
28.10.2025 à 04:00
Benjamin Adam
Chaque jour, à trois heures du matin, Mariam, 11 ans, est réveillée par la voix de sa mère qui la presse de se lever et de s'habiller. La jeune fille ouvre les yeux, lasse et insatisfaite de n'avoir fait qu'un court sommeil. Elle sait qu'elle doit se dépêcher si elle ne veut pas perdre sa journée de travail. Rapidement, elle se prépare avec sa mère, avant qu'elles ne soient séparées dans deux camions distincts qui les emmènent vers les fermes désertiques en bordure du village Taha al-Ameda, (…)
- Actualité / Égypte, Travail des enfants, Travail décent, Droits humains, Agriculture et pêche, Morts au travail, Travail précaireChaque jour, à trois heures du matin, Mariam, 11 ans, est réveillée par la voix de sa mère qui la presse de se lever et de s'habiller. La jeune fille ouvre les yeux, lasse et insatisfaite de n'avoir fait qu'un court sommeil. Elle sait qu'elle doit se dépêcher si elle ne veut pas perdre sa journée de travail. Rapidement, elle se prépare avec sa mère, avant qu'elles ne soient séparées dans deux camions distincts qui les emmènent vers les fermes désertiques en bordure du village Taha al-Ameda, dans le gouvernorat de Minya, situé à 260 kilomètres au sud du Caire.
Dans le camion, la petite Mariam est assise avec une vingtaine d'autres jeunes filles et enfants, âgés de 9 à 16 ans. Elle est en route vers un champ, pour y passer la journée à récolter des oignons, tandis que sa mère part de son côté avec d'autres femmes pour moissonner le blé. Avant de monter dans le camion, la mère n'oublie pas de donner quelques instructions à sa fille : « Ne t'assois pas sur la porte extérieure, tiens-toi à tes amies, reste au milieu du camion ».
Mariam est l'une de ces millions d'enfants travaillant en Égypte, notamment dans le secteur agricole, pour servir une stratégie de l'État basée sur l'exportation croissante de produits agricoles, notamment vers l'Europe.
Si les chiffres de l'Agence centrale de la mobilisation publique et des statistiques (CAPMAS) – une agence gouvernementale – publiés en 2019, révèlent que plus de 1,8 million d'enfants (âgés de 6 à 16 ans) travaillent en Égypte, dont 64 % dans le secteur agricole, des chercheurs, comme Abdel Mawla Ismail, président de l'Association égyptienne pour les droits collectifs, ainsi que d'autres estimations, suggèrent que le nombre d'enfants travaillant uniquement dans l'agriculture dépasserait les 3 millions.
Selon le chercheur, « la société civile estime que les chiffres officiels sont inexacts, car ils excluent d'importants secteurs non visibles du travail des enfants et ne reflètent pas fidèlement le nombre d'enfants qui travaillent dans les zones rurales, allant jusqu'à nier l'existence même de ce phénomène ».
Le trajet dure près de deux heures sur des routes non pavées, jusqu'à ce qu'elle atteigne la ferme où elle travaillera. Chaque jour, elle prie pour sa survie, bien consciente des accidents fréquents auxquels elle est exposée. En juin dernier, le camion dans lequel elle se trouvait avec sa mère a été impliqué dans un accident, et sa mère a été blessée, l'empêchant de travailler pendant deux semaines. Quant à Mariam, elle n'a subi que quelques contusions, pas assez graves pour la laisser à la maison sans travailler.
Vers six heures du matin, la fillette commence à récolter des oignons. Elle n'ose pas s'arrêter, tandis que le superviseur leur crie dessus pour qu'elles continuent. « Nous travaillons sous un soleil brûlant et sans protection. Parfois, nous coupons les tuyaux d'irrigation pour boire de l'eau. Elle est aussi chaude que celle que nous utilisons pour nous laver », raconte la mère de Mariam, sa fille à ses côtés.
« J'envoie ma fille travailler dans l'agriculture, parce que nous n'avons pas de revenus, et nous devons travailler toutes les deux pour subvenir aux besoins de la famille. Elle va récolter l'ail, les pommes de terre, les tomates... Moi, je vais récolter le blé, les melons et les raisins. Certains propriétaires de champs préfèrent les jeunes filles, car leur salaire journalier n'est pas élevé ».
La mère de Mariam vit avec ses quatre enfants – Mariam, l'aînée, un garçon et deux filles – dans un appartement de deux-pièces dans le village Taha al Ameda. Elle a perdu son mari d'une insuffisance rénale il y a quatre ans, ce qui l'a laissée dans une situation tragique. « Ici, dans le village, nous sommes toutes des travailleuses temporaires sans emploi fixe. Nous sortons avec d'autres femmes pour travailler dans les champs cultivés. La bonification du désert voisin nous a offert une opportunité, mais le travail est difficile », déclare la femme de 36 ans.
Une longue cicatrice noire est visible sur son visage : « C'est à cause du soufre, pendant la récolte des betteraves. Devant moi, une autre femme récoltait et jetait les tubercules derrière elle. Mais sans voir, elle les a jetées sur moi. Les betteraves sont aspergées du soufre pour qu'il mûrisse rapidement. C'est ce qui m'a brûlé le visage ».
Mariam travaille de six heures du matin à trois heures de l'après-midi, avant de charger les récoltes sur de grands camions pendant une heure, et de rentrer chez elle à 18h. Tout cela pour un salaire journalier de 100 livres égyptiennes (environ 1,80 euro). Sa mère, quant à elle, reçoit entre 130 et 150 livres (2,50 à 2,80 euros) par jour.
Elles travaillent toutes les deux six jours par semaine, et n'ont que le vendredi comme jour de repos pour récupérer. « Si nous n'avions pas ce jour de congé, nous ne pourrions pas continuer à travailler, nous nous effondrerions », confie la mère de famille.
Si Mariam et sa mère prient chaque jour pour rentrer sans un grave accident, ce n'est pas le cas pour d'autres. Le 28 juin dernier, 18 jeunes filles, majoritairement mineures, ont trouvé la mort dans un accident de la route dans le gouvernorat de Menoufiya dans le Delta, alors qu'elles se rendaient au travail dans une ferme pour la récolte du raisin dans une zone désertique voisine. Les médias indépendants les ont surnommées les « martyres à 130 livres », en référence à leur salaire journalier.
L'accident a suscité un débat houleux dans le pays concernant la situation misérable dans laquelle se trouve la campagne égyptienne, en raison des politiques économiques adoptées par le gouvernement égyptien sous la direction du Fonds Monétaire International (FMI) depuis 2016, qui ont augmenté le travail des enfants dans le pays.
La mère de Mariam est restée horrifiée en lisant cette nouvelle et commente : « Nous pourrions faire face au même sort. Chaque jour, nous sortons travailler et nous avons l'impression que c'est la fin. Et on craint aussi les accidents au travail ».
Ce que les jeunes filles et la mère de Mariam ne savent pas, c'est qu'une partie des camions qu'elles chargent à la fin de leur dure journée de travail, sans droits, est certainement destinée à l'Europe. L'Égypte consolide sa position de fournisseur agricole majeur pour le marché européen.
Selon le ministère de l'Agriculture, l'UE est la destination numéro un pour les produits agricoles égyptiens. Le 13 octobre, le ministère a annoncé un volume d'exportations agricoles de 7.5 millions de tonnes depuis le début de l'année, avec l'UE en tête des destinataires. Parmi les marchandises phares, on retrouve les agrumes, les pommes de terre, la tomate, le raisin, la fraise et autres.
Pour soutenir cette croissance fulgurante, l'Égypte et l'Italie ont lancé la ligne de livraison maritime par transport roulier (appelé RoRo ou Roll-on/Roll-off). Ce nouveau corridor maritime rapide est spécifiquement conçu pour le transport accéléré des fruits et des légumes frais vers les marchés européens. Ces exportations, encouragées par l'État, sont devenues une source essentielle de devises pour le pays. L'État égyptien adopte une stratégie pour hausser les exportations à 100 milliards de dollars par an. Cette stratégie est basée sur les produits agricoles.
« En raison de l'exportation massive, notamment vers l'Europe, le gouvernement a élargi sa politique de bonification du désert pour créer de grandes fermes agricoles, notamment pour la culture du raisin, des oranges, des oignons, etc., ce qui a aggravé le problème du travail informel et de l'exploitation, en particulier des enfants, dans les zones rurales », explique à Equal Times, Abdel Mawla Ismail.
« Le travail des enfants et des femmes est l'un des aspects sombres du secteur agricole en Égypte. Il est largement répandu dans de nombreuses cultures qui nécessitent une main-d'œuvre intensive et n'offrant pas de salaire journalier élevé », note ce chercheur.
L'exploitation d'enfants dans le travail ne se limite pas sur l'Égypte, puisqu'il y aurait près de 138 millions d'enfants dans le monde qui travaillent, selon les dernières estimations de l'Organisation internationale du Travail (OIT), publié en 2024.
Outre les enfants, il y a 5 millions de femmes travaillant dans l'agriculture, (selon un recensement mené en 2010 -dernier recensement en date, des travailleurs dans le secteur agricole), et « aucune d'entre elles n'a d'assurance sociale, ni d'assurance-maladie, rien. Elles travaillent toute la journée et dans certains cas, 10 heures par jour », dit Abdel Mawla, affirmant que l'espérance de vie de ces travailleuses ne dépasse pas les 50 ans.
De son côté, le chef du syndicat des agriculteurs, Abdel Fattah Abdel Aziz, a précisé : « Aujourd'hui, il existe une interdiction du travail des enfants en dessous de 15 ans. Il y a le Conseil national de l'enfance et de la maternité. Mais en même temps, il n'y a pas de suivi réel. Combien d'enfants travaillent vraiment ? Il n'y a pas de système d'observation précis. Et c'est ça le problème ».
Le recours au travail des enfants est particulièrement important dans la récolte du jasmin dont la majorité de la production est destinée à l'Europe. Depuis des années, l'Égypte se place comme leader mondial de la production du jasmin avec environ 60% du marché mondial, et comme le premier exportateur de cette fleur vers l'Europe, surtout pour le groupe français LVMH. Une enquête publiée en mai 2024 par le média britannique, BBC, sur le travail des enfants comme cueilleur de jasmin, a mis en lumière ce phénomène.
« Dès le début du mois de juin jusqu'à fin novembre, des milliers d'enfants récoltent chaque nuit cette fleur qui entre dans la composition de beaucoup de parfums. Ils travaillent dans des conditions difficiles, sans protection et pour un prix misérable », précise Abdel Mawla Ismail.
« Les producteurs du jasmin, comme pour certaines autres cultures, ont recours aux enfants pour leur petite taille, et parce qu'ils sont plus agiles pour ramasser sans trop se baisser », ajoute-t-il. Si le prix d'un kilo de jasmin en France dépasse les 80 euros, en Égypte, il atteint à peine 100 livres égyptiennes (moins de 2 euros). Le cueilleur touche seulement les deux tiers (soit 1,2 euro par kilo). Un prix imposé par les grossistes qui exportent leur produit en Europe.
Ce travail a des conséquences néfastes sur les enfants. « Les enfants qui travaillent comme ça, souffrent d'une mauvaise santé, et quelquefois de maladies chroniques à cause de l'utilisation des pesticides et de l'exposition prolongée au soleil. Aussi, beaucoup ne peuvent pas aller à l'école », dit le syndicaliste.
Selon des estimations officielles, il y a 18,4 millions d'Égyptiens à partir de 10 ans, sont analphabètes, dont la plupart se trouvent dans des gouvernorats considérés ruraux.
Après une journée épuisante sous un soleil de plomb, Mariam et sa mère rentrent chez elles avec 230 livres égyptiennes (3,50 euros) en poche. Une somme à peine suffisante pour nourrir une famille de six personnes. Demain, elles se lèveront à nouveau, prêtes à récolter des produits qui, très probablement, prendront le chemin de l'Europe.
24.10.2025 à 08:19
Après l'accident vasculaire cérébral de son père, la responsabilité de prendre soin de lui est retombée sur Muhar Yati. Pendant plusieurs mois, Mme Yati, âgée d'une trentaine d'années, et qui souffre elle-même d'un handicap, a dû prodiguer des soins physiques et psychologiques à domicile pour aider son père à se rétablir, ne recevant qu'un soutien minimal de la part du système de santé national ou de sa famille.
C'est un défi récurrent auquel sont confrontées les femmes en Indonésie qui, (…)
Après l'accident vasculaire cérébral de son père, la responsabilité de prendre soin de lui est retombée sur Muhar Yati. Pendant plusieurs mois, Mme Yati, âgée d'une trentaine d'années, et qui souffre elle-même d'un handicap, a dû prodiguer des soins physiques et psychologiques à domicile pour aider son père à se rétablir, ne recevant qu'un soutien minimal de la part du système de santé national ou de sa famille.
C'est un défi récurrent auquel sont confrontées les femmes en Indonésie qui, comme Mme Yati, doivent supporter le fardeau de s'occuper des enfants, des personnes âgées, handicapées ou en mauvaise santé.
« La charge mentale des soins est généralement supportée par les femmes. Outre leur contribution financière, les hommes peuvent apporter leur soutien de nombreuses façons, mais ils ne le font pas, car ils sont paralysés par le préjugé qui veut que les soins sont l'apanage des femmes », explique Putri, une autre aidante indonésienne qui s'occupe d'un enfant malade, dans un article publié par l'ONG de santé publique, Noora Health.
En Indonésie, il est estimé que 36 millions de femmes travaillent de façon informelle en fournissant des soins aux personnes qui en ont besoin. Jusqu'à présent, l'État n'a pas vraiment fait grand-chose pour les soutenir.
« Des millions de femmes et filles indonésiennes travaillent dans des foyers privés [comme employées de maison et aides-soignantes à domicile], mais, malgré leur rôle essentiel dans l'économie, elles ne sont toujours pas protégées par la législation indonésienne du travail », explique Negar Mohtashami Khojasteh, experte en droits humains pour Human Rights Watch (HRW).
En 2004, une loi historique, qui aurait été la première à étendre la protection des travailleurs à l'économie des soins, a été proposée au Parlement indonésien. Le projet de loi sur la protection des travailleurs domestiques (PPRT ou Perlindungan Pekerja Rumah Tangga) aurait, pour la première fois, protégé les travailleurs domestiques contre l'exploitation économique, notamment les contrats de travail verbaux omniprésents, les salaires souvent très inférieurs au minimum légal et les longues journées de travail. Il aurait également eu pour effet de protéger les travailleurs contre les violences physiques et sexuelles dans le monde du travail et de reconnaître enfin légalement le travail domestique comme un travail formel, avec des contrats de travail transparents et écrits, l'accès à la Sécurité sociale, ainsi que les protections sociales mentionnées ci-dessus.
Cependant, 21 ans plus tard, le PPRT, qui prévoit des protections pour les travailleurs des soins à temps partiel ou résidant chez l'employeur, n'a jamais été soumis au vote, alors même qu'il avait été désigné à plusieurs reprises comme une législation prioritaire, essuyant des revers et des reports depuis des années. Selon les défenseurs de cette loi, les craintes liées au coût de la mise en œuvre du salaire minimum, à la responsabilisation des employeurs et au manque d'urgence électorale sont des facteurs déterminants pour expliquer pourquoi le projet de loi n'a pas encore été adopté. D'aucuns estiment que le fait que de nombreux députés emploient des travailleurs domestiques qui travaillent probablement aussi de manière informelle constitue un autre facteur. Pour les travailleurs domestiques, cela signifie deux décennies supplémentaires de travail dans des conditions difficiles, et ce, malgré la croissance économique spectaculaire de l'Indonésie.
« Pour les travailleurs domestiques, rien n'a changé », déclare Lita Anggraini, coordinatrice nationale de JALA PRT, une organisation de défense des droits des travailleurs domestiques. Ils continuent à travailler sans limites d'heures, sans jours de congé hebdomadaires et sans pauses ni sécurité sociale. Les défenseurs des travailleurs qualifient leurs conditions de travail d'esclavage moderne.
Le fait que cette loi n'ait pas été adoptée contraste avec les efforts croissants déployés par le gouvernement pour donner une reconnaissance l'économie des soins au sens large. Selon Tirta Sutejo, directrice de la lutte contre la pauvreté et de l'autonomisation des collectivités à l'Agence nationale de planification du développement (Bappenas), le développement de l'économie des soins est l'une des priorités du Plan national de développement à long terme 2025-2045. L'objectif est de s'attaquer aux obstacles structurels au sein de l'écosystème du travail, en particulier ceux auxquels font face les femmes.
Au moment où l'Indonésie s'apprête à mettre en œuvre la feuille de route destinée à protéger les travailleurs du secteur des soins et à mieux reconnaître ce type de travail, l'incapacité à protéger les aides-soignantes et les travailleurs domestiques pourrait limiter l'efficacité de l'ensemble du processus.
« En Indonésie, par le passé, lorsque nous parlions des travailleurs domestiques, cette activité n'était pas considérée comme un travail et nous les appelions simplement des “aides”, leur travail étant considéré comme d'un statut inférieur », explique Sulistri Afrileston, vice-présidente chargée de la protection sociale au sein de la Confédération indonésienne des syndicats (KSBSI). « Mais la société et la culture sont en train de changer et les travailleurs domestiques devraient percevoir un salaire décent, être couverts par la Sécurité sociale, bénéficier d'une protection en matière de sécurité et santé au travail, mais surtout, ces personnes doivent être respectées en tant que travailleurs. »
L'Organisation internationale du Travail (OIT) estime que la grande majorité des aides-soignants indonésienne, qu'il s'agisse de travailleurs domestiques chargés de la cuisine et du ménage ou d'aides-soignants à domicile s'occupant d'enfants, de personnes handicapées ou âgées, sont des femmes. En réalité, ce schéma se répète presque partout dans le monde : la responsabilité de s'occuper des personnes et des ménages est sous-payée, sous-valorisée et, trop souvent, entièrement non rémunérée. Cette responsabilité pèse de manière disproportionnée sur les épaules des femmes, qui, dans de nombreux cas, n'ont accès à aucun soutien syndical et travaillent souvent dans des conditions précaires et dangereuses.
En 2022, dans la foulée de la présidence indonésienne du G20, l'OIT a lancé un projet visant à remédier à la situation des droits du travail des femmes en Indonésie, à travers l'élaboration d'une feuille de route et d'une stratégie nationales permettant au gouvernement d'investir dans des politiques en faveur de l'économie des soins et d'entamer un processus visant à garantir la protection des mères, le congé parental, l'éducation de la petite enfance et les soins de longue durée. En 2024, cette feuille de route a été publiée, avec le soutien du ministère indonésien de l'Autonomisation des femmes et de la Protection de l'enfance.
« La feuille de route associe la question de l'économie et de la productivité à celle de l'égalité des sexes et au cadre de l'économie des soins », explique Early Dewi Nuriana, responsable national des projets de l'OIT pour l'économie des soins en Indonésie.
L'Indonésie est actuellement un pays relativement jeune, avec une population dont l'âge moyen se situe autour de 30 ans. Mais cela est en train de changer. Selon la Fédération des syndicats des cols bleus (Federasi Serikat Pekerja Kerah Biru), en Indonésie, 2,7 % des personnes les plus âgées ont besoin de soins de longue durée, sans toutefois avoir accès à des services de qualité, publics et de longue durée. En outre, la demande de services d'aide et de soutien pour les personnes handicapées devrait augmenter considérablement.
Aussi, à mesure que davantage de femmes entrent sur le marché du travail, la demande de services de garde d'enfants augmentera également. Les familles moins nombreuses pourraient également ne pas être en mesure de fournir des soins à domicile aux membres âgés ou dépendants de leur famille. La difficulté réside dans le fait qu'il n'existe pratiquement aucune infrastructure sur laquelle s'appuyer.
« Lorsque nous parlons d'économie des soins, la question se pose de savoir qui paiera pour ces services », explique Mme Nuriana « En Indonésie, nous disposons d'un système de protection sociale limité : une assurance maladie nationale et une assurance chômage réduite qui ne couvre que les accidents et les décès. Même nos retraites ne sont pas encore universelles et le congé de maternité n'est accessible qu'aux personnes qui ont un contrat de travail à durée indéterminée, ce qui est très rare. »
Le défi tient en grande partie à la communication, déclare Gita Lingga, assistante principale en communication et gestion de l'information à l'OIT Indonésie. Dans le cadre de ce projet, son équipe a lancé des campagnes sur les médias sociaux et hors ligne visant à sensibiliser le public au fardeau que supportent déjà les femmes aidantes et à l'importance que revêt la valorisation de ce travail.
« L'égalité des sexes n'est pas seulement une question sociale ou culturelle, c'est aussi une question économique », explique Mme Lingga. « C'est le message principal que nous souhaitons transmettre aux citoyens : soutenir les travailleurs du secteur des soins profite à la fois aux hommes et aux femmes. »
Ce travail consiste également à sensibiliser les journalistes et les responsables des collectivités locales, et à trouver des moyens créatifs de combattre les préjugés culturels et sociaux profondément enracinés, par exemple en discutant avec les imams des mosquées locales de l'importance de partager avec leur jama'ah (congrégation) les responsabilités domestiques entre les hommes et les femmes.
La feuille de route en est encore au stade de la planification et de la phase pilote, en partie parce qu'un nouveau gouvernement a été élu en Indonésie en février 2025. Cependant, Mmes Nuriana et Lingga estiment que la garde d'enfants est un domaine dans lequel des progrès rapides sont possibles. Elles ont contribué à soutenir certaines initiatives pilotes destinées à fournir des services de garde d'enfants sur certains lieux de travail. Un projet, lancé cette année, se focalise sur trois régions : Karawang (la plus grande zone industrielle d'Indonésie) et deux régions où les services de garde d'enfants font défaut, Batang et Probolinggo. Piloté par l'Association des employeurs indonésiens (APINDO), le projet vise à guider les entreprises qui connaissent un taux d'absentéisme élevé chez les femmes en vue de développer et de mettre en œuvre des solutions innovantes pour la garde d'enfants.
De son côté, la KSBSI a collaboré avec une entreprise productrice d'huile de palme afin que celle-ci fournisse des services de garde d'enfants à son personnel, composé principalement de femmes, dans le cadre d'un projet dans la province de Kalimantan occidental, sur l'île de Bornéo. La KSBSI espère reproduire ce modèle avec d'autres entreprises.
L'OIT Indonésie considère que les initiatives visant à mettre en place une certification nationale en matière de garde d'enfants constituent une étape essentielle pour professionnaliser ce type de travail et faire en sorte que la garde d'enfants soit également considérée comme un travail décent.
« La garde d'enfants est devenue le sujet le plus fréquemment sollicité par le gouvernement, en raison de son lien direct avec la participation des femmes au marché du travail », explique Mme Nuriana. « La prochaine étape consiste à soutenir le gouvernement dans l'élaboration d'une carte des professions relatives aux soins et d'une norme nationale pour les travailleurs des services de garde d'enfants. »
Pour les travailleurs domestiques, attendre encore 20 ans, après avoir déjà lutté pendant plus de deux décennies, semble un fardeau injuste. Si l'Indonésie avait adopté le projet de loi PPRT en 2004, au moment où il a été proposé pour la première fois, le pays serait peut-être aujourd'hui plus à même de relever les défis croissants liés à la garde d'enfants, aux soins aux personnes âgées et à d'autres aspects de l'économie des soins.
« Aucun changement significatif n'est intervenu dans la vie des travailleurs domestiques au cours des 20 dernières années », déclare Mme Anggraini, de JALA PRT.
L'inaction a plutôt entraîné d'innombrables abus, tant en termes de vols de salaire que de violations des droits humains, explique Mme Khojasteh de l'organisation HRW.
« Les travailleurs domestiques sont nombreux à avoir subi d'horribles abus psychologiques, physiques et sexuels de la part de leurs employeurs », ajoute Mme Khojasteh. « Le gouvernement indonésien ne devrait pas retarder davantage l'adoption du projet de loi. »
Pour Mme Anggraini et les membres de son organisation, la crainte est que, malgré l'attention croissante portée à l'économie des soins et à l'élaboration d'une nouvelle feuille de route, les travailleurs domestiques et les aides à domicile soient une fois de plus ignorés ou que le vote sur la législation soit reporté, comme cela s'est déjà produit par le passé. En réalité, JALA PRT et d'autres organisations estiment que la collaboration entre les ministères et les travailleurs sur la feuille de route pour l'économie des soins laisse à désirer.
« Des conflits d'intérêts surgissent parmi de nombreux fonctionnaires, membres de la Chambre des représentants, le gouvernement et les employeurs », explique Mme Anggraini. « Ils ne souhaitent aucun changement au statu quo, qui leur confère des privilèges en tant qu'employeurs. »
La seule alternative ? Continuer la lutte, car, selon JALA PRT, la seule façon pour les travailleurs domestiques d'obtenir des droits est de passer à l'action.
« Nous menons des actions de sensibilisation, de lobbying, des auditions, des campagnes et sommes présents sur les médias sociaux », explique Mme Anggraini. Dans ce contexte, elle estime qu'une sensibilisation accrue est la clé. « Avec un peu de chance, nous bénéficierons d'un soutien renforcé de la part des médias de masse et du public. »
22.10.2025 à 08:52
Thomas Abgrall
Sur un chemin de terre cahoteux, près du camp palestinien de Sabra, ceinture de misère au sud de Beyrouth, Hamid, 22 ans, pousse péniblement un chariot où s'entassent d'énormes sacs de jute pleins à craquer qui font deux fois sa taille. Le t-shirt noirci par la crasse et les mains calleuses, il s'adosse contre un muret et s'offre une pause cigarette en plein cagnard. Mais il ne s'attarde pas trop : le dos plié en deux, il descend les sacs et les dépose sur une balance en fer dans une boura (…)
- Actualité / Liban , Travail des enfants, Environnement, Pauvreté, Pollution, Développement durable, Travail précaireSur un chemin de terre cahoteux, près du camp palestinien de Sabra, ceinture de misère au sud de Beyrouth, Hamid, 22 ans, pousse péniblement un chariot où s'entassent d'énormes sacs de jute pleins à craquer qui font deux fois sa taille. Le t-shirt noirci par la crasse et les mains calleuses, il s'adosse contre un muret et s'offre une pause cigarette en plein cagnard. Mais il ne s'attarde pas trop : le dos plié en deux, il descend les sacs et les dépose sur une balance en fer dans une boura (en arabe, « terrain vague »), un centre de collecte informel qui achète les matériaux récupérés par les chiffonniers dans les bennes à ordure.
Il existe des dizaines de bourat dans la capitale libanaise. En face de la balance, assis sur un siège de bureau, un jeune homme, jean troué, qui tire sur une chicha, tient la comptabilité sur un grand carnet noir. Pour son premier passage de la journée, Hamid a récolté 24 kilos de bouteilles en plastique, 9 kilos d'autres matières plastiques, 32 kilos de carton et 2kilos d'aluminium. L'équivalent de 6 dollars américains (environ 5,10 euros). Il fait deux à trois passages quotidiens, et porte entre 100 et 150 kilos par jour. Il gagne environ 350 dollars par mois (environ 300 euros), un peu plus que le salaire minium libanais (de 312 dollars dans le secteur privé).
« Je marche de 9h du matin à 23h pour collecter des déchets. C'est un travail très fatigant, je n'ai pas de sécurité sociale en cas d'accident. Deux enfants sont morts en 2022 alors qu'ils triaient des déchets, ils ont été écrasés par des camions-poubelles », raconte le jeune syrien, qui vit au Liban depuis 2012. « Je me fais aussi régulièrement insulter, parfois battre par des gens dans la rue, mais il faut bien manger, payer le loyer ».
Hamid fait partie des chiffonniers du bas de l'échelle : ceux qui ont réussi à faire des économies au fil des ans ont pu s'acheter des motocyclettes, des Tuk Tuk, voire des pick-up, et collectent principalement des déchets dans les industries, supermarchés, ou garages des matériaux à plus forte valeur ajoutée.
Dans la boura de Sabra, le propriétaire est un Libanais qui travaille dans le secteur depuis 1975. « J'ai commencé à l'âge de 14 ans avec mon père qui a acheté le terrain de la boura, il n'y avait que des champs de citronniers ici. Les métaux sont récupérés depuis très longtemps, et constituent l'une des principales exportations libanaises, mais c'est depuis les années 2000 que les chiffonniers se sont mis à récupérer plastique et carton, qui ont pourtant moins de valeur que les métaux », affirme le propriétaire, qui souhaite rester anonyme.
« Ce sont d'abord des tribus bédouines d'Alep qui ont commencé à travailler dans le secteur, puis de Raqqa et de Deir ez-Zor, notamment quand de nombreux villages ont été occupés par l'État islamique [entre 2014 et 2016, ndlr] ». Les prix des matières recyclables vendues par Hamid varient selon le cours international des matières premières.
Chaque jour, les propriétaires de bourat reçoivent sur un groupe WhatsApp les tarifs d'une vingtaine de matériaux recyclables : cuivre rouge, cuivre jaune, acier inoxydable, journaux, cartons, canettes de Pepsi, bouteilles en plastique, nylon, aluminium, plomb, piles, climatiseurs et radiateurs, batteries de voiture… Une fois qu'Hamid a récupéré son dû, des adolescents qui travaillent dans la boura répartissent les recyclables dans différents tas, puis les chargent dans des camions.
Beaucoup de mineurs déscolarisés travaillent dans le secteur, ils ont souvent arrêté l'école à la fin de l'enseignement primaire.
Les métaux sont expédiés dans un plus grand centre de collecte à Sabra, puis exportés, principalement vers la Turquie. Le plastique et le carton sont principalement vendus à des entreprises de recyclage locales. Le plastique peut également être revendu à des grossistes qui détiennent des licences exclusives pour l'export. Ces derniers réalisent généralement les plus grands bénéfices dans la chaîne du tri.
C'est par exemple le cas de la famille Chaaban, l'un des principaux traders de plastique, rencontrée dans une zone industrielle à Choueifat, au sud de Beyrouth. « Nous achetons la tonne de plastique à 200 dollars US, nous le broyons avec des machines et revendons les granulés à 325 dollars la tonne à l'étranger, en Grèce, en Égypte ou en Turquie », explique Mohammad Chaaban, l'un des gérants de l'entreprise.
Les chiffonniers constituent un maillon essentiel dans l'économie circulaire, car les Libanais ne trient pas leurs déchets. « Moins de 5 % d'entre eux pratiquent le tri à la source, par négligence et par manque de sensibilisation », explique Georges Bitar, fondateur de l'ONG Live Love recycle, qui a lancé en 2018 une application pour récupérer les matières recyclables dans les foyers et entreprises.
Moyennant trois dollars par semaine, des employés de l'ONG emportent jusqu'à trois sacs de matières recyclées d'environ 4.000 foyers. Ces dernières sont ensuite séparées dans un centre de traitement, puis revendues. Quelques initiatives comme celles de Live Love Recycle se sont lancées après une catastrophique crise des déchets en 2015-2016, et des usines de tri ont été construites avec le soutien de donateurs internationaux, mais nombre d'entre elles se sont arrêtées, notamment faute de rentabilité.
« Depuis deux ans, le prix des matières recyclables a baissé : la tonne de plastique est passée de 450 à 200 dollars, la tonne de papier de 110 à 80 dollars et la tonne d'acier de 350 à 200 dollars. Les coûts de l'essence sont aussi très élevés, ce qui impacte nos coûts du transports. »
« Enfin, avec la crise économique depuis 2020, les ménages ont réduit leur consommation, en particulier de matières recyclables », note Georges Bitar.
Selon la Banque mondiale, le taux de matières recyclables dans les déchets solides libanais est passé d'environ 45 % à 25 % entre 2017 et 2021, tandis que les déchets organiques ont augmenté de 50 à 70 %. Live Love Recycle a employé 436 réfugiés syriens à temps partiel en 2018 avec le soutien du Programme alimentaire mondial (PAM). Aujourd'hui, ils ne sont plus là, mais l'ONG planifie de créer 100 nouveaux emplois à temps plein et d'ouvrir 30 nouveaux points de collecte, avec le soutien du Regional Development and Protection Program (RDPP).
« On ne baisse pas les bras malgré la situation morose du marché », assure Georges Bitar. Le Liban demeure cependant loin de modèles de coopératives de chiffonniers comme il en existe au Maroc ou au Brésil.
L'État libanais, lui, ne fait rien pour favoriser le recyclage, bien au contraire. Sa gestion des déchets repose principalement sur l'enfouissement des déchets non séparés dans des décharges centralisées gérées par des entreprises privées. À Beyrouth, deux ont été inaugurées en 2016, celles de Costa Brava, au sud de la capitale, et de Jdeidé, au nord de Beyrouth. Elles sont régulièrement saturées, puis agrandies, dans une fuite en avant périlleuse.
Les entreprises qui ont gagné les appels d'offre pour gérer ces décharges n'ont aucune obligation de tri préalable. Les camions-poubelles compactent les déchets des bennes à ordure et les recrachent tels quels dans les décharges. Avant 2020, il existait deux centres de traitement à proximité de ces décharges : l'un a été détruit par l'explosion du port de Beyrouth en 2020, et n'est toujours pas opérationnel, tandis que le second, vétuste, ne fonctionne plus depuis que le contrat avec l'entrepreneur gestionnaire a expiré.
En théorie, 25 % des déchets pourraient être recyclables, mais moins de 8 % le sont en pratique, selon des chiffres de 2024 fournis par Conseil du développement et de la reconstruction (CDR), un établissement public libanais chargé de la mise en place d'une stratégie nationale pour la gestion des déchets.
L'État libanais tend à se décharger sur les municipalités, qui selon différents textes de loi, sont responsables de la gestion des déchets solides. Mais leurs moyens financiers sont limités : leurs ressources, faibles, dépendent essentiellement de fonds gouvernementaux. Et elles sont déjà endettées pour sous-traiter à des sociétés privées la collecte des déchets, ne disposant pas de moyens humains et logistiques pour traiter les déchets à la source. Quelques exceptions existent toutefois dans certaines unions de municipalités, notamment au nord du Liban.
Le rôle clé des chiffonniers n'a cessé de diminuer récemment. Plus de 90 % d'entre eux sont Syriens, le reste des collecteurs étant Palestiniens et Kurdes. Parmi les milliers de chiffonniers travaillant dans le secteur, une partie importante est retournée en Syrie après la chute de Bachar al-Assad, il y a près d'un an.
Dans le quartier de Hay-Lejja, à l'ouest de Beyrouth, des chiffonniers entrent et sortent d'un étroit passage entre deux bâtiments qui conduit à une impasse. À l'abri des regards, se niche une boura dans un local plongé dans la pénombre, au pied d'un immeuble de dix étages. Des dizaines de chiffonniers habitent et travaillent là depuis plus de 15 ans, tous membres du même clan, les Bou Hamad, originaires de villages autour de Raqqa.
« Nous sommes une tribu d'environ 40.000 personnes, qui travaillons dans les déchets, la plomberie ou la construction. Beaucoup d'entre nous étaient recherchés par le régime, et sont maintenant retournés en Syrie. Même s'il n'y a pas autant de travail qu'au Liban, nous n'avons pas à payer de loyer, nous sommes propriétaires de nos tentes », indique Abou Hassan, un gaillard aux yeux hallucinés qui semble être le responsable de la boura.
Les conditions de travail n'ont aussi cessé de se dégrader, expliquent les chiffonniers. Abou Hamza, un autre trieur de déchets, casquette à l'envers vissée sur le crâne, raconte :
« La municipalité a fait fermer des bourat dans le quartier, et nous harcèle de plus en plus. Ces derniers mois, elle a confisqué 13 motocyclettes et un camion. Nous avons dû les racheter à prix fort, à plusieurs centaines de dollars ».
Des conflits latents existent aussi entre les propriétaires libanais de bourat, associés à des gangs, qui font parfois régner la terreur pour que des chiffonniers n'empiètent pas sur le territoire.
« Plusieurs membres de notre boura se sont fait kidnapper par un gang d'un autre quartier. Ils ont été menacés par des chiens, frappés à coups de couteau, pendus à l'envers pendant plusieurs jours à des crocs de boucher, et privés de nourriture », témoigne l'un d'entre eux. Certains sont même obligés de payer une somme mensuelle pour être « protégés » dans leur zone par des caïds de quartier.
Alors que l'obscurité tombe sur Beyrouth, l'équipe de nuit de la boura de Hay-Lejja, composée essentiellement de jeunes adolescents, s'active pour commencer sa besogne. Munis de lampes frontales, ils grimpent dans les bennes à ordures, plongent la tête la première dedans et éventrent les sacs-poubelles avec agilité pour trier chaque matière recyclable dans différents bacs en carton. Ils ont jusqu'à l'aube pour récupérer le plus de déchets valorisables avant le passage des camions-poubelles. Comme chaque nuit, leur course contre la montre a commencé, et durera jusqu'au petit matin.