27.10.2025 à 10:20

Depuis une vingtaine d’années s’est développé dans le sillage du mouvement des Indigènes de la République, un nouvel antiracisme issu de la lecture postcoloniale ou désormais dite décoloniale. Si ces deux courants présentent des différences, ils ont en commun d’expliquer le racisme actuel par les permanences d’un imaginaire et d’une culture coloniale qui 60 ans après les décolonisations continueraient d’imprégner la société française et ses institutions. Cette conception repose sur une série de concepts empruntés à une partie de la littérature postcoloniale, comme la « blanchité » et le remplacement de la traditionnelle lutte des classes en une opposition entre « blancs » et « non-blancs, sans qu’on sache très bien dans quelle catégories les juifs ou les métis seraient classés. Sadri Khiari nous explique d’ailleurs qu’être blanc, ce n’est pas avoir la peau blanche mais « jouir de privilèges statutaires garantis par l’Etat ». « On ne reconnaît pas un Juif parce qu’il se déclare Juif mais à sa soif de vouloir se fondre dans la blanchité, de plébisciter son oppresseur et de vouloir incarner les canons de la modernité » écrit Houria Bouteldja, longtemps défendue par une certaine gauche, dans Les Blancs, les juifs et nous.
Pour cet antiracisme dit « politique » disant se distinguer de l’antiracisme dit « moral » de SOS racisme depuis les années 1980, le racisme n’est jamais individuel mais uniquement systémique, produit exclusif d’une société qui n’aurait cessé de fonctionner de façon coloniale. Il se caractérise par un rejet parfois explicite de l’universalisme, vu comme le faux nez du racisme, une essentialisation des cultures, positivement pour les cultures « dominées », négativement pour les cultures « dominantes ».


Kévin Boucaud-Victoire montre que ces deux antiracismes qui prétendent s’opposer sont en réalité tous les deux politiques avec des projets certes différents mais qui présentent des caractéristiques communes. Ils partagent l’idée que le racisme actuel s’explique principalement par le passé colonial ou l’histoire lié à l’esclavage, en ignorant les dynamiques économiques et – pourrait-on ajouter – géopolitiques. Ils sont également animés par un même différentialisme culturel leur interdisant de penser simultanément l’ensemble des formes de racisme, la persistance d’un racisme dit structurel dans la société française mais aussi d’un racisme individuel dont les blancs sont loin d’avoir le monopole, qu’il s’agisse de l’antisémitisme, du racisme anti-noir ou du racisme anti-asiatique. Comme disait Pierre Desproges, « J’adhérerai à SOS-racisme quand ils mettront un S à racisme« . La social-démocratie française qui redécouvre aujourd’hui les vertus de l’universalisme a longtemps communié dans la célébration du multiculturalisme, le culte de la diversité et un différentialisme culturel marqué par le « droit à la différence ». Une Rokhaya Diallo, quoique proche des Indigènes de la République, a toujours entretenu des liens étroits avec le Parti Socialiste. Le journaliste cite La diversité contre l’égalité de l’Américain Walter Benn Michaels, qui a bien montré que la diversité avait constitué aux Etats-Unis une manière d’abandonner la question sociale et l’idée d’égalité. C’est souvent l’occasion pour une petite bourgeoisie « non-blanche » de se placer du côté des dominés en faisant oublier ses privilèges de classe.
Une critique sévère a été portée contre la logique identitaire qui sous-tend cette approche par les sœurs Barbara J. Fields et Karen E. Field dans Racecraft ou l’esprit de l’inégalité aux Etats-Unis (Agone, 2021) : « Ceux qui créent et recréent la race aujourd’hui, ce ne sont pas seulement la foule qui tue un jeune afro-américain dans une rue de Brooklyn ou ceux qui rejoignent le Klan ou l’ordre blanc. […] Ce sont ces hommes “de gauche” et ces universitaires “progressistes” qui vont développer leur propre version de la race, dans laquelle les schibboleths [signes de reconnaissance verbal] neutres, “différence” et “diversité” remplacent des mots comme “esclavage”, “injustice”, “oppression” et “exploitation” et qui veulent nous faire oublier, ce faisant, que l’histoire de ces mots est tout sauf neutre ».
Retour à 2005
S’appuyant sur Florian Gulli, auteur de L’antiracisme trahi, défense de l’universel (PUF, 2022), Kévin Boucaud-Victoire fait remonter l’obsession identitaire du PIR aux idées de Stokely Carmichael dans Black power, Pour une politique de libération aux Etats-Unis (1967). On peut toutefois se demander si ce livre qui n’a été traduit qu’à la fin des années 2000 a vraiment joué un rôle si décisif, dans le contexte français, tout comme la thèse de Colette Guillaumin, paru sous le titre l’Idéologie raciste en 1972 dans l’indifférence générale, à une époque encore dominée par les questions de classe. Gérard Noiriel et Stéphane Beaud ont retracé dans Race et sciences sociales (Agone, 2021) la manière dont la catégorie de « race » s’était posée dans les sciences sociales et avait été utilisée depuis le XIXe siècle. En revanche, dès les années 1990, tout un courant français de recherches postcoloniales s’est structuré autour de l’ACHAC, incarné par Pascal Blanchard, Françoise Vergés, Nicolas Bancel ou Sandrine Lemaire et joué un rôle essentiel dans l’importation de ces approches.


Quand éclatent les émeutes de banlieues en 2005, ils développent une analyse en termes de « fracture coloniale », légitimant l’Appel des Indigènes de la République lancé la même année soutenant que la France reste un Etat colonial et que la décolonisation de la République reste à l’ordre du jour ; une thèse rejetée par l’écrasante majorité des historiens spécialistes de la colonisation et en particulier des cultures impériales. Pascal Blanchard qui reprochera en 2018 à Rokhaya Diallo sa proximité avec les Indigènes de la République écrivait treize ans plus tôt que l’appel des Indigènes avait le mérite de pointer « fût-ce sur un mode provocateur, que la « culture coloniale » est toujours à l’œuvre en France aujourd’hui. Une évidence que beaucoup se refusent à reconnaître. […] Au-delà des outrances verbales et des impasses de leur texte, notamment en reprenant la posture coloniale de l' »indigène », il faut entendre ce que veulent nous dire d’essentiel ces « indigènes de la République » : la société française, encore aujourd’hui, est traversée de part en part par les effets de la colonisation, d’autant plus pernicieux et puissants qu’ils sont niés. »
Dans Mémoires d’empire. La controverse autour du fait colonial, l’historien Romain Bertrand est revenu sur l’ensemble de cette séquence fortement marquée par les débats autour de l’héritage colonial et sa politisation, en rappelant que même la Ligue Communiste Révolutionnaire de l’époque (ancêtre du NPA) s’opposait fortement ce qu’elle percevait comme une ethnicisation de la question sociale. Ayant vécu une partie de mon adolescence en Martinique entre 2003 et 2007, j’ai pu expérimenter moi-même le poids de ce contexte marqué fortement par la guerre des mémoires, de l’affaire Pétré Grenouilleau sur le passé négrier, faisant suite à la loi Taubira, à la proposition de loi – jamais adoptée – sur le rôle « positif » de la colonisation – initialement pensé pour la colonisation du XIXe siècle en Afrique du Nord mais ayant suscité de fortes réactions aux Antilles – sans même parler de l’affaire Dieudonné.
Les chercheurs de l’ACHAC, tenus à l’écart de l’Université française, développeront un intense lobbying dans la société, notamment dans les quartiers, en nouant des contacts privilégiés avec les associations, les enseignants, les écrivains, les artistes, les réalisateurs pour diffuser leurs approches, à coup de livres, de documentaires, de films, d’images choc ou d’expositions dans les musées. Si ce business postcolonial et ses effets pervers sur la transmission du passé colonial ont été largement critiqués, ils ont contribué à installer dans les esprits l’idée de continuum colonial. « Viendra bientôt le temps de mesurer les dégâts« . La dernière phrase de la recension que Jean Birnbaum consacre en 2006 à Mémoire d’empires de Romain Bertrand résonne de façon particulière vingt-ans plus tard.
Pourtant, la perpétuation de cette culture coloniale qui aurait imprégné la société bien au-delà des élites du lobby colonial, à l’époque jusqu’à aujourd’hui est souvent postulée mais rarement démontrée, faute de s’intéresser à la réception de la propagande. La manière dont les sociétés s’approprient ou pas les discours, les images, les manuels d’histoire de la Troisième République sur la mission civilisatrice, voire y résistent, restent un angle mort des études postcoloniales. L’historienne Emmanuelle Sibeud a par ailleurs récemment montré le caractère européocentré de la notion de racisme colonial qui tend à réduire les imaginaires racistes à leur seule vision occidentale, là où il faudrait penser ensemble racisme et antiracisme, aussi bien du point de vue du colonisateur que des colonisés. Un autre travers est la déshistoricisation du fait colonial, l’absence de périodisation, de rupture dans le passage du moment colonial au moment post-colonial et la non prise en compte de la diversité des contextes coloniaux.
Les postcolonial studies sont également accusées d’avoir une vision figée de l’Occident pratiquant un « orientalisme à rebours », pour reprendre la belle formule du philosophe syrien Sadiq Jalal al-Azm, et de tenir pour négligeable l’aspiration des peuples à la modernisation. Le maintien des dominés dans leurs différences culturelles, contribuerait à renforcer les inégalités plutôt que de les combattre. Enfin, ces études se bornent à une mise en cause strictement culturelle de la domination coloniale, omettant l’analyse matérialiste critique du capitalisme, un reproche qui court de Benita Parry à Vivek Chibber. Si la critique de Jean-François Bayart développée dans Etudes coloniales, un carnaval académique reprise dans Mon antiracisme s’en prend surtout à ce courant français des études postcoloniales incarné par Bancel et Blanchard, le débat a son équivalent en Inde et dans le monde anglo-saxon.


Qui a inventé le racisme ?
Une autre question concerne l’origine du racisme et son caractère universel. D’un côté, on se place sous le patronage d’Albert Memmi affirmant que « toutes les ethnies fournissent leur contingent de racistes« , de l’autre, on en reste à l’idée que le racisme aurait été inventé par les Européens au XVe siècle avec la conquête des Amériques. Mais quid des processus de racialisation attestés ailleurs ou d’un témoignage comme celui de l’historien arabe Said al-Andalusi affirmant au XIe siècle : « Aussi la finesse de leur esprit, la perspicacité de leur intelligence sont-elles nulles, l’ignorance et l’indolence dominantes, l’absence de jugement et la grossièreté générales chez eux. Tels sont les Slaves, les Bulgares et les peuples voisins ». Même chose pour un penseur persan comme Nasir al Din Tusi affirmant au XIIIe siècle que les Noirs diffèrent des animaux uniquement en ce que « leurs deux mains sont levées au-dessus du sol », « qu’un singe apprend plus facilement qu’un noir et qu’il est plus intelligent », à Ibn Khaldoum expliquant au XIVe siècle que « les nations nègres sont en règle générale dociles à l’esclavage, parce qu’ils ont peu de ce qui est essentiellement humain et possèdent des attributs tout à fait voisins de ceux d’animaux stupides ». On pourrait multiplier les exemples. La traite arabe a d’ailleurs été caractérisée par la castration généralisée des noirs, ce qui a pu amener l’anthropologue franco-sénégalais Tidiane N’Diaye à parler de génocide à son sujet.
Que l’on repense au génocide des tutsis au Rwanda – quand bien même l’ethnicisation a été exacerbée par la colonisation belge – , au racisme anti-vietnamien des Khmers Rouge, à l’ethnicisme japonais, au suprémacisme hindou ou au racisme antinoir en Inde, qui préexistait au système colonial, tous ces exemples font hélas la démonstration que l’ethnicisme et le racisme ne sont pas une invention européenne, sans avoir forcément atteint le niveau de théorisation pris par le racisme dit scientifique et biologique en Europe à partir du milieu du XIXe siècle. Dans la mesure où ces ethnicismes ont circulé, ont été appropriés et pratiqué par des sociétés de toutes les couleurs, la question de l’invention du racisme, n’est-elle pas aussi secondaire que celle de l’invention de la démocratie ?
Du racisme à l’identitarisme
Kévin Boucaud-Victoire souligne, à la suite des travaux de Vincent Tiberj, que le racisme biologique a considérablement reculé dans la population française, remplacé par une ethnophobie, une crispation sur les différences culturelles. À partir des années 1970, la mutation du capitalisme vers le néolibéralisme s’accompagne d’une liquéfaction de la société, analysée par Zygmunt Bauman, marquée par la fragilité des liens, un changement perpétuel, le déracinement généralisé, la crise de l’engagement et le souci du bien commun. On peut ajouter à ce contexte la crise du catholicisme, du Parti communiste, qui seront suivis par la désindustrialisation, s’accompagnant d’une remise en cause plus générale du marxisme et de l’idée de Nation. On passe de l’Etat républicain laïc et intégrateur à un Etat-libéral communautaire, axé sur le multiculturalisme et la promotion des cultures d’origine. C’est l’entrée dans ce nouveau monde d’agitation qui génère une insécurité culturelle ouvrant la voie – la nature ayant horreur du vide – à la mutation du racisme en identitarisme. « L’éclatement des structures traditionnelles d’autorité sociales affectives précédentes – historiquement la nation et la classe – rend l’attachement ethnique plus saillant » souligne le sociologue américain Daniel Bell. La période coïncide d’ailleurs avec une multiplication de croyances de substitution fixées sur la race, la religion – notamment à la suite de la révolution islamique de 1979 en Iran – , le régionalisme, la préférence sexuelle, sans oublier, à partir des années 1980, le nationalisme régressif du Front National, comme l’avait pointé Emmanuel Todd dans L’Illusion économique. On pourrait ajouter à ce tableau le virage d’une partie des juifs français, du franco-judaïsme vers le sionisme.
Le développement d’une forme de ghettoïsation dans les banlieues françaises, d’une intégration inachevée et d’un renforcement du communautarisme – pose la question de savoir à quoi s’intégrer quand un président de la République explique en 2017 qu’ « il n’y a pas de culture française« . Le journaliste met en évidence la manière dont la petite délinquance constitue un mode de socialisation dans les ghettos, devant la frustration exercée par une société de consommation et d’une culture mondialisée dont le cœur des métropoles constituent la vitrine. Un phénomène qui s’accompagne d’une américanisation des représentations, de plus en plus racialisées, notamment la « blaxploitation » dans le cinéma ou par les séries américaines conduisant à une identification des cités françaises aux ghettos américains. De façon plus générale, les immigrés reprennent dans les pays d’accueil des marqueurs culturels de leur pays d’origine, brandis comme des signes identitaires, s’inscrivant dans un phénomène d’aplatissement du monde et de déculturation mondiale analysé par Olivier Roy.
Mon antiracisme, qui est sans doute l’essai le plus personnel de Kévin Boucaud-Victoire, a le mérite de mêler réflexion et autobiographie, en évoquant ses propres évolutions sur la question du racisme et de l’antiracisme. En rappelant notamment la tentation communautaire qui a pu être la sienne à l’adolescence ou des préjugés – cette tendance à ne voir les blancs que comme des petits bourgeois et toutes les minorités raciales, comme des pauvres – vis-à-vis desquels il a pris par la suite ses distances. Le journaliste parle très justement en France d’un multiculturalisme sans communauté stable, tout en rappelant à travers le partage d’expériences communes entre blancs et non-blancs en cité, le primat de la dimension sociale.
La lutte des classes, plutôt que la guerre des identités
Tout au long du livre, Kévin Boucaud Victoire mobilise la littérature anticoloniale, postcoloniale et marxiste rappelant que, de CLR James à Frantz Fanon, en passant par Martin Luther King, des penseurs ont su concilier antiracisme et lutte des classes, dans une perspective universaliste. « Nous ne combattons pas le racisme par le racisme. Nous combattons le racisme par la solidarité. Nous ne combattons pas le capitalisme exploiteur par le capitalisme noir. Nous combattons le capitalisme par le socialisme », affirme en 1972 Bobby Seale, fondateur du Black Panther Party dont la citation figure en exergue du livre. Le journaliste rappelle les critiques marxistes de l’obsession de la race aux Etats-Unis, de Cédric Johnson à Adolph Reed Jr, de Toure Reed à Bhaskar Sunkara – souvent le fait d’auteurs ou autrices noirs – mais qui ont été largement invisibilisés en France. Il souligne également l’impasse de concepts comme le « capitalisme racial » ou l’intersectionnalité, laquelle propose une vision de la société uniquement structurée par des dominations identitaires.


Par ce retour au social, Kévin Boucaud Victoire n’écarte pas la question du racisme en rappelant des faits caractérisés dont il a été lui-même victime, les contrôles au faciès, la persistance de discriminations à l’embauche, au logement, les exactions policières, à l’image de Michel Zecler, ce producteur de musique tabassé par des policiers en 2020, tout en rappelant que celles-ci s’inscrivent dans le cadre de « difficultés de l’Etat à gérer les classes populaires urbaines dans des villes qui implosent« . Il rappelle toutefois que le racisme en France n’est pas comparable à ce que l’on peut trouver aux Etats-Unis et que l’Hexagone constituait dans les années 1990, malgré l’existence du Front National, le pays développé où le taux de mariages mixtes était le plus élevé. Des études sociologiques soulignent par ailleurs que le premier critère de contrôle au faciès est le look avec les tenus vestimentaires alimentant le stéréotype du « jeune de banlieue », plus qu’à l’origine ou la couleur de peau en tant que telles, le journaliste de Marianne concédant lui-même qu’il a fait l’objet de moins de contrôle quand il a changé de style vestimentaire. Le concept de « racisme institutionnel », utilisé de façon rigoureuse, pourrait permettre de mesurer des discriminations en les combinant à d’autres variables (sexe, milieu social, âge, géographie…) sans tomber dans un réductionnisme racial consistant à expliquer toute injustice par le critère racial.
C’est plutôt par un retour à la lutte des classes que l’on sortira des conflits raciaux et identitaires. C’est d’ailleurs la manière dont la gauche a lutté contre le racisme tout au long du XXe siècle, par l’intégration des immigrés au monde du travail, aux syndicats, aux mouvements sociaux et par la solidarité de classe, dans une démarche universaliste. Les catégories populaires étant surreprésentées parmi les non-blancs, la lutte pour la justice sociale serait bénéfique à tous, quelle que soit l’origine ou la couleur de peau. La lutte des classes permet d’éviter que les autres luttes, comme le féminisme ou l’antiracisme, soient captées par des classes supérieures et se muent en combat libéral, sans amélioration pour le plus grand nombre. Cela implique d’abandonner un concept comme celui de privilège blanc qui constitue une violence symbolique envers les classes populaires blanches, surtout quand il est brandi par des classes supérieures à fort capital culturel et économique, ayant des postes à l’université, accès au monde de l’édition, de l’art et aux médias. De même que s’efforcer de nier qu’un blanc puisse aussi être victime de racisme revient à faire un cadeau à l’extrême droite, comme le rappelaient en substance Bora Yilmaz et Florian Gulli dans l’Humanité.
Plutôt que de disserter sur le vivre-ensemble, cela implique de faire-ensemble. « C’est en réalisant de grandes comme de petites choses que les personnes peuvent s’accepter comme semblables. Cela peut être au travail comme dans les luttes sociales ; voire autour de la crise écologique », écrit Kévin Boucaud-Victoire.
Une nation post-raciale et laïque
Dans une période marquée par le retour des nations, parallèlement à la lutte des classes on aurait envie d’ajouter une réappropriation de l’idée de Nation, conçue comme le cadre de la lutte des classes rendant possible la solidarité et l’organisation politique des dominés, l’hypothèse de classes en lutte hors de toute collectivité nationale englobante étant une abstraction dépourvue de sens. La nation, comme condition d’un internationalisme privilégiant la coopération aux logiques de domination pour résister aux impérialismes. Au même titre que le journaliste nous invite à penser un universalisme concret – «L’universel, c’est le local moins les murs » écrit l’écrivain portugais Miguel Torga – on serait tenté de retrouver la perspective jauressienne selon laquelle, «Un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène ».
La question de la laïcité, qui constitue un point de crispation évident bien au-delà de la question du terrorisme islamiste qui a marqué ces dix dernières années, devra aussi être affrontée, tant elle semble, à force d’instrumentalisations, être devenue incomprise et synonyme de guerre contre les minorités religieuses pour une bonne partie de la jeunesse . Ce n’est bien évidemment pas l’objet du livre mais autant de question à affronter pour bâtir une société libre égale, décente et post-raciale que l’auteur appelle de ses vœux. Vaste programme.
Romain Masson
23.10.2025 à 21:20

Personnage bien connu des Français depuis les années 1980, Alexandre Jardin est écrivain et metteur en scène pour le cinéma, auteur de nombreux best-sellers. Fondateur du mouvement « Bleu Blanc Zèbre » dans les années 2010, il choisit d’adopter un discours toujours plus contestataire, quand d’autres finissent, avec le temps, par rejoindre le parti de l’ordre. En 2025, il lance le collectif « Les Gueux », qui dénonce certaines politiques environnementales qu’il juge antisociales, ainsi que la confiscation du pouvoir par des élites déconnectées. Aude Lancelin et David Libeskind ont tenté de mieux comprendre qui est le nouvel Alexandre Jardin et quelles sont ses pistes pour « réenchanter » une politique française plus que jamais en ruines.
21.10.2025 à 21:20

Ces dernières années, la France semble prise dans une double impasse : une crise politique qui tourne à la crise de régime, et un déclin économique qui n’en finit plus. Les comptes publics dérapent, la dette explose, les inégalités se creusent, et la confiance envers les institutions est au plus bas. Face à ce constat, une question se pose : le néolibéralisme — cette doctrine économique qui a structuré nos politiques depuis près de cinquante ans — est-il arrivé en bout de course ?
Pour en parler, François Boulo a reçu le mardi 21 octobre, David Cayla, économiste, maître de conférences à l’Université d’Angers, auteur de plusieurs ouvrages parmi lesquels « La fin de l’Union européenne », « Déclin et chute du néolibéralisme », et le dernier en date publié en 2024 « La gauche peut-elle combattre le néolibéralisme ? »
21.10.2025 à 17:36

Luigi Mangione est devenu une icône en décembre 2024. Martyr assassin pour toute une génération, et une frange de la population américaine, même si cette idée peut sembler tout à fait dérangeante. Alors que le jeune Américain est accusé d’avoir froidement abattu Brian Thompson, PDG de la première assurance privée des Etats-Unis, son acte est devenu le symbole d’une forme de résistance à une violence capitaliste, exercée et acceptée partout. Le système de santé américain est tel qu’il peut mettre en faillite presque n’importe quel citoyen des États-Unis, alors que UnitedHealthcare a réalisé plus de 16 milliards de dollars de bénéfices en 2024. Les milliards d’euros de l’indécence, de la violence d’une classe sociale, elle aussi prête à tout, pour conserver ses privilèges. Nicolas Framont, rédacteur en chef de « Frustration », vient de connaître un succès d’édition avec Saint Luigi aux éditions Les Liens qui Libèrent, en partant de cette affaire spectaculaire pour poser la question de la violence en politique. Face à la violence capitaliste, faut-il hausser le ton? Jusqu’à quel point et à quel prix? QG lui donne la parole
QG : L’affaire Luigi Mangione est devenue un symbole en exposant la violence du système de santé américain et de ses dirigeants. Qu’est-ce que le meurtre de Brian Thompson a produit ?
Nicolas Framont : Le livre part de cet événement. Au départ, on pensait qu’il s’agissait d’un assassinat politique, au mode d’action généralement très impopulaire. Mais dès le lendemain, on s’est rendu compte que les réactions étaient autres. Rapidement, le PDG assassiné a été largement moqué sur les réseaux sociaux, et des sondages aux États-Unis montraient que beaucoup de gens soutenaient le geste de son assassin. C’était totalement inattendu. On s’aperçoit ainsi que la violence du système de santé privé américain est telle qu’une attaque meurtrière contre ce système peut être perçue comme socialement acceptable. On a même vu apparaître beaucoup plus d’expressions de sympathie envers l’assassin – puis envers le suspect déclaré, Luigi Mangione – qu’envers la victime PDG.
En creusant, on découvre que UnitedHealthcare, l’entreprise dirigée par Brian Thompson, n’est pas une entreprise comme les autres : c’est la première assurance privée du pays. Elle avait augmenté son taux de refus de soins de 10 à 30 %. L’assassinat a alors déclenché une vague de témoignages sur les réseaux sociaux, surtout sur X (ex-Twitter), de citoyens racontant les factures astronomiques qu’ils avaient reçues lors du décès d’un proche ou après un accident. Cela a eu deux effets : une libération massive de la parole et une remise en cause directe des entreprises concernées. Les journalistes ont commencé à enquêter sur les pratiques de UnitedHealthcare et de ses concurrents, révélant de nombreuses informations.
Dans les mois qui ont suivi, l’entreprise elle-même a infléchi sa politique de refus de soins. L’acte a donc eu des effets réels et plutôt positifs, même s’il n’a pas tout révolutionné ni inspiré de nouveaux modèles en masse. Et il ne faut pas oublier que le suspect risque la peine de mort : on ne peut pas dire que les conséquences soient uniquement positives. Mais elles ont toutefois été très étonnantes, compte tenu de la violence de l’acte. Peut-être que nous avons franchi un cap dans la détestation du capitalisme : on n’est plus dans l’idée d’un système injuste mais qui produit des choses positives ; désormais, il est perçu comme un système injuste qui produit surtout des effets négatifs.


QG : Luigi Mangione n’est pas un militant anarchiste ou marxiste. Il est même plutôt issu d’une classe privilégiée. Sa « normalité » politique a-t-elle permis de construire un mythe autour de sa personne ?
Le fait que cet acte ait été salué est étonnant, mais Luigi Mangione n’est pas une anomalie sociologique : dans l’histoire des deux derniers siècles, de nombreuses figures révolutionnaires venaient de la moyenne ou de la grande bourgeoisie, donc ce n’est pas totalement inattendu. Le système de santé américain touche tout le monde, sauf les ultra-riches, et chaque citoyen court le risque de la faillite à cause de lui. Au départ, on a beaucoup dit que Luigi Mangione s’était vengé des sévices qu’il aurait subis, notamment à cause de problèmes de dos. Cette version a été démentie, mais elle a servi à donner un motif ultra-personnel et à dépolitiser son acte présumé.
Il reste un personnage mystérieux, tout en incarnant une forme de banalité : même avec un parcours parfaitement tracé dans la société capitaliste, on peut la détester, prouvant qu’il existe bien une détestation du capitalisme. Luigi Mangione coche d’ailleurs des cases fréquentes chez les personnages qui suscitent de la sympathie : être à la fois exceptionnel et normal, ou exceptionnel dans sa normalité. Il incarne une fausse normalité, celle du white dude américain que l’on voit dans les séries : plus musclé que la moyenne, avec des dents plus blanches, plus beau, plus aisé, mais malgré tout familier. Et c’est justement son caractère politiquement insaisissable qui explique sa popularité : beaucoup peuvent s’y identifier. Il n’est pas marqué idéologiquement, ne se revendique d’aucun symbole clivant, peut tenir des propos conservateurs comme des propos très anticapitalistes.
L’analyse de ses réseaux sociaux montre qu’il a pu dire que le wokisme était un problème, tout en tenant un discours radical contre le capitalisme. Ce côté fluctuant le rapproche de la plupart des gens. S’il avait été un militant d’extrême gauche ou d’extrême droite, avec ses symboles et ses auteurs, il aurait braqué une partie de l’opinion en apparaissant comme un idéologue. Il est plus facile de s’identifier à quelqu’un de normal, exaspéré, et peut-être aussi à quelqu’un de blanc, aisé et valide.
QG : En France, les militants de la guerre sociale macroniste, à l’Assemblée nationale ou dans les ministères, sont tous issus de la bourgeoisie. Comment s’étonner qu’ils se battent contre ceux du peuple ?
Je pense qu’il n’y a rien d’étonnant là-dedans, et il faudrait arrêter de l’être. Quand les représentants d’une nation appartiennent à la moyenne ou grande bourgeoisie, quand un gouvernement est composé d’ultra-riches, il n’est pas surprenant que leurs intérêts et leurs idéologies correspondent à leur classe sociale. Il faut donc cesser de s’en offusquer en permanence, car cela fait perdre un temps précieux. La véritable anomalie réside dans notre système institutionnel, qui entretient l’illusion que l’appartenance de classe ne joue aucun rôle dans les décisions politiques, comme si ces responsables étaient des esprits désincarnés, planant au-dessus de la réalité matérielle sans en être les produits.
Pour eux, sabrer le budget de la Sécurité sociale est une bonne chose, car ils ne subissent pas les conséquences de ces décisions : ils ne laissent pas leurs parents dans des EHPAD publics sous-financés, ne passent pas des heures aux urgences d’hôpitaux délabrés à se demander si leurs proches vont s’en sortir, ne font pas deux heures de route pour consulter un dermatologue. On dit souvent qu’ils sont “hors-sol”, qu’ils sont “déconnectés”, mais il faudrait aussi en finir avec ces expressions : ils ne sont pas hors-sol, ils sont sur un autre sol. Celui de la bourgeoisie française, qui vit dans certains quartiers, avec un certain niveau de vie, reliée par des dîners, des clubs, des salles de sport. Ils ont le sentiment d’être dans la réalité, mais c’est celle de leur classe, pas celle de la majorité des gens.
QG: Selon vous, la Sécurité sociale est une anomalie pour la bourgeoisie. L’objectif est de la réduire à néant ?
La Sécurité sociale n’est pas soumise au privé : elle ne rémunère aucun actionnaire et remplit une fonction de redistribution de la richesse pour le bien collectif. Elle est assurantielle, selon le principe “de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins”, ce qui est l’exact inverse de la logique capitaliste. Les capitalistes et les bourgeois cherchent à étendre le domaine du marché.
Si le système de santé public est réduit à néant, un immense marché s’ouvrira pour un modèle déjà en place, sous une forme embryonnaire, avec les complémentaires santé, et permettra de générer des profits colossaux, à la manière d’un UnitedHealthcare à la française. Dans le secteur hospitalier également des groupes et des cliniques privées sont déjà prêts à proposer leurs modèles low cost en alternative ou en remplacement de l’hôpital public. Un tel marché serait immense, mais il serait aussi cruel et inégalitaire, et produirait des milliards de profits, comme aux États-Unis. Le capitalisme ne survit qu’en ouvrant de nouveaux marchés : la destruction de la Sécurité sociale est donc une condition de sa prospérité, voire de sa survie, d’autant que le contexte économique reste morose. Ce serait une véritable aubaine pour lui.
Et c’est précisément le projet d’Emmanuel Macron : il a beaucoup œuvré pour réduire le périmètre de la Sécurité sociale et en diminuer la qualité. Résultat : nous sommes globalement moins bien assurés, et nous sommes de plus en plus contraints de nous tourner vers des dispositifs privés.
QG : Fabien Gay, sénateur du PCF, a dévoilé un rapport inédit dévoilant que l’aide aux entreprises s’élevait à 211 milliards d’euros pour l’État. Qu’en pensez-vous ?
Les aides aux entreprises représentent aujourd’hui un quart du budget de l’État, mais le débat public a toujours été présenté sans jamais mentionner cette proportion. C’est un énorme mensonge : le discours politique insiste sur la nécessité de réduire les dépenses publiques, sans jamais dire qu’un quart du budget est consacré à ces aides. Le monde médiatique et politique préfère évoquer le coût des malades de longue durée ou de ceux qui prennent des arrêts prolongés, alors qu’ils ont peut-être un cancer, plutôt que de parler des milliards envoyés aux grands groupes, souvent sans aucune contrepartie et sans aucune transparence. C’est délirant et révélateur du niveau de tromperie dans le débat économique. Le fait que cette information capitale ait été masquée pendant si longtemps a faussé le débat depuis le départ.
QG : Il y a aussi un débat idéologique qui s’ouvre avec cette révélation ?
Oui, il y a également un aspect idéologique important. Le capitalisme, tel qu’il est justifié, repose sur l’idée que les individus se prennent en main, soient autonomes et produisent la richesse par eux-mêmes, tandis que l’État ne serait là que pour les assistés. Or, le fait de savoir que ces 211 milliards d’aides existent montre qu’il y a un véritable État-providence pour les riches et les grandes entreprises. L’idée selon laquelle le capitalisme serait la liberté d’entreprendre est donc complètement fausse. Ce système a toujours été sous perfusion d’argent public, les États intervenant pour le sauver à chaque crise qu’ils ont eux-mêmes contribué à créer.
L’autre donnée importante, et dévoilée par le magazine « Challenges », est que l’augmentation de la fortune est de x 14 en 20 ans du fait de l’injection d’argent public et de monnaie dans l’économie à chaque crise. Les hausses massives des fortunes en 2008 et en 2020 profitent avant tout aux investissements les plus sûrs et donc à ceux qui possèdent déjà du capital. À l’époque, les médias mainstream qualifiaient ces interventions de “soviétiques” ou “de gauche”, alors qu’Emmanuel Macron, avec son “quoi qu’il en coûte”, intervenait pour sauver les entreprises privées et le capitalisme lui-même, incapable de faire face aux moindres aléas. Ce système, prétendument autonome, n’a en réalité aucune résilience : la Sécurité sociale est beaucoup plus stable que le secteur privé.
On savait que le capitalisme n’était pas le plus juste, mais on constate aussi qu’il n’est pas le plus efficace, puisqu’il ne peut survivre sans notre soutien. Enfin, ce débat est souvent réduit à un bruit médiatique, où les experts officiels convoqués à la télévision ne parlent jamais de ces réalités. Ce sont toujours des voix comme Agnès Verdier-Molinié de l’IFRAP, institut patronal, qui répètent que la dépense publique est un “assistanat pour les plus pauvres”. C’est une vérité qu’ils cherchent à masquer, et que nous essayons de mettre en avant sur les canaux indépendants, même si nous n’avons pas encore la force de l’IFRAP pour rendre cette donnée incontournable.

QG : Comment la classe bourgeoise, médiatique et politique, utilise-t-elle la démocratie pour défendre leurs intérêts et limiter l’émergence d’alternatives ?
On s’en est rendu compte en 2024, lors des législatives anticipées. Tout était planifié et préparé et les sondages annonçaient comme vainqueur le Rassemblement National. La bourgeoisie rêvait d’une collaboration entre Emmanuel Macron et le RN, avec un État capable de mener un programme ultralibéral tout en réprimant l’ensemble de la population. Elle imaginait ainsi pouvoir s’assurer un socle de popularité. Tout était prévu, mais les choses ne se sont pas passées comme elle l’avait anticipé, car il y a eu une mobilisation massive de la gauche. Des pressions ont été exercées sur les macronistes pour qu’ils fassent barrage au RN, alors qu’eux-mêmes n’y croyaient pas vraiment.
Finalement, le RN est arrivé troisième et la gauche a remporté les élections. Mais le résultat n’a pas été respecté. Bernard Arnault a personnellement appelé Emmanuel Macron pour lui dire de ne pas suivre la coutume parlementaire selon laquelle le premier groupe choisit le Premier ministre. À la place, ils ont décidé de former un gouvernement minoritaire en s’appuyant sur ce que la Constitution permet. Sinon, l’objectif reste toujours le même: nous donner l’illusion que nous avons un impact, alors qu’en réalité, il est très marginal.
Le cadrage médiatique et la Constitution elle-même empêchent l’émergence d’une alternative crédible et radicale de gauche par les élections. C’est un jeu truqué, qu’on est sûr de perdre. L’exemple du référendum de 2005 est emblématique : le peuple a mal répondu, et depuis, aucun autre référendum n’a été organisé. La bourgeoisie veut choisir ses représentants : elle a ses candidats à droite, qui est son camp naturel, mais elle a aussi ses candidats à gauche. Elle fait tout pour propulser une gauche qui ne soit jamais une véritable alternative.
Aujourd’hui Raphaël Glucksmann, hier François Hollande, et avant lui François Mitterrand : ce dernier, homme issu de la droite, a été propulsé à la tête de la gauche parce qu’il était devenu acceptable. Toute cette classe médiatique et politique fait le casting des présidentielles.
QG : Vous dites que les souffrances des travailleurs, ou des minorités, sont souvent réduites à des chiffres. Alors que celles de la classe dominante sont toujours médiatisées et humanisées…
Par exemple, la manière dont les autorités américaines gèrent l’affaire Luigi Mangione est inquiétante. Le meurtre a eu lieu dans un État qui ne pratique plus la peine de mort, mais l’État fédéral a tout de même décidé de mener un procès, en mobilisant l’accusation de terrorisme — une accusation qui n’est même pas utilisée pour les tueurs de masse aux États-Unis. Cela signifie que la vie d’un PDG vaut davantage que celle d’écoliers tués lors de fusillades liées au port d’armes. On constate donc bien une exception : on ne doit pas tuer les bourgeois, alors que pour d’autres, c’est parfois considéré comme acceptable.
Qu’il s’agisse de réfugiés ou d’ouvriers morts au travail, il existe une véritable hiérarchie des vies. Les réactions de journaux comme Marianne et Libération en témoignent : « Non, on ne peut pas s’en réjouir, car tout meurtre est inacceptable, toute violence est inacceptable ». Pourtant, bien des fois, cette violence est jugée tolérable : celle subie par les Palestiniens de Gaza, par exemple, n’a commencé à être jugée problématique qu’un an après le début des massacres. Le capitalisme tue quotidiennement, et ces morts sont considérées comme acceptables. Cela ne devient inacceptable que lorsque l’ordre établi est menacé.
Le terme « violence » est alors réservé pour qualifier les actions des minorités ou des dominés, jamais pour celles des dominants, qui relèvent toujours, selon les médias, de simples décisions « difficiles » ou « impopulaires ».

QG : Sous-entendez vous à travers ce livre que la violence pourrait être le moyen le plus efficace pour se faire entendre face à une classe dirigeante sourde aux revendications ?
Je vois la violence comme un rapport de force, et c’est ce terme que je préfère employer. Le rapport de force est nécessaire pour amener son interlocuteur à craindre les conséquences d’une opposition ou à comprendre que te contrarier lui fera perdre quelque chose.
Je défends donc une approche fondée sur la conflictualité, qui passe par des atteintes à la production, qu’elles soient intérieures, avec la grève, ou extérieures, avec des blocages. C’est ce qui pousse les adversaires à réfléchir à deux fois. Les actions sans rapport de force, les simples démonstrations de mécontentement, ne fonctionnent que face à des interlocuteurs déjà un peu attentifs ou complaisants. Or, ceux auxquels nous faisons face se moquent d’être détestés : cela ne leur cause aucun tort, au contraire. Ils sont félicités pour leurs décisions impopulaires et finissent souvent dans des conseils d’administration de grands groupes qui profitent de leur politique. Qu’ils soient haïs ou qu’ils fassent du mal n’est pas un problème pour eux.
J’ai d’ailleurs débattu une fois avec Astrid Panosyan-Bouvet, alors députée lors de la réforme des retraites, avant qu’elle ne devienne ministre du Travail. Je lui avais dit que leur politique dégradait la vie des travailleurs et plongeait les gens dans la souffrance. Elle semblait émue et soucieuse. Mais aujourd’hui, elle est ministre, multiplie les arrangements en faveur des entreprises, ne prend aucune mesure pour réduire les accidents du travail. Une nouvelle fois, les ouvriers qui meurent au travail, c’est une réalité que les bourgeois nient, qu’ils ne connaissent pas et dont ils se moquent.
QG : Votre livre commence par évoquer la violence révolutionnaire, et souligner que celle-ci peut déraper et échapper à ceux qui l’initient. Pourquoi cette cette mise en garde initiale ?
Il n’y a pas de limite à l’usage de la violence durant les révolutions : elles instaurent des régimes d’exception justifiés par la révolution elle-même. On peut être contre la peine de mort, mais l’autoriser à titre exceptionnel, être démocrate et suspendre toutes sortes d’élections ou de consultations sous prétexte de guerre ou de crise. Pour nous-mêmes, il ne faut pas non plus déshumaniser l’adversaire ni banaliser des formes de violence qui ont coûté très cher aux révolutions passées, car elles se sont souvent retournées contre les révolutionnaires eux-mêmes.
Dans l’usage massif du tribunal révolutionnaire et de la guillotine pendant la Révolution française — même si l’imaginaire de la guillotine peut être puissant —, il faut rappeler que sont passés sous la lame royalistes, républicains et révolutionnaires les plus radicaux. La banalisation du procès rapide a permis de théoriser que la Terreur pouvait être révolutionnaire, mais dès que l’on commence à théoriser, on ne s’arrête plus. C’est un point de vigilance que j’évoque dans le livre : il me semblait impossible de parler de violence sans évoquer ses effets. Il faut garder une éthique de la violence, qui ne soit guidée que par la recherche du rapport de force et jamais par la violence en soi.
Interview par Thibaut Combe
Nicolas Framont est sociologue, journaliste et fondateur du magazine Frustration. Il est expert auprès des Comités Sociaux et Économiques et a également publié Parasites (2023) et Vous ne détestez pas le lundi, aux éditions Les Liens qui Libèrent
16.10.2025 à 22:56

Depuis la dissolution de juillet 2024, ce fait du prince, nous assistons à un spectacle politique consternant. Alors que la situation économique se dégrade, les Français, jusqu’ici très patients et bien élevés, doivent souffrir ce théâtre politique pitoyable qui ferait presque sourire s’il ne s’agissait de l’avenir de notre pays. Pour en parler, Aude Lancelin et Harold Bernat ont reçu le jeudi 16 octobre en direct sur QG à 20h30, Stathis Kouvélakis, philosophe, membre de l’Institut la Boétie et auteur d’une œuvre remarquée, engagée dans le combat social et politique depuis des décennie
15.10.2025 à 17:29

Face à une montée de l’extrême droite au sein des catholiques français, via l’influence d’un Vincent Bolloré ou d’un Pierre-Édouard Stérin, une pensée catholique de gauche se réorganise, y compris dans son expression médiatique. Pour QG, Théo Moy et Paul Piccarreta, cofondateurs du journal « Le Cri », à la fois magazine mensuel, site et chaîne Youtube, comptent faire connaître un christianisme de gauche, en se basant sur des enquêtes de terrain, en ouvrant grandes leurs colonnes aux préoccupations écologistes et féministes, et donnant aussi la parole aux personnes exclues, parfois peu prises en compte par l’épiscopat, comme les personnes LGBT ou les victimes de pédocriminalité. La campagne de pré-abonnement au média, qui se veut la voix « des chrétiens et chrétiennes engagées« , s’achèvera ce 17 octobre (lien ici). Interview par Jonathan Baudoin

Quelles ont été les réflexions qui vous ont poussé à fonder le média « Le Cri » ?
Théo Moy: Le renouvellement d’un christianisme à gauche en France, qui s’observe en plein d’endroits différents, a été l’un des moteurs. Par exemple, la création, il y a une dizaine d’années, de cafés chrétiens tournés vers l’action sociale. En particulier « le Dorothy » à Paris, qui réunit des personnes qui sont chrétiennes, qui veulent vivre leur foi, mais aussi pratiquer un accueil inconditionnel dans leur quartier, et mener une réflexion politique ensemble. Des petits mouvements se structurent autour de ça. Il y a aussi un renouvellement dans les mouvements chrétiens féministes, ou encore l’apparition d’un mouvement chrétien écolo qui pratique la désobéissance civile. On observe une forme de fourmillement chez une jeunesse chrétienne très engagée sur les questions sociales, écologiques et féministes, dont nous sommes assez largement le produit, à qui il manquait un média pour les nourrir, les accompagner dans ces réflexions, ouvrir des débats, mais aussi toucher un public plus large pour que ces voix-là soient entendues dans la société. Nous pensons que notre média pourra parler beaucoup plus largement qu’à ces petits milieux dont nous sommes issus, parce qu’on sent que la question spirituelle est très forte dans la société. Elle traverse beaucoup de milieux et le christianisme a, quand même, autre chose à faire entendre que les voix qu’on entend habituellement.
Paul Piccarreta : C’est aussi le journal de ceux qui n’ont pas de place dans les institutions religieuses classiques. On l’a fait parce qu’on voulait que cela existe, car nous sommes nos premiers lecteurs. « Le Cri », c’est fondé par deux personnes, mais derrière, comme le dit Théo, il y a toute une génération qui nous aide à faire que « Le Cri » existe. C’est un vrai projet commun, mûri depuis plusieurs années.
Dans quelle mesure l’influence médiatique et politique de milliardaires comme Vincent Bolloré ou Pierre-Édouard Stérin, se réclamant de la foi catholique, pèse sur le milieu des chrétiens français?
T.M: L’arrivée d’un Bolloré, mais encore plus d’un Pierre-Édouard Stérin, crée un trouble parce qu’une partie du milieu conservateur s’y rallie par opportunisme économique. Stérin nourrit toute une sphère associative chrétienne proche des milieux conservateurs. Il les arrose d’argent, tout simplement. Il y a une dépendance qui se crée, avec le risque d’une forme d’institution dans l’institution, avec Stérin qui voudrait ses prêtres, ses mouvements d’Église, ses associations, et qui influerait l’Église avec les discours politiques qu’on sait, les projets politiques qu’il porte.
P.P: Les obsessions de Stérin et de Bolloré sont en réalité celles d’une minorité bruyante. L’argent, d’abord, toujours l’argent, et les musulmans. La chute d’une civilisation chrétienne fantasmée, c’est en réalité pour décorer, leurs obsessions sont bien les obsessions bourgeoises d’aujourd’hui, celle d’une bourgeoisie qui se radicalise. Nous, notre rôle, c’est de nourrir un contre-discours et d’apporter une déconstruction des paniques morales du bloc bourgeois identitaire. Mais ce qu’on revendique avant tout, c’est d’être inspiré par la parole, par les Évangiles, par le message porté par Jésus-Christ.
T.M : On voit une contradiction évidente entre ce qui est porté par les courants que Paul décrit et la réalité de la foi chrétienne. La réalité, c’est que notre discours est aussi porté par les papes successifs, le magistère romain, etc. On ne se sent pas du tout hérétiques. On a l’impression d’être tout à fait dans les clous de ce qu’est la foi chrétienne. C’est important d’apporter une forme de contradiction et d’enquêter, de montrer les forces qui sont à l’œuvre, les compromissions du message originel. Mais aussi les personnes qui s’opposent, qui résistent, qui bâtissent autre chose.
P.P : Notre message dépasse le cadre chrétien, parce que c’est d’abord un message d’espérance. La pente de notre époque, c’est la désespérance. Et ça, en tant que chrétiens, c’est forcément notre terrain. C’est pour ça que nous sommes légitimes, à prendre la question de l’extrême droite au sérieux.

Peut-on véritablement parler d’une droitisation du catholicisme en France ? Et comment se positionne l’épiscopat dans cette affaire ?
T.M.: C’est difficile à dire. La sociologie a du mal à étudier qui sont les personnes catholiques aujourd’hui en France. Historiquement, on a mesuré la catholicité à travers la pratique de la messe dominicale. Combien de fois par mois, par an, tu vas à la messe. Aujourd’hui, cet outil sert surtout à mesurer la reproduction sociale. Il y a des formes plus hybrides de pratiques. On voit des jeunes catholiques qui ne vont pas à la messe le dimanche mais qui vont dans des groupes de prière, font des retraites spirituelles, etc. Ce qui nous intéresse, nous, c’est les chrétiens. Au-delà du catholicisme. Bon, ce qui est sûr, c’est que l’Église catholique est largement structurée par un milieu très conservateur et qu’en son sein, une partie suit la tentation Zemmour et tous les équivalents qu’on peut lui trouver aujourd’hui. Cela reste minoritaire, mais ça existe. Et comme c’est appuyé par des moyens financiers importants, c’est un énorme danger pour l’Église.
P.P.: Je pense que l’épiscopat est à un moment clé. Il a conscience qu’il doit faire un choix, car le moment de bascule se rapproche chaque jour. Il y a dix ans, la question que l’Église de France se posait était « comment accompagner la droitisation des catholiques ?”. Aujourd’hui, c’est “ Faut-il accompagner l’extrême droitisation ?”. On est là pour leur dire : « Vous avez la possibilité de dire non, et voici les raisons de dire non ». Jusqu’à aujourd’hui, je pense que l’épiscopat français a capitalisé sur une espèce d’entre-deux, sur un doute. On peut travailler avec des groupes issus de l’extrême droite sans conséquence. On peut prendre l’argent de Stérin sans conséquence. Nos lecteurs, jeunes et moins jeunes, ne veulent pas de cette Église, et notre travail est de faire entendre leur voix.
Comment ambitionnez-vous de faire entendre un christianisme de gauche perçu comme minoritaire, voire inaudible en France ?
T.M: Le christianisme de gauche a une magnifique histoire en France. Ce n’est pas si ancien que cela. Les années 50 à 70 furent une période d’ouverture extraordinaire de l’Église, menée en particulier par des chrétiens français, notamment des Dominicains qui ont participé à Vatican II. La France a été à l’avant-garde du christianisme de gauche et est un des pays européens qui a le plus fait le lien avec la théologie de la libération sud-américaine, qui est l’exemple d’une théorie et – surtout – d’une pratique chrétienne de gauche, et même révolutionnaire, en réalité. Il y a une très forte histoire qui a laissé des traces. On s’adresse à des jeunes qui ne connaissent pas cet héritage-là, mais comme ils ont 25, 30 ans, ils se sentent écolos, féministes et espèrent aussi vivre leur foi en cohérence avec leurs engagements. On va les rencontrer parce qu’on apporte ce qu’ils recherchent aujourd’hui. Mais on va aussi apporter à un public plus âgé cet imaginaire d’un christianisme qui remet en premier lieu le souci des pauvres. Car Dieu est du côté des pauvres ! Beaucoup de chrétiens et de chrétiennes le sentent. Ils sont en manque de voix et d’institutions pour porter ce message-là. L’héritage est immense et dépasse le simple cadre ecclésial. On l’oublie beaucoup mais il y a eu, dans toutes les luttes des années 60 et 70 , les luttes sociales, et même LGBT des années 60-70, un fort mouvement chrétien très structurant en soutien.
P.P: Il y a de nouveaux profils, de nouvelles personnes qui n’étaient pas là avant dans le christianisme. Il y a des gens issus de l’immigration, des personnes LGBT, des gens qui étaient athées ou issus de milieux anticléricaux. Qu’on se serve d’outils historiques pour renouveler la pensée chrétienne et sociale, c’est vrai. Mais il y a aussi l’inédit de la situation. C’est ce qui fait que ce n’est pas un truc réchauffé des années 1950, trois minutes au micro-ondes en mode décongélation. Il y a vraiment un truc complètement nouveau. Ce journal est aussi celui des gens qui débarquent.


Comment votre média compte se positionner sur des sujets comme la cause LGBT ?
T.M.: On est un magazine qui est fait par des journalistes pigistes, avec des enquêtes, des témoignages, du terrain. On n’est pas une revue intellectuelle qui va demander à faire évoluer tel point du catéchisme. C’est important parce qu’il y a une tradition d’une presse catholique qui est extrêmement liée aux questions institutionnelles. Nous sommes une génération pour qui l’avis d’une institution, sur tel ou tel point précis, ne compte pas tellement. Les jeunes veulent suivre Jésus et son exemple, c’est tout. Étant donné qu’on veut réussir à parler au-delà des catholiques, on ne va pas écrire en permanence sur l’institution catholique concernant tel ou tel point. C’est important parce que c’est une autre proposition, un autre type de public auquel on s’adresse. Notre parti pris, c’est celui des personnes qui sont exclues. Et de manière complètement chrétienne, c’est-à-dire dans l’accueil, l’écoute, de laisser la place, de donner la parole, et de défendre. Je pense qu’il y a un point précis sur lequel j’aimerais qu’on travaille. C’est la mémoire et l’héritage du mouvement de la « Manif pour tous ». Ce fut un sursaut de politisation des catholiques en France, avec un inconscient total de toutes les personnes qui ont quitté l’Église à ce moment-là, toutes les blessures que cela a créé. C’est une plaie qui est ouverte, qui n’est pas traitée et dont tout le monde se fiche, alors que c’était il y a 12 ans. C’est un des premiers qu’on doit traiter. Qu’est-ce qu’a été la « Manif pour tous » ? Qu’est-ce que cela a provoqué ? Comment peut-on réparer ça ?
Et sur la pédocriminalité impliquant des ecclésiastiques par exemple?
P.P.: On est une génération très marquée par des révélations en chaîne. Une génération qui s’interroge sur l’existence d’une institution qui permet qu’autant de crimes soient commis. Forcément, c’est un sujet qu’on veut traiter. Après, on va essayer de trouver des formes nouvelles, de faire des enquêtes qui ne sont pas sorties ailleurs, sur des aspects précis de ces phénomènes, pour participer à ce travail de vérité.
Quel regard « Le Cri » envisage de porter sur le pape Léon XIV, et le Vatican en général?
T.M: C’est toujours très compliqué pour un catholique qui se sent à gauche de parler du pape. D’un côté, on se dit: « Pourquoi ce truc-là existe? » Et en même temps, on a été très marqué par le précédent qui, par beaucoup de moyens, nous a permis d’assumer ce qu’on est. Il a été un allié providentiel.
Le nouveau pape, c’est très dur d’en dire quelque chose parce que lui-même ne dit rien. Son profil est plutôt convaincant pour ceux qui avaient peur d’un profil conservateur. On est plutôt face à un profil ouvert, très clair sur le trumpisme aux États-Unis. Mais entre le jour de son élection et aujourd’hui, on n’en a pas appris davantage sur lui. On attend de voir.
P.P: Ce n’est pas le Vatican qui va changer l’Évangile ! On fait un journal chrétien pour tous. Ce qui nous intéresse, c’est ce que va produire le Vatican. Est-ce que ce que produit le pape est intéressant pour la foi chrétienne, pour penser le monde actuel ? Il y a un rapport à la parole officielle qu’on essaie d’ajuster à la réalité de la situation. Il y a beaucoup de protestants dans le monde pour qui le pape n’est pas grand-chose. Il y a beaucoup de catholiques pour qui le pape ne compte pas tellement non plus. Bien sûr, il ne faut pas faire comme si l’institution n’existait pas, mais il ne faut pas être obsédé par la parole officielle. Notre travail est de partir de la réalité des gens.
Propos recueillis par Jonathan Baudoin
14.10.2025 à 21:15

Cet automne 2025, QG a la joie de vous annoncer le renouvellement de son partenariat avec l’université de Montréal ! À cette occasion, Aude Lancelin a animé plusieurs débats, dont un grand entretien le 2 octobre dernier avec une voix familière de notre média, venue pour l’occasion Outre-Atlantique : Barbara Stiegler, philosophe, professeur à l’université de Bordeaux, spécialiste de la pensée néolibérale et auteur d’essais majeurs, parmi lesquels : « Il faut s’adapter » (Gallimard). Figure engagée des luttes, elle incarne aujourd’hui une pensée critique en action. La vraie démocratie exige pour elle un basculement révolutionnaire. Un entretien puissant à voir et à revoir en accès libre !