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16.11.2025 à 18:34

Faire abstraction de la guerre

Alexandre Delfinov

Cet artiste de spoken word d’origine russe vit en Allemagne. À travers ce poème, il livre une discussion à la fois réelle et intérieure sur les sentiments qui le hantent face à la guerre.

<p>Cet article Faire abstraction de la guerre a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1199 mots)

Cet artiste de spoken word d’origine russe vit en Allemagne. À travers ce poème, il livre une discussion à la fois réelle et intérieure sur les sentiments qui le hantent face à la guerre.

« Moi j’arrive à faire abstraction de la guerre,
Dit-elle avec un léger sourire.
Peut-être parce que j’y étais. »

Nous sommes dans un bar berlinois,
Un gars en pantalon de treillis,
Piercing et tatouages au visage,
Vient de nous apporter des bières.

« Moi je ne peux pas, non, enfin parfois j’y arrive »,
Dis-je, et je mâche du vide, et je regarde autour de moi.
« Par exemple, si je bois une bière je vais faire abstraction,
Si j’écris un poème je vais faire abstraction,
Mais dans l’absolu je ne peux pas…
Regarde, là, les clients du bar,
Pour la plupart, tout ça
Se produit quelque part là-bas,
Au-delà du sensible,
Dans un obscur et lointain pays,
Tu comprends ?
– Je comprends, acquiesce-t-elle. Bon, allez ! »
Et nous levons nos verres pour trinquer.
Le bar est bruyant.
Nous buvons une bière.

Je tente de choisir je tente de choisir
Des mots pour chaque jour qui vient de se finir
Pour chaque nuit et pour le feu qui s’est éteint
Et pour tous les morceaux qu’on ne peut recoller
Je tente de choisir je tente de choisir
Des mots pour les jouets les horloges brisés
Les arbres tombés les hiboux tués
Dans un cahier de suivi tout noter 
Cahier de suivi des rêves sereins

« Tu n’as pas l’impression qu’en essayant
Vraiment très fort, on peut
Se réveiller ? demande-t-elle.
– J’aimerais bien, j’opine.
Qu’on se réveille, et que rien de tout ça n’existe,
Personne ne pleure, personne n’a perdu la tête,
Personne n’est tué, personne n’est opéré,
Aucun abruti ne débite des conneries à la télé…
– Les abrutis à la télé débiteront
Toujours des conneries,
Ironise-t-elle. Dis donc,
Tu n’as pas fait ta méditation, révisé ton karma ?
– Je suis diplômé en karma ! »
Et je lève mon index vers le plafond.

Le barman en treillis militaire s’approche :
« Alles in Ordnung bei euch? Tout va bien pour vous ?
– Oui oui, tout va bien, dis-je en le renvoyant d’un geste.
– Tu as vu son pantalon ? » fait-elle en le désignant du menton.

Nous sommes dans un bar berlinois bruyant
Et nous tentons de faire abstraction de la guerre.

… Au début, certains disaient : il faut partir,
Et d’autres n’y croyaient pas : personne ne va nous attaquer, enfin !
Mais j’ai senti comme un minuteur se déclencher en moi,
Et le 21 février j’ai fait ma valise,
Comme dans un rêve, je ne sais pas, j’y ai fourré des choses,
J’avais persuadé ma mère une semaine plus tôt
De partir à Kyïv chez sa sœur,
Et moi je suis restée, et ce matin-là
J’ai fait ma valise en mode automatique,
J’ai mis le chat dans sa cage
Et puis j’appelle Michka, c’est mon ex,
Je lui dis : « Michka, on doit partir,
Tu dois me prendre en voiture ! »
Et il me prend en voiture
Avec sa copine actuelle plus leur fille d’un an,
Plus la grand-mère, qui prie en continu,
Et moi j’ai mon chat, qui gueule et chie en continu,
Et on roule comme ça, on roule, on roule,
Et je regarde, je regarde par le carreau,
Et on est coincés dans les embouteillages, on n’avance pas, on n’avance pas,
Parce que tous prennent cette route vers l’ouest,
Tous partent, parce qu’ils sentent derrière eux…
– Ils sentent quoi ?…

Essaie de bien choisir les mots
Du sentiment d’horreur les mots
Du sentiment de peur les mots
De la fureur qui vient les mots
Pour la grand-mère qui prie sans cesse les mots
Pour le chat qui chie dans sa caisse les mots
Pour le grand froid et pour le ciel la nuit les mots
Passer le long des soldats ennemis les mots
Quand on se tait tous, quand tous se sont tus les mots
Pour cette route de silence les mots
Pour ce chemin vers le salut les mots
Essaie de bien choisir
Essaie

En fait, on s’était vus pour discuter
De certains aspects de la vie en Allemagne :
Les assurances, les formulaires, les demandes, les refus,
Mais en sortant de la station Gleisdreieck,
On avait commencé à parler de la guerre, elle avait demandé :
« Tu viens d’où ? »
J’avais dit : « Je suis né à Moscou,
Mais je vis à Berlin depuis presque 25 ans,
Et toi ?
– Moi en fait je vivais à Kyïv,
Mais je suis née à Marioupol,
Et maintenant je vis à Berlin aussi. »

Nous sommes assis sur des tabourets hauts autour d’une petite table ronde.
« J’ai l’impression qu’on m’a arraché un bout de viande,
Et qu’un courant d’air souffle à travers,
Parfois je le bouche, mais ça perce à nouveau,
Dis-je. Tu sais, je n’arrive pas un seul instant
À faire abstraction de la guerre qui a lieu,
Je ne sais pas comment font ces gens pour vivre… »
J’englobe la pièce d’un geste des mains.

« Moi j’arrive à faire abstraction de la guerre,
Dit-elle avec un léger sourire.
Peut-être parce que j’y étais. »

Le bar est bruyant.
Nous buvons une bière.

Traduit du russe par Nastasia Dahuron

Entre autres lectures, Alexandre Delfinov présentera ce poème lors d’un concert poétique le 5 décembre prochain à 19 heures à la Bibliothèque universitaire des langues et civilisations.

À lire également sur notre site :
Alexandre Delfinov. Poème. « Ce n’est pas la guerre de Poutine »
Alexandre Delfinov. « Pourquoi j’apprends l’ukrainien »

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16.11.2025 à 18:34

Erik Boulatov rejoint les siens

Olga Medvedkova

C’est l’un des tous derniers de cette génération d’artistes non conformistes russes qui vient de s’éteindre à Paris.

<p>Cet article Erik Boulatov rejoint les siens a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (1715 mots)

C’est l’un des tous derniers de cette génération d’artistes non conformistes russes qui vient de s’éteindre à Paris le 9 novembre 2025. Après Edouard Steinberg (1937-2012), Oleg Vassiliev (1931-2013), Vladimir Nemoukhine (1925-2016), Oscar Rabine (1928-2018), Vladimir Yankilevsky (1938-2018), Ilya Kabakov (1933-2023) et quelques autres, c’est maintenant le tour de leur ami, contemporain, collaborateur, Erik Boulatov, de quitter ce monde qu’il a tenté d’impressionner par ses images extravagantes, puissantes, énigmatiques. On appelle ce groupe d’artistes la deuxième avant-garde russe. On nomme ce mouvement l’art conceptuel de Moscou ou encore le cercle du boulevard Sretensky. Nés à la fin des années 1920 et au début des années 1930 en URSS, ils ne se sont pas reconnus dans ce monde totalitaire. Ils n’étaient pas forcément dissidents, pas nécessairement opposants politiques du régime, mais ils se sentaient libres intérieurement et voulaient créer, peindre, dessiner comme cela leur plaisait. Cette liberté se sentait dans tout ce qu’ils faisaient, se voyait dans leurs œuvres. Or il était strictement interdit d’être libre en URSS ; tout art non réaliste socialiste s’y exerçait en discrétion. On les a identifiés, on les a laissé vivoter à la marge, dans les caves, sous les toits, mais sans plus. Quand ils ont pu, ils ont quitté cette « prison des peuples » (c’est ainsi que Lénine appelait la Russie). En Occident, ils sont devenus célèbres. Leurs œuvres ont été exposées, achetées par les musées et les collectionneurs, intégrées dans l’histoire de l’art du XXe siècle. Ils ont vécu de longues vies, remplies des joies de la création indépendante. Ils sont morts loin de Moscou : à New York, à Florence, à Paris…

Erik Boulatov est donc l’un d’eux, l’un des plus importants. Et sa biographie reflète celle de sa génération. Il est né en 1933, en pleine terreur stalinienne, dans la capitale de l’Oural, la ville qui de 1924 à 1991 s’appelait Sverdlovsk (d’après le bolchevik Yakov Sverdlov), et qui depuis a retrouvé son nom historique, Ekaterinbourg (d’après l’impératrice Catherine II). Mais dès 1936, la famille retourne à Moscou et c’est à Moscou que Boulatov grandit, fait ses études et travaille. C’est sa ville, il est moscovite. Il perd tôt son père qui périt sur le champ de bataille de la Seconde Guerre mondiale. En 1947, cet enfant doué rentre dans une école spécialisée en arts plastiques, puis, après la mort de Staline en 1953, lors de la courte période du Dégel, intègre l’Institut Sourikov dont il sort diplômé, l’un des meilleurs de sa promotion. En 1957, au Festival de la jeunesse à Moscou, il découvre le Pop art qui l’influence considérablement. L’attitude critique face au réel devient son projet artistique, projet incompatible avec la dictature du parti communiste. Il devient alors, avec son ami Oleg Vassiliev, et tout comme son autre meilleur ami Ilya Kabakov, illustrateur de livres pour enfants. Quel sort étrange ! Pour gagner leur vie, ils travaillent pour les éditions Detgiz et Malych, réalisent de petits livres merveilleux pour les très petits enfants soviétiques. Nous avons grandis avec ces livres. Boulatov est un dessinateur virtuose et un connaisseur fin de l’imprimerie. Dans ses livres illustrés, il crée des personnages fictifs ravissants, un monde fantastique de contes, rempli d’ornements aux couleurs éclatantes. On y sent les survivances des illustrateurs de la Belle Époque, des artistes du Monde de l’art, d’Ivan Bilibine.

Quant à son travail véritable, il commence quand la journée est finie. Boulatov peint des grands tableaux qui dévoilent le mensonge total de l’univers soviétique, le mensonge absolu qui concerne aussi bien son esprit que sa lettre. Souvent, c’est la lettre qui y domine sur l’esprit. La lettre migre du livre vers le tableau. Finalement tout parle de la langue, du texte, de la relation, de l’inadéquation, du conflit entre la parole et la réalité. La lettre, le mot d’ordre domine, écrase la vie et avec elle, sa condition incontournable, la liberté. On est au royaume des lettres mensongères, toutes droites et carrées, couleur rouge sang, et qui écrasent tout ce qui respire. Par leur volonté, comme dans un conte, les personnages vivants deviennent comme des mannequins, comme des poupées mécaniques : ils sont vus surtout de dos et leur « horizon rouge » est un ruban de l’ordre de saint Georges. 

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Exposition « Horizon. Pour les 90 ans d’Erik Boulatov » à l’Entrepôt d’exposition de Nijni Novgorod. Photo : Musée d’art d’État de Nijni Novgorod.

D’après les souvenirs de ses proches, Boulatov travaille lentement. Comme eux tous, c’est un artiste-intellectuel, mais c’est aussi un artisan qui s’applique. Son ouvrage doit être parfait, aussi bien le livre d’enfant que le tableau. Rien n’y est spontané, improvisé. À l’instar des œuvres de Kabakov (et de bien d’autres représentants de cet art conceptuel), ses toiles intègrent l’écriture, mais à la différence de Kabakov qui imite (peint) l’écriture à la main, Boulatov représente les caractères imprimés des affiches politiques qui recouvrent l’espace public soviétique, les maisons, les rues, les places, les villes entières. « Vive le parti communiste », « Le peuple et le parti sont unis », « Gloire aux héros du travail », ces slogans en lettres géantes sont écrits dans les mêmes caractères que les indications « Entrée » et « Sortie », ou encore « Interdit aux personnes non agréées ». Qu’est-ce qui est vrai là-dedans ? Qu’est-ce qui est faux ? Or, quand la langue se met à mentir, on ne peut plus l’arrêter. Si la langue ment délibérément, elle ment partout et toujours. On ne peut plus rien dire, rien écrire sans tromper. Si la langue annonce que « le peuple et le parti sont unis », c’est que la « sortie » n’est plus une sortie et l’ « entrée » n’en est pas une non plus. Il faut donc se méfier. Le hiatus entre les mots et les choses devient, sous le régime totalitaire, si profond, si définitif, qu’on ne peut plus recoudre, retrouver leur lien, on ne sait plus où donner de la tête. On est comme dans un cauchemar, dans une utopie platonicienne, où c’est la lettre qui est réelle et c’est elle qui engendre l’image du « vrai ». Mais où est l’être dans tout cela ? Qui sommes-nous, dans ce cas ?

Le travail de Boulatov a été présenté pour la première fois à Paris en 1973, lors de l’exposition « Avant-Garde Russe – Moscou 73 », à la Galerie de Dina Vierny – figure incontournable dans l’histoire de cet art non officiel russe. En 1977, les œuvres de Boulatov figurent à la Biennale de Venise. En 1988, il a une exposition personnelle à Beaubourg. Il devient célèbre et cette notoriété en Occident est dangereuse pour un soviétique. L’année suivante, il quitte l’URSS, s’installe pour quelque temps à New York, puis déménage à Paris où il vit et travaille jusqu’à la fin. Aujourd’hui, Boulatov est un classique incontournable de l’art du XXe siècle. Ses œuvres sont dans nombre de grands musées d’art contemporain. On les contemple. On cherche à déchiffrer leur énigme. Avec le temps, ces tableaux semblent changer de sens. Pendant un moment, il semblait qu’ils appartiennent à une période historique révolue. Aujourd’hui, avec le retour de ce qu’Adorno a nommé une fois pour toutes « le désir autoritaire », cette Gloire au PCUS, ces lettres rouges sur fond bleu, nous font frissonner à nouveau : elles recouvrent le ciel, le rendent inaccessible, comme un grillage barrant la fenêtre de la prison.

<p>Cet article Erik Boulatov rejoint les siens a été publié par desk russie.</p>

16.11.2025 à 18:33

Ukraine : Krovospas, ou la fabrique de la survie

Antoine Laurent

Depuis bientôt quatre ans, une centaine de volontaires réalisent un petit miracle : produire assez de compresses hémostatiques pour équiper une large partie des combattants qui défendent l’Ukraine.

<p>Cet article Ukraine : Krovospas, ou la fabrique de la survie a été publié par desk russie.</p>

Texte intégral (3526 mots)

Depuis bientôt quatre ans, une centaine de volontaires réalisent un petit miracle : produire assez de compresses hémostatiques pour équiper, à prix coûtant, une large partie du million de combattants qui défendent l’Ukraine. Cette gaze, imbibée d’un agent chimique coagulant, est utilisée pour arrêter les hémorragies sévères. Elle constitue l’un des éléments essentiels d’une trousse de secours militaire. L’auteur a rencontré Ihor Tsouroupa, l’un des inventeurs de la technologie utilisée pour produire ces compresses et l’initiateur de cet étonnant projet.

« Est-ce que vous pourriez me faire un devis ?
– Non, on ne fait pas de devis. On ne vend pas notre production : on la fournit en échange d’un don ; mais je peux vous dire combien de compresses vous pourriez obtenir pour le montant de votre don.
– Ah… Et pour la facture ?
– On ne fait pas de facture – vu qu’on ne vend rien. Mais notre association partenaire, Anomaly, à laquelle il faudra virer l’argent, pourra vous envoyer un reçu attestant de votre don. »

Soupir. Derrière son ordinateur, un volontaire chargé de passer commande de quelques centaines de paquets de gaze hémostatique au profit d’unités de l’armée ukrainienne se demande si cette histoire n’est pas un en train de prendre un tournant un peu trop complexe.

Le prix des compresses Krovospas est imbattable et les sauveteurs militaires qu’il a contactés l’ont tous assuré de la fiabilité du produit ; mais cette prise de contact sur Facebook et ces procédures inhabituelles le poussent à une certaine suspicion. Il franchit finalement le pas. Moins d’une semaine plus tard, un carton plein à craquer de compresses, ainsi qu’un reçu en bonne et due forme, l’attendent à la poste de son quartier de Kyïv.

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Les bénévoles plient les bandes de gaze préalablement imbibées de solution hémostatique. Avril 2025. Photo : Antoine Laurent

Flou juridique salvateur

Ces subtilités déroutantes s’expliquent fort simplement. Krovospas, comme a fini par le comprendre notre volontaire incrédule, n’est ni une entreprise, ni une association ; c’est simplement le nom donné aux compresses à destination exclusive de l’armée ukrainienne que produisent, sans but lucratif, une centaine de volontaires ukrainiens – des femmes, dans leur grande majorité.

« Ce que nous faisons relève d’une zone grise du droit ukrainien », explique Ihor Tsouroupa, chimiste de formation, qui coordonne l’intrigante production. Cette dernière, bombardements obligent, est répartie sur différents sites. C’est sur l’un d’entre eux, quelque part dans l’oblast de Kyïv, que nous rencontrons ce trentenaire amateur de musique électro, naguère ingénieur en chimie de synthèse dans l’industrie de la santé.

L’absence de statut juridique de cette initiative, indique Ihor, explique le coût dérisoire des compresses Krovospas ; car leur production n’est pas soumise aux normes strictes qui encadrent l’industrie de la santé. Les compresses sont de plus livrées à prix coûtant, pour une somme dérisoire, plus de de dix fois inférieure aux prix pratiqués par les fournisseurs occidentaux, principalement américains et britanniques, qui équipent les armées de l’OTAN.

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Une bénévole s’apprête à glisser la gaze pliée dans des sachets. Avril 2025. Photo : Antoine Laurent

Vies sauvées, amputations évitées

En conséquence, la demande, de la part des militaires ou des volontaires civils qui les aident à s’équiper, est constante. Les bénévoles de Krovospas travaillent 7 jours sur 7 et plus de 3 millions de paquets de compresses ont déjà été produits et distribués depuis le lancement de la production en 2022.

« Je pense que 60 %, voire plus, du personnel militaire [ukrainien] est équipé avec nos compresses. Ce sont des milliers de vies que nous avons sauvées », explique notre interlocuteur, sans emphase, entre deux gorgées de thé. Des vies, « mais aussi des membres », ajoute-t-il gravement ; car, en cas d’hémorragie massive, la gaze hémostatique est aussi utilisée dans la phase de remplacement du garrot, posé en première intention sur un membre grièvement blessé, par un pansement. Sans cette opération, le membre concerné, privé de flux sanguin, doit être amputé au bout de quelques heures.

Une industrie de l’entraide

Les chiffres, impressionnants, le sont encore davantage si l’on considère que le financement de cette production ne doit rien aux commandes de l’État ukrainien. « Ils ne peuvent pas nous passer commande, puisque nous n’avons pas de statut », rappelle Ihor, tandis que, derrière une mince cloison, le sifflement d’une machine à souder les emballages sous vide se fait entendre. Ainsi, l’équipement des soldats en compresses Krovospas n’a été possible que grâce à un concours de solidarité. Le fait que la production des compresses soit assurée de manière entièrement bénévole en est peut-être le signe le plus évident ; mais ce n’est pas tout.

« L’administration locale nous loue ces locaux pour un hryvnia [la monnaie ukrainienne, NDLR] symbolique ; une entreprise locale nous donne le carton d’emballage ; une usine de transformation laitière nous offre du lait chaque semaine et des glaces en été ; des volontaires et fonds caritatifs nous offrent les tenues stériles [portées par les ouvrières, NDLR] », énonce Ihor, avant de préciser que les machines qui n’ont pu « être achetées en Chine » ont été construites gratuitement par des ingénieurs de sa connaissance. Les agents chimiques quant à eux, sont achetés à prix coûtant auprès de grossistes accommodants.

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Deux bénévoles mettent les sachets de gaze sous vide. Avril 2025. Photo : Antoine Laurent

Réactivité volontaire…

Ce fonctionnement, que l’on pourrait penser précaire car dépendant de bonnes volontés parfois fluctuantes, a cependant l’avantage de garantir un approvisionnement rapide aux soldats, dans la mesure où il s’affranchit de la légendaire lourdeur administrative de l’armée ukrainienne.

« Si un soldat passe nous demander des compresses, indique Ihor, il les recevra le jour même ou le lendemain » ; et s’il ne peut se déplacer, les compresses lui seront expédiées par voie postale dans la semaine. À charge pour le destinataire d’envoyer ensuite les photos ou vidéos prouvant que la distribution de la commande a bien été réalisée auprès de ses camarades. C’est l’une des seules conditions à remplir s’il veut pouvoir passer une nouvelle commande, et pour s’en affranchir, quelques jours suffisent tout au plus.

… contre carences étatiques

Inversement, « au sein de la hiérarchie militaire, la communication est mauvaise. Si des soldats demandent à être ravitaillés en se conformant aux procédures légales, ils recevront leur ravitaillement dans six mois ! » indique Ihor, recoupant un discours de lassitude que beaucoup de soldats ukrainiens ont en partage. De plus, rappelle notre hôte, début 2022, au moment de la montée en puissance de l’armée ukrainienne (passée en quelques mois d’environ 200 000 à près de 800 000 hommes), les stocks de matériel médical de premier secours n’étaient pas au rendez-vous, créant une situation de grave pénurie, en gaze hémostatique y compris. Dans un tel contexte, la flexibilité des volontaires de Krovospas, on s’en doute, a été plus qu’appréciée des militaires et de leurs soutiens.

Les problèmes d’approvisionnement qui touchent l’armée ukrainienne sont connus de longue date. « Depuis 2014 [et le déclenchement de la première guerre du Donbass, NDLR], la question de la médecine militaire a été déléguée aux volontaires. Parce que les volontaires s’en occupent plutôt bien ; et le gouvernement se dit “C’est bon, pas besoin d’intervenir” », explique Ihor, quelque peu dépité. C’est une situation de fait, poursuit-il, qui ne relève d’aucune décision officielle mais qui s’explique par un manque de moyens de l’État ukrainien et, parfois, par un manque de compétence de la hiérarchie militaire.

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Les bénévoles préparent les colis à envoyer aux volontaires et aux soldats. Dans chaque paquet à destination directe des militaires, ils ajoutent un paquet de bonbons. Au centre, Ihor Tsouroupa. À gauche, David Plaster, directeur de l’association Anomaly, en charge de récolter les dons. Avril 2025. Photo : Antoine Laurent

Guerre du Donbass et coût de la survie

Malgré quelques hésitations dans le maniement de la langue de Shakespeare, l’exposé d’Ihor sur la médecine militaire se déroule, fluide, bien construit, comme la présentation d’un sujet cent fois exposé. Pour cause, ce sont ces carences de l’État ukrainien qui, dès 2014, l’ont poussé à se lancer dans ce qui deviendrait plus tard l’aventure Krovospas.

À cette période, Ihor est loin d’imaginer qu’il se dédierait un jour à la gestion de production. Il réalise un doctorat en chimie physique au sein de l’Académie nationale des sciences d’Ukraine, à Kyïv, lorsque l’un de ses voisins et amis est mobilisé dans le cadre de la première guerre du Donbass. « Je lui ai acheté une trousse de premier secours militaire avec mes dernières économies, se rappelle Ihor. C’était très cher – 100-200 dollars –, et ce qui coûtait le plus cher, dans cette trousse, c’était la gaze hémostatique », se remémore-t-il. À cette période en effet, seules les marques importées des États-Unis ou du Royaume-Unis lui semblent proposer des solutions fiables.

Le constat est amer car, en tant que doctorant, Ihor gagne alors « moins qu’un balayeur de rue » et ne peut pas même se permettre « d’acheter de la nourriture normale » ; mais pour notre scientifique, assisté de quelques confrères, ce problème se transforme rapidement en une équation scientifique à résoudre.

Du carburant de fusée aux agents hémostatiques

« Mon travail de doctorat, réalisé en lien avec le bureau ukrainien de construction spatiale, portait sur les matériaux réactifs au carburant de fusée, précise-t-il en établissant un parallèle qui, à première vue, échappe au commun des mortels, et de poursuivre : L’un de ces matériaux, utilisé pour détecter les fuites de carburant dans les moteur de fusées ressemble à de la gaze imprégnée d’un composant. Celui-ci change de couleur en cas de contact avec le carburant, ce qui permet de détecter les fuites […]. Nous avions la technologie [d’imprégnation] et nous nous sommes dit que nous pourrions l’utiliser pour imprégner de la gaze avec des agents hémostatiques. »

Une intuition prometteuse ; car elle suffira à convaincre quatre doctorants en chimie et trois doctorants en médecine à se lancer dans un projet de recherche bénévole, dépourvu de tout financement, auquel ces derniers travailleront en dehors de leurs heures de travail officielles. « On a utilisé notre sang au laboratoire » pour réaliser les premiers tests, explique Ihor, avant d’ajouter qu’il travaillait alors « 12 à 15 heures par jour » pour mener à bien ce projet. Son directeur de recherche, chercheur confirmé, se chargeait quant à lui d’effectuer les contrôles de sécurité nécessaires au développement du produit.

« Nous avons développé la formule chimique en 6 à 9 mois ; mais ensuite, ça nous a pris un an, un an et demi pour rédiger le brevet et réaliser les essais précliniques et cliniques », se souvient Ihor, tandis que les deux volontaires occupées à sceller les sachets de gaze s’esclaffent dans une discussion joyeuse. La formule chimique et la technologie d’imprégnation définitivement mises au point, Ihor et ses confrères confient la production à une grande firme ukrainienne du secteur de la santé, contribuant ainsi à doter leur pays d’une précieuse capacité industrielle.

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Une photo de reporting envoyée par les militaires d’une unité ukrainienne à réception d’un colis de compresses financé par un groupe de volontaires. Les visages sont masqués par souci de sécurité. Mai 2025. Photo : Antoine Laurent

De chercheur bénévole à manufacturier volontaire

L’histoire aurait pu s’arrêter là ; si les dirigeants de l’entreprise concernée n’avaient, selon Ihor, pris la décision de ne jamais s’acquitter de la redevance de licence due aux sept chercheurs pour l’utilisation de leur invention. Aussi, lors du déclenchement de l’invasion à grande échelle, notre chimiste, sollicité de toute part, prend-il rapidement la décision de se lancer dans l’aventure que l’on connaît, abandonnant du même coup son activité professionnelle et la fabrication de cocktails Molotov à laquelle il s’était dédié durant les premiers jours du conflit.

Dans l’urgence de la situation, l’obtention des différentes licences de production, processus long et coûteux, est inenvisageable. Lancer la production était alors « une question vitale, rappelle Ihor ; et grâce à cette décision, nous avons pu approvisionner les militaires à un moment critique : le 2 mars, nous avions déjà un stock de compresses prêtes à l’emploi. » Au cours du premier mois d’activité, les volontaires parviendront à produire plusieurs dizaines de milliers de compresses, en dépit des difficultés d’approvisionnement en matériaux. Dans le chaos des premiers jours de l’invasion, contacter les fournisseurs, se souvient notre homme, relevait en effet de la gageure.

« On trouvait le contact des propriétaires ou directeurs d’entrepôts ; mais les gens étaient réfugiés chez eux, terrorisés. Parfois, on appelait un chauffeur de taxi, qui se rendait chez ces gens simplement pour récupérer les clefs du dépôt, puis nous ramener les composants ! », explique Ihor, soudainement animé par ces souvenirs. Si l’approvisionnement en matières premières a pu se révéler complexe, l’aide des travailleurs bénévoles, souligne-t-il, n’a quant à elle jamais fait défaut.

Régularisation et menaces

Ihor travaille à présent à régulariser la production des compresses Krovospas en fondant une entreprise pleinement conforme au droit ukrainien ; et ce malgré les menaces physiques qui lui sont adressées, par téléphone ou dans la rue, et les campagnes de harcèlement en ligne qu’il attribue à ses futurs concurrents nationaux. « Je ne pense pas à tout ça. Je fais mon travail […] et quand, la nuit, les gens écoutent les Shahed s’approcher [les drones kamikazes iraniens envoyés sur les villes du pays par l’armée russe, NDLR], je fais un bon somme et je ne descends pas dans les abris », conclut-il, un sourire aux lèvres.

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