23.06.2025 à 08:59
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Roja est un collectif féministe et internationaliste basé à Paris, composé de membres issu·es des géographies d’Iran, d’Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Fondé en septembre 2022, suite au féminicide d’État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté », il nous a transmis cette prise de parole et de position à la suite de la “guerre de 12 jours” opposant le régime israélien au régime iranien.
Roja est un collectif féministe et internationaliste indépendant basé à Paris, composé de membres issu·es des géographies d’Iran, d’Afghanistan (communauté hazara) et du Kurdistan. Le collectif Roja a été fondé en septembre 2022, suite au féminicide d’État de Jina (Mahsa) Amini par la République islamique, et au cœur du soulèvement national « Jin, Jiyan, Azadî / Femme, Vie, Liberté ». Tout en centrant son action sur les luttes politiques et sociales en Iran et au Moyen-Orient, Roja est également engagé dans les combats locaux et internationalistes en France, notamment dans les actions de solidarité avec la Palestine. (Le mot « Roja » signifie « rouge » en espagnol ; en kurde, « roj » signifie « lumière » ou « jour » ; et en mazandarani, « roja » désigne « l’étoile du matin ».)
Au lendemain de l’agression militaire israélienne de 12 jours contre l’Iran, menée avec le soutien armé des États-Unis, dont les principales victimes furent des civils – qu’ils soient iranien·ne·s ou israélien·ne·s – n’ayant pas choisi cette guerre, nous continuons à croire que la seule issue pour déjouer la logique meurtrière d’États dont la survie repose sur le maintien du spectre de la guerre, est de faire entendre, haut et fort, notre cri : entre deux régimes guerriers, patriarcaux et coloniaux, nous ne prenons pas partie. Ce refus n’est pas un repli ou une neutralité. Il constitue, au contraire, le point de départ de notre lutte. Une lutte qui chérit la vie et qui rejette la logique meurtrière des guerres.
La guerre asymétrique entre Israël et la République islamique – qui, rappelons-le, n’a ni commencé le 13 juin ni prend fin avec un message de Trump sur son réseau social – est avant tout une guerre contre les populations. C’est une attaque contre tout ce qui garantit la survie et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire : infrastructures, réseaux et systèmes sur lesquels repose la vie des habitants. Elle vise directement ce que nous avons construit à travers le mouvement « Zan, Zendegi, Azadi » (« Femme, Vie, Liberté ») et tout ce que ce slogan, incarne : un combat féministe, anti-impérialiste et égalitaire, né de la résistance populaire kurde qui a résonné à travers tout l’Iran.
« Femme, vie, liberté contre la guerre » n’est pas qu’un slogan, mais une ligne de démarcation claire avec des tendances dont les contradictions apparaissent aujourd’hui plus crûment que jamais : d’un côté, les opportunistes qui ont soutenu les sanctions américaines et les ingérences occidentales depuis des années, banalisant le génocide à Gaza, tout comme les guerres impérialistes occidentales, ceux qui se sont réjoui de l’agression israélienne espérant qu’elle apporte enfin une « libération ».
De l’autre, les campistes qui assimilent toute opposition à l’Occident à une « résistance », ainsi que ceux qui, au nom de « l’urgence » ou du « bien du peuple » passent sous silence les crimes de la République islamique tant à l’intérieur du pays que dans la région, ainsi que son instrumentalisation du discours anti-impérialiste toutes comme son instrumentalisation de la cause palestinienne. Brouillant la frontière entre résistance populaire et pouvoir d’État, depuis 7 octobre, ils se sont rangés derrière tout ce qui s’oppose aux plans du fameux « nouvel ordre au Moyen‑Orient », négligeant les luttes des femmes et des personnes queers, des minorités et des démunis, comme si elles étaient secondaires.
Or, ces ennemis sont le miroir parfait l’un de l’autre dans leur barbarie. Israël conduit les enfants de Gazas à l’abattoir en brandissant le drapeau arc-en-ciel ; la République islamique d’Iran a non seulement massacré les manifestants en Iran mais a noyé aussi dans le sang la révolution populaire syrienne, sous le masque de l’anti-impérialisme. Le premier commet un génocide à l’encontre des Palestinien.nes ; l’autre soumet et opprime les peuples non perses à l’intérieur de ses frontières.
Netanyahu usurpe le slogan « Femme, vie, liberté » pour tenter de légitimer son expansionnisme militaire et colonial et le faire passer comme « intervention libératrice ». Khamenei mobilisait toutes ses forces pour étendre un « empire chiite » régional, au nom de la lutte contre Daech et de la « défense de la Palestine ».
Ces deux régimes capitalistes n’occupent certes pas la même position dans l’ordre mondial. Le rôle de la République islamique dans cette guerre ainsi que sa puissance militaro-logistique n’atteint certainement pas celui d’Israël, et le régime iranien ne bénéficie pas des soutiens impérialistes occidentaux. Cette asymétrie ne l’empêche pourtant pas d’infliger violences, injustices et souffrances, comme le fait le sionisme fasciste. Toute relativisation des crimes de la République islamique, ne peut être que fallacieuse. Outres les politiques oppressives à l’intérieur de ses frontières, elle s’est embourbée dans un projet nucléaire au coût exorbitant.
Nous n’avons pas à choisir entre un régime sioniste génocidaire et le régime islamiste oppressif. Nous traçons une troisième voie, celle dessinée par les multiples formes de luttes populaires du Moyen-Orient, par une solidarité et un internationalisme par en bas.
Pour construire un front solide contre le génocide israélien et arracher le discours anti-impérialiste des mains de la République islamique, il faut nous démarquer clairement de ces deux impasses et de réaffirmer le lien ndissoluble entre toutes les luttes populaires au Moyen-Orient et au-delà., en nous opposant à la fois au colonialisme impérialiste et à la colonisation interne d’État.
En solidarité avec les destins liés des peuples du Moyen-Orient — de Kaboul à Téhéran, du Kurdistan à la Palestine, d’Ahvaz à Tabriz, du Baloutchistan à la Syrie et au Liban —, nous nous adressons aux opprimé·es et aux démuni·es d’Iran et de la région, à la diaspora, ainsi qu’aux camarades à travers le monde, partagent nos idéaux et notre espoir.
Le nettoyage ethnique et la volonté génocidaire de l’État criminel israélien ne datent ni d’hier, ni de cette année, ni même de ce siècle. Mais la faille géopolitique ouverte dans la région depuis le 7 octobre, ne laissant derrière elle que sang et ruines, engloutit désormais également la République islamique et les peuples d’Iran, à une vitesse vertigineuse et avec une intensité saisissante. L’horizon est si obscur qu’il nous bouleverse profondément, toutes et tous.
Durant ces douze jours sombres, l’armée israélienne a bombardé des milliers de sites à travers l’Iran y compris les zones résidentielles où habitent les généraux des Gardiens de la révolution. Si les frappes ont visé les installations nucléaires, les bases militaires, les centres gouvernementaux et la radiotélévision d’État, elles ont touché aussi les raffineries, les dépôts de pétrole et les infrastructures vitales, et tout ce qui garantit les moyens de subsistance de la population et la reproduction de la vie quotidienne sur ce territoire.
Contrairement à ce qu’affirment les propagandistes qui parlent de « liberté » livrée par les bombes, nous avons été témoins de massacres aveugles de civils, dont un grand nombre d’enfants. Selon l’ONG Hrana, 1054 personnes ont été tuées, des milliers blessés. Sans oublier les 28 Israélien·nes tué·es par les missiles iraniens, parmi lesquels quatre femmes d’une même famille.
Dans cette situation critique, la République islamique a non seulement abandonné une population terrifiée sans la moindre assistance — incapable de fournir les services les plus élémentaires, tels qu’une information publique claire et efficace, des abris d’urgence, ou des systèmes d’alerte — mais elle a également instauré une atmosphère ultra-sécuritaire : déploiement massif des forces anti-émeutes dans les rues, multiplication des checkpoints, et intensification de la répression.
La militarisation du pays en temps de guerre, qui témoigne de l’incapacité du régime à garantir une vie sécurisée, ne nous surprend pas. Mais les appels à « pendre chaque traître à chaque arbre » sont la conséquence logique d’un ordre fondé — à son niveau le plus profond — sur la répression, la peine de mort, les arrestations, et la militarisation de l’espace social à l’intérieur (en particulier dans les régions périphériques, comme Kurdistan et Baloutchistan), et sur l’expansionnisme militaire à l’extérieur.
Les conséquences désastreuses de cette guerre ne s’arrêtent pas avec le cessez-le-feu. La République islamique en profite pour se venger contre la société iranienne : elle a déjà lancé une véritable chasse aux « espions », et sa machine à exécuter s’est déjà remise en marche. Depuis le 12 juin, au moins six personnes, dont trois kurdes, ont été exécutées dans des procès expéditifs pour prétendu espionnage au profit du Mossad. D’autres prisonnier·es, notamment des militant·es kurdes, sont aujourd’hui menacé·es d’une exécution imminente. Dans la paranoïa généralisée du régime, toute voix dissidente peut désormais être accusée de « sionisme » ou d’être « agent de l’étranger ». À cette atmosphère de terreur s’ajoutent l’aggravation de la crise économique, la perte massive d’emplois et une inflation galopante.
La « guerre contre le terrorisme » — ce projet impérialiste initié au tournant du XXIᵉ siècle dans le sang de l’Afghanistan et de l’Irak — a laissé un héritage sanglant aujourd’hui transmis à Israël : une attaque « préventive » pour contenir le danger supposé de l’arme nucléaire iranienne. Une fois encore, le même récit familier est ressassé par les grands médias monopolistiques : Israël ne frappe que des « cibles militaires », avec des « missiles de précision » et des « drones intelligents », dans le but d’apporter liberté et démocratie au peuple iranien.
Mais ce récit ne dit rien de Parnia Abbasi, poétesse de 24 ans tuée à Sattar Khan. Il ne mentionne pas Mohammad-Ali Amini, jeune pratiquant de taekwondo, ni Parsa Mansour, membre de l’équipe nationale iranienne de padel. Il ne laisse entendre aucune voix de Fatemeh Mirheyder, Niloufar Ghalehvand, Mehdi Pouladvand ou Najmeh Shams. Aucun·e d’entre eux·elles n’était une « cible militaire » ni une « menace nucléaire » — seulement des corps déchiquetés en silence par les missiles israéliens, ignorés par les médias internationaux. Voilà la pointe de l’iceberg de cette « liberté » qu’Israël, avec le blanc-seing de l’Occident, construit sur des ruines et des cadavres.
Les forces réactionnaires — dont le projet de « renversement » du régime ne vise qu’un changement cosmétique et autoritaire depuis le sommet, sans transformation démocratique réelle ni bouleversement des rapports sociaux — ont salué avec empressement leur éternel sauveur : Israël. Les monarchistes ont réduit les victimes des bombardements à de simples chiffres, déclarant, avec un cynisme brut et un langage comptable : « La République islamique exécute des milliers de personnes chaque année ; donc, le massacre de quelques dizaines ou centaines de personnes par Israël est le prix à payer pour se débarrasser de ce régime. » C’est cette même logique déshumanisante, quantitative et mathématique, que les États-Unis ont invoquée pour larguer la bombe atomique sur Hiroshima et Nagasaki : si la guerre continue, il y aura plus de morts, donc mieux vaut tout raser.
Le massacre de civils lors des récentes attaques israéliennes, la sur-sécurisation extrême de l’espace public en Iran, et la destruction des infrastructures sociales ne sont ni des erreurs accidentelles, ni de simples « dommages collatéraux ». Ils font partie intégrante de la logique même de la guerre — surtout quand cette guerre est menée par un régime comme Israël. L’argument courant selon lequel les civils ou les infrastructures civiles seraient utilisés comme « boucliers humains » — utilisé naguère pour justifier la destruction de Gaza, et aujourd’hui pour les frappes contre la prison de Dizel-Abad ou l’hôpital Farabi à Kermanshah — n’est qu’un artifice destiné à brouiller la logique destructrice de la guerre et à inverser les rôles et les responsabilités.
Il n’existe pas de « bonne frappe » ni de « bombardement juste ». L’histoire sanglante de l’Irak, de l’Afghanistan et de la Libye — cette même Libye que Netanyahu cite explicitement comme modèle souhaité d’un accord avec le régime iranien — en est une preuve accablante.
Les frappes israéliennes contre la République islamique constituent le dernier chapitre d’une transformation géopolitique et économique profonde du Moyen-Orient. L’ampleur sans précédent des attaques israéliennes indique qu’Israël cherche à provoquer un changement de régime total – voire un effondrement du régime. On ne peut pas réduire l’opération « Lion Levant » à une simple prolongation de l’hostilité de longue date entre les deux États. Cette opération marque un tournant dans la recomposition des forces régionales qui a débuté le 7 octobre avec un coup porté à ce qu’on appelle « l’Axe de la Résistance » et qui atteint désormais le cœur même des structures de pouvoir de Téhéran.
Pour Israël, Gaza n’est pas simplement un champ de bataille – c’est un projet de colonisation. L’assaut sur Gaza vise à exterminer ou expulser plus de deux millions de Palestiniens, pour transformer cette côte ensanglantée en une « Riviera moyen-orientale » telle que rêvée par Trump – plages de luxe, casinos, et zone de libre-échange pour les Blancs.
Étape par étape, Israël a repoussé le Hezbollah du sud du Liban, détruisant ses infrastructures, éliminant ses commandants et démantelant son appareil militaire. Le même processus est en cours avec les Gardiens de la Révolution (IRGC). En Syrie, un régime maintenu sous perfusion par la Russie, le Hezbollah et l’IRGC – au prix de 500 000 morts et de 12 millions de déplacés – s’est soudainement effondré face à des rebelles soutenus par la Turquie. Le corridor chiite Téhéran–Beyrouth, autrefois artère stratégique qui reliait l’Iran à la Méditerranée, est devenu son talon d’Achille – la piste par laquelle les avions de guerre le frappent aujourd’hui.
Dans le nouvel ordre imposé au Moyen-Orient, un bloc de puissance capitaliste israélo-américain redessine agressivement la région via des routes logistiques et économiques (le corridor Inde–Moyen-Orient–Europe), des processus de normalisation politico-économique (les Accords d’Abraham), et un militarisme expansionniste sous la forme du génocide et de l’annexion de Gaza.
Face à la désintégration de « l’Axe de la Résistance », la doctrine de longue date du Corps des Gardiens de la Révolution islamique – « ni guerre, ni paix » – s’est effondrée. Pendant des années, le régime a instrumentalisé des confrontations limitées et contrôlées pour éviter à la fois la guerre totale et une véritable paix. Aujourd’hui, il se retrouve exposé sur un champ de bataille où les règles ont irrévocablement changé.
Cet effondrement, aggravé par la perte totale de légitimité intérieure du régime – suite aux soulèvements massifs de décembre 2017, novembre 2019, et le mouvement « Femme, Vie, Liberté » – constitue un coup fatal. La République islamique ne peut plus gérer, différer ni externaliser ses crises. Elle ne possède plus de légitimité à l’intérieur, ni de levier stratégique dans la région. Elle n’est plus qu’un vestige calciné dans un ordre multipolaire militarisé en gestation.
Dans ce vortex de sang, les États-Unis – en compétition avec la Chine et naviguant face à la Russie – tentent de reconquérir une hégémonie fracturée. En témoigne son soutien à des forces les plus réactionnaires de l’opposition iranienne qui scandent aujourd’hui : MIGA (Make Iran Great Again). Netanyahu, quant à lui, s’accroche à la guerre sans fin comme à son dernier espoir de survie politique. Et au sein de l’appareil dirigeant de la République islamique, nombreux sont ceux qui cherchent désormais à devenir eux-mêmes les instruments du changement de régime. Pendant ce temps, le peuple reste otage – pris dans une guerre qui n’est pas la sienne, une guerre sans horizon de libération.
Il est aujourd’hui aussi essentiel de rappeler le chemin qui mena de la guerre Iran-Irak — glorifiée par la propagande du régime comme une « bénédiction » — à l’été 1988, marqué par le massacre de milliers de prisonnier·ères politiques, dont de nombreux·ses militant·es de gauche ayant lutté contre le régime du Shah, que de se remémorer les dynamiques impérialistes qui ont conduit à la « libyanisation » de la Libye.
L’histoire des « interventions humanitaires » impérialistes en Irak et en Afghanistan, sous prétexte d’armes de destruction massive ou de « crimes contre l’humanité », doit être relue à la lumière de l’histoire parallèle qui, depuis avant 1979 jusqu’à aujourd’hui, a constamment privilégié la lutte contre l’impérialisme au détriment d’autres combats de libération.
Dans le même temps, les leçons du colonialisme de peuplement israélien — de la catastrophe de la Nakba en 1948 à la trahison de Nasser et du panarabisme envers la cause palestinienne en 1967 — doivent être invoquées depuis les terres du Turkménistan iranien et du Kurdistan.
Cela fait maintenant plus d’une décennie que la peur d’une « syrianisation » a été utilisée comme arme rhétorique pour délégitimer les luttes populaires autonomes. Les idéologues de « l’îlot de stabilité » et leurs complices intermittents ont appelé le peuple aux urnes, tandis qu’ils légitimaient la participation sanglante des forces de Qods à la « syrianisation » de la Syrie, en la présentant comme une stratégie de dissuasion destinée à éviter que l’Iran ne subisse le même sort.
Il y a environ 45 ans, au début de la guerre Iran-Irak, certains groupes dits « progressistes », en considérant ce conflit comme un événement « patriotique », sont tombés dans le piège du nationalisme iranien. Le résultat n’a été autre que le renforcement du pouvoir monopolistique des forces islamistes. Certains d’entre eux sont restés silencieux face à l’instrumentalisation de l’étiquette « anti-impérialiste » pour imposer le voile obligatoire aux femmes ou lancer des opérations militaires contre le Kurdistan ; d’autres, même s’ils ont élevé la voix, n’ont pas réussi à mobiliser l’opinion publique contre l’assimilation de l’ennemi intérieur à l’ennemi extérieur, ni à dénoncer la normalisation d’une hiérarchie de pouvoir centrée sur l’homme/persan/chiite.
Précisément à ce moment où « l’urgence de la situation » tend à faire croire que « maintenant » est un instant d’exception, détaché de toute histoire ou continuité, il n’y a rien de plus vital que de convoquer la mémoire plurielle et complexe de notre histoire. C’est uniquement à travers cette mémoire — et depuis le regard des peuples opprimés — que nous pouvons dire « non » simultanément à l’impérialisme, à la militarisation sécuritaire et à la rationalité campiste. Cette mémoire multiple, qui insiste à la fois sur les solidarités et les différences de Kaboul à Gaza, requiert une ouverture radicale qui n’a qu’un seul nom : l’internationalisme.
Au moment où tant l’État israélien que la République islamique cherchent à imposer un récit triomphal de cette guerre, notre tâche est de déconstruire leurs discours glorifiant la résistance et les prétendus succès militaires. Notre terrain d’action ne réside ni dans l’alignement derrière des États ni dans l’illusion d’un salut venu d’en haut, mais dans le soin mutuel, l’entraide, et la construction de réseaux de soutien, de savoirs et de solidarité — des personnes âgées aux enfants, des exclu·es aux personnes en situation de handicap. C’est cette force de vie, de résistance et de création que nous avons vue se déployer avec éclat lors du soulèvement « Jin, Jiyan, Azadî », où la solidarité entre opprimé·es a incarné une force de vie et de création.
La résignation fataliste, la soumission à un feu qui semble tomber du ciel, ou la représentation d’un horizon apocalyptique où tout serait déjà fini, sont autant de formes de reproduction de la logique de mort. Au moment où, par les négociations (directes ou indirectes, explicite ou cachées), la République islamique essaie de reconsolider son pouvoir au prix de quelques concessions tout en resserrant l’étau sur la société iranienne, nous misons sur la puissance des peuples — de Téhéran à Gaza — qu’aucun État ne peut égaler ou anticiper. C’est là la voie d’une émancipation capable de renverser les discours guerriers dominants et de démentir tous les pronostics.
« Femme, Vie, Liberté ».
Berxwedan jiyan e
La résistance, c’est la vie ; Vivre, c’est résister
Liberté pour la Palestine.
Roja
Le 25 juin 2025
08.06.2025 à 02:21
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Le 3 juin, une foule chassait des agents fédéraux qui procédaient à une descente dans une taqueria de Minneapolis. Le 4 juin, des affrontements éclataient contre des agents de l’ICE [Immigration and Customs Enforcement] lors de raids à Chicago et à Grand Rapids. Et c’est à Los Angeles deux jours plus tard, que la ville s’est embrasée en réaction à une énième rafle de sans-papiers. Les affrontements, d’abord sporadiques, se sont ensuite étendus au reste de la mégalopole californienne. Ils sont encore en cours. Dans le récit qui suit, des participants racontent comment les habitants se sont organisés pour empêcher autant qu’ils le peuvent la police fédérale de kidnapper des gens de leur communauté.
Tom Homan, le « tsar des frontières » de Donald Trump, vient d’annoncer qu’il allait riposter en envoyant la Garde nationale à Los Angeles. Si la situation se propage dans le pays, nous pourrions assister à un mouvement qui s’annonce comme la suite directe du soulèvement suivant la mort de George Floyd en 2020. En arrêtant David Huerta, président de la section californienne du syndicat des employés de service (SEIU) en marge d’une descente contre les habitants de Los Angeles, l’ICE et les diverses agences fédérales venues en renfort ont fortement attisé les tensions dans la ville au moment même où la révolte s’amorce.
Bien que l’administration Trump ait commencé par s’attaquer aux immigrés - avec ou sans papiers – il ne s’agit que d’une première étape vers l’établissement d’une autocratie. Le pouvoir fédéral s’en prend d’abord aux immigrés, les considérant comme la cible la plus vulnérable, mais leur objectif global est d’habituer la population à la passivité face à la violence brutale de l’État, en brisant les liens fondamentaux de solidarité reliant les communautés humaines.
Aussi, il doit être clair pour tout le monde, même pour les centristes les plus modérés, que l’issue du conflit qui s’intensifie actuellement déterminera les perspectives de toutes les autres cibles que Trump a alignées dans son programme, de l’université d’Harvard au pouvoir d’achat des américains.
Sur les réseaux sociaux, la nouvelle s’est rapidement répandue : l’ICE mène des descentes dans plusieurs endroits du centre-ville de Los Angeles, de Highland Park et de MacArthur Park. Les agents avaient commencé à perquisitionner un bâtiment dans le marché aux fleurs1 lorsqu’une foule les a spontanément piégés à l’intérieur. Toutes les entrées et sorties du bâtiment ont été bloquées par la foule, de manière à ce que les agents ne puissent plus en ressortir. Alors qu’ils avaient déjà interpelé de nombreuses personnes, les agents fédéraux ne s’attendaient pas à ce qu’une horde de 50 à 100 « angelinos » les prenne au piège.
Les agents s’imaginaient pouvoir rafler des personnes au hasard en plein milieu de Los Angeles sans que les gens du quartier ne réagissent. De toute évidence, ils se sont trompés.
Parmi les six lieux qu’ils ont visé ce matin-là, celui-ci se trouvait dans la zone la plus densément peuplée, à quelques rues du quartier de Skid Row et à quelques pas de celui de Piñata [Ndt : deux quartiers populaires, principalement habités par une population immigrée ou issue de l’immigration latino-américaine].
Alors que de nombreuses personnes s’agrégeaient devant l’entrée pour empêcher l’ICE de quitter le bâtiment, les agents fédéraux pris au dépourvu ont commencé à chercher une manière de s’extraire de se guêpier. Devant les portes et les grilles du bâtiment, des familles en pleurs angoissaient à l’idée de ce qui allait advenir pour leurs proches qui venaient de se faire rafler.
C’est ainsi que le gouvernement fédéral a déclaré la guerre à Los Angeles.
L’ICE a rapidement dépêché un camion blindé, une trentaine de policiers ainsi qu’une flottille de vans. L’entrée qu’ils souhaitaient emprunter étant bloquée par un camion sono du SEIU [Ndt : le syndicat international des employés des services], la police a menacé de saisir le véhicule. Les syndicalistes ont obtempéré et déplacé leur véhicule tout en conseillant à la foule, avec leur sono, de ne pas bloquer la route et de rester sur les trottoirs. Une moitié de la foule a suivi leur consigne, l’autre non. Cela suffit néanmoins à permettre au camion blindé et aux véhicules de l’ICE de rejoindre la porte d’entrée.
Les agents fédéraux en tenue anti-émeute ont alors essayé de dégager toutes les personnes qui bloquaient encore l’entrée. Le petit groupe qui avait refusé de partir a tenu le terrain, secouant les boucliers des policiers et moquant d’eux. Des agents du FBI, visiblement ébranlés par la résistance de ce groupe ameuté en l’espace d’un quart d’heure, se sont alors mis, dans un élan de désespoir, à jeter des grenades lacrymogènes au milieu de la foule. Tout le monde criait et haranguait ces mercenaires fascistes. La foule se débattait, hurlait contre les mercenaires fascistes en essayant de tenir la ligne. Dans la confusion, les agents sont parvenus à se frayer un passage et leurs camionnettes ont finalement pu passer la porte.
Les fédéraux ont alors fait monter les travailleurs détenus dans leurs véhicules et ont tenté une sortie. La foule a alors essayé de les arrêter, mais le FBI est intervenu par la force en interpelant des manifestants et tirant des balles de caoutchouc et des lacrymogènes sur l’attroupement. Une des camionnettes de l’ICE, dans sa fuite précipitée, a renversé le président du SEIU. Blessé, il a alors été interpelé.
L’ambiance est alors encore montée d’un cran et la foule a commencé à tirer des feux d’artifices et à jeter tout ce qui lui tombait sous la main sur les agents du FBI. Leur réponse fut immédiate : barrage de grenades de désencerclement, flashball et lacrymogènes.
Alors que l’émeute se poursuivait, quelques personnes ont suivi les fourgons de l’ICE jusqu’à l’aéroport de Burbank. Sur place, les agents fédéraux auraient déclaré à la compagnie aérienne transporter une équipe de hockey. Malgré de nombreuses recherches, personne ne sait où les détenus ont été envoyés.
D’autres ont été transportés au MDC [Metro Detention Center, l’équivalent des CRA aux États-Unis], où des centaines de personnes arrêtées lors des raids de ces derniers mois sont toujours incarcérées sans jugement. C’est là que s’était déroulé le campement « abolish ICE » en 2017, qui avait duré 60 jours.
Quelques heures après la première émeute, des centaines de personnes se rassemblent devant le Metropolitan Detention Center pour des prises de parole, auxquelles participent l’Union Del Barrio, le SEIU et la CHIR de Los Angeles [Coalition pour les droits humains des immigrés]. Rapidement, une bagarre éclate entre le service d’ordre et la foule. Les militants des organisations finissent par partir pendant que la foule reste sur place, ingouvernable. Des tags fleurissent sur les murs, des vitrines sont brisées et du mobilier urbain est cassé. Un manifestant qui avait apporté une masse, casse les piliers en béton pour constituer un stock de projectiles à jeter contre la police, un autre monte une barricade avec une chaise de bureau, pendant qu’un troisième amuse la foule en costume de dinosaure.
Les autorités fédérales se sont alors défoulées en tirant tout ce qu’elles pouvaient sur la foule. Les manifestants se retrouvent alors noyés dans le gaz lacrymogène à plusieurs reprises, mais ils renvoient les grenades à leurs envoyeurs ou s’en défendent en les neutralisant à l’aide de glace, d’eau ou de cônes de signalisation, comme au Chili. Pendant ce temps des « streamers » de droite qui tentaient d’approcher se font repérer et virer de la zone.
La situation devenant hors de contrôle, les fédéraux ont dû appeler la police locale à la rescousse. Si la maire de Los Angeles, Karen Bass, s’est déclarée « consternée » par la présence de l’ICE à Los Angeles, elle néanmoins mobilisé sa police en grand nombre pour soutenir les fédéraux. Puis un hélicoptère volant à basse altitude est apparu pour menacer les émeutiers d’arrestation et ordonner leur dispersion tandis que les policiers de Los Angeles repoussaient péniblement les manifestants du MDC. Il fallut quatre ou cinq heures pour faire partir la foule déterminée et festive de la zone.
Un message a circulé selon lequel l’ICE avait été repérée à proximité de Chinatown (plus tard, il s’est avéré qu’ils prévoyaient d’utiliser un parking pour une conférence de presse de Thomas Homan, le « tsar de la frontière » de Trump, à 7 heures le lendemain matin). Des centaines de personnes ont alors afflué, braquant des lampes torches dans les yeux des agents fédéraux, hurlant des chants et des insultes. Même si les manifestants étaient fatigués, les hostilités ayant commencé dans la matinée, la ferveur ne faiblissait pas, attirant les passants et les fans des Dodgers qui se joignaient progressivement à l’attroupement. La foule ayant bloqué la rue une fois de plus, la tension a rapidement monté. Cette fois-ci, le LAPD n’était pas présent, les agents fédéraux ont tenté de disperser les manifestants eux-mêmes en faisant usage d’un LRAD [un canon à ondes sonores].
Des participants au rassemblement, se jouant des efforts vains des fédéraux, ont alors pris à partie un véhicule blindé de l’ICE, cassant ses vitres, taguant ses portes avec le slogan « FUCK ICE » avant de sauter sur son toit et son capot. Les voitures autopilotées de l’agence fédérale ont également été attaqués et ses caméras peintes à la bombe. Aucune organisation n’était présente sur place à l’exception du fort contingent du syndicat des locataires de Los Angeles ayant assisté à toutes les actions de la journée.
Les agents fédéraux ont alors pris la décision d’évacuer le parking, trop difficile à tenir. La foule, saisissant l’occasion inespérée d’une retraite désordonnée, tirait une multitude de mortiers, de pierres, des bouteilles et, on ne sait trop comment, d’assiettes en céramique. Le FBI s’est défendu grâce à quelques grenades de désencerclement et autres gazeuses à main, mais le moral de ceux qui leur tenaient tête est resté au beau fixe. L’émeute s’est alors déchainée sur les véhicules de l’ICE laissés derrière. À ce moment-là, les agents ont pris la fuite, sentant la situation leur échapper. Une célébration a commencé dans la rue. D’autres feux d’artifice ont été tirés dans une atmosphère de liesse. La fête dura quelques minutes dans les rues maintenant libérées avant que les manifestants ne rentrent chez eux, réconfortés par cette petite victoire dans le climat déshumanisant et cruel des États-Unis. Ce jour-là, Los Angeles a vaincu l’ICE.
Thanks to lundi.am for the translation.
Le Flower District est un quartier de Los Angeles où sont regroupés tous les grossistes de fleurs. ↩
09.04.2025 à 23:29
CrimethInc. Ex-Workers Collective
Ce récit reprend là où le précédent article sur le Collectif contre les expulsions s’est arrêté, en relatant des scènes du mouvement contre les expulsions à Paris à la fin des années 1990.
Alors que Donald Trump cherche à consacrer 45 milliards de dollars à l’expansion d’un système de goulag pour détention d’immigrés aux États-Unis, il est crucial d’apprendre comment les habitants d’autres pays ont résisté à la violence de l’État contre les sans-papiers dans un passé récent.
Cette histoire vraie est adaptée des mémoires à paraître dans Another War Is Possible (Une autre guerre est possible), un récit du mouvement mondial contre le fascisme et le capitalisme au tournant du siècle. Vous pouvez suivre l’auteur ici.
Le Collectif Anti-Expulsions a explicitement indiqué que notre soutien aux sans-papiers est intrinsèquement lié à nos principes anarchistes. Nous avons souligné que nos intérêts étaient liés aux leurs dans notre désir d’abolir les états et les frontières, de mettre fin à l’exploitation capitaliste du travail, pour la liberté et l’autonomie des êtres humains. En même temps, nous avons travaillé main dans la main avec les collectifs de sans-papiers qui étaient largement autonomes par rapport aux structures des partis ou des ONG et qui accueillaient très favorablement la solidarité sous la forme d’actions directes.
L’hôtel Ibis de l’aéroport Charles de Gaulle à Paris est à peu près ce que l’on attend d’un hôtel deux ou trois étoiles, accolé à un aéroport. Extérieur terne et architecture de bureau peu spectaculaire, intérieur composé d’hommes d’affaires à l’air maussade et de familles stressées stéréotypées avec 2 ou 3 enfants qui courent dans le hall. Le hall est la seule et unique particularité architecturale de l’établissement. Il s’agit d’une structure de plain-pied avec un toit plat qui relie les bâtiments beaucoup plus hauts où se trouvent les chambres d’hôtel.
Ce qui rend cet hôtel unique se trouve à l’intérieur. Et c’est ce qui s’y trouve qui fait la raison pour laquelle deux cents personnes s’apprêtent à franchir les portes principales, à accéder à l’une des tours (avec l’aide d’un camarade entré incognito pour tenir ouverte une porte d’accès stratégiquement importante), à monter les escaliers, à briser une fenêtre et à prendre le contrôle du toit qui surplombe le hall d’entrée.
Ce qui rend cet hôtel unique, c’est qu’il témoigne de la nature banale de l’oppression dans la société de consommation capitaliste. Dans cet hôtel, à côté de l’agitation des hommes d’affaires et de la joie des familles européennes blanches en vacances, il y a le désespoir d’autres êtres humains qui sont retenus ici contre leur volonté.
Une aile entière de cet hôtel Ibis est une prison, où les sans-papiers sont détenus avant leur expulsion définitive dans un avion d’Air Afrique ou d’Air France. Une prison rendue possible par la collaboration du groupe hôtelier Accor avec l’appareil d’expulsion de l’Etat français.
Alors que nous nous déployons sur le toit du premier étage par la fenêtre brisée, quelques camarades déploient une grande banderole « Stop aux expulsions » et l’accrochent sur la façade du bâtiment, recouvrant le logo Ibis, sous les applaudissements nourris des quelques dizaines de sympathisants restés à l’extérieur du bâtiment. Sophie et moi parvenons à nous hisser sur le toit, où nous faisons une découverte déterminante. La prison - ou « zone d’attente », comme le gouvernement socialiste prétendument soucieux des droits de l’homme préfère l’appeler - se trouve apparemment au même étage, juste en face de l’endroit où nous sommes entrées sur le toit ! Nous pouvons distinguer à travers les fenêtres des ombres de personnes qui lancent des signes de paix. Nous les voyons frapper sur les fenêtres.
Notre réaction est viscérale et instinctive. Quinze ou vingt d’entre nous se mettent à courir vers l’autre côté. Nous avons à peine atteint les fenêtres - les premiers coups de pied et de coude volent contre elles - que nous entendons des gens crier : « Arrêtez ! Arrêtez ! ». Ils font partie du groupe d’action qui a planifié cette action. “Je sais ce que vous pensez, mais ça ne marchera probablement pas, et surtout, les immigrés eux-mêmes nous ont demandé de ne pas le faire ». Ce que nous pensons, c’est évidemment… l’évasion de prison ! Il n’y a toujours pas de flics ici, alors qu’attendons-nous pour mettre un terme à cette action largement symbolique et s’enfuir ici tout en donnant une couverture à ceux qui voudraient profiter de l’occasion pour s’échapper ? S’ils réussissent, l’action tout entière sera de toute façon un succès global. Accor serait publiquement couvert de honte, le centre de détention serait percé, certains individus auraient une nouvelle chance concrète d’être libérés.
Le groupe d’action de notre collectif, le Collectif Anti-Expulsions, a pris contact avec un collectif en lien avec ces détenus. « Nous leur avons expliqué que les chances de réussite d’une évasion sont faibles », expliquent-ils. Malheureusement, c’est objectivement vrai, puisque nous sommes en dehors de la ville et dans un aéroport. Il n’y a qu’un seul train qui arrive, ainsi que quelques bus et une autoroute, ce qui rend presque impossible une fuite en groupe. “Ils savent que s’ils tentent de s’échapper et qu’ils échouent, ils seront soumis à des sanctions ; cela permettra une prolongation légale de leur temps de détention, et cela leur vaudra peut-être une interdiction du territoire français. Ils ont dit qu’ils préféraient tenter leur chance avec les passagers de l’avion”.
Je respire profondément, ce qui n’est pas dans mes habitudes, et j’analyse calmement mes sentiments de colère, de frustration et de tristesse. L’idée ne me quitte pas tout à fait, mais il y a de fortes chances qu’ils n’aient pas tort. Mon camarade fait référence à la stratégie consistant à faire appel à la solidarité des passagers afin de faire sortir les personnes expulsées des avions, un outil que nous avons souvent utilisé avec succès pour empêcher les expulsions et mettre fin à la détention d’une personne.1 Mais cela ne rend pas la situation moins frustrante.
D’autres camarades, cependant, sont moins introvertis que moi, et une dispute éclate. “Qu’est-ce que c’est que cette merde ? Ce n’est pas censé être un groupe de pression ! Nous sommes devant les fenêtres d’une putain de prison non gardée et vous me dites que je ne devrais pas y toucher parce que des gens que je ne connais pas et à qui je n’ai jamais parlé sont contre ? Quel genre de processus est-ce là ? Vous pensez que c’est de l’autonomie ? Si je voulais qu’on me dise ce que je dois faire sans me demander mon avis, j’aurais adhéré à un parti ou je serais devenue flic”.
La camarade qui parle, Alice, est l’un des totos classiques parmi nous. Toto est l’abréviation francophone, affectueuse ou désobligeante, des autonomes anarchistes. Pour dire les choses simplement, elle et le groupe affinitaire qui l’entoure ne sont pas des adeptes de la délégation ou de la modération des messages ou des tactiques pour tenir compte de la tactique ou apaiser les autres.
« S’ils ne veulent pas s’échapper par les fenêtres ouvertes, personne ne va les forcer, mais je ne vois pas le rapport avec le fait que je les brise ou non », crache-t-elle, avant de se retourner furieusement et de s’éloigner. La tension entre les membres du collectif s’apaise pour le reste de la journée, mais elle est révélatrice d’une fracture stratégique croissante au sein du groupe.
L’homme d’âge moyen qui se penche à travers la fenêtre brisée et tente de nous parler est un stéréotype vivant et ambulant du détective français. Une chemise en flanelle sur une bedaine de bière notable, une veste en daim marron clair, une calvitie et une moustache proéminente. Il lui manque les obligatoires lunettes d’aviateur qui complèteraient son look, mais je suppose que des lunettes de soleil seraient un peu exagérées puisqu’il est plus de 16 heures par un après-midi nuageux et pluvieux au cœur de l’hiver parisien - autrement dit, en fait, la nuit.
Et en effet, malgré ses promesses peu convaincantes qu’il n’y aura pas d’arrestations si nous partons rapidement et pacifiquement, nous sommes sur le point de sortir. Cela fait maintenant quelques heures que nous sommes sur ce toit, et depuis que l’excitation initiale d’être là (et de se crier dessus) s’est dissipée, nous avons passé les dernières heures à nous agiter et à discuter dans le froid glacial. La monotonie n’a été rompue que lorsque des camarades sont arrivés avec des boissons et des sandwiches, qu’ils nous ont tendus. Il n’y a pas d’autre objectif pratique ou symbolique à atteindre par notre présence continue sous la pluie sur ce toit balayé par le vent.
Le seul moyen de quitter le toit est de passer par la même fenêtre cassée que celle que nous avons utilisée pour monter dessus. Elle est à peine assez large pour accueillir une personne à la fois, de sorte que toute tentative de sortir simultanément en masse d’ici est totalement exclue. Plus inquiétant encore, lorsque nous passons la tête par la fenêtre pour regarder le couloir de l’hôtel, nous constatons que c’est un véritable comité d’accueil qui nous attend. Le hall est rempli de part et d’autre d’une véritable brochette de flics anti-émeutes. Nous nous concertons entre nous, décidés à ne pas nous laisser diviser, à nous protéger les uns les autres contre des arrestations ciblées. Nous nous mettons rapidement d’accord pour entrer dans le couloir par la fenêtre et commencer à nous y masser, afin de nous diriger ensuite vers le couloir et les escaliers en groupe compact.
Alors que les premières âmes courageuses passent par la fenêtre et pénètrent dans le couloir rempli de flics, il devient évident que les flics ont autre chose en tête. Ils commencent à pousser et à bousculer les gens, essayant de les pousser dans le couloir et vers les escaliers. Préférant s’en tenir au plan initial, nos camarades répondent aux coups de matraque par des coups de pied et des coups de poing. Ceux d’entre nous qui sont restés sur le toit hésitent, ne sachant pas s’il vaut mieux utiliser la menace de notre présence continue ici comme levier - à ce jour, je n’ai aucune idée de la façon dont ils nous auraient évacués de là si nous avions décidé de rester indéfiniment - ou si nous devrions nous dépêcher de faire entrer autant de personnes que possible dans le couloir pour défendre nos camarades.
Quelqu’un crie au policier moustachu que s’il ne fait pas reculer les autres flics pour permettre à tout le monde d’entrer dans le couloir, nous resterons tous sur le toit. Incroyablement, la manœuvre fonctionne et les flics reculent partiellement, ce qui nous permet à tous d’entrer dans le couloir, ensemble et sans être touchés. Nous commençons à descendre les escaliers, une fois de plus encadrés par les flics anti-émeutes. Alors que la plupart d’entre nous atteignent le rez-de-chaussée et commencent à sortir du bâtiment, j’entends des cris et je ressens immédiatement une avalanche de personnes poussées par derrière, comme dans un stade de football. Nous nous déversons dans la rue en une masse désorganisée.
“Ils ont commencé à nous frapper avec des matraques par derrière et à arrêter des gens au milieu des escaliers. C’est Sophie, qui a été l’une des dernières personnes à descendre du toit.
Au milieu de nulle part, avec des flics partout, il est alors clair qu’il n’y a plus rien à faire ici. Alors que nous nous dirigeons à la hâte vers la gare, quelqu’un propose l’idée habituelle : « Nous devrions aller au commissariat de police jusqu’à ce qu’ils les relâchent. » Une femme prend la parole. C’est Alice, la toto de la dispute du début de l’occupation. “Oui, nous pourrions aller au commissariat et les supplier de les relâcher. Ou nous pourrions rendre visite à d’autres Ibis de la ville jusqu’à ce qu’ils nous supplient d’arrêter, afin de forcer la police à relâcher nos camarades.”
Quelques minutes plus tard, ils font irruption dans le premier des trois hôtels Ibis de la soirée, où une équipe masquée de dix personnes coince un concierge à l’air effrayé.
“Prends ce putain de téléphone et appelle ton patron. Tout de suite. Dis-lui que ça ne s’arrêtera pas tant que nos camarades n’auront pas été libérés sans inculpation.”
Nous sommes dans le feu de l’action, en plein sommet annuel de l’OTAN. Un bloc noir d’environ un millier de personnes, principalement originaires d’Allemagne et de France, a mené d’intenses batailles avec la police tout au long de la journée. Le bloc vient de repousser les flics d’un viaduc ferroviaire, et nous disposons maintenant d’un arsenal inépuisable de pierres provenant des voies ferrées. Les flics, manifestement dépassés, reculent devant la férocité de l’attaque. Quinze mille robocops ont été affectés à la protection de ce sommet, dans le but de rendre impossible toute résistance militante. Pour le deuxième jour consécutif, ils échouent de manière spectaculaire.
Alors que nous avançons dans le quartier du Port du Rhin, des révolutionnaires se joignent aux habitants du quartier pour piller une pharmacie, puis y mettre le feu. La veille, de jeunes immigrés locaux ont guidé des militants du black bloc dans le quartier pour qu’ils érigent des barricades, se battent avec les flics anti-émeutes et attaquent une jeep militaire. À leur tour, les militants du black bloc ont aidé les jeunes du quartier à forcer les portes d’un entrepôt de la police où étaient stockés les scooters saisis, et à les rendre à la communauté.
Nous sommes maintenant arrivés à la frontière ; seule une rivière nous sépare de l’Allemagne. Les flics anti-émeutes allemands se trouvent à l’autre bout du pont, et le bloc se contente de construire des barricades pour les empêcher de traverser, tout en lançant de temps en temps des pierres dans leur direction. Je m’éloigne de la ligne de front pour prendre une pause bien méritée et j’observe la scène derrière nous.
La première chose que je remarque, c’est le poste de police des frontières, aujourd’hui abandonné et complètement en flammes. Schengen a rendu cette frontière obsolète, du moins pour un temps, mais la valeur symbolique d’un poste frontière en feu est énorme.
Non loin derrière le poste-frontière, des flammes commencent à sortir d’un immeuble de cinq étages. Quelques minutes plus tôt, une centaine de militants vêtus de noir ont saccagé le hall d’entrée et transformé le mobilier en barricades enflammées dans la rue. C’est un signe que notre mouvement n’oublie pas facilement et un rappel que la collaboration ne paie pas. L’hôtel Ibis de Strasbourg est en flammes.
La carcasse brûlée de l’hôtel Ibis de Strasbourg, conséquence de l’exploitation de l’enlèvement et de l’expulsion d’immigrés par l’entreprise.
Si l’hôtel Ibis a dû brûler, ce n’est pas en tant qu’acte de destruction insensé, mais en tant que protestation concrète contre la marque Accor (qui possède, entre autres, la chaîne Ibis) et sa complicité dans l’expulsion des immigrés « illégaux » à travers la location de ses chambres à l’État comme dernier lieu de « logement » pour les immigrés avant leur expulsion.
-Gauche antifasciste internationale, « Émeutes, destruction et violence insensée », Göttingen, Allemagne, avril 2009.
La couverture du texte de l’Antifascistische Link International « Riots, Destruction, and Senseless Violence » (émeutes, destruction et violence insensée), avec l’inscription “Offensive. Militant. Succès”.
Thanks to la Grappe for the French translation.
À l’époque, l’État français ne pouvait retenir les sans-papiers que pour une période de dix jours, à l’issue de laquelle, s’ils n’avaient pas encore été expulsés, ils devaient être remis en liberté jusqu’à la date de leur éventuelle expulsion. ↩