroutch « c’était un peu une perte de temps », précise-t-il ; car alors, à l’étranger comme en Ukraine, la guerre commence à lasser l’opinion. Les dons se font plus rares et les journées, dans les locaux sombres et à peine chauffés de l’association, sont longues. Les nouvelles du front, par ailleurs, ne sont pas bonnes. La contre-offensive ukrainienne de l’été 2023 s’enlise ; puis les munitions d’artillerie viennent à manquer, de même que le gazole, dont on constate qu’il est parfois coupé à l’eau – la camionnette d’Andrzej en fait les frais.

Un soir de février 2024, un groupe de militaire passe se ravitailler en nourriture. Avec leurs traits tirés par les nuits sans sommeil et le stress de combats acharnés menés en plein hiver, ces hommes aux mains dures et à la barbe sans moustache ont des airs de spectres sortis des enfers. L’une des bénévoles de l’association a tout juste reçu des colis de friandises préparés par des écoliers de Kharkiv à l’attention des militaires. Elle s’empresse de les leur distribuer. Avares de mots, la mine sombre, les soldats sortent leur canif, ouvrent leurs paquets ornés de dessins qu’ils prennent soin d’épargner.

Sur l’un d’eux, une petite main encore malhabile a laissé un numéro de téléphone. Le soldat sourit, annonce la nouvelle à ses camarades qui s’esclaffent, nerveux, avant de se décider à composer le numéro. La voix d’un petit garçon se fait entendre. Le soldat échange avec lui quelques mots, remercie son jeune bienfaiteur. L’appel se termine. Silence. Tous les regards s’évitent. Militaires et volontaires, perdus dans leurs pensées, ont les larmes aux yeux.

« Ces mecs-là, ils sont quasiment tous morts », indique Andrzej. Sur l’un des murs de la pièce où s’est déroulée l’action, les photos des militaires et volontaires tués en mission s’alignent en noir et blanc. Parmi celles-ci, depuis novembre 2024, figure celle de Kristina. Devenue secouriste militaire, elle a péri dans un bombardement russe au cours de l’une de ses missions.

Amour, drones et débrouillardise

Pendant cette longue année, Andrzej ne se sent guère utile et vit sur ses deniers. Aussi, en septembre 2024, lorsqu’on lui propose un poste rémunéré au sein de l’organisation Frontline Medics, spécialisée dans l’assistance médicale en zone de guerre, il saisit l’occasion sans hésiter. Il devient ainsi l’heureux chauffeur d’une clinique mobile opérant dans l’oblast de Kharkiv et se voit confier l’entretien des véhicules de l’organisation. Malgré la fâcheuse tendance des volontaires américains à endommager les boîtes de vitesses manuelles, auxquelles ils ne sont pas habitués, et les interruptions de salaires dues au soutien irrégulier dont souffre Frontline Medics, c’est aujourd’hui le poste qu’il occupe encore.

Interrogé sur ses plans pour l’avenir, Andrzej répond avec un sourire : « franchement je pense pas du tout à ça. Je me projette pas : là, il y a un drone, [et] là, il y a un drone [qui s’est écrasé] », précise-t-il en désignant deux immeubles situés à 200 mètres du banc sur lequel il est assis. Dans cette situation, comment planifier quoi que ce soit ?  « Mais moi, c’est sûr que je vais rester dans la zone de la guerre. Parce que [si] je vais vivre à Kyïv, je vais me tirer une balle dans la tête ! » ajoute-t-il dans un moment de dérision.

En tous cas, pour notre homme, désormais en couple avec une certaine Natacha, fleuriste au caractère bien trempé qui, sur son temps libre, tisse des filets de camouflage, pas question de retourner à sa vie d’avant. « En France, explique-t-il, c’était métro, boulot, dodo. Tu commences à 9 heures et puis tu termines à 5 heures. Mais le boulot, il n’avait pas de valeur pour moi », tandis qu’en Ukraine, « on arrive à se débrouiller avec rien ». Les Ukrainiens, ajoute-t-il enfin, « c’est pas le type de gens qui vont faire un scandale pour des conneries. En fait, c’était ça mon plus gros problème en France. Les gens qui n’arrivaient pas à se décider pour les petites choses. » Sur les étagères du salon d’Andrzej, les lettres de remerciement des unités militaires et collectivités auxquelles il a apporté son aide s’alignent en bon ordre, entre les douilles de mitrailleuse et d’obus de 155 mm.

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13.05.2025 à 21:45

Quarante « merci » pour la mort

Sergueï Medvedev

Les mères et les veuves remercient Poutine pour avoir envoyé leurs proches à l’abattoir.

<p>Cet article Quarante « merci » pour la mort a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1497 mots)

Le philosophe russe parle du culte de la mort propagé par le régime de Poutine. Les morts au combat avec les nazis, il y a quatre-vingts ans, et les morts qui sont tombés sur les champs de bataille en Ukraine ces dernières années ont la même signification sacrée : leur vie ne vaut rien, seul leur « sacrifice » compte. Et le plus monstrueux, c’est l’approbation des mères et des épouses qui remercient Poutine pour avoir envoyé leurs proches à l’abattoir. 

La propagande russe pendant la guerre avec l’Ukraine donne naissance à des scénarios dont l’absurdité dépasse les fantasmes les plus sombres de Franz Kafka ou de Nikolaï Gogol. Récemment, Vladimir Poutine a rencontré au Kremlin les veuves et les mères de soldats morts dans la soi-disant « opération de libération » en Ukraine, et les femmes se sont empressées de le remercier. « Je suis la mère d’un caporal mort au combat… Merci à vous. » « Je suis mère de quatre enfants, chef de chœur, et depuis peu veuve… Merci à vous, Vladimir Vladimirovitch. » « Je suis la sœur aînée d’Artem Ryjov, soldat mort au combat. Je suis mariée et j’élève trois beaux futurs défenseurs de la patrie… Tout va bien pour nous. » « Merci pour vos garçons ! » répond Poutine aux mères et aux veuves. Le site we.are.repost, qui a publié cette vidéo impressionnante, a compté plus de quarante « merci » lors de cette rencontre.

Je me souviens de la guerre en Afghanistan à la fin des années 1980, à la fin de l’ère soviétique, lorsque les mères de soldats, dans leur colère irrépressible, s’étaient rendues jusqu’au Soviet suprême de l’URSS et s’étaient adressées à Gorbatchev lui-même pour exiger l’arrêt de la conscription des étudiants, le rappel des appelés illégaux, l’introduction d’une assurance obligatoire pour les militaires et la reconnaissance du droit à un service alternatif. Le Comité des mères de soldats est devenu une force civile puissante qui a largement contribué à la fin de cette guerre criminelle. Plus tard, pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), les mères de soldats ont joué un rôle immense dans la recherche des soldats disparus et la libération des prisonniers.

À l’ère Poutine, les voix des mères de soldats, comme celles d’autres organisations civiles, se sont fait moins entendre et, lors de la deuxième guerre de Tchétchénie, elles n’étaient plus audibles. En revanche, pendant la guerre actuelle, une organisation étonnante a vu le jour, « Les veuves des soldats de Russie », qui réclame de nouvelles vagues de mobilisation et la conscription générale afin d’écraser définitivement l’Ukraine. Les remerciements des veuves et des mères des militaires tués font régulièrement la une des journaux : les veuves des miliciens morts dans la soi-disant « république populaire de Donetsk » remercient en larmes les sponsors moscovites de leur avoir offert des manteaux de vison pour remplacer leurs maris tués (selon certaines rumeurs, les manteaux leur auraient été retirés immédiatement après le tournage de la vidéo), ou encore, dans un reportage légendaire de la chaîne de télévision Rossiya 1, le père et la mère d’un soldat tué racontent comment ils se rendent sur la tombe de leur fils dans une Lada blanche achetée grâce à la « prime funéraire », une allocation versée par l’État pour les soldats morts au combat ; puis la mère d’un combattant tué raconte comment elle a reçu un hachoir à viande en cadeau de la part du gouverneur de sa région.

La mort à la guerre est devenue monnaie courante en Russie, elle est discutée avec pragmatisme sur les réseaux sociaux, les jeunes femmes échangent sur les forums des conseils pour se marier le plus vite possible avec un soldat sous contrat partant en Ukraine afin de toucher par la suite l’indemnité versée pour un mari tué (une blogueuse est même actuellement jugée pour avoir publié ce genre d’histoires de  « réussite » et de « gains rapides »). Lors de la première vague de mobilisation à l’automne 2022, les mariages collectifs de soldats près des centres de recrutement sont devenus à la mode, ceux-ci se mariant à la hâte avec des petites amies occasionnelles, afin de garantir le versement d’une pension à leur famille en cas de blessure ou de décès.

Les morts remplissent l’espace public russe autant que les vivants : les panneaux publicitaires et les façades des maisons sont couverts de portraits des « héros de la défense nationale » morts au combat en uniforme d’apparat, qui regardent les rues d’un œil vide ; dans les salles de classe, on trouve des « pupitres des héros » portant les noms des diplômés de l’école morts au combat, et les enfants peuvent s’y asseoir en guise d’encouragement pour bonne conduite ; les sites Internet des universités s’ouvrent sur les portraits d’étudiants tués qui avaient pris un congé académique pour aller tuer et mourir en Ukraine. À l’approche du 9 mai, le pays était le théâtre de défilés du « Régiment immortel », des processions de la religion païenne sanglante de la Victoire, dont les participants portent des portraits de soldats morts il y a 80 ans pendant la Seconde Guerre mondiale ou aujourd’hui en Ukraine. Dans une école de la région de Nijni Novgorod, des enfants ont organisé un concert pour les morts : il n’y avait personne dans la salle, et les portraits des soldats tués étaient placés sur les chaises. Et à la Douma d’État russe, on propose très sérieusement d’accorder le droit de vote aux soldats morts au combat, en transférant leurs voix à leurs proches ou à leurs représentants. Ni Gogol avec ses âmes mortes, ni le philosophe religieux russe de la fin du XIXe siècle Nikolaï Fiodorov avec son idée de ressusciter les morts et de les réinstaller sur des planètes voisines n’auraient pu imaginer cela : les morts vivent déjà dans toute la Russie et réclament de nouvelles victimes.

La mort, au même titre que la guerre, est devenue partie intégrante de l’idée nationale : incapable d’offrir une vie digne à ses citoyens, l’État leur propose la mort à prix modique, mais accompagnée d’honneur et de respect : la mort au front est glorifiée dans les sermons du patriarche Kirill et approuvée par le président Poutine : « Mieux vaut mourir à la guerre qu’à cause de la vodka », avait-il expliqué en novembre 2022 à des mères de soldats tués en Ukraine. C’est précisément pour cette raison que les mères et les veuves lui disent « merci » : lorsque la mort est devenue une vertu nationale, voire un devoir civique, une rencontre personnelle avec le président (qui a en Russie le statut d’un demi-dieu), les honneurs et les dons généreux de l’État suscitent en elles un sentiment de gratitude intense.

Tout cela nous ramène à la question de savoir si la Russie, dans sa quatrième année de guerre, est fatiguée et prête à un cessez-le-feu. Pour l’écrasante majorité, la mort des soldats ne pose pas de problème, elle fait partie du quotidien russe : « Nos grands-pères sont morts au front, nous mourrons aussi. » Selon les chiffres de la surmortalité, la Russie a perdu jusqu’à un million de personnes lors de l’épidémie de Covid, sans pratiquement remarquer ces victimes. De la même manière, la société russe indifférente a déjà perdu près d’un million de personnes tuées et gravement blessées dans la guerre en Ukraine (on parle de 700 000 à 900 000), préférant ne pas remarquer ces pertes. Les gens se contentent de s’incliner comme d’habitude et de dire « merci » à l’État-Léviathan qui dévore leurs enfants et leurs maris.

Traduit du russe par Desk Russie

Lire l’original publié le 30 avril sur Telegram

<p>Cet article Quarante « merci » pour la mort a été publié par desk russie.</p>

13.05.2025 à 21:45

Le parasitisme sémiotique et le culte du Jour de la Victoire soviétique

François Millet

Comment la victoire des Alliés sur l'Allemagne nazie devient, dans le discours du Kremlin, une arme idéologique, celle de la subversion de nos valeurs.

<p>Cet article Le parasitisme sémiotique et le culte du Jour de la Victoire soviétique a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (2571 mots)

À l’occasion du 80e anniversaire de la victoire dans la Seconde Guerre mondiale, l’universitaire français livre une analyse du parasitisme sémiotique pratiqué par la Fédération de Russie. Dans le discours du Kremlin, la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie se détache de son histoire et se rattache à des ennemis contemporains flottants : l’Union européenne, l’OTAN, les valeurs libérales démocratiques au sens large. Ce n’est plus un souvenir, mais une arme idéologique, celle de la subversion de nos valeurs. 

Le Service des renseignements extérieurs de la Russie (SVR) a récemment publié un article accusant l’Europe et l’Ukraine de tenter d’éclipser le 80e anniversaire de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie. L’article accusait les responsables européens et le gouvernement ukrainien de tenter de saboter les célébrations du 80e anniversaire de la victoire soviétique sur l’Allemagne nazie et de promouvoir le révisionnisme historique et la glorification des collaborateurs néonazis en Ukraine. Plus particulièrement, l’article affirmait que l’Occident était en train de recréer une coalition de type nazi contre la Russie, présentant les tensions géopolitiques actuelles comme une continuation des hostilités de la Seconde Guerre mondiale sous une forme différente.

Ce texte est un bon exemple de ce que l’on pourrait appeler le « parasitisme sémiotique ». Ce phénomène, qui consiste à vider les systèmes symboliques de leur sens originel pour les réutiliser à des fins idéologiques, nous aide à comprendre comment l’État russe actuel instrumentalise la mémoire historique.

Au fond, cette opération symbolique répond à un besoin existentiel. Le Jour de la Victoire (le 9 mai) sert de légitimité de substitution à un État dont les origines et la structure restent profondément compromises. L’Union soviétique a vu le jour en 1922 après la prise du pouvoir par les bolcheviks en octobre 1917. Elle n’a pas été fondée par des processus démocratiques, mais par la violence, la répression et la dissolution de l’Assemblée constituante, le seul organe légitimement élu dans la Russie pré-soviétique après l’effondrement de l’empire. Tout au long de la période soviétique, aucune élection significative n’a eu lieu ; le Parti communiste a monopolisé le pouvoir politique en recourant à une violence et à une censure sans précédent.

Ce n’est qu’en 1989 que le système soviétique a autorisé des élections parlementaires partiellement libres, les premières élections présidentielles en Russie soviétique ayant eu lieu en 1991. Elles ont marqué un début de transition vers la démocratisation. Cependant, cette transition a été entachée par des inégalités structurelles, la manipulation des médias et l’influence oligarchique. Les élections des années 1990 et du début des années 2000 sont restées formellement compétitives, mais elles ont été de plus en plus marquées par la mainmise des élites. Après le retour de Poutine à la présidence en 2012, pour son troisième mandat, dans un contexte de protestations généralisées et de mécontentement populaire, le système électoral démocratique s’est complètement vidé de sa substance. La falsification des élections est devenue systématique. Les figures de l’opposition ont été marginalisées, exilées, emprisonnées ; le pouvoir judiciaire s’est subordonné au pouvoir exécutif. Au milieu des années 2010, la Russie était effectivement revenue à un régime autoritaire sous une mince façade démocratique.

À mesure que la légitimité institutionnelle s’érodait, l’État s’appuyait de plus en plus sur des ressources symboliques, au premier rang desquelles figurait le souvenir de la Grande Guerre patriotique (Seconde Guerre mondiale). Le pouvoir mythique du 9 mai, jour de la victoire soviétique, sert de ciment idéologique, compensant l’absence de pluralisme politique et de responsabilité constitutionnelle. Dans l’ordre symbolique russe, la « victoire sur le fascisme » n’est pas seulement une expression commémorative, mais un signifiant maître chargé d’absolus moraux. Elle condense l’héroïsme, le sacrifice et la justice en un seul fil narratif qui rachète rétroactivement l’autoritarisme soviétique et l’autocratie contemporaine.

Il s’agit là d’un cas évident de parasitisme sémiotique. Le parasitisme sémiotique décrit la situation dans laquelle un système de signes ou un discours agit de manière parasitaire sur un autre. Il s’agit de l’appropriation et de la circulation continue de signes idéologiques qui ont été séparés de leur contenu référentiel ou normatif d’origine. Dans cette situation, les acteurs politiques et les régimes maintiennent une cohérence symbolique non pas en générant un nouveau sens idéologique, mais en réanimant stratégiquement des signes périmés ou vidés de leur sens. Les signes persistent sous forme rhétorique, servant principalement d’instruments de légitimation, de construction identitaire ou de mobilisation affective, malgré l’érosion ou l’épuisement de leur fondement sémantique. Ce phénomène peut correspondre au concept de mythe de Barthes, un système sémiologique de second ordre dans lequel les signes sont vidés de leur contenu historique et transformés en récits culturels naturalisés. Dans notre cas, le signifiant historique « Victoire sur le fascisme », autrefois ancré dans la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie, se détache de l’histoire référentielle et se rattache à des ennemis contemporains flottants : l’Union européenne, l’OTAN, les valeurs libérales démocratiques au sens large. Ce n’est plus un souvenir, mais une arme. Le signifiant persiste tandis que son contenu est remplacé. Le parasite (l’idéologie russe actuelle) consume l’hôte (le souvenir de la Seconde Guerre mondiale), lui retirant toute légitimité tout en le transformant en instrument agressif.

La complexité réelle de la Seconde Guerre mondiale – l’effort multinational des Alliés, les ambiguïtés morales, le pacte germano-soviétique, les crimes du régime soviétique avant, pendant et après la guerre – est réduite à un récit univoque. La Russie n’est plus seulement un vainqueur parmi d’autres, elle devient l’éternel vainqueur du Mal. Tout acteur géopolitique qui s’oppose aux intérêts russes est qualifié de « fasciste », indépendamment de l’exactitude historique. L’article du SVR accuse l’Ukraine et l’UE de tenter d’ « éclipser » le statut sacré du Jour de la Victoire, une projection d’insécurité symbolique présentée comme une préoccupation morale.

Le terme « fascisme » dans le discours russe contemporain est un signifiant sans référent stable. Le fascisme invoqué n’est pas le nazisme historique, mais une forme ennemie flottante applicable à pratiquement n’importe quel adversaire. Il est devenu un substitut moral, vidé de toute spécificité, disponible pour être déployé à volonté à des fins idéologiques. L’antifascisme russe moderne ne constitue plus une position politique ou éthique, c’est un fétiche, un symbole légitimant qui masque l’expansionnisme, la répression et la nostalgie impériale.

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Le Régiment immortel à Paris le 8 mai 2025 // Vidéo de Guillaume Sauzedde, capture d’écran

Le Jour de la Victoire est à la fois un rituel et un mécanisme. Il réaffirme rituellement une vision historique dans laquelle la Russie a toujours raison, est toujours menacée et toujours victorieuse. Il reproduit mécaniquement la légitimité de l’État en fusionnant la mémoire historique et la propagande actuelle. La rupture temporelle entre 1945 et 2025 n’est pas comblée par une véritable continuité, mais par une substitution mythique. L’Union soviétique, régime né de la terreur de masse, est réinventée rétroactivement comme le sauveur éthique de l’Europe. La Fédération de Russie, de plus en plus autoritaire et isolée sur la scène internationale, hérite de ce mythe pour justifier sa trajectoire actuelle.

Ainsi, l’opération sémiotique est achevée. Ce qui ressemble à une commémoration fonctionne en réalité comme un système de blanchiment symbolique. Les crimes passés baignent dans la lumière d’un événement rédempteur unique. Le vide démocratique actuel se cache derrière l’ombre du triomphe historique. Le signifiant – « Victoire sur le fascisme » – demeure, mais son référent s’est transformé en outil de domination symbolique.

Ce qui mérite d’être souligné dans la publication du SVR, ce n’est pas son caractère subversif, mais son caractère ouvert et discursif. Le SVR fonctionne désormais comme un média. Les communiqués de presse officiels et les manifestes publiés sur son site Internet remplacent les opérations secrètes. Ce qui fonctionnait autrefois dans la clandestinité est désormais ritualisé, normalisé, voire esthétisé. Le SVR ne cache plus son rôle d’agent subversif, il l’assume publiquement.

Le régime soviétique a créé une nouvelle catégorie de conflit, la guerre idéologique non cinétique, qui a ensuite été adaptée (bien que souvent dépouillée de son noyau marxiste) par l’Allemagne et de nombreux autres pays, tant à l’Est qu’à l’Ouest. Celle-ci offrait une voie alternative entre la diplomatie et la guerre, connue sous le nom de « troisième option1 ». La police secrète bolchévique, la Commission extraordinaire (TcheKa) et ses successeurs, ont été les premiers à recourir à la désinformation, aux assassinats et à d’autres « mesures actives » comme moyens de structurer les relations internationales et de répondre aux préoccupations en matière de sécurité intérieure.

Aujourd’hui cependant, à en juger par les récentes publications du SVR, la troisième option s’est étendue de l’intervention secrète à la déstabilisation symbolique affichée publiquement. La Russie, dépourvue de soft power traditionnel, a investi dans ce que l’on pourrait appeler la projection chaos-sémantique, utilisant un langage déstabilisant, des mythes et la désinformation pour parasiter l’histoire, remettre en question l’ordre symbolique de ses adversaires tout en protégeant sa légitimité interne de toute critique.

Alors que la subversion de la guerre froide visait l’infiltration idéologique, la subversion moderne vise la déstabilisation épistémologique. L’objectif n’est pas la conversion, mais la confusion ; non pas la persuasion, mais le fait de rendre le sens peu fiable, de semer le doute. Les textes propagandistes du SVR vont donc au-delà du récit : ils constituent des exercices de sabotage sémiotique, des tentatives de détournement, de vidage et de réappropriation de signifiants clés2 (fascisme, victoire, « russophobie »).

Il s’agit là d’une nouvelle lecture de la troisième option, une subversion postmoderne du récit dominant occidental. Tel est l’objectif. La question qui subsiste toutefois est la suivante : à qui s’adresse cet exercice littéraire ? Aux élites occidentales ? Au grand public russe ? À Vladimir Poutine ? La production textuelle du SVR témoigne d’un renversement singulier : un service secret dont le discours public constitue son opération la plus obscure. Son public cible reste le seul véritable secret d’État, ou du moins c’est ainsi qu’il est perçu.

Traduit de l’anglais par Desk Russie

À lire également : Vers un pacte Poutine-Trump ?

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